(1903) Propos de théâtre. Première série
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(1903) Propos de théâtre. Première série

La morale au théâtre

La Morale dans le drame, l’épopée et le roman, étude philosophique et littéraire, par M. Lucien Arréat.

J’aime beaucoup entendre les philosophes parler théâtre. Ils y apportent un tour d’esprit particulier, un certain goût de casuistique morale, qui est ce qu’ils ont de commun avec beaucoup d’auteurs dramatiques et de critiques, des idées générales qui souvent éclairent nos petites discussions, de grandes connaissances, superficielles quelquefois, mais étendues, variées, qui nous tirent un instant de notre domaine un peu restreint et nous font perdre de vue (quelle veine, Gallimard !) le dernier vaudeville, ou (merci ! mon Dieu !) le dernier mélodrame.

Croyez-vous, par exemple, que j’aie été fâché, moi qui me pique parfois de « savoir le théâtre », d’apprendre l’existence d’une certaine Alceste espagnole, La Fuerza latimosa, qui se dévoue à la mort pour que son mari puisse épouser l’infante qu’il a séduite ? La Fuerza latimosa est pourtant de Lope. Je l’avais complètement oubliée ; j’ai été bien heureux de renouer connaissance avec ce modèle des épouses. J’ai pris plaisir à trouver encore dans le livre de M. Arréat une analyse très judicieuse du drame de Georges Büchner, ce Danton qui, précisément, vient de paraître en librairie française, et qui est un poème dramatique très énergique et très profond…

L’érudition de M. Arréat est très étendue et très sûre. Elle va d’Homère aux Baigneuses de Trouville de M. Belot, en passant par le théâtre indien, le théâtre latin, Shakspeare, Cervantès, Corneille, Diderot, Goethe et Schiller. Une foule de détails curieux, instructifs et « suggestifs » sont contenus dans ce petit livre de format modeste. Je regrette, que la méthode de M. Arréat soit moins sûre que son savoir. Il est très rare qu’on sache (moi du moins) où il va, et où il veut nous conduire. Le fil échappe à chaque instant. J’en ai très vite pris mon parti, et j’ai tenu l’ouvrage pour une conversation libre et discursive sur différentes questions de théâtre. C’est la meilleure manière de le lire, et lu ainsi, il est infiniment intéressant et curieux. C’est le livre d’un savant, d’un penseur et d’un faible dialecticien. M. Arréat avait déjà publié certain Journal d’un philosophe qui avait été remarqué. Il faut tenir son livre actuel pour une sorte de suite de son journal. Ce sera, si vous voulez, le Journal d’un philosophe qui lit des pièces de théâtre. Ces mémoires d’un dilettante d’art dramatique sont tout à fait attachants.

Le dessein général de M. Arréat était de chercher dans la littérature dramatique les traces de l’évolution morale au cours des siècles. Montrer le progrès constant de la moralité humaine d’Eschyle à Emile Augier et Dumas fils, c’était de quoi exciter et chatouiller la verve et l’ardeur au pourchas d’un philosophe. Que M. Arréat ait pleinement réussi dans ; son dessein, je n’oserai pas trop en répondre. L’impression qui reste de son livre serait plutôt, au contraire, qu’à considérer la littérature dramatique dans toute sa suite, on ne constate aucun progrès dans la moralité humaine, ni non plus dans la conception que se font les hommes de la moralité. L’homme soumis à des fatalités extérieures qui sont la force des croyances, la force des préjugés ou la force des circonstances ; — l’homme soumis à des fatalités intérieures qui sont ses passions, et toujours déterminé par elles ; — et, au milieu de tout cela, et malgré tout cela, l’homme libre d’agir dans tel sens ou dans tel autre, et responsable, par conséquent, de ses actes : voilà les trois idées parfaitement contradictoires et inconciliables que l’homme se fait de l’homme à l’heure où nous sommes, qu’il apporte au théâtre quand il en fait, et qu’il y apporte aussi quand il y vient en spectateur ; et voilà aussi les trois idées dont se composait, du temps d’Eschyle, la notion de l’homme moral. Il ne me semble pas qu’il y ait rien ni en plus ni en moins selon qu’on se place au commencement (connu) de l’art dramatique ou à la dernière heure (jusqu’à présent) de l’histoire de la littérature théâtrale.

L’homme, depuis que nous le connaissons jusqu’aux dernières nouvelles de l’Agence Havas, s’est toujours cru esclave et libre, incapable et capable de faire lui-même sa destinée, et par conséquent digne de pitié quand il est malheureux et aussi digne de blâme quand il s’est rendu malheureux ; et il n’y a rien de plus absurde que la coexistence de ces deux idées dans la cervelle humaine ; rien, non plus, qui, jusqu’aujourd’hui, ait réussi à en faire sortir l’une ou à en faire déguerpir l’autre. L’homme est ainsi ; ce doit être une des conditions mêmes de sa possibilité d’être. Il est probable que s’il se croyait absolument dominé par des forces supérieures à lui et engrené dans un mécanisme inflexible, il deviendrait fou de désespoir, et que, s’il se croyait absolument libre, il deviendrait fou d’orgueil ou de fantaisie surexcitée. Toujours est-il que je ne vois rien autre que l’union de ces trois idées dans la morale dramatique ancienne et dans la morale dramatique nouvelle, Le mélange est le même, et que les doses soient un peu différentes, il est possible ; mais encore je n’en suis pas sûr du tout. Tantôt on fait la part plus large au fatalisme ou déterminisme, et tantôt plus ample au libre arbitre et à l’énergie personnelle ; et cela dépend du caractère de l’auteur qui tient la plume, et il y a une sorte de fluctuation et d’alternance ; mais le fond de la notion est toujours le même, et ce n’est pas la suite du temps qui semble y apporter les légers changements, en un sens ou en un autre, qu’on y peut remarquer. Personne n’est plus dominé par les fatalités extérieures que l’Oreste d’Eschyle, personne n’est plus « instrument » aux mains du destin ; et personne non plus n’est plus tenu pour libre, puisqu’il est tenu pour responsable, puisque ce crime qu’il a fallu qu’il commît, il est persécuté, flagellé et atrocement puni pour l’avoir fait. Tirez-vous de là.

Il n’y a pas à s’en tirer. L’homme se sent vivre dans cette contradiction, et quand il écrit son histoire c’est de cette contradiction qu’il la fait. L’histoire morale de l’homme écrite par lui-même quand il se prend au sérieux, c’est la tragédie.

Remarquez-vous que des problèmes de morale excessivement délicate déjà, et qui semblent d’une conception toute moderne, sont posés dans le plus vieux théâtre que nous connaissions ? Est-il vrai que la conscience de l’honnête homme soit supérieure à la loi ? Est-il vrai que l’honnête homme, absolument sûr de ce que lui commande sa conscience religieusement interrogée, n’a pas à recevoir son devoir de la loi, mais crée le devoir lui-même, et n’est obligé que par ce devoir qu’il se fait ? C’est un cas de casuistique morale excessivement difficile et scabreux. Diderot (c’est d’hier) le posait dans le fameux Entretien d’un père avec ses enfants, et n’osait pas trop décider, encore que ce ne soit pas l’audace qui lui manque. C’est tout justement le sujet de l’Antigone de Sophocle. Antigone refuse d’obéir à la loi civile (et religieuse) de son pays pour obéir à la « loi non écrite » (c’est elle qui parle ainsi) qu’elle porte en son cœur. Que la loi civile lui défende d’enterrer son frère, elle juge la loi civile, la condamne et la viole froidement, et enterre son frère. Elle a la conscience qu’elle est, elle-même, une source de moralité plus haute et plus pure que la loi de son pays. Je demande s’il y a, qu’on le juge comme on voudra, problème moral plus aigu, plus extrême, plus raffiné que celui-là. Or, c’est au commencement de « l’évolution de la morale dans la littérature dramatique » que nous le trouvons.

J’en conclus (et vous pensez bien que je pourrais multiplier les exemples), j’en conclus que ce n’est pas dans la littérature dramatique, ni, je crois, dans aucune littérature, qu’il faut étudier l’évolution de la morale. Je serais assez porté même, sauf correction, à croire qu’on court un peu risque de perdre son temps à étudier l’évolution de la morale où que ce soit. Elle est sensiblement la même pour le commun des hommes, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours ; et l’idée de la « morale universelle », si chère à la philosophie française de 1840, est juste en ceci que, pour l’infime portion de l’histoire de l’humanité que nous connaissons, la conception morale apparaît comme ayant peu varié, et le progrès moral comme difficile, au moins, à bien discerner. Tout au plus peut-on dire que la moralité générale fléchit à certains moments, et qu’une forte secousse, sous forme religieuse le plus souvent, la relève brusquement, et fait regagner le terrain perdu. Tout au plus peut-on dire que la conception morale, en avançant, est plus élevée chez les hommes supérieurs, toujours très rares. Mais la moralité générale, dont naturellement s’inspire, ou à laquelle se conforme la littérature, est toujours, à bien peu près, la même depuis que nous nous connaissons.

Il est vrai, et voilà le point, que nous nous connaissons depuis trop peu de temps. La doctrine évolutionniste est une lumière dans les sciences naturelles, parce que là on dispose ; d’un nombre très honnête de milliers de siècles. Il est très dangereux, et jusqu’à présent il semble vain de l’appliquer aux sciences morales et littéraires, parce que si l’histoire naturelle est longue, l’histoire humaine est infiniment courte. D’Homère à nous il n’y a pas le temps nécessaire pour une évolution considérable. L’homme n’a pas eu le temps de se « transformer ». Il a oscillé, il a eu quelques petits mouvements en sens divers, en avant quelquefois, en arrière de temps en temps, et l’on a noté ces mouvements à peu près, et on en a fait ce qu’on appelle l’histoire, qui est une chose intéressante. Mais trois mille ans, ce n’est rien du tout pour une transformation profonde, et l’homme actuel, qui, très probablement, est très différent de l’homme préhistorique, est très voisin du premier homme historique ou même légendaire, dont les plus vieux poètes nous conservent le portrait.

 

Si le livre de M. Arréat ne prouve guère que l’idéal moral soit plus élevé dans la littérature dramatique moderne que dans la littérature dramatique la plus ancienne, en revanche il prouve abondamment que le problème moral est le fond même de toute la littérature dramatique.

Je voyais défiler toutes ces pièces de théâtre que M. Arréat nous analyse, ou simplement nous rappelle, et je me disais, quitte à me dire autre chose demain ; mais, pour le moment, cette impression est chez moi très forte : « Ce n’est pas tant la sympathie de l’homme pour l’homme, comme on a dit, qui est le fondement de l’émotion dramatique, c’est plutôt la curiosité de l’homme à l’égard du problème moral. » Cet homme que je vois sur la scène, et qui me ressemble comme un frère, est-il libre de faire sa vie ; dispose-t-il de lui-même, domptera-t-il ses passions ? S’il ne les dompte pas, où le conduiront-elles ? S’il ne les dompte pas, aura-t-il des remords, signe qu’il était libre et se sentait libre de les dompter ? S’il les dompte, aura-t-il une grande joie, un grand bonheur, signe que l’ordre universel attache une récompense à l’énergie humaine victorieuse du mal : voilà certainement les questions que se sont posées les hommes depuis qu’ils s’assemblent dans un amphithéâtre pour voir d’autres hommes faire certaines grimaces.

Je ne vois guère de tragédie, ou grand drame, antique ou moderne, qui ne porte sur un des trois points suivants : conflit moral, remords, mort ou folie résultant du crime.

Tantôt c’est un homme absolument « déterminé », comme disent les philosophes, absolument dominé par la force de ses passions et penchants ; et ce qu’il trouve à la fin de sa courte carrière, c’est la ruine, le deuil, la misère, la folie, le suicide, la mort en un mot, sous une forme ou sous une autre.

Tantôt c’est le même homme, « déterminé » aussi, esclave aussi des forces aveugles qui sont en lui, et n’arrivant point à la mort ni à la folie ; mais celui-là c’est au remords que le poète le jette en proie. Et ce remords, quelquefois, n’est que le remords, un châtiment que l’homme porte avec lui ; quelquefois, s’il est accepté et accueilli, il devient une expiation et une purification, et un gage et un signe de relèvement, cela dans les poèmes dramatiques les plus anciens que nous connaissions.

Tantôt enfin, ce sont comme deux devoirs inégaux qui forment un conflit moral dans le cœur de l’homme. L’homme ici est tenu pour libre ; il n’est pas « déterminé » ; il a à savoir ce qu’il doit préférer entre deux avertissements de sa raison et de sa conscience. Tel le margrave Ruedegër dans les Niebelungen, tel le Brutus de Shakspeare se demandant s’il doit préférer le devoir d’humanité au devoir civique, et, de la pitié ou du patriotisme, lequel a le droit de parler plus haut : « Cassius, ne t’abuse pas. Si mes regards sont voilés, c’est simplement qu’ils sont tournés sur le trouble intérieur de mon âme. Je suis assailli depuis ces derniers temps par des sentiments qui se font quelque peu la guerre, par des pensées qui me sont entièrement personnelles. » — Tels enfin les héros de Corneille, qui sont, le plus souvent, placés, non pas tant « entre la passion et le devoir » qu’entre deux devoirs que les circonstances ont mis en conflit, et entre lesquels il s’agit de trouver sa route.

Dans tous ces cas, c’est le problème de la liberté ou celui de la responsabilité humaine, le même sous une face ou sous une autre face, qui se pose et qui s’agite, C’est : Que pouvons-nous faire ? et : Que devons-nous faire ? qui est en question.

Toute conception dramatique, comme a très bien dit M. Arréat, est enveloppée d’une conception morale, d’une doctrine de moraliste. Et, en dehors de cela, il n’y a, vous le savez, que le pur et simple mélodrame, l’arrangement et l’implication de circonstances qui roulent et bousculent l’homme comme une chute d’eau fait un chat noyé ; et vous remarquez que, d’instinct, les hommes ont toujours tenu cette forme du poète dramatique comme inférieure, et lui ont à peine reconnu droit de cité dans l’art.

Et ce qu’il y a de curieux, c’est que, de tous les genres littéraires où « la conception artistique est enveloppée d’une conception morale », c’est le genre dramatique qui a le plus incontestablement, qui a comme éminemment ce caractère. La raison, M. Brunetière l’a très bien saisie avec sa sagacité et sa pénétration ordinaires, et je me sers avec plaisir de ses expressions mêmes, c’est que dans le drame plus qu’ailleurs, l’homme agit, tandis que dans le roman et le poème épique, etc., il est agi plutôt. Dans le drame il est saisi comme cause ; dans les autres poèmes il est plutôt saisi et considéré comme effet des causes diverses qui ont contribué ou à le former ou à le diriger dans tel ou tel sens.

De là ce caractère, je ne dis pas essentiellement moral du théâtre, ne vous moquez pas de moi, mais essentiellement propre à soulever et à suggérer à chaque instant des problèmes moraux. Le théâtre est surtout un lieu où jouent, sous nos yeux, où se manifestent en leurs aventures diverses, la liberté et la responsabilité humaines. Le jour où les hommes, jusqu’à présent toujours partagés entre le sentiment de leur servitude et le sentiment, également fort, de leur liberté, en viendraient à n’avoir plus la conscience, l’illusion, si vous voulez, de leur libre arbitre, je crois bien qu’il n’y aurait plus guère de littérature, je crois bien qu’il n’y aurait plus guère de société, je crois bien qu’il n’y aurait plus guère de vie humaine, je crois bien qu’il n’y aurait plus rien du tout ; mais, sans aller si loin dans les hypothèses, je crois surtout qu’il n’y aurait plus guère de théâtre un peu élevé et un peu intéressant.

 

Et une doctrine morale est la condition nécessaire d’une œuvre dramatique un peu distinguée ; mais, ce qui est amusant, pourvu que l’auteur n’y songe pas. Le propos délibéré de mettre une doctrine morale en lumière est, d’expérience faite, le moyen (un des moyens, car il y en a d’autres) de ne pas bien faire une œuvre dramatique, non plus, d’ailleurs, qu’aucune autre œuvre littéraire. On n’a jamais bien su pourquoi il en est ainsi ; mais toutes les expériences sont concluantes. Le souci de moraliser est le mélange réfrigérant le plus funeste qui se puisse à une œuvré littéraire, et surtout à une œuvre dramatique. Au fond il en est exactement de même dans la vie réelle. L’acte moral est toujours un acte moral ; mais pour qu’il ait comme sa chaleur communicative, sa vertu pénétrante et vivifiante, pour qu’il soit aimable, et par conséquent pour qu’il ait tout son effet, il faut qu’il ne soit pas concerté, qu’il n’ait pas trop l’air de se rendre compte de lui-même, qu’il ait un certain abandon et oubli de soi, qu’il soit presque à demi inconscient. Sinon, il a l’air moins d’un acte que d’une leçon qui se déguise en acte. Il reste vénérable beaucoup plus qu’il n’est sympathique, touchant, séduisant et contagieux.

Tout de même dans la littérature ; et c’est un très intéressant chapitre encore que celui où M. Arréat étudie tout le théâtre qui est moralisant de propos délibéré. On sait que ce théâtre est très considérable. Ce n’est pas seulement celui de Diderot, encore que celui de Diderot soit le type du genre ; c’est encore celui de Voltaire, c’est celui de Schiller, et c’est une partie de celui de Goethe.

Diderot avait mis au théâtre « l’homme sensible » et sermonneur, dans le louable dessein de remplacer la chaire évangélique par le trou du souffleur ; Schiller fut toujours poursuivi par l’idée de mettre sur la scène l’homme de Kant, l’homme-devoir, le héros de l’impératif catégorique. Son marquis de Posa n’est pas autre chose. Il dit, du reste, des choses singulièrement belles ; mais il est diablement froid.

Le dessein d’être édifiant n’a jamais porté bonheur aux auteurs dramatiques. Ces bons Chinois, pour qui c’est une règle que toute œuvre de théâtre ait un but ou un sens moral, n’ont pas, à notre goût du moins, réussi davantage.

Toujours est-il, pour nous en tenir à nous, que le théâtre vit de morale et meurt d’intention moralisante. Toute grande œuvre dramatique suppose une question morale et la suggère. Toute œuvre dramatique qui prétend traiter une question morale, compromet dans sa propre chute, ou moins dans son insuccès, la leçon qu’elle prétend donner. Vérifiez la chose dans les théâtres, plus connus de nous, d’Emile Augier et Dumas fils, vous verrez à quel point les deux propositions sont justes.

La formule de M. Arréat est bonne ici encore et vaut qu’on la retienne. « La moralité n’est pas l’objet de l’art. Elle est une condition du plaisir dramatique. » Voilà le vrai distinguo. Cela veut dire que nous voulons avoir dans le poème dramatique les éléments d’une leçon sur l’âme humaine, mais que cette leçon, nous voulons l’en tirer nous-mêmes. Nous savons gré à l’auteur de nous faire réfléchir ; nous ne voulons pas qu’il ait trop réfléchi pour nous.

Le livre de M. Arréat m’a intéressé et instruit. Je le donne comme original et digne d’être lu de près. Mes compliments et mes remerciements aux philosophes. Déjà M. Janet avait tiré de la lecture de Corneille et de Racine, deux ou trois études psychologiques singulièrement attachantes, avec ce je ne sais quoi d’un peu plus large, aventureux et hardi, que les philosophes apportent avec eux quand ils viennent un peu braconner sur nos domaines. Petites invasions amicales dont nous sommes loin de nous plaindre, et qui nous font l’effet de visites de bon voisinage à la campagne. On passe le gué, on saute par-dessus le chemin creux. On cause pendant une heure. On ne s’entend peut-être pas beaucoup. On est content, tout de même, l’un de l’autre. Du moins je le suis de M. Arréat en le reconduisant jusqu’au tournant du chemin, et en lui disant au revoir.

Aristophane

Aristophane et l’ancienne comédie attique, par Auguste Couat.

Je viens de lire avec beaucoup de plaisir une grande et solide étude sur Aristophane, par M. Auguste Couat. M. Auguste Couat, déjà connu du public par une étude sur Catulle, qui est savante comme la Revue critique, et amusante comme un roman, et par un travail d’ensemble sur la Poésie alexandrine qui fait autorité, quoique écrite par un Français, même au jugement des Allemands, sur cette matière infiniment délicate et jusqu’ici mal débrouillée ; s’est attelé vaillamment à une entreprise qui est la plus rude, mais en même temps la plus intéressante que je sache dans tout le domaine de la littérature, c’est à savoir une étude sur toute la Comédie ancienne.

Car il ne le dit pas ; mais j’en suis sûr, et le vois très distinctement à l’ampleur et à la solidité des substructions, ce n’est rien moins que le monument que je viens de dire que M. Couat se propose d’élever. C’est le sujet le plus considérable, le plus varié et le plus attirant de mille côtés et en mille façons qui se puisse. La Comédie, telle que nous la connaissons, vient de si loin, elle a tant changé sur la route, elle s’est métamorphosée de tant de manières, qu’il n’y a rien de plus curieux à étudier avec patience, diligence et pénétration que les diverses phases de sa longue évolution à travers les âges. Or M. Couat a tout ce qu’il faut pour cela. Il sait du grec autant qu’homme d’Europe ; il est très intelligent et avisé ; il est aussi bon historien et aussi bon philosophe que bon helléniste, choses qui sont nécessaires en pareille matière ; et, ce qui ne l’est pas moins, quoi qu’on puisse croire, il est « moderne » et » contemporain » autant que qui que ce soit. Il comprend et pénètre « l’état d’âme » d’un démocrate, d’un aristocrate, d’un conservateur, d’un croyant, d’un athée, d’un sceptique, d’un artiste, d’un dilettante avec sûreté et aisance ; et tout cela est indispensable pour bien entendre une comédie, qui, plus tard, avec Ménandre et ses imitateurs latins, et ses imitateurs modernes, est devenue très restreinte et particulière en son objet ; mais qui, du temps des Eupolis et des Aristophane, touchait à une foule de sujets divers, et notamment à tous.

Le volume que nous avons sous les yeux est une sorte d’introduction à cette grande étude dont je parle, et c’est comme cela qu’il faut l’entendre.

Il a pour but de faire connaître dans quelles conditions et sur quelle matière travaillaient les auteurs de ce qu’on appelle la Comédie ancienne d’Athènes, c’est-à-dire Aristophane, ses prédécesseurs et ses contemporains. Cette étude préparatoire, intéressante, du reste, en elle-même, comme toute une histoire psychologique de la race et de la nation attique, est indispensable pour comprendre non seulement le dernier mot, mais le premier, d’Aristophane ou de Cratinus, tant les conditions où écrivaient ces personnages sont différentes de celles où travaillaient un Plaute, un Térence, un Molière ou un Shakspeare, tant, aussi, la « Comédie ancienne » attique est intimement et indissolublement mêlée à toute la vie morale, politique, religieuse, littéraire et domestique des Athéniens.

Cette étude, M. Couat l’a faite avec une abondance merveilleuse — admirablement portée et maniée, du reste — de renseignements, avec une sûreté d’analyse qui, souvent, m’a étonné et ravi, avec une clarté d’exposition et une bonne ordonnance qui met la lumière pleine dans les questions les plus délicates et considérées jusqu’à présent comme les plus inextricables.

Sans aller plus loin, vous savez assez la première impression que produit sur le lecteur la première venue — à peu près — des comédies d’Aristophane : « Quel diable de réactionnaire ! s’écrie-t-on, quel furieux antidémocrate, quel contre-révolutionnaire enragé ! Pourquoi l’est-il à ce point ? qui le pousse ? à quel sentiment obéit-il ? »

À quoi la réponse paraît d’abord facile. Il était réactionnaire parce qu’il l’était ; c’était sa façon de penser. C’était son état d’âme, à lui, sa tournure d’esprit.

Oui, sans doute, la réponse est facile, et, après tout, elle est assez sensée, et peut-être ne laisse-t-elle pas d’être juste. Mais voici que la question se complique et rend la réponse un peu moins commode. Ce n’était pas Aristophane seulement qui était réactionnaire. Ils l’étaient tous, oui, tous les poètes comiques de « l’Ancienne Comédie » depuis l’époque de Périclès jusqu’à celle des Trente Tyrans, depuis les balbutiements de la comédie, jusqu’à ce « honteux silence » —  turpiter obticuit  — auquel la loi, aristocratique elle aussi, ce qui est piquant, l’a condamnée, vers la fin de la vie d’Aristophane.

Ils l’étaient tous, Hermippe comme Eupolis, Eupolis comme Cratinus, Cratinus comme Platon, Platon comme Aristophane, Hermippe et Platon qui fustigent Hyperbolos, comme Cratinus qui fouaille Périclès, comme Eupolis qui lacère Alcibiade, comme Aristophane qui déchire Cléon.

Et ces gens-là qui, pendant soixante ou soixante-dix ans, n’ont cessé d’attaquer furieusement le gouvernement démocratique d’Athènes, et le peuple d’Athènes lui-même, ces gens-là c’était devant le peuple lui-même, devant ce peuple qui soutenait, chérissait et acclamait ce gouvernement, c’était au théâtre, qu’ils tournaient en ridicule, et avec quelle férocité, on le sait, ce gouvernement et ce peuple.

Et on n’en trouve pas un, pas un sur six ou sept que l’on connaît, qui, ne fût-ce que pour introduire un peu de variété et de ragoût dans le divertissement de la comédie, se soit avisé de plaider un peu la thèse contraire et de faire une seule nasarde au parti aristocratique. On avouera qu’ainsi étendue, c’est-à-dire vue tout entière, la question devient tout à fait curieuse, surprenante et inquiétante.

Eh bien, M. Couat l’a élucidée, pour la première fois, à ma connaissance, avec une admirable sûreté et une pénétration tranquille et forte qui m’a fait le plus grand plaisir. Il a prouvé, pièces en mains, détails probants sur la barre, et dossier admirablement complet et bien classé, qu’il ne pouvait pas en être autrement ; et qu’il était à peu près impossible à un poète comique du temps de Périclès, de Cléon, d’Hyperbolos et d’Alcibiade d’être autre chose que réactionnaire.

Pourquoi ? Parce que, tout simplement, le gouvernement, le Sénat, l’Assemblée nationale, le pouvoir judiciaire, tout enfin à peu près était au pouvoir du parti démocratique ; mais que le théâtre, institution publique aussi et non privée, était resté aux mains du parti aristocratique et des grands seigneurs d’Athènes.

Imaginez un théâtre unique, où l’on ne parle à peu près que de politique, et qui soit la propriété exclusive du faubourg Saint-Germain. Voilà, à peu près, le théâtre d’Athènes du temps de la guerre du Péloponnèse.

Juges qui examinaient, et acceptaient, ou refusaient les pièces, administrateurs annuels qui faisaient les frais de la représentation, autrement dit directeurs, comité de lecture et bailleurs de fonds, et cela dans un théâtre officiel, privilégié, ayant monopole, et en dehors duquel il n’y avait pas une coudée carrée de sol en Attique où l’on pût élever un tréteau, tous étaient gens riches, bien-pensants, appartenant à la classe aristocratique et à la classe dirigeante, laquelle ne dirigeait rien du tout, sauf précisément le théâtre.

On conviendra qu’il aurait fallu un héroïsme démocratique tout à fait exceptionnel et miraculeux, dans ces conditions, pour écrire consciencieusement une pièce comique à tendances démocratiques, la limer, la polir avec amour pendant une bonne année, la barder délicatement des traits les plus fins et les plus perçants à l’adresse des hautes classes, et arriver, au bout de l’an, à la faire refuser avec douceur, et à ne plus pouvoir la faire jouer qu’à Lacédémone, où il n’y avait pas de théâtre.

Le caractère antidémocratique, non seulement de tout le théâtre d’Aristophane, mais de tout le théâtre connu sous le nom d’ancienne comédie, se trouve donc ainsi parfaitement expliqué, sans qu’il, y ait lieu, je crois, de chercher désormais d’autres raisons.

Mais celles-ci n’étaient pas commodes à trouver, et il ne fallait rien moins qu’une profonde connaissance, et dans tout le détail, de la société attique pour les découvrir et pour les établir avec une solidité irréfutable.

Et maintenant vous me ferez l’objection du papa Argan dans Le Malade imaginaire : « Et le père ? Que dit le père à tout cela ? » Et le peuple ? Le peuple, que les aristocrates, de connivence forcée avec les poètes comiques, bafouaient ainsi sur son propre théâtre, que disait le peuple à tout cela ?

« Le père ne dit rien », répond Cléante dans Molière. Il semble bien que le peuple aussi, à Athènes, n’ait rien dit. De quoi les raisons, sans être aussi fortes que les précédentes, ne laissent pas aussi d’être bonnes.

Le peuple pouvait se laisser gouailler. Il était tellement le maître partout ailleurs qu’au théâtre, depuis Périclès, qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce qu’on se moquât un peu de lui sur les tréteaux. D’autant plus que ce n’était pas de lui qu’on se moquait (ou, quand on se moquait de lui, c’était avec de jolies précautions, bien ingénieuses, que M. Couat, très ingénieusement aussi, a fort bien notées dans Les Chevaliers). Ce n’était pas de lui qu’on se moquait, c’était de ses chefs, de ses chefs aimés, soutenus et acclamés, mais enfin de ses chefs, et nous savons assez qu’il est dans la nature du peuple, en tous les temps, d’avoir le dévouement réservé, l’admiration contenue, une dévotion pour ceux qu’il aime très particulière, où n’entre pas à haute dose le respect, et qu’il ne déteste pas qu’on chansonne, assez vertement même, ceux qu’il choisit, même ceux qu’il nomme, tout aussitôt qu’ils sont au pouvoir ; pas plus tôt, mais tout aussitôt.

Voilà des raisons qui me semblent assez probantes et assez solides, sans compter qu’elles sont amusantes.

Ce qui est amusant aussi, comme je l’ai, je crois, déjà indiqué, c’est que ce parti aristocratique qui, pendant trois quarts de siècle, avait si bien joué de la comédie aristophanesque pour caresser ses ressentiments, nourrir délicatement ses rancunes et se revancher de ses déboires ; c’est lui qui a fini par proscrire la comédie aristophanesque. C’est lui qui a édicté la fameuse loi dont, s’il vous plaît, la comédie moderne, telle que nous l’avons encore, est sortie, la loi interdisant toute personnalité au théâtre, et forçant, par conséquent, les poètes comiques à se borner à la peinture générale et anonyme des vices et des travers humains.

Il avait fini, sans doute, par comprendre que le jeu, s’il était amusant, était dangereux, qu’à permettre de couvrir ainsi de ridicule ses ennemis, on risquait toujours pour soi-même quelques éclaboussures égarées, adroitement égarées peut-être. La chose s’était bien produite, à tout prendre, et, à voir de près les affaires, deux ou trois fois. Bref, il mit lui-même le holà. Il arrêta les frais ; mais il faut convenir que, pendant soixante-dix ans, il s’était joliment amusé.

Je n’ai pris qu’un point, dans le charmant volume de M. Couat, pour montrer avec plus de détail combien une question d’érudition devient chez lui, en même temps qu’instructive et toute nouvelle, tout en même temps piquante, pittoresque, vivante et comme frétillante sous nos yeux. Il y a bien autre chose, dans le livre de M. Couat. Le monde politique, le monde littéraire, le monde religieux, le monde universitaire, si je puis m’exprimer ainsi, avec ses sophistes et ses rhéteurs, tout cela passe sous nos regards avec une netteté de trait et de relief admirable. Le chapitre sur les hommes politiques est un petit chef-d’œuvre. Il y a là trois ou quatre portraits, celui de Périclès (surtout, tout à fait bien venu), celui de Cléon, celui d’Hyperbolos, celui d’Alcibiade, qui sont merveilleusement précis et lumineux. L’étude sur Socrate, tel qu’Aristophane a pu et dû le comprendre, tel que le public du temps, avant le martyre et avant Platon, a pu et dû l’envisager, est d’une sûreté, d’une impartialité, d’une liberté tranquille d’esprit, et aussi d’une connaissance et d’une méditation de la question qui sont choses peu communes, même dans les ouvrages les plus savants et les plus solidement informés.

