(1887) Discours et conférences « Discours prononcé aux funérailles de M. Stanislas Guyard, Professeur au Collège de France »
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(1887) Discours et conférences « Discours prononcé aux funérailles de M. Stanislas Guyard, Professeur au Collège de France »

Discours prononcé aux funérailles de M. Stanislas Guyard,
Professeur au Collège de France

Quelle fatalité, Messieurs, que la mort soit venue prendre parmi nous le plus jeune, le plus désigné pour les grandes œuvres, le plus aimé ! Six mois à peine se sont écoulés depuis que Stanislas Guyard remplaçait, dans la chaire d’arabe, au Collège de France, le regretté Defrémery, et voilà que le coup le plus imprévu nous l’enlève, au milieu d’une féconde activité ! Il n’avait que trente-huit ans. En peu d’années, il a su remplir le cadre d’une longue vie scientifique ; il en a fait assez pour sa tâche virile ; mais nous qui fondions sur lui tant d’espérances, nous qui nous consolions de vieillir en voyant grandir à côté de nous cette laborieuse et vaillante jeunesse, c’est pour nous qu’est le deuil. Depuis le jour où j’ai serré sa main sur son lit d’agonie, sans qu’elle m’ait répondu, il me semble que nos études ont été atteintes dans quelque organe vivant, près du cœur.

Le goût de Stanislas Guyard pour les études orientales data de sa première jeunesse. Son esprit ferme et sagace lui révéla tout d’abord qu’en fait de sciences historiques, c’était là qu’il y avait le plus de travail utile à dépenser, le plus de vrai à découvrir. Il fit à sa vocation les plus grands sacrifices, et il fallut la ténacité extrême de sa volonté pour continuer les études de son choix, malgré la situation extérieurement défavorable où sont placées des études capitales, il est vrai, par leurs résultats philosophiques, mais qui n’ont presque point d’application professionnelle. Longtemps il n’eut pour récompense que l’estime des témoins de ses travaux ; cette estime du moins lui fut bien vite acquise. Nous éprouvâmes tous une sensible joie, quand nous vîmes venir à notre Société asiatique ce jeune homme sérieux, ardent, consciencieux, ami passionné du vrai, ennemi de tout charlatanisme et de toute hypocrisie. On sentait, derrière sa modestie, les qualités essentielles du savant, la droiture et l’indépendance du caractère, la sincérité absolue de l’esprit.

Bientôt des travaux de haute valeur se succédèdèrent. Guyard s’attaqua successivement aux problèmes les plus difficiles des langues et des littératures de l’Asie occidentale. Les questions délicates relatives au khalifat de Bagdad, l’histoire des Ismaéliens et des sectes incrédules au sein de l’islam, la métrique arabe, où tant de choses nous surprennent, les formes bizarres de ce qu’on appelle les pluriels brisés, chapitre si curieux de la théorie comparée des langues sémitiques, furent pour notre savant collègue l’objet de travaux approfondis, toujours fondés sur l’étude directe des sources. Sa lecture de l’arabe était rapide et sûre. Quand une société composée des arabisants les plus éminents de toute l’Europe se partagea le travail immense d’une édition complète du texte des Annales de Tabari, M. Guyard se chargea d’un volume, et c’est grâce à lui que la France a été représentée dans cette entreprise monumentale. L’achèvement de la traduction de la Géographie d’Aboulféda, commencée par M. Reinaud, lui fut confié. Attaché comme auxiliaire au Recueil des historiens arabes des croisades, publié par l’Académie des inscriptions et belles-lettres, M. Guyard a été, en ce travail, pour M. Barbier de Meynard, le plus précieux de ses collaborateurs.

