(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Lettre a monseigneur le duc de**. » pp. -
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(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Lettre a monseigneur le duc de**. » pp. -

Lettre a monseigneur le duc de**.

Servant de préface.

R ien n’est plus louable, Monseigneur, que le projet que vous formez. Il est beau d’abandonner au printems de l’age, au milieu des douces illusions de la grandeur, & dans le sein de l’abondance, les plaisirs des sens, pour vous livrer entiérement à ceux de l’esprit. Mais pour goûter ces plaisirs plus long-tems & ne point vous en rassasier, il faut mettre du choix dans vos lectures & savoir vous borner. La Littérature est un champ immense, où le Chardon croît à côté de la Rose ; il est bon de pouvoir démêler les fleurs à travers les épines qui les étouffent.

Vous paroissez résolu à ne lire que des Livres françois. Ce n’est pas que vous dédaigniez la lecture des chefs-d’œuvres d’Athènes & de Rome, la meilleure école du goût & du génie ; mais né avec un tempérament aussi délicat que votre esprit, & ne voulant pas vous faire de l’étude un travail pénible, vous avez pensé, avec raison, qu’on éprouvoit toujours quelque fatigue en lisant des Livres écrits dans une langue morte, dont les tours variés, les expressions singulieres, les inversions fréquentes mettent l’esprit à la torture.

Vous savez, d’ailleurs, que nous sommes assez riches de nous-mêmes, pour pouvoir nous passer des richesses des Grecs & des Latins. Il n’est question que de connoître nos trésors. Vous voulez satisfaire votre curiosité à cet égard. Vous désirez que je vous applanisse la carriere des Sciences & de la Littérature, en vous indiquant les sentiers qui y menent. Philosophie, Eloquence, Poésie, Histoire, rien n’est étranger à votre goût. Vous ne serez point content que vous ne jouissiez de tout ce que nous possédons. Je tâcherai de répondre à vos vues, mais avec la circonspection d’un homme qui ne veut ni s’égarer, ni vous égarer.

Ce qui me donne quelque confiance, c’est que je n’ai rien dit de moi-même, dans la production que je vous présente. Il s’agissoit de juger les Ouvrages & les Auteurs. Je ne me sentois pas assez fort pour tenir la balance. Qu’ai-je fait ? J’ai puisé dans tous les Livres de critique, dans les Journaux, dans les Observations, dans les Jugemens littéraires ; mais j’ai très rarement cité mes autorités. Plusieurs raisons me dispensoient de m’imposer cette gêne.

1°. Je n’écrivois d’abord que pour vous, & vous ne vouliez pas que je me fisse une occupation laborieuse, d’un travail que l’amitié, qui me l’avoit fait entreprendre, me rendoit infiniment agréable.

2°. Les différens Journalistes n’étant pas toujours d’accord, il falloit les concilier & combiner leurs jugemens. On ne pouvoit donc citer à la lettre tous les passages qu’on a emprunté d’eux ; si on l’avoit fait, on auroit laissé le lecteur dans l’incertitude.

3°. Rien n’est plus insipide & n’entraîne plus de longueurs que ce tas de citations continuelles. Il faut employer quatre pages lorsqu’on entasse guillemets sur guillemets pour dire ce qu’on renfermeroit facilement dans la moitié d’une. C’est ainsi que certains critiques ont surchargé la forme de leurs ouvrages sans augmenter la valeur du fonds. Ils ont compilé de volumes, pour apprendre au public que les Livres qu’il pouvoit lire, se réduisoient à un très-petit nombre.

Il ne faut pas vous imaginer que tous les genres de Littérature soient également abondans. Si je suis plus court dans une partie que dans une autre, c’est que nous sommes plus pauvres dans cette partie là. Quoiqu’on écrive beaucoup dans ce siécle, il y a des vuides dans nos Bibliothèques. Combien de morceaux historiques qui n’ont jamais été traités, ou ce qui revient au même, qui l’ont été d’une maniere dégoûtante. Une paresse générale, couverte sous les dehors de l’activité, gagne presque tous les Ecrivains. On est plus vif dans ce siécle, mais on est moins laborieux que dans le siécle précédent. On se sent capable de broder un sujet commun de quelques phrases brillantes ; on ne l’est point de soutenir des recherches fatigantes. N’en blâmons pas les Auteurs ; c’est le public qui les a gâtés ; il veut du frivole, & nos Ecrivains n’ont pu s’empêcher de se tourner vers cet objet du goût dominant du siécle.