Ajoutez que M. Couat est un écrivain, un très bon et très distingué écrivain. J’ai sous les yeux cinq ou six pages sur la comédie ancienne en général, sur l’état d’esprit d’un public assistant à une comédie d’Eupolis ou d’Aristophane, qui sont des pages de maître. Elles sont un peu hautes en couleur et un peu chaudes de ton pour que je puisse les citer. — Dame ! le sujet ! Il s’agit d’Aristophane, n’est-ce pas, et de la comédie phallophorique, quoi qu’on puisse faire pour être réservé, — mais elles sont, comme vigueur sobre de style et ampleur simple et facile d’exposition, parmi les meilleures choses que j’aie jamais lues.

Voilà l’érudition telle que je l’aime, et telle que le public l’aimera toujours en France. C’est la vieille, vous savez, c’est la bonne, c’est celle des Sainte-Beuve, des Mérimée, des Renan, des Jules Girard. Ah ! c’était un bon temps et un beau temps que celui-là. On était savant, on était solide, on était « renseigné » et « informé » ; et l’on savait, nonobstant, et sans croire pour cela déroger et se déclasser, on savait composer, on savait avoir des idées générales, on savait exposer, et on savait écrire.

Un livre était d’abord le résumé d’un travail énorme de lectures, de comparaisons, de rapprochements, d’examens, d’observations et de vérifications ; mais il était de plus un livre, c’est-à-dire une idée, bien conçue, bien éclaircie, bien circonscrite et délimitée, puis bien suivie et amenée habilement et clairement à son point d’aboutissement juste et précis. Et il était un livre, en même temps, c’est-à-dire une conversation, élevée sans doute, mais une conversation où l’on se plaît à plaire, à intéresser le lecteur, à l’amuser même, à piquer son attention et même sa malice, à le faire sourire, et quelquefois à le faire admirer, sans y faire effort, et sans avoir l’air d’y prendre garde.

C’était le bon temps. Nos pères valaient bien mieux que nous. Ils avaient plus de sagesse, de bon sens, de génie et d’esprit. Ils… Tiens ! Voilà que je me mets à faire une parabase d’Aristophane. Ce que c’est que le mauvais exemple !

Lisez le livre de M. Couat. C’est une forte et consciencieuse et ingénieuse étude. Et c’est un livre.

Sophocle

Philoctète, par André Gide.

M. André Gide, qui est un poète difficile et un penseur tourmenté (et il y a de l’éloge en même temps que quelque regret dans ces épithètes, que je prie de prendre en tout leur sens), aime beaucoup un jeu pour lequel moi-même j’ai grande tendresse d’âme, où M. Jules Lemaître était passé maître quand il daignait s’occuper de littérature, et où M. Gebhart, comme vous savez, s’amuse avec une singulière aisance. Il lit un poète antique et il le repense et il refait son poème à sa manière, enveloppant le conte antique de son âme moderne et lui donnant le tour d’esprit et la couleur philosophique qu’il aurait sans doute s’il était conçu aujourd’hui, ou demain, par l’un de nous.

Après tout, c’est du Racine. Racine ne faisait pas autrement. Il habillait des poèmes antiques de costumes de son temps et, quand on le lui reprochait, il répondait sans doute : « Avec quoi donc voulez-vous que je les habille et avec quoi les habillez-vous vous-même ? »

De même, M. André Gide, tout à l’heure, dans son Prométhée mal enchaîné, aujourd’hui dans son Philoctète, reprend les héros antiques en leur donnant une tenue moderne, et certainement il les altère ; mais aussi il les vivifie, il en fait des hommes que nous comprenons mieux, comme plus voisins de nous, ou plutôt, bien plutôt, que nous ne comprenons pas peut-être aussi bien, mais que, sans les très bien comprendre, nous sentons plus vivement. Et c’est un jeu de lettré infiniment intéressant.

On connaît le Philoctète de Sophocle. C’est un poème philosophique. Aussi bien, Sophocle est le plus philosophe des poètes grecs. Il y a toujours un grand poème moral qui est comme l’âme de chacun de ses drames. Je ne sais pas ce qu’il paraîtrait à nos yeux si nous avions entre nos mains ses cent tragédies. Mais il se trouve qu’avec les sept drames qui nous ont été conservés de lui, nous avons un traité presque complet de haute philosophie morale. C’est de lui, bien plutôt que d’Homère, qu’Horace aurait dû dire :

Plenius et melius Crysippo et Crantore dicit.

Sans nous disperser, et pour ne parler que du seul Philoctète, Philoctète est un conflit de devoirs. Le héros de Philoctète, c’est Néoptolème.

En voilà un, Néoptolème ou Pyrrhus, comme vous préférerez l’appeler, qui a eu de la chance ! Plus que son père Achille. Achille n’a presque eu, pour le chanter, qu’Homère. Il est vrai qu’Homère est quelqu’un. C’est même plusieurs. Mais ce Néoptolème ! Il est le fils d’Achille, d’abord, ce qui est flatteur. Il est vainqueur de Troie à vingt ans, peut-être à seize. L’art de vérifier les dates s’applique peu au siège de Troie. Il est vainqueur de Troie à seize ans, ce qui déjà le met au-dessus d’Achille.

Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous.

Il revoit sa douce patrie, ce qui fut refusé à Achille, à Ajax, à Antiloque, accordé pour un jour seulement à Agamemnon, accordé au bout de dix ans de souffrances à Ulysse. Il a quelques désagréments avec Andromaque ; mais encore c’est très contesté, et il y a plus d’historiens pour dire qu’il a vécu très heureux avec elle, qu’il n’y en a pour dire qu’il lui a dû ses malheurs. Et comme vie posthume, — la seule qui nous importe, n’est-ce pas ? — il a été chanté par Sophocle, par Virgile et par Racine, sans parler des seigneurs de moindre importance. Il a eu une fortune extraordinaire.

Donc, le héros de Philoctète, c’est Néoptolème. C’est sur lui, matériellement, que roule toute l’action. Voudra-t-il, ne voudra-t-il pas tromper Philoctète et lui ravir son arc et ses flèches, auxquels est attaché le salut des Grecs, ce qu’Ulysse ne peut pas faire, parce que sa figure est connue de Philoctète, tandis que celle de Néoptolème ne l’est pas ?

Tout est là. Sans Néoptolème, pas de succès possible. Avec le concours de Néoptolème, succès assuré.

Quant à l’intérêt psychologique et moral, il est tout entier dans Néoptolème. L’intérêt psychologique et moral de Philoctète, c’est un conflit de devoirs. Néoptolème est parfaitement convaincu qu’il faut tout faire pour la patrie et que, puisque l’intérêt de la patrie exige qu’on enlève Philoctète ou qu’on lui ravisse ses armes, il faut faire ce coup de force ou de ruse. Mais en même temps il a des scrupules. Il n’aime pas mentir, il n’aime pas tromper ; il n’aime pas la ruse, qui est arme d’esclaves ; il n’aime pas le machiavélisme ; il n’aime pas non plus, encore qu’il se serve peu de ces termes, violer le droit, la liberté individuelle et la Déclaration des droits de l’homme. Or, c’est une violation de l’habeas corpus, sur la personne du vénérable Philoctète, qu’on lui demande. Il lui répugne fort.

Voilà les deux sentiments entre lesquels est partagé ce « noble jeune homme », comme disait Ballanche, ou ce venerandus puer , comme disait Virgile.

Et son rôle est partagé de même, entre ces deux sentiments qui, successivement, dominent en lui.

Et, pour s’y arrêter maintenant, comme c’est conduit, ce rôle ! D’abord Néoptolème hésite devant les propositions d’Ulysse. C’est une mission peu flatteuse qu’on veut lui donner là ! Il n’a pas rejoint l’armée des Grecs, à seize ou dix-sept ans, pour capturer par la ruse, pour faire tomber dans un panneau un vieillard infirme ! Et puis, très vite, il accepte la mission et devient assez facilement un habile élève du subtil Ulysse. C’est qu’on lui a persuadé qu’il y a bien des manières de servir sa patrie, dont une est l’astuce ; et c’est qu’il ne connaît pas Philoctète. Les « principes » ont besoin d’être appuyés et confirmés dans nos âmes par un sentiment. Dans son conflit de devoirs, la Patrie l’emporte d’abord chez Néoptolème, parce qu’elle est représentée par Ulysse, si « autorisé », si éloquent, si persuasif, et du reste si glorieux. Le sentiment du Droit ne l’emporte pas encore, parce qu’il n’est pas encore représenté par Philoctète, que Néoptolème ne connaît pas.

Plus tard, quand Néoptolème a lié commerce avec Philoctète, il retombe dans ses hésitations. Il se demande s’il fait quelque chose qui soit selon la conscience et selon les dieux. On sent qu’il va fléchir, on sent, comme nous disons, « qu’il est à un tournant. » On le suit avec anxiété. Selon nos tempéraments, nous lui disons : « Persiste ! La Grèce a besoin que tu persistes », ou, au contraire : « Trahis Ulysse ! Trahis la Grèce, pour respecter le Droit. » Et ce que nous lui disons, nous sentons parfaitement qu’il se le dit.

Qui le tirera de cette perplexité ? « Qui démêlera cet embrouillement ? » La Pitié ; et c’est là le beau de cette belle œuvre. Entre des devoirs contraires, Néoptolème a pu hésiter et pencher tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre. Mais, devant le désespoir de Philoctète, devant ses cris de douleur physique et de douleur morale, devant un entêtement, qu’il blâme du reste, et qu’il ne comprend pas, mais qui, cependant, va entraîner ce pauvre homme dans une mort affreuse, il n’y tient pas ; il ne peut pas persister. Il a dérobé à Philoctète ses armes, c’est-à-dire ses moyens de subsistance ; il les lui rend. L’instant où Néoptolème rend ses armes à Philoctète est un des plus beaux instants de tout le théâtre humain. C’est une minute supérieure.

Et quelle claire conscience, cette fois, de son vrai devoir, il a acquise ! Comme il répond admirablement, cet enfant, à celui qui est, depuis la mort d’Achille, le plus glorieux des Grecs :

« J’ai dit mon dernier mot.

— Il y a quelqu’un qui t’empêchera de faire ce que tu veux.

— Qui donc ?

— L’armée tout entière et moi.

— Pour un homme sage, tu dis des sottises.

— Et toi, tu ne dis rien ni ne fais rien qui soit sage.

— Si ma conduite est juste, cela vaut mieux que d’être sage.

— Tu ne crains pas l’armée des Grecs ?

— Comme j’ai la justice pour moi, je ne crains rien.

— Ainsi, ce n’est pas contre les Troyens, c’est contre toi qu’il faudra se battre.

— Advienne que pourra.

— Vois-tu ma main sur mon épée ?

— Tu vas me voir en faire autant ; ce ne sera pas long.

— Eh bien, je te laisse et je vais tout dire à l’armée.

— Te voilà devenu raisonnable. »

Je crois qu’en vers de Corneille, cela ne serait pas trop mal.

 

M. André Gide a changé tout cela ; mais il l’a très agréablement changé. Il a transporté l’intérêt moral de Néoptolème à Philoctète. Dans Sophocle, Ulysse et Philoctète sont rigides. Ils sont inflexibles, l’un engainé tout entier dans son patriotisme intransigeant et dans son principe : « Le salut du pays est la seule loi » ; l’autre engainé tout entier dans son ressentiment implacable et dans le sentiment de son droit et du droit violé en lui. Néoptolème seul va d’un point à un autre. — Chez M. Gide, c’est Ulysse et Néoptolème qui sont (à très peu près) tout d’une pièce, et c’est Philoctète qui évolue, du reste d’une manière très intéressante et presque admirable.

M. Gide a compris les choses ainsi, comme l’indique son titre, Philoctète ou le traité des trois morales. Il y a trois morales, ou, si vous voulez, trois façons d’entendre la morale universelle : « 1o Nous nous devons à la Patrie, tout entiers, y compris notre conscience, et il faut, au besoin, violer en nous la justice pour le service de la patrie. » Et ceci, bien entendu, c’est la morale d’Ulysse. — « 2o Nous nous devons à la Pitié, et il faut écouter la voix divine de la pitié, la voix de la pitié qui est la voix des dieux ; même aux dépens de la Patrie. » Et ceci est la morale de Néoptolème. — « 3o Nous nous devons à quelque chose qui est au-dessus de la patrie, du droit, de la pitié et des dieux, et ce quelque chose, je ne sais pas du tout le définir, mais je l’entrevois et je m’y sacrifie. » Et ceci est la morale où arrive peu à peu Philoctète, et c’est parce qu’il y arrive peu à peu qu’il évolue, lui, lui seul (ou à très peu près), et qu’il va d’un point à un autre, du reste par un très beau chemin.

Les trois personnages, tous, ont de très belles paroles pour définir et pour exposer chacun sa conception morale. Cela ne ressemble pas du tout à Sophocle, mais cela rappelle souvent les dialogues de Platon.

Ulysse, qui, pendant toute la traversée de la Troade à Lemnos, est resté dans une sorte de silence farouche, dévoile brusquement son plan au jeune homme :

« Non, répond Néoptolème, par Zeus, je ne le ferai point.

— Enfant, ne parle pas de Zeus. Tu ne m’as pas compris. Écoute-moi. Parce que mon âme tourmentée se cache et qu’elle accepte, me crois-tu moins triste que toi ? Tu ne connais pas Philoctète, et Philoctète est mon ami. Il m’est plus dur qu’à toi de le trahir. Les ordres des dieux sont cruels : ils sont les dieux. Si je ne te parlais pas, dans la barque, c’est que mon grand cœur attristé ne songeait même plus aux paroles… Écoute-moi, Réponds-moi. N’es-tu pas l’ami de tous les Grecs avant d’être l’ami d’un seul ? Et souffrirais-tu de sauver un homme s’il te fallait pour le sauver perdre la Grèce ? [Amphibologie. Il faudrait : et te permettrais-tu de sauver un homme, si…] Tu conviens que si l’amitié est une chose très précieuse, la patrie est chose plus précieuse encore ?… Soumets tout au devoir.

— Mais quel est le devoir, Ulysse ?

— La voix des dieux, l’ordre de la cité, l’offrande de nous à la Grèce ; et comme l’on voit les amants chercher alentour sur la terre les plus précieuses fleurs en dons à faire à leurs maîtresses et vouloir mourir pour elles, comme s’ils n’avaient, malheureux, rien de mieux à donner qu’eux-mêmes ; s’il est vrai que la patrie te soit chère, que saurais-tu lui donner de trop cher ? Et ne convins-tu pas tout à l’heure qu’après elle aussitôt venait l’amitié ?… »

Ulysse plaide sa morale, dans le « dialogue socratique » de M. Gide, non seulement devant Néoptolème, mais, ce qui est tout nouveau et très beau, devant Philoctète. Sarcey aurait dit si on lui avait lu le Philoctète de Sophocle : « La scène à faire n’est pas faite. Nous voulons [vous reconnaissez son style], nous voulons que les forces essentielles du drame, après avoir agi les unes sur les autres, ou l’une sur l’autre, par courroies de transmission, se rencontrent elles-mêmes de plein contact. C’est la scène à faire. La scène à faire n’est pas faite. »

Elle l’est dans M. Gide. Quand je dis qu’elle l’est ! Elle est surtout esquivée ; mais enfin elle est faite. Ulysse ne plaide pas devant Philoctète le retour de Philoctète au camp ; mais il plaide le droit de la patrie, le droit qu’avaient les Grecs, par exemple, d’abandonner Philoctète dans une île déserte parce qu’en « funestant » les prières et les cérémonies religieuses, il aliénait les dieux (ceci n’est pas assez marqué ; c’est, cependant, le principal mobile des Grecs, et c’est leur justification).

Philoctète dit à Ulysse : « Tu m’écoutes sans me comprendre. N’estimes-tu pas la vertu ? »

Ulysse : « Si ! la mienne !

— Quelle est-elle ?

— Tu m’écouterais sans me comprendre. [Voyez-vous comme la scène est ingénieusement esquivée, comme elle est si ingénieusement esquivée qu’elle est faite, parce que l’auteur, en la faisant, explique pourquoi elle est infaisable]. Tu m’écouterais sans me comprendre. Parlons des Grecs plutôt. Ta vertu solitaire t’a-t-elle fait cesser de te souvenir d’eux ?

— Pour cesser de m’irriter contre eux, oui, certes.

— Entends-tu, Néoptolème ? Ainsi le succès du combat pour lequel…

— Pour lequel vous m’avez laissé ? Que veux-tu que j’en pense, Ulysse ? Si vous m’avez laissé, c’était pour vaincre, n’est-ce pas ? J’espère donc pour vous que vous êtes vainqueurs…

— Et sinon ?

— Sinon, nous aurions cru Hellas trop grande. »

Néoptolème, dans la pièce de M. Gide, n’a pas un grand rôle, son rôle, comme je l’ai dit, ayant été transporté à Philoctète, étant devenu une partie du rôle de Philoctète. Mais, quoique devenu grêle, il est bien dessiné cependant. On voit que Néoptolème est en face de deux choses qui l’attirent toutes les deux et entre lesquelles il hésite : quelque chose de grand, et c’est la Patrie, représentée par Ulysse ; quelque chose d’auguste et de mystérieux, qui est le malheur supporté avec résignation et sérénité. De là son mot, plusieurs fois répété : « Ulysse, tu ne comprends pas Philoctète. Je veux comprendre Philoctète. » De là son mot, en fin d’acte : « Philoctète, enseigne-moi la vertu ! »

Néoptolème, c’est le patriote grec en train de devenir stoïcien. C’est d’une nuance charmante. Alcibiade écoutant et cherchant à entendre un Socrate qui serait un Thraséas. M. Gide aurait pu ne pas craindre de creuser un peu le trait. La silhouette serait devenue portrait.

 

Enfin, Philoctète est admirable. Son âme s’est épurée dans la solitude et est devenue celle d’un poète, d’un ascète et d’un saint. Nous sommes loin de Sophocle ; nous sommes quelque part en Orient, ou quelque part sous le Portique. Mais si M. Gide avait pris la plume pour traduire Sophocle, ce n’eût guère été la peine.

Donc Philoctète s’est élevé peu à peu à la notion et à la doctrine du sacrifice, du dévouement. Toutes ses idées se sont purifiées et subtilisées. « Ne m’as-tu pas compris ? Je parle mieux depuis que je ne parle pas à des hommes. Mon occupation, entre la chasse et le sommeil, est la pensée. Mes idées, dans la solitude, et comme rien, même la douleur, ne les dérange, ont pris un cours subtil que parfois je ne retrouve qu’avec peine. J’ai compris sur la vie plus de secrets que ne m’en avaient révélé tous mes maîtres… Bientôt vivant toujours, je serai tout abstrait [souvenir du Marc-Aurèle de Renan]. Le froid m’envahit, et je m’épouvante à présent ; car j’y trouve, et dans sa rigueur même, une beauté… Sans plus rêver jamais, je pense. Je ne goûte plus l’espérance et pour cela je ne suis plus jamais enivré… Mes paroles et mes actes, comme gelés, demeurent, m’entourent comme un cercle de roches posées… Et je voudrais mes actions toujours plus solides et plus belles ; vraies, pures, cristallines, belles, Ulysse, comme ces cristaux de clair givre où le soleil tout entier paraîtrait au travers… Je voudrais parvenir à la plus grande transparence, à la suppression de mon opacité et que, me regardant agir, toi-même sentisses la lumière… »

Et par conséquent, poète et ascète, il en est arrivé à la morale du sacrifice. Il faut se dévouer ? « Mais se dévouer à quoi ? » lui demande Néoptolème. C’est ici que ce n’est pas banal. Il faut se dévouer, non pas à la Patrie, précisément ; car il y a quelque chose au-dessus de la Patrie. Non pas aux dieux ; car les dieux, c’est encore la patrie. Ils y ont leur racine. Ils la dominent, mais ils en sont sortis, et, seulement, ils la représentent, plus haut qu’elle. Cependant il faut se dévouer :

« Se dévouer, à quoi, Philoctète ?

 J’allais te dire aux dieux… Mais c’est donc qu’il y a quelque chose au-dessus des dieux, Néoptolème ?

— Au-dessus des dieux !

— Oui, puisque je n’agis pas comme Ulysse.

— Se dévouer à quoi, Philoctète ? Au-dessus des dieux, qu’y a-t-il ?

— Il y a… Je ne sais plus. Je ne sais pas… Je ne sais plus parler, Néoptolème.

— Se dévouer à quoi ? Dis, Philoctète !

— Se dévouer… se dévouer…

— Tu pleures ! »

Et M. Gide, qui n’a pas voulu qu’un sentiment très exalté fût conscient et pût s’exprimer, pût être exprimé par celui qui le ressent, ce qui est peut-être juste, n’a pas fait dire par Philoctète le mot de Philoctète. Il a voulu, ce qui est peut-être trop compter sur nous, que nous comprissions que Philoctète, là où il en est, se dévoue non à la Patrie, non aux dieux, mais à la beauté même du dévouement, ce qui est admirablement platonicien, mais ce qui reste, dans l’œuvre de M. Gide, un peu nébuleusement platonicien.

Mais, encore, je ne déteste pas cela. Je deviens peut-être un peu Allemand et j’aime, des fois, à avoir quelque chose à deviner. Après tout, l’énigme de M. Gide n’est pas formidable et la Sphinx ne dévorerait personne si elle n’avait que celle-là dans son sac.

Et, en effet, Philoctète se dévoue. Le narcotique que le subtil Ulysse veut lui faire boire par surprise, il le boit volontairement : Ulysse emportera son arc pendant son sommeil.

Dénouement très beau et très original. Il ne faudrait pas, cependant, que M. Gide crût qu’il est très différent du dénouement de Sophocle. Dans Sophocle, ce qui décide Philoctète à se sacrifier (d’une autre façon, mais, au fond, c’est la même chose), ce qui le décide à se sacrifier, c’est Hercule, c’est l’intervention d’Hercule, c’est la voix d’Hercule, c’est l’ordre d’Hercule. C’est l’ordre d’Hercule et de Jupiter. Rappelez-vous le texte : « J’arrive, à ton intention, du séjour céleste pour te déclarer les volontés de Zeus et m’opposer au dessein que tu viens de former. »

C’est donc à Héraclès et à Zeus qu’obéit Philoctète et non à une suggestion confuse de sa conscience. Mais qu’est-ce que c’est que les dieux pour un Hellène, avant les philosophes ? C’est la conscience. Les hommes, en imaginant les dieux, n’ont pas fait autre chose qu’objectiver leur conscience pour l’écouter de plus bas et avec plus de respect, et les directeurs d’âmes, les prêtres, soit conviction, soit habileté, et ici il n’importe, les ont encouragés à écouter leur conscience ainsi, pour qu’elle fût, comme plus éloignée, plus mystérieuse et plus formidable, parce que major e longinquo reverentia .

C’est donc, dans Sophocle comme dans M. Gide, à sa conscience qu’obéit Philoctète.

Et remarquez, car je crois voir que Sophocle n’est pas un imbécile, qu’Héraclès commande, en cette fin du Philoctète, comme la conscience commande. Il ne donne aucune raison, il ne raisonne pas, il ne plaide pas, il n’argumente pas, il ne persuade pas : il ordonne ; il est un impératif catégorique. Ce n’est pas (comme on l’a trop dit) à titre d’ancien ami de Philoctète qu’il parle, c’est comme Héraclès, interprète de Zeus, c’est comme Héraclès divinisé, c’est comme la Vertu devenue Dieu ; c’est-à-dire c’est comme la conscience : « Je te déclare les volontés de Zeus et je m’oppose à tes desseins. Écoute mes paroles… Tu perceras de mes flèches Pâris, tu renverseras Troie… Tu porteras sur l’emplacement de mon bûcher ta part du butin… N’oubliez pas, quand vous ravagerez cette terre, de vous montrer pieux envers les dieux. »

C’est ainsi que Sophocle et M. Gide, très différents dans leurs conceptions, se rejoignent, en dernière analyse, dans leurs conclusions.

Vous lirez avec beaucoup de plaisir, je crois, ce Sophocle qui a passé par Platon, par Marc-Aurèle et par Maeterlinck.

Et puis, du reste, ce vous sera une occasion et une tentation de revenir au Philoctète de Sophocle, qui est la plus belle chose du monde.

Théâtre indien

Priyadarsika, — Madhava et Malati, drames indiens, traduits par M. G. Strehly.

La Bibliothèque orientale elzévirienne poursuit le cours de ses intéressantes publications. Nous sommes loin du temps où Voltaire, qui avait découvert la littérature chinoise et donné un père à L’Orphelin de la Chine, en quoi, du reste, il n’avait pas eu tort, écrivait intrépidement : « Le poème dramatique ne fut longtemps en honneur que dans ce vaste pays de la Chine. Si vous le cherchez chez les Perses, chez les Indiens, qui passent pour des peuples inventeurs, vous ne l’y trouvez pas : il n’y est jamais parvenu. »

C’est faux pour ce qui est des Persans ; mais, pour ce qui est des Indiens, c’est encore plus faux. La littérature dramatique indienne est relativement récente, ne remontant guère en deçà du cinquième siècle de notre ère, mais elle est considérable ; elle est originale, « elle ne ressemble à rien » aux yeux de ceux qui n’ont pas vu grand-chose, ce pourquoi la Bibliothèque orientale a bien raison d’en multiplier les primeurs.

Elle a déjà donné Çakountala, bien entendu, Çakountala la perle, le diamant, la merveille, Çakountala dont Goethe disait : « Veux-tu les fleurs du printemps et les fruits de l’automne ? Veux-tu dans un seul nom embrasser le ciel et la terre ? Je te nomme Çakountala et j’ai tout dit » ; Çakountala, enfin, dont moi, qui suis moindre que Goethe, je le fais remarquer modestement, je dirai que c’est une idylle charmante, analogue à Grisélidis, mais singulièrement plus fraîche, plus riche et jaillissante d’imagination.

Elle a donné ensuite Le Chariot de terre cuite, que, ma foi, je préfère, pour mon compte, même à Çakountala, Le Chariot de terre cuite, qui vraiment est un petit drame très vivant, très « humain », où je trouve enfin une peinture vive et assez forte d’une passion profonde, ce qui est rare dans le théâtre indien.

Elle a donné encore Malakiva et Aguimitra, Vikramorvaci, traduits par M. Foucaut ; La joie des serpents, traduit, comme Çakountala, par M. Bergaigne ; et voici que j’ai sous les yeux deux drames de très inégale longueur et d’égal intérêt, traduits par M. G. Strehly, c’est à savoir Priyadarsika et Madhava et Malati, sur lesquels je demande la permission de m’arrêter un instant.

Ces Indiens, je n’ai pas besoin de le dire, n’ont pas connu le drame tel que nous l’entendons, et Aristote les étonnerait autant qu’ils étonneraient Aristote, qui ne s’étonnait de rien. Je vois dans une note de M. Strehly que le mot sanscrit… — inutile de transcrire le mot ; ménageons les yeux du compositeur — signifie à la fois « histoire », c’est-à-dire conte, et « pièce de théâtre », et cela se voit assez à lire les drames indiens. Une histoire quelconque, un conte des Mille et Une Nuits sur le théâtre, voilà pour eux un poème dramatique. On les surprendrait à leur dire, ce que nous disions si souvent, qu’il ne suffit pas qu’un roman soit intéressant pour qu’on en puisse tirer une pièce. Ils diraient : « Pourquoi pas ? » et je ne répondrais rien du tout, sinon que c’est comme cela depuis si longtemps chez nous qu’il faudrait plus que du génie pour le changer, et que, du reste, nulle loi occidentale n’interdit de faire cet essai. Pour eux, un roman ou un drame, c’est la même chose littéralement. Un drame est un roman débité par des acteurs, rien autre. C’est pour cela, par exemple, qu’ils ne connaissent pas l’usage d’une longueur moyenne pour une pièce de théâtre. Un roman est long ou court, selon les hasards ; il n’est qu’une nouvelle ou il est tout une Clélie. Un drame de même. Un roman change de lieu selon les besoins, un drame en fait tout autant. Je ne vois que l’unité d’action qu’ils observent, ce me semble, très attentivement. Leur drame est une seule aventure, plus ou moins précipitée, plus ou moins languissante, mais une seule. Je ne vois pas qu’ils aient contrevenu à cet usage.

Quand leur drame est court, c’est une espèce d’églogue dramatique, comme Priyadarsika, comme Çakountala ; quand il est long, c’est une manière de mélodrame féerique. C’est ici qu’on saisit, si je ne me trompe, le tour particulier et les limites aussi de leur imagination. Dans un drame court, ils se contentent d’une intrigue légère et facile, un peu enfantine même ; et quand le drame est long, c’est la même chose, mais avec un prodigieux entassement de conjurations et sorcelleries biscornues, pour combler les vides.

Dans Çakountala, par exemple, qui est de médiocre étendue, un roi, épris d’une sorte de petite couventine de ces pays-là, la séduit, puis l’oublie, puis la regrette, puis la cherche, et enfin la retrouve, la reconnaît (le procédé de reconnaissance est charmant), la reconnaît à leur fils qu’il rencontre se battant avec un lionceau. Un gamin de dix ans qui se bat avec un lionceau ne peut être, n’est-ce pas ? que le fils d’un roi. Il n’y a rien de plus clair. Cela fait une très jolie nouvelle, d’un charme voluptueux d’abord, mélancolique et apaisé ensuite, dont j’ai toujours été ravi.

Dans Priyadarsika, c’est un petit vaudeville enfantin, tout aimable. Le roi de Kaouçambi (ce sont toujours des rois ; le drame sanscrit n’est autre chose qu’un divertissement de cour), le roi aime une captive qui a été prise au sac de la forteresse d’un roi voisin. Il ne peut l’épouser ; un roi n’épouse pas une captive ; il ne peut l’aimer en captive, parce qu’elle est fière et chaste, et que, d’ailleurs, il l’aime trop pour l’aimer de cette façon-là, etc., etc., au bout desquels on découvre que cette captive est, non pas une fille du sérail du roi conquis, mais la fille d’un troisième souverain qui, précisément, la destinait au roi de Kaouçambi. C’est comme dans les comédies de Térence. Ce n’est pas bien méchant. Il y a des détails exquis.

Quand le drame est long, comme dans Madhava et Malati, ah ! c’est d’une déglutition plus difficile et moins savoureuse. Deux jeunes gens charmants s’adorent, contre le gré de leurs parents, parce que le père de la demoiselle, ministre ambitieux, veut la marier à l’ami particulier du roi, au Villeroi de ce temps-là. Une circonstance quelconque donnera au Villeroi une compensation suffisante à la fin de la pièce et permettra au roi despotique et au ministre ambitieux de marier les amoureux. Mais, je ne sais pourquoi, il faut que la pièce dure longtemps. Le divertissement de cour devait sans doute, cette fois-là, se prolonger toute la nuit. Alors, oh ! alors, ce ne sont que sorciers, ce ne sont que vampires. Cette pauvre Malati est bien enlevée quatre ou cinq fois, tant par son amoureux que par des enchanteurs, et tant par des enchanteurs méchants qui veulent la faire mourir, que par des enchanteurs favorables qui veulent la sauver. Et des scènes de gouges dans de bizarres cimetières, et des clairières inattendues sous la lune, et des tigres qui s’évadent, etc. M. Richepin s’était enivré de toutes ces fantaisies quand il nous a donné son Nana-Sahib, ce drame incohérent où, d’ailleurs, on a entendu les plus beaux vers qui aient résonné au théâtre depuis Les Burgraves.

