Laforgue, Jules (1860-1887)
[Bibliographie]
Les Complaintes (1885). — L’Imitation de Notre-Dame la Lune (1886). — Le Concile féerique (1886). — Moralités légendaires (1887). — Des fleurs de bonne volonté (dans la Revue indépendante) [1888]. — Vers inédits (dans la Revue indépendante) [1888].
OPINIONS.
Teodor de Wyzewa
J’eusse désiré seulement qu’il put — avant cette imbécile fuite, Dieu sait où — voir publiées en volume ses Moralités légendaires, délicates merveilles de grâce, de tendresse, d’ironie, et qu’il avait composées naguère si joyeusement, avec la certitude d’années enfin charitables. Je connais peu de livres, parmi tous ceux de notre temps et de notre âge, qui donnent, autant que celui-ci, l’impression d’une âme géniale, et je crois bien, en effet, que, parmi tous les jeunes artistes de sa génération, Laforgue seul a eu du génie.
Charles Morice
Jules Laforgue est comme unique, non point dans cette génération, mais dans la littérature… Je ne vois pas de psychologie plus aiguë et plus poétique, à la fois spéciale et généralisée, que celle de ces Moralités légendaires, plus précieuse encore que les vers des Complaintes et de Notre-Dame la Lune… Ce qu’il a fait, chanson qui vibre à l’écart du fusinage caricatural d’essence si purement artistique, c’est l’œuvre d’un sceptique sentimental, non sans force, certes, mais sans la sage folie d’espérer ; c’est comme le sourire de ce visage charmant que personne n’oubliera, ce sourire qui comprenait tout.
Francis Vielé-Griffin
À une génération dont la compréhension esthétique va de M. Stéphane Mallarmé à M. Paul Verlaine, où M. Édouard Dujardin coudoie M. Maurice Maeterlinck, où M. Gustave Kahn a pour voisins M. Henri de Régnier, M. Jean Moréas, M. Émile Verhaeren, , M. Paul Adam, à une génération qu’immortalisera Jules Laforgue, qu’importe, au surplus, la sensation de son existence ?
Francis Vielé-Griffin
Pour nous, avec assentiment des meilleurs esprits et tout en gardant à M. Moréas la sympathie qui se doit, nous dirons hautement aussi qu’un poète est né de ce dernier quart de siècle ; il en est un dont les vers sont nouveaux après vingt lectures et suscitent toujours de nouvelles joies ; qui eut le cœur simple et l’âme noble, et une finesse plus fine que celle même de et une intuition plus claire que celle même de M. Moréas ; il n’est qu’un écrivain dont l’œuvre puisse être dite « chef-d’œuvre », et le seul compagnon que quelque dignité nous permette d’appeler initiateur, c’est Jules Laforgue.
Paul Adam
Il faut mesurer notre effort à l’étalon de son art (de Gustave Flaubert) ; à celui encore de deux octrois œuvres comme le Satyre, de Victor Hugo, l’Ève future, de Villiers de l’Isle-Adam, les Moralités légendaires, de Laforgue ; et puis courageusement mettre les mains au travail de synthèse.
Gustave Kahn
Les Complaintes de Jules Laforgue parurent en 1885… C’était plein de philosophie personnelle, parfois satirique (dans le bon sens de la chose, et piquant aux travers généraux de l’espèce), plus cosmogonique qu’héroïque. Autorisé par son sujet, le poète négligeait l’habit noir traditionnel, élidait la voyelle du même droit qu’un vaudevilliste, sacrifiant quand il lui plaisait la rime à l’œil… L’Imitation de Notre-Dame la Lune, tantôt parlant à Séléné, tantôt à cette bonne lune, à une lune d’autres paysages, à des lunatiques, à des lunaires, d’un art plus concentré que les Complaintes, et semé au long de belles chansons personnelles sans égotisme, et de grands vers picturaux s’amoncelant aux petits détails… Et formulons, en terminant, que M. Jules Laforgue a apporté une note neuve de lyrisme…
Émile Zola
Laforgue, mort jeune, si inconnu, si peu formulé, n’ayant laissé que des indications si peu précises, qu’il échappe lui à tout classement, une ombre de maître, l’ombre qui s’efface, qui ne fait que passer en laissant la place aux autres.