Tous les grands problèmes l’attiraient. L’intérêt hors ligne que présente l’assyriologie le frappa ; il est probable que, s’il eût vécu davantage, il eût de plus en plus tourné ses études de ce côté. Il voyait l’immense avenir d’une science qui nous fournira un jour sur la haute antiquité des lumières inattendues. Son nom figurera parmi ceux des vaillants travailleurs qui auront marché au premier rang à la conquête de ce monde nouveau.

Comme professeur d’abord à l’École des hautes études, puis parmi nous, M. Stanislas Guyard n’a pas rendu de moindres services. Il savait s’attacher ses élèves, leur inspirer le goût du travail qui le remplissait lui-même. Son assiduité était admirable ; il aimait à dépasser à cet égard les obligations qui nous sont imposées. L’amour du bien public, le sentiment abstrait du devoir formaient l’unique mobile de sa vie. Il était, dans les relations privées, d’une douceur charmante ; ses frères, ses sœurs, l’adoraient. Tout ceux qui l’ont approché ont gardé de lui l’impression de quelque chose de supérieur.

Hélas ! il était trop parfait, et quand on est arrivé à ce degré extrême de désintéressement, la terre ne vous retient plus assez ; on est trop prêt, au moindre signe, à la quitter. La soif du travail allait chez lui jusqu’à l’obsession ; il avait tué en lui la possibilité du repos. Quand il pensait à tant de belles choses qui seraient à faire, quand il voyait la moisson si belle et les ouvriers si peu nombreux, il était pris d’une sorte de fièvre ; il assumait pour lui la tâche de dix autres. La fatigue amena bientôt l’insomnie, l’incapacité du travail. L’incapacité du travail, c’était pour lui la mort. Vivre sans penser, sans chercher, lui parut un supplice. Imitez-le en tout, jeunes amis, excepté en cette espèce de tension dangereuse qui fait qu’on ne peut plus associer au devoir le sourire, le divertissement honnête, le plaisir de contempler un monde, où, à côté de tant de parties sombres, il y a des touches si lumineuses. Indulgere genio est un art que notre ami ne savait pas, ne voulait pas savoir ; il ne pécha que par excès d’amour pour le bien. La vie était pour lui tellement identifiée avec le travail qu’un ordre de repos lui sembla insupportable. La perspective de vivre sans travailler lui parut un cauchemar plus affreux que la mort.

Et puis il y avait en tout cela quelque chose de plus profond encore. L’espèce de providence inconsciente qui veille à la destinée des grandes âmes semble faire en sorte que la récompense ne leur vienne que tard et quand elle a perdu son attrait. Il en fut ainsi pour Guyard. La vie s’était toujours montrée à lui par le côté austère. Quand elle commença à lui sourire, le stoïcien eut des scrupules ; il crut qu’il allait perdre de sa noblesse en acceptant le prix qu’il avait si bien mérité ; il sembla se dérober, se soustraire…

On ne se console de ces dures leçons infligées à notre orgueil qu’en songeant que la science est éternelle, qu’elle n’est point assujettie aux lois fatales de notre fragilité. Guyard a largement travaillé pour sa part au grand édifice de la science moderne, dont les profondeurs cachent tant d’efforts anonymes. Ces monuments immenses, ou plutôt ces collines bâties, qui couvrent la plaine de Babylone, sont faites en briques de quelques centimètres de long. Courte est une vie scientifique ; mais immense est un capital où rien ne se perd.

Pauvre cher ami, entré maintenant dans la sérénité absolue, donne le repos à ce cœur inquiet, à cette conscience timorée, à cette âme toujours craintive de ne pas assez bien faire. Tu as été un bon ouvrier dans l’œuvre excellente qui se construit avec nos efforts. Ta tristesse fut seule parfois un peu injuste, injuste pour la Providence, injuste pour ton siècle et pour toi-même. Sois tranquille ; ta gerbe fleurira ; tu as montré la route ; ce que tu n’as pu faire, d’autres le feront. Ta vie sera pour tous ceux qui t’ont connu une leçon de désintéressement, de patriotisme, de travail et de vertu.