Franchement, c’est ennuyeux. Le remplissage est trop visible. Avec cela de l’imagination, de la vraie. Quand ce pauvre Madhava, perdu dans la forêt, à la recherche de Malati, est gagné peu à peu par la démence et croit reconnaître partout les lambeaux de son amie morte et dispersée dans les choses, il dit de bien belles folies : « Les fleurs nouvelles du lodhra ont pris sa beauté, la gazelle a pris son regard, la liane sa souplesse. C’est évident, elle est morte, la bien-aimée, et je retrouve ses morceaux dans la forêt. » — Et quand il interpelle le nuage qui passe : « Cher nuage, est-ce que la foudre, ta compagne chérie, t’embrasse ? Est-ce que la brise d’Orient te favorise de ses caresses ? Est-ce que l’arc d’Indra, étendant de tous côtés sa splendeur, vient te décorer ?… Si par hasard, errant par le monde, tu avais le bonheur de voir ma bien-aimée, console-la, d’abord, puis raconte-lui l’état de Madhava. »

Cette fin de Madhava et Malati, moins le dixième acte, qui n’est qu’un épilogue quelconque, est vraiment large et grande, comme le commencement, la rencontre des deux amants sous l’arbre fleuri du jardin d’amour, est charmante, finement et gracieusement sensuelle, quelque chose comme une scène de la Bible, un peu tournée au trop élégant et au précieux.

Ce qui manque dans tout cela, vous le savez parfaitement, et si je vous le dis au lieu que vous me le disiez, c’est simplement parce que c’est moi qui ai la parole, ce qui manque dans ces drames indiens, à nos yeux d’Occidentaux, du moins, c’est l’homme, tout simplement. J’excepterais un peu Çakountala, et un peu le Chariot de terre cuite, où en fait d’homme, il y a au moins une femme, ce qui est quelque chose ; mais en général cet être, non pas compliqué, ne soyons point par trop moderne, mais cet être autre que végétatif, au moins, que nous appelons l’homme, cet être qui a, au moins deux ou trois sentiments, sinon contraires, du moins différents, cet être qui a deux ou trois aspects d’existence morale, autrement dit une espèce de caractère ; cet être, en vérité, dans ces drames indiens, on ne le trouve pas.

L’auteur de Madhava — je vous dirai, si vous y tenez, qu’il s’appelle Bhavabhouti — l’auteur de Madhava nous dit dans une espèce de préface qu’il est bien inutile d’être bon théologien pour être dramatiste : « Quant à cette science du Véda, des Oupanichads, du Sankhya et du Yoga, qu’a-t-elle à faire avec une œuvre d’imagination ? Ce n’est certes pas elle qui donnera la moindre valeur à un drame. » Oh ! Monsieur Bhavabhouti, je suis tout à fait d’accord avec vous ; vos pensées sont à mon esprit ce que les sucs du santal sont à mon corps et la lune d’automne à mes regards ; et vous faites les délices de mon cœur. Mais que faut-il donc pour écrire un bon drame ? Le voici : « La hardiesse et la noblesse dans l’expression », — d’accord — « la profondeur dans les idées ». — Parfait. Et encore : « Une peinture approfondie des différentes formes de la passion, des situations tendres, de l’héroïsme dans l’amour, une intrigue variée et de l’élégance dans le style. »

Cette fois, c’est complet, et l’on ne saurait ni plus ni mieux dire. Et n’est-il pas curieux, qu’un dramatiste indien du huitième siècle s’exprime sur les conditions de son art exactement comme le pourrait faire un Européen de la centième olympiade ou du dix-septième siècle après Jésus ? Voilà un bel argument en faveur de l’éternité des Règles. Cela donne envie de les appeler Normes.

Mais si la théorie est du plus beau classique, jamais un moderne, mettant sous les mots autre chose évidemment que ce qu’y mettait Bhavabhouti, ne consentira à reconnaître que Bhavabhouti et ses confrères réalisassent le programme qu’il trace. Je ne vois pas sensible vestige d’héroïsme dans l’amour parmi les drames sanscrits ; je n’y vois pas une intrigue bien variée ; car les incidents sont nombreux, mais ils se ressemblent assez, et un enchanteur, puis une enchanteresse, en sanscrit cela constitue peut-être une grande variété, mais en français, ce n’est pas ma faute, cela fait deux enchanteurs. Pour ce qui est de « la peinture approfondie des différentes formes de la passion », tout est relatif sans doute, mais cette fois, j’ai beau tenir compte du relatif, je n’y suis plus du tout. Tous ces gens-là me paraissent s’aimer, quand ils s’aiment, de la même façon, et se haïr, quand ils se haïssent, de la même manière. Non, une peinture de l’homme, il ne faut pas que Bhavabhouti croie qu’il l’ait faite, ni, non plus, à parler rigoureusement, Kalidaça. L’homme dans la Bible, et dans Homère, est autrement complexe ; il a un peu plus de nuances ; il est un peu plus distinct de la nature, ce qui est, sans doute, ce qui en fait un objet intéressant, et d’après la théorie même de Bhavabhouti, ce me semble.

Ce que sont les hommes dans ce théâtre indien, le voici en bien peu de mots. Ils sont tous, unanimement et uniformément, contemplateurs et voluptueux ; et c’est tout ce qu’ils sont, ou je me trompe. Des expressions vives pour peindre le ravissement où les plongent les spectacles de la nature qui les environnent, des mots vifs et charmants pour faire comprendre le frémissement délicieux dont leurs sens sont émus en présence de la beauté, ou aux premières approches de l’amour : voilà ce qui sort, abondamment et à profusion, de leurs lèvres, et voilà, à ce qu’il paraît, toute leur âme. Ils ne profèrent guère autre chose. En cela seul ils sont poètes, c’est-à-dire émus, ce qui revient à dire qu’en cela seul ils vivent.

Fortement et délicieusement, il est vrai. C’est plaisir quand un personnage, et n’importe lequel, ce qui est la marque, arrive en un lieu, de l’entendre, immédiatement, le décrire avec luxe, avec abandon, avec faste, avec amour : « Oh ! ces arbres ! ces fleurs ! ce ruisseau ! cet étang ! cette forêt ! ce ciel ! ces lianes ! ces éléphants ! ces lotus ! » J’allais oublier les lotus. Je vous prie de croire qu’ils ne les oublient jamais. Oh ! non ! La moitié d’un drame sanscrit est en descriptions. Cela signifie que la moitié d’un Indien est un contemplateur ravi. Sinon, je vous prie, qu’est-ce que cela signifierait ?

Et c’est plaisir aussi de voir comme ils aiment, comme leurs sens parlent éloquemment. Nous sommes très loin des passions de tête, comme on a dit, et de l’amour métaphysique ! Oh ! très loin ! Les couplets voluptueux sont charmants ; ils marquent, quelquefois, à vrai dire, une certaine subtilité qui approche du précieux ; mais, le plus souvent, un trouble profond, une pleine et intime obsession, une angoisse navrante de délices. On peut citer ; car ils ne sont pas lascifs, précisément parce qu’ils sont ensorcelés. Écoutez-moi ces trois couplets :

« Je la vois ici, là, devant moi, derrière moi ; au dedans et au dehors de moi : elle est partout. Son visage, dont les yeux me lancent de côté des regards amoureux, ressemble à un lotus d’or (ah ! je vous ai prévenus !) dont les boutons viennent de s’entrouvrir. »

« Je sens le feu de la fièvre s’étendre et agiter tout mon corps ; une sorte de prostration m’ôte l’usage de mes sens. Sous l’empire d’une passion croissante, mon cœur égaré ne voit plus qu’elle, et brûle d’une flamme intérieure. »

« Brises du vent qui, toutes chargées du parfum des sucs que distillent les pousses du jasmin, avez caressé cette délicate jeune fille aux yeux si vifs, venez, venez toucher mon corps. »

Des contemplateurs et des voluptueux, des êtres tout sensitifs, voilà ce qu’ils sont. Quelquefois une brusque saillie, et très imprévue, d’audace ou de courage, les ravit à leurs lentes et molles ivresses et à leurs extases. Mais, très vite, ils y reviennent ; et les voilà encore promenant leurs yeux enchantés sur les brillantes formes des choses, ou savourant leur cher et profond désir, et s’écriant : « Que c’est beau ! » ou : « Qu’elle est belle ! »

Et, aussi bien (Paul de Saint-Victor, dans son chatoyant article sur Çakountala, l’avait judicieusement remarqué) les personnages ne sont pas l’essentiel dans les drames indiens. La nature, la matière inintellectuelle et peut-être insensible, en est la partie la plus importante, on est presque sur le point de dire : le fond. La nature n’est pas dans le drame indien un magnifique décor comme dans le Prométhée, d’Eschyle, le Philoctète, de Sophocle, l’Iphigénie à Aulis, d’Euripide, le Roi Lear, de Shakspeare ; elle n’est pas une indication rapide et quasi furtive comme dans « l’obscure clarté des étoiles » de Corneille, ou « l’ombre des forêts » de Racine ; elle entre dans le drame de tous les côtés à la fois, le surplombe, l’enserre, le pénètre, y pousse, de tous les coins jusqu’au centre, ses végétations gigantesques ou ses frondaisons luxuriantes. Elle y entre, comme chez elle, et en effet elle y est chez soi, absolument sous toutes les formes, et tout à fait sous tous les prétextes.

Elle y entre par les « contemplations » et « méditations » des acteurs, comme j’ai dit. « Le drame grec a ses instants de rêverie », a dit, je crois, Hugo. Le drame indien a de bonnes demi-heures de contemplation et de description passionnée, de description lyrique. Je vois dans Madhava une bonne sorcière qui plane sur son char à peu près uniquement pour nous décrire, et, dans un tableau magnifique, tout le pays qui va de la rivière de Para à la rivière Lavana, et qui est un très beau pays. Ces morceaux descriptifs sont continuels dans le drame indien, et nul doute qu’ils n’en fussent un des plus chers attraits et peut-être le principal.

La nature entre encore dans le drame indien par les comparaisons perpétuelles. Ce jeune homme vous parle de sa maîtresse, et voilà qui est bien. C’est de son âge. Mais prenez garde. On dirait quelquefois qu’il ne vous en parle que pour la comparer à toutes les beautés des trois règnes de la nature. Il la comparera, partie par partie, d’abord au lotus, cela est consacré et je crois qu’il y aurait une manière de sacrilège à ne pas commencer par là ; mais ensuite aux lianes, aux diamants, à la lune, aux gazelles, et même, et maintes fois, aux éléphants, parce que chaque peuple a sa petite esthétique, qui n’est pas justiciable de celle des autres. Cela fait, à propos de n’importe qui et de n’importe quel acte d’icelui, toute une promenade vagabonde à travers mille objets matériels, où, manifestement, le spectateur indien se complaît de tout son cœur, et de cette façon la nature ne quitte jamais un seul instant la scène.

Il apparaît clairement que l’Indien ne veut jamais s’en détacher, se sentir éloigné ou seulement séparé d’elle ; il apparaît qu’il vit surtout dans la caresse des yeux languissamment promenés, et indéfiniment, sur les formes et les couleurs, et dans le rêve éternel, prolongé avec délices, sur le sein de l’immortelle mère.

Cela se voit jusque dans les manies propres à cette littérature ; car les manies sont, comme on sait, les signes les plus caractéristiques, les plus saillants, au moins, et sautant aux yeux, d’une tournure d’esprit ou d’une tendance de tempérament. Nous avions, en France, dans notre tragédie classique, une manière de compter les jours et les heures par périphrases, qui était un « détail particulier » de notre physionomie littéraire :

Le soleil a trois fois abandonné les cieux…
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure…

ou, pour marquer l’heure :

Et du temple déjà l’aube blanchit le faîte…

Les Indiens ont tout juste la même manie. Seulement, au lieu d’une périphrase, de tout leur courage et de tout leur appétit, ils mettent toute une description. Ils sautent sur cette occasion de faire un tableau de soleil couchant, ou de lever d’aurore, et ils s’en donnent à cœur joie.

Voici pour marquer la saison : « Oh ! que le soleil d’automne est impitoyable !… Sorti de la prison des nuages, n’étant plus retenu par la Vierge, le soleil atteint la Balance lointaine ; il a conquis toute sa splendeur, et brûlé de tous ses feux, pareil à Vatsaraja. »

Voici pour l’heure. Oh ! tout un horaire, un sablier illustré, une horloge poétique. Il n’y a pas en France sujets de pendule aussi lyriques.

Onze heures du matin :

« L’eau de l’étang resplendit, le paon déploie, en guise d’ombrelle, sa lourde queue ; le faon altéré recherche les réservoirs d’eau creusés au pied des arbres et protégés par leur ombre circulaire », etc.

Midi :

(En prose). « Tiens ! il est midi ! Maintenant, en effet… (En vers). Le pélican, après avoir becqueté les cosses de l’açmantaka qui croît sur les rives, se précipite dans les ondes. Les coucous se glissent dans le creux des arbres, et plus bas le coq sauvage répond aux gémissements de la tourterelle qui niche dans les buissons. »

Ceci « représente sept heures du soir en été » comme dit Augier :

(En prose) « Tiens ! le jour est presque disparu. Ah ! ah ! Maintenant en effet… (En vers.) « De même que ma bien-aimée, la splendeur du jour est partie, emportant à la forêt de nénuphars son éclat ; comme l’amour dans mon cœur, la rougeur paraît plus vive dans le disque du soleil ; comme moi, le flamant reste sur le bord de l’étang de lotus, en pensant à sa bien-aimée ; tout est devenu sombre sur la terre, comme en moi. »

Huit heures du soir, même saison :

(En prose). « Oh ! comme le temps passe ! Maintenant en effet… (En vers). Les troupes d’oiseaux avaient enfin trouvé le repos, et la mélancolie les avait gagnés ; mais voici que troublant d’abord leur sommeil et rendu plus intense par l’écho des voûtes profondes des palais, le son de la trompe du crépuscule frappe librement les airs. »

Nuit close :

(En prose). « L’heure du crépuscule est presque entièrement passée. En effet maintenant… (En vers). Les ténèbres tortueuses se glissent, pareilles à des faisceaux de roseaux noirs, et voilent les bornes du ciel ; à l’horizon la terre semble plongée dans l’eau. Pareille aux tourbillons d’une épaisse fumée que la violence d’un ouragan étend sur toutes choses, la nuit épaissit l’obscurité qui règne dans les forêts silencieuses. »

On disait de notre tragédie classique qu’elle ne perdait jamais de vue l’horloge, dans le tremblement où elle était toujours de dépasser les vingt-quatre heures. La muse du drame indien ne perd jamais de vue le cadran solaire, dans le dessein où elle est d’accrocher une amplification descriptive à chaque heure du jour.

Cette poésie dramatique essentiellement contemplative consomme pour nous la confusion des genres. Elle est un scandale de notre esthétique. C’est une raison de plus pour qu’elle nous soit un entremets très piquant. Je voudrais bien voir, sans trop de dépenses, pour qu’on ne fût pas forcé de la jouer cinquante fois, une adaptation de Çakountala ou du Chariot de terre cuite à l’Odéon. Mais, surtout, c’est une rafraîchissante occupation d’été que la lecture de ces drames où la nature étend les grandes ombres pacifiques de ses ramures et le demi-sommeil éternel de ses grands rêves. Voilà bien un théâtre du mois d’août. À le lire, on se sent peu à peu transformé en lotus, bercé doucement à la surface d’un grand lac paisible, la paupière demi-ouverte vers le ciel immense, les racines s’enfonçant je ne sais où, dans le mystère confus de la terre grasse et des eaux profondes.

Shakspeare

Shakspeare en France sous l’ancien régime, par J.-J. Jusserand

Ce sera toujours une question de tout premier intérêt littéraire que la question de « Shakspeare en France » ; car elle implique toute l’évolution du goût français, non seulement en matière dramatique, mais en toute matière littéraire.

La mesure dans laquelle les Français ont pu accepter Shakspeare est la mesure même de leur goût et de leur compréhensivité, si l’on me permet de m’exprimer ainsi pour un moment.

Peut-être faut-il même aller plus loin ; et le génie de Shakspeare est tellement éloigné de celui même de notre race qu’à la façon dont il a été accepté et est accepté et le sera, on peut tirer des inductions sur la persistance de notre race elle-même, sur les infiltrations des autres races dans la nôtre et sur notre puissance ou notre impuissance à les absorber et à les convertir en substance française.

Ici, à la vérité, il faut distinguer entre, la lecture et la représentation. Que Shakspeare, lu par les amateurs français, soit infiniment goûté et même idolâtré, cela ne prouve que leur intelligence et la souplesse de leur sensibilité critique et leur capacité d’imagination et leur largeur d’esprit et une infinité de choses analogues, desquelles je ne songe qu’à les louer. Mais que devant un public français de deux mille personnes, public moyen bien entendu et non public de premières, Shakspeare, joué intégralement, réussisse intégralement, je ne dis pas que ce soit mauvais, je ne dis pas que ce soit bon, je dis que ce jour-là, s’il arrive, nous aurons un signe certain que la race française se sera absolument modifiée, et, pour parler plus franc, aura été remplacée par une autre.

C’est donc une étude d’ethnographie et une étude d’histoire nationale qu’un livre sur les destinées de Shakspeare en France.

C’est un admirable sujet de livre. L’idée en est venue à bien des gens. Je n’ai pas besoin de vous dire que moi-même… « Shakspeare en France » est au nombre des 177 livres qu’à vingt-cinq ans je me suis proposé d’écrire, et qu’il n’est pas très probable que je fasse. Il s’en faudra bien de deux ou trois.

D’autre part, beaucoup plus indiqué que moi pour cette entreprise, M. Beljame, mon collègue de la Sorbonne, travaille depuis longtemps à une grande et minutieuse étude sur Shakspeare et les Français, qui sera le grand ouvrage de sa vie, et qui nous réserve de grands plaisirs et un incomparable supplément d’instruction.

M. Jusserand, si connu déjà par son histoire de la littérature anglaise, a pris les devants — ce qui n’empêche personne de continuer les travaux entrepris ; car il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père, et la maison de Shakspeare est une très vaste maison — et il nous a donné cette année un volume à la fois très informé, très piquant, très solide et très spirituel, intitulé : Shakspeare en France sous l’ancien régime.

Car M. Jusserand s’arrête en 1810 environ. Quand je dis qu’il s’y arrête, il s’y arrête sans s’y arrêter. Il s’y arrête, sans doute ; mais, dans un « épilogue », il nous trace en abrégé les destinées de Shakspeare chez nous postérieurement à 1810 et jusqu’à nos jours. De sorte qu’il reste une petite incertitude. Le titre indique que ce volume sera suivi d’un second ; car « Shakspeare en France sous l’ancien régime » doit évidemment être suivi d’un « Shakspeare en France au dix-neuvième siècle », sous peine d’une manière de claudication ; et, d’autre part, l’épilogue semble nous menacer de la non-intervention d’un second volume ; et enfin nulle part M. Jusserand ne prend l’engagement de nous fournir ce volume second. C’est de la prudence. M. Jusserand a évidemment envie d’écrire ce second volume suffisant et nécessaire. Mais sait-il, dans une existence consacrée à des travaux plus importants, s’il pourra l’écrire ? Donc il se réserve et met son épilogue par provision et pour parer à tout hasard. Si le second volume ne paraît pas, l’épilogue du premier suffira, à toute rigueur. Peut-être bien : mais les fâcheuses prévisions dont la présence de ce prudent épilogue est le signe ne vont pas sans me désobliger.

Tant y a que M. Jusserand suit les destinées de Shakspeare en France depuis 1616 jusqu’en 1810.

Vous savez d’avance combien il a peu de choses à dire sur Shakspeare en France au dix-septième siècle, Shakspeare au dix-septième siècle n’ayant pas du tout habité la France, et même ayant assez peu habité l’Angleterre. Que le peu de rapports entre la France et l’Angleterre au dix-septième siècle, que le petit nombre de Français voyageant outre-Manche à cette époque, que l’ignorance des Français en langue anglaise, toute naturelle en un temps où les Anglais savaient assez notre langue pour nous dispenser de savoir la leur, que tout cela explique le parfait agnosticisme des Français du dix-septième siècle en matière shakespearienne, il n’est pas douteux ; mais la plus grande raison encore, c’est que Shakspeare, jusqu’à la fin du dix-septième siècle, fut parfaitement oublié dans son pays même. Il y eut pour Shakspeare en Angleterre une éclipse quasi totale qui est tout à fait analogue à l’éclipse de Ronsard chez nous, quoique moins longue.

C’est une leçon, cela, une leçon de patriotisme. L’institution des thèses en Sorbonne est excellente. Elle sert, le plus souvent, à tirer de l’oubli plus ou moins profond un écrivain français, estimé de second ou de troisième ordre. C’est une suite de procès en réhabilitation. Ce n’est pas mauvais, parce qu’ainsi il n’y a jamais prescription. À un de ces noms la gloire, toujours capricieuse, peut tout d’un coup se rattacher, et elle peut persister, s’établir, se fonder à nouveau pour jamais. Après tout, La Poésie française au seizième siècle, de Sainte-Beuve, en 1828, était une manière de thèse en Sorbonne. Elle a relancé à la mer le vaisseau de Ronsard.

Donc, au dix-septième siècle, presque rien sur Shakspeare en France, ni même en Angleterre. Saint-Amant parle du théâtre anglais, et en homme qui a été au théâtre à Londres, et même, ce semble, très fréquemment. Et il parle de Ben-Jonson ; mais il ne dit pas un mot de Shakspeare, que, très évidemment, en 1644, ou ne jouait pas.

Saint-Évremond, vingt ans plus tard, séjourne, et longuement, en Angleterre, où il est encore, et à Westminster, s’il vous plaît ; et il s’intéresse singulièrement au théâtre anglais, sans rien du mépris un peu tranchant du sieur de Saint-Amant. Et il ne dit pas un mot de Shakspeare.

De qui parle-t-il donc ? Encore de Ben-Jonson. Trop de précision n’est jamais un défaut ; mais quelquefois c’est une faute. Saint-Évremond a écrit : « Ils ont de vieilles tragédies où il faudrait, à la vérité, retrancher beaucoup de choses ; mais, avec ce retranchement, on pourrait les rendre tout à fait belles. » S’il s’en était tenu là, nul doute qu’on n’eût été convaincu que Saint-Évremond faisait une allusion à Shakspeare et Saint-Évremond avait la gloire d’avoir découvert Shakspeare. Mais il a ajouté une note : « Comme le Catilina et le Séjan de Ben-Jonson. » Voilà une note qui gâte tout. Fatale note ! Il ne sera pas dit que Saint-Évremond a découvert Shakspeare.

Qui donc a découvert Shakspeare ? Quel est le Français qui l’a, le premier, nommé ? Mon Dieu, Murait et Moreau de Brasey l’ont nommé, à la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième siècle, mais si incidemment que la mention qu’ils font de lui, sous la forme où ils la font, ne prouve qu’une chose, c’est à savoir à quel point il leur est indifférent.

Non, le premier qui nomme Shakspeare en France, et, au moins après l’avoir lu, et en pensant quelque chose de lui, c’est, avant Murait et Moreau de Brasey, un obscur bibliothécaire, digne pour ce seul fait d’être un peu tiré de son obscurité ; c’est Nicolas Clément, bibliothécaire royal, lequel, entre 1675 et 1684, inscrivant les œuvres de Shakspeare au catalogue de la Bibliothèque du roi, rédige ainsi sa fiche :

« Will. Shakspeare (sic, exactement comme nous l’écrivons de nos jours, à tort du reste) poeta anglicus — Opéra poetica, continentia tragœdias, comœdias et historiolas. » (Qu’entend-il par hisioriolæ ? C’est une désignation assez bouffonne.) Puis en français : « Ce poète anglois a l’imagination assez belle ; il pense naturellement et il s’exprime avec finesse ; mais ces belles qualités sont obscurcies par les ordures qu’il mêle dans ses comédies. »

Il l’a lu ; c’est évident. Voilà une critique sommaire, mais voilà une critique, et cette fiche de bibliothèque est le premier commentaire qui ait été écrit en France sur Shakspeare. Ceux qui furent composés ensuite sont généralement un peu plus longs.

Mais après le vénérable Nicolas Clément, qui reste digne de tout hommage, le premier en France qui ait parlé de Shakspeare en connaissance de cause et dignement et qui nous ait appris le grand poète anglais… non, ce n’est pas Voltaire, c’est l’abbé Prévost ; c’est l’auteur de Manon Lescaut, dans son journal Le Pour et Contre. Le Pour et Contre est de 1733, les Lettres philosophiques sur l’Angleterre sont de 1734. Il est vrai que l’édition anglaise des Lettres philosophiques est de 1733 ; mais ce n’est qu’en français, en 1734, que les Français les ont lues. Mettons, si vous voulez, que Prévost et Voltaire ont découvert Shakspeare exactement dans le même temps.

Prévost est entièrement favorable à Shakspeare, et, avec d’autres influences, il faut compter Shakspeare comme ayant donné à Prévost ce goût du « sombre », du funèbre, du lugubre et du macabre dont on sait assez que Prévost fut toujours plein. Sa critique est singulièrement juste pour être la première qui se soit aventurée dans le monde : « … Pour la beauté des sentiments, soit tendres, soit sublimes, pour cette forme tragique qui remue le fond du cœur et qui excite infailliblement les passions dans l’âme la plus endormie ; pour l’énergie des expressions et pour l’art de conduire les événements et les situations, je n’ai rien lu ni en grec, ni en français, qui l’emporte sur le théâtre de l’Angleterre. Le Hamlet de Shakspeare, le Don Sébastien de Dryden, l’Orphan et La Conspiration de Venise d’Otway, sont des tragédies excellentes où l’on trouve mille beautés réunies. »

Le premier coup de pioche était donné. Voltaire n’avait qu’à paraître et il élargissait d’un seul coup la brèche de telle manière que Shakspeare entrait dans la place bannières déployées.

Et, pour ne pas revenir à Voltaire deux fois dans cet article, passons tout de suite à la palinodie de Voltaire relativement à Shakspeare, c’est-à-dire à sa campagne de 1776, à propos de la traduction de Letourneur.

J’ai peu accoutumé de défendre Voltaire : mais ici il faut prendre fait et cause pour lui ; il faut dire qu’il n’y eut jamais de palinodie de Voltaire à propos de Shakspeare ; il faut dire que Voltaire eut et exprima en 1776 les mêmes idées sur Shakspeare qu’en 1734. Jamais Voltaire n’admira Shakspeare intégralement ; jamais il ne l’admira en bloc ; il le trouva toujours sublime et absurde, génial et puéril, bref, très mêlé et très inégal. Et il le dit en 1734 et il le dit en 1776. Et, à la vérité, il insista un peu plus (pas beaucoup plus) en 1734 sur les qualités, et plus, en 1776, sur les défauts. Pourquoi ? Pour des raisons personnelles, d’abord, et il y eut toujours des raisons personnelles dans les attitudes de Voltaire. Il n’y a que nous qui n’ayons jamais de raisons personnelles dans nos démarches littéraires et philosophiques. Oui, il fut blessé de ce que Letourneur, par un oubli assez singulier ou assez suspect, eût omis de nommer Voltaire dans sa liste des grands dramatistes français, ce qui, après tout, en 1776, était un peu fort, puisque ce serait assez fort même de nos jours. Oui, il fut piqué au vif et mena campagne avec sa vigueur accoutumée.

Mais surtout Voltaire était de son avis et n’aimait pas, ni qu’on fût d’un autre, ni qu’on fût du sien plus qu’il n’en était. Il n’était pas celui dont on peut dire

Que ses vrais sentiments sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

Mais il était celui qui veut que les autres soient de son opinion sans rester en deçà et sans aller plus outre, ce qui est assez naturel, à tout prendre.

Il fut à l’égard de Shakspeare comme à l’égard de Dieu, tout scandale à part. Il avait diminué Dieu, il n’avait jamais voulu l’abolir. Bien… c’est-à-dire, enfin, c’était comme cela et juste cela. Quand on vint à vouloir abolir Dieu, il se fâcha tout rouge et passa pour réactionnaire. Il était tout simplement resté le même, et il n’aimait pas ceux qui le dépassaient.

De même, pour Shakspeare, il avait été dévot tempéré. Quand il vit qu’on devenait dévot fanatique, il s’insurgea. « S’il vous plaît, autant que je le suis, pas moins que je ne le suis, pas plus que je ne le suis. Je vous assure que c’est la bonne mesure. En tous cas c’est la mienne et on ne trouvera pas mauvais que je la garde. » Voilà tout, et il répéta en 1776 ce qu’il avait dit en 1734, à très peu près. Seulement en 1734 c’était révolutionnaire, en 1776 c’était rétrograde. Était-ce de sa faute ?

Reste qu’il fut, à six mois près, le premier introducteur de Shakspeare en France. Ce n’est pas sa plus petite gloire.

Et il ne se borna pas comme critique, à l’introduire ; il habitua à lui les Français par une imitation très intelligente, continuelle. Je dis continuelle. Il y eut les pièces imitées directement de Shakspeare ; mais il y eut tout le théâtre de Voltaire, inspiré indirectement de Shakspeare. Les pièces imitées directement de Shakspeare, eh bien ! c’est La mort de César, c’est Éryphile, c’est Sémiramis (souvenirs d’Hamlet dans toutes deux), c’est Zaïre

Est-ce Zaïre ? Moi, vous savez, je n’en crois rien. Mon regretté maître, Francisque Sarcey, n’en croyait rien non plus. Zaïre n’est nullement, ou du moins n’est pas foncièrement, et il s’en faut, comme Othello, une peinture de la jalousie. Et, dans Zaïre, le personnage principal n’est point Orosmane, c’est Zaïre, et vraiment il y a peu de rapports.

C’est Villemain qui a mis cette idée à la mode pour faire « un rapprochement », et c’est devenu classique. Ce n’en est pas plus vrai pour cela. Il faut reconnaître que Villemain ne fut pas le premier à signaler cette prétendue filiation. Le premier, à ma petite connaissance, ce fut Le Blanc, l’abbé Le Blanc, dans une lettre au président Bouhier. On la trouvera en partie dans le livre de M. Emmanuel de Broglie sur les « Cahiers du président Bouhier ». Le Blanc, qui n’aime pas Voltaire, accuse formellement celui-ci d’avoir pillé Shakspeare et de ne s’en être pas vanté, comme si toute pièce, où, dans un moment de vivacité, un homme tue la femme qu’il aime, était imitée d’Othello. Voltaire ne s’est pas vanté d’avoir pris Zaïre dans Shakspeare, tout simplement parce qu’il avait conscience de n’avoir songé que très vaguement à Othello en faisant Zaïre et peut-être de n’y avoir pas songé du tout. Sa méthode en cette affaire, méthode bien plus habile, n’est pas de dissimuler ses emprunts, c’est de montrer combien il est supérieur à son modèle. Voir toute la discussion sur la Mérope. Mais, d’où sa pièce est tirée, quand sa pièce est tirée de quelque chose, il me semble qu’il le dit toujours, selon l’usage traditionnel, à la manière de Corneille et de Racine. S’il n’a pas « indiqué de source » pour Zaïre, c’est qu’en conscience il ne connaissait pas à Zaïre de source connue ; et mon sentiment est qu’il avait raison.

Mais si quelques pièces seulement de Voltaire sont tirées de Shakspeare, tout son théâtre est inspiré du dramatiste anglais. Multiplication des péripéties, renforcement de l’intrigue, élargissement de la scène, beaucoup plus de décoration et beaucoup plus de spectacle, tout cela, c’est l’innovation de Voltaire, et tout cela sans doute est d’un homme qui a découvert Athalie et qui s’en fait un éternel modèle ; mais c’est aussi, évidemment, d’un homme qui a pratiqué Shakspeare, qui l’a vu jouer, qui l’a admiré, qui a vu qu’il était une source, aussi abondante que le théâtre antique, et qui s’est avisé bien judicieusement que c’était peut-être une bonne fortune pour Shakspeare d’avoir ignoré le théâtre antique, dont, probablement, le commerce « lui aurait fait perdre quelque chose de cette chaleur, de cette impétuosité et de ce délire admirable, si on peut parler ainsi, qui éclate dans ses moindres productions ».

