Chapitre I : De la méthode en général15
La civilisation, comme tout ce qui est humain, a dû passer successivement par deux états différents : elle a été d’abord instinctive et spontanée, puis réfléchie et raisonnée. Les hommes ont commencé par améliorer leur situation sur la terre, soit par un instinct plus ou moins semblable à celui des animaux, soit par une sorte de tâtonnement empirique, se développant au jour le jour, en raison des circonstances et des besoins : c’est ainsi que se formèrent les premières industries et les premières sociétés ; puis un premier degré de réflexion survint. La religion, la philosophie, la poésie, contribuèrent à perfectionner les mœurs et les lois, mais toujours d’une manière spontanée, sans que l’on s’aperçût encore que l’homme peut par la science se rendre maître de la nature et de la société elle-même, et donner à ses progrès une direction choisie et voulue. Cette grande idée, l’idée de la civilisation par la science, ne date guère que du xvie siècle ; elle a eu pour principal organe l’illustre Bacon, dont elle est la gloire. Bacon l’a résumée dans cet aphorisme célèbre : Homo minister et interpres naturæ ; quantum scit, tantum potest ; il semble avoir prévu avec une perspicacité merveilleuse la société moderne, la nature vaincue par la science, l’industrie affranchie des tâtonnements lents et incertains de l’empirisme, puisant dans les principes généraux établis par les savants de certaines et innombrables applications.
Si l’on voulait transporter cette vue dans une autre sphère, on pourrait dire que la philosophie du xviiie siècle a essayé d’appliquer la même idée au gouvernement et au perfectionnement des sociétés. La révolution française a été une expérience tentée pour construire un état conformément aux lois de la raison. On peut trouver que cette expérience n’a pas été d’abord très-heureuse, car il n’est pas aussi facile d’expérimenter sur les sociétés vivantes que sur les corps bruts. Toujours est-il que le caractère remarquable de la société contemporaine est précisément cet effort d’appliquer la science à l’amélioration de la destinée humaine. A la politique la société a pris le principe de la division des pouvoirs ; à l’économie politique celui de la liberté du commerce, la philosophie celui de l’égalité des droits, tout comme l’industrie empruntait aux sciences physiques et chimiques le principe de l’élasticité de la vapeur, le principe de la communication de l’électricité dans un courant magnétique, ou enfin le principe de l’action chimique de la lumière. Ainsi les hommes commencent à vouloir gouverner la société comme ils gouvernent la nature, mais d’une manière bien plus incertaine, les faits étant infiniment plus nombreux et plus compliqués.
Or, ce qui caractérise la science, c’est la méthode : c’est par la précision et la rigueur des méthodes que la science se distingue de la poésie, de la littérature, de la religion, de l’inspiration enfin et du sentiment ; c’est par la diversité des méthodes autant que des objets que les sciences se distinguent les unes des autres. C’est par la méthode que la science réalise ce qui paraît impossible à l’ignorance étonnée. Par elle, l’esprit découvre une planète que les sens n’ont jamais vue ; par elle, il explique une langue qu’aucun homme ne comprenait plus ; il déchiffre des caractères mystérieux dont le secret était perdu ; il pénètre bien au-delà des époques historiques, et, en l’absence de tout témoignage direct, jusqu’aux origines de la civilisation indo-européenne ; il calcule enfin ce qui paraît échapper à toute prise, le hasard et l’infini. Ainsi la méthode est l’arme de la science, comme la science est l’arme de la civilisation.
Rien n’est donc plus intéressant, non-seulement pour les philosophes et pour les savants, mais pour tous les esprits éclairés, que de voir un des maîtres de la science nous exposer les principes de sa méthode, les éclairer par de nombreux exemples empruntés à son expérience personnelle, nous faire assister avec ingénuité à toutes les opérations de son esprit, nous apprendre comment les erreurs mêmes peuvent être profitables et instructives, à quel prix enfin se font les découvertes et les solides progrès. S’il s’agit surtout d’une science toute jeune, et qui commence à peine à se constituer en science positive, de la science la plus complexe et la plus délicate d’entre les sciences physiques, de celle qui nous touche de plus près, puisque par un côté elle confine à la médecine, par l’autre à la psychologie et à la morale, on attachera plus d’importance encore à cette entreprise. Tel a été l’objet que s’est proposé notre illustre physiologiste, M. Claude Bernard, dans son Introduction à la médecine expérimentale, œuvre à la fois fine et élevée, qui est une sorte de manuel de logique physiologique.
