(1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre XII. Demain »
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(1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre XII. Demain »

Chapitre XII. Demain

La plupart des jeunes gens d’aujourd’hui n’ont pas plus de tendances littéraires que de tendances sociales. Ils sont des appétits. Combien d’élèves des Facultés continueraient à étudier si les études ne rapportaient quelques avantages matériels ? La plupart possèdent cette intelligence rudimentaire qui suffit à faire vite reconnaître que les avantages vont aux apparences non aux réalités, aux diplômes non à la science, à l’intrigue non au talent. Ils poursuivent le diplôme par un peu de travail et beaucoup de platitudes et en des groupes catholiques ou républicains ils s’exercent aux roublardises sournoises et à l’insolence des bluffs.

La foule, incapable de distinguer entre les mérites de ses flagorneurs, se livre surtout aux plus inclinés, aux plus assidus et aux plus anciennement inscrits. Ceux de nos jeunes gens qui aspirent à ses avilissantes faveurs se hâtent de prendre leurs inscriptions à la Faculté de publicité et de tracer sur leur front le gros numéro. Et ils multiplient les gestes raccrocheurs : publications qui répètent ou manifestations qui rabâchent. Peu importe, pourvu qu’elles soient vides et impersonnelles, les paroles ânonnées sur la route du succès. Ce qu’il faut, c’est partir de bonne heure, marcher sans arrêt, agiter un drapeau bien connu, sourire à ses voisins en les rejetant en arrière d’un coude habilement anonyme et crier bien fort sans rien dire de nouveau ou de compromettant. Plusieurs n’ont pas besoin de se forcer pour ne rien dire en leurs bavardages.

Altruisme, socialisme, humanisme, tous les noms grotesques inventés par notre temps pour abaisser, vulgariser, démocratiser la noblesse de l’amour, sont à la mode et font recette. À la mode aussi, la « libre-pensée » en bande et selon la formule. Comme le loup déguisé en berger, nos jeunes arrivistes voudraient écrire sur leur chapeau : C’est moi qui suis Guillot l’altruiste, Gregh l’humaniste, Béret le laïque ou Riz-Choux le socialiste.

Certes on entend monter des troupeaux de l’altruisme, de l’humanisme et du socialisme des bêlements sincères. Plus d’une jeunesse est une puérilité qui continue. Tel cerveau, banalement réceptif croit qu’on peut accepter du dehors et distribuer au dehors vérité et bonheur. Tel animal généreux veut pour les autres comme pour lui les joies de porc bien nourri seules sensibles au bon ventre humanitaire qui est son être total. Il rêve, en pleurant de tendresse, d’une société bien faite et noblement circulaire où chacun restituerait en engrais matériel et moral les bonnes choses avalées par la bouche et par l’oreille. À ceux-ci comme à ceux-là, il n’y a rien à dire : ventre affamé et ventre généreux n’ont pas le temps d’entendre.

N’y a-t-il donc dans la jeunesse actuelle, qu’âpres arrivistes et naïf bétail social ? Il me semble que non.

Je crois apercevoir — avec quelle émotion fraternelle, ai-je besoin de le dire ? — un mouvement individualiste qui commence. Dans un livre écrit avant la vingtième année et dont la langue est d’une beauté précoce et sûre, Léon Vannoz hésite entre différentes noblesses apprises. Depuis il marche vers un idéalisme de plus en plus courageux. Il a dit quelque part : « Chaque âme individuelle est une formule énergique qui contient l’Univers. » Il est peut-être à la veille de savoir que nous ne devons songer qu’à notre propre harmonie intérieure et que le reste nous sera donné par surcroît. Un journal d’étudiants, Le Cri du quartier, a publié sous diverses signatures — particulièrement sous les signatures de mes amis Yves Michel et Édouard Guerber — de fières et conscientes déclarations.

Notre individualisme n’est pas l’infâme égotisme qui devait conduire un Barrès à toutes les prostitutions y compris celles du mariage riche et celles de la politique. Ce n’est pas non plus l’avidité agressive et conquérante d’un Nietzsche ou la vulgarité rugueuse et prêcheuse d’un Ibsen.

La rapidité du geste dont j’écarte ces trois hommes ne trompera pas mes lecteurs. Ils ont vu plus haut que je ne confonds point Barrès, cette ordure, et Nietzsche, cette noblesse insuffisante. La vulgarité d’Ibsen, elle aussi, est relative ; elle disparaît si on la compare aux bassesses d’aujourd’hui. Mais on la sentira comme une blessure si on rapproche son grossier individualisme de la pensée d’Épictète par exemple. Ibsen n’arrive pas à la sérénité. Il s’attarde à l’attitude de révolte qui ne doit être que le sursaut du réveil. Il lutte toujours, toujours mécontent. C’est qu’il ne méprise pas assez les biens matériels. Il voudrait bassement que le confort fût donné par surcroît à celui qui conquiert l’indépendance intellectuelle et morale. Il n’est pas débarbouillé de tout eudémonisme et un peu de matérialisme biblique pèse toujours sur son esprit. Son stoïcisme s’enlaidit de protestantisme.

Les jeunes gens qui aujourd’hui se dressent pour s’affirmer savent qu’égoïsme et altruisme sont également bas, également courbés vers la matière et que ces deux ennemis se battent dans la fange. Le vrai individualisme, celui qui ne rampe pas sur le ventre, celui qui dans un temps aussi ignoble que le nôtre tenait debout les stoïciens, ignore les préoccupations utilitaires. Méprisant pour soi et pour autrui toute la vile arithmétique des plaisirs et des douleurs, il affirme l’impuissance de la force, la naïveté de la ruse, la pauvreté de l’argent. Stoïcisme enrichi d’idéalisme, il ne reconnaît que deux biens : la fermeté inébranlable du vouloir, la souplesse infiniment mouvante et continûment créatrice de la pensée vraiment libre. Par la volonté de marbre, il est une statue grecque ; mais la pensée lui donne, avec le mouvement, la polychromie souriante de la vie.

Cet individualisme est un héroïsme à la fois intellectuel et moral. Nul n’a le droit de le proclamer s’il n’est prêt, pour conserver sa dignité et sa spontanéité, à tous les renoncements économiques. Je ne parle même pas de l’ignominie des honneurs et je néglige de dire notre mépris pour quiconque se distingue des autres par des signes qu’il a platement reçus des autres et porte — petite ou grande livrée — une décoration ou un habit à palmes vertes. Notre individualisme est un orgueil assez fort pour tuer en nous toutes les vanités. Il se suffit à lui-même et les enfants incurables au milieu desquels nous vivons ne peuvent rien pour nous ou contre nous : qu’ils nous les offrent ou nous les refusent, leurs joujoux nous font rire.

Affranchis des servitudes matérielles et morales, des espérances, des craintes et des dogmes, seuls nous avons la vraie liberté. Nous vivons sur un sommet dont rien ne nous ferait descendre, non pas même le froid de la solitude complète. Nous n’avons pas besoin d’être nombreux ; nous n’avons pas besoin d’être plusieurs. Nous faisons volontiers le geste qui indique l’abrupt sentier et nous aimons fraternellement les rares esprits montés assez haut pour nous comprendre. Mais nous saurions vivre sans eux et nous ne désirons ni ne craignons que la foule envahisse notre fier séjour. Nous savons bien qu’elle ne serait avec nous qu’en apparence et il nous est indifférent, à nous les seuls vivants, que notre patrie morale se peuple ou non de fantômes et d’échos.