Après Voltaire et Letourneur, surtout après la querelle de Letourneur et Voltaire qui avait remis Shakspeare en pleine flagrante actualité, Ducis pouvait venir et être accueilli avec faveur et même transport. M. Jusserand a fait une très attentive étude de Ducis. Il a fort bien remarqué, ce qui n’est pas une observation qui traîne partout, que « le bon Ducis » n’adoucit pas. Tant s’en faut qu’il adoucisse ; il assombrit. Il est plus lugubre, il est plus féroce que Shakspeare. Les incidents, les épisodes, les dénouements quelquefois (excepté quand il en donne deux, dont l’un pour les âmes douces) sont plus cruels, très souvent, que dans Shakspeare. C’est l’expression, l’expression seule qu’adoucit, qu’atténue, qu’enveloppe et que mortifie le bon Ducis.

Et il faut faire attention à cela. D’abord, parce que c’est vrai. Ensuite, parce que, s’il vous plaît, c’est tout à fait conforme au caractère général, au caractère historique de la Tragédie française. La Tragédie française, ne vous y trompez pas, est très féroce, Elle aime et elle prodigue les meurtres, les empoisonnements, les assassinats, les suicides, les tueries, les démences. Elle est d’une atrocité à quoi il n’y a rien à souhaiter. Seulement, elle enveloppe tout cela d’une rhétorique exquise et de grâces parfaites d’expressions, et de périphrases, et de circonlocutions et de tout un langage de bonne compagnie. Dans la tragédie française on peut jeter le mouchoir et étrangler avec le mouchoir ; mais on ne le nomme pas. Soyez féroces toujours, sauvages jamais, c’est la devise de la tragédie française, depuis Garnier jusqu’à Legouvé. Et, vous voyez bien, Voltaire a reproché à Shakspeare d’être sauvage et nullement d’être féroce, alors qu’il est l’un et l’autre.

Et ainsi Ducis, très classique, multipliait les périphrases agréables, appelait les agents de police :

Ces mortels dont l’État gage la vigilance,

et faisait dire à une jeune fille interpellant sa nourrice :

Et c’est toi, de ton lait, qui soutins mon enfance.

Mais il était féroce dans les faits, sans scrupules, et même, comme les policemen, avec vigilance.

Après lui la voie était définitivement ouverte et « l’acclimatation » de Shakspeare en France n’était plus qu’une affaire de temps.

Comment elle acheva de se faire, ce sera la matière du second volume que M. Jusserand ne nous promet pas, ce qui n’empêche pas qu’il ne nous le doive.

Est-elle faite en vérité ? Point du tout, puisque, depuis près de quatre-vingts ans, elle est stationnaire. M. Jusserand a assez pratiqué le théâtre pour avoir constaté que l’attitude et les sensations du public moyen sont très différentes selon qu’on lui donne des tragédies classiques françaises ou des tragédies de Shakspeare, et que dans un cas il y a pénétration profonde et dans l’autre cas admiration un peu froide et approbation plutôt qu’enthousiasme. Il ne faut pas plus le déplorer qu’il ne faudrait gémir de ce que les Anglais goûtent plus Shakspeare que Racine. Chaque peuple comprend le génie d’un autre ; et c’est excellent ; chaque peuple garde son génie et le goûte plus que celui d’autrui ; et cela est excellent aussi.

« On connaît Shakspeare, dit M. Jusserand, on est saisi au spectacle de ses beautés : c’est un résultat heureux ; nous n’avons nulle raison de souhaiter davantage et ce serait d’ailleurs souhaiter l’impossible ; tous les soins imaginables ne feront pas pousser de beaux oliviers en Écosse ni de beaux sapins à Alger. Ce serait grand dommage qu’il n’y eût plus au monde qu’un seul génie et qu’une seule race ; ce qui importe, c’est que le génie de chaque race arrive à son plus beau développement, et il est nécessaire pour cela qu’il ne laisse pas fausser sa nature. »

J’adhère pleinement. Du temps de la mode ibsénienne, un critique ibsénien m’abordait et me félicitait chaudement de faire campagne, somme toute, avec lui : « Puissions-nous introduire et imposer Ibsen !

— Oui.

— Cela serait très bon.

— Oui.

— Cela modifierait le génie dramatique français.

— Non.

— Non ?

— Non ; et ce serait une perte européenne qu’il en fût ainsi. Cela n’arrivera pas et il y aurait un grand malheur à ce que cela arrivât. Mais acclimatons Ibsen tout de même, au risque de… et surtout parce qu’il n’y a pas de risque. »

La Mégère apprivoisée, comédie en cinq actes, d’après Shakspeare, par M. Raoul Jeudy

M. Raoul Jeudy a traduit librement, très librement, en vers français, La Méchante mise à la raison de Shakspeare, et la publie sous ce titre : La Mégère apprivoisée.

Je ne sais pas trop pourquoi M. Jeudy a changé le titre consacré. On y était habitué. Ajoutez qu’en français le mot mégère représente toujours à nos imaginations une vieille femme, ou au moins une femme d’un âge respectable. Il n’y a pas grande raison à cela, car Mégère est une des Furies, et les Furies sont jeunes, et nous ne nous les représentons jamais que comme de jeunes femmes, ayant un assez mauvais caractère, mais comme de jeunes femmes. C’est ainsi que Balzac disait des héroïnes de Corneille qu’elles étaient d’adorables furies. Il n’en est pas moins vrai que mégère, pour nous, figure toujours une femme d’un certain âge, mariée, belle-mère même, le plus souvent, et que le mariage n’a pas adoucie, mais que la pulchromaternité a exaspérée. C’est une impression.

Or, la « méchante » de Shakspeare est une jeune fille, une très jeune fille. Il le faut bien, car si sa « méchanceté » était de caractère et de fond, sa conversion si rapide, assez inexplicable déjà dans le texte de Shakspeare, serait de la pure démence et n’aurait pas même l’ombre du sens commun.

La méchante de Shakspeare est tout simplement « l’Enfant gâtée », comme nous dirions, et pas autre chose. C’est ce qu’a très clairement fait entendre Shakspeare. Catherine, remarquez-le, n’a pas de mère ; elle l’a perdue toute jeune. Elle a un père, autrement dit rien du tout pour ce qui est d’élever une jeune fille, et elle a une jeune sœur très douce, sa cadette, du reste, qui a pris son parti de plier devant tous les orages déchaînés par sa grande sœur.

Catherine représente l’enfant gâtée devenue de bonne heure maîtresse de maison. Je me fais un devoir de ne détourner personne du mariage ; mais si vous rencontrez par hasard la jeune fille de vingt-deux à vingt-trois ans qui dirige depuis l’âge de quinze ans le ménage de son bon papa resté veuf de bonne heure ; mon Dieu, épousez-la, mais après l’avoir beaucoup étudiée, et épousez-la surtout si vous avez cette idée, très juste du reste, qu’il n’y a de maris heureux que ceux qui obéissent absolument à leurs épouses.

Tel est ce petit diable de Catherine, et, donc, ce n’est pas une mégère, mais une méchante, une enragée, ou tout simplement Mlle Jordonne. Son père a dû dire souvent : « Ce qu’il lui faudrait, c’est un mari, mais un mari (avec un geste tournoyant du bras), un mari comme cela, précisément comme cela. » — Et, le mari précisément comme cela, c’est tout juste ce que le bon Shakspeare amène dans la maison du seigneur Baptista.

Notez que tout s’explique ainsi, et non autrement. On peut s’étonner que le seigneur Baptista mette pour condition absolue au mariage de sa seconde fille que la première, le petit diable, soit mariée. Rien de plus naturel. Ce n’est pas simple préjugé de famille de sa part. Le seigneur Baptista tient d’abord à marier son diable vert. Le seigneur Baptista se dit : « Que je lui trouve un mari d’abord, pour elle, sans doute ; et surtout pour moi ; et ensuite je serai tranquille comme Baptista ; et, quant à la seconde, je ne la marierai que trop tôt. »

Il ne songe pas que, dès que la seconde sera maîtresse au logis, elle deviendra vite une seconde Catherine ; mais qui saurait prévoir les malheurs de si loin ?

Voilà pourquoi le titre de Mégère apprivoisée n’est pas très juste. Je ne blâme pourtant pas M. Raoul Jeudy de l’avoir imaginé, et je ne crois pas, naguère, l’avoir dissuadé de le choisir, parce qu’il faut un peu de variété dans ce monde toujours le même, et un peu de renouvellement dans les noms, sinon dans les choses. On avait depuis bien longtemps traduit « The Taming of the Shrew » par « La Méchante mise à la raison » Il était temps de traduire autrement, et va donc pour la Mégère apprivoisée. Je n’y vois aucun mal.

On sait du reste qu’elle est d’une rare insignifiance, cette pochade de Shakspeare. On me viendrait même dire qu’elle est nulle, je ne me gendarmerais pas bien vivement.

Dieu sait pourtant si j’aime, je ne dirai pas le comique de Shakspeare, mais Shakspeare comique, ce qui n’est pas, comme on l’entend assez, la même chose. Shakspeare comique n’a pas précisément ce que par tout pays on appelle du comique, mais il a une fantaisie capiteuse par endroit, puissante et copieuse ailleurs, folle et extravagante plus loin, quelquefois même pleine de fine et insidieuse ironie (songez à Jacques le satirique de la forêt des Ardennes, à la reine Mab), qui me charme toujours et jamais ne me lasse.

Autrement dit, et c’est une découverte que je viens de faire, Shakspeare a de l’imagination, et toutes les formes connues et possibles de l’imagination. C’est du reste une manière (la plus belle) de manquer d’esprit, et il n’en a guère ; c’est aussi une manière de manquer de comique proprement dit, et, sauf peut-être dans Les Joyeuses commères de Windsor, il n’en a pas souvent. Mais c’est un homme d’imagination puissante dans le drame et ravissante dans la fantaisie.

À la vérité, pour en revenir à La Méchante mise à la raison, là, il n’a guère d’imagination non plus. Ah ! mes amis, quelle pauvreté d’imagination ! Le dompteur de Catherine est le plus insipide imbécile ! Il ne sait que crier comme un sourd, et frapper (non pas sur sa femme, mais sur son domestique en présence de sa femme pour inspirer à celle-ci de salutaires réflexions), comme M. Gladstone abattant des chênes. Une belle voix, et un poing solide, il faut l’avouer ; mais une imagination bien élémentaire.

Je sais bien que tout cela est le jeu de l’ilote ivre à Lacédémone. Cela est pour faire entendre à Catherine : « Criard et hargneux je suis. Criarde et hargneuse, voilà précisément ce que vous étiez. » J’entends bien, j’entends bien ; il ne faut pas même être aussi fort que moi pour très bien entendre. Mais cette leçon plaisante à l’usage des enfants de six ans et demi devient un peu monotone à la longue. Et elle dure pendant cinq actes, elle dure aussi longtemps qu’Hamlet, parce que, voyez-vous, avec Shakspeare, c’est un prix fait comme pour les petits pâtés, on en a toujours pour cinq actes, et on en a toujours aussi long qu’Hamlet. C’est un homme qui n’a pas accoutumé de vous voler votre argent.

Cette comédie scolaire, qui peut-être, du reste, n’est pas de Shakspeare (il y a dans Shakspeare de si prodigieuses inégalités, plus grandes que celles de Molière, plus grandes que celles de Corneille, plus grandes que celles de Valabrègue, que j’ai toujours eu le soupçon qu’il y a du Shakspeare qui est d’un élève de Shakspeare, de quelqu’un de sa troupe ; mettez de Bacon, si vous voulez), cette comédie, donc, qui est enfantine, contient encore pourtant d’assez jolies choses par-ci par-là.

La double leçon, de latin et de musique, que donnent à Bianca ses deux amoureux jouant le rôle de professeurs, est amusante et assez finement conduite. Il y a, même dans le rôle inepte de Catherine, un assez joli détail. La pauvre « méchante », mariée si vite avec le « dompteur » qu’elle n’a pas eu le temps de se reconnaître, et tout étourdie de l’aventure, et tout assourdie des éclats de tempêtes de son orageux époux, est comme pétrifiée ; elle ne dit pas un mot, n’ouvre pas la bouche pendant un long temps, un très long temps. Mais enfin quand retrouve-t-elle la parole, quand ose-t-elle un peu desserrer les dents, quand essaye-t-elle de reconquérir un peu d’indépendance ?

Demandez-le à votre femme, Monsieur, elle saura très bien vous le dire tout de suite. Vous, vous ne trouveriez pas.

C’est quand on lui apporte sa robe, sa belle robe. Dame ! Quand voulez-vous que cela soit ?

On lui apporte sa robe, et elle la trouve charmante, mais là, adorable. Et son mari déclare que cette robe, avec tous ses petits crevés, ressemble à une vague écumoire.

« À une écumoire ! » — s’écrie la jeune femme éperdue.

— Non, plutôt à une tarte aux prunes », reprend le mari conciliateur.

— À une tarte aux prunes ! » — Et, cette fois elle se révolte, elle s’insurge sérieusement, elle revendique son libre arbitre, elle fait la déclaration des droits de la femme : « J’espère, Monsieur, qu’il me sera permis de parler. Il faut absolument que je parle ; je ne suis point un enfant au maillot ; j’ai dit ma pensée à des gens qui valaient mieux que vous ; et si vous ne voulez pas l’entendre, bouchez-vous les oreilles. Il faut que ma langue exhale la colère de mon cœur, ou, à force de se contraindre, mon cœur se brisera. Plutôt que d’en venir là, je parlerai librement, et je dirai tout ce qu’il me plaira de dire. »

À la bonne heure, et voilà une insurrection bien placée, et voilà une révolte légitime. Elle ressemble à 1830. Quand le gouvernement viole les droits de la femme, l’insurrection est pour la femme, et pour chaque portion de la femme, cœur, tête et langue, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Petruchio, le dompteur, a fait dire jusqu’ici à Catherine la Méchante, absolument tout ce qu’il a voulu, et lui a fait faire tout ce qui lui a passé par la tête. Il lui a fait dire qu’il était inutile de souper quand on n’a pas déjeuné et qu’on s’aime bien ; il lui a fait dire, entre une heure et deux heures de l’après-midi, que le soleil était la lune ; il lui a persuadé qu’un vieillard vénérable qui passait sur la route était une charmante petite fille de dix ans, et qu’il fallait l’embrasser sur les deux joues et lui tapoter le menton. Catherine a dit comme lui, a acquiescé et a consenti à tout. Mais, pour la robe, c’est une autre affaire. Renvoyer une belle robe, en la qualifiant écumoire, et la jeter par la fenêtre en la traitant de tarte aux prunes, ce n’est plus une folie, ni une cruauté, c’est ici que commence le blasphème. Il n’y a qu’une chose à laquelle une femme ne permette pas qu’on insulte, c’est sa religion.

La Méchante mise à la raison n’est pas continuellement ennuyeuse à lire.

Surtout dans le texte de M. Jeudy. M. Jeudy a, comme vous pensez bien, pris toutes les libertés qu’il est permis de prendre avec une parade sans prétention et sans queue ni tête comme La Méchante mise à la raison. Il a élagué ici, et là développé à son aise. Ce lui a été surtout une occasion de faire de jolis vers, faciles et gais. Il a très bien pris le genre de style qui convenait à ce genre d’adaptation. Il s’est efforcé de reproduire la manière de Molière dans ses premières comédies, comme L’Étourdi ou Sganarelle. C’était faire en homme de goût et très bien avisé.

En ce temps-là, en effet, la comédie est chose de fond si mince et d’étoffe si frêle ; c’est tellement un simple prétexte à divertissement de dialogue et de style, que c’est bien l’époque où notre comédie ressemble le plus à La Méchante mise à la raison ou aux Joyeuses Commères.

Le style de L’Étourdi, ou (car plût à Dieu que…) ou, du moins, la manière générale, un peu facile, un peu abandonnée, un peu nonchalante, sans aucune prétention au beau style oratoire ou poétique, était donc bien la manière qui convenait à un adaptateur de La Méchante mise à la raison, comme un style un peu précieux, un peu pointu, un peu pailleté et scintillant convient à un adaptateur de Beaucoup de bruit pour rien ou du Marchand de Venise, et comme un style féroce conviendrait à un traducteur de Macbeth ; car le sieur Shakspeare, comme il est arrivé à quelques maîtres, appartient à plusieurs écoles.

M. Jeudy a parfaitement réussi dans son entreprise ainsi entendue. Son vers est libre, aisé, facilement et hardiment coupé, d’un mouvement prompt, coulant et nerveux, un peu rapproché de la prose, comme il convient dans une comédie-bouffe de ce genre, mais encore en une mesure très juste et très heureuse. C’est le vers de notre comédie classique avant le moment où elle est devenue trop classique et où l’influence de Boileau, excellente ailleurs, non sans inconvénient ici, a pesé sur elle ; c’est le vers de Molière, pour ce qui est du mouvement, de l’allure et de l’aisance, sans ce qu’il y a de savoureux et de plein et de riche dans le vers de Molière, bien entendu.

Voici un couplet de Petruchio qui me semble d’une facture large et naturelle, et vraiment tout à fait heureux Que peut-on espérer ? lui demande son ami Gremio, peu confiant dans le succès des entreprises du dompteur de petites filles.

Que peut-on espérer ? Beaucoup ! Serait-il sage
De commencer ma cour si je n’étais certain
D’obtenir ses faveurs, ou tout au moins sa main ?
Pourrait-elle jeter en mon cœur l’épouvante ?
N’ai-je pas vu des mers l’effroyable tourmente ?
N’ai-je pas entendu l’affreux mugissement
Des lions au désert, et le déchaînement
Des combats furieux pleins de clameurs confuses,
Les clairons aux accents stridents, les arquebuses
Mêlant leur aigre voix au rauque grondement
Des canons vomissant la mort ? — Et sottement
J’irais trembler devant une langue de femme !
Le bruit qu’elle peut faire est moins grand, sur mon âme,
Que celui d’un marron éclatant dans le feu.
Hésiter ! Pour qui donc me prenez-vous ? morbleu !
Faites peur aux enfants avec Croquemitaine.
Moi, je ne le crains pas, Messieurs…

Entendez-vous cela « claironné » par Coquelin ? C’est un plaisir que, pour mon compte, je me souhaite.

De temps en temps on trouve, dans les vers de M. Jeudy, quelque chose de la libre et joyeuse fantaisie de Shakspeare très heureusement attrapé au vol et rendu avec une véritable maîtrise de style bouffe. Le valet Tranio, qui joue dans la pièce, relativement à Bianca, la sœur cadette, un rôle analogue à Crispin rival de son maître, est en train de parler à Baptista de la grande fortune de son bon gentilhomme de père et des « espérances », à défaut d’argent comptant, qu’il apporte. Baptista voudrait quelque chose de plus solide. — Votre père est riche, dit-il, soit, mais

……… Si vous veniez à mourir le premier,
Où serait son douaire ? Il me faut un papier
Signé, contresigné, paraphé, très en règle.
Assurons l’avenir.

Tranio répond en homme sage et respectueux :

…………… On dit, Monsieur, que l’aigle
Vit deux cents ans au moins, quelquefois même trois.
Mon père n’a pas l’air de vouloir, que je crois,
Imiter cet oiseau ………………………………………

Ce bon Petruchio a tout à fait le style funambulesque (sans affectation, ni effort, du reste) des Sbrigani, des Crispin et des Mascarille. Voyez encore ce fragment de couplet à la fin de l’acte IV, quand déjà le succès s’accuse, et qu’à la confiance naturelle que Petruchio a en lui-même se mêle déjà un commencement et comme un bon petit vent de triomphe qui gonfle ses voiles. Il est là, sur le devant de la scène, se frottant les mains, comme lady Macbeth, mais avec beaucoup moins de mélancolie :

Ça va. Pour réussir, c’est ainsi qu’on les tient.
J’ai commencé mon règne en profond politique,
Et si je suis toujours cette habile tactique,
Je crois bien arriver avec elle à mes fins.
La victoire en ménage est toujours aux plus fins
Et le mari, Messieurs, mérite des calottes
Qui laisse sa moitié porter pour lui culottes.

On lira donc avec agrément La Mégère apprivoisée dans la version de M. Jeudy. On la lira nonchalamment, sans passion, et sans mourir de rire, mais en souriant de bon cœur aux gentillesses du style et à la libre allure de l’ouvrage en son ensemble.

C’est égal, ce n’est pas la faute de M. Jeudy, mais La Méchante mise à la raison est vraiment un ouvrage trop long pour ce qu’il est en son fond. Il n’y avait là qu’un vaudeville, ou plutôt une « farce » de notre ancien théâtre, une petite comédie en un acte ou deux. La Méchante, ainsi entendue et composée, gagnerait beaucoup. Elle aurait la rapidité nécessaire pour qu’on ne fît pas trop attention à l’insignifiance de la fable. Elle n’aurait pas de ces scènes qui se répètent, qui font double emploi, et qui disent, quelquefois un peu plus faiblement, ce qui a déjà été dit.

Au fond, La Méchante c’est exactement Un mari dans du coton, retourné. Vous vous rappelez Un mari dans du coton, qui est un petit chef-d’œuvre. Le mari s’ennuie d’un bonheur qui est trop égal et trop uniforme, « Ce calme le tue ; ce calme le tue ! » Les femmes qui font des scènes ont du bon. Elles sont excitantes. Il les regrette. La petite femme, qui a entendu ce monologue, se promet de donner une leçon à son époux. Une femme qui fait des scènes, en voilà une, Monsieur. C’est elle-même. Et elle en fait, et elle en fait ! C’est l’âpre Adriatique. Le mari redevient charmant et supplie sa femme de ramener le calme dans le ménage ; car « cette agitation le tue ! » La Méchante, c’est la même chose, en sens inverse. C’est une leçon de bonne humeur donnée à une enfant gâtée par trop de douceur familiale. Eh bien, La Méchante ne devait pas être plus longue qu’Un mari dans du coton, pas plus. Une scène d’exposition, une scène de scènes, et le revirement, voilà tout. Le Mari dans du coton, en cinq actes. Diable ! À la place de M. Jeudy, qui ne donnait pas une traduction, mais une imitation libre, j’aurais abrégé et resserré, beaucoup resserré.

En revanche, peut-être, j’aurais développé et élargi à la fin. Le triomphe comique de Petruchio, dans Shakspeare, n’est peut-être pas assez marqué. Une grande tirade, un grand sermon de Catherine convertie, s’étale à cet endroit, et est proprement assommante :

« La nature, en nous donnant une constitution frêle et délicate, inhabile aux fatigues et aux agitations du monde, a voulu que nos mœurs et nos sentiments répondissent à la nature de notre organisation physique. »

Oh ! mon Dieu ! quels grands mots ! Cela donne à cette « farce » je ne sais quel air de « moralité ». Combien j’aimerais mieux que la victoire de Petruchio fût tournée au bon comique bouffe et que l’auteur s’espaçât et s’égayât là-dessus ! Voyez-vous d’ici le triomphe du dompteur : Petruchio recevant gravement les hommages de toute la maison de son beau-père Baptista. « Gloire au vainqueur ! » dit Baptista : « Gloire au vainqueur ! » crient les beaux-frères : « Gloire au vainqueur ! » répètent un à un tous les domestiques.

…………………… Monsieur, vous plairait-il
D’essayer sur la mienne un talent si subtil ?

dirait un des valets. Et le pédant :

Que ne vaincrait-il pas ? Il a vaincu sa femme.

Et Baptista, avec admiration :

Peuples qui m’écoutez, honorez la vertu
De l’homme devant qui bec de femme s’est tu.

Et Baptista, avec l’enthousiasme des prophètes :

Est-il quelque ennemi qu’à présent il ne dompte ?
Paraissez, Écossais, Irlandais et Gallois,
Et tous ceux que l’Anglais a rangés sous ses lois !

Etc. Mais ne refaisons point ; ce n’est point notre affaire, et contentons-nous de complimenter l’auteur d’un très aimable et joli ouvrage.

Corneille

Corneille, par Gustave Lanson

M. Gustave Lanson nous a donné dans la Collection des grands écrivains français une étude sur Corneille qui est pleine d’idées, et d’idées vraiment nouvelles. Je crois que, sur un pareil sujet, cet éloge est déjà assez vif, et, même, fait pour exciter un certain étonnement. Il n’est que juste pourtant, et ce sont choses inédites que M. Lanson vient de nous dire sur « le bonhomme ».

À la vérité, c’est toujours un peu le mot de Giboyer : « Des choses nouvelles sur la charité ? A-t-il donc dit de ne pas la faire ? » — et il y a bien quelques idées de M. Lanson, comme on le verra plus loin, que je crois qui sont nouvelles parce qu’elles sont un peu contestables. Mais encore elles sont très sérieuses, très méditées, font méditer et douter, et donc sont utiles ; et elles contiennent, on le sent, une part encore de vérité, et donc sont originales. L’originalité n’est pas de ne point penser comme tout le monde ; elle est de penser autrement que tout le monde d’une façon qui ferait honneur à quiconque. Et c’est quelquefois le cas de M. Lanson.

Avant d’en arriver aux théories sur lesquelles j’élèverai quelque doute, je signale celles à la fois qui sont très intéressantes et sur lesquelles je suis pleinement d’accord avec M. Lanson. Tel est par exemple tout son chapitre sur le Rapport de la tragédie cornélienne avec la vie. En nous faisant une douzaine de portraits, très rapides, de Richelieu, de Retz, de La Rochefoucauld, de Mme de Longueville, de Mme de Chevreuse, etc. ; en faisant passer par allusions rapides devant nos regards Guise assassiné aux États de Blois, Concini assassiné au Louvre, Condé prisonnier à Vincennes, etc., M. Lanson nous a montré avec une pleine vérité et avec plus de précision qu’on ne le fait d’ordinaire, combien la tragédie de Corneille fut représentative de la vie telle qu’elle était quand Corneille tenait la plume ; et combien M. Nisard était injuste quand il disait : « Après Corneille il restait à la tragédie à se rapprocher de la vie. »… Il est vrai qu’en face du Cid Nisard avait commencé par dire : « La ressemblance avec la vie, c’est ce qui rendra cette pièce éternellement nouvelle. Toutes les parties de cette œuvre tirent leur beauté de cette ressemblance avec la vie. » Le seul moyen d’échapper aux reproches fut toujours de se contredire.

J’appellerai aussi l’attention sur une page où M. Lanson nous montre que la psychologie de Corneille est en parfaite concordance avec celle de Descartes dans son Traité des passions, en parfait accord aussi avec le portrait de la Rochefoucauld par lui-même, et, par conséquent, que c’est l’homme tel qu’il était compris par toute la première moitié du dix-septième siècle qui est l’homme des tragédies de Corneille. M. Lanson avait établi déjà ce rapprochement essentiel dans son volume, intitulé Hommes et livres, et je m’étais empressé de le signaler. Il est de première importance. Songez que les chefs-d’œuvre de Corneille sont antérieurs non seulement à la Rochefoucauld, mais au Traité des passions, et que, si quelqu’un en a suivi un autre, c’est le philosophe qui a suivi le poète.

Et à ce propos, je ne saurais trop féliciter M. Lanson d’avoir restitué avec insistance à Corneille ce titre de psychologue qu’on a toujours je ne sais quelle tendance à lui refuser et d’avoir rendu à la tragédie cornélienne ce titre de tragédie psychologique qu’on s’obstine à réserver au seul Racine. Mais, comment donc ! s’écrie M. Lanson, mais il n’y a pas de tragédie plus psychologique que celle de Corneille, puisqu’elle est tout entière dans le combat des forces de l’âme entre elles, et dans l’effort prodigieux de la raison et de la volonté pour voir clair dans ce combat et pour donner la victoire à certaines forces sur les autres ! C’est une plaisanterie de répéter, après Saint-Évremond, qui, après tout, ne peut se tromper que comme un homme d’esprit, mais peut se tromper tout de même, que Corneille subordonne les caractères aux situations. C’est précisément le contraire. Ce que Corneille invente, c’est précisément le personnage actif et non passif, qui « marche à un but, consulte, résout, achève », qui est l’artisan même de sa destinée. Tout (presque tout) personnage de Corneille est conçu ainsi. Il traverse des événements ou il est traversé par des événements ; soit ; mais, d’une part, il n’en est pas ébranlé en son for intérieur,

Ils déchirent son âme et ne l’ébranlent pas,

et, d’autre part, le principal événement, l’événement essentiel de la pièce, c’est, parbleu, bien lui qui le fait, qui le crée, par un acte de sa puissante volonté, par une décision du moi.

Le personnage de Corneille est si peu subordonné aux événements qu’il est un créateur d’événements. C’est à lui, plus qu’à tout autre personnage dramatique, que s’applique la définition curieuse, un peu trop rigoureuse peut-être et à laquelle échappent des personnages tragiques incontestablement intéressants, mais définition singulièrement suggestive cependant et très souvent exacte, que le personnage du roman est agi, tandis que le personnage dramatique agit et crée. On sait que cette formule est de M. Brunetière.

Rien donc de plus psychologique qu’une tragédie où ce qui attire et concentre l’attention, ce sont des forces de l’âme qui sont sans cesse en acte et, pour ainsi dire, en travail d’enfantement.

Ceci est parfaitement juste, et, comme le dit très bien ailleurs M. Lanson, la cause de tout le mal et de toute erreur en cette affaire, c’est l’insupportable, odieux et funeste autant que fatal parallèle entre Racine et Corneille. Parce que Racine fut psychologue, il faut absolument que Corneille ne le soit pas ! C’est odieux. Puisqu’on n’échappe point à ce parallèle exécrable, revenons donc, au moins, à celui de la Bruyère qui, lui, doué cependant de quelque commencement d’intelligence, a pris bien garde de n’accorder à Racine aucune qualité qu’il n’accordât aussi, plus ou moins pleinement, à Corneille, parce que c’était la vérité, et qui a dit avec insistance :

« Racine… à qui le grand et le merveilleux n’ont pas même manqué, ainsi qu’à Corneille ni le touchant ni le pathétique . Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout Le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ? Quelle grandeur ne se remarque pas dans Porus, Mithridate et Burrhus ?… » Certes, oui, si Racine n’existait pas, on dirait que la seule tragédie psychologique que nous possédions en France est la tragédie de Corneille.

M. Lanson le fait observer avec raison encore, — quoiqu’en dépassant un peu la mesure, — psychologique, la tragédie de Corneille l’est plutôt trop ! « Le reproche qu’on pourrait faire à Corneille, ce serait plutôt, tout au contraire de ce qu’on a dit, d’avoir trop exclusivement tiré l’action des caractères ; à tel point que sa tragédie a parfois quelque chose de factice, l’air d’un jeu concerté, d’une partie liée et soumise à des conventions préalables. Les personnages ne comptent pas assez avec le hasard et les circonstances… Ils sont trop sûrs d’eux… Rien n’intervient qui dérange leur action ; et le miracle, précisément, c’est que rien n’intervienne. »

C’est assez juste, quoiqu’on pût trouver dans les drames de Corneille un assez bon nombre d’événements déconcertant la « partie d’échecs » et forçant les personnages à l’établir sur de nouvelles données.