L’intérêt d’un tel livre est dans ce sentiment précis et vivant de la réalité, qui ne se rencontrera jamais dans les traités de pure logique. Celui qui manie l’instrument peut mieux que personne nous en faire connaître les avantages et les inconvénients : seul, il sait les difficultés qu’il rencontre et les moyens de les éluder, ou, ce qui vaut mieux encore, de les tourner à son profit. Sans une connaissance exacte et précise des sciences, la théorie des méthodes se perdra toujours en vagues et arides généralités. Sans doute, lorsqu’il s’agit de la théorie abstraite de l’induction ou de la déduction, la philosophie est sur son propre terrain, et elle seule peut accomplir cette œuvre difficile ; mais, lorsque, passant du sujet à l’objet, elle cherche à quelles règles ces procédés doivent obéir pour discerner la vérité dans telle ou telle science, quels sont en mathématiques les principes de la méthode analytique, en physique ceux de la méthode expérimentale, la philosophie ne peut plus alors se passer du concours des sciences ; et, sur ce terrain pratique, les savants seront nécessairement les meilleurs logiciens.
Au reste, ce n’est pas la première fois qu’on a vu un savant s’interroger avec curiosité sur les principes de la méthode, et on pourrait faire une curieuse histoire de la logique composée presque exclusivement des ouvrages des savants. Il est inutile de mentionner les livres si connus de Descartes16, de Pascal17, de Newton18; mais je rappellerai quelques ouvrages du xviiie siècle, peu lus aujourd’hui, et où nos logiciens pourront trouver des détails intéressants : par exemple, la Logique 19 de Mariotte, le célèbre et ingénieux physicien, le premier ouvrage français de ce genre où la méthode expérimentale ait pris la place qui lui appartient (encore n’y est-elle pas très-nettement distinguée de la méthode géométrique) ; le Traité de l’expérience, du docteur Zimmermann, célèbre médecin du xviiie siècle, né en Suisse et connu surtout par son beau livre sur la Solitude ; l’Essai sur l’art d’observer, de Jean Sénebier, ministre protestant de Genève, traducteur de Spallanzani, et lui-même naturaliste distingué de cette grande école de Genève qui a produit les Réaumur, les Trembley, les Bonnet, les de Saussure, les de Gandolle et tant d’autres hommes supérieurs ; les Fragments de Lesage, de Genève20, personnage original, doué d’un esprit méditatif et profond, connu surtout comme l’auteur d’une hypothèse sur la cause mécanique de la gravitation ; enfin le Discours sur l’étude de la philosophie naturelle, de W. Herschell, fils de l’illustre astronome, et lui-même savant distingué, ouvrage qui est en quelque sorte une édition nouvelle du Novum Organum, accommodé à l’état de nos connaissances et renouvelé par des exemples plus récents. Je ne cite d’ailleurs que les traités de méthodologie composés par les savants, car, si je voulais parler des philosophes, cette énumération serait interminable. L’Angleterre et l’Écosse en particulier, même de nos jours, se sont signalées dans ces recherches. Dugald Stewart dans ses Éléments de la philosophie et de l’esprit humain, M. le docteur Whewell dans son Histoire des sciences inductives, M. Mill dans sa Logique, beaucoup d’autres moins connus ont traité des méthodes avec une abondance de vues et de faits qui ne laisse rien à désirer ; mais nous tenons surtout à indiquer la tradition logique parmi les savants et non parmi les philosophes.
