(1888) Épidémie naturaliste ; suivi de : Émile Zola et la science : discours prononcé au profit d’une société pour l’enseignement en 1880 pp. 4-93
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(1888) Épidémie naturaliste ; suivi de : Émile Zola et la science : discours prononcé au profit d’une société pour l’enseignement en 1880 pp. 4-93

Préface

Phénomène bizarre, notre époque aspire à la régénérescence et elle nous donne une littérature de décadence. Car, pour le fond et pour la forme, elle semble être le fait d’une race épuisée, débilitée et corrompue sans inspiration, sans grandeur, réduite à ne pas lever les yeux au-dessus d’elle-même, à se prendre pour unique objectif, à se mirer dans ses bassesses, ses` platitudes, ses vices, ses folies, ses hontes, voire même ses crimes s’attachant à ne faire ressortir des sujets qu’elle traite que les côtés scandaleux, grossiers, repoussants, jusqu’à ceux qui comprennent les servitudes viles et secrètes de la vie organique, appelées par les latins postscenia, et que, jusqu’ici, nous nous efforcions de dissimuler avec soin à la vue du monde, lequel, du reste, n’a rien à gagner à les voir, les connaissant pour son propre compte et par son expérience quotidienne.

Sans doute, pour être juste, il faut reconnaître qu’il se manifeste, de temps à autre, dans d’honorables conditions, des réminiscences de l’école haute, dite classique, qui sont accueillies avec estime, mais sans enthousiasme, comme appartenant à un genre démodé, fini en conséquence, incapable de conduire le mouvement littéraire actuel. Donc, l’attention et les encouragements vont ailleurs.

Ceux qui récriminent contre la nouvelle direction que prennent les lettres lui prêtent pour cause la dissolution de notre époque.

Récemment une conférence faite par un pasteur protestant, membre du Sénat, a roulé sur cette matière. L’enseignement matérialiste, l’incrédulité du siècle en ont fait tous les frais.

Cette vieille opinion que la littérature reflète l’état des mœurs étant admise, il est certain qu’on serait autorisé à croire que la nôtre, qui pose en principe que le vulgaire est seul réel, est la logique expression d’une dégradation de la conscience, de l’esprit et conséquemment du goût.

Il n’en est rien cependant ; car jamais, à aucun moment de notre histoire, les questions d’ordre le plus élevé n’ont été étudiées, discutées et près de se résoudre dans un sens favorable comme aujourd’hui.

Nos mœurs, sauf exception, sont mauvaises, j’en conviens, mais elles ne sont meilleures nulle part et ne l’ont jamais été en aucun temps. Les études historiques, faites d’après des documents positifs, nous ont édifiés sur ce point. Ces mauvaises mœurs, dont nous nous plaignons, proviennent plutôt d’une fausse organisation sociale, d’un classement factice que des vices de l’humanité. Il y a là une distinction à établir, et nous ne soutenons la République dont le principe est la justice que pour réformer, reviser les lois et les institutions défectueuses dont la conséquence est l’immoralité générale.

Et ce qui se passe en ce moment, où j’écris, confirme l’exactitude de ce jugement.

Cette révolte publique contre l’indélicatesse et l’improbité prouve amplement que la conscience collective est encore intacte et qu’elle n’a oublié aucune des traditions de l’honneur.

Non, il n’y a pas concordance obligée entre la chose littéraire et la chose morale. Et les faits le démontrent.

Dans les époques les plus dissolues, n’a-t-on pas chanté les beautés de l’innocence et de la vertu, aux grands applaudissements de ceux qui pratiquaient le contraire.

Ces contrastes sont fréquents en société. Des libertins exaltant la candeur et la virginité, des coquins se plaisant au récit d’actes honnêtes. L’humanité à ces besoins d’opposition. Changer fictivement de milieu est pour elle sujet de distraction et de sensations nouvelles.

Certes, il est moins étonnant que des vicieux, des criminels s’intéressent, par simple curiosité, aux luttes et aux épreuves de la loyauté et de la vertu, que des honnêtes gens se passionnent pour des faits dont les motifs déterminatifs sont aux antipodes de leurs principes.

Mais, comme nous ne saurions trop le répéter, ces contradictions sont inhérentes à l’humanité. On ne les explique que par cette attraction de l’antithèse qui pousse les individus à sortir de leurs habitudes, ne fût-ce que par imagination.

La véritable raison de cette débauche de la plume est dans la recherche du nouveau. Chacun voudrait dire ce qui n’a pas encore été dit, dépeindre ce qui a passé sous silence ou qui n’a frappé les yeux de personne ou tout au moins inaugurer une forme suffisamment saisissante pour arrêter l’attention et frapper l’esprit.

Je conçois très bien ce désir de la nouveauté et cette espérance de l’avoir trouvée. Ce peut être une noble ambition que de travailler à ouvrir une nouvelle voie, à tracer un sentier inexploré, à doter le séculaire monument des Lettres d’un appendice de plus.

Est-ce une illusion ? N’en est-ce pas une ? C’est ce que nous verrons tout à l’heure.

Malheureusement, nous pouvons affirmer que ce noble motif n’est pas le seul mobile des âmes.

Dans la carrière des lettres, le côté commercial tend, de plus en plus, à l’emporter sur le côté littéraire. Il se passe là des faits analogues à ceux de l’industrie. L’industrie recherche tout ce qui peut surprendre l’acheteur, attirer son attention, fût-ce par un produit insolite. Dans ce domaine, c’est pure question de mode, et heureusement celle-ci est changeante.

En littérature et en art l’intrusion de l’insolite a une autre portée.

Il est certain qu’en ne craignant pas d’aborder l’insolite, l’excentrique, on peut faire du nouveau. Mais l’important est que ce nouveau marque un progrès soit par une acquisition de fond, soit par un perfectionnement de la forme. C’est là que gît la difficulté en ce qui concerne les œuvres d’imagination.

L’imagination s’est ingéniée, depuis des siècles, à grouper de mille façons les événements, à différencier les caractères de même nature par des nuances minuscules, infinitésimales de telle sorte qu’il est quasi impossible de découvrir d’autres combinaisons. Il ne reste donc plus qu’à adapter ces matériaux, toujours identiques à eux-mêmes, aux convenances des milieux, incessamment modifiés.

Ceci dit, les jeunes, comme on les appelle, se sont lancés dans la voie de l’insolite. Il est curieux d’étudier, dans ses phases diverses, cette genèse d’une littérature qui, de parti pris, quitte successivement les sommets pour aller se fixer dans les bas-fonds.

C’est en art que, d’abord, l’essai d’une école dite réaliste fut tenté. Les novateurs allaient s’adresser aux yeux avant d’atteindre l’esprit. Il s’agissait de familiariser le regard, de refaire son éducation ; puis ce sens une fois dérouté, de passer à l’oreille et à l’intelligence. A coup sûr, il n’y a eu ni préméditation, ni méthode, mais les choses se sont passées ainsi, sans exposition préalable d’un système, sans programme établi que je sache.

Ce fut Courbet qui ouvrit le feu. Richement doué comme peintre, non quant au coloris qu’il a lourd et noir, mais quant à la vigueur de la brosse et à la solidité de sa touche. Courbet manquait d’élévation dans les idées, et, naturellement, était porté à voir dans toute chose le côté prosaïque et trivial. Avec ces dispositions natives, renforcées du désir de faire parler de soi quand même, il fit de la sélection à rebours. Il s’arrêta aux types les plus vulgaires, les adopta de préférence et en fit ses modèles favoris. Pour composer ses tableaux, il les plaçait dans un cadre assorti à leur caractère inférieur. Ce qui donna à son talent une sorte d’allure canaille. Son Après dîner à Ornans nous montre trois voyous à table éclairés par un jour de cave. Ses Demoiselles de village, quelques servantes attiffées en rupture de gargote. Sa Baigneuse, une grosse femme avachie et déformée par l’embonpoint ; capitonnée au dos comme un fauteuil, et digne de figurer sur un champ de foire. Sa Femme au perroquet, dont les accessoires dénotent un lupanar au rabais. Son Retour de la conférence ne représente que des trognes avinées. Et quand on pense que Diderot, dont se recommandent les réalistes, blâmait même Rubens de manquer de goût en s’en tenant à la race flamande trop plantureuse et trop massive, suivant lui. Qu’eût-il dit devant la Baigneuse de Courbet ?

Le peintre natif d’Ornans joignait à la vulgarité de ses sujets certaines innovations bizarres consistant à supprimer la perspective et à rendre les contours semblables à des fils d’archal. Dans le premier cas, il rappelait les peintres naïfs du xive  siècle et faisait reculer l’art. Dans le second, il s’éloignait de la nature, puisque le contour n’a pas d’existence propre, n’étant que la limitation de l’objet ou de l’être.

Qu’on ne s’étonne donc pas du tolle que souleva Courbet.

Devant cette exhibition insolite, le public se rebiffa , il en était encore resté à une tout autre conception de l’art. Il conspua les œuvres susdites et leur auteur. Au Salon, plusieurs envois de Courbet furent refusés. Ce fut pour lui la meilleure des réclames un certain camp le posa en victime. Dans la presse, une nuée de débutants sans notoriété virent là l’occasion d’en conquérir une. Ils se firent les apologistes et les défenseurs de l’artiste qu’ils disaient persécuté.

Il fallait les entendre « Enfin venait d’apparaître une école nouvelle ! Enfin l’art et en même temps les lettres, car les deux sont régis par la même loi, allaient sortir de l’ornière classique. Jusque-là les lettres et l’art n’avaient vécu que de convention et de fantaisie. »

« L’École réaliste, ainsi nommée pour faire opposition tranchée à l’idéalisme imaginaire, déclarait qu’elle voulait briser avec la tradition officielle. Elle répudiait le dogmatisme mensonger des académies, leurs doctrines surannées ; elle seule avait pénétré la nature et voulait la reproduire dans toute sa sincérité ; c’est-à-dire sans ornement, sans arrangement fictif, sans réticence. »

« A la bonne heure ! Courbet c’était un maître sincère qui peignait sincèrement ! » De même que l’Angleterre religieuse se partagea, un beau jour, en conformistes et en non-conformistes, la France artistique et littéraire allait se diviser en sincères et en non-sincères.

Tel était à peu près le fond des articles publiés par la jeune critique. Heureusement, Courbet sentit qu’il était temps, pour lui, de faire quelques concessions au bon goût ; il se donna la peine d’intéresser le public en lui servant autre chose que de choquantes excentricités. Il reprit la voie des maîtres, sans toutefois la prolonger d’une ligne.

La même comédie se joua pour François Millet, à peu près vers la même époque. Repoussé par le public, qui ne goûtait pas sa manière, et les marchands qui méprisaient ses mêmes toiles qui, aujourd’hui, se paient fabuleusement sans qu’on puisse expliquer un pareil revirement, François Millet fut exalté par la critique tapageuse ci-dessus signalée. « Millet n’était pas seulement un peintre, c’était un révélateur ; lui seul avait compris les champs, le plein air, les moissons, les troupeaux, les grands horizons, les heures crépusculaires, les perspectives à perte de vue lui seul avait compris et exprimé la vie rustique il était le chantre des paysans. » A les entendre, c’était à croire que les paysagistes du passé, du présent, voire même les plus illustres, ignoraient le dehors. Que s’étant enfermés dans leurs ateliers, ils avaient bouché leurs fenêtres et ne s’étaient inspirés que de décors et de bergerades d’opéras-comiques.

On avait attendu le xixe  siècle et M. Millet pour faire la découverte de la nature. Personne auparavant nu la soupçonnait. Les artistes et le public avaient des yeux pour ne rien voir le préjugé dominant l’art, les peintres alors n’étaient que des subjectifs. On en arriva à l’absurde.

A force d’entendre répéter les mêmes louanges, grâce au manque de connaissance du plus grand nombre et à la contagion, le jugement public s’est petit à petit transformé, en d’autres termes altéré et avec lui le goût.

A présent, l’engouement est général, et nous lisons tous les jours des articles dithyrambiques sur le chantre des campagnards. Drôle de chantre, en vérité, dont le premier soin est d’enlaidir et de bestialiser ses héros ! Ah ! certes, s’il avait pour juges ceux qu’il a prétendu glorifier, il en serait singulièrement renié et honni.

Que diraient ces beaux et solides gars, ces filles bien taillées, à la carnation éclatante, ces vieillards encore robustes, à l’air calme, à l’œil fin que je rencontre parmi les ruraux aussi fréquemment que parmi les citadins ?

Que diraient-ils devant l’Homme à la houx, une Famille de paysans, la Baratteuse, cette laide femme à mâchoire carrée, tout d’une venue, frôlée par une espèce de chat inconnu de l’histoire naturelle ?

Ils exclameraient « Quoi ! c’est nous qu’on a prétendu représenter ! » Et ils jetteraient leur chantre par dessus bord.

C’est qu’en effet, François Millet a fait du paysan soit l’homme préhistorique, descendant de l’espèce simienne, suivant Darwin, soit un être appartenant à une race dégénérée par les durs travaux, les privations et les moteurs bestiales. Si ces durs travaux, réputés salubres, à juste titre, quand on les compare aux travaux de certaines industries, devaient produire une telle déformation de l’être, ce serait à faire prendre en horreur la culture de la terre.

La technique de Millet n’est pas assez puissante, sa touche est trop lourde, sa couleur est trop terne pour compenser cette erreur fondamentale. Etait-ce chez lui effet d’optique, était-ce parti pris ? Voulait-il représenter les populations rurales comme des victimes de la société ? Je l’ignore. Tout ce que je puis dire, c’est que, par le choix systématique de ses modèles, il a été à côté de la vérité.

Il a confondu le paysan moderne, contemporain, avec le abanier du moyen âge et même avec celui du xviie  siècle hâve, flétri, famélique, tel que l’a dépeint La Bruyère. Le paysan de nos jours est tout différent. Et si je vais chercher où se produit le plus fréquemment la bestialisation du type humain, c’est dans la fabrique et dans l’usine que je la trouverai plus qu’aux champs.

Les conséquences de son œuvre, si elle était prise en considération, seraient la plus vive critique élevée contre le suffrage universel, car ce n’est pas un paysan qu’il nous fait voir, un homme, mais bien une brute.

Avant de quitter le réalisme dans l’art, je dois ajouter, à ce qui précède, quelques réflexions que m’a suggérées l’exposition récente des œuvres de Millet.