M. Lanson n’a d’autre tort, le plus souvent, que d’abonder un peu trop dans le sens d’une idée juste jusqu’à la faire paraître un peu moins juste qu’elle n’était lorsqu’il commençait de nous la soumettre. C’est ainsi (par exemple) que pour montrer à quel point tous les personnages de Corneille agissent par volonté préméditée et discutée avec eux-mêmes, c’est-à-dire par raison, comme on disait, avec l’intelligence exacte du vrai sens du mot, au dix-septième siècle, il hasardera ce qui suit : « Camille raisonne, Horace raisonne… De la part de Camille, ce n’est point folle douleur, c’est vendetta froide… De la part d’Horace, il n’y a pas non plus folie féroce, mais froide justice… Parce qu’il s’estime obligé de préférer à toute chose sa patrie, il ne tolère point la malédiction de sa sœur. Il la tue par raison. »

Je n’en suis pas si sûr que cela, et peut-être M. Lanson non plus ; car je le vois écrire ailleurs : « Horace, quand il tue sa sœur, est une brute féroce. » Il faudrait pourtant s’entendre. Je crois bien que c’est le Lanson de la page 194 qui a raison contre celui de la page 104.

Où je ferai à M. Lanson des chicanes beaucoup plus vives, il s’y attend, c’est sur la question de l’originalité propre de Corneille, sur la question si Corneille a apporté au monde une tragédie absolument nouvelle en son fond même. On peut savoir que je n’en crois rien, et que j’ai toujours dit que l’originalité de Corneille c’était d’avoir plus de génie que les autres. M. Lanson croit, lui, qu’il y avait avant Corneille une tragédie parfaitement formée, parfaitement constituée, et si exactement différente de celle de Corneille qu’elle en était comme l’inverse : « Il n’y aurait, dit M. Lanson, de l’Hippolyte de Garnier à la Phèdre de Racine et de L’Écossaise de Montchrétien au Polyeucte de Corneille, que la différence d’une tragédie mal faite à une tragédie bien faite. Cette opinion est erronée et rend inintelligible le développement de notre poésie dramatique. Il y a eu successivement en France deux formes de la tragédie, deux tragédies… essentiellement distinctes et opposées. Si l’on veut porter au théâtre un de ces événements qu’on appelle tragiques… deux voies sont ouvertes. On peut reculer le fait tout à la fin du drame et disposer sous les yeux du public les ressorts qui le produisent : leur jeu constitue l’action dramatique. Alors le personnage intéressant est le producteur du fait. Ainsi Phèdre dans la mort d’Hippolyte. On peut aussi placer le fait au centre du drame… et étaler aux yeux du public l’aspect horrible rible et les suites déplorables du fait. Alors le personnage intéressant est la victime de l’événement. Ainsi Hippolyte dans le sujet que je viens d’indiquer. Et, dans le premier système, il faudra terminer le plus tôt possible après le fait produit. Et, dans le second, la plus belle et nécessaire partie de la tragédie pourra suivre le fait. Selon qu’on travaillera dans l’un ou dans l’autre système, Œdipe Roi sera achevé dès qu’Œdipe se sera puni, ou bien la tragédie se prolongera après Œdipe châtié par lui-même. — Or, le premier système est celui du dix-septième siècle et le second celui du seizième ; et celui-ci est une passion et celui-là est une action… Eh bien ! c’est Corneille qui a créé la tragédie du dix-septième siècle. Il a, le premier, défini avec une claire conscience la loi fondamentale du système qui veut que l’action tragique soit l’étude et la préparation morale d’un fait… Avec lui, il faudra que le héros, en quelque état qu’il soit, ne soit pas simplement passif, producteur de joie ou de douleur ; mais il faudra qu’il soit actif, qu’il marche à un but, consulte, résolve, achève. »

La théorie est neuve, curieuse, lumineusement exposée, très séduisante. Elle fait le plus grand honneur à l’esprit réfléchi, ingénieux et inventif de l’auteur. Pour moi, elle est fausse. Je voudrais l’avoir inventée ; mais elle est fausse. Elle est assez vraie de la tragédie antique comparée à la tragédie française. J’ai jadis expliqué (peut-être) pourquoi, pour un Grec, Œdipe Roi n’est pas fini quand Œdipe s’est arraché les yeux. Mais de la tragédie du seizième siècle comparée à la tragédie du dix-septième siècle, la théorie ne me paraît pas pouvoir se soutenir.

D’abord, lisez tous les théoriciens de l’art dramatique au seizième siècle. Vous n’en trouverez pas un qui ne vous dise qu’une tragédie est un fait précédé de tout ce qui l’explique et que, non seulement, on peut, mais on doit reculer ce fait jusqu’à la fin du drame. Jean de La Taille, Scaliger, Ronsard, Castelvetro, Vida, Robortello, tous disent là-dessus exactement la même chose. Je ferais un volume de citations sur cette affaire. Je ne songe qu’à vous l’épargner. Et, s’ils disent tous la même chose, c’est pour une raison bien simple : c’est que tous rééditent Aristote qui, plus je vais, plus j’en suis sûr, a donné dans sa Poétique beaucoup plus la théorie de la tragédie française que celle de la tragédie grecque. Voir tous mes ouvrages, et surtout la Poétique d’Aristote elle-même.

Maintenant, il est très possible que les critiques du seizième siècle n’aient rien compris à la tragédie de leur temps. Oh ! comme cela est possible ! Ces choses arrivent tous les jours. Il se peut même qu’elles arrivent aujourd’hui. Et, si je crois qu’Aristote n’a pas compris la tragédie grecque ou plutôt a compris certaine tragédie, grecque, celle de son temps, laquelle ne nous est pas parvenue, et a jugé toute la tragédie grecque par comparaison avec celle-là ; rien ne serait plus admissible que ceci que Scaliger n’ait rien compris à Robert Garnier. Examinons donc les œuvres mêmes du seizième siècle.

Eh bien ! M. Lanson cite Les Juives. Soit. Les Juives sont une passion. Ce qu’a souffert Sédécie, c’est toute la pièce. Je ferai pourtant remarquer que le fait tragique, Sédécie aveuglé, ses enfants égorgés, est parfaitement renvoyé au cinquième acte. Et remarquez qu’il y a ici deux faits : les enfants égorgés, Sédécie aveuglé. L’auteur aurait pu faire un quatrième acte avec l’un, un cinquième acte avec l’autre. Non pas : il est déjà trop Français pour cela. Il tasse tout le fait tragique, encore qu’il pourrait le subdiviser, il le tasse tout entier dans son cinquième acte, et les quatre premiers ne sont que la préparation de ce fait et une succession d’incertitudes relativement à ce fait. Nous sommes pleinement dans la tragédie française. Nous ne voyons nullement « le fait tragique placé au centre du drame ». Nullement. Nous sommes pleinement dans une tragédie du dix-septième siècle comme facture.

M. Lanson cite L’Écossaise. « Dès le second acte, Marie Stuart est condamnée (ce n’est pas tout à fait vrai ; on ne la sait condamnée que dans l’acte III). Aux actes III et IV, elle se prépare à mourir. Au cinquième, elle meurt. » C’est vrai. Qu’est-ce que cela prouve ? Que Montchrétien n’a pas su donner un corps à l’incertitude, que, depuis le milieu du troisième acte jusqu’au cinquième nous sommes à peu près sûrs que Marie Stuart sera décapitée, que nous ne pouvons compter que sur le droit de grâce et sur le souvenir des hésitations d’Élisabeth aux premier et second actes. L’incertitude est très faible parce que Montchrétien ne sait pas suffisamment son métier. Il n’en est pas moins vrai que « le fait tragique », c’est la mort de Marie Stuart, et qu’il est parfaitement renvoyé au cinquième acte. Dans le système que M. Lanson croit être celui du seizième siècle, il faudrait que Marie Stuart mourût au troisième acte et qu’on la pleurât et qu’Élisabeth eût des remords et reprochât sa mort aux « États du royaume », depuis le milieu du troisième acte jusqu’à la fin de la pièce. Nous n’avons nullement ici « le fait tragique placé au centre du drame ». Car enfin personne ne me contestera que, tant que Marie Stuart n’est pas morte, elle peut vivre.

Et M. Lanson a bien choisi les deux pièces du seizième siècle les plus favorables à la démonstration du système qu’il croit être celui du seizième siècle. Il aurait pu choisir un autre exemple, celui d’Hippolyte, auquel, du reste, il a fait une allusion. Ah ! c’est celui-ci qui est joli, parce qu’on y peut voir la progression continue du système antique vers le système français. Dans Euripide Phèdre meurt au beau milieu de la pièce. On peut, à la rigueur, dire que c’est là le système que M. Lanson attribue aux dramatistes du seizième siècle. (La vérité est que pour Euripide le personnage intéressant est Hippolyte, et que la mort de Phèdre n’est qu’un ressort de la pièce et une cause du dénouement.) Dans l’Hippolyte de Sénèque, l’auteur s’est aperçu qu’il y avait deux dénouements ou un dénouement en deux parties : mort de Phèdre, mort d’Hippolyte, et que, des deux, le premier était le plus important, et il a mis en conséquence la mort d’Hippolyte au IVe et la mort de Phèdre au Ve. En voilà un qui est déjà Français. Que fait Garnier ? En sa qualité de tragique du seizième siècle et d’imitateur du théâtre antique, il va, sans doute, d’après le système de M. Lanson, placer le dénouement au milieu et écarter le plus possible du cinquième acte la mort d’Hippolyte, la mort de Phèdre ? Point du tout. Il fait tout comme Sénèque. Qu’est-ce que je dis ? Il fait plus « français » que Sénèque. Il s’aperçoit que deux actes de dénouement font longueur. Il s’aperçoit que mort d’Hippolyte, mort de Phèdre, c’est le fait tragique en deux parties, c’est le fait tragique recto et verso, et il croit que tout le « fait tragique » doit être mis non au milieu, mais à la fin ; et il fait déjà, exactement, ce que fera Racine ; il resserre en un acte les deux derniers actes de Sénèque. Il n’y a rien comme ceci qui aille directement contre la thèse de M. Lanson.

Ainsi de suite. Je ne crois pas qu’une seule tragédie du seizième siècle me donne un démenti formel. Une tragédie du seizième siècle, c’est un seul fait rejeté à la fin, comme le verbe dans les thèmes latins des élèves de cinquième, et avant ce fait, pas grand-chose, parce qu’ils ne sont pas très forts. Le talent des dramatistes du dix-septième siècle sera de faire exactement comme eux, mais en trouvant de quoi remplir les quatre premiers actes. Mais, comme construction, leur tragédie sera littéralement sur le même dessin que celle de leurs prédécesseurs.

Vais-je me fâcher pour cela contre M. Lanson ? Dieu m’en garde ! Sa théorie me paraît fausse ; mais elle est curieuse, elle est amusante, elle est trouvée. Elle se justifie même un peu par les maladresses des dramatistes du seizième siècle. Il en reste ceci que ceux du dix-septième siècle savaient mieux suspendre l’intérêt, laisser imprévu le fait tragique final, et appliquer mieux que leurs précurseurs le système de leurs précurseurs, de telle sorte qu’on peut, en se trompant, mais sans être un sot, croire qu’il y a deux systèmes. Eh bien ! voilà qui est bien. La théorie de M. Lanson a son utilité, comme elle a son agrément.

De même, quoique je ne sois pas de son avis, je ne saurais trop féliciter M. Lanson d’avoir voulu réfuter cette opinion assez répandue, particulièrement en moi-même, que Corneille est un auteur de mélodrames, et même, tant il a perfectionné le genre, peut être considéré comme l’inventeur du mélodrame. Ça, c’est une affaire de définitions. Si l’on accepte celle de M. Lanson, il a raison. « Le mélodrame, dit M. Lanson, est une tragédie dont le but unique est d’agiter la sensibilité du spectateur en excitant sa curiosité. » Et, à le prendre ainsi, il n’y a que trois mélodrames dans Corneille, Don Sanche, Héraclius et Rodogune. Soit. Et, si l’on accepte la définition du mélodrame par M. W. Archer : « Le mélodrame, c’est la tragédie illogique », il n’y aura peut-être pas une tragédie de Corneille qui soit un pur mélodrame. Mais ces définitions sont trop étroites. Elles définissent le mélodrame tellement pur, tellement « amputé de sens psychologique », comme aurait dit Dumas fils, que rien, non pas même Les Deux Orphelines (parfaitement !) ne pourrait s’appeler un mélodrame. Car, enfin, tout drame où il y aura des caractères n’intéressera pas uniquement par l’intérêt de curiosité, et il est assez difficile de me fabriquer un drame où il paraîtra des hommes et des femmes et où il n’y aura pas de caractères. Entre la tragédie et le mélodrame, il ne peut donc y avoir qu’une différence de degré. Eh bien, j’appelle mélodrame, en me tournant vers M. Lanson, la tragédie où l’intérêt principal est un intérêt de curiosité et où l’intérêt repose principalement sur l’incertitude du dénouement, et je dis que Nicomède, que Sertorius, que Suréna, que Pertharite, que Horace, que Le Cid, que Pompée, sont des mélodrames tout autant que Don Sanche, que Rodogune et Héraclius.

J’appelle mélodrame, en me tournant vers M. Archer, la tragédie logique encore, car une pièce qui serait absolument dénuée de logique serait un pur rien, mais où le dénouement résulte logiquement des événements matériels plus que des ressorts psychiques, plus que des ressorts moraux ; et je dis, faisant ma liste moins longue que tout à l’heure, que Nicomède, Sertorius, Suréna, Pertharite sont des mélodrames au même titre que Don Sanche, Héraclius et Rodogune ; et que Corneille, par son souci de l’intrigue compliquée, par son goût de l’action, par son souci, très heureux du reste, d’accumuler les événements et de les faire rebondir les uns sur les autres, est un faiseur de mélodrames. Comme tous les Français du reste, exactement, excepté Racine, qui décidément, encore qu’il charpente sa pièce très habilement, tout comme un autre, encore que sa pièce soit un tissu d’événements très bien fait, encore que sa pièce soutienne admirablement l’intérêt de curiosité ; encore qu’il fasse des pièces qui, comparées aux tragédies grecques, sont des mélodrames ; cependant, fait à ce point prédominer l’intérêt qui résulte des analyses de passions et des évolutions de passions, qu’on est bien forcé d’appeler ses tragédies d’un autre nom que de celui de mélodrames.

Les tragédies de Corneille, souvent, sont des mélodrames obscurs, et, aux yeux de la postérité, c’est ce qui les sauve. Ce sont des mélodrames obscurs, où Corneille a fait entrer des parties de psychologie très claires. Or, le mélodrame obscur est comme tombé, pour nous. On n’y fait plus attention, on a renoncé à y prendre garde. On le laisse comme s’enfoncer vers la toile du fond. Qui est-ce qui fait attention au mélodrame, c’est-à-dire à l’enchaînement des événements matériels, de Nicomède ou de Sertorius ? Mais les parties de psychologie sont restées, émergent, éclatent ; et à quoi nous faisons attention encore, et ce qui encore nous charme, c’est le monologue d’Auguste, la scène de Cinna confondu par Auguste, la scène de Cinna pardonné par Auguste, le revirement d’Attale, les novissima verba de Viriate.

C’est exactement comme Voltaire, avec cette différence que c’est le contraire comme dernier résultat. Voltaire aussi a fait des mélodrames et n’a guère fait que cela. Si Voltaire avait trouvé le moyen de faire entrer dans ses mélodrames de belles parties de psychologie, ces parties auraient subsisté et sauveraient le reste. Seulement, il n’y a que cela qui y manque.

Mais il reste encore ceci à l’actif de M. Lanson que, précisément, en poussant trop loin son idée, il est vrai, — mais c’est le moyen pour qu’il en reste quelque chose, — il a distingué fortement Corneille d’un simple Voltaire. Il est clair que l’homme qui a fait Polyeucte a, ce jour-là, interdit à la postérité de décréter, sans réserve au moins, que Racine est l’inventeur de la tragédie psychologique.

Que de choses j’aurais encore à dire d’un livre, qui, vous le voyez assez, m’a charmé et passionné ! Je veux ajouter seulement que dans la biographie de Corneille M. Lanson s’est un peu avancé en disant que Corneille n’a été amoureux qu’une fois en sa vie, ou deux fois au plus. Il dit cela page 18 ; et puis, page 151, il écrit : « À peine avertis par quelques anecdotes et par quelques poésies diverses, surprenons-nous dans l’accent profond des Sertorius ou des Martian un regret mélancolique de Corneille capable d’aimer encore après qu’il a dépassé l’âge d’aimer [d’être aimé, vous voulez dire. L’âge d’aimer, on l’a toujours] et triste d’avoir le cœur jeune avec des cheveux blancs. » Or, l’aventure de la Du Parc est de 1658 (âge de Corneille, 52 ans) ; Sertorius est de 1662 (âge de Corneille, 56 ans) ; Pulchérie, où est le rôle de Martian, est de 1674 (âge de Corneille, 68 ans). Eh ! J’ai dit que je soupçonnais Corneille d’avoir été amoureux toute sa vie. J’ai quelque idée que je n’ai pas été si loin de la vérité.

Et je veux ajouter encore que le livre de M. Lanson est écrit de ce style un peu tendu, mais ferme, net et propre, sévèrement châtié, éminemment probe, qui est toujours le sien. Une remarque seulement, qui, sans doute, devra retomber sur les correcteurs d’épreuves de M. Lanson. Jamais je n’émets un soupçon sur les correcteurs sans m’incliner devant eux, sans rappeler qu’Érasme, Manuce, Samuel Johnson, Proudhon furent correcteurs d’imprimerie et sans remercier la corporation de tous les vrais et éminents services qu’elle nous rend. Mais c’est égal. Les correcteurs de la maison Hachette ont laissé passer, page 43 : « Nulle éclaircie, nulle relâche, nulle espérance. » Nulle relâche ! C’est à faire dresser les cheveux ! C’est à persuader à un auteur de se jeter par la fenêtre !

Polyeucte [Les Grands Maîtres du dix-septième siècle a]

I. Le drame religieux

Polyeucte est une « tragédie chrétienne », comme le portent les titres du temps. C’est un drame religieux. Le drame religieux est de toutes les époques, de toutes celles du moins où le drame a été une préoccupation populaire, intimement mêlée à la vie morale de la nation. Il en fut ainsi en Grèce, au temps d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, ainsi en Espagne au temps de Cervantès, en Angleterre au temps de Marlowe et de Shakspeare, en France pendant tout le moyen âge, et, chose frappante, au xvie  siècle même, où le souci de calquer l’antiquité classique, dont ils étaient possédés, n’a pas empêché les tragiques de faire un grand nombre de tragédies chrétiennes ou bibliques.

Au xviie  siècle, avant Corneille, le drame religieux avait été complètement mis en oubli, remplacé par le drame romanesque ou la tragédie romaine. Les contemporains de Saint-Évremond ne trouvaient tragiques que le héros espagnol, ou le Romain de convention, ou l’Alexandre légendaire. Corneille était parfaitement de son temps en cela ; mais sa conception particulière de la grandeur morale l’a amené à dépasser son époque. Étudiant sans cesse l’héroïsme sous tous ses aspects, il devait arriver à se représenter l’héroïsme absolu, celui qui sacrifie tout son être à une idée. Cet héroïsme c’est le martyre.

Chrétien lui-même, Corneille devait trouver naturel de mettre son génie au service d’une foi qu’il aimait, et de faire entrer ou rentrer la religion dans le théâtre ; naïf et simple, il ne songea pas à s’inquiéter si le goût du temps pouvait répugner à ce mélange qui, grâce à l’ignorance générale, paraissait une nouveauté. Il conçut Polyeucte comme un drame sérieux et édifiant, comme une illustre matière surtout à étaler dans tout son jour ce que l’âme humaine, enchantée et charmée d’une passion divine, peut faire éclater de force, d’énergie morale, d’obstination au bien, de résistance invincible, de grandeur simple dans le sacrifice.

II. La question de la grâce

Les préoccupations morales et religieuses de son temps, qui auraient peut-être détourné un autre de ce dessein, y ramenaient plutôt Corneille et y poussaient son âme candide, qui ne voyait aucun mal à mêler les affaires de la foi au drame si pur qu’il avait créé en France. Les esprits religieux étaient alors tournés vers les questions de la Grâce divine, cette aide et ce secours d’en haut, nécessaire, selon les chrétiens, à notre faiblesse, sans laquelle ils estiment que la volonté de bien faire est insuffisante, et qui agit aussi sur les âmes les plus perverses et les plus désespérées en apparence.

Il faut remarquer, sans sortir de la question dramatique, et au simple point de vue littéraire, que la Grâce ainsi conçue est un miracle, un miracle permanent, qui peut créer un acte sans mobile, tout au moins mettre plus d’œuvre dans l’acte qu’il n’y avait de poids dans le motif ou de force dans la volonté. Accepter cette doctrine et en faire un ressort dramatique, c’était introduire plus que le religieux dans le drame, c’était y mettre le « miraculeux », ce merveilleux chrétien dont plus tard Boileau ne voudra pas. C’était, dans une œuvre qui est, en son fond, un ouvrage de logique, montrant dans le dénouement ce que contenait en germe l’exposition, faire entrer l’irrationnel et ce qui est humainement inexplicable ; c’était doubler les difficultés déjà grandes de l’entreprise.

Corneille s’inquiétait peu des obstacles. On peut croire même, non pas qu’il les méconnût, les Examens de ses pièces et ses Discours sur le poème dramatique sont pour prouver le contraire, mais qu’il les aimait. Ils rentraient dans son goût et de l’extraordinaire dans le sujet, et du compliqué dans l’intrigue, Il a, faisant un drame chrétien, accepté et admis tout le christianisme comme matière, comme ressort et comme couleur. Il a introduit dans sa pièce la doctrine de la grâce, et l’a fait paraître, avec intention, dès les scènes d’exposition, comme il devait la faire éclater en son dénouement.

III. L’action. — Les caractères

Pauline fille de Félix, a été jadis sollicitée en mariage par Sévère, chevalier romain, officier des armées impériales, et l’a aimé. Trop pauvre, le prétendant a été repoussé. Félix a été nommé par l’empereur Décius (247) gouverneur d’Arménie, et, au moment où l’action commence, Pauline vient d’épouser, par obéissance aux désirs de son père, Polyeucte, riche seigneur de cette province. Celui-ci, depuis longtemps chrétien de cœur, à peine marié, reçoit secrètement le baptême. Pauline, effrayée par un songe où elle a vu Polyeucte massacré par des meurtriers au nombre desquels était son père lui-même, se plaint de l’absence de Polyeucte et de ce qu’elle n’a pas réussi à l’empêcher de sortir du palais. Au même instant on annonce que Sévère, qu’on croyait mort, est devenu général, a été vainqueur, est le premier dans l’Empire après l’Empereur, et qu’il arrive sans doute dans le dessein d’épouser Pauline. C’est sur cette péripétie que la toile tombe.

Sévère est arrivé. Il apprend le mariage de Pauline, et se désespère. Pauline, par condescendance envers son père, consent à le voir. Ferme dans son devoir, elle impose silence aux plaintes de Sévère et à ses propres regrets. — Cependant Polyeucte, tout enflammé de la Grâce que le baptême a versée en lui, s’ouvre à son ami Néarque du dessein où il est de briser les idoles du temple des païens. Néarque, après quelque hésitation, se laisse entraîner et part avec lui.

Polyeucte et Néarque ont brisé les idoles. Pauline l’apprend de sa confidente Stratonice. Elle en frémit, mais fait taire, par devoir conjugal, les révoltes de sa foi païenne. — Félix, qui tient à son poste, qui redoute l’Empereur et Sévère, fait mettre immédiatement Néarque à mort. Quant à Polyeucte, s’il ne se rétracte pas, Félix ne cache pas à Pauline qu’il subira le même sort. — Pauline est désolée, mais espère fléchir le cœur de Polyeucte.

Polyeucte est en prison. Il se confirme et s’assure dans sa résolution d’accepter le martyre. — Pauline le vient supplier de dissimuler au moins jusqu’au départ de Sévère, et de compter ensuite sur l’indulgence de Félix.

Polyeucte s’obstine dans son dessein. Que lui importent la vie, la puissance, les honneurs, les devoirs même envers le Prince et envers l’État ? Rien ne vaut devant Dieu. — Mais Pauline, qui l’aime, qui le lui dit avec des larmes ? — Il l’aime aussi, mais moins que Dieu, et il espère, par le mérite de son martyre, faire tomber sur elle la grâce divine, la convertir, l’entraîner, à sa suite, au ciel. — Il rompt ainsi toutes les attaches qui le retiennent à la terre, et, pour mieux les briser derrière lui, il fait appeler Sévère, et le prie d’épouser Pauline après que le martyre sera consommé. — Restée seule avec Sévère, Pauline, sans vouloir remarquer le secret espoir ranimé au cœur de Sévère, le supplie d’intercéder pour Polyeucte, de le sauver : démarche digne du grand cœur de son ancien amant. Sévère comprend cette grandeur de sentiments, et se propose de s’en montrer digne. Il se résout à intervenir en faveur de Polyeucte, et laisse même percer, devant son confident Fabian, une vive estime pour ces chrétiens persécutés et si courageux.

Sévère a prié Félix en faveur de Polyeucte. Mais Félix croit à un piège du favori de l’Empereur. Il s’obstine à demander à Polyeucte une rétractation. Pauline joint ses instances à celles de Félix. Polyeucte demeure inébranlable et marche à la mort, c’est-à-dire à la gloire. Pauline le suit au lieu du supplice, le voit mourir. Baptisée du sang du martyr, touchée de la grâce, elle reparaît sur la scène pour déclarer à son père qu’elle est chrétienne et veut mourir comme Néarque, comme Polyeucte :

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée !

Sévère survient, accable Félix de reproches, de menaces même… Félix l’interrompt, en lui déclarant que lui aussi sent les effets de la grâce, et qu’il est chrétien. Sévère s’incline devant ces coups d’une puissance supérieure, que peut-être un jour il connaîtra mieux.

 

Les caractères de Polyeucte forment comme un degré au bas duquel est Félix, au sommet duquel est Polyeucte, et qui va de l’intérêt égoïste dans tout ce qu’il a de plus franc et de plus cru, jusqu’à l’absence complète et absolue de tout intérêt terrestre, même le plus noble. Au-dessus de tout plane la Grâce, puissance mystérieuse qui descend où elle veut et relève ceux qu’elle touche.

Tout au bas de cette échelle de Jacob sont Stratonice et Félix. Stratonice, la confidente de Pauline, représente le peuple, le peuple païen, ignorant et aveugle. Créature d’instinct et de passion, elle a pour les chrétiens une haine d’autant plus violente qu’elle ne se rend pas compte de son objet. Elle vomit les injures contre cette secte abhorrée en racontant à sa maîtresse le sacrilège de Polyeucte et de Néarque. Elle est de ceux que même la grâce ne touche pas. On ne la verra plus dans le cours de la pièce. Il est inutile qu’elle soit mêlée à ces scènes de luttes et de dévouements sublimes, qu’elle ne comprendrait pas.

Félix, plus intelligent, est aussi bas. C’est l’ambitieux vulgaire, pâlissant au nom du prince, courbé devant le favori, prêt à tout sacrifier aux intérêts de sa place. Il ne voit que le danger qu’il court, et, pour le détourner, sacrifie tout. Signe frappant de sa bassesse, il ne comprend pas la générosité chez les autres, et la prend pour un piège. Quand Sévère le prie pour Polyeucte, il croit à une ruse, à une fourbe. — La grâce daigne le toucher à la fin, peut-être aidée d’une crainte en sens inverse de la première, que la nouvelle attitude de Sévère lui inspire.

Néarque et Sévère sont tous deux, chacun de son côté, dans les régions moyennes. Néarque, chrétien fervent, mais ayant besoin de l’entraînement d’un Polyeucte pour devenir martyr ; Sévère, honnête homme, sage, tempéré, philosophe éclairé, plein d’un grand esprit de justice et de tolérance, mais un peu froid, et ayant besoin que Pauline l’anime pour aller jusqu’au dévouement, à la générosité héroïque qui fait taire la passion et parle contre elle.

Pauline et Polyeucte sont tout au haut du degré. Pauline un peu plus bas que Polyeucte, et celui-ci lui tendant la main pour l’aider à gravir. Pauline est généreuse et héroïque du fond de l’âme ; mais elle est femme, c’est-à-dire un être chez lequel l’héroïsme est sentiment, non idée, et qui, quand il se sacrifie, se sacrifie à une personne, non à une foi, ou du moins à cette foi à cause de cette personne. L’instinct du devoir la détache de Sévère, l’attache à Polyeucte. Toutefois, elle est païenne, et désapprouve le sacrilège de Polyeucte. Mais Polyeucte devient si grand qu’elle est comme enflammée de l’admiration qu’il lui inspire. La contagion des grands exemples agit sur elle. L’affection l’entraîne sur les pas du martyr ; la grâce fait le reste.

Polyeucte est divin. Il est de ceux qui ont le signe d’en haut ; destiné aux folies sublimes, aux grands sacrifices, aux dévouements surhumains, il est le plus haut, du regard et du front, peut-être le plus cher, de cette famille d’hommes extraordinaires que Corneille a enfantés avec amour. Mais Corneille s’est bien gardé de lui ôter tout caractère humain. Car s’il était, dès le principe, tout au ciel, il n’aurait pas à lutter contre l’homme qui doit être en lui ; et, où il n’y a pas lutte, il n’y a pas drame. Polyeucte est homme, et tout son rôle est le combat douloureux qu’il livre pour dégager, par rudes efforts et fortes secousses, l’ange qu’il veut être, de l’homme qu’il est. On le voit d’abord si enfoncé encore dans l’amour qu’il a pour sa femme qu’il hésite à sortir, quand, effrayée d’un songe, elle le prie de rester près d’elle ; puis, après le baptême, rêvant un coup d’éclat qui le force au martyre, et l’exécutant ; puis, quand il pourrait obtenir sa grâce, luttant contre tout ce qui le rappelle encore à la terre : contre les « honneurs », les « plaisirs » qui lui livrent la guerre, « contre Félix, contre Pauline, contre lui-même » ; enfin, tout à Dieu, s’élançant, comme ravi au ciel, « dans la mort et dans la gloire ». — Admirable conception, digne des génies les plus élevés, les plus audacieux, les plus avides d’art supérieur et divin, que l’humanité ait produits. Nous verrons ce qu’une critique étroite en a pensé. Mais, tout de suite, remarquons que même cette critique-là a été au moins étonnée de la singulière audace de la conception de ce rôle. Voltaire, qui poursuit le mari de Pauline de ses épigrammes comme un ennemi personnel, ne peut s’empêcher d’écrire : « Que Polyeucte ne soit pas propre au théâtre parce que ce personnage n’excite ni pitié ni crainte, cette opinion est assez générale : mais il faut avouer qu’il y a de beaux traits dans le rôle de Polyeucte, et qu’il a fallu un très grand génie pour manier un sujet si difficile. »

IV. Histoire de Polyeucte dans l’opinion en France

Polyeucte fut lu par Corneille à l’hôtel de Rambouillet, qui était alors le grand « bureau d’esprit » et le temple des oracles littéraires. La pièce fut peu goûtée. Le miraculeux étonna ; le renversement des idoles scandalisa. On ne dissimula pas à Corneille que sa pièce était destinée à un échec. Encouragé d’une autre part, il persista à la donner, et eut un grand succès. Seulement l’admiration du public se prit à un côté du drame qui n’est pas celui que nous admirons aujourd’hui, et l’histoire de ce revirement est importante à connaître, au moins en ses traits généraux.

Il y a deux drames dans Polyeucte, étroitement unis et concourant ensemble, du reste, mais dont l’un peut attirer l’attention à l’exclusion de l’autre.

Il y a Pauline, partagée entre son ancien amour pour Sévère et son affection d’abord, son admiration ensuite pour Polyeucte. Il y a Polyeucte partagé entre, son amour pour Pauline et l’entraînement de sa foi, hésitant d’abord à recevoir le baptême, puis emporté, par son ardeur de néophyte, à un coup d’éclat, enfin rompant les attaches qui le retiennent au monde, tuant son amour en lui, s’arrachant aux bras de Pauline et se jetant aux bras de Dieu.