De nos jours et parmi nous, les plus illustres savants ont continué à suivre cette tradition, soit dans quelques parties de leurs œuvres, soit dans des traités spéciaux. Pour les méthodes mathématiques par exemple, on lira avec un grand intérêt la préface de M. Chasles à son Traité de géométrie supérieure, on consultera surtout un profond et éminent travail de M. Duhamel sur la Méthode dans les sciences de raisonnement, œuvre d’un esprit serré et philosophique auquel je ne reprocherai qu’une chose : c’est de trop dédaigner les philosophes, car il pourrait retrouver parmi eux beaucoup de ses propres idées. Pour les sciences naturelles et zoologiques, je rappellerai la préface du Règne animal, de George Cuvier, et la Philosophie zoologique, de Geoffroy Saint-Hilaire, dans laquelle ce grand savant défend contre son illustre rival sa méthode de comparaison analogique. En chimie, sans remonter jusqu’à Lavoisier, dont la préface si souvent citée rend hommage à l’influence heureuse de la logique de Condillac sur son esprit, on trouvera encore chez les chimistes de nos jours de remarquables travaux de méthodologie scientifique. M. Chevreul, par exemple, a consacré un ouvrage à la question de la méthode ; M. Dumas, dans sa Philosophie chimique, a jeté çà et là sur ce sujet quelques vues précises et pénétrantes ; M. Berthelot enfin, dans une remarquable introduction à sa Chimie organique, a largement développé le rôle de l’analyse et de la synthèse, en insistant particulièrement sur les progrès qu’il a fait faire lui-même à la méthode synthétique. Ainsi l’on voit tous les grands savants, à toutes les époques, se plaire à recueillir leurs idées sur les opérations de leur esprit, à expliquer les procédés qui leur ont réussi, à en donner les exemples et les règles. Par une étude approfondie de ces divers travaux, le philosophe réussirait à se former ce que j’appellerai volontiers la psychologie de l’esprit scientifique. On arriverait ainsi à comprendre ce que c’est que l’esprit du savant, de quel point de vue il considère les choses, comment il associe les idées, comment il passe du connu à l’inconnu, comment il se trompe, comment il se corrige, comment il invente, et on pourrait tirer de là de grandes conséquences pour l’éducation même de l’esprit humain ; mais laissons là ces vues ambitieuses, et bornons-nous, quant à présent, à bien faire connaître le livre que nous avons sous les yeux, et qui vient enrichir d’une œuvre nouvelle cette histoire de la logique faite par les savants dont nous avons esquissé quelques traits.
Commençons par une petite querelle : c’est à propos du chancelier Bacon, notre maître à tous, mais dont le nom a toujours été et est encore une pomme de discorde entre les savants et les philosophes21. L’auteur, sans contredit, parle très-noblement de la philosophie, et il ajoute qu’il aime beaucoup les philosophes. Je lui répondrai que, pour ma part, j’aime infiniment les savants ; mais enfin il faut reconnaître que, tout en s’aimant beaucoup, philosophes et savants sont assez disposés à prendre leurs avantages un peu aux dépens les uns des autres. Les philosophes ont longtemps essayé, selon l’expression de M. Claude Bernard, « de régenter dogmatiquement »
les sciences. Ils ont eu tort, et ce n’est plus le temps aujourd’hui de régenter personne ; mais ce n’est pas une raison pour méconnaître ou trop affaiblir la part qu’ils ont pu avoir dans l’avancement des sciences. Celle de Bacon me paraît considérable, et un peu trop réduite ici par notre savant physiologiste : qu’il nous soit donc permis de dire en quelques pages, ou plutôt de répéter après M. de Rémusat22, tout ce qui peut être allégué en faveur de l’illustre auteur de l’Instauratio magna.