J’y allai bien après l’ouverture, c’est-à-dire quand le monde des arts et des lettres était absent, saut exception. La plupart des visiteurs que j’y rencontrai appartenaient donc à la classe bourgeoise, suffisamment éclairée pour s’intéresser aux productions d’ordre supérieur, mais ne fréquentant ni les artistes, ni les gens de la presse, et, par suite, n’étant nullement au courant des dessous ; autrement dit des coteries, des camaraderies et des admirations tarifées.

Tous allaient, poussés par la renommée, apprécier, sur la foi des critiques, les œuvres du maître.

Je suivais des groupes et j’observais. En général. je constatai sur les physionomies l’empreinte d’un vif désappointement. Comment ! C’était pour cela qu’on les avait dérangés ! Il régnait un silence morne, interrompu, de temps à autre, par quelques chuchotements timides. Une dame, moins timorée que le reste, s’arrêtant devant l’Homme à la houx, formula hautement son impression. Elle s’écria, sans avoir cure de ceux qui l’entendaient « Mais c’est un orang-outang »

Il était réservé à M. Zola de porter à la quatrième puissance le système de Millet, et pour l’ouvrier des champs et pour l’ouvrier des villes.

Pendant que le pseudo-réalisme s’accusait en art et s’implantait, il apparaissait en littérature.

Certes Balzac, bien qu’il ne s’était donné ni comme réaliste, ni comme naturaliste, mais bien comme un consciencieux et perspicace observateur, n’avait pas vu l’humanité en beau sinon au physique, qu’il ne négligeait pas, mais au moral. Il s’était bien plus appliqué à dépeindre les turpitudes, les insanités de notre âme que ses instincts supérieurs. Il avait analysé, examiné minutieusement les raffinements et les subtilités de la corruption sous toutes ses faces. Sur ce point, il n’a rien omis, tout en évitant les détails répugnants, capables de dégrader celui qui les écrit.

Le roman ne devait pas en rester là. Tout en procédant de Balzac, la jeune génération qui le suivait, ne voulait pas servilement le répéter il fallait donc trouver autre chose. On se creusait la tête pour découvrir un moyen de rajeunissement. On avait étudié et reproduit les sentiments, les passions, les idées, les caractères, les aventures, les événements possibles et impossibles, les situations variées il restait à définir les sensations et les causes physiologiques qui les déterminent.

C’est sur ce terrain qu’on allait se placer. On allait emprunter à la science médicale. Dorénavant, tout écrivain à la mode s’appliquerait à tout réduire aux termes de matière organique et de matière inorganique.

Le premier écrivain réaliste, si ma mémoire ne me fait pas défaut, est, il me semble, M. Champfleury. Sans prétention aux connaissances physiologiques, se riant de toute connaissance, il écrivit un volume sur la néo-doctrine sans parvenir à la formuler nettement.

Tout ce qui émerge de son exposé, c’est le mépris affecté de toute préparation, de toute étude préalable, de toute méthode le langage sans grammaire, l’insouciance de la forme et du style. Les trivialités sont autant de signes de l’indépendance de l’esprit qui doit ne vouloir rien perdre de sa saveur native, de son sui generis bien préférable à la pédanterie de la chose acquise.

Bientôt Gustave Flaubert fit paraître Madame Bovary. Dans cet ouvrage, il franchissait les limites qu’avait respectées l’auteur de la Comédie humaine. Avec Flaubert, la physiologie faisait son entrée en scène et allait prendre possession du roman.

Il dépeignit en praticien, doublé du littérateur, unissant la couleur à la crudité, les fièvres des sens, les réveils du sang, les prurits de la chair on la sentait frissonner et palpiter sous sa plume.

Il fit le procès-verbal minutieux, comme à la clinique, des vibrations les plus secrètes. C’est lui, aussi, qui, le premier, fit abus de certaines descriptions répugnantes, que jusqu’alors la bienséance avait écartées, sans nuire ni à la vérité, ni aux lettres, ce qu’il est bon de constater. On peut lui reprocher aussi d’être tombé dans la puérilité du détail et d’avoir laissé échapper des points essentiels. Un véritable talent, vital, coloré, dissimula aux lecteurs les contradictions de la méthode plus réaliste de nom que de fait ; elles passèrent quasi inaperçues. Dans les hautes sphères, on cria à l’immoralité. Le plus curieux, c’est qu’on était sous le second Empire. Songez donc un peu, l’homme du Deux-Décembre occupait le trône ainsi que la chaste Eugénie ! Tous deux n’avaient-ils pas un pudique entourage l’austère Morny en tête !

Ces consciences impeccables eurent, un instant, l’intention de faire interdire le volume dans un mouvement de vertueuse indignation. Donc, Madame Bovary comparut à la correctionnelle, ce qui augmenta sa vogue.

Ernest Feydeau vint encore renchérir sur Flaubert, avec moins de franchise et de vigueur, mais avec plus de préciosité et plus de corruption que l’auteur de Madame Bovary.

Ernest Feydeau accentua la manière. Là où son devancier a du tempérament, il a du calcul. Ses œuvres décèlent une dissolution raffinée ; il dépasse le vice et prête à ses personnages des complications de dépravation invraisemblable. Son imagination est celle d’une prostituée en délire.

Pour donner plus de portée à ses ouvrages, il substitua au vocable roman, celui d’étude. Fanny fut une étude qui fut suivie de beaucoup d’autres.

En somme, la caractéristique de ses ouvrages est la passion exclusivement charnelle, poussée jusqu’au fanatisme lubrique ; c’est l’abdication de la volonté devant la dictature de l’instinct brutal. Le tout présenté sous une forme tantôt d’un prosaïsme banal et cru, tantôt d’un lyrisme hors de propos.

Sans doute, de tous les temps, il y a toujours eu une littérature érotique, obscène mêmes, qu’on ne lisait que clandestinement, qu’il était souvent difficile de se procurer. C’était dans l’arrière-boutique d’un libraire, en catimini, qu’on demandait, à voix basse, dans la crainte d’être entendu, l’ouvrage proscrit. Ce qui, du reste, ne l’empêchait pas de s’introduire dans les établissements d’éducation religieuse ou laïque.

Entre ce genre prohibé et le genre officiellement admis, il en était un troisième toléré genre grivois, leste, c’était le mot consacré. Pigault-Lebrun, Victor Ducange, à l’occasion Paul de Kock, beaucoup d’autres m’échappent, en étaient les représentants. En fait de théâtre, c’était le Palais-Royal qui se chargeait de lancer le mot croustillant par l’intermédiaire de Mlle Déjazet et de ses camarades. Et l’on se gardait bien d’y amener des jeunes filles.

Maintenant, il ne s’agit plus d’un genre spécial, mais du genre littéraire tout entier ; son diapason est la licence romans, pièces de théâtre, poésies, chroniques l’adoptent comme un accordeur de pianos se soumet au la officiel.

De toute cette efflorescence réaliste, naturaliste, ― c’est ce dernier terme qui prévaut, ― l’éclosion la plus osée est assurément de M. Émile Zola. Et il n’a pas eu à déployer un grand courage, car il est arrivé dans les conditions les plus favorables à sa réussite, les milieux étant préparés.

Mais voici qu’en pleine apogée de ; gloire et d’argent, ce qui ne fait qu’un à notre époque, un murmure de désapprobation s’élève. Telle en est la raison.

M. Zola a fait la Terre, non à la façon de Jéhovah, mais à la sienne. Ceux de la terre sans majuscule récriminent et protestent.

M’est avis qu’ils cherchent une mauvaise querelle à l’auteur. D’autant plus mauvaise qu’ils ont été ses laudateurs et ses thuriféraires de la première heure, en conséquence ses complices.

Si l’évolution naturaliste prend, aujourd’hui, des proportions inquiétantes, la plus grande part de responsabilité leur en revient.

Avant l’Assommoir, le naturalisme de M. Zola n’excédait pas celui de Flaubert, de Feydeau. La fierté de M. Zola s’indignait, il faut le croire, de procéder de quelques-uns.

Aussi, eut-il l’ambition d’être absolument original et de conquérir, de force ou de gré, toute l’attention publique il médita un coup d’éclat. Les uns tirent du pistolet dans les vitres et tout le monde se retourne lui mit, les pieds dans le plat, ― coram populo, ― plus tard, il devait y ajouter le reste. Il nargua les convenances les plus élémentaires. Ce qu’on s’était appliqué à soigneusement cacher par civilité, il l’étala avec ostentation, au grand soleil. Il lança l’Assommoir comme simple ballon d’essai. Cet ouvrage fit grand bruit. N’oublions pas que l’Assommoir contient en germe tout ce que l’auteur a publié depuis.

Dès l’entrée, une fessée à coups de battoir, administrée par une blanchisseuse à une fille dans le lavoir public, fut considérée comme une trouvaille. Cette brutalité descriptive, qui s’était gardée des sous-entendus, fut acclamée, exaltée. C’était une hardiesse signe incontestable d’un génie indépendant. Si Courbet et Millet avaient été des maîtres peintres, Émile Zola était un maître écrivain.

L’engouement fut tel qu’on crut faire honneur à la mémoire de Balzac en l’appelant le précurseur de Zola. Balzac était l’aurore, Zola était le plein jour. Le succès de l’Assommoir donna un regain d’actualité aux œuvres antérieures les Rougon Macquart, la Curée, le Ventre de Paris. L’auteur comprit qu’il n’avait plus qu’à continuer, en grossissant son procédé, afin d’entretenir l’étonnement et de grandir sa réputation, ainsi que de remplir sa caisse.

Déjà dans l’Assommoir, il avait dépeint, avec complaisance et amples détails, l’ivrognerie et ses suites. Il s’était appesanti sur les déjections nauséabondes qui en résultent. Il avait encore décrit bien d’autres choses !

Dans Nana, il renforce la note de la lascivité répugnante. Il donne quelque part, en véritable dilettante, une analyse des sueurs âcres ; alcalines, aigres dont les arômes se mêlent aux savons rances et aux pommades éventées. Certaines scènes entre le prince Muffa et Nana sont réellement écœurantes.

A chaque manifestation progressive du système, l’auteur récoltait des bravos et des profits ; il n’y avait plus de raison pour qu’il s’arrêtât. C’est ainsi que pour des motifs très positifs, il est allé de Nana à Pot-Bouille, avec l’accouchement d’Adèle repris et perfectionné dans la Joie de vivre, titre qui n’est nullement justifié par le sujet.

Enfin, de crescendo en crescendo, en passant par Germinal, il en est arrivé à la Terre qui doit atteindre le point culminant de la doctrine, pour appeler les choses pompeusement.

Dans cette dernière élucubration, qui n’offre qu’une série sans trêve d’abjections et d’immondices accumulés à plaisir, l’intention de l’écrivain de se moquer du public est si évidente que ses partisans les plus forcenés en sont atterrés, et c’est un reproche que je leur adresse.

Si, dès les premières frasques de l’écrivain, ils l’avaient énergiquement blâmé, ils n’auraient pas fait la propagation de ses livres le chiffre des lecteurs eût été mince et M. Zola eût compris la leçon, d’autant mieux qu’il n’est pas emporté par un tempérament. ainsi que les naïfs peuvent le croire, mais bien par un calcul ; son plan étant prémédité.

De temps en temps, timidement et tout en qualifiant l’auteur de grand homme, quelques critiques ont bien hasardé de craintives et respectueuses observations. M. Zola s’en est gaussé et a poursuivi. A ces faibles attaques qu’il regarde d’un œil superbe, il a daigné répondre suivant la valeur de ceux qui les lui adressaient par des préfaces, des articles, des lettres. Fort habilement, il continue d’abriter ses insanités littéraires sous le couvert de la science dont il se dit, sans vergogne, être le plus zélé serviteur.

Avant chacune de ses publications, on interview M. Zola. Celui-ci, accablé du souci de sa mission, car il cherche à faire croire qu’il en a une, répond invariablement qu’il est plongé dans l’amertume parce qu’il n’est pas compris de ses contemporains. Et les critiques zolâtres de plaindre ce génie déclassé dans un milieu au-dessous de lui-même.

C’est donc une affaire entendue, M. Zola remplit une mission ; il est le scrupuleux observateur des lois de la nature ; et, sous une forme accessible à tous, il en vulgarise la connaissance ; explique et justifie par des théories scientifiques, interprétées à sa façon, les faits incongrus dont il se fait l’historien, et ses incongruités de langage : théorie de l’hérédité pour expliquer la dégénérescence fatale d’une famille, théorie de l’influence des milieux ou conditions ambiantes pour justifier les inventaires interminables que le naturalisme appelle descriptions nécessaires théorie des rapports du physique et du moral pour légitimer les relations analytiques de l’accomplissement des fonctions inférieures de l’organisme relations indispensables, suivant l’auteur, à l’intelligence de certains actes qui semblent d’abord, au sens du lecteur, relever de la morale, tandis qu’ils ne sont que les conséquences logiques de certaines dispositions physiologiques.

Dans l’Œuvre principalement, M. Zola se plaît à énoncer par la bouche d’un de ses personnages, son programme littéraire Sandoz n’est que son portevoix. Sandoz est romancier, et il expose à son ami Claude, ― le peintre du plein air, ― ses intentions et ses projets.

« Fi ! du pantin métaphysique, lui dit-il, il faut lui substituer l’homme physiologique, l’homme tel qu’il est, déterminé par ses milieux et agissant sous le jeu des organes. N’est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous prétexte que le cerveau est l’organe noble ! La pensée, et tonnerre de Dieu ! la pensée est le produit du corps entier Faites donc penser un cerveau tout seul ! Et que devient la noblesse du cerveau, quand le ventre est malade ? Non, la philosophie n’y est plus, la science n’y est plus. Nous sommes des positivistes, des évolutionnistes. Et nous garderions le mannequin littéraire des temps classiques, et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés de la raison pure ! Qui dit psychologue dit traître à la vérité. D’ailleurs physiologie, psychologie, cela ne signifie rien, l’une a pénétré Faune toutes deux ne sont qu’une aujourd’hui. Le mécanisme de l’homme aboutissant à la somme totale de ses fonctions.  »

« Ah la formule est là et notre résolution n’a pas d’autre base. C’est la mort fatale de l’antique société c’est la naissance d’une société nouvelle et c’est nécessairement la poussée d’un nouvel art dans ce nouveau terrain… Oui, on verra, on verra la littérature qui va germer pour le prochain siècle de science et de démocratie !ée »

Cette tirade, qui peut servir de profession de foi à l’auteur, a un semblant de vérités qui cache de grossières erreurs.