Deux situations, et deux progressions et évolutions de caractères.

C’est au drame dont le fond est Pauline que s’attacha l’estime des hommes au xviie  siècle. Saint-Évremond le dit très nettement : « Ce qui eût fait un beau sermon faisait une misérable tragédie, si les entretiens de Sévère et de Pauline, animés d’autres sentiments et d’autres passions, n’eussent conservé à l’auteur la réputation que les vertus chrétiennes de nos martyrs lui eussent fait perdre. » Au xviiie  siècle, on s’enfonça bien davantage dans cette interprétation, et Voltaire traduisit l’arrêt de Saint-Évremond en une épigramme narquoise qui renferme toute sa doctrine :

De Polyeucte la belle âme
Aurait faiblement attendri,
Et les vers chrétiens qu’il déclame
Seraient tombés dans le décri,
N’eût été l’amour de sa femme
Pour ce païen, son favori,
Qui méritait bien mieux sa flamme
Que son bon dévot de mari.

Il disait encore que la « situation piquante » de Pauline en face de Sévère était le fond de l’intérêt de l’ouvrage, et qu’il avait cru remarquer au théâtre, parmi les spectateurs, un mouvement de joie quand Polyeucte part pour briser les idoles, le parterre espérant que Polyeucte va trouver la mort dans cette entreprise et que Pauline pourra épouser Sévère. C’était, ce qui est arrivé souvent en France, juger d’une tragédie en la prenant pour une comédie. Mais enfin c’était une manière de s’intéresser à Polyeucte.

Au xixe  siècle, après le retour aux idées religieuses qui s’est produit au commencement de ce siècle, et qui a été signalé et hâté par le Génie du Christianisme, le revirement fut complet. On s’avisa de s’apercevoir du drame dont Polyeucte lui-même est le fond, on sentit ce qu’il souffrait dans son amour, dans sa pitié pour Pauline, et l’on admira son énergie à sacrifier son cœur à son Dieu ; son indomptable courage, sa sublime folie de la Croix. C’est là, en effet, qu’était le drame religieux, celui qu’avait conçu, senti et voulu Corneille. Il semble qu’on était, en se plaçant à ce point de vue, bien plus près de la vérité, et qu’on admirait le traducteur de l’Imitation de Jésus-Christ comme il eût voulu être admiré.

V

Ce n’est point pourtant encore ainsi que nous interprétons cette tragédie si profonde.

Dans l’un et dans l’autre point de vue, c’est toujours un des deux drames qu’elle contient que l’on admire aux dépens de l’autre, et il resterait encore cette imperfection qu’il y aurait deux actions différentes dans Polyeucte. Y en a-t-il donc vraiment deux ? Non, il n’y en a bien qu’une. Il y a deux situations, qui, influant l’une sur l’autre, forment une seule action marchant droit à son but unique. Le lien de ces deux situations et le ressort par où elles pèsent l’une sur l’autre, c’est Pauline.

Ce que l’on n’a pas compris quand on ne s’attachait qu’aux « tendres sentiments » de Sévère et de Pauline, ou quand on ne voyait dans le drame que la grande figure de Polyeucte, c’est que Pauline aime encore Sévère et aime déjà Polyeucte au commencement du drame, et qu’elle aime ardemment Polyeucte à la fin ; c’est que du sentiment du devoir et d’un commencement d’amour qui l’attache à Polyeucte au début, elle passe successivement, en présence de l’héroïsme de cette grande âme, au respect, à l’estime, à l’admiration, et de l’admiration à l’amour.

Mme la Dauphine montrait qu’elle n’entendait pas l’âme de Pauline quand elle disait, à ce que nous rapporte Mme de Sévigné : « Voilà pourtant la plus honnête femme du monde qui n’aime pas son mari. » Si ! Pauline aime Polyeucte, et dès lors il y a bien deux évolutions de caractères, mais il n’y a plus qu’une action. Polyeucte, par l’amour qu’il inspire à Pauline, amène Pauline au sacrifice, et par elle Sévère à la magnanimité, et par Sévère, Félix au repentir tardif ; il tire tout le drame à lui, l’entraîne à son dénouement, qui est la prosternation émue et étonnée de tous les personnages de la pièce devant la tombe ouverte d’un martyr de la foi. Voilà le drame chrétien tel que Corneille l’a sans doute conçu dans son esprit de poète.

— Mais voilà la tragédie expliquée sans qu’il soit dit un mot de la grâce, que l’on nous donnait comme un des ressorts de la pièce.

— Les moyens empruntés au merveilleux ne peuvent réussir au théâtre que si tout ce qui s’explique par eux peut s’expliquer, à la rigueur, sans qu’on y ait recours. Dès que la pièce est vraisemblable au point de vue purement humain, les ressorts miraculeux s’ajoutent par surcroît, et à la raison satisfaite unissent l’imagination séduite. Celle-ci suffirait au besoin, mais la raison fait le fond solide, où il vaut mieux que le reste s’appuie. Tous les grands tragiques, ceux même qui croyaient le plus fermement au merveilleux qu’ils employaient, les anciens d’un côté, Shakspeare de l’autre, ont, d’instinct, compris cette loi.

Corneille l’a merveilleusement appliquée. Polyeucte peut, au sortir du baptême, par le seul effet d’une passion ardente qu’allume la grande pensée qu’il vient d’embrasser, avoir la vive impatience de déclarer hautement sa croyance ; il peut, les idoles brisées, échauffé par le scandale même qu’il a provoqué, avoir la soif de la confession de sa foi par la mort. — Pauline peut, son époux mort sous ses yeux, entraînée par une admiration contagieuse et enflammée d’une émulation qui n’est qu’une forme de l’amour, vouloir rejoindre Polyeucte dans la tombe. — Félix peut, insulté et menacé formellement par Sévère, pencher brusquement du côté où le pousse le bras toujours adoré du pouvoir, et aller à un excès d’acquiescement aux sentiments du favori, comme il donnait tout à l’heure dans un excès de complaisance aux désirs supposés de celui-ci.

Et maintenant soyons chrétiens, et à toutes ces raisons humaines, ajoutons la puissance mystérieuse qui mène et ploie les volontés d’ici-bas ; nous ne serons que plus touchés et ébranlés de tout ce dont nous étions déjà convaincus.

Mais il suffit d’être critique informé et avisé pour sentir de quelle puissance est cette création incomparable, si simple que par ses moindres côtés elle séduisait déjà une époque prévenue contre l’emploi du sentiment religieux au théâtre, si savante et profonde qu’il a fallu toute la science en histoire religieuse de notre temps pour bien pénétrer la vérité de ce grand rôle de Polyeucte, pour bien entendre que Polyeucte c’est l’idée chrétienne opposée à la philosophie du bon sens éclairé (Sévère), aux intérêts mondains (Félix), aux idées de famille (Pauline).

Toute une histoire de l’établissement du christianisme est dans ce drame. Par Polyeucte tout seul on peut apprendre que, pour s’établir, le christianisme a dû briser aux cœurs de ses disciples l’intérêt personnel, cela va de soi, et aussi les plus légitimes affections humaines, et l’idée de patrie, et la raison même. Il n’y a peut-être pas de drame qui ouvre tout autour de lui de plus profondes perspectives, et qui pénètre plus loin dans l’âme humaine.

Polyeucte [anniversaire de Corneille à la Comédie-Française]

[I]

L’anniversaire de Corneille a été fêté fort dignement, presque brillamment, à la Comédie-Française. Il y avait longtemps que je n’avais vu jouer Polyeucte. Mes souvenirs remontent, à cet égard, peut-être à vingt ans. En ce temps-là, M. Mounet-Sully jouait assez souvent Polyeucte. C’était un de ses rôles favoris. Depuis, il l’a laissé de côté, si bien que je n’avais plus de lui et même de la pièce, j’entends de la pièce « aux chandelles », qu’une idée confuse.

Je ne suis pas fâché de cette expérience. Une idée que j’avais déjà eue sur Polyeucte, à la représentation, et qui est toute différente de celle que me donne Polyeucte lu, s’est très fortement confirmée dans mon esprit l’autre soir. Cette idée… Voici.

On sait assez qu’au dix-septième et au dix-huitième siècle on avait de Pauline cette impression qu’elle n’aime pas son mari et que c’est la Grâce qui fait d’elle ce qu’elle devient. Je ne rappellerai ni le propos célèbre de la Dauphine, ni les propos, plus célèbres encore, de Voltaire.

On sait assez qu’au dix-neuvième siècle on a généralement de Pauline cette idée qu’au commencement de la pièce elle n’aime que Sévère, et que peu à peu, passant de la curiosité à l’étonnement, de l’étonnement à l’admiration, de l’admiration à l’amour et de l’amour à l’extase, elle finit par aimer Polyeucte jusqu’à vouloir partager son martyre.

Cette idée, que Francisque Sarcey avait trouvée dans ses cahiers de l’École normale, il l’avait si brillamment exposée et si souvent, avec tant de conviction et de persistance, et, du reste, de talent, qu’elle est devenue classique et se retrouve, à l’heure où nous sommes, dans tous les livres scolaires. Eh bien ! ma foi, cette idée, je m’en étais déjà aperçu, je m’en suis avisé plus encore mardi dernier, elle se soutient très bien à la lecture, elle séduit même et finit par s’emparer de vous ; elle agrée fort, parce qu’elle permet de voir dans le rôle de Pauline une évolution de caractère, ce qui est la chose la plus intéressante du monde, et l’on est satisfait de mettre une évolution de caractère de plus au compte de nos grands classiques ; tout ce que vous voudrez ; mais cette idée, avec tout cela, elle disparaît complètement à la représentation.

À la représentation, nous voyons une femme qui, dès le commencement, est si éperdument amoureuse de son mari que, parce qu’elle a rêvé qu’il lui arriverait malheur, elle ne veut pas qu’il sorte de la maison. Elle le retient, elle le supplie, elle se cramponne ; elle lui fait une scène ; elle continue avec sa servante la scène qu’elle fait à son mari. Que voulez-vous de plus ? Mais c’est une amoureuse ; c’est une amoureuse fieffée ! À quoi reconnaît-on une amoureuse, si ce n’est à ce qu’elle vous fait des scènes ? Vous n’avez pas, je pense, un autre critérium. Pauline parque Polyeucte ; elle le coud à son péplum ; elle ne veut pas qu’il s’éloigne d’elle de plus d’une encablure ; elle ne veut pas le perdre un seul instant de vue. À quoi reconnaissez-vous une amoureuse ? Mais c’est une amoureuse à la Porto-Riche !

Cette impression est très forte. Elle est si forte que, quand Sévère arrive, il fait absolument l’effet d’un gêneur, de celui qui arrive trop tard, très inopportunément et qui aurait aussi bien fait de rester où il était. Il semble produire cet effet, non seulement sur Félix, mais sur Pauline. Le premier mot que Pauline lui dit, c’est : « Oui, je l’aime… », et c’est de quoi nous sommes parfaitement persuadés par tout le premier acte.

Et, à la vérité, elle lui dit quelques paroles aimables ; mais d’abord ce ne sont que de ces souvenirs que presque toutes les femmes très amoureuses de leur mari ont gardés du petit cousin qui a le premier vaguement effleuré leur cœur, et l’on sait bien que toute jeune fille qui se marie est une petite veuve et que cela ne l’empêche pas d’aimer très profondément son mari.

Et ensuite Pauline a un tel intérêt à ménager Sévère que cette idée vous vient, pendant cette scène, qu’il y a un peu de manège inconscient de la part de Pauline dans les paroles affectueuses dont elle caresse Sévère. On a bien dit qu’Andromaque avait, à l’égard de Pyrrhus, un grain de « coquetterie innocente », de quoi, du reste, je ne crois pas un mot. Tout aussi bien, beaucoup mieux, pourrait-on dire qu’il y a une coquetterie inconsciente de la part de Pauline dans la première scène entre Pauline et Sévère.

Ajoutez encore que Pauline a pour Sévère un peu de pitié. Elle le plaint sincèrement ; elle a pour lui ce petit sentiment tendre qu’une femme qui fut aimée a toujours pour celui qui l’a aimée le premier : « Le pauvre garçon… Il m’aimait chèrement… Les circonstances nous ont séparés… Il n’a pas eu de chance… Non, vraiment, certes, il n’a pas eu de chance… Le pauvre garçon ! » — Un reste de petite amitié de pensionnaire, un peu de pitié, un peu de diplomatie féminine, inconsciente, mais réelle ; voilà, à la représentation, ce que nous voyons dans l’âme de Pauline rencontrant Sévère ; et diplomatie, coquetterie bienveillante, reste d’affection, pitié, comme dit Montaiglon, mettez tous les mots que vous voudrez, cela ne fait pas de l’amour, et cela ne fait rien de comparable à ce que nous avons vu que Pauline éprouvait pour Polyeucte au premier acte.

Ce n’est pas Sévère qu’elle songe à parquer ; ce n’est pas Sévère qu’elle retient ; ce n’est pas Sévère qu’elle supplie de ne pas sortir. C’est de s’en aller qu’elle le supplie…

Vous triomphez là-dessus. — C’est qu’elle a peur de lui, me criez-vous.

— Je sais bien, je sais bien. Tout de même, dans mon temps, j’aimais mieux qu’on me retînt, que non pas qu’on me dît de m’en aller. Je n’étais peut-être pas d’une assez haute spiritualité.

Non, je vous dis que Sévère fait l’effet d’un gêneur, qu’on ménage, qu’on caresse, qu’on console, qu’on aime bien, du reste… mais qu’on n’aime pas.

Voyez-vous, il y a un point, qui ne laisse pas d’être un peu délicat, mais que je n’hésite pas à signaler franchement, puisque Corneille y a insisté avec énergie et sans barguigner. Il nous dit une demi-douzaine de fois : « Notez bien que Pauline et Polyeucte sont mariés depuis quinze jours, depuis quinze jours ! » Eh bien ! oui, et il faut tenir compte de cela. Pauline vient de se marier avec Polyeucte, et Polyeucte est un jeune homme très aimable. Pendant ces premiers jours de la lune de miel, Sévère, cru mort, du reste, est bien loin ; et, même s’il était cru vivant, il serait assez loin encore. Décidément il revient trop tôt, beaucoup trop tôt. Il n’est pas du tout opportuniste.

Or, quand nous lisons la pièce, nous ne prenons point, n’est-ce pas ? les choses aussi strictement. Nous disons : « Bien ! Polyeucte, le mari, ce qui constitue un premier tort ; puis, mari qui commence à négliger sa femme, à sortir, à s’occuper de politique… Bien, bien… Et un ancien amoureux de Pauline revient… Ah ! ah ! Eh bien, il ne sera pas trop mal reçu, l’amoureux, et l’amoureux qu’on n’a négligé que parce qu’on l’a cru mort. »

C’est-à-dire que nous plaçons l’histoire dans les conditions ordinaires de ces aventures ; nous pensons vaguement que Pauline et Polyeucte sont mariés depuis deux ou trois ans. — Ils le sont depuis quinze jours, et Corneille nous le répète avec insistance. Cela fait une différence. Non, Sévère arrive peu à propos.

Tous les mots de Pauline dans le premier acte et dans le second vont, du reste, à indiquer très nettement que Pauline a aimé Sévère et qu’elle s’en souvient, mais qu’elle aime Polyeucte. Elle parle bien du « devoir ». Elle dit bien :

Je donnai par devoir à son affection
Tout ce que l’autre avait par inclination.

Et je crois que par avait, il faut entendre avait eu. Étudiez cela. Mais elle ajoute :

Si tu peux en douter, juges-en par la crainte
Dont, en ce triste jour, tu me vois l’âme atteinte.

Et ce n’est pas par « devoir » que l’on craint de toute son âme et que l’on est bouleversé d’un songe.

Et Stratonice répond, notez-le :

Elle fait assez voir à quel point vous l’aimez.

Remarquez encore que dans son premier entretien avec Sévère, Pauline parle beaucoup de son devoir, et elle a raison, puisque c’est l’obstacle à opposer à Sévère, et en même temps la considération qui lui rendra la résistance de Pauline moins douloureuse ; mais elle parle aussi de son amour pour Polyeucte. Non seulement elle dit le : « Oui, je l’aime », du commencement, qui peut être discuté ; mais elle dit : « Quand même je l’aurais haï — » Ce qui veut dire probablement : « Mais je l’aimais. »

Et, enfin, pesez bien tous les mots de Pauline au moment où Stratonice lui apprend que Sévère vient de briser les idoles. À ce moment-là, n’est-ce pas ? l’admiration, qui doit conduire à l’amour, l’admiration n’a pas commencé. Polyeucte n’a fait qu’un esclandre qui n’a rien d’admirable. Il ne commencera à être héroïque que quand il persistera et se refusera à se rétracter, et repoussera le salut et réclamera le martyre. Polyeucte n’est pas encore admirable aux yeux de Pauline, ni de personne. Il ne peut même être qu’odieux. Il est chrétien, elle est païenne. Il s’est fait chrétien à l’insu de sa femme. Il a eu des secrets pour elle. Il l’a trompée.

Eh bien ! le premier mot de Pauline à cette nouvelle est un mot d’amour. Stratonice vient d’injurier Polyeucte. Pauline répond : « Oui, il est chrétien. Ce mot aurait suffi sans ce torrent d’injures. » Et, plus loin : « Je l’aimais par devoir ; ce devoir dure encore. » Quand une femme, ayant tant de raisons de se détacher de son mari, parle tant de son devoir, c’est que son devoir est le mot dont elle désigne, pour s’en excuser, un sentiment plus doux.

Et, enfin (songez-y bien toujours, au moment même où Polyeucte vient de faire quelque chose que Pauline tient pour un crime, et au moment où ce crime n’a encore rien d’héroïque), enfin donc :

Je l’aimerais encor quand il m’aurait trahie.
………………………………………………
Quoi, s’il aimait ailleurs, serais-je dispensée
À suivre, à son exemple, une ardeur insensée ?
………………………………………………
Je chéris sa personne et je hais son erreur.

« Je l’aimerais s’il m’était infidèle ; je hais ses opinions et je chéris sa personne », oh ! oh ! une femme qui dit tout cela, et dans ces circonstances, c’est une femme qui aime !

Ainsi m’est apparue Pauline à la représentation de mardi. Je crois qu’il faut dire tout simplement que Pauline aime passionnément son mari depuis le premier vers de Polyeucte jusqu’au dernier.

Abandonnerons-nous donc notre chère évolution de caractère ? Oh ! pourquoi ? Il restera toujours que Pauline aime Polyeucte d’une façon au commencement et d’une façon très différente à la fin. Cela suffit. Elle fait encore beaucoup de chemin, et un chemin dont les péripéties sont très intéressantes à noter.

Mais quant à Pauline amoureuse de Sévère au commencement et amoureuse de Polyeucte à la fin, non, je crois qu’il faut abandonner cette idée. Après tout, entre nous, voilà cinquante ans qu’elle dure. Pour une idée de dissertation littéraire, c’est très honnête ; c’est suffisant. Il n’est pas défendu de passer à une autre.

J’ai dit, tout de suite, que cette représentation avait été très honorable pour la Comédie-Française. Mme Dudlay a joué fort correctement le rôle de Pauline. Cela est très consciencieux, très diligent et très sûr. Ce qui manque, c’est l’éclat, c’est le relief. L’actrice dit à peu près de la même façon : « Je vois, je crois, je sais, je suis désabusée » et : « Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous sommes » ; et « … se figure un bonheur où je ne serais pas » de la même manière que : « Dans Rome, où je naquis, ce malheureux visage… » Et c’est-à-dire qu’elle dit le tout de manière à le faire très bien comprendre, mais sans jamais faire passer dans nos âmes le frisson tragique. Tout est fort acceptable, tout est nettement rédigé. Mme Dudlay est un fort bon employé de la Comédie-Française.

M. Silvain a eu un très grand, mais très grand succès. Il s’est donné assez de mal pour cela. Il crie, il se démène, il bondit, il sursaute, et, aussi, il « nuance » avec une énergique application de bon professeur. Voilà qui est bien ; mais peut-être en met-il trop ; peut-être ne se résigne-t-il pas suffisamment à jouer un rôle sacrifié et à le laisser à l’état de rôle sacrifié. Il voudrait bien que Félix ne fût pas un pleutre. Il l’est ; il serait d’une plus grande fidélité au texte de le laisser tel qu’il est et de le jouer avec plus de discrétion. Mais le succès justifie tout, et il faut répéter que celui de M. Silvain a été très chaud.

M. Albert Lambert le fils est charmant en Sévère et il a parfaitement raison de le jouer « jeune ». N’inclinons pas trop le rôle de Sévère au « raisonneur ». Avant tout, Sévère est un « brillant officier », ardent, ambitieux, épris de toutes les gloires et qu’il ne faut pas prendre à la lettre quand il assure, pour avoir manqué une femme, qu’il n’a plus qu’à mourir. Il a une grosse déception et une grosse douleur, voilà tout. À la prochaine campagne il n’y songera que s’il est vaincu. Raisonneur avec cela, oui, un instant, devant un cas curieux qui l’intéresse parce qu’il est intelligent, et surtout parce que c’est un grand fait historique dont il sent qu’il aura à s’occuper quand il sera l’homme d’État qu’il veut devenir. Sévère est un Constantin jeune. N’en faisons pas du tout un philosophe. — Et, donc, brillant, aimable, sentimental, ardent, avec un fond de sérieux qui perce de temps en temps et qui indique le jeune homme capable de devenir homme mûr, voilà le Sévère qu’il nous faut et il n’est point mal du tout rendu par le rutilant, élégant et déjà sérieux Albert Lambert. C’est une note très juste.

Enfin, deux acteurs m’ont ravi, l’un dans un rôle de dix minutes, l’autre dans un rôle écrasant de grandeur. Mme Lerou a une ampleur de diction et un art de peindre avec la voix un grand tableau, qui sont d’un artiste de premier ordre. Sa Stratonice s’est poussée d’elle-même au premier plan et est apparue au public comme une très grande figure tragique. Son récit a eu la couleur épique en même temps que le caractère de la personne qui le fait se révélait et s’accusait dans chaque vers. Voilà du grand art. Mme Lerou a eu un succès extraordinaire, particulièrement flatteur, un succès où le règlement officiel des applaudissements n’était pour rien. C’est ce qu’on appelle en style de reporter une illumination spontanée. Et rien n’était plus juste que cette illumination-là.

Quant à M. Mounet-Sully, il a été au-dessus de lui-même, et jamais je ne le vis si beau. Sa scène avec Néarque (au deuxième acte) a montré tout de suite qu’il était en possession de tous ses moyens. Sa scène des stances et sa scène avec Pauline au quatrième acte ont été des merveilles de passion, d’ardeur extatique et de poésie. À de pareils moments, où les yeux, l’oreille et l’âme sont également enchantés, où l’on ne sait s’il faut s’appliquer davantage, à regarder les physionomies et attitudes, à écouter les rythmes, ou à comprendre les intentions multiples et toutes justes que l’acteur met dans les vers qu’il dit, on voudrait que tous ceux qu’on aime fussent là pour être ravis, et que tous ceux qui aiment l’art fussent là pour comprendre, pour s’instruire, pour pénétrer plus avant dans le mystère d’une grande âme, révélée par le génie d’un grand poète, une seconde fois révélée par le génie d’un grand artiste. Eh oui ! Othello pourra être joué après M. Mounet-Sully, et Orosmane aussi, et même Hippolyte ; mais, quand M. Mounet nous aura quittés, qui jouera Œdipe, qui jouera Polyeucte ? — Il y aura, au moins, un interrègne.

[II]

Et je puis maintenant, tout à loisir, revenir sur ce rôle de Pauline dans Polyeucte, sur lequel je vous indiquais dernièrement que je n’avais pas dit mon dernier mot.

Nous avions établi, n’est-ce pas ? que, sur ce caractère et sur l’évolution de ce caractère, c’est-à-dire sur ce rôle, il y avait deux opinions parfaitement contradictoires.

Les uns soutiennent que Pauline n’aime point son mari, n’est attachée à lui que par l’idée du devoir, très puissante du reste chez elle, aime, d’ailleurs, Sévère, qui eut ses premiers feux, pour parler classique ; mais, peu à peu, à l’égard de son héros de mari, passe de l’estime à l’étonnement, de l’étonnement à l’admiration, de l’admiration à l’amour et de l’amour à une passion aussi violente que mari ou amant peut la souhaiter.

Les autres croient s’apercevoir que, dès le commencement de la pièce, Pauline aime son mari passionnément, qu’elle n’a plus le moindre souvenir de Sévère ; que Sévère, quand il survient, n’est qu’un gêneur qui l’embarrasse fort, qu’elle redoute et qu’elle voudrait voir assez loin, tout en étant obligée de le ménager ; — ce qui n’empêche point, d’ailleurs, qu’elle n’aime son mari beaucoup plus à la fin de la pièce qu’au commencement, comme toute femme au monde aimera plus son mari héroïque et malheureux qu’elle ne l’a aimé bourgeois paisible et tranquille, à la condition qu’elle ait commencé par l’aimer.

Voilà les deux opinions.

J’ai assez marqué que je suis de la seconde. Je reste de la seconde. Seulement, j’en suis avec quelque mélange de la première et en admettant que de la première il y a quelque chose à retenir, et c’est ce que j’ai à exposer aujourd’hui pour clore.

D’abord, pénétrons-nous bien du caractère général de Pauline, de ce qu’elle est en soi, indépendamment des circonstances, depuis sa naissance, ou à peu près, jusqu’aux vingt ou vingt-deux ans qu’elle a aujourd’hui. S’il y a dans le texte de Corneille quelques indications à cet égard, ne les négligeons pas. Il y en a.

Il y en a à l’acte I, il y en a à l’acte III (ce qui par parenthèse est un peu tardif ; mais encore…). Pauline est très sensée, très équilibrée, très peu sensuelle, quoiqu’elle parle de ses « sens », ce qui est une bonne naïveté de Corneille, laquelle, pour avoir été prise à la lettre par Taine, lui a fait dire une énormité, Pauline est éminemment raisonnable, et c’est-à-dire qu’elle a un sens très net du réel, du possible et des conditions de la vie telles qu’elles sont au temps où elle vit. Elle a aimé Sévère ; mais elle n’a jamais songé à l’épouser. « Elle dépendait d’un père », et trouvait tout naturel qu’elle en dépendît. On s’aimait, on soupirait, on pleurait ; mais on se disait très net que c’était impossible.

J’attendais un époux de la main de mon père,
Toujours prête à le prendre, et jamais ma raison
N’avoua de mes yeux l’aimable trahison.
Il possédait mon cœur, mes désirs, ma pensée ;
Je ne lui cachais pas combien j’étais blessée,
Nous soupirions ensemble et pleurions nos malheurs ;
Mais au lieu d’espérance il n’avait que des pleurs.

Allons ! Voilà une jeune fille qui n’est pas une héroïne de roman, au moins. Elle a sur ses passions un souverain empire et qui semble lui être assez facile. Elle ne fera pas de coup de tête. Elle ne laisse pas d’être un peu la fille de son père. On n’épouse point un homme qui n’a que la cape et l’épée. C’est l’avis de son père ; c’est le sien. Il est malheureux qu’il en soit ainsi ; mais il en est ainsi. On pleure qu’il en soit de la sorte, mais il en est de la sorte, et on se soumet. Pauline est la raison même. C’est une Henriette. Inversement c’est la même chose. Henriette dit à Clitandre : « Je vous acceptais quand je savais que ma dot ne laissait pas de vous accommoder. J’ai vu que cet hymen ajustait vos affaires. Mais, maintenant que je n’ai plus le sou, je vous rends votre parole. Il faut être raisonnable. » À l’inverse, mais exactement de même, au fond, Pauline, à Rome, il y a deux ans, disait à Sévère : « Si, je vous aime ! Seulement, vous êtes sans fortune. La fille de Félix n’épouse pas un homme sans fortune. Félix ne le voudrait pas. — Il suffit que vous le vouliez ! — Non, mon ami, Félix ne le voudrait pas ; il faut être raisonnable. » — La raison même.

Autrement dit, elle n’a pas aimé Sévère ! Eh ! non ! non ! Elle n’a pas aimé Sévère ! Elle a eu, — Sainte-Beuve a bien trouvé le mot, — elle a eu pour Sévère une « inclination ». Il lui plaisait. Elle flirtait avec lui. Elle aurait voulu pouvoir l’aimer, ce qui est aimer déjà ; mais ce qui encore est n’aimer point. Et je crois que je me fais suffisamment comprendre.

Voyez encore, à l’acte III, scène première, le bon sens ferme, la vue nette du réel, qui, au milieu d’une aventure effroyable, n’abandonne pas un instant Pauline :

Sévère incessamment brouille ma fantaisie,
J’espère en sa vertu, je crains sa jalousie
Et je n’ose penser que d’un œil bien égal
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
……………………………………………………
L’un conçoit de l’envie et l’autre de l’ombrage,
La honte d’un affront que chacun d’eux croit voir
Ou de nouveau reçue ou prête à recevoir,
Consumant dès l’abord toute leur patience,
Forme de la colère et de la défiance
Et, saisissant ensemble et l’époux et l’amant,
En dépit d’eux les livre à leur ressentiment.

Relisez, du reste, tout ce monologue. Il est d’un esprit net, précis, informé, merveilleusement, pénétrant, connaissant les choses, et en particulier les hommes et en raisonnant avec une exactitude rigoureuse. Cette femme-là a quelque chose de Sévigné, de La Fayette et aussi de Maintenon. Ne songez pas du tout à Mlle Lespinasse et à Mlle Aïssé. Celles-là, c’est pour plus tard.

Cela n’empêche pas d’avoir du cœur. Pauline a aimé Sévère d’une bonne petite affection qui n’est pas pour s’effacer jamais complètement. Mathilde à de Charzay : « Cependant, je t’aime ! — Comme toutes les petites cousines aiment leur petit cousin. Mais ça passe. Ce sont les lilas de la vie. »

Précisément ! Ce sont les lilas de la vie. Ils passent ; mais le souvenir n’en passe pas absolument. Il en reste le parfum. Les lilas tombent ; mais « j’aimerai toujours le temps des cerises ». Je suis sûr, quoi qu’elle en dise, car elle dit le contraire, mais en exagérant peut-être, que, Sévère vivant, Pauline n’épouserait pas un autre ; c’est-à-dire… enfin, elle en épouserait un autre ; mais elle mettrait le temps, beaucoup de temps, un peu de temps.

Seulement, voilà que Sévère est cru mort, déclaré mort, honoré comme mort. Vous savez les honneurs que l’on fit à sa tombe. Dame ! les absents ont tort ; mais surtout les absents qui sont absents d’une absence éternelle. Pauline oublie Sévère, croit l’oublier, et épouse Polyeucte.

Notez que Polyeucte est charmant. Les hommes capables de faire des sottises héroïques sont charmants, même avant de les faire. On sent à les voir qu’ils en sont capables. Ils ont un petit signe entre les deux yeux. Ils ont un air que n’ont pas les cuistres, et précisément un air anticuistre qui est souverain auprès des femmes, même les plus raisonnables. Eh ! ne voyez-vous pas que Sévère et Polyeucte sont de même race et que c’est justement pour cela que la « petite veuve » de Sévère aime Polyeucte ! Et ne voyez-vous pas, — salut à toi, Schopenhauer ! — que, justement parce qu’elle est très raisonnable, Pauline a un faible pour les « généreux », les aventureux, les cerveaux, sinon brûlés, du moins un peu ardents, de par la loi des contrastes, qui est de si grande importance en choses d’amour !