Venons d’abord aux critiques. Bacon, nous dit-on, n’a pas fait d’expériences, ou en a fait de mauvaises. Cela prouve tout simplement qu’il faut distinguer la théorie de la pratique. Autre chose est trouver les principes, autre chose donner les applications. M. Claude Bernard, dans son livre, propose de fonder une médecine vraiment scientifique sur la physiologie expérimentale. Fort bien ; mais pratique-t-il lui-même cette médecine ? s’en sert-il pour soigner et guérir les malades ? Non sans doute, il a autre chose à faire : à lui la théorie et la science, à d’autres l’application de ses idées. Pourquoi cette distinction de la théorie et de la pratique, que les savants font tous les jours pour leur propre compte ? pourquoi ne l’applique-t-on pas au logicien, qui, lui aussi, n’est qu’un théoricien ? Galilée, nous dit-on, faisait des expériences pendant que Bacon se contentait de dire qu’il en allait faire ; le premier fondait cette science, que le second ne faisait qu’annoncer.
Mais pourquoi deux hommes de génie n’auraient-ils pas à la fois la même idée, l’un en pratique, l’autre en théorie ? Et en quoi la gloire de Galilée contredit-elle celle de Bacon ? N’est-ce pas d’ailleurs un vrai trait de génie de la part de celui-ci d’avoir deviné que cette méthode toute neuve et à peine éprouvée était le renouvellement de la science et de l’esprit humain ? Descartes sans doute était un homme de génie plus inventeur que Bacon ; il lui est passablement postérieur ; il a certainement connu les expériences de Galilée et même de Toricelli et d’autres encore ; il en a fait lui-même. Et cependant il n’a pas deviné la révolution faite par ces grands expérimentateurs. Il a continué à voir dans la méthode expérimentale une méthode subalterne et d’une importance secondaire. Il n’était donc pas si facile d’avoir l’idée de Bacon, même en ayant sous les yeux plus d’exemples qu’il n’en avait eu. On est frappé de la même vue en lisant les écrits des savants et des logiciens au xviie siècle, Newton excepté. En veut-on un exemple bien frappant ? Pascal a fait lui-même de grandes expériences et associé son nom à celui de Toricelli dans la théorie de la pesanteur de l’air.
Eh bien, il nous a laissé quelques fragments de logique : de quoi traitent-ils ? De la méthode géométrique ; pas un mot sur la méthode expérimentale. Dans Leibnitz, qui est si ouvert à toutes choses et presque d’un siècle postérieur à Bacon, la méthode expérimentale est à peine indiquée et comme noyée dans l’ensemble des procédés recommandés par les logiciens. Quant à Galilée, est-il bien certain qu’il ait eu lui-même l’idée claire de la révolution scientifique qu’il accomplissait, et n’attachait-il pas beaucoup plus d’importance à la démonstration géométrique de la rotation de la terre qu’à ses expériences sur la chute des corps ?
M. Claude Bernard nous dit que les préceptes de Bacon sont absolument inapplicables aujourd’hui ; mais il serait étrange qu’il en fût autrement. Comment ! depuis trois siècles que l’on pratique la méthode baconienne, on ne l’aurait point perfectionnée, simplifiée, facilitée ! Ce serait la seule machine que les âges auraient laissée dans l’état où l’ont mise ses premiers inventeurs. Pour ma part, en comparant le Novum Organum aux méthodes modernes, je suis beaucoup moins frappé de ce qu’il y a de suranné que de ce qu’on y trouve au contraire de neuf, de vivant, d’applicable encore. Entrer dans trop de détails serait trop nous éloigner de notre sujet ; cependant, je ne puis m’empêcher de citer quelques exemples qui nous ramèneront d’ailleurs aux idées mêmes de M. Claude Bernard.
Dans cette longue énumération que nous donne Bacon des diverses espèces de faits, que l’on peut trouver longue sans doute, mais qui est semée des vues les plus pénétrantes, il en est un certain nombre qui méritent particulièrement considération, par exemple les faits fortuits. Bacon a parfaitement vu et signalé l’importance d’un fait qui se présente accidentellement à l’observateur, et qui est comme la première piste que la sagacité du savant doit savoir poursuivre. Or, que nous dit M. Claude Bernard ? Précisément que toute recherche expérimentale a la plupart du temps pour point de départ une observation fortuite. On sait que c’est en laissant tomber par terre un minéral, qui se brisa, que l’abbé Haüy découvrit la propriété du clivage chez les minéraux, d’où il déduisit toutes les lois de la cristallographie. Malus, en regardant par hasard au travers d’une fenêtre du Luxembourg un morceau de spath d’Islande, fut conduit à la découverte de la polarisation de la lumière.