Il est bien évident pour tout le monde, et ce n’est pas une découverte moderne, que de reconnaître qu’un organe ne vit pas par lui seul, pas plus le cerveau qu’un autre ; il est solidaire des parties qui composent l’ensemble animal et ne peut survivre à aucune d’elles. Il est donc puéril de le rappeler. Seulement, le cerveau peut avoir une constitution supérieure à celle de tous les autres organes, ses associés. C’est ainsi que, chez un même individu, nous pouvons trouver un estomac ou une poitrine débile et, par contre, un cerveau supérieurement organisé. La vigueur de l’esprit, la puissance de la pensée n’est donc pas nécessairement la résultante de la vigueur du corps et de la parfaite santé. L’expérience nous démontre que malgré de vives souffrances, on peut conserver toute la vitalité de son esprit.

Quant à la physiologie sur laquelle les jeunes prétendent se baser pour innover dans les lettres, comment pourrait-elle créer une littérature nouvelle ? Chaque romancier aura-t-il la ridicule prétention de nous dresser un rapport sur l’état anatomique et l’état dynamique de ses héros et de ses héroïnes. Avant d’entrer en matière, seront-ils mieux renseignés que les plus fameux physiologistes qui en sont encore à l’A. B. C. de ladite science, faute de moyens d’investigations la vivisection augmentant leur embarras loin de le dissiper.

M. Zola fait donc du pur charlatanisme.

Est-ce que Plaute dans son Aulularia a eu recours à l’anatomie et à la physiologie pour nous dépeindre son avare repris et perfectionné par Molière qui n’avait en rien suivi les cours des Claudes Bernards de son temps. Quelque chose manque-t-il à leur bonhomme ? Nos naturalistes ajouteront-ils un iota à Tartufe ?

Ailleurs, toujours dans l’Œuvre, M. Zola se sert encore de Sandoz, le romancier, pour débiter ses théories. « Ah ! on lui arrangeait bien son pauvre bouquin ! c’était un égorgement, un massacre ; toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d’imprécations comme s’il eût assassiné les gens. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure d’un travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, c’était la profonde inintelligence de ces gaillards dont les articles bâclés sur des coins de bureau, le couvraient de boue sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle qui va d’un bout de l’animalité à l’outre sans haut ni bas, sans beauté ni laideur et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire qu’il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges qu’une langue sort enrichie de « ces bains de force et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvement continu du monde tiré, de la honte où on le cache, remis dans sa gloire sous le soleil. Qu’on se fâchât, il l’admettait aisément, mais il aurait voulu, au moins, qu’on lui fit l’honneur de comprendre, de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu’on lui prêtait. Je crois encore qu’il y a plus de niais que de méchants. C’est la forme qui les enrage en moi, la phrase écrite, l’image, la vie du style. Oui, la haine de la littérature la bourgeoisie en crève ».

Quel pathos quelle incohérence quelle contradiction et quel orgueil ! Essayons de débrouiller ce grimoire. « La vaste nature éternellement eu création la vie totale, la vie universelle qui va l’un bout de l’animalité à l’autre sans haut ni bas, sans beauté ni laideur. » Tout est équivalant au physique comme au moral. Il y a valeur égale entre un acte grossier et un acte héroïque, entre une brute et un homme de génie. Ensuite, « tout doit se dire ».

Qu’à cet égard l’auteur ne se fasse pas illusion, tout a été dit et redit. Impossible d’innover. Il y a des mots abominables comme des fers rouges. qu’une langue soit enrichie de ces bains de force. »

Ainsi ces mots abominables qui composent ‘le langage des charretiers ivrognes, du personnel des halles, des filles et des souteneurs constituent des bains de force où le français doit puiser une nouvelle puissance. Ce sont donc ces sortes de gens qui, en employant ces mots abominables, rendent le plus grand service aux lettres ; sans eux et leur vocabulaire spécial, la langue perdrait et sa couleur et son énergie.

En vérité, nous tombons dans la cocasserie associée à une outrecuidance exceptionnelle. C’est surtout « l’acte sexuel qu’il faut tirer de la honte où on le cache », pour le remettre dans sa gloire sous le soleil.

Fort bien, désormais le grand acte devra s’accomplir au grand jour, les fenêtres ouvertes. Voici un laissez-passer en bonnes formes donné à toutes les gravelures et obscénités décrites. Sur ce chapitre, plus encore que sur tous les autres, l’auteur le prend de haut comme un cosmographe embrassant l’univers d’un œil d’aigle. Il vous parle à propos des amours d’une maritorne et d’un ramasseur de crottin, des grandes noces de la nature, du rut gigantesque et cyclopéen, etc., etc.

Ces grandes noces de la terre, style emphatique et théâtral, ce rut gigantesque de la nature ne s’accusent pas synthétiquement à l’œil de l’observateur, mais par des faits partiels dont la plupart se passent à l’ombre des bois et des forêts.

Cette puissante œuvre de la reproduction générale s’opère sans tumulte apparent et dans une souveraine harmonie. Sur ce point la pudeur des éléphants qui, eux aussi, font partie des grandes noces de la terre, donnent une leçon à M. Zola.

Conclusion. Tous les actes humains, quels qu’ils soient, doivent être mis en lumière puisqu’il n’y a ni haut ni bas, ni beau ni laid ; et que d’ailleurs devant faire connaître l’homme physiologique et non l’homme métaphysique, l’omission du plus petit détail nuit à l’intelligence du sujet ; étant dit que du fonctionnement normal ou anormal d’un organe, dépend l’état du caractère et de l’humeur.

Acceptons sans réserve, pour un instant, cette donnée du naturalisme. Nous répliquerons facilement qu’autre chose est un trouble organique passager ou permanent qu’un seul mot indique ; et autre chose est l’état sain où toutes les fonctions ont un jeu libre et régulier.

Dans ce dernier cas, les fonctions animales étant communes à tous les êtres, puisqu’elles sont les conditions de la vie et que les individus les mieux doués y sont soumis comme les plus déshérités, elles ne peuvent donc déterminer aucune modification dans les caractères. Lorsque ces fonctions sont viles, il n’y a qu’inconvenance à les mentionner. Ce qu’il y a d’important pour le romancier comme pour l’historien, c’est de définir le tempérament de ses personnages, c’est-à-dire la constitution particulière de chacun d’eux, soit un tempérament sanguin, soit un tempérament bilieux ou lymphatique. Sans en ajouter davantage, le lecteur, immédiatement, entrevoit les différences d’humeur des individus ; humeur plus ou moins violente, plus ou moins irritable, plus ou moins mélancolique. Il suffit que le tempérament soit dénommé, qualifié par l’auteur pour que le public soit édifié et qu’il prévoit

la diversité des conduites et des dénouements. C’est donc absolument en pure perte, et sans profit pour personne, que M. Zola nous fait assister à des scènes bien capables de produire sur les estomacs les plus robustes l’effet d’une dose d’émétique.

Dans la Terre, il nous raconte avec des ornements ad hoc, un pugilat de flatulence engagé par les sujets réputés les plus flatueux du village. Sans plus de gêne, il nous décrit ces pièces d’artillerie d’un nouveau genre braquées devant une chandelle que l’un des concurrents doit éteindre par la vigueur du souffle souterrain.

Je veux bien que pour se disculper et même se relever dans l’opinion, l’auteur en appelle à Saint-Augustin lui-même qui, pour démontrer la puissance de la volonté humaine sur nos différents organes, cite des individus qui, par des sons postérieurs ab imo, dit le texte, sans malpropreté sine pædore contrefaisaient des sons harmonieux. « Cité de Dieu. L. XIV., ch. 24. »

Ce fait est plus extraordinaire que ce que nous raconte le naturaliste Zola. Seulement, bien que le latin brave l’honnêteté, Saint-Augustin s’est abstenu d’employer le mot cru. M. Zola objectera que c’était un père de l’Église et que lui n’est qu’un compère de la farce naturaliste.

Revenons à la Terre. M. Zola n’a-t-il pas l’effronterie de nous présenter ces passe-temps ignobles comme la caractéristique des amusements champêtres. C’est une pure calomnie. Ces plaisanteries ordurières sont aussi bien le fait des citadins abrutis, des chambrées de caserne, ainsi que des potaches délivrés de surveillance dans les dortoirs. Tant il est vrai qu’en humanité, il y a un fond bestial qu’une éducation même supérieure ne vient pas toujours à bout de faire disparaître complètement.

Est-il donc instructif ou même récréatif pour nous, de nous entretenir de ce que peuvent bien faire des goujats en goguette et des polissons en nargue de discipline. Il est de toute évidence que l’auteur de Germinal et de la Terre, à force de chercher des effets dans l’expression et l’image de l’ordure, a fini par s’y familiariser et y prendre goût. D’autant qu’il s’est aperçu, par la vente croissante de ses livres, qu’il ne s’agissait pour l’emporter sur ses rivaux que de tremper sa plume dans autre chose que de l’encre. Aussi, a-t-il substitué à son encrier un récipient d’emploi différent.

Non content de puiser tout à l’égout, il a assaisonné sa dernière œuvre de mœurs infâmes viols, incestes, etc., etc.

Ah ! si les gens de la Beauce le savaient, M. Zola n’aurait qu’à n’y pas retourner. Si tant est qu’il y soit jamais allé ! Il est un observateur subjectif, il crée ses observations au coin de son feu.

Par malheur, la meute des imitateurs, envieuse d’un succès semblable de librairie, grossit de jour en jour. Sous toutes les formes, nous rencontrons des sous-Zola.

Il en résulte que la clientèle lectrice n’a plus le moindre scrupule. On se demande, en lisant ce qu’on imprime aujourd’hui, à quel propos on a pu interdire les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Nous sommes obligés de reconnaître que le sens littéraire s’est encore abaissé depuis.

Quoi d’étonnant ! dès que la délicatesse, le sentiment des convenances, les susceptibilités d’un esprit élevé et d’une bonne éducation sont rangés au nombre des préjugés qu’il faut combattre comme étant des obstacles à la connaissance du vrai, le public, petit à petit, s’habitue à tout voir, à tout entendre, à tout lire sans s’étonner, ni se scandaliser. Il arrive à s’imaginer que c’est une force de s’être affranchi de ce qu’il appelle la bégueulerie.

Il reste à savoir si cette absence de toute bégueulerie donne, au point de vue du vrai, du bien, du beau, de l’utile et même de l’agréable, des résultats satisfaisants. Ces excursions dans des régions où les écrivains, même ceux qui se respectent le moins, n’avaient jamais voulu pénétrer, ont-elles amené des découvertes ? L’École naturaliste peut-elle se vanter d’avoir doté les lettres d’un apport nouveau ? A-t-elle mieux buriné les passions, les caractères, les vices, les mœurs ? A-t-elle procuré à la langue française un surcroît de ressources ? L’a-t-elle enrichie ? A-t-elle donné au style des qualités qui lui manquaient ? Enfin, a-t-elle ajouté quelque chose à ce qui était déjà ?

Qui oserait dire oui ?

Les naturalistes loin de perfectionner la langue sont en train de la gâter à plaisir. Chez eux, elle est sale ou contournée ou emphatique. Cette langue française si claire, si simple, si concise dans sa construction, ils la surchargent, la dérangent, la rendent parfois prétentieuse et inintelligible. Dans la composition de leurs œuvres, ils violent les lois élémentaires de l’art ; la hiérarchie des rapports entre les personnages et les choses, la subordination des accessoires, la concentration des effets. Ils placent tout au même plan ; tout ayant pour eux la même valeur, ils accordent à chaque objet un degré égal d’attention ; leurs ouvrages manquent de pondération et de lien.

Pour résumer, l’École naturaliste dans ce qu’elle a de neuf n’a rien de bon, et dans ce qu’elle a de bon n’a rien de neuf.

C’est qu’en effet, en littérature comme en art, il ne peut guère se produire quelque chose d’inédit et de nouveau.

La nature est bien vieille quoique toujours jeune, et l’art date de loin.

Quand une civilisation, héritière des civilisations antérieures, a donné aux sens un maximum de culture et a nourri l’imagination des chefs-d’œuvres de tous les temps lorsqu’elle a enrichi sa langue d’autant d’expressions qu’il en faut pour traduire, dans leurs nuances les plus délicates, les sentiments, les passions, les pensées et les caractères quand cette langue satisfait pleinement aux exigences de la logique et à celle de l’oreille, elle atteint toute la perfection dont elle est susceptible. Et les écrivains de génie qui se produisent alors ne peuvent être dépassés.

D’ailleurs, ce qui confirme ce jugement, c’est que le sujet mis à l’étude est la nature, et que la nature ne change point.

Notre monde inorganique a toujours son même ciel, son même soleil. Il nous représente, sans discontinuer, des jours, des nuits, des montagnes, des vallées, des forêts, des cours d’eau, des mers et, brochant sur l’ensemble, les saisons avec leurs accidents de température et de météorologie.

D’autre part, le monde organique, l’humanité en tête, persiste à fournir les mêmes tempéraments, les mêmes phénomènes de passions et d’intérêts, de vertus et de crimes. Ainsi, depuis des siècles dont nous ne pouvons évaluer le chiffre, l’éternel modèle animé et inanimé pose devant les hommes qui, de génération en génération, s’efforcent de l’observer, de l’étudier, de le pénétrer et de le traduire fidèlement.

De là, on est en droit d’inférer que ceux qui prétendent qu’en art et en littérature, il est possible de s’élever au-dessus de ce qui a été fait, ou tout au moins de faire autre chose que ce qui a été fait, de voir et de sentir autrement qu’on a vu et senti jusqu’alors, ceux-là, dis-je, m’ont tout l’air de gens qui vont à la découverte dans un pays conquis, exploré en tout sens et exploité dans ses moindres détails.

Seule la diversité des époques, avec le remaniement des lois, des institutions, modifie la situation, la forme ; apporte des variations dans les usages, les modes et certains tons du langage, mais le fond reste le même.

Les écrivains contemporains ne font qu’actualiser ce qui est éternel. C’est tout ce qu’on peut espérer en fait de nouveauté.

La chance qui reste aux littérateurs et aux artistes, c’est que les œuvres d’art sont fatalement détériorées et détruites par le temps, et que les œuvres littéraires se démodent à la longue.

Les noms qui ont fait souvent le plus grand bruit à leur époque, et c’est surtout en ce qui concerne le roman, tombent des mémoires et ne se retrouvent plus guère que dans des traités spéciaux de littérature.