Toujours est-il qu’au commencement de la pièce Pauline aime Polyeucte profondément. Elle l’aime comme une épouse de quinze jours aime un époux de quinze jours, s’il vous plaît, n’oubliez jamais cela, sur quoi Corneille insiste, en restant discret, mais sur quoi il insiste.

Elle l’aime d’une passion jalouse et inquiète, puisque, pour un songe, elle voudrait le retenir à la maison ; d’une passion inquiète et jalouse, puisqu’elle lui reproche d’avoir des secrets pour elle. Elle l’aime comme on aime quand on aime, c’est-à-dire jusqu’à commencer à être insupportable ; comme l’« Amoureuse » de Porto-Riche ou l’« Enfant malade » de Coolus. Tous les symptômes y sont. Relisez la scène ii. Relisez le commencement de la scène iii, où Pauline en est déjà à se plaindre de son mari à sa servante. Ah ! si ce n’est pas là de l’amour !

Seulement, elle aime aussi Sévère, un peu, si peu que vous voudrez ; mais elle l’aime encore un peu. Cela n’est pas douteux. Le parfum des lilas n’est pas évanoui. Elle l’aime un peu, car elle pense à lui. Elle y pense sans se douter qu’elle y pense ; mais elle a encore de lui comme un souvenir latent et obscur. Corneille, mettant à profit le vieux procédé du songe, a très bien indiqué cette nuance d’obsession sourde, de hantise secrète, en un mot de pensée subconsciente. Pauline ne pense qu’à Polyeucte et croit avoir oublié Sévère. Elle ne pense qu’à Polyeucte quand elle est éveillée ; mais, en songe, elle voit à la fois Sévère et Polyeucte et elle les voit comme des ennemis ou du moins des adversaires. Cela veut dire que le cœur de Pauline est à Polyeucte, oui ; mais que, dans cette pénombre du fond de l’âme où nous ne descendons point et où nous aimons peu à descendre, le souvenir de Sévère circule encore, vit encore, destiné à périr, mais non point mort encore et pouvant se réveiller.

Voilà l’exact état d’âme de Pauline au commencement de la pièce.

Elle les aime tous deux, il faut d’abord le dire crûment, quitte à atténuer ensuite. Seulement elle aime l’un beaucoup plus que l’autre, et c’est Polyeucte qu’elle aime ainsi. Elle aime Polyeucte d’amitié, d’estime et d’amour, très vivement et ardemment ; elle aime Sévère de pitié mélancolique et de regret triste. Elle aime Polyeucte d’amour ; elle aime Sévère de souvenir attendri ; elle aime Polyeucte, et vaguement elle regrette de n’avoir pu aimer Sévère. « Une femme d’honneur peut avouer sans honte » cette dualité de sentiments, surtout quand, à vrai dire, elle ne l’avoue pas, quand ce sentiment complexe reste un peu indistinct dans les demi-ténèbres du fond de l’âme et ne se précise un peu que dans un songe.

Mais tout à coup Sévère n’est pas mort, Sévère revient, Sévère est là ! Coup subit qui bouleverse l’âme de Pauline. Multiples sentiments éveillés en elle. Voyez-en la suite admirablement indiquée, par Corneille. « Sévère vit, dit Félix. — Ah ! dit Pauline… Eh bien ! tant mieux ! Quel mal nous fait sa vie ! — Il est le favori de l’empereur, ajoute Félix. — Eh bien ! tant mieux, dit Pauline, il le méritait. — Il vient ici lui-même et tu vas le voir ! — Ah !… c’en est trop. Ah ! pour cela, non ! » Voyez-vous bien ! Son premier sentiment est de joie. Elle l’aime encore. Elle est heureuse qu’il vive. Son second sentiment est de crainte. Elle redoute de le voir. Elle le redoute parce qu’elle l’aime, et elle le redoute parce qu’elle aime Polyeucte. Son sentiment confus est celui-ci : « Ça va se gâter. J’étais heureuse, avec un peu d’inquiétude. Maintenant, je ne vais plus vivre. Sévère vient bousculer et bouleverser tout mon bonheur. Il vient me faire des reproches, d’autant plus sensibles que je les mérite un peu. Il vient se poser en adversaire de Polyeucte. Ces deux hommes vont se détester. Que va-t-il résulter de là ? Et ce qu’il y a de pire, c’est que j’aime un peu Sévère. Je ne pourrai pas le revoir sans trouble. Je suis assez forte pour ne lui donner aucune espérance, pas assez pour lui cacher un reste de tendresse. — D’autant plus, que pour le ménager et l’adoucir, ce reste de tendresse, il faudra même que je le lui montre. C’est à devenir folle… »

À ce moment, elle aime et déteste Sévère, exactement. Elle l’aime, parce qu’elle l’a aimé et n’a rien à lui reprocher ; elle le déteste, parce que, vraiment, il prend mal son moment pour revenir et vient traverser un amour très fort et très légitime auquel elle avait cru pouvoir s’abandonner en conscience et en sécurité. Elle l’aime et le déteste, et certainement elle le déteste un peu plus qu’elle ne l’aime. Au diable le gêneur, trop aimable du reste ! En style classique : « Mais puisqu’il faut combattre un ennemi que j’aime… » Voilà la formule précise. Elle l’a bien trouvée ; car elle a l’esprit net. Elle aime Sévère ; mais il est l’ennemi. Il est l’ennemi de son repos, de son bonheur, de son nouvel amour. Il est insupportable. Il est charmant. Il est impossible de plus détester un homme qu’on aime et de plus aimer un homme qu’on déteste.

Et le sentiment qui surnage, c’est la terreur. « Comment me tirerai-je de là ? J’ai peur de lui, j’ai peur de moi, j’ai peur pour Polyeucte, j’ai peur pour moi. Je suis épouvantée de ce revirement inattendu des destinées. Je vais réfléchir, je vais aviser. Mon Dieu ! Que faire ? Quel événement ! »

Eh bien ! soyez sûrs de ceci. Un homme qui apporte un tel bouleversement dans la vie d’une femme peut être à la fois aimé et détesté ; mais il est surtout détesté. On lui en veut de tomber si mal. On a beau avoir un bon souvenir de lui, en vérité il est un peu importun. Ce Sévère est un fâcheux. Il n’a pas le sentiment de l’heure opportune. Sa montre ne marque pas l’heure du berger. On en veut toujours à ces hommes-là. Ce n’est pas leur faute s’ils se trompent de moment ; mais c’est leur malheur. Les absents ont tort ; mais surtout les absents qui reviennent mal à propos.

Et enfin elle se décide à le voir après avoir dit : « Je ne le verrai point. » Pourquoi s’y décide-t-elle ? Pour le revoir ? Par un reste de faiblesse à son égard qui trouvera un secret plaisir à revoir Sévère dans son nouvel éclat de vainqueur et de favori ? Oh ! que non pas ! Elle se décide à le revoir par amour pour Polyeucte. Elle se décide à le revoir sur ce mot de Félix :

              … Il faut le voir, ma fille,
Ou tu trahis ton père et toute ta famille.

« Toute ta famille », cela veut dire Polyeucte, et, comme vous savez, ne peut pas signifier autre chose. C’est pour sauver Polyeucte de Sévère que Pauline consent à revoir Sévère. Dans cette entrevue, c’est la pensée de Polyeucte qui remplira l’âme, toute l’âme… presque toute l’âme de Pauline.

On voit assez quelle est la hiérarchie des sentiments de Pauline. Polyeucte est aimé ; Sévère est importun, redouté, fâcheux, onéreux et aimé encore, malgré tout, comme du reste il le mérite. Il a sa part ; à ceux qui croient qu’il n’en a pas, il faut dire qu’il en a une ; mais il ne faut pas croire qu’il ait la plus grande ni la meilleure.

Et elle arrive enfin cette entrevue redoutée et nécessaire. C’est la scène deuxième du II, l’incomparable scène deuxième du II. Elle est incomparable ; mais il s’agit de la bien comprendre. C’est une scène concertée. C’est une scène préparée par celle qui la conduit. C’est une scène « répétée », comme on dit au théâtre. Pauline s’est retirée après avoir pris du temps pour la combiner, pour la « répéter » à loisir. L’auteur vous en avertit. Il a fait dire à Pauline à la fin de l’acte II :

Souffrez que je me puisse armer contre moi-même
Et qu’un peu de loisir me prépare à le voir.

Aussi, il y aura dans cette scène, sinon du vrai et du faux, car Pauline ne ment jamais, du moins du parti pris et du spontané. Que s’est-elle dit dans cette heure qu’elle s’est donnée pour se préparer à cette entrevue ? Elle s’est dit sans doute : « Il s’agit et de repousser Sévère et de le désarmer. Pour le repousser, il faut lui dire que j’aime Polyeucte, ce qui est du reste la vérité. Il faudra commencer par là, énergiquement. Ce ne sera jamais dit assez tôt. Pour le désarmer, il ne faudra pas lui dire que j’aime Polyeucte de passion. Cela l’irriterait. Il faudra lui dire que j’aime en Polyeucte le devoir, que j’aime en Polyeucte ma vertu et mon honneur, ce qui, du reste, pour n’être que la moitié de la vérité, n’est pas faux ; et ce qui ménagera l’amour-propre de ce pauvre Sévère et lui permettra de croire qu’il est aimé encore, en quoi, d’ailleurs, il ne se trompera pas absolument. J’aime Polyeucte ; je l’aime par devoir : il ne faut pas sortir de là. »

Voilà ce qu’elle s’est proposé ; et, comme il arrive, ses premières paroles, son premier couplet, est exactement conforme à ce qu’elle s’est proposé. Il est la leçon apprise par cœur. C’est, pour cela qu’il a quelque chose de tendu, de forcé, d’un peu exagéré et que, tout compte fait, il sonne un peu faux. Elle dit à Sévère que quand même il eût été vivant, quand même elle l’aurait vu, quand même elle eût haï Polyeucte, cependant elle eût encore obéi à son père. Elle n’en est pas si sûre que cela. Mais il s’agit d’ôter à Sévère toute espérance et même toute velléité d’approche. Il s’agit de dresser la banquise entre elle et lui.

Mais voilà que Sévère est blessé et trop douloureusement navré. Le voilà qui, avec une ironie amère, signe certain d’un cœur qui souffre, s’écrie : « Oh ! la raison même ! Comme il est bien certain que vous ne m’aimez plus, et comme il est certain aussi que vous ne m’avez jamais aimé ! »

À ces mots, Pauline oublie sa leçon préparée, perd la tête, autant qu’elle peut la perdre, et retrouve son cœur. Dame ! tout de même ! Elle aime bien Polyeucte, mais elle a aimé Sévère, et elle le revoit, et elle le voit environné de la gloire qu’autrefois elle a espérée pour lui, et elle entend sa voix, notez ceci ; et elle l’entend doutant de son ancien amour. Ah ! cela non ! Qu’il dise : « Vous ne m’aimez plus ! » soit ; mais qu’il dise : « Vous ne m’avez jamais aimé ! » ; c’est trop. Elle se trouble ; tout le passé lui revient. Elle ne peut pas s’empêcher de se dire qu’elle s’est trop pressée, qu’elle a trop peu attendu, qu’un peu plus de temps et elle aurait eu devant elle, devant elle jeune fille encore, ce charmant vainqueur, héros, favori de l’empereur et ministre de la guerre. Un instant Polyeucte s’efface ; un instant Polyeucte n’est que le mari. Elle soupire, elle pleure, elle dit presque : « Je vous aime », puisqu’elle dit : « Un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte. »

Remarquez que, inconsciemment, elle sent, en se laissant aller à cette faiblesse d’une minute, que cette faiblesse n’est pas de mauvaise diplomatie, et va désarmer Sévère, sans qu’elle cesse de le tenir à distance. Une vague coquetterie se mêle au mouvement très ingénu de son cœur. Les femmes sont admirables à mêler une certaine adresse innée à leurs très sincères naïvetés, à laisser, si vous voulez, se mêler d’elle-même une instinctive diplomatie à leurs expansions les plus sincères : « J’en dis trop ; mais ce n’est pas mauvais pour le but que je poursuis ; et, du reste, je suis sincère. » Si Pauline s’interrogeait elle-même, elle se dirait à peu près cela.

Mais, tout de suite, elle s’aperçoit qu’en effet elle en dit un peu trop, et elle rompt brusquement : « … Ne me voyez plus ! »

Excellent, ce « ne me voyez plus ! » Il répond au sentiment du devoir chez Pauline : « Le meilleur est que je ne le voie plus. J’aurais même dû ne pas le revoir… » — Il répond aux sentiments passionnels de Pauline : « J’aime Polyeucte ; mais, à voir Sévère, je regrette un peu, un peu trop, de ne pouvoir aimer Sévère. Le meilleur est que je ne voie plus celui-ci. ». Et, enfin ce « ne me voyez plus ! » flatte Sévère, ce qui est essentiel pour le but poursuivi. Sévère va dire : « Cette femme m’adore, puisqu’elle a peur d’elle dans ses entrevues avec moi. » Cela suffira pour panser plus qu’à demi sa blessure. Quand un homme a été blessé en toutes choses, excepté en sa vanité, c’est partie gagnée, il reste ami.

Le « ne me voyez plus ! » répond donc à tout. Il laisse Pauline honnête, défendue contre elle-même, défendue contre Sévère ; et il laisse Sévère à demi consolé. Pauline, moitié sincérité, moitié habileté instinctive, s’est parfaitement tirée du pas difficile.

Seulement y a-t-il là de l’amour pour Sévère ? Un reste d’inclination, certes ! De l’amour profond, jamais de la vie ! Dans toute la scène entre Sévère et Pauline, il y a une femme qui a aimé et qui s’en souvient ; il n’y a pas une femme qui aime. Et comme cela se voit à la scène suivante ! Sévère est parti. On ne le voit plus ; on n’entend plus le son de sa voix. Brusquement il n’est plus que le gêneur qu’on redoutait, qu’on voulait ne pas voir, qu’on a été contrainte de voir et dont on s’est débarrassée, moins nettement qu’on aurait désiré, mais à peu près sans encombre. « Ouf ! »

Je dis « ouf ! » ; et vous croyez que je parodie. Relisez. Pauline à Stratonice :

Laisse-moi respirer du moins si tu m’as plainte.
Au fort de ma douleur, tu rappelles ma plainte.
Souffre un peu de relâche à mes esprits troublés
Et ne m’accable pas par des maux redoublés.

« Vous avez peur encore, dit Stratonice. — Eh ! certainement, répond Pauline. Ce songe me poursuit. Et puis ce Sévère ! Il semble assez bon garçon, capable de générosité, oui, oui, mais les hommes ! Il est puissant, il m’aime, et vient pour m’épouser. Non, je ne suis pas encore tranquille de son côté. Tout cela va mal. »

Dès que Sévère n’est plus là, il redevient « l’ennemi », le fâcheux, le trouble-fête, je veux dire le trouble-amour. Allons ! Pauline aime Polyeucte par-dessus tout. Elle plaint Sévère, ce qui, certes, veut dire qu’elle l’aime ; car les femmes ne plaignent que ce qu’elles aiment encore ; mais c’est bien le mot, elle l’aime encore. Ce n’est pas tout à fait aimer. Quand vous verrez, à ne pas vous y tromper, qu’une femme vous aime encore, félicitez-vous-en, certes ; mais prenez votre chapeau et réfugiez-vous dans le passé. C’est le moyen de lui être encore agréable, et elle vous saura gré de cette intelligence, du reste excessivement rare.

Et voilà comme je comprends la situation d’âme de Pauline dans les deux premiers actes de Polyeucte. Elle aime deux hommes, l’un de souvenir attendri et d’un léger regret, l’autre de profond dévouement et de « grâce actuelle », et elle se sert instinctivement de ce qui lui reste d’amour pour l’un pour défendre et protéger l’amour qu’elle a pour l’autre.

Et c’est là cette « situation piquante » de Pauline que Voltaire disait être un des attraits de Polyeucte. Et il avait diablement raison.

Plus tard, Pauline devient plus grande et toute une évolution de son caractère l’amène à une incomparable hauteur et grandeur d’âme ; et cette pièce qui tenait un peu de la comédie, en son commencement, comme Andromaque, devient, comme Andromaque, une tragédie poignante et sublime, et c’est à partir de ce moment que Voltaire n’y comprend plus rien, bien entendu. Mais la question posée, c’était Pauline au commencement de Polyeucte. C’est à cette question que je me suis efforcé aujourd’hui de répondre avec tout ce que j’y ai pu mettre de précision.

Et, sans aller plus loin, je crois que c’est une opinion assez répandue que Racine est le seul tragique psychologue de notre théâtre. Il est possible. Il ne faudrait pas oublier, cependant, que c’est Corneille qui a tracé, de son gros crayon, Chimène, Camille et Pauline. Ce n’est pas grand-chose. Cela, néanmoins, doit entrer en compte.

Molière

Les Femmes savantes

I. Molière pédagogue et critique littéraire

Molière, à travers toute sa carrière de poète comique et de peintre des mœurs, s’est toujours occupé avec beaucoup de sollicitude de deux questions et de deux groupes de personnages, à savoir des pédants et de leur influence sur les femmes, et par suite du pédantisme et de l’éducation des femmes, d’où il suit qu’il a été à plusieurs reprises critique littéraire et pédagogue.

La chose, quoiqu’assez fréquente dans l’histoire de la littérature dramatique, n’était pas, avant Molière, sans exemple. Il faut se rappeler Aristophane qui a été un vrai critique littéraire par le théâtre, et qui a, par trois fois (Les Thesmophories, Les Grenouilles, Les Oiseaux), sans compter mille allusions, exposé ses idées sur Euripide, la décadence de l’art, et le nouvel état moral qui, suivant lui, s’ensuivait chez ses contemporains.

Il faut songer à Shakspeare, à son Holopherne (Peines d’amour perdues), pédant au langage macaronique, dont toutes les phrases sont mêlées d’italien et de latin, qui lit des madrigaux pleins de pointes et de concetti, et qu’on peut tenir pour le véritable ancêtre du Cydias de La Bruyère et du Trissotin de Molière. Notez encore dans Les Joyeuses commères de Windsor le personnage de Pistolet, chargé par le poète de déclamer les tirades pompeuses des prédécesseurs de Shakspeare, pour les ridiculiser, et dont, si Molière avait connu Shakspeare, on reconnaîtrait le souvenir dans L’Impromptu de Versailles et L’École des femmes.

Molière, plus qu’Aristophane, plus que Shakspeare, et tout juste autant que Boileau, mais d’une façon plus éclatante, a fait une double guerre aux pédants et précieux d’une part, d’autre part aux femmes qui subissent l’ascendant des précieux et des pédants. L’Influence mauvaise des faux beaux esprits sur l’esprit et même sur le caractère des femmes, telle est la question qui l’a toujours, et peut-être plus vivement qu’aucune autre, préoccupé.

Faut-il supposer, comme on l’a cru, que Scarron songeait à Molière quand il traçait le portrait du comédien Destin dans Le Roman comique ? La question reste obscure. En tous cas il y a une rencontre qui vaut qu’on la signale entre la pensée constante de Molière et le langage que Scarron, en un passage du Roman comique, fait tenir au comédien Destin : « La Garouffière parla à dessein de tout ce qu’il croyait devoir être le plus caché à un comédien, de qui l’esprit a ordinairement de plus étroites limites que sa mémoire, et Destin en discourut comme un homme fort éclairé et qui savait bien son monde. Entre autres choses il fit, avec tout le discernement imaginable, la distinction des femmes qui ont beaucoup d’esprit et qui ne le font paraître que quand elles ont à s’en servir, d’avec celles qui ne s’en servent que pour le faire paraître… Il parla aussi des femmes qui savent aussi bien écrire que les hommes qui s’en mêlent et qui, si elles ne donnent point en public les productions de leur esprit, ne le font que par modestie. La Garouffière, qui était fort honnête homme, et qui se connaissait bien en honnêtes gens, ne pouvait comprendre comment un comédien de campagne pouvait avoir une si parfaite connaissance de la véritable honnêteté. »

Quoi qu’il en soit, qu’on le remarque bien, la première pièce que Molière donna à Paris, c’était déjà Les Femmes savantes sous une première forme ; c’était Les Précieuses ridicules. La folie particulière que développe chez les femmes l’admiration des hommes de lettres, travers qu’il avait observé en province tout aussi aisément qu’il eût pu faire à Paris, c’était la première chose qu’il livrait aux risées des Parisiens.

Plus tard, dans Les Fâcheux, il mettait encore en scène deux précieuses avec leur manie de métaphysique amoureuse, leurs questions renouvelées des cours d’amour, et leur discussion pour savoir lequel aime le mieux ou le plus, de l’amoureux jaloux ou de l’amoureux confiant.

Plus tard encore, dans La Critique de l’École des femmes, il revenait à ses chères précieuses, qui avaient mené grand bruit de pudeur blessée et de délicatesse effarouchée aux représentations de L’École des Femmes. Cette fois il se défend en attaquant. Il met en scène la prude Climène avec ses protestations contre les crudités et les « obscénités », et son extrême complaisance à trop bien comprendre ce qu’il peut y avoir de hasardé dans une comédie, et peut-être à en supposer plus qu’il n’y en a. C’est déjà l’Arsinoé du Misanthrope.

Ses mines et ses cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence ;

et c’est déjà, en partie, la Philaminte des Femmes savantes, de même qu’Élise, raisonnable, spirituelle et ironique, est déjà la Henriette des Femmes savantes.

Plus tard, dans L’Impromptu de Versailles, qui est surtout un pamphlet contre Boursault et les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, ennemis de Molière, on trouvera encore un léger crayon de l’homme de lettres dans le monde, du poète de salon. Molière dit à un de ses acteurs pour lui faire comprendre son rôle : « Vous êtes le poète, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du monde, ce ton de voix sentencieux et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe. »

Plus tard, dans Le Misanthrope, un nouveau personnage littéraire apparaît, très différent, on ne saurait trop le remarquer, du « poète » tel que Molière le peint d’ordinaire dans ses comédies, mais qui est une variété intéressante du monde des lettres. Oronte, l’homme au sonnet, n’est pas le poète qui se glisse dans le monde, c’est l’homme du monde devenu poète, et qui se pique de littérature par émulation et pour avoir auprès des femmes les succès des hommes de lettres, et qui, dès qu’il devient poète, ou croit l’être, prend tout de suite les défauts de l’homme de lettres, la vanité ombrageuse, la susceptibilité irritable, l’impertinence et le mauvais ton. La leçon est ici très vive, et elle est plus neuve et originale que partout ailleurs.

Enfin en 1672 Molière semble vouloir traiter complètement et à fond cette question de l’influence des faux beaux esprits sur les femmes, et de la mesure dans laquelle une femme doit être instruite et paraître telle ; et il paraît vouloir donner sur ce point une dernière et définitive leçon.

II. Les Femmes savantes

Molière, cette fois avec une liberté qu’il n’avait pas naguère, ou dont il était moins sûr, a prétendu dire sa pensée tout entière : 1º sur le pédantisme dans tout son excès ; 2º sur le goût des femmes pour les pédants, les défauts d’où ce goût procède, les défauts que ce goût développe ; 3º sur l’éducation des femmes et les sages tempéraments avec lesquels cette éducation doit être conçue et conduite.

Pour remplir ce dessein, c’était plus qu’un salon, comme dans Le Misanthrope, qu’il fallait peindre, c’était d’abord une famille, comme dans Le Tartuffe ; car l’éducation, comme la religion, est une force qui agit principalement par la famille, et dans la famille, et qui forme, transforme ou déforme la famille selon la manière dont elle est comprise ; c’était ensuite presque la société tout entière ; car c’est une force sociale que l’éducation, comme la religion, et c’est selon les manières différentes dont on la comprend ici ou là que les groupes sociaux se répartissent et se distinguent.

C’est en effet ce qu’a fait Molière. Dans Les Femmes savantes il y a d’abord une famille, père, mère, tante, filles, servante et serviteurs. Puis il y a le monde bourgeois, le monde littéraire, le monde qui se rattache à la cour.

Deux personnages pour représenter le monde des auteurs ; — trois pour représenter les ridicules divers des femmes qui se mêlent de questions qui leur sont étrangères ; — un pour représenter l’excès du bon sens bourgeois poussé à l’injustice par le spectacle du pédantisme et l’horreur que ce spectacle lui inspire ; — un pour représenter le bon sens populaire en sa naïveté un peu rude, — un pour représenter le bon sens et la raison ferme chez la femme comme il faut ; — un pour représenter l’homme du monde et un peu l’homme de cour, d’esprit sain, de raison ferme, d’instruction seulement suffisante. — Toute la société du temps en ses rapports avec les choses de lettres, de science et d’érudition, est dans Les Femmes savantes, comme toute la société du temps en ses rapports avec les choses de religion est dans Tartuffe, comme toute la société du temps prise au point de vue des relations mondaines est dans Le Misanthrope.

III. Les personnages

Les pédants. — Commençons par ceux « d’où nous vient tout le mal », par les pédants. Deux pédants. L’un est le pédant mondain, c’est Trissotin, l’autre le pédant de collège, c’est Vadius.

Trissotin c’est l’abbé Cotin, prédicateur et poète assez répandu à cette époque, qui depuis longtemps était en inimitié avec Boileau et avec Molière, et qui (peut-être) avait attaqué Molière de la manière la plus déloyale en insinuant au duc de Montausier qu’il avait été joué sous le personnage d’Alceste. Le Sonnet à la princesse Uranie, qui est tout vif dans les Femmes savantes, est de lui. La querelle entre Vadius et Trissotin au troisième acte est une querelle qui eut lieu effectivement entre Cotin et Ménage.

Trissotin c’est donc Cotin, mais, comme on le pense bien, c’est plus que Cotin. C’est, d’une façon générale, le pédant homme du monde, le pédant homme d’esprit, celui qui sera le Cydias de La Bruyère, le « composé du pédant et du précieux », l’homme qui est « bel esprit », comme « Ascagne est statuaire, Hégion fondeur et Œschine foulon. C’est sa profession » ; l’homme qui « n’a pas plus tôt mis le pied dans une assemblée qu’il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s’insinuer, se parer de son bel esprit et de sa philosophie et mettre en œuvre ses rares conceptions » ; l’homme enfin qui est admirablement « fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province. »

Ce personnage a été créé par l’hôtel de Rambouillet et l’influence que ce salon a exercée sur les mœurs mondaines du xviie  siècle. Auparavant il était inconnu. Il est né avec la « société polie », et il a vécu avec elle et de sa vie, comme un parasite.

Le premier portrait en avait été tracé par Molière dans Les Précieuses ridicules. La hardiesse réelle et en même temps la timidité apparente des Précieuses ridicules est que le poète de salon, dans Les Précieuses, est un valet qui se donne pour un poète mondain et qui le fait croire à des provinciales. Rien de plus amer ou rien de plus sanglant. C’est dire : « Ces prétendus hommes d’esprit dont vous faites vos délices, un laquais goguenard peut en faire l’office à s’y tromper. » Mais en même temps la chose ainsi tournée à la grosse caricature peut passer pour avoir moins d’importance et de portée et n’être qu’une plaisanterie énorme.

Dans Les Femmes savantes, Trissotin est personnage sérieux ; il n’est grotesque que sans le vouloir ; et ce sont, non plus des « pecques provinciales », mais des bourgeoises riches du quartier du Marais qui l’accueillent et lui font fête. De plus, ce n’est plus comédie que joue Trissotin, ni même, comme Oronte, rôle de bel esprit de salon, pour recueillir les compliments des belles dames. Trissotin a un but. Il est devenu homme pratique. Il fonde sa cuisine sur son pédantisme et sa préciosité. Il est coureur de dot. Il prétend épouser Henriette. En cela il est définitif, et tel qu’il restera jusqu’à nos jours. Il a compris que la manie du bel esprit chez les bourgeoises riches peut servir à quelque chose, et il a rêvé du « beau mariage ».

Molière l’a peint avec force, avec puissance, avec cruauté. On sent, car le peintre des imperfections humaines a aussi les siennes, que Trissotin, plus que Tartuffe, est l’être abhorré de Molière ; que Molière, homme de lettres très en faveur en 1672, et fort bien en cour, a été autrefois un pauvre comédien de campagne, regardant avec envie du côté de Paris, et fort impatienté de ces réputations de salon et de coterie qui s’y font à si bon marché ; que, depuis, ces mêmes hommes de salon et de ruelles, ces poètes de la ville, ce sont eux qu’il a rencontrés, jaloux à leur tour et irrités, sur sa route, et dont il a eu à souffrir mille attaques et mille cabales.

Il les drape et les flagelle avec violence, il use contre eux de l’arme du ridicule, et aussi de celle du mépris. Il leur oppose l’homme de cour, qu’il peint avec complaisance, et qu’il flatte, dont il fait l’homme de goût et le vrai juge des bons écrits. Il les représente comme « en voulant beaucoup à cette pauvre cour », et il montre la cour méprisant de toute sa hauteur ces petits « gredins ». Autrement dit, il excite contre eux sinon les colères, du moins les mépris du roi, et il se réfugie contre eux, comme contre Tartuffe, sous la protection du souverain, ce qui ne laisse pas d’être un peu vif peut-être, ce qui, en tout cas, révèle chez Molière une irritation très forte et une vraie rancune.

Vadius n’est qu’une silhouette rapide, très divertissante du reste. C’est le pur pédant, nullement homme du monde, et, remarquez-le, c’est pour cela que Trissotin l’introduit et le produit dans le salon où il règne. Il croit n’en avoir rien à craindre, et d’ailleurs a raison en cela ; car l’algarade de Vadius ne produit sur les admiratrices de Trissotin aucun effet défavorable à celui-ci.

Vadius est le pur homme de collège, farci de latin, et surtout de grec, ce qui, à cette époque, est une rareté. Ce n’est pas là un joli pédant, le « pédant le plus joli du monde », comme dira plus tard J.-B. Rousseau de Fontenelle. C’est un arriéré. Il remonte à la génération précédente. En cela il fait pendant et correspond à Bélise. S’il restait dans le salon de Philaminte, on répéterait bientôt par le monde :

On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.

Mais il n’est pas fait pour y rester. Il n’est point assez dameret. On l’embrasse « pour l’amour du grec », mais on ne l’embrassera pas longtemps. Pour la première fois qu’il entre dans le salon de Philaminte, et peut-être dans un salon, il fait un pas de clerc. Il ne sait pas, malgré toute la connaissance qu’il a d’Horace, marcher sur la cendre qui recouvre le charbon encore ardent, « incedere per ignes suppositos cineri doloso ». Gaucherie énorme, dans le monde il dit son opinion sincère sur un ouvrage dont il ignore l’auteur ! Son jugement fût-il favorable, ce serait imprudent. L’auteur pourrait être un ennemi de la maison. Et son jugement est défavorable ! Et il l’exprime crûment ! « Le sonnet ne vaut rien. » — L’auteur est là. C’est Trissotin lui-même. Vadius est perdu.

Vadius, vous n’êtes pas né pour le monde. Retournez à votre collège et à votre librairie. Vous ne reverrez plus Philaminte. Vous ne reverrez plus Trissotin lui-même que « chez Barbin ».

Les femmes savantes. — Trois modèles différents de femmes infestées de littérature. C’est d’abord Bélise. Bélise est une arriérée, comme Vadius ; elle remonte à quinze ans en deçà ; elle est du temps de Cathos et de Madelon ; c’est une précieuse, c’est la précieuse surannée. De crainte d’être accusé de peindre un type disparu, Molière lui a donné un âge assez avancé et en a fait la sœur de Chrysale. Il y a vingt ans, c’était une femme à la mode, « une chère », selon le mot du temps, et elle s’ingéniait à copier les façons de Rambouillet. Elle est farcie de romans, comme Cathos. « Et dans tous les romans où j’ai jeté les yeux… », dit-elle. C’est Madelon vieillie. Elle a les pudeurs alarmées et les affectations de platonisme du temps du célèbre hôtel. Elle souffre qu’on l’aime ; « mais sans rien prétendre, il faut brûler pour elle » ; elle n’accepte que des « vœux épurés », et du reste croit en trouver dans tout ce qu’on dit devant elle. Elle fait la théorie de l’amour idéal des précieuses :

… Nous établissons une espèce d’amour
Qui doit être épuré comme l’astre du jour ;
La substance qui pense y peut être reçue,
Mais nous en bannissons la substance étendue.