Rien de plus ingénieux que ce que Bacon nous dit des faits cruciaux ou expériences cruciales. Ces expériences sont les expériences décisives, qui tranchent le débat entre deux hypothèses, ou qui établissent d’une manière définitive une vérité contestée. La découverte des interférences lumineuses fut l’expérience cruciale qui trancha la question entre l’hypothèse de Descartes et celle de Newton sur la nature de la lumière. L’expérience de M. Claude Bernard faisant voir qu’il y a plus de sucre dans les vaisseaux qui sortent du foie que dans ceux qui y conduisent est une expérience cruciale qui démontra contre toute objection que le foie sécrète du sucre.
Quoi de plus ingénieux que ce que Bacon nous dit des faits clandestins, qui sont ceux, dit-il, où la nature cherchée se trouve dans son état le plus faible et le plus imparfait ? Il donne lui-même pour exemple la cohésion des fluides, qui est le premier degré de la consistance et de la solidité. On peut citer encore les faits de l’embryologie, qui sont les faits clandestins de la physiologie. Puis viennent les faits limitrophes, qui sont sur les confins de deux classes de phénomènes, et servent de passage de l’un à l’autre. On sait l’importance qu’ont prise les faits limitrophes en anatomie comparée. Toute l’école de M. Darwin est aujourd’hui à la poursuite des faits limitrophes.
Quant aux règles que donne Bacon sur l’art de faire des expériences, elles sont loin d’être aujourd’hui aussi surannées que le dit M. Claude Bernard, et je les retrouve à peine modifiées dans son livre même. Par exemple, j’y lis : « Pour conclure avec certitude qu’une condition donnée est la cause prochaine d’un phénomène, il ne suffit pas d’avoir prouvé que cette condition précède ou accompagne toujours le phénomène ; mais il faut établir encore que, cette condition étant supprimée, le phénomène ne se montrera plus. »
N’est-ce pas là une des maximes capitales de Bacon ? N’est-ce pas lui qui a conseillé de renverser l’expérience, c’est-à-dire précisément de supprimer la cause supposée, afin de voir si le phénomène aura lieu encore ? N’est-ce pas lui qui, dans ses tables d’absence, conseille d’enregistrer les faits négatifs comme contrôle et contre-épreuve des faits positifs ?
Rappelons encore la règle de Bacon sur la production ou le prolongement 23 de l’expérience, dont on peut citer des exemples importants dans la science moderne. C’est en prolongeant l’expérience que M. Regnault a démontré que la loi de Mariotte n’est applicable à la dilatation des gaz que jusqu’à un certain degré : Mariotte s’était arrêté trop tôt. C’est aussi en prolongeant l’expérience que M. Claude Bernard a montré que c’est un préjugé de croire que le crapaud ne s’empoisonne pas de son propre venin : la vérité est qu’il lui faut une plus forte dose ; ceux qui avaient fait l’expérience avaient négligé de la pousser assez loin.
Je ne veux pas prolonger ce débat, qui après tout ne se présente ici qu’incidemment, et je sais que M. Claude Bernard, dont l’esprit est très-bien fait, et qui tient beaucoup moins à ses opinions qu’à ses découvertes, fera volontiers toutes les concessions. Un peu plus, un peu moins de mérite accordé à Bacon n’est pas pour lui une affaire. Ce sont les choses et non pas les livres qui l’intéressent. Il ne faut pas oublier toutefois qu’il y a ici un peu plus qu’une question d’histoire. C’est la question même de l’esprit philosophique qui est en jeu. Il s’agit de savoir si le philosophe n’est jamais que la mouche du coche, résumant sous une forme vague et abstraite les solides découvertes des savants, ou s’il est, non pas sans doute un révélateur tombé du ciel sans précédents et sans contemporains, mais au moins un précurseur anticipant sur l’avenir, et généralisant d’avance ce que la science positive réalisera et démontrera.