Nous nous garderons bien de retomber dans les vaines querelles des anciens et des modernes nous ne soutiendrons pas que les écrivains des deux siècles derniers étaient nécessairement mieux doués que ceux du nôtre. Mais nous nous contenterons de reconnaître, et l’expérience le démontre, que nos facultés ne comportent pas un développement indéfini quand elles ont atteint un summum, elles ne le dépassent pas, et l’imagination surtout.

Pour ce qui est de la pensée, en elle-même, lorsque par des hardiesses de haut vol, elle a exprimé les grands sentiments, les grandes idées qui agitent, qui excitent, qui inspirent l’humanité, idées et sentiments dont le nombre est très limité, il ne lui est pas donné d’aller au-delà, elle ne peut donc que se répéter.

Le xviie  siècle et le suivant blâmèrent Corneille et Racine de s’être inspirés, dans la plupart de leurs œuvres, des tragiques antiques, prétendant que l’histoire nationale était assez riche en faits héroïques et grandioses pour fournir des sujets aux auteurs. Certes, on avait raison de ne pas vouloir s’en tenir aux Grecs et aux Romains, d’autant qu’ils n’avaient pas représenté à la scène tous les sentiments humains, bien qu’ils n’y fussent pas étrangers dans la vie réelle. C’était aussi faire preuve d’indépendance intellectuelle que de s’affranchir de certaines règles établies par de grands esprits qui pour être supérieurs, n’en étaient pas moins faillibles. Mais ces réformes nécessaires, une fois apportées, était-on fondé à croire que le génie des classiques, dans leurs chefs-d’œuvre, serait dépassé par les nouveaux. Les jeunes de ce temps firent des tentatives honorables qui n’eurent qu’un succès passager. Et les œuvres des Corneille et des Racine continuèrent à planer sans que la différence des époques ait enlevé quelque chose de leur grandeur. Le poète sublime, Victor Hugo, partage leur gloire sans l’effacer.

En science seulement, le progrès peut être en ascendance constante, pour la bonne raison que les savants, contrairement aux hommes de lettres, ne tirent pas tout d’eux-mêmes ; le dehors étant l’objet de leurs constantes études, ils ne se contentent pas de la vision des choses, ils en recherchent la nature intime, l’essence, la loi, te rapport avec tout l’ensemble. Ils n’ont à appliquer à leurs observations que les procédés de l’esprit dont tout cerveau richement organisé et amplement cultivé dispose. L’univers est le sujet, sujet immense, inépuisable. Les savants, malgré leur persévérance et leurs travaux assidus, sont loin d’avoir la pleine connaissance du cosmos ce qu’ils en savent n’est rien en comparaison de ce qu’ils en ignorent. Ce n’est pas trop que les siècles se succèdent avec leur transmission d’observations et d’expériences incessamment réitérées, pour étendre la science et rectifier les fréquentes erreurs de ceux qui la cultivent.

Je sais des gens qui concluent des conquêtes de la science une rénovation de l’art et des lettres, s’imaginant que chaque découverte apportera des éléments nouveaux. C’est une singulière méprise. Ni la physiologie qui s’efforce de pénétrer les causes des phénomènes physiques et moraux de la vie, ― nous en avons parlé il n’y a qu’un instant, ― ni la vapeur, ni les merveilles de l’électricité et de la transmission des forces ne peuvent en rien enrichir l’art ni la littérature. La chimie seule semble devoir fournir à la peinture des compositions et des combinaisons de couleurs ignorées des anciens maîtres. Mais, hélas ce n’est malheureusement qu’une illusion, car la palette des grands coloristes des deux siècles derniers, reste supérieure à celle de nos contemporains les plus illustres. La trouver est possible, en surpasser la vigueur, l’éclat et la finesse paraît invraisemblable. Jusqu’ici, les faits corroborent cette opinion. Nous le répétons donc, en art et en littérature, on peut faire aussi bien que ce qui a été fait, mais qu’on fasse mieux, nous n’en avons pas d’exemple. Venus après des générations d’artistes et d’écrivains d’un talent hors ligne, nos contemporains sont obligés de refaire ce qui a été déjà fait. Je sais bien qu’on me dira que lorsqu’une mine est épuisée, on en recherche une autre. Seulement, il arrive un instant où toutes sont épuisées.

De toutes les branches des lettres, c’est celle concernant le roman qui a pris le plus d’extension, parce que le roman est la lecture la plus facile, la plus récréative et en même temps à la portée de toutes les intelligences.

Si nous ajoutons, à cette raison, qu’aujourd’hui, grâce à la vulgarisation de l’enseignement, un plus grand nombre d’individus savent lire, nous ne serons pas étonnés qu’il n’y ait jamais eu, à aucune époque, une pareille consommation de romans.

La presse, à elle seule, en absorbe de quoi mettre à sec les imaginations les plus fertiles.

Or, de même que les productions de l’industrie sont falsifiées à mesure qu’on les multiplie, les productions littéraires baissent en qualité dès qu’elles augmentent en quantité.

Les romans pullulent, tout le monde en fait. Bien que les talents soient rares, je ne m’explique guère la faveur dont ils jouissent encore. Car plus les journaux se répandent à profusion, moins le roman a de raison d’être. Le journal qui se tire, à des millions d’exemplaires et qui se vend cinq centimes en rend la lecture inutile ; et je considère le feuilleton qu’il publie, comme une superfétation, un pléonasme. C’est dans le corps du journal qu’est le vrai roman, le roman vécu, quotidien et varié. Ici, la réalité impressionne à un degré autrement intense que la fiction.

C’est la vie de tous les jours, de toutes les heures, sur tous les degrés de l’échelle sociale avec ses manifestations privées, publiques, politiques, théâtrales, industrielles, financières ; avec ses drames de la passion, de l’intérêt, du vice, du crime qui défilent, pris sur nature, devant les tribunaux. Viennent ensuite les faits, les nouvelles de toute provenance.

Que vient donc faire le roman confectionné, bâclé en vue d’une lecture rapide et expédié en hâte ? Le plus souvent, il n’est qu’une compilation, une juxtaposition décousue faite de bric et de broc, sans aucun mérite de style, de tout ce qu’on a vu dans le corps du journal.

Le roman ne devrait être, à l’heure présente, qu’une œuvre choisie, bien composée, bien écrite, capable de satisfaire les délicats, comme les naïfs, parvenant à force de talent à nous émouvoir à l’égal de la réalité.

Il faut l’avouer, nous avons peu de spécimens de ce roman-là.

Il est vrai que pour être réussi, il demande non seulement des facultés indispensables, mais encore un travail de longue haleine ; il exige de l’observation, de la méditation, un temps considérable et cela sans grande chance de s’enrichir, ce qui ne fait pas l’affaire de nos écrivains contemporains.

Diderot disait « Quand l’artiste pense à l’argent, il perd le sentiment du beau. » Nous pourrions peut-être ajouter, l’exception confirmant la règle, que les préoccupations d’un ordre purement littéraire et esthétique ne gênent guère nos auteurs.

Dictés par un amour illimité du gain, tous rêvant un hôtel, c’est à qui imaginera les circonstances les plus brutalement incongrues et les plus capables d’éveiller les curiosités les plus malsaines.

Aussi est-ce une bonhomie presque niaise, de la part de nos critiques et du public, de prêter à messieurs les auteurs des convictions, des doctrines, lorsque leur seul but, leur seul désir est de gagner le plus d’argent possible.

C’est sous la rubrique scientifique, ainsi que nous l’avons fait observer, que le cynisme s’étale. Après avoir dépeint, à satiété, les passions suivant la nature, nos auteurs, à la mode, en arrivent à celles contre nature. Après avoir décrit l’individu à l’état sain, ils le reprennent à l’état maladif. Il ne s’agit ni d’un héros ni d’une héroïne, mais d’un sujet ; il n’est plus question d’une situation, mais d’un cas pathologique. Nous comptons alors deux naturalismes le naturalisme normal et le naturalisme anormal motivé par la passion, surexcité, dévoyé par l’éréthisme organique. Le romancier nous analyse tout au long les phénomènes de la névrose ; vocable adopté par les médecins pour donner un semblant d’explication ix choses qu’ils ne comprennent même pas. Névrose gastralgique, névrose hystérique, névrose nymphomane, névrose hypocondriaque, etc., etc.

Voici, certes, une matière assez ample pour fournir de nombreux chapitres.

Quand l’imagination fait défaut, on lui supplée le dictionnaire de médecine ou un rapport de la Galette des hôpitaux.

La morphinomanie et la suggestion vont passer des cours spéciaux dans le domaine littéraire. Le magnétisme avait déjà été exploité. La suggestion va lui succéder avec avantage.

Il est bien entendu que la langue scientifique étant beaucoup trop austère et exigeant des connaissances étymologiques assez étendues, on lui substitue un jargon licencieux digne des bas lieux. C’est ce qui constitue le plus l’originalité littéraire de nos auteurs contemporains.

Voilà où nous en sommes. Jusqu’où pourrons-nous bien aller ?

Ainsi que nous le disions plus haut, le roman offre le mode de lecture le plus répandu ; il est à la portée de tous il est la pâture intellectuelle de la plupart des classes ; les bibliothèques populaires en regorgent, et tout ce qui ne revêt pas cette forme est délaissé sur les rayons.

Les journaux qui publient trois ou quatre feuilletons par jour ne s’en tiennent pas là, ils ajoutent un supplément hebdomadaire exclusivement consacré aux romans. Le roman est donc appelé à charmer les loisirs de tous. Il est d’ailleurs le plaisir le plus économique, ne prenant que le temps qu’on veut bien lui consacrer, et, s’il n’est pas dérobé au travail obligé, on est en droit de dire qu’il ne coûte rien. C’est un plaisir qu’on goûte sans besoin de compagnie le soir, quand la corvée est finie, la distraction est là, sous la main, sans dérangement, sans aucun frais.

On conçoit que pour les masses, le roman prenne une importance excessive. Il exerce d’autant plus d’action sur les intelligences que l’instruction est moins forte plus cette distraction est unique, plus elle a d’influence sur le moral. Ici, l’impression personnelle n’est pas modifiée par le jugement collectif ; elle est solitaire, intime et d’autant plus profonde. Il n’est donc pas indifférent que la lecture la plus vulgarisée soit en même temps la plus saine.

Si elle n’est, en général, qu’un appel aux bas instincts, qu’une sollicitation aux aspirations dépravées, des effets funestes ne tarderont pas, quoi qu’on puisse dire, à se produire, dans la vie sociale.

C’est pénétrée de cette idée, corroborée par les faits, que je fis en 1880, à la demande d’une société d’enseignement et sous la Présidence de M. de Hérédia, une conférence sur M. Zola et la Science, au cirque Fernando. Cette conférence fut accueillie avec un vif enthousiasme par le nombreux public qui y assistait. Ce public pourtant n’était pas trié sur le volet, il était entré librement et représentait à peu près toutes les classes. Comment donc se fait-il que, malgré les marques d’adhésion chaleureuses données par lui, il ait contribué pour une forte part au succès de M. Zola ? C’est qu’en vérité, il suffit d’annoncer ou de signaler un scandale pour qu’immédiatement chacun, en le désapprouvant, veuille le connaître. Ce qui est arrivé depuis cette conférence, a confirmé ce que je disais alors. Huit années se sont écoulées sans en affaiblir l’actualité.

Maria Deraismes.

Nota. ― Au dernier moment, j’apprends que M. Zola commence la publication du roman idéaliste qu’il a récemment annoncé. Ce qui démontre la justesse de mes appréciations à son égard. Le naturalisme a été pour lui non une affaire de conviction, mais de réclame ; son objectif unique étant d’absorber l’attention publique quelle que soit la nature des procédés.

M. D.

Emile Zola et la science.
Discours prononcé au profit d’une société pour l’enseignement en 1880

Messieurs, Mesdames,

La matière que je me propose de traiter devant vous ce soir n’est pas étrangère à l’objet de cette réunion elle se rattache, au contraire, par un lien étroit à l’éducation. Je dirai plus, elle en fait partie. L’éducation ne se fait pas seulement à l’école ; elle se fait en même temps, et après le stage voulu, sur une échelle bien plus vaste dans l’exercice de la vie extérieure au contact des choses, des événements, des personnes, par ce qu’on voit, ce qu’on entend et ce qu’on lit. Et si nous mettons en regard les moyens d’action dont dispose l’enseignement, proprement dit l’enseignement pédagogique, et ceux dont dispose la société à l’égard de l’individu, nous voyons que les seconds sont infiniment plus puissants que les premiers, par la permanence, le nombre et la variété En réalité, nous sommes de perpétuels écoliers dans ta vie a quand nous croyons avoir fini nos études, nous venons à peine de les commencer.

Cette éducation du dehors, prise au hasard et à l’aventure, est dénuée de méthode, de règle et de programme ; elle est composée des éléments les plus divers.

Là, les impressions se succèdent, les théories et les opinions s’évincent, les jugements se modifient, se transforment, se corrigent où se pervertissent. L’individu est cerné de toutes parts, appréhendé de tous côtés. Il reçoit les conseils, les avis, les leçons les plus disparates ; il lui est donné tous les exemples, et s’il n’est pas suffisamment préparé, armé, s’il n’a pas le sens droit et la volonté ferme, il sombre. Ici, il ne s’agit plus de la vie théorique, ordonnée dans une certaine symétrie, mais de la vie pratique, vécue avec toutes ses efflorescences salubres ou malsaines journaux, brochures, livres, tribunaux, théâtres. Nous sommes loin alors des bibliothèques de choix, des livres scolaires, des œuvres classiques. C’est un pêle-mêle cacophonique où notre premier devoir est de discerner le vrai du faux, le bon du mauvais, et surtout de ne point nous laisser prendre au spécieux ; car toutes ces manifestations de l’intelligence et de la conscience concourent à la formation ou à la déformation de l’esprit. Il ne nous est donc pas permis de rester indifférents à la nature des écrits et des publications à la mode, non pas que nous prétendions porter atteinte à la liberté de parler et d’écrire, ce qui est loin de notre pensée, mais seulement pour éclairer le public en le mettant en demeure de discuter ses opinions et de nous rendre compte de ses engouements et de ses enthousiasmes parfois inexplicables. D’autant que nous voyons tous les jours des erreurs fondamentales, des vues radicalement fausses se couvrir de l’étiquette vénérée de la science, et en imposer même à d’excellents esprits qui en deviennent les complices sincères.

C’est à cette disposition inconsidérée de l’esprit public qui, à la légère, apprécie favorablement tout ce qui s’annonce avec fracas, que le naturalisme doit sa fortune.

