Pierre Mancel de Bacilly16
I
De tous les genres de littérature que l’homme cultive, l’une des plus vaines et des plus stériles en toutes choses, excepté en dangers, est cette littérature politique qui procède, voici tantôt deux siècles, par des théories sur l’origine et sur la nature du pouvoir. Sans les révolutions auxquelles elle a été mêlée et qui lui ont donné l’effroyable importance de leurs résultats, cette malheureuse littérature métaphysico-politique, ou de tout autre nom qu’on voudra la nommer, aurait trouvé depuis longtemps dans le mépris de tout le monde la place qu’elle n’occupe aujourd’hui que dans le mépris des hommes supérieurs. Et, en effet, si vous la séparez un instant des passions terribles qui s’en sont servies et qui sont prêtes à s’en servir encore, si, la regardant aux entrailles, vous lui demandez, comme aux autres spéculations de la pensée, ses titres réels à l’estime ou à l’admiration des hommes, vous serez bientôt convaincu de l’impuissance et de l’inanité de cette espèce de littérature, qui depuis le commencement du monde de la métaphysique pivote sur trois ou quatre idées dont l’esprit humain a cent fois fait le tour, qui tient toute, en ce qu’elle a de vrai, dans sept chapitres d’Aristote, sans que jamais personne en ait ajouté un de plus, et à laquelle Dieu a plusieurs fois envoyé des hommes de génie inutiles, comme s’il avait voulu par là en démontrer mieux le néant !
Et, cela dit avec une telle rigueur, on s’étonnera peut-être que nous signalions un livre qui semble appartenir à la littérature dont nous venons en quelques mots de tracer l’histoire. Le livre que Pierre Mancel de Bacilly a récemment publié porte sur sa première page ces deux mots mystérieux et terribles :
Du Pouvoir et de la Liberté 17, dont l’alliance renferme toute la politique de ces derniers temps. Sous beaucoup de plumes un pareil titre n’aurait été qu’un prétexte à des utopies de métaphysicien ou à des déclamations de parti. Mais Mancel est un esprit droit, élevé et solide, qui a horreur de la chimère et qui sait apprécier comme nous un règne dont le caractère semble précisément d’unir la liberté civile à l’autorité politique. Quand on a seulement ouvert son ouvrage, on est bien vite rassuré sur le sens d’un titre que l’auteur n’a pas mis au front de ses idées sans dessein. Mais, pour nous qui venons de le lire avec attention tout entier, nous dirons encore davantage. Nous dirons que depuis longtemps il n’a pas été fait de réponse plus nette, plus animée et plus péremptoire aux métaphysiciens de la politique que ce livre, qui attirera peut-être le plus ceux qu’il réfute et qui s’appelle : Du Pouvoir et de la Liberté !
En effet, c’est un livre inspiré par l’histoire, par l’histoire qui est le vrai et même le seul génie de la politique, et hors de laquelle il n’est pas de salut, même pour le bon sens ! Quoiqu’une théorie repose au fond d’un pareil ouvrage, — car de toute pensée générale, de tout fragment de vérité, il est facile de déduire ce que la science appelle une théorie, — ce livre n’est pas, à proprement parler, ce que les esprits qui recherchent ces organisations de la pensée entendent généralement par un système. Mancel est, avant tout, un observateur. Aux théories dont le siècle est encombré et auxquelles il n’a jamais cru plus que nous, il a voulu répondre, non par une théorie de plus, mais par un principe dominateur de toute théorie, et que l’expérience lui apportait comme une véritable LOI de l’Histoire. Ce principe, que nous avons tous plus ou moins rencontré, plus ou moins coudoyé, plus ou moins senti dans la vie historique, soit du présent, soit du passé, Mancel a eu le mérite de le formuler en une phrase d’une brièveté lapidaire et dont tout son livre est la justification rationnelle : « Le pouvoir se prend et ne se donne pas », nous dit-il avec une simplicité qu’il a l’art de rendre féconde. Telle est la réalité qu’il oppose aux divers systèmes des pouvoirs délégués ou consentis, et le fait fondamental, et divin puisqu’il est nécessaire, de l’existence du pouvoir bien avant qu’il ait été reconnu et consacré par nos faillibles et tardives légalités.
Certes ! ce n’est pas dans une appréciation comme la nôtre, écrite au pas de course, que nous pouvons creuser l’idée mère de l’ouvrage de Mancel et exposer après lui tous les développements et les applications qu’il lui donne. D’autres que nous doivent faire ce travail. Nous nous contenterons de noter seulement l’impression que nous a causée un écrit dans lequel une question de métaphysique politique est résolue souverainement par un fait, et cela sans la brutalité de l’empirisme ; car Mancel n’est pas un matérialiste de la puissance et du succès. Chez lui, le chrétien double les forces du penseur, et sur la notion du pouvoir telle qu’il la conçoit et l’explique resplendit toujours cette main divine qui jette la lumière à tout, comme la main de l’homme y jette l’ombre. L’auteur du Pouvoir et de la Liberté, qui appartient, par les tendances générales de sa philosophie autant que par ses convictions religieuses, à la grande école des de Maistre et des Bonald, ne croit pas à la souveraineté du peuple, et la plus grande partie de son livre est consacrée à la combattre ; mais l’originalité de son principe consiste précisément en ceci qu’il n’est faussé par l’application d’aucune théorie et qu’il embrasse et domine les plus opposées, aussi bien la théorie de la souveraineté du nombre que la théorie mystique du droit divin.