Quoi qu’il en soit, il est un point où M. Claude Bernard se sépare de Bacon, et je crois qu’il a raison : c’est sur l’emploi des hypothèses dans la science. C’est là une des vues les plus intéressantes de son livre, et il importe d’y insister. On sait combien le xviiie siècle s’est élevé contre l’usage des hypothèses ; on sait que dans l’école de Bacon il n’y avait en quelque sorte qu’un cri contre ce genre de procédés. On répétait sans cesse sous mille formes le célèbre mot de Newton : Hypotheses non fingo , je ne fais point d’hypothèses. Voici au contraire aujourd’hui le savant le plus positif, le plus circonspect, le plus fidèle à la méthode expérimentale, qui nous déclare que non-seulement l’hypothèse est légitime dans les sciences, mais qu’elle y est absolument nécessaire, que l’expérience est impuissante et inféconde, si elle n’est pas stimulée et guidée par une anticipation de l’esprit, que faire des expériences sans idée et sans théorie anticipée, c’est faire des expériences à l’aventure, sans savoir pourquoi. Assurément il faut observer les faits sans idée préconçue, autrement on ne verrait que ce qu’on voudrait voir ; mais cette première observation, dégagée de l’hypothèse, suggère elle-même une hypothèse, et c’est cette hypothèse qui provoque l’expérience et qui la conduit. En un mot, le fait suggère l’idée, l’idée suggère l’expérience, et l’expérience juge l’idée : voilà l’ordre logique et naturel des opérations scientifiques. Si l’hypothèse précède l’observation, celle-ci risque d’être fausse et infidèle ; si elle ne la suit pas, elle est stérile.
Quant à l’idée elle-même, comment vient-elle naître dans l’esprit ? C’est ici que les règles sont insuffisantes, et qu’il faut avoir recours à la spontanéité de l’esprit. M. Claude Bernard nous décrit avec vivacité, et avec toute l’autorité de l’expérience personnelle, cette remarquable vertu de l’invention scientifique, supérieure à toutes les méthodes et à toutes les règles. « Il n’y a pas de règles à fixer, nous dit-il, pour faire naître à propos d’une observation donnée une idée juste et féconde : cette idée une fois émise, on peut la soumettre à des préceptes et à des règles ; mais son apparition a été toute spontanée, et sa nature esttout individuelle. C’est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun. Il est des faits qui ne disent rien à l’esprit du plus grand nombre, tandis qu’ils sont lumineux pour d’autres. Il arrive même qu’un fait ou une observation reste longtemps devant les yeux d’un savant sans lui rien inspirer ; puis tout à coup vient un trait de lumière. — L’idée neuve apparaît avec la rapidité de l’éclair comme une révélation subite. — La méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées vraies et fécondes à ceux qui n’en ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont. »
Au reste, il est encore juste de reconnaître que ces réclamations en faveur de l’hypothèse dans les sciences expérimentales ne sont pas absolument neuves, et que les philosophes ont sur ce point précédé les savants. Je citerai, par exemple, un excellent chapitre de Dugald Stewart dans ses Éléments de la philosophie de l’esprit humain, où se trouve rassemblé tout ce que l’on peut dire en faveur de l’hypothèse considérée comme moyen de recherches. Il se séparait entièrement en cette doctrine de son maître Reid, aussi opposé à la méthode hypothétique que qui que ce soit au xviiie siècle.