Qu’est-ce que le naturalisme ? Quelle est sa profession de foi ?

Le naturalisme répond : Je suis la nouvelle école ; j’inaugure une ère nouvelle, je satisfais à des besoins nouveaux je romps définitivement avec le passé classique, romantique, idéaliste. Je ne procède point de l’imagination, de l’invention, ni de l’inspiration, mais de la science.

Je suis le fruit de la méthode expérimentale, je m’appuie sur la connaissance des choses, des êtres et de leurs milieux. Puis j’exprime le tout dans un langage conforme à la réalité.

A cette déclaration crâne, nous objecterons simplement que l’observation de la nature n’est pas d’hier, la nature datant de loin mais la néo-école la trouvant démodée lui a substitué le naturalisme.

Elle se glorifie d’avoir des ancêtres, des prédécesseurs, Diderot en tête, duquel ses représentants prétendent procéder.

Dire que l’école naturaliste, y compris M. Zola, procède de Diderot, c’est n’avoir pas lu celui-ci ou l’avoir mal lu, ou bien, l’ayant lu, ne pas s’en souvenir. Diderot dans ses critiques sur l’art qui s’appliquent également aux lettres, fait à chaque page appel au goût, et il comprend ce terme dans son acception la plus haute le goût, c’est-à-dire le sentiment élevé de l’ordonnance des choses, assignant à chacune d’elles la place qui lui revient suivant sa valeur esthétique, intellectuelle ou morale. « Il ne suffit pas d’avoir du talent, dit-il, il faut y joindre le goût ; le talent imite la nature, le goût en inspire le choix ; le technique s’acquiert à la longue, l’idéal ne vient point, il faut l’apporter en naissant. »

« Qu’est-ce donc que le goût ? Une facilité, acquise par des expériences réitérées, à saisir le vrai ou le bon avec la circonstance qui le rend beau et d’en être vivement touché. » Ailleurs, il dit « C’est un grand art que de négliger les accessoires.

« Il ne faut pas que l’idée accessoire donne la loi à l’ensemble au lieu de la recevoir. Quand on fait des sacrifices, on est un homme d’un jugement profond ; on s’attache à la scène générale qui en devient tout autrement énergique, naturelle, grande, imposante et forte. »

« Une chose qu’on ne remarque pas, c’est qu’on papillote à l’esprit par la multiplicité des incidents aussi cruellement qu’aux yeux par la mauvaise distribution des lumières. »

Je m’arrête à ces citations. Elles sont autant d’attaques dirigées contre M. Zola et la condamnation de l’école à laquelle il appartient.

Prenez les romans, les nouvelles de Diderot et ils vous prouveront que celui qui les a écrits répudierait l’école qui ose se placer sous son patronage.

Sans doute, Diderot, esprit philosophique, esprit de science, préfère encore la vérité crue à l’ornement de convention. Il ne redoute pas, de même que Voltaire, Rousseau, la sincérité d’une verte expression, réminiscence de cette vieille langue française, de laquelle il avait été bercé, mais il se garde de persister sur ce ton. La Religieuse en est une preuve. A vrai dire, c’est plus une étude qu’un roman. Etude consciencieuse et approfondie de la vie cloîtrée.

L’auteur s’est proposé de démontrer ce qu’un état anormal, insolite, contraire, en un mot, à la loi universelle peut produire de perversion dans les idées et les instincts. Le sujet est délicat, scabreux même, mais Diderot, bien que poussant assez loin les détails, reste dans les limites du convenable. On ne saurait être choqué, en le lisant, par aucun mot grossier, obscène, ni même vulgaire. Cependant l’auteur, sur la fin de sa vie, regretta, amèrement, suivant le dire de son éditeur, certains passages propres, pensait-il, à blesser la décence. Et il était décidé, il paraîtrait, à les retrancher dans une nouvelle édition. La mort vint le surprendre et ne lui permit pas de satisfaire à ses scrupules. Ce qui eût été, du reste, très fâcheux ; cette suppression diminuant le caractère d’intensité de l’œuvre. L’École naturaliste ne suit donc aucune des règles qu’a imposées Diderot ; elle pêche constamment et intentionnellement contre le goût elle ne respecte aucunement la loi d’unité qui ne peut s’obtenir que par la subordination des parties accessoires. Or, c’est l’accessoire, chez les naturalistes, qui domine le sujet principal et l’absorbe. Diderot parle d’un idéal qui ne s’acquiert pas et que l’écrivain ou l’artiste apporte en naissant. C’est justement contre l’idéal que les naturalistes protestent. Qu’ils n’invoquent donc pas Diderot. Le naturalisme aussi se recommande de Balzac. Mais soyons bien persuadés que Balzac, de même que Diderot s’ils vivaient tous deux, refuserait énergiquement de reconnaître comme sa descendance l’engeance naturaliste.

Oui, Balzac a été plus frappé des côtés ingrats de la vie que de l’idéal qu’elle peut comporter il s’est complu à voir dans l’humanité les petitesses, les cupidités, le sensualisme et l’égoïsme qui en résulte. Dans le sentiment, il n’a vu que l’abus qu’on peut en faire, et il a écrit le Père Goriot. Dans tous ses ouvrages la vertu, le dévouement ont un triste sort.

Certes, lui aussi, il se targuait de connaître la nature et le cœur humain en particulier. Mais ce qui captive le plus son attention, c’est la vie positive, la vie des affaires. Il aimait assez l’argent, et à cet égard, il a eu toute sorte de soucis. Ce fut un motif pour lui de s’intéresser à l’odyssée de l’édification et de la chute d’une fortune. Alors, passionnément, il énumère minutieusement les moyens de l’acquérir et aussi les façons de la perdre. Rien ne lui échappe, ni les entreprises véreuses ni les situations embarrassées. Rompu au langage des tribunaux de commerce et à la rédaction des huissiers, les formules de papiers timbrés n’avaient plus de secrets pour lui.

Quand on prend la somme de son œuvre et qu’on en saisit l’esprit, on voit que Balzac n’est pas plus naturalistes à la façon de Zola, que Dickens le romancier anglais et Dieu sait si celui-ci se délecte à écrire les caractères et les milieux il dépeint tout par le menu jusqu’à la satiété et la lassitude du lecteur, dont il surcharge l’attention par de fastidieux détails, n’imitant pas non plus la sobriété recommandée par Diderot.

La coterie littéraire, qui s’intitule naturaliste comme si elle voyait mieux la nature que ceux qui l’ont décrite avant elle, a pris le parti, pour opérer sa trouée et provoquer un éclat, de mettre en lumière tout ce qu’on tenait soigneusement caché par bienséance et respect de soi et des autres. M. Zola, la plus forte plume du groupe, s’est signalé entre tous dans ce genre, et, au train dont il va, il dépassera bientôt toute limite.

Pour déguiser le cynisme dont il fait montre, il se met sous l’égide de la science et il vous dépeint les choses et les actes les plus immondes en les baptisant de « documents humains » c’est certainement un procédé habile et dont la masse est dupe.

Est-il entièrement responsable ? Je ne le crois pas. M. Zola est un produit, une résultante d’un certain état d’esprit d’une certaine fermentation cérébrale. Et je suis convaincue que si M. Zola n’était pas venu, je ne dirai pas qu’il eût fallu l’inventer, le besoin ne s’en faisait nullement sentir, un autre eut surgi à sa place.

Examinons l’atmosphère intellectuelle. A notre époque, la science tient le haut du pavé et c’est justice. Quels services n’a-t-elle pas rendus et n’est-elle pas appelée à rendre !

Nous lui devons d’être délivrés d’erreurs capitales. Nous lui devons d’être affranchis de la superstition. Nous lui devons la libération de notre conscience. C’est elle qui accomplit chaque jour le progrès individuel et le progrès social ; elle agrandit le pouvoir de l’humanité, elle centuple ses forces ; elle est la promotrice de la civilisation, et c’est elle qui a démontré, avec la dernière évidence, que la solidarité, principe et salut des sociétés, est une loi universelle. Sans doute, la science n’a pas résolu tous les problèmes, mais elle est venue à bout de quelques-uns ce qui est déjà beaucoup. Elle n’a pu encore nous informer de nos origines et de nos fins ; mais nulle doctrine n’a pu le faire avant elle sans se livrer à la plus complète fantaisie. Ajoutons que la science n’a pas dit son dernier mot.

Ceci dit, il y a une distinction à faire entre les savants et les pseudo-savants. Les savants sont modestes intrépides travailleurs, ils cherchent, étudient et expérimentent par eux-mêmes j’appuie avec intention sur le mot parce que l’expérimentation rend circonspects ceux qui s’y livrent.

Le savant qui entre en communication directe avec la nature, sent du même coup son immensité à elle et son impuissance à lui il entrevoit des inconnues innombrables qu’il n’espère pas dégager. Il sait aussi que la nature interrogée à faux peut répondre de même qu’il faut répéter les expériences, en changer les procédés pour acquérir seulement des probabilités. Aussi hésite-t-il prudemment à conclure à la hâte et surtout à tirer des lois générales inconsidérément. Si les vrais savants se tiennent dans une certaine réserve, il n’en est pas de même d’un grand nombre d’écrivains. N’étant initiés à la science que par des livres, n’ayant personnellement ni observé, ni expérimenté, ils ne procèdent pas avec la même réserve. Pressés d’établir sur des bases solides leur conception du monde qu’ils élucubrent, ils s’emparent, avec précipitation, des hypothèses scientifiques favorables à leur système, de quelque provenance qu’elles viennent ils les accommodent suivant la fin qu’ils se proposent, et les présentent comme revêtues d’un caractère de certitude. Ils créent alors une philosophie de l’histoire, c’est-à-dire une exégèse logique de l’évolution de l’humanité. Evénements, révolutions, restaurations, privilèges, spoliations, tout se déduit comme les termes d’un syllogisme.

Ils ne se contentent pas de juger les faits du passé et du présent, mais encore ils délimitent l’action des peuples dans l’avenir ; ils posent des conclusions aussi antihumanitaires que démoralisantes. Nous ne sommes pas peu surprise et scandalisée d’entendre sous d’autres formes, et au nom des principes scientifiques, ratifier des erreurs qu’a enseignées le vieux dogmatisme religieux : la reconstitution des castes et le prolétariat avec le positivisme, tout comme le paupérisme avec Jésus-Christ.

En parcourant récemment une revue, mes yeux se portèrent sur un article signé, je crois, par Jules Soury, et je m’arrêtai à un certain paragraphe ainsi conçu : « Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, en dépit des humanitaires et des sentimentalistes, gens fort honorables mais plus pourvus de sentiments que d’esprit scientifique, la sélection la plus efficace, celle qui peut conserver les races fortes, c’est la guerre. » Et ailleurs, le même écrivain ajoute : « Depuis longtemps, nous avons démontré que la poésie et les arts étaient appelés à disparaître dans un avenir relativement prochain. Ils n’ont plus leur raison d’être ils ont eu leur utilité à des époques où la hardiesse de l’imagination comblait le vide de la science absente. »

Vous voyez d’ici les conséquences d’une pareille théorie. Cette façon leste et inconsidérée de relever de leurs fonctions les poètes et les artistes, est une menace contre la littérature entière. Elle se trouve placée devant ce dilemme ou se transformer ou périr. N’a-t-on pas écrit à Victor Hugo : « Monsieur, vous êtes le dernier poète ; on vous pardonne d’avoir été un lyrique, en raison de votre réel talent que vous avez employé à une mauvaise cause. Aujourd’hui, cause perdue. Vous mort, vous n’aurez pas de successeurs et la porte se refermera sur vous. »

La littérature a fait son profit de cette mise en demeure. Elle a saisi l’occasion au vol elle a trouvé là un moyen de rajeunissement, et surtout dans cette branche qui traite du roman.

Tout romancier de nos jours puise à une source tarie. Le roman étant l’objet littéraire le plus demandé, le plus recherché et le plus lu, la plupart des journaux ne vivent qu’à son aide. Les auteurs ont accouru à tous les genres romans d’histoire, d’aventures, de passions, de sentiments, de mœurs, de crime, ont été constamment faits, refaits et réédités à satiété. La préoccupation scientifique est venue donner un renouveau à tous ces vieux clichés. Le naturalisme ne devant être que la méthode scientifique appliquée au roman, il devait procéder sans se soucier des pudeurs bourgeoises, effet d’une fausse éducation.

Déjà Baudelaire, dans ses poésies, s’était fait le chantre de la décomposition des corps. La pourriture surexcitait son lyrisme. Flaubert avait fait Madame Bovary. Il prit l’initiative et essuya le feu. On sourit quand on se reporte par la pensée à l’époque pourrie où des protestations de conscience se produisirent.

Cependant Flaubert n’allait pas si loin que Baudelaire, il s’en faut même de beaucoup. Mais il écrivait en prose, et le prosateur a un public bien plus étendu que le poète.

L’œuvre de Flaubert fut donc saluée par des cris indignés, ce qui fut un motif pour que chacun voulût la lire. Ce fut un grand succès de librairie. Ernest Feydeau fut un disciple et vint à son tour. D’après ce que nous voyons aujourd’hui, tous deux ne sont entrés que timidement dans la nouvelle voie : que de choses ils ont laissées encore sous le voile ! Il était réservé à M. Zola l’honneur de l’enlever et d’exposer tout à nu à la vision de tous.

Alors M. Zola l’a pris de haut.

Qu’est-ce qu’un romancier, a-t-il dit ? Un simple littérateur, un lettré, en ce qui concerne le style quant au reste, c’est un observateur amateur ; tout le monde peut l’être. Donc, il est sans autorité. Mais si le romancier est doublé du biologiste, du physiologiste, du sociologiste, les personnages qu’il vous représente ne sont plus fictifs, ce sont des types réels. C’est en vertu de leur organisme et de la qualité de leurs milieux, soigneusement analysés, que se dérouleront nécessairement les intrigues, les situations, les péripéties, les dénouements qui ne seront, en réalité, que les résultats des phénomènes sanguins, bilieux, lymphatiques, humoraux entrés en conflit. Le romancier ainsi pourvu dépasse le philosophe. Celui-ci n’a que la théorie, celui-là y joint la pratique, l’action, le drame. Il donne les preuves de la véracité de la doctrine en les faisant vivre, agir. M. Zola, qui est un habile homme, a compris tout cela et le parti qu’il pouvait en tirer et il a trouvé des gens qui, sans le savoir, ont conspiré avec lui. M. Zola a arboré le drapeau et a formulé le principe. C’est dans les Rougon-Maquart qu’il a posé le problème. La préface qui précède le roman, est une paraphrase de l’énoncé de la doctrine positive « Un organisme ou modification d’organisme étant donné, trouver sa fonction. » Ce problème, le maître naturaliste prétend le résoudre.

