L’abbé Noirot8
Voici le livre d’un homme obscur encore, mais qui sortira — nous en sommes certains — de cette obscurité trop modeste. Nous voulons parler du cours de philosophie professé à Lyon par l’abbé Noirot. Ces Leçons de philosophie 9 viennent d’être publiées par un élève de Noirot, Tissandier, auteur d’un ouvrage sur la poésie et les beaux-arts qui n’est aussi que le développement de la doctrine de l’abbé Noirot. Comme tous les hommes qui ont le génie pratique de l’enseignement, comme ces admirables natures de maîtres, mêlées de prêtres, qui préparent eux-mêmes, de leurs saintes mains paternelles, la tête et le cœur destinés à recevoir la vérité, l’abbé Noirot se soucie peu d’écrire et n’écrit point. Les hommes, pour lui, passent avant les livres. Mais les hommes faits par lui ne l’oublient plus, et ce sont eux, fidèles élèves, qui propagent et poussent ses idées, dans la mesure inégale de leur talent et de leur rayonnement divers.
Un jour viendra, nous aimons à l’espérer, où l’abbé Noirot aura groupé autour de lui une véritable école philosophique, et alors il sera obligé de donner aux hommes que les hautes recherches de la philosophie intéressent un exposé agrandi et approfondi de sa doctrine. C’est aussi uniquement alors qu’on sera vraiment en possession de sa pensée et que la Critique pourra la juger. Et, en effet, quelle que soit la piété des disciples envers les idées de leur maître, cependant il peut arriver — et il arrive presque toujours ! — que ces idées n’ont pas, sous la plume la plus scrupuleuse et la mieux comprenante, toute la virtualité qu’elles auraient si l’esprit qui les a combinées les exprimait.
Nul de nous ne peut, sans déchet ou sans agrandissement, se substituer à un autre, et les échos de l’intelligence, même les plus distincts, sont comme les échos matériels, qui rongent ou affaiblissent plus ou moins les sons qu’ils répètent. Noirot, nous a-t-on dit, conteste à Tissandier l’exactitude complète du compte rendu de son enseignement ; mais, tel qu’il est pourtant, et pour qui sait voir les tenants et aboutissants des idées sur lesquelles on n’insiste pas, ce compte rendu inspire une grande confiance dans les aptitudes philosophiques du professeur. Nous qui le signalons aujourd’hui, nous n’avons encore lu que la partie du cours qui traite de la psychologie, mais nous pouvons assurer que le regard qui tombe là sur les travaux psychologiques de ce temps a l’autorité froide d’un regard de juge qui voit de plus haut que ce qu’il voit. Malgré des formes élémentaires translucides de limpidité, on sent la force de l’esprit qui commande au sujet qu’il traite. Et il y a plus : çà et là ou trouve un mot, un repli, une affirmation, derrière lesquels toute une philosophie est cachée peut-être et doit nous apparaître un jour.
Ainsi, il y a quelque part un mot sur les instincts (et on sait la place que les instincts tiennent dans les philosophies matérialistes !) qui renferme — ou nous nous trompons beaucoup — une simplification entr’aperçue de la question de la liberté. Ainsi encore, nous avons noté sur l’intuition tout un passage qui doit renverser de fond en comble, pour les esprits naturellement déducteurs, ce que la philosophie nous donne pour vrai depuis Bacon, et replacer à son vrai rang dans l’ordre des grands faits de la pensée le mysticisme si insolemment dégradé. Nous ne pouvons que montrer ces points lumineux et passer outre, mais pour qui comprendra et voudra lire, ce sera assez que de les avoir indiqués.
Nous disions ici même, il y a peu de temps, que la philosophie, accablée sous ses fautes et sous ses excès, n’en pouvait plus, et nous nous demandions si la littérature, qui se débat encore, aurait le destin de la philosophie ; car, chez les peuples intellectuellement en décadence, l’imagination a la vie plus dure que les autres facultés, et elle est la dernière à mourir. Eh bien, ce mot dit par nous sur la philosophie, nous serions heureux de l’effacer ! Le livre de l’abbé Noirot, ou, pour parler mieux, ses idées peuvent donner l’espérance que philosophiquement notre pays n’a pas perdu tout à fait le sentiment de la vérité métaphysique, c’est-à-dire, en somme, de la plus haute vérité. Une philosophie nouvelle ne saurait-elle surgir des ruines que la philosophie du xixe siècle a entassées autour d’elle comme sa mère, la philosophie du xviiie siècle ?
C’est là une question qui n’a, ce semble, rien de trop tardif ni de trop prématuré. Toutefois, nous ne craignons pas de l’avancer, si un tel phénomène a lieu, si la science philosophique reprend l’ascendant d’un enseignement qu’elle a perdu, cela n’arrivera guères que grâce à un prêtre ou à quelque esprit profondément religieux, à une intelligence sacerdotale, — celle de l’abbé Noirot ou toute autre, peu importe ! — nourrie et préservée des faillances de l’erreur par la tradition, qui empêche les esprits les plus impétueux d’aberrer, et la réponse sera faite pour jamais aux philosophes qui prétendaient que le domaine de la vérité était exclusivement à eux. On a assez vu, du reste, pour qu’on veuille et même pour qu’on puisse le revoir, ce qu’ils ont fait de ce domaine. D’examen en examen et de négation en négation, ils en sont arrivés plus bas que le scepticisme, et ils ont précipité les peuples plus bas que leurs cœurs… Ingrate envers la science suprême d’où elle est sortie dans le monde chrétien, il n’y a plus que la théologie, méprisée par elle, qui puisse la tirer de l’abîme de nihilisme au fond duquel elle gît hébétée. Cette vue n’échappe pas aux penseurs. Un des esprits les plus voyants de ce temps, qui fut l’élève aussi de l’abbé Noirot, a dit excellemment : « Suivre l’homme dans ses actes, ce n’est point encore le connaître. En tout cas, c’est n’avoir vu de son être que ce qu’il en a passé au dehors. Il faut le considérer plus avant, le prendre à l’essence même dont il émane. » Que signifient ces fortes paroles, sinon qu’il est temps enfin de changer tous les points de départ philosophiques, tournés si obstinément du côté de l’homme, et de les renverser du côté de Dieu ?