Reid avait dit : « Que l’on nous cite une seule découverte dans la nature qui ait été faite par cette méthode. »
Dugald Stewart n’a pas de peine à répondre à ce défi : il cite le système de Copernic, et même celui de Newton, qui ne fut d’abord qu’une hypothèse jusqu’au moment où le calcul lui permit d’en faire une théorie rigoureuse et démontrée. Il cite encore l’anneau de Saturne, deviné et supposé par Huyghens sans aucun fait analogue, et qui est l’une des découvertes les plus brillantes de l’astronomie. Reid et d’Alembert, très-ennemis des hypothèses, supposent toujours qu’il s’agit de conjectures absolument gratuites, sans aucun fondement dans l’expérience. Dugald Stewart répond qu’il ne défend point de telles hypothèses, mais les conjectures fondées sur les faits et susceptibles d’être contrôlées par les faits. Au reste, Dugald Stewart rapporte les opinions d’un grand nombre de savants et de philosophes tels que Hooke, Hartley, S’Gravesande, Lesage, Boscowitch, qui tous s’accordent à défendre la méthode hypothétique dans le sens et dans les limites que nous venons de dire.
On n’apprendra pas sans quelque intérêt que cette question de méthode a été agitée dans une école toute récente à laquelle on n’a pas l’habitude de demander des règles de logique : je veux dire l’école saint-simonienne. Elle défendit l’usage des hypothèses contre une autre école, sortie d’elle et qui devait faire plus tard beaucoup de bruit dans le monde, l’école de M. Auguste Comte. Celui-ci avait dit que l’hypothèse dans les sciences joue de plus en plus un rôle subalterne ; on lui répondit avec raison que « l’hypothèse est toujours le premier pas qu’il faut faire pour procéder à chaque nouvelle coordination des faits »
, qu’à la vérité « l’hypothèse ne précède pas l’observation, car la perception desfaits est elle-même une condition indispensable de la production des hypothèses »
, mais qu’elle la suit, et qu’elle-même précède le raisonnement sur les faits, « car on ne peut raisonner sur les faits observés qu’au moyen d’une idée préalablement adoptée : on ne cherche à démontrer que les théorèmes qu’on s’est posés
24. »
On trouvera dans la même leçon beaucoup d’autres idées très-dignes d’être méditées, et, dans cette lutte curieuse entre l’Église et l’hérésie, nous croyons que c’est l’Église qui avait raison. Enfin, pour ne négliger aucun des anneaux de cette chaîne d’idées, disons que cette doctrine de l’utilité de l’hypothèse dans les sciences expérimentales est passée de l’école saint-simonienne dans l’école de M. Bûchez, qui l’a fort bien développée dans un des chapitres de sa logique.
Au reste, en cherchant des précédents à M. Claude Bernard en cette question, nous ne voulons pas affaiblir la valeur de son témoignage, car on comprend la différence qu’il y a entre une opinion spéculative, comme celle de quelques philosophes qui n’ont pas pratiqué la science elle-même, ou encore de quelques savants tels que Hartley ou Lesage, trop portés eux-mêmes aux vaines hypothèses, et l’opinion autorisée d’un savant éminemment doué du génie expérimental, dont la gloire est précisément d’avoir donné à l’expérimentation, au moins en physiologie, une rigueur et une précision dont on ne la croyait pas susceptible. Un tel savant, venant à défendre le droit de l’idée, c’est-à-dire le droit de l’esprit, dans l’interprétation de la nature, mérite particulièrement d’être écouté. Ce n’est pas le préjugé d’une philosophie spéculative qui le fait parler, c’est le souvenir vivant de l’expérience personnelle.