« Étant donnés une famille, un groupe dans un milieu déterminé, je vous ferai assister, dit-il, à ses transformations successives transformations qui s’accomplissent, pendant quatre générations, suivant la loi de l’hérédité, car l’hérédité a ses lois comme la pesanteur a les siennes. »

Nous voici amenés au carré des distances, comme dans la chute des graves.

Il ne s’agit pas seulement de la transmission simple des caractères, par voie de filiation, mais de leur accroissement et de leur augmentation en intensité en raison de l’espace de temps parcouru. C’est ainsi qu’on passera de toute la filière des Rougon à la Curée, de la Curée au Ventre de Paris, du Ventre de Paris à l’Assommoir et de l’Assommoir à Nana. C’est la marche ascendante et fatale dans le mal, c’est la dégradation progressive de la conscience. Le milieu où se passe cette décomposition rapide est le second Empire. Nous applaudissons à M. Zola quand il a su mettre en relief les turpitudes et les crimes du régime napoléonien, mais nous lui reprochons d’avoir douté de la force ethnique de la nation française et de son énergie morale. Dieu merci ! Vingt ans de corruption impériale n’ont pu changer ni même affaiblir les caractères élevés de notre race. Qui était corrompu, qui était dissolu sous le règne du fils d’Hortense ? Les Bonaparte, leur entourage, leurs seïdes, leurs créatures. Tous gens tarés qui étaient venus se repaître, sans jamais se rassasier, à cette bombance byzantine. Mais le peuple, autrement dit, la généralité du pays, n’y participait pas il n’était pas complice, au contraire, puisque c’est lui qui payait les frais.

Le peuple a été dupe, c’est là qu’est son tort : il a cru à la capacité et au dévouement d’une poignée d’intrigants et d’aventuriers. Et cela est si vrai qu’au jour de la débâcle et du sinistre où tout semblait s’effondrer, la nation française diminuée en territoire, en population, en argent, s’est relevée toute seule par son courage, son intelligence et son héroïsme. Je ne fais point de chauvinisme, je relate strictement les faits. Donc, si, en haut lieu, nous avons vu cette nuée dévorante de viveurs et de viveuses faisant bon marché de leur conscience pour se saturer de jouissances et assouvir leurs insatiables appétits, nous n’avons pas vu en bas la masse des prolétaires se diriger vers l’Assommoir. Entre les deux extrê4mes sociaux la contagion n’est pas fatale. Le peuple ignorait la dissolution du souverain et de sa cour ; il saluait les cortèges officiels de ses vivats enthousiastes. Ah ! s’il avait connu les ripailles de ses illustres grugeurs, peut-être eût-il essayé de les imiter ; mais il n’en savait rien, et prenait comme autant de calomnies ce qui était raconté par les journaux de l’opposition d’ailleurs, ceux-ci étaient réduits au silence. A ce moment, le peuple était donc ce qu’il avait été auparavant, actif, travailleur, à l’occasion aimant à fêter plus que de raison la dive bouteille, mais, au demeurant, ordonné et aimant l’épargne. Une faible minorité, fainéante, flâneuse, comme partout, fournissait la clientèle assidue des cabarets les vices inhérents à l’humanité et à la civilisation brochant sur le tout.

La donnée de l’Assommoir est donc fausse et ne sanctionne en rien les théories de l’auteur.

Non, quelque défectueuse que soit notre société, l’ouvrier n’est pas fatalement appelé à succomber à l’ivresse. Il existe pour lui, de nos jours, des moyens de distraction plus relevés dont il était privé autrefois.

Pour que l’ouvrier se garde de ces habitudes abrutissantes et meurtrières, il suffit qu’il ait de bons sentiments et le goût du travail.

L’abaissement moral de Coupeau n’est pas motivé. Coupeau était dans le principe un ouvrier probe, laborieux, sobre, rangé. Il a épousé Gervaise, la blanchisseuse, femme honnête, travailleuse et bonne ; il a de cette union une petite fille qu’il adore. Et c’est parce qu’il tombe d’un toit, en exerçant son métier de couvreur, qu’il devient graduellement paresseux et ivrogne ? D’abord on naît paresseux, mais on ne le devient pas. Ensuite, cet homme ne peut pas perdre, même après six mois de repos, ses longues habitudes d’ordre et d’activité. C’est la crainte d’un nouvel accident, me dit-on, qui le retient. Alors aucun ouvrier ne resterait couvreur, car il en est bien peu qui n’aient pas fait une chute plus ou moins grave dans le cours de leur vie et tous, presque sans exception, ont vu un de leur camarade précipité de haut. Ce qui ne les empêche pas de continuer leur état. A ce compte, les locomotives n’auraient plus personne pour les conduire. Coupeau offre donc un cas particulier, et il doit être l’objet des railleries de ses compagnons.

Mais le plus choquant, c’est que ce n’est pas seulement Coupeau qui se déprave, mais encore Gervaise qui, découragée de l’inconduite de son mari, s’étourdit en buvant l’absinthe. M. Zola, en présentant au public des faits de pure invention, s’imagine avoir démontré, d’une manière irréfutable, que pour la classe ouvrière, l’alcoolisme est l’attraction finale.

Il est absolument contraire à la vérité que les femmes d’ivrognes partagent, tôt ou tard, cette immonde passion.

En France, la femme ivre est une exception et le spectacle de l’ivresse est bien fait pour l’en dégoûter à jamais.

Dans le roman de Nana, qui vient immédiatement après l’Assommoir et qui est le dernier paru, M. Zola tombe d’inconséquence en inconséquence, faute sans doute d’être bien pénétré de sa doctrine. Vous savez tous que Nana, fille de Coupeau et de Gervaise, est le rejeton de quatre générations d’alcooliques. Or, voilà où porte l’erreur de l’auteur, il oublie, un peu vite, que Nana a été conçue et engendrée par Coupeau et Gervaise quand ceux-ci avaient, tous deux, une conduite irréprochable. Dans ces conditions, l’action des générateurs directs peut combattre efficacement l’influence atavique vicieuse.

L’auteur, ayantperdu de vue cette circonstance, se trouve dans la suite en pleine contradiction avec lui-même. Voyons plutôt. Si Nana est le produit de quatre générations d’ivrognes et de buveurs d’absinthe ayant, par leur intempérance et l’absorption d’une boisson traîtresse, contracté et légué l’horrible maladie, Nana ne peut avoir dans les veines qu’un sang appauvri et vicié elle doit être la triste victime de l’inexorable loi de l’hérédité, la transmission pathologique étant bien plus certaine que la transmission morale.

Au lieu d’un être chétif et malingre, l’auteur nous présente une superbe fille. Où a-t-elle bien pu prendre cette belle carnation, cette richesse de formes, ces chairs éblouissantes et cette exubérance de santé ? Voici un exemple qui infirme singulièrement la fatalité de l’hérédité.

En vain, M. Zola, pour donner un semblant d’explication, a recours à une comparaison. « Nana, dit-il, issue du fumier familial, ne peut être qu’une mouche brillante mais charbonneuse s’abattant sur la société pour lui inoculer son virus morbide ». D’abord l’analogie est fallacieuse, le fumier n’engendrant rien de malsain ensuite toute bonne constitution implique toujours l’équilibre des éléments vitaux et la normalité des organes, de telle sorte que les phénomènes de nervosité maladive, aussi troublants pour le moral que pour le physique, ne sauraient se produire. Oui, l’hérédité a ses lois ; mais elles ne sont guère saisissables qu’en élevage. Là, l’éleveur opère et expérimente à son gré. Il choisit ses producteurs parmi les plus beaux spécimens du troupeau il en connaît toute l’ascendance et il obtient, par cette sélection, les résultats désirés.

En humanité, cette méthode est inapplicable. C’est ainsi que les plus savants sur la matière ne peuvent rien pronostiquer sur la naissance d’un enfant, même en connaissant les parents puisque souvent ceux-ci ne jouent que le rôle subalterne d’agents conducteurs de la vie bien qu’étant les générateurs directs.

Ainsi, on ne peut rien prévoir, parce qu’on ignore les ancêtres d’un individu et leur constitution organique, et, même les connaissant, on n’en serait guère plus avancé, vu l’atavisme et l’influence considérable qu’il exerce sur toute procréation.

Les divers éléments qui entrent en conflit sont en nombre si considérable, qu’il est impossible de soupçonner quels sont ceux qui l’emporteront sur les autres, quand on fait le calcul qu’un seul être peut avoir à la onzième génération 2,048 facteurs directs et indirects.

On se demande Quel sera-t-il ?

Offrira-t-il une combinaison de ces multiples matériaux , ou bien la prépondérance d’un seul ou de quelques-uns ?

Il existe, assurément, une cause à cette élimination de certaines substances organiques en faveur de certaines autres dans l’œuvre génératrice, mais aucune observation n’est possible pour parvenir à la saisir.

Voici de puissants motifs pour contrecarrer et combattre les vieux dictons Tel père, tel fils telle mère, telle fille.

La variété des impressions, provoquées par la diversité des circonstances de la vie en humanité, a une influence considérable sur tous les actes et en particulier sur celui de la procréation.

Les signes frappants de l’hérédité, c’est la ressemblance des traits, la similitude de l’esprit et des manières d’être. Mais lorsque nous comparons, avec soin, les sujets qui en offrent l’exemple, nous constatons encore plus de différences que de parité entre eux.

Du reste, nous pouvons conclure que si le mal, depuis qu’il se manifeste sur la terre, se transmettait en se multipliant à toute la lignée de ceux qui l’ont commis, le monde ne serait plus, à l’heure présente, qu’un monceau d’ordures, et l’humanité, qu’une agglomération de champignons vénéneux. Cherchant à établir la contre-partie, on m’objectera que le bien est également transmissible. Soit, mais pas au même degré, parce qu’il est infiniment plus facile d’enfreindre la loi du devoir que de s’y conformer.

Faire son devoir, c’est renoncer, pour la plupart du temps, à une satisfaction personnelle. En somme, la nature ne permet pas qu’on pénètre ainsi ses secrets. La science s’arrête là où les moyens d’investigation lui manquent.

La nature a en elle des forces intensives et régénératrices, en vertu desquelles tout s’épure et se rectifie dans la palingénésie incessante et universelle. A côté de la question de l’hérédité, sur laquelle s’appuie l’auteur de Nana, il y a la question de l’idéal au sujet de laquelle il met en avant la science qu’il ne possède pas.

Suivant lui, « l’idéal n’a pas d’existence propre, il n’y a pas de substance de l’idéal. L’idéal est un rêve, une illusion, une hallucination du cerveau ; il ne donne pas de phénomènes appréciables, donc, il ne fournit pas de matière à la science. »

« En tant qu’organisme, car nous ne sommes que des organismes, nous avons des fonctions, et cette préoccupation constante domine dans tous nos sentiments, dans tous nos actes. Le désir de satisfaire nos besoins, nos instincts, l’emporte généralement sur toute autre considération. Et comme les instincts, les besoins n’appartiennent que rarement à un ordre élevé, il est alors inutile de nous rien dissimuler fragments de la nature, nos impressions et nos sensations sont infiniment plus bestiales que poétiques, et nos aspirations sont plus animales que spirituelles. » Nous reviendrons dans un instant sur cette appréciation de l’idéal.

Sur ce, M. Zola nous décrit, sans vergogne et sans pusillanimité, tout ce qui a prise sur notre misérable espèce. Il s’empare des côtés les plus vils, des circonstances les plus immondes, il les détaille avec soin, avec amour. Pour ce bel emploi, il ne montre aucune répugnance.

Ce terrain que tout écrivain qui se respecte s’est bien gardé d’exploiter, notre naturaliste se complaît à le défricher il y trouve de particulières saveurs. Les exhalaisons fades, nauséabondes, fétides même, il les traduit par les expressions les plus susceptibles d’amener l’illusion olfactive : les conditions ambiantes n’étant pas indifférentes à la détermination des actes. Tout le talent de l’auteur des Rougon-Macquart se dépense à nous dépeindre jusqu’à la minutie les endroits les plus malsains, les plus malpropres, les plus orduriers.

Dans toutes les passions, il saisit, avec une prédilection marquée, ce qu’elles renferment d’abaissant et de dégradant ; il y fait des stations les plus longues par préméditation ; il ajoute, surajoute et craint toujours que ce ne soit incomplet.

Il existe une certaine scène dans la Curée qui se passe dans une serre ou plutôt un jardin d’hiver, c’est véritablement un cauchemar d’incube et de succube tel que devaient l’avoir saint Antoine et saint Jérôme dans le désert et sainte Thérèse dans sa cellule. C’est la démence aphrodisiaque, c’est l’apolypse de la lubricité.

M. Zola convie ses lecteurs à une véritable débauche d’infection, d’indigestion et de dévergondage. Quand les fonctions gastriques sont troublées, on doit être hanté par de semblables visions.

Plus on lit M. Zola, plus on se demande où il veut en venir.

Le susdit écrivain n’a pas une mince ambition il entend être plus qu’un littérateur, qu’un romancier il s’annonce comme un homme qui a pour mission de substituer la vérité à l’erreur, et de dégager la roman des fantaisies de l’imagination et de l’ignorance.

Il se pose en penseur profond, en observateur hors ligne, en novateur et en rénovateur. Adoptant le roman comme la forme la plus vivante et la plus capable d’impressionner la masse du public, il veut en faire une source d’enseignement social ; avec lui rien n’est livré au hasard, et les événements qu’il narre sont en parfaite concordance avec les lois universelles.

Il est donc parti de l’hérédité. Malheureusement, bien qu’observateur, il n’a pas suffisamment observé ; il a accepté comme vrai, sans examen, certaines théories courantes qu’il a interprétées pour les besoins de sa cause et qui n’ont servi qu’à fausser le jugement public. Nous nous sommes suffisamment étendue sur ce point pour n’y plus revenir.

Donc l’œuvre de M. Zola est nulle par rapport à la science.

En ce qui regarde les mœurs des diverses classes de la société, a-t-il donné des aperçus nouveaux ? A-t-il révélé quelques particularités échappées à ses devanciers ? Non, la Galette des Tribunaux, les faits divers, la chronique ne nous laissent rien ignorer de ce qui se passe dans tous les milieux.