Ce n’est point l’histoire des Sciences & des Arts que j’ai prétendu faire ; un tel projet auroit été au-dessus de mes connoissances & de mes forces. Mon dessein a été seulement d’indiquer les meilleurs Livres sur les Sciences & les Arts. Un plan plus vaste auroit rendu mon ouvrage plus volumineux sans le rendre peut-être plus instructif.

Parmi les Livres auxquels j’ai eu recours, je dois citer avec reconnoissance la Bibliothèque Françoise de M. l’Abbé. Goujet. Elle m’a été d’un grand secours pour certaines parties ; car ce savant Ecrivain n’a pas traité, à beaucoup près, tout ce qui regarde la Littérature. Le dessein qu’il avoit formé de faire connoître généralement tous les Livres écrits en François, a donné à sa Bibliothèque une étendue immense. Si je l’ai suivi dans plusieurs choses, je ne l’ai point imité dans celle-ci. J’ai cru que quand on avoit indiqué les monnoyes en or & en argent, il étoit inutile de détailler les espêces en cuivre & en bronze. M. l’Abbé Goujet pensoit différemment : aussi il lui a fallu dix volumes pour l’histoire des Rimailleurs qui ont précédé l’aurore de la belle Poésie en France ; & pour s’être trop appesanti sur les mauvais Poëtes, il s’est vu obligé par le dégoût du public, à abandonner ce qu’il auroit pu écrire sur les bons.

Le célébre M. Formei, qui a publié avant moi des Conseils pour former une Bibliothèque, c’est plus resserré que M. l’Abbé Goujet. Mais il a donné peut-être dans un excès opposé. Dévoué depuis bien des années aux travaux les plus importans, il n’a pu consacrer à ses Conseils que quelques heures d’un tems qu’il employoit ailleurs avec tant d’utilité. Son ouvrage est fort superficiel, & n’est pas toujours judicieux dans la distribution des louanges & des censures. Les plus mauvais Auteurs s’y trouvent a côté des meilleurs & ils reçoivent à peu près les mêmes éloges. J’ai eu soin, autant que je l’ai pu, de les distinguer les uns des autres, & de les peindre sous des traits si différens qu’on ne puisse les confondre. Il auroit été agréable pour moi, mais sans doute fort ennuyeux pour mes lecteurs, de donner un Livre tout rempli de louanges ; il falloit quelques Ecrivains médiocres pour faire contraste avec les excellens, & pour rompre l’uniformité.

En appréciant le mérite des Ecrivains que la mort nous a enlevés, je me suis permis un peu plus de liberté que dans le compte que j’ai rendu des productions des Auteurs vivans. J’ai rendu justice à ceux-ci en les louant presque tous, & si quelque Lecteur pense que je leur aurois rendu plus de justice en les critiquant, qu’il se mette à la place de ces Ecrivains, & qu’il voie si son amour propre auroit supporté facilement les critiques même les plus justes. Je n’ai voulu choquer personne ; mais je n’ai pas voulu non plus choquer le public, en lui cachant les défauts qu’il désiroit connoître. J’ai tâché de garder un milieu entre l’extrême indulgence qui avilit & l’extrême sévérité qui révolte. Ai-je réussi ? C’est ce que les Lecteurs equitables décideront.

Je ne me sais point astreint, dans l’arrangement de mon Livre, à l’ordre que les Bibliographes suivent ordinairement. J’ai cru que pour éviter la sécheresse & la monotonie, il falloit mêler les sujets qui offrent quelques détails piquans avec ceux qui ne présentent que des notices séches, & qui ne peuvent guéres présenter autre chose. C’est en unissant ainsi ce qui peut être agréable & ce qui n’est simplement qu’instructif, qu’on peut se flatter de se faire lire, ou du moins de se faire supporter à ses Lecteurs ; car je n’aspire qu’à cela, & avec des talens médiocres peut-on avoir sans témérité des vues plus élevées ?