Et, pour le dire en passant, combien il est difficile d’admettre que l’esprit ne soit qu’un produit mécanique de la nature, même dans les questions qu’il lui fait, lorsque nous le voyons diriger son interrogatoire comme le juge celui d’un témoin, et penser les choses avant de les rencontrer réalisées devant lui ! Dira-t-on qu’il ne pense et ne réfléchit qu’après avoir observé ? Soit ; mais qu’est-ce qu’observer, si ce n’est penser les phénomènes que l’on a devant les yeux ? On peut voir mille fois le même phénomène sans l’observer. Observer, c’est choisir, car celui qui regarde tout à la fois n’observe pas. Observer, c’est idéaliser le phénomène qui est devant nous, c’est le changer en pensée. Un enfant voit osciller une lampe ou tomber une pomme : c’est un jeu pour ses sens et pour son imagination ; pour un Galilée, pour un Newton, ces deux phénomènes ne sont que les signes des lois générales et universelles. Ce n’est plus une pomme qui tombe, c’est la lune qu’une force attractive de la terre empêche de s’échapper suivant la tangente ; ce n’est plus une lampe qui se joue, c’est le pendule qui décrit des oscillations égales dans des temps égaux. Cet esprit qui dans le phénomène aperçoit la loi, et dans le particulier le général, ne serait-il lui-même qu’un phénomène particulier, ou, ce qui serait plus étrange encore, la rencontre fortuite de phénomènes accidentels ?
Quoi qu’il en soit, on peut se demander jusqu’où doit aller cette justification des hypothèses, et comment on distinguera, en cette matière délicate, ce qui est permis et ce qui est défendu. Effacera-t-on toute différence entre la méthode de Descartes et celle de Galilée et de Newton ? Ou la différence serait-elle uniquement dans la pratique, les uns tombant sur de bonnes hypothèses, les autres sur de mauvaises ? Non sans doute, et la vraie limite a été ici indiquée par Bacon lui-même. Ce qu’il blâmait dans la méthode hypothétique, c’était de s’élever subitement de quelques faits particuliers aux plus hautes généralités, à ce qu’il appelait les axiomes généralissimes ; il recommandait au contraire de ne s’élever que par degrés dans la voie des généralités, et c’est pourquoi il disait, faisant allusion à un mythe célèbre de Platon, que ce qu’il faut à l’homme, ce ne sont pas des ailes, c’est du plomb. En d’autres termes, ce qui est utile, ce sont les hypothèses prochaines, liées par l’analogie aux faits observés ; ce qui est nuisible, ce sont les hypothèses éloignées, trop vides de faits, trop nuageuses et trop générales. Lorsque Franklin supposait que la foudre pouvait bien n’être qu’une étincelle électrique, il faisait une hypothèse prochaine, c’est-à-dire qu’il passait d’un fait à un autre tout voisin. Lorsque Descartes au contraire supposait que le monde planétaire était mû par des tourbillons, il s’élançait immédiatement et sans intermédiaire à une généralité plus ou moins vraisemblable. Au reste, même de telles hypothèses, si ambitieuses qu’elles soient, sont bien loin d’être sans utilité, et, pour le dire en passant, nous croyons que les systèmes philosophiques eux-mêmes peuvent avoir pour la science plus d’utilité que ne le croient les savants.
Un autre correctif de la méthode hypothétique indiqué par M. Claude Bernard, c’est le doute, et il loue ici avec raison le doute méthodique de Descartes ; n’oublions pas cependant, pour être justes, que Descartes doutait volontiers des opinions des autres, mais assez peu des siennes propres. Le doute doit porter, non pas sur les faits, mais sur les théories ; ce ne sont pas les faits qu’il faut sacrifier aux théories, ce sont les théories qu’il faut subordonner aux faits. Les théories ne sont que des moyens de recherche, des représentations approximatives et partielles de la vérité absolue ; elles ne sont pas la vérité absolue elle-même. Le doute, en un mot, n’est autre chose que la liberté de l’esprit. Rien de plus excellent et de plus solide que ces idées, populaires d’ailleurs parmi les vrais savants, et dont M. Dumas a donné une formule ingénieuse et saisissante. « Une théorie établie sur vingt faits, dit-il, doit servir à en expliquer trente, et conduit à découvrir les dix autres ; mais presque toujours elle se modifie ou succombe devant dix faits nouveaux ajoutés à ces derniers25. »
De là la nécessité du doute scientifique, qu’il ne faut pas confondre avec le scepticisme ; celui-ci doute de la science elle-même, le premier ne doute que des conceptions arbitraires de notre esprit.