Quant à la morale, peut-elle jamais ressortir de l’ensemble de tous ses ouvrages ? On me dira que la valeur littéraire d’un livre n’a pas pour corollaire forcé la valeur morale. Une œuvre peut être vraie, peut être écrite avec talent, mais n’être pas morale à la façon dont l’entendent les bourgeois à courte vue. D’autres réclament et soutiennent que l’œuvre d’Emile Zola est très morale et que tous ses personnages renferment une leçon ; les principaux étant toujours victimes de leurs passions ou de leurs vices. Coupeau, de l’Assommoir, meurt du delirium tremens ; Mme Saccard, de la Curée, devient folle ; Nana périt misérablement.

En regard et en opposition, nous pourrions citer le chevaleresque, l’héroïque Sylvère et l’irréprochable Miette, tous deux fusillés par les gendarmes comme de vils gredins. En dépit des affirmations pseudoscientifiques de l’auteur naturaliste, le dénouement d’un roman étant toujours facultatif, il est puéril de lui prêter une signification. Il y a eu et il y a de par le monde des centaines de Mme Saccards qui ne deviennent pas nécessairement folles et des Nanas qui terminent très bien leur vie.

Etablir la morale sur les récompenses et les châtiments répartis en cette vie, c’est vouloir être démenti, à tout instant, par l’évidence des faits, c’est l’annuler complètement. Mille exemples se présenteront contre dix qui démontreront que la distribution des biens est souvent en raison inverse du mérite des individus.

En somme, deux motifs empêchent les naturalistes de faire des ouvrages moraux l’hérédité fatale et l’élimination de l’idéal.

La croyance à la transmission inéluctable des caractères par voie de filiation a été aussi funeste que l’anankè grec et le fatum des latins, sans omettre la providence des chrétiens ; non seulement, elle a été la sanction de toutes les injustices, de toutes les spoliations et de tous les privilèges, mais encore elle a rabaissé l’humanité tout entière en ôtant à l’homme son libre arbitre, conséquemment sa responsabilité. Si l’effort de l’individu est vain, s’il ne peut réagir ni contre certains instincts, ni contre son milieu, on ne peut l’accuser de la criminalité de ses actes. Il n’y a plus ni mérite, ni vertu, ni force d’âme, ni lutte possible.

Les uns en faisant le bien, suivent irrésistiblement leur inspiration ; les autres en faisant le mal, obéissent à l’impulsion de leur nature.

Cela peut être triste, me répondra-t-on, mais si c’est vrai. Non, ce n’est pas vrai, et nous en avons la preuve car si le libre arbitre se manifeste avec la dernière évidence, c’est bien dans l’accomplissement intégral des devoirs.

L’accomplissement de tous les devoirs n’est doux pour personne, parce que la plupart des devoirs ne correspondent pas à des sentiments profonds, à des sympathies réelles qui nous rendent faciles les abnégations. Il faut que nous consultions notre conscience et qu’elle nous contraigne pour que nous parvenions à remplir ces obligations qui nous répugnent et nous repoussent ; nous luttons contre nous-mêmes lorsque nous nous en acquittons.

Il y a donc délibération préalable, liberté de faire ou de ne pas faire, donc il y a mérite. Possédant la connaissance du bien et du mal, il nous est toujours possible de réagir contre nos propres tendances. Nous avons tous une grande part de libre arbitre sachant avant d’accomplir un acte, quelle est sa valeur morale et les conséquences qui devront en découler, nous nous décidons toujours à bon escient, à moins qu’il ne soit déterminé spontanément par un mouvement de violente colère.

Nous sommes, aujourd’hui, sur une pente déplorable qui nous amène à substituer au qualificatif de crime celui de phénomène pathologique. Les plus abjects assassins sont des névrosés.

Et ce n’est pas tout à la fatalité héréditaire, le naturalisme joint le bannissement de l’idéal.

Le rejet de l’idéal, c’est la diminution de l’être, c’est la chance pour lui de toujours descendre et de ne jamais remonter.

Les naturalistes nous reprochent notre idéal postiche, disent-ils, et bon tout au plus à engendrer des sentiments et des jugements factices. Vous vous croyez tels que vous voudriez être, ajoutent-ils, et vous devenez menteurs, hypocrites. Et c’est ainsi que M. Zola, qui n’est pas seulement romancier mais critique dramatique, publie dans ses feuilletons que « tout est mensonge au théâtre mensonge de la part des auteurs, mensonge de la part du public. Ce dernier, faisant montre d’une vertu qu’il n’a pas, proteste, s’indigne contre la représentation de certains faits, de certaines actions qu’il commet tous les jours sans scrupule et dans une parfaite tranquillité de conscience. »

« Ces mêmes spectateurs ne manquent pas d’applaudir avec frénésie aux traits de désintéressement, de dévouement, d’héroïsme qu’ils se garderaient bien d’accomplir eux-mêmes comme étant trop préjudiciables à leurs plaisirs et à leurs intérêts ; mais il leur semble avoir pleinement satisfait les besoins de leur conscience et être pour quelque chose dans le triomphe des gens de bien dès qu’ils ont donné, par leurs larmes et leurs bravos, un témoignage public de leur sympathie. »

Ainsi raisonne M. Zola, mais ce raisonnement ne tient pas debout.

Il est certain que lorsque le théâtre nous représente une action héroïque, une action sublime, que nous qualifierions volontiers de surhumaine, peut-être n’y a-t-il pas dans la salle, fût-elle comble, une seule personne susceptible d’en être l’auteur, ce qui n’empêche pas que tous, unanimement, s’enthousiasment et admirent ce que très probablement ils ne seraient capables de faire. Autant vaudrait nous dire Vous applaudissez Molière, Corneille, Hugo, Mozart, Rossini, de quel droit ? Vous êtes incapables d’en faire autant qu’eux. Non, je ne me sens pas le génie d’écrire le Cid, le Tartufe, les Châtiments, Don Juan, etc., etc., mais j’ai le sens du beau et du bien. En matière de vertu et d’héroïsme, quand je suis aux prises avec mes intérêts, mes sentiments, mes passions et qu’il me faut en consommer le sacrifice, je recule, et c’est mon égoïsme qui prend le dessus. Mais ce n’est jamais par ignorance de ce qu’il fallait faire je le savais, mais j’ai été lâche. Dès que nous ne sommes plus en jeu, nous recouvrons toute l’indépendance de notre jugement. C’est une grande satisfaction pour nous d’assister à la représentation d’un acte de grandeur et de dévouement ; nous en sommes touchés, remués jusqu’au fond de l’âme. A quoi sert notre attendrissement ? me direz-vous, il est stérile puisque vous ne suivez pas l’exemple. Pardon, cet enthousiasme provoqué, cette émotion produite ne seront pas infructueux ; la contagion du bien existe dans une proportion moindre, sans doute, que celle du mal, parce qu’il est plus aisé de suivre ses penchants que de les combattre, mais cependant, dès que nous sommes profondément impressionnés, secoués par une émotion générale, il en reste quelque chose, une certaine émulation qui nous entraîne. Le véritable but des lettres est de faire monter le niveau de la conscience.

Je ne viens pas soutenir sottement, ici, qu’il ne faille mettre en scène dans le théâtre et dans le roman, que des cœurs vertueux et les naturalistes mentent sciemment quand ils nous ‘usent de flatter l’humanité. Nous voulons la prendre telle qu’elle est, mélangée de qualités et de défauts, de vertus et de vices. Il y a beaucoup plus de bien en ce monde qu’on ne le pense.

Les vices se manifestent ostensiblement. L’ivrognerie fait tomber ses adorateurs sur la voie publique. La prostitution s’affiche au grand jour, le jeu conduit à la ruine et au vol. Dans les trois cas, la police intervient et le scandale est patent.

Le crime laisse un cadavre. Tous faits sensibles qui ne peuvent passer inaperçus..

Il n’en est pas de même de la vertu. Elle s’exerce entre quatre murailles, sans auditoire, sans spectateurs elle n’a pas de reporter. C’est le mérite et le sacrifice à huis clos.

Et au moment même où nous nous écrions, découragés, que tout se corrompt et tout se pourrit, elle continue son œuvre patiente et obscure. Nous connaissons autour de nous mille traits de vertu. L’honnêteté marche un trot régulier qui ne s’arrête guère, mais qui ne donne pas de coups d’éclat.

Pourquoi donc les auteurs, les écrivains, gardent-ils le silence sur cette partie la plus saine de la société et ne nous mettent-ils sous les yeux que la plus tarée et la plus criminelle ? La raison en est simple, c’est qu’ils n’écrivent pas pour moraliser, mais pour gagneur de l’argent, et que le vice et le crime offrent des tableaux à sensation qui ont prise sur la masse du public ; et que cette peinture au niveau de toutes les intelligences, voire même les plus incultes, les dispense de style et de talent, et qu’ils l’adoptent comme étant la plus facile et la plus lucrative.

Et ils ne s’en tiennent pas là. Après avoir analysé minutieusement et exclusivement ce qu’il y a de cupide, de mesquin, d’égoïste et de corrompu dans notre pauvre espèce, ils en signalent les fonctions organiques dans ce qu’elles ont de plus bas et de plus répugnant. Jadis les Pères de l’Eglise et les anachorètes prêchaient, à leurs contemporains, que le corps n’est qu’ordure et pourriture, et cela en termes imagés ; mais s’éloignant avec dégoût de ce spectacle nauséabond, ils célébraient les beautés de l’âme, idéal indestructible. Nos naturalistes évincent l’idéal et en restent à la pourriture.

Oui, nous savons que nous sommes des corps, et qu’en cette qualité nous sommes soumis aux lois qui régissent l’animalité tout entière. Les fonctions organiques sont autant de servitudes ; mais comme elles sont les conditions de notre existence, il serait enfantin et nuisible pour nous de nous insurger contre elles. Seulement, si par notre constitution organique, nous sommes reliés aux espèces les plus inférieures, nous nous en distinguons par des qualités nobles, des aspirations élevées et des facultés transcendantes. Ce sont ces propriétés qui nous sont spéciales qu’il faut développer et mettre en évidence il est bienséant et convenable, quand il s’agit de littérature et non de médecine, de laisser le reste dans l’ombre la plus épaisse. Nous n’avons rien à apprendre de ce côté.

Donc, M. Emile Zola nie l’idéal parce que, suivant lui, il n’y a pas de substance de l’idéal. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Autant demander quelle est la substance de la pensée. La pensée est une propriété du cerveau. Quand la pensée est à la recherche des causes premières, elle va au-delà des phénomènes tangibles, visibles, pondérables ; et, graduellement par l’enchaînement des observations, des réflexions, des jugements, autant d’opérations de l’esprit, elle arrive aux concepts les plus élevés de la raison, prenant toujours, néanmoins, son point d’appui sur la terre.

Concevoir l’idéal, c’est avoir la faculté d’abstraire des choses et des êtres les qualités supérieures, de les grouper sur un seul sujet et de cette manière approcher le plus possible de la perfection. C’est cette notion de perfection possible qui nous pousse vers l’amélioration et le progrès. Si nous ne nous sentions perfectibles, nous ne bougerions pas et nous resterions stationnaires.

Non, l’idéal n’est pas un rêve, il a sa réalité, il a des manifestations sublimes. Le sublime ne trouve pas seulement son expression dans la poésie et dans l’art, mais encore dans l’histoire il n’y réside pas à l’état permanent ; il traverse un siècle, une époque, une existence il laisse après lui, comme traînée lumineuse, un acte de vertu, d’héroïsme, un trait de génie.

L’idéal, comme un phare resplendissant, apparaît sur l’océan des âges et marque le but de l’évolution humaine.

C’est le plus souvent par l’idéal que nous avons en nous que nous supportons la réalité.

Après avoir étudié avec vous la valeur scientifique, philosophique et morale des œuvres de M. Zola, il nous reste à examiner le côté littéraire. C’est par là que je vais conclure.

Au fond du naturalisme, il y a une grande impuissance. Tout cet appareil de science n’est, nous l’avons déjà fait remarquer, qu’une manœuvre charlatanesque sous un aspect de profondeur se déguise le creux et le vide. Ce qui ressort le plus ostensiblement de la nouvelle école, c’est la prépondérance des caractères bas sur les caractères élevés et la trivialité de la forme. Ce qu’il y a par exemple, de particulièrement original, c’est l’introduction de l’affectation, du maniérisme et du lyrisme dans la grossièreté du langage. Cette grossièreté chez M. Zola est raffinée, voulue, systématique elle n’est pas le fait d’un tempérament, d’une spontanéité de nature, elle est le résultat d’un travail obstiné et d’un effort pénible. Pour exprimer les choses et les actions les plus prosaïques, les plus communes, il a recours à des images, toutes contournées, alambiquée. En voici quelques spécimens.

Dans la Curée, l’auteur prétend que la chevelure d’une blonde a des tons beurre fin. Dans le Ventre de Paris, une charcutière goute son boudin bouillant et il la dépeint ainsi « Elle mordait à petits coups de dents, écartant avec soin ses belles lèvres dans la crainte de les brûler, et ce bout noir s’en allait peu à peu dans tout ce rose » ; un peu plus loin « Elle donna le bougeoir à Florent en le regardant avec sa belle face tranquille de vache sacrée. » Autre part « La baronne promenait son regard noir sur les murs blancs. »

Certes, beurre fin, bout noir et tout rose, vache sacrée, regard noir et mur blanc ne sont pas les expressions sincères d’une impression immédiate, elles trahissent la recherche. Je pourrais multiplier les citations eut il en est de fort curieuses. Il est fâcheux que les convenances m’obligent à les passer sous silence. Quelques-uns nous ont reproché de repousser M. Zola, puisque l’esprit français se glorifie de Rabelais.

Nous répondrons que Rabelais a pour excuse son époque. Il y a là un mélange singulier de rare élégance et de grossièreté avouée qui a de quoi nous surprendre. A côté de l’apparat des cours et de leur cérémonial, les actes de la vie intime les plus répugnants ne sont point dissimulés, et les grands y assistent même officiellement quand il s’agit des plus hauts personnages, et se trouvent blessés lorsqu’ils n’y sont point admis.

Rien d’extraordinaire que le langage fût souvent libre et ordurier. Il fournissait alors le principal charme des fabliaux, des contes et était familier aux moines moinants.

Au xvie  siècle, on n’avait qu’à gratter le théologien pour trouver le pourceau d’Epicure. Lisez certaine correspondance de Henri VIII, roi d’Angleterre, avec Luther, le réformateur, et vous en aurez une idée. Rabelais ne détonnait donc pas sur le fond, il se trouvait à l’unisson de son milieu ; et la forme qu’il avait adoptée de préférence à toute autre lui était favorable pour faire accepter impunément l’émission d’idées avancées.