Edmond Pilon
Je ne saurais découvrir d’ancêtre direct à Jules Laforgue. Si Baudelaire l’étonna, de Nerval l’attendrit ; si Sterne lui sembla certainement exquis, Cervantès dut lui paraître prodigieux, et, enfin, c’est Henri Heine, je pense, qui le dut initier à certaines délicatesses cruelles. Son esprit n’est pas non plus celui de l’atticisme hellène, et rien de la burlesque imagination du Nord ne vient le réjouir. C’est pourquoi j’estime que Laforgue est un écrivain vraiment français, de ceux pour qui Taine formula sans doute que les deux qualités dominantes étaient la sobriété et la finesse. Sobriété, finesse ! voilà Laforgue en deux mots, nuancé pourtant d’un peu de ce regret léger qu’ont les Anglais atteints d’absentéisme…
Maurice Maeterlinck
Il semble qu’avant Laforgue on n’ait jamais osé danser ni chanter sur la route de la
vérité. Tout Laforgue se
révèle dans des traits de ce genre. Dans Lohengrin, fils de
Parsifal, le grand-prêtre, ami de Séléné, se lève, et se tournant vers les
vierges assemblées « dans le silence polaire »
, il leur dit :
« Mes sœurs, comme ces soirs vont décidément à votre beauté ! »
Eh bien, je vous affirme qu’à l’endroit où elle se trouve, cette petite phrase des
faubourgs de la vie est plus conforme à je ne sais quel sourire auguste de notre
âme que la page la plus éloquente sur la beauté des soirs… Un poète n’est jugé
justement que par ceux qui l’entourent et par ceux qui le suivent. Et c’est
pourquoi je crois que l’œuvre de Laforgue, devant laquelle s’inclinent les meilleurs d’entre nous,
n’a pas à craindre de l’avenir…
Camille Mauclair
Je tends simplement à expliquer que Laforgue attribuait au vers un usage essentiellement spéculatif, subjectif et intime, et réservait à la prose une objectivité plus grande, une intervention plus visible de la composition et des qualités littéraires. Les Moralités légendaires sont un livre, et les Poèmes ne sont, par son vœu, que des confidences murmurées un peu haut. Il est probable que, dans une anthologie des poètes depuis 1885, des morceaux comme la Complainte des nostalgies préhistoriques, la Complainte de la Lune en province, celle du Pauvre Corps humain, celle de l’Oubli des morts, tels lieds de l’Imitation de Notre-Dame la Lune, ou la pièce ix des Derniers vers, apparaîtraient comme de passionnés et poignants chefs-d’œuvre pour porter avec un parfait honneur le nom de Jules Laforgue. Mais partout, et dans les plus cursives piécettes, se révèlent les qualités qu’ils contiennent ; et je crois que le vrai souvenir à donner à ce volume premier serait d’en garder dans sa mémoire quelques strophes qui sont des commencements de poèmes infinis, des débuts de sensations immortelles.
Remy de Gourmont
De ses vers, beaucoup sont comme roussis par une glaciale affectation de naïveté,
parler d’enfant trop chéri, de petite fille trop écoutée, — mais digne aussi d’un
vrai besoin d’affection et d’une pure douceur de cœur, — adolescent de génie qui
eut voulu encore poser sur les genoux de sa mère son « front équatorial,
serre d’anomalies »
; mais beaucoup ont la beauté des topazes flambées,
la mélancolie des opales, la fraîcheur des pierres de lune, et telles pages… ont
la grâce triste, mais tout de même consolante, des aveux éternels.