(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre X »
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(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre X »

Chapitre X

Une Académie de la beauté verbale. — La formation savante et la déformation populaire. — La vitalité linguistique. — Innocuité des altérations syllabiques. — La race fait la beauté d’un mot. — Le patois européen et la langue de l’avenir.

Une académie serait utile, composée d’une vingtaine d’écrivains — si on en trouvait vingt — ayant à la fois le sens phonétique111 et le sens poétique de la langue. Au lieu de rendre des arrêts par prétention, au lieu de se borner à omettre, dans un dictionnaire inconnu du public et déjà démodé quand il paraît, les mots de figure trop étrangère, elle agirait dans le présent, et les formes refusées ou bannies par elle seraient proscrites de l’écriture et du parler. Elle serait chargée de baptiser les idées nouvelles ; elle trouverait les mots nécessaires dans le vieux français, dans les termes inusités, quoique purs, dans le système de la composition et dans celui de la dérivation. Son rôle serait, non pas d’entraver la vie de la langue, mais de la nourrir au contraire, de la fortifier et de la préserver contre tout ce qui tend à diminuer sa forme expansive. Elle agirait dans le sens populaire, contre le pédantisme et contre le snobisme ; elle serait, en face des écorcheurs du journalisme et de la basse littérature, la conservatrice de la tradition française, la tutrice de notre conscience linguistique, la gardienne de notre beauté verbale112

. Indulgente pour les déformations spontanées, œuvre de l’ignorance, sans doute, mais d’une ignorance heureuse et instinctive, elle admettrait avec joie les innovations du parler populaire ; elle n’aurait peur ni de gosse, ni de gobeur et elle n’userait pas de phrases où figure kaléidoscope 113 pour réprouver les innovations telles que ensoleillé et désuet 114. Epouvantée par psycho-physiologie, par splanchnologie 115, par conchyliologie, elle n’aurait d’objections ni contre gaffe, ni contre écoper, mots très français, très purs, le premier l’une des rares épaves du celtique (gaf, croc), le second, anciennement escope, venu sans doute d’une forme scoppa, doublet latin de scopa 116

. Livrées à elles-mêmes, soustraites aux influences étrangères ou savantes, les langues ne peuvent se déformer, si on donne à ce mot un sens péjoratif. Elles se transforment, ce qui est bien différent. Que ces changements atteignent la signification des mots ou leur apparence syllabique, ils sont pareillement légitimes et inoffensifs. Si beaucoup de mots latins n’ont pas gardé en français leur sens originaire, bien des mots du vieux français n’ont plus exactement en français moderne leur signification ancienne. M. Deschanel observe que mièvre, émérite, truculent, ne disent plus les mêmes idées que voilà un ou deux siècles  ; mais c’est l’histoire même du dictionnaire. Paillard signifia jadis misérable, homme qui couche sur la paille ; paître, nourrir,

Dex est preudom, qui dos gouverne et pest (117) ;

souffreteux, besoigneux ; labourer, travailler, souffrir ; et tous les mots indiquant la condition : valet, autrefois écuyer ; garce, autrefois jeune fille. Il y a transformation de sens ; il n’y a pas déformation, puisque le mot reste identique à lui-même et n’a rien perdu de sa beauté plastique.

L’altération syllabique, intérieure ou finale, n’est pas plus dangereuse : ni la soudure de l’article ou du pronom, loriot pour l’oriot, l’oriol (aureolum), ma mie pour m’amie ; ni casserole pour cassole ; ni palette (de sang) pour poëlette  ; ni bibelot pour bimbelot ne sont des accidents graves dans l’évolution d’une langue. Je suis même moins choqué par le populaire de l’eau d’ânon que par microphotographie ou bio-bibliographie ; les deux mots par quoi les bonnes femmes s’expliquent à elles-mêmes le mystérieux laudanum ont au moins le mérite de leur sonorité française ; d’ailleurs laudanum n’est lui-même qu’une corruption dont il a été impossible d’analyser les éléments primitifs118.

La beauté d’un mot est tout entière dans sa pureté, dans son originalité, dans sa race ; je veux le dire encore en achevant ce tableau des mauvaises mœurs de la langue française et des dangers où la jettent le servilisme, la crédulité et la défiance de soi-même. Devenus les esclaves de la superstition scientifique, nous avons donné aux pédants tout pouvoir sur une activité intellectuelle qui est du domaine absolu de l’instinct ; nous avons cru que notre parler traditionnel devait accueillir tous les mots étrangers qu’on lui présente et nous avons pris pour un perpétuel enrichissement ce qui est le signe exact d’une indigence heureusement simulée. Il n’est pas possible qu’une langue littérairement aussi vivante ait perdu sa vieille puissance verbale ; il suffira sans doute que l’on proscrive à l’avenir tout mot grec, tout mot anglais, toutes syllabes étrangères à l’idiome, pour que, convaincu par la nécessité, le français retrouve sa virilité, son orgueil et même son insolence. Il vaut mieux, à tout prendre, renoncer à l’expression d’une idée que de la formuler en patois. Il n’est pas nécessaire d’écrire ; mais si l’on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de bonne couleur.

Ou bien résignons-nous ; laissons faire et considérons les premiers mouvements d’une formation linguistique nouvelle. Un patois européen sera peut-être la conséquence inévitable d’un état d’esprit européen, et aucun idiome n’étant assez fort pour dominer, ayant absorbé tous les autres, un jargon international se façonnera, mélange obscur et rude de tous les vocabulaires, de toutes les prononciations, de toutes les syntaxes . Déjà il n’est pas très rare de rencontrer une phrase qui se croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français. C’est un avant-goût de la langue de l’avenir.