Chez Rabelais, tout jaillit de la verve et de l’entrain le terme cynique n’est que l’expression de la gaieté et de la gausserie gauloise. La science, la philosophie, la profondeur dont il fait preuve, à maints endroits, ne refroidissent en rien son allure. Il fait, en même temps, rire et songer. M. Zola est cynique à froid son cynisme est prémédité. La lecture de ses ouvrages est pénible, fatigante tant d’apprêts pour aboutir à l’ennui est vraiment regrettable ! Les enthousiastes, les fanatiques, les zolâtres, en un mot, l’appellent artiste incomparable, merveilleux écrivain. La vérité est qu’il a des qualités incontestables. Seulement, il les gâche à plaisir. C’est un bon peintre de nature morte ; il donne de la vie, de là physionomie aux choses inanimées mais quoi qu’on dise et qu’on fasse, cette qualité est de troisième ordre et il lui accorde le premier, Sentant là. qu’il tient le filon de son originalité, il confond, à dessein, l’accessoire avec l’objet principal. La description est pour lui un procédé qu’il pousse au-delà de toute mesure. Déjà Balzac en avait singulièrement usé et abusé. Avant lui, les romanciers anglais et même l’illustre Walter Scott avaient été accusés d’y consacrer trop de place. Seulement quelle différence dans ce dernier !

Toujours conduit par la logique, il tient dépeindre le lieu, la contrée où devra se passer l’action il le fait en géographe, en ethnographe et en littérateur. Ceci fait, il n’y revient plus dans le cours de l’ouvrage. Une fois entré en matière, il poursuit sans incidence inutile. A la manière des maîtres, dignes de ce nom, il trace ses personnages à grands traits, il en fait ressortir les caractères distinctifs, il en constitue l’ensemble par de larges touches afin de frapper plus immédiatement son lecteur.

Il n’en est pas de même de l’auteur de Nana. Quand il a fini une description, il en recommence une autre, heureux encore s’il ne fait pas deux fois la même. Courons aux preuves.

Dans les Rougon-Maquart, la scène s’ouvre sur un ancien cimetière devenu terrain vague. Là, une végétation luxuriante, noire, grasse par excès d’engrais humain, envahit le soi. Il s’y trouve des poiriers, l’auteur nous les décrit et attire spécialement notre attention sur leurs fruits qui sont énormes. Il nous fait savoir que personne n’en veut manger, craignant, sans doute, d’y trouver la saveur des cadavres, que seuls les gamins s’en accommodent. Ce terrain vague se convertit plu tard en chantier. M. Zola en profite pour esquisser la silhouette du scieur de long qui se découpe en vigueur sur la terre aride par un plein soleil. Il profite aussi de la pleine lune pour nous faire observer que les piles de bois, rangées en carrés réguliers, projettent leur ombre et figurent assez bien un gigantesque damier. On se demande si cette accumulation de détails qui prend la moitié d’un chapitre au moins, prête de la clarté au sujet. Nullement.

Plus tard Sylvère sera fusillé là. M. Zola a-t-il voulu démontrer que les choses, comme les êtres, sont soumises à la fatalité héréditaire et que l’exchamp des morts servira un jour à donner la mort. Vous conviendrez que ceci est au moins bizarre. Il oublie qu’en temps de coups d’État et de guerres civiles, on fusille et on massacre partout.

C’est peut-être dans le Ventre de Paris qu’il a outré le plus sa rage descriptive. Il nous dépeint la halle à toutes les heures, en toutes les saisons, dans ses dessus, dans ses dessous bâtiments, marchandises, personnel, public.

On nous fait assister à l’arrivée de la marée, à toutes les phases de sa décomposition hâtive durant les grandes chaleurs. Rien n’est omis, rien n’est oublié. On nous y décrit concurremment une charcuterie dans le voisinage des halles on nous initie à la confection de ses comestibles le boudin n’a plus de mystères pour nous. Nous avons été témoins des opérations diverses que comporte sa fabrication. Le lecteur alors est en droit de se persuader que l’action qui va se dérouler est en rapport direct avec le milieu si longuement et si minutieusement analysé. Et vive est sa déception, car il est question d’un proscrit de décembre rapatrié qui s’occupe de politique à nouveau et qui est arrêté derechef.

Nous demandons quelle relation peut bien exister entre la politique, la proscription, la halle et la charcuterie ?

M. Zola a prétendu qu’en intitulant son roman le Ventre de Paris, il avait voulu mettre en regard les gras et les maigres de notre société dite civilisée, c’est-à-dire les repus et les faméliques. Si telle était l’idée de l’auteur, il n’avait nul besoin, pour exposer son antithèse, de recourir à la politique du 2 décembre et à la proscription. En plein Paris, comme partout ailleurs, il existe des milliers d’affamés sans autre complication que la misère.

D’ailleurs, pourquoi Florent, de retour dans sa famille, placé au sein même de la victuaille dont il a sa part suffisante, resterait-il maigre à perpétuité ?

Cette maigreur dans ces conditions n’est plus une affaire de privations, mais de tempérament. J’ai vu des gens maigres comme des clous manger comme des ogres. Émile Zola en est pour son intention.

Cette débauche de descriptions excessives et hors de propos, ôte toute pondération aux œuvres de l’auteur. On dirait même qu’il ignore les lois de la composition les plus élémentaires. Cette ignorance est saillante dans l’Assommoir, où des faits épisodiques et des incidents entravent, à tout instant, la marche de l’intrigue ! C’est un tout dont les parties ne se relient pas entre elles.

Donc cette épithète de grand artiste, de merveilleux écrivain, décernée à M. Zola n’est pas appropriée. Pour être un grand artiste, un grand écrivain, il faut être doué de qualités maîtresses, qui constituent l’art et en sont les bases invariables, de la puissance de concentration, autrement dit la faculté synthétique. Toute œuvre d’art ou de littérature est conçue en vue d’une idée ou d’un objet principal. C’est sur cette idée, ou cet objet qu’il faut ramener toute l’intensité de lumière, c’est le point culminant qui doit arrêter l’attention. Tout ce qui l’entoure, loin de lui faire concurrence, doit contribuer à le faire valoir. C’est ce qu’on appelle la science des valeurs et des rapports. On m’objectera que ce sont là des partis pris d’école. Non point, c’est le parti pris du bon sens. Et quand on se vante de posséder la science, le premier soin doit être de suivre la marche de la nature.

Quand un site se présente à nos yeux, nous sommes d’abord frappés de l’ensemble général, bien que notre regard soit attiré plus particulièrement sur un point déterminé qui est pour nous-mêmes comme un centre d’objectivité. Cette première impression passée, nous commençons à analyser. Du reste, il faut qu’il en soit ainsi dans les lettres comme dans les arts, car si notre attention est également sollicitée en tous sens, nous ne sommes plus qu’au milieu de la confusion. Nous pourrons çà et là apprécier des qualités éparses, disséminées, mais l’unité de l’œuvre sera absente, en conséquence l’œuvre elle-même.

Émile Zola a, en outre, des procédés de style d’un goût plus que douteux.

Indépendamment des termes relevant du langage des bouges et des lupanars qu’il emploie avec prédilection, il a recours à des épithètes, des qualificatifs qu’il adopte, qu’il répète à courts intervalles dans tous ces romans, de façon à en faire de véritables clichés. C’est ainsi que nous retrouvons à chaque page des lueurs molles, des clartés molles, des expressions molles, des physionomies molles, des douceurs molles, etc., etc.

Nous rencontrons aussi les milieux gras, les rires gras, les froideurs grasses, les colères grasses et ainsi de suite. La buée tient aussi une grande place buée de la blanchisseuse, buée du teinturier, buée du boulanger. Cela peut se prolonger indéfiniment et l’auteur n’y manque pas c’est passé chez lui à l’état de tic.

En réalité, ce qu’il a fait de mieux se trouve dans les Rougon-Maquart et la Conquête de Plassan. En cela il a imité Balzac et il a assaisonné le tout avec quelques-unes de ses qualités personnelles seulement, il n’a rien découvert que l’auteur de la Comédie humaine n’ait signalé et développé avant lui.

Aussi est-il absolument inexact de l’appeler un novateur. Il n’a rien innové. Se servant des précédents, il n’a fait que les exagérer et les amplifier. On s’explique difficilement le bruit qui s’est fait autour de lui. Il eût doté l’humanité d’une invention utile qu’il n’eût pas obtenu le dixième de l’attention dont il est actuellement l’objet. Et le plus bizarre est que le plus mauvais de ses romans, Nana, celui qui ne se distingue que par un caractère permanent de pourriture et de putréfaction, a été demandé à l’éditeur ― il avait été publié en feuilleton avant qu’il n’ait paru en volume ― à 70,000 exemplaires.

Vous me direz qu’il y a là plus de curiosité que d’admiration ; d’accord, mais la curiosité ne peut-elle être excitée sur quelque autre point l’insanité a-t-elle seule le don de la faire naître. Il n’en est pas moins vrai que vous ne retrouverez dans aucun ordre un succès équivalent à celui-là.

Ces symptômes sont inquiétants. Il n’est pas bon que notre jeunesse dépense son temps et son enthousiasme pour des œuvres qui n’en sont pas dignes. Il est dangereux qu’elle prenne pour de véritables savants des charlatans et des mystificateurs. C’est justement parce que nous sommes en train de réorganiser la société, de fonder la République sur des principes dont l’application paraissait jusqu’ici une utopie, qu’il nous est nécessaire d’avoir une idée nette de la valeur des choses et une grande sûreté de jugement. Pour acquérir cette sûreté de jugement, il faut s’appuye sur des bases invariables et indestructibles. Il faut que nous cessions d’établir la réputation, la fortune, la gloire d’écrivains sans idées et sans grandeur.

On a beau invoquer cette curiosité littéraire des dilettanti qui veulent lire toutes les manifestations de l’esprit pour mieux apprécier, il arrive que cette curiosité malsaine produit des succès de librairie qui grisent ceux qui en bénéficient. C’est ainsi que M. Zola est plongé dans une telle ivresse qu’il se croit en droit d’imposer des opinions comme des arrêts, et cela solennellement. N’a-t-il pas écrit récemment dans un article, d’un ton dogmatique la République sera naturaliste ou elle ne sera pas, Fort bien. Mais suivant l’échantillon du naturalisme qu’il nous sert, la République n’aura plus pour caractéristique que l’absence de l’idéal et la permanence de la trivialité sous ses formes les plus accentuées.

Comment la République basée sur la justice, la liberté, la solidarité, c’est-à-dire les sentiments et les principes les plus nobles, ne trouverait pas une expression supérieure de la conscience, alors parvenue au diapason le plus élevé !

L’art, la littérature se traîneraient, par choix, dans l’ornière des vices et des débauches.

Justement, par la République nous comptons sur une renaissance littéraire résultant d’institutions meilleures et nécessairement perfectionnées. Car nous ne devons pas ignorer que bien des fautes, bien des délits, des crimes même proviennent d’une fausse organisation sociale et d’une législature défectueuse. En attendant que les réformes s’effectuent et qu’elles produisent des modifications favorables dans l’éducation et dans les mœurs, il est mauvais, et je dirai plus, il est funeste de vivre dans l’unique observation de nos petitesses et de nos vices. Nous finissons par nous y familiariser, par juger tout au même niveau et à nous croire naïfs et dupes si nous nous avisons de le dépasser. Et nous pensons être habiles, pratiques en ne nous étonnant et ne ‘nous scandalisant de rien. Nous en arrivons à suspecter les actes les plus désintéressés et à leur prêter un mobile égoïste. De là, un scepticisme dangereux. Le roman est déjà un mode de lecture inférieur, plus propre à égarer l’esprit qu’à l’éclairer, soit qu’il dépeigne la vie en rose, soit qu’il la représente en noir ; il développe chez les uns, le goût des intrigues amoureuses ou d’une sentimalité outrée ; chez les autres, le besoin de sensations et d’émotions violentes, ne considérant l’existence qu’autant qu’elle fournit une suite de péripéties variées. Après avoir fermé le volume, lorsqu’on retombe sur soi-même, dans le calme plat de tous les jours, on se sent à vide je parle ici des impressions de la jeunesse, dans ce cas, elle seule nous intéresse puisqu’il s’agit de former sa conscience, son intelligence et son cœur. Que sera-ce si le roman, qui passe dans toutes les mains, s’applique particulièrement à ne retracer que nos turpitudes ; et de dégradation en dégradation, en vient à décrire spontanément tout ce qui est abjection et scories.

Or, quand les débordements de la vie licencieuse et bestiale fournissent le fond de la littérature, la décadence n’est pas loin.

Non, M. Zola, votre littérature, qui est la négation même de ce qui la constitue, n’est pas la nôtre et nous la désavouons.

Nous protestons énergiquement, quand vous osez déclarer que le succès de vos œuvres, y compris celui de Nana, correspond logiquement avec l’avènement de la démocratie car cela donnerait à entendre, comme nous venons de le faire remarquer, que la démocratie n’est que le triomphe de l’abaissement des caractères et de l’abaissement des talents tandis que la démocratie veut, avant tout, l’élévation morale. Et c’est à cette fin qu’elle a décrété la juste répartition des lumières.

Elle veut l’extension de la vie dans les manifestations les plus hautes. Elle veut augmenter la somme du génie national ; et pour cela, elle prétend procurer à chaque individu les moyens d’atteindre au maximum de son être.

Loin de proscrire l’idéal, elle lui donnera un nouvel essor, ayant la généreuse espérance d’en réaliser quelque chose. D’ailleurs elle se rappelle que les grandes découvertes des lois de la nature, les grandes conceptions de l’Univers sont dues aux hardies intuitions de l’esprit et aux élans impétueux de la pensée.

Sur une simple observation, l’idée plus rapide que l’expérience, qui ne vient toujours qu’après pour réviser, a ouvert des champs sans limite aux investigations humaines. Non, ce n’est pas en séjournant terre à terre dans le cloaque de nos infirmités, ce n’est pas en contemplant nos misères et en les reproduisant sous toutes les formes, que nous satisferons à la loi du progrès.

S’il ne se produisait pas bientôt une réaction favorable contre vous, monsieur Zola, ce n’est pas seulement la République mais l’humanité qui devrait entonner son chant de mort. Non, monsieur Zola, encore une fois non, la République ne sera pas naturaliste.