Son dernier mot est encore un roman qu’elle rêve. C’est la vieille romanesque entêtée et impénitente. Les romans de Mlle de Scudéry ont laissé tout un peuple de femmes de ce genre, qui, vers 1672, ont des ridicules qui paraissent des ridicules même aux personnages ridicules de 1672.

Elle est de son temps encore par la langue qu’elle parle, qui est affectée comme celle de ses compagnes, mais, de plus, archaïque. C’est la seule des trois « femmes savantes » qui ait à proprement parler le pathos de 1650 : « Les muets interprètes, les muets truchements » — « On n’a pas pour un cœur soumis à notre empire » (ce n’est pas un seul cœur qui m’est soumis).

Des trois « femmes savantes » c’est elle particulièrement qui est grammairienne. De son temps c’est de la langue surtout et de l’épuration de la langue que l’on s’occupait. Philaminte lève les épaules aux barbarismes de Martine, mais c’est Bélise qui donne à Martine des leçons de syntaxe, et qui lui dit d’où vient le mot grammaire ; c’est elle qui cite Vaugelas, et qui disserte sur « le pléonasme et la cacophonie ». C’est elle qui dit : « prendre le pas devant » et « instance » dans le sens d’effort ; qui parle d’« air bourgeois », « d’atomes bourgeois », mots qu’on trouve dans le dictionnaire des précieuses. Elle dit on pour je, suivant la même mode, continuellement : « On n’a pas pour un cœur »« On veut bien se résoudre à souffrir cet hommage. »« On s’en meurt chez nous. » — Elle décline la chute du sonnet de Trissotin : « Ma rente, de ma rente, à ma rente » ; et fait au notaire une leçon de grammaire et d’archéologie.

Armande est un caractère plus profond. Molière a voulu montrer, en la composant, comme les travers des Précieuses s’allient avec de véritables défauts de cœur et contribuent à les développer. Armande est la vieille fille devenue envieuse et qui a pris la carrière du bel esprit comme un rôle et pour cacher ses mauvais sentiments. Aussi a-t-elle penché particulièrement vers la philosophie. C’est la précieuse de la seconde génération des Précieuses, de celles que Ninon appelait « les Jansénistes de l’amour ». Comme la Climène de La Critique de l’École des femmes, comme l’Arsinoé du Misanthrope, elle est prude et hautement et dédaigneusement « platonicienne ». Elle vante cette philosophie « qui donne à la raison l’empire souverain, soumettant à ses lois la partie animale dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale ». — Tout cela est chez elle, partie jargon, partie affectation de bel esprit, partie hypocrisie de cœur.

Elle a un peu aimé Clitandre, l’a fatigué par ses rigueurs imitées de Julie d’Angennes, le convoite encore, maintenant qu’il penche du côté d’Henriette, et feint de le repousser, tout en reprochant à sa sœur de le lui enlever. Quand Clitandre se prononce décidément, sa philosophie s’en va et elle est toute au dépit amer et sec. Elle redevient aimable envers Henriette pour l’engager à épouser Trissotin, ce qui pourrait faire revenir Clitandre. Elle est pleine d’hypocrisie et de fiel quand elle peint Clitandre à Philaminte sous des couleurs défavorables.

Ce qu’il y a souvent, au fond de ces affectations, de pruderie et de haute sentimentalité et « d’idéalisme », comme disent les femmes de nos jours, déceptions amoureuses, déboires, dépit, jalousie dont on rougit et que l’on dissimule, à l’endroit de la jeunesse trop aimable et de la beauté trop triomphante, petite hypocrisie féminine très déliée, très astucieuse, assez diplomatique, assez niaise au fond et vite percée ; voilà ce que Molière a voulu montrer dans Armande. Armande est le Tartuffe de la préciosité.

Philaminte est autrement élevée d’esprit et de cœur. La justice de Molière se montre en cela. Nous sommes loin, ici, de Cathos, de Madelon, de Climène, d’Arsinoé et de Bélise. Philaminte est magnanime, stoïque même. Voyez la façon tranquille, sereine (et ici sans affectation ni hypocrisie possibles) dont elle apprend la perte de toute sa fortune. La leçon morale est celle-ci : Les natures les plus élevées sont gâtées par le pédantisme. Il rend les sottes folles ; il rend les méchantes plus méchantes en les rendant hypocrites ; il rend même les âmes élevées un peu dures par l’orgueil qu’il leur donne.

Voyez Philaminte en face de cet honnête Chrysale et comme elle le traite rudement ; voyez-la en face d’Henriette et comme sa parole est dure, et la menace prompte.

Le pédantisme en outre détourne, même la mieux douée, de son office vrai. Tout va mal dans la maison de Philaminte, pourtant si intelligente. Les domestiques sont négligents, la maison mal tenue, tout le train est défectueux ; les enfants ont été mal élevés. Armande a de très mauvais sentiments parés de prétentions philosophiques ; Henriette elle-même est un peu trop émancipée de caractère, par réaction et révolte, et on va la marier à un coureur de dot avec lequel elle deviendra peut-être une mauvaise femme ; car elle est bien indépendante d’humeur.

Enfin, « pis que tout cela, pis », le pédantisme rend sot ; et c’est une adresse de Molière, un trait de vérité, que dans les scènes de pur pédantisme Philaminte ne se distingue plus guère des deux autres « femmes savantes », si ce n’est par son goût de domination. C’est elle qui a pour sa part le projet de l’académie des femmes et le projet de l’émancipation de la femme. Il n’est que d’être dominée par un pédant pour se croire une « femme libre » et rêver de la liberté des femmes.

Son caractère se soutient bien jusqu’à la fin. Elle retrouve sa noblesse de cœur pour accabler Trissotin avec la même hauteur dont elle écrasait son mari, et pour reconnaître et louer le noble procédé de Clitandre ; mais son orgueil se maintient. Elle devrait s’apercevoir et confesser que, dans toute cette affaire, c’est elle qui a été la plus coupable. Elle ne s’en avise point. Elle ne se repent point. Elle n’a pas un mot de reproche à elle-même. Elle vieillira orgueilleuse encore, n’estimant plus les Trissotin, mais n’estimant pas plus qu’auparavant les Henriette, les Clitandre et les Chrysale, gens trop simples et trop unis. Elle se consolera avec ses livres, et deviendra plus particulièrement femmes de sciences pures et de recherches scientifiques. En quoi elle pourra être utile et donner à ses petits-fils des clartés sur les Éléments d’Euclide.

En reprenant dans leur ensemble et comme en groupe les trois « femmes savantes », on remarquera combien l’étude, depuis Les Précieuses, s’est agrandie d’abord, et ensuite s’est mise « au courant » des choses. Molière lui-même, du temps des Précieuses, est un peu arriéré. Il combat un ridicule qui en ses traits généraux, sans doute, est éternel, mais qui, comme « mœurs du temps », n’est pas absolument actuel. Les Précieuses déclinent et s’effacent au moment où il les met sur le théâtre.

Les Femmes savantes, ce n’est plus seulement la manie du bel esprit, c’est les prétentions à toutes les distinctions de l’esprit, prétentions à la haute élégance du cœur, prétentions à la haute philosophie, prétentions à la haute science, prétentions à l’émancipation de la femme.

Cette fois Molière n’est plus en retard. Comme il lui est arrivé plusieurs fois, il est plutôt en avance. C’est la femme de son temps qu’il voit, et c’est la femme du xviiie  siècle qu’il prévoit, la femme non plus seulement affectée dans ses façons de parler, mais affectée dans ses sentiments, et curieuse, non plus seulement de beau langage, mais de philosophie scientifique, d’astronomie, de mathématiques, d’histoire naturelle et de physiologie. C’est Mme de La Sablière, et c’est déjà Mme du Châtelet, et par le projet d’académie féminine et de salon de beaux esprits où nul n’a d’esprit que les commensaux, c’est déjà Mme Geoffrin.

De là le caractère si large, si vaste et si puissant de cette forte peinture, et de là aussi la grande leçon morale qui s’en dégage.

 

Passons dans l’autre camp, dans le parti des gens de bon sens.

Les gens de bon sens sont Chrysale, Henriette, Clitandre et Martine.

Chrysale est le bon sens bourgeois un peu vulgaire, poussé du reste à outrer la vulgarité par l’horreur pour la science que le spectacle de sa maison lui inspire. Chrysale a le cœur excellent. Il s’attendrit à ses souvenirs de jeunesse, il a pour ses vieux amis de ce temps-là, morts ou vivants, le souvenir le plus cordial et le plus touchant ; il aime sa fille Henriette de tout son cœur, et a pour sa « pauvre servante » la bonté la plus paternelle. C’est le meilleur des hommes.

Mais il est faible, et sa femme l’a admirablement plié à la faiblesse. « Elle le fait trembler quand elle prend son ton. » Elle l’écrase de haut avec une lourdeur accablante. Il le sait, il le sent, et combien sa faiblesse est coupable. De là ses accès, ou ses essais de violence. Il s’excite contre le tyran et tâche à le braver. De là aussi ce qu’il y a d’excessif dans ses théories ou dans ses manifestes contre la science et les savants. Ce n’est pas sa pensée d’homme raisonnable qu’il donne dans sa fameuse tirade du second acte ; c’est sa pensée d’homme en colère.

Remarquez comme ce fameux « éclat » est amené. On vient de chasser sa servante, la sienne, celle à qui il pouvait commander quelque chose sans craindre une distraction ou une négligence inspirée par les hautes méditations. Il est irrité, et cependant il n’éclate pas encore. Ses premiers couplets sont des boutades plutôt que des charges à fond. Mais on le taquine, on l’irrite, on le reprend sur ses façons de parler. Coups d’épingle qui le mettent hors de lui. Il éclate enfin : « Voulez-vous que je dise ?… » et il « décharge sa rate ». C’est sa bile qui s’épanche et non pas sa raison.

Et alors, comme il arrive dans la colère, et surtout dans la colère des hommes faibles, les traits de bon sens, de haute raison, d’éloquence même, s’entremêlent avec des excès de parole, des hyperboles, des idées outrées ; une peinture admirable des vertus familiales des anciens temps touche à un coup de boutoir, qui évidemment dépasse le but, sur la science des femmes, réduite au pourpoint et au haut-de-chausses.

Inutile de dire que ses colères sont de courte durée et ne peuvent se soutenir. À la fin de sa tirade même il plie déjà, et pour fléchir sa terrible épouse, rejette sur Trissotin tout le mal et toute la responsabilité. Puis, son énergie une fois dépensée en colère éloquente, il redevient brusquement plus humble et plus soumis qu’auparavant. Il sera ainsi jusqu’à la fin de son rôle et de la pièce, toujours faible, toujours s’excitant à la bravoure, toujours retombant dans sa poltronnerie naturelle, et finalement, alors qu’il n’a rien fait, se félicitant de sa fermeté : « Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit ! »

Clitandre est l’homme de cœur, sensé, dans la droite raison pratique, mais encore jeune, ardent et s’emportant très facilement. Ariste en fait la remarque au commencement de l’acte II :

Et qu’impatiemment il veut ce qu’il désire.

et il faut bien tenir compte de cette indication. Quand il est de sang-froid, c’est lui qui dit la pensée de Molière et qui est le truchement de l’auteur :

Non, les femmes docteurs ne sont pas de mon goût.
Je consens qu’une femme ait des clartés de tout ;
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d’être savante :
Et j’aime que souvent aux questions qu’on fait
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.
De son étude enfin je veux qu’elle se cache,
Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

Mais quand il est en colère, il fait de la satire virulente, à la Boileau. Quand on lui parle de Trissotin (même scène : acte II, sc. iii) qu’il ne connaît pas encore comme prétendant à la main d’Henriette, mais dans lequel il est trop intelligent et a trop l’habitude du monde pour ne pas flairer un rival, son ton change brusquement, et il accable le pauvre bel esprit d’épigrammes, ou plutôt d’injures cruelles. — Dans sa grande scène d’altercation avec Trissotin (acte IV, sc. iii) où il est si violent, remarquez qu’on vient de lui être très désagréable. Il a eu une discussion plus aigre que douce avec Armande ; on lui a jeté Trissotin à la tête ; Philaminte vient de le railler sur son amour de l’ignorance. Il s’emporte et ne surveille plus ses expressions. Il faut bien qu’il soit en colère ; car, remarquez-le, tous les mots qu’il dit sont autant de griefs qu’il accumule contre lui dans l’esprit de Philaminte, dont il a besoin.

Sa défense de « la cour » n’est pas habile. Elle est juste au fond et excessivement dure dans la forme. On sent peut-être dans Clitandre, qui, tout compte fait, dans Les Femmes savantes est le vrai porte-voix de Molière, un Molière irrité, comme je l’ai dit plus haut, et déjà malade, qui use de cruelles représailles.

À tout prendre, Clitandre n’est pas très sympathique. Il est aimé d’Henriette, et il n’est pas aimable, ce qui est presque défendu à un homme qui est aimé. Il a toujours raison et il est véhément, ce qui est presque défendu à un homme qui a raison. Il est toujours dans le vrai, et il étonne par la fougue avec laquelle il est dans le vrai. — Il se relève par son dévouement parfaitement généreux du dernier acte, et en somme l’estime du public est toujours avec lui, mais non pas sa pleine sympathie. Henriette avec sa fine raison spirituelle et doucement ironique le calmera sans doute et refroidira ses violences quand elle sera sa femme. Du reste, dans ce temps-là, il n’aura plus, sans doute, aucune raison d’être en colère.

Henriette est la franchise, le bon sens, le sang-froid, avec une certaine liberté, quelquefois un peu hardie, de langage et d’allures.

La franchise et la décision sont le trait dominant de son caractère. Elle sait ce qu’elle veut et le dit nettement. Elle connaît la vie pratique, la trouve acceptable et même assez bonne, et l’accepte avec tranquillité. Point d’affectation, point de prétentions, parce que les prétentions, d’abord sont des mensonges, et ensuite sont des gênes :

                         J’aime à vivre aisément…
Il se faut trop peiner pour avoir de l’esprit.

— Il faut trop se peiner aussi pour être prude, façonnière et hypocrite. Il faut trop se peiner pour avoir les stratégies savantes d’Armande, à dessein de retenir ou de ramener un prétendant. Henriette va tranquillement sur un chemin uni. Elle aime Clitandre, et le lui dit. Elle n’aime pas Trissotin, et le lui dit. Elle va, en ce cas, tout droit à l’obstacle (acte V, sc. i: « Je veux vous parler tête à tête de ce mariage… » ; et tout aussitôt à la question : « C’est mon argent que vous voulez… » ; et tout droit aussi à la menace précise : « Mais vous savez qu’on risque un peu plus qu’on ne pense… » ; et tout droit enfin au refus net et sans ambages :

                   … Je vous jure entre nous,
Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

Henriette est le bon sens ferme et tranquille, aiguisé de malice ; c’est la fille de Chrysale, sa vraie fille. Le couplet de Chrysale sur les devoirs et les joies de la femme ici-bas, c’est elle qui le dit d’avance (à l’acte I, scène i) avec quelque chose d’un peu plus féminin, d’un peu plus tendre, et de beaucoup plus spirituel. Elle est pratique, sans être vulgaire, et admirable à voir les choses comme elles sont. Elle ne s’offense nullement que Clitandre ait aimé sa sœur avant elle. On peut se tromper. Le cœur et l’esprit ont leurs égarements et l’amour n’est que plus solide qui est un retour au bon sens et une lente conviction de la raison. Elle ne s’étonne aucunement que Clitandre n’ait pas laissé de songer un peu à sa dot : « J’ai su que cet hymen ajustait vos affaires » ; mais, du reste, elle ne lui en parle que lorsque Clitandre a eu le beau rôle et s’est montré non seulement désintéressé, mais généreux.

Le bon sens dans une femme est toujours spirituel. C’est par manque de sens que les femmes manquent d’esprit ; car elles sont naturellement malicieuses, fines et adroites. Lors donc qu’elles sont intelligentes, elles le sont toujours avec esprit et une manière d’espièglerie amusante. L’esprit charmant d’Henriette est une raillerie franche et un peu robuste qui est faite de bon sens aiguisé et pénétrant. Son ironie a le tour de son caractère, elle est franche et transparente, et n’a pas la perfidie de celle d’Élise dans La Critique de l’École des femmes. Elle sait railler sans désobliger, d’abord parce qu’on sent qu’elle est bonne, ensuite parce qu’elle raille sans détour, comme elle fait toute chose. Aussi, si elle raille Trissotin avec dureté (cette fois, elle se défend), elle peut railler son père avec une bonhomie malicieuse et aimable qui est très plaisante, sans qu’il en coûte rien au respect.

Vos résolutions sont dignes de louange.
Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change.
Soyez ferme à vouloir ce que vous souhaitez ;
Et ne vous laissez pas séduire à vos bontés.
Ne vous relâchez pas, et faites bien en sorte
D’empêcher que sur vous ma mère ne l’emporte.

Elle peut railler son amoureux :

C’est avoir de bons yeux que de voir tout cela,

avec cette sorte de gaîté saine qui ne donne aux relations affectueuses que quelque chose de plus piquant et savoureux.

Sa liberté de langage, qui étonnerait chez une jeune fille de nos jours, s’explique d’abord par les habitudes du temps, qui est très sévère, sans doute, du moins dans la classe moyenne, mais qui a beaucoup moins que le nôtre la pudeur des mots. Elle s’explique encore par les habitudes du théâtre. Il faut toujours songer, quelque hasardée que l’assertion puisse paraître à qui ne connaît pas les prédécesseurs de Molière, que Molière a moralisé le théâtre, l’a rendu plus décent, que par conséquent tout ce qui nous paraît un peu vif dans ses œuvres, non seulement de son temps ne l’était pas, mais encore, par comparaison avec ce qui précédait immédiatement, était de très bon ton et de goût épuré. — Enfin il faut dire que la verdeur de langage et la liberté d’allures d’Henriette sont un léger défaut que Molière a parfaitement senti et a parfaitement voulu qu’elle montrât, avec discrétion du reste. Oui, les jeunes filles de Molière sont en général plus réservées, plus timides, plus surveillées par elles-mêmes dans leurs propos et dans leur attitude qu’Henriette, et Henriette à cet égard n’est pas à l’abri de tout reproche ; mais Molière a voulu qu’elle fût ainsi, pour montrer que Philaminte n’a réussi à élever parfaitement bien ni l’une ni l’autre de ses filles. Pour mieux dire, tout entêtée de philosophie, de belles lettres et de belles sciences, elle ne les a pas élevées de tout. Elles se sont élevées toutes seules, et ont poussé dans le sens de leur nature. Armande, orgueilleuse et sèche de cœur, est devenue maniérée, hautaine, méchante et froidement perfide. Henriette, très bien née, bonne, sensée, intelligente et spirituelle, est restée à peu près parfaite, mais encore à peu près seulement, et l’on sent en elle, sinon en son fond, qui est excellent, du moins en ses manières, quelque chose qui sent la jeune fille à laquelle une mère a manqué. Dans une famille où la mère est de l’Institut, et le père parfaitement effacé, il n’est pas possible que les enfants, même les mieux nés, soient sans défaut.

Martine, c’est le bon sens populaire en toute sa naïveté et sa rude verve. Imperméable au « mauvais air » qui circule dans la maison, entêtée dans sa sagesse rustique et ses bons vieux proverbes, elle ne connaît que la famille primitive où l’homme commande et où la femme se tait. Elle est là pour compléter le tableau d’ensemble. Elle est à Chrysale et à Henriette ce que Bélise est à Armande et à Philaminte. De même que Bélise est l’excès grotesque de la préciosité, Martine est le bon sens décidément tout gros et sans nuances. Elle accuse violemment le contraste entre le parti des « spirituels » et le parti des gens de bon sens.

— Nous n’avons rien à dire du bon Ariste, frère de Chrysale, personnage effacé, qui n’est là que pour mener le petit mouvement stratégique du dénouement.

La pièce se conduit et se dénoue avec la simplicité qui est accoutumée chez Molière. L’intrigue n’est pas plus compliquée que celle du Misanthrope, elle l’est moins que celle du Tartuffe.

Clitandre, après avoir prétendu à la main d’Armande, irrité de ses hautes coquetteries, car il est impatient de son naturel, s’est tourné vers Henriette, et peu à peu s’est épris de son bon caractère et de ses grâces simples. Il y a une lutte sourde entre les deux sœurs. Henriette, toujours décisive, exige que Clitandre s’explique. Clitandre se déclare tout entier et sans esprit de retour attaché à Henriette. Armande est blessée jusqu’au fond de l’âme.

Ariste, frère de Chrysale, demande formellement à Chrysale la main d’Henriette pour Clitandre. Chrysale consent de grand cœur, et, en passant, les deux frères se moquent de leur sœur Bélise qui croit Clitandre, comme tous les gens qu’elle connaît du reste, amoureux d’elle. — Chrysale se prépare à parler à sa femme du projet de mariage, lorsqu’un incident de ménage, la servante Martine renvoyée par Philaminte, fait une querelle entre les deux époux. On renvoie Martine parce qu’elle parle le français incorrectement ; Chrysale ne peut s’empêcher de protester contre la manie de littérature qui a envahi la maison. Ce n’est pas après cette querelle où Chrysale a dépensé toute son énergie qu’il ose se révolter contre sa femme, lorsque celle-ci, au lieu de Clitandre, lui annonce qu’elle a fait choix pour Henriette de Trissotin.

Le salon de Philaminte. Trissotin lit ses vers, Philaminte expose ses projets d’académie et de gouvernement général de la littérature ; tout le monde fait de la philosophie. — Arrivée et présentation de Vadius ; querelle de Vadius et de Trissotin. Vadius sort de la maison pour n’y plus rentrer. — Philaminte promet solennellement Henriette à Trissotin, et l’instant d’après Chrysale présente formellement Clitandre à Henriette comme son fiancé.

Armande, jalouse et perfide, excite sa mère contre Clitandre en le peignant comme plein de mépris pour les talents littéraires de Philaminte. — Trissotin et Clitandre se rencontrent, discutent et se traitent réciproquement fort mal. — Clitandre rend compte à Chrysale du mauvais état de ses affaires, et Chrysale, toujours plein de confiance dans sa fermeté de caractère, quand sa femme n’est pas là, l’assure qu’il peut compter sur l’autorité paternelle.

Henriette déclare net à Trissotin qu’elle ne veut pas de lui pour époux. Mais Trissotin tient bon, Philaminte aussi ; de son côté, Chrysale lui-même, soutenu par Clitandre et Henriette, montre enfin quelque force de résistance, et l’on en vient à ce point que Philaminte dicte au notaire le nom de Trissotin et Chrysale le nom de Clitandre. — La situation est tendue, la discussion éclate, et Chrysale va céder, lorsque Ariste, qui s’est avisé d’un stratagème, apporte des lettres d’où il ressort que Chrysale est absolument ruiné. Trissotin se retire aussitôt, et Clitandre au contraire offre toute sa fortune à la famille de celle qu’il aime. — C’est alors qu’Ariste déclare que les lettres qu’il a apportées étaient supposées. Il n’y a plus qu’à marier Clitandre à Henriette.

IV

Les Femmes savantes sont l’un des trois grands chefs-d’œuvre de Molière. Il y a même dans cette pièce plus de profondeur et de portée que dans Le Tartuffe lui-même. Molière a voulu y montrer l’intime connexion qui existe entre les défauts de l’esprit et les défauts du cœur. Ce n’est pas par défaut d’esprit, comme Cathos et Madelon, que Philaminte et Bélise arrivent à tous les ridicules de la préciosité et du pédantisme ; c’est par imperfection morale, c’est par une inspiration de cet orgueil qui quelquefois pousse les femmes à vouloir égaler les hommes par l’intelligence, au lieu de se contenter de les surpasser par le cœur. Il y a là un véritable vice, et non pas seulement une erreur, un vice subtil, qui peut devenir très pernicieux. Il convient de rappeler la femme à ses vrais emplois, c’est-à-dire à ses vraies vertus. Il convient de lui montrer la famille, et la famille seule, comme son vrai domaine, son vrai empire, et, simplement, comme sa vraie place.

À un autre point de vue, c’est le procès aux siècles littéraires que Molière fait dans Les Femmes savantes. La littérature a une foule d’excellents effets et d’excellentes influences ; mais, comme toute chose, elle a son danger aussi, quand elle prend une grande importance dans la vie d’une nation. Elle est séduisante au point de faire oublier la réalité et de faire peu à peu perdre le sens du réel. Elle crée des êtres factices, pour ainsi dire, des êtres qui ne vivent ou voudraient ne vivre que d’idées et de beaux entretiens. Formes et effets de cet état d’esprit : le salon littéraire, le pédant, le précieux, la précieuse, la « spirituelle », etc. — Ces êtres factices et qui voudraient être immatériels sont des êtres comme nous pourtant ; ils sont pères, mères, maîtres de maison. Et la réalité, dont ils voudraient s’abstraire, existe autour d’eux, et prend sur eux sa revanche. Il se trouve que cette « spirituelle », si dédaigneuse des gens vulgaires, s’aperçoit un jour qu’elle n’a été ni bonne maîtresse de maison ni bonne mère, ce que les gens vulgaires savent être. Il faut bien se garder de s’écarter ainsi de la nature. La littérature, la spéculation sont au nombre des choses qui en éloignent. Elles peuvent égarer, elles peuvent pervertir. Et voici Molière, que Rousseau a tant attaqué, qui soutient dans Les Femmes savantes la thèse de Rousseau sur la mauvaise influence des lettres, des sciences et des arts pour le bonheur de l’humanité.

Il la soutient en effet, ce n’est pas douteux, et il faut savoir le reconnaître ; mais il la soutient avec ce sentiment de la mesure qu’il a apporté partout, et avec un juste discernement du point où les choses bonnes peuvent devenir mauvaises, et dangereuses, les salutaires. Il attaque et il condamne les lettres, les sciences et les arts au moment seulement où ils menacent d’absorber l’homme tout entier, au moment où, d’ornements et d’appuis de l’humanité, ils menacent de se transformer en une obsession et un entêtement qui écarteraient l’homme de son vrai chemin. Molière, qui n’a rien d’un pessimiste, d’un misanthrope, d’un philosophe antisocial, ne nous crie pas, dans Les Femmes savantes : « Plus d’instruction, plus d’art, plus de philosophie, plus de goût pour les idées » ; mais, tout autant que Rousseau, il sent le danger possible de ces choses, et il nous en avertit, et il tire un peu vers la nature, il ramène un peu à la nature son siècle qui s’en écarte trop ; et il dit fort nettement : « Ni Chrysale ni Philaminte ; mais plutôt Chrysale que Philaminte ; et si l’on devait être Bélise, mieux vaudrait rester Martine. »

Tartuffe

Conférence de M. Brunetière sur Tartuffe

M. Brunetière a donné à l’Odéon cette conférence sur Tartuffe qu’il avait annoncée, et que, non sans quelque courage, dans les circonstances actuelles, il a tenu à faire au moment même où il est candidat à l’Académie française. Un candidat, d’ordinaire, circule au milieu des opinions avec des mouvements moelleux, adoucis et précautionnés. Il s’atténue, il va parfois jusqu’à se neutraliser, et il n’y a pas maître Jacques plus conciliateur qu’un candidat. M. Brunetière choisit ce moment pour soutenir vigoureusement celle de ses thèses et celle de ses convictions qui peut heurter le plus directement l’opinion commune, moyenne, courante et conciliatrice. Je ne déteste pas cette manière. Elle a une certaine carrure. Quelque avis qu’on puisse avoir sur les idées de M. Brunetière, on ne peut avoir qu’une opinion, d’abord sur son talent, et ensuite sur son caractère.

Et maintenant venons au fait.

L’opinion commune c’est que Molière, dans Tartuffe, a attaqué l’hypocrisie religieuse, la fausse et menteuse dévotion, en gardant et en exprimant le plus grand respect pour la religion et pour la dévotion sincère.

L’opinion de M. Brunetière c’est que Molière, dans Tartuffe, a attaqué la religion, et l’a représentée comme fatale à la paix domestique et destructive du bon sens et des bons instincts.

Et il a appuyé son assertion de deux groupes de preuves : preuves tirées du caractère général du théâtre de Molière, preuves tirées du Tartuffe lui-même.

Les preuves tirées du caractère général du théâtre de Molière, c’est ce que j’appelle un procès de tendances, chose que je tiens pour parfaitement légitime en critique littéraire, à tel point que j’estime que c’est la critique littéraire générale elle-même.

Les preuves tirées du Tartuffe, c’est ce que j’appelle le procès criminel, le procès devant le jury, le procès sur la question de fait.

Sur le procès de tendances je suis de l’avis de M. Brunetière, très nettement. Revoyez rapidement par la pensée tout ce que Molière a écrit, et demandez-vous quelle pouvait bien être la religion de Molière. Je m’étonne si vous ne convenez pas, plus ou moins énergiquement, selon votre caractère, qu’il n’y a pas esprit plus étranger à tout sentiment religieux que celui de Molière ; j’irai même jusqu’à dire plus étranger à toute idée morale élevée.

Du bon sens, de la raison pratique, et une horreur de toute fausseté et de toute affectation, qui est quelque chose comme une bonne santé intellectuelle, d’accord. Et qu’on se sente plus raisonnable, plus sensé, plus judicieux, plus franc du collier aussi, après l’avoir lu, soit, et ce n’est pas peu ; mais qu’on se sente plus pur, plus noble, plus charitable, plus dévoué, plus grand et capable de grandes choses après l’avoir lu, non, et cent fois non ; et il faut avoir la franchise de le reconnaître, ne fût-ce que pour montrer qu’on a profité de ses excellentes leçons de franchise.

Oui, comme M. Brunetière l’a admirablement dit, Molière c’est la philosophie de la nature, c’est le retour à la bonne nature, à la nature tenue pour bonne, pour bonne mère et pour bonne conseillère. C’est l’héritier de Rabelais, c’est le prédécesseur de Diderot, c’est l’homme qui a dit à l’homme : « Suis la nature, elle ne trompe pas. » Et par cela seul, il est instinctivement l’ennemi de tout ce qui a été inventé pour combattre en nous la nature, conventions sociales, morale (dès qu’elle est plus que le bon sens pratique) et surtout, et excellemment, religions.

Il y a comme antipathie naturelle entre les esprits de ce genre et les esprits religieux. L’esprit religieux est un violent, puissant et admirable effort pour échapper à la nature, pour nous dégager d’elle, pour la vaincre en nous, pour nous élever au-dessus de l’humanité proprement dite. C’est là son sens même, et ce sans quoi il n’existe pas.

Je crois qu’il est difficile d’en trouver la moindre trace dans l’œuvre entière de Molière. C’était chose qui lui était absolument étrangère.

Et il a vécu en un temps où se faisait précisément un extraordinaire réveil de l’esprit religieux. Il a connu les Tréville (de celui-ci il s’est moqué presque personnellement dans Le Misanthrope), les Arnauld, les Bossuet et les Pascal. Il est à croire (c’est le procès de tendances que nous faisons, mais avec une pleine conviction) que ces gens-là lui ont paru… dirons-nous des hypocrites ? Oui, dans le sens général du mot, c’est-à-dire des gens qui inventent une fiction pour en vivre, qui substituent à la nature un rôle, admirablement joué, et dont ils finissent par se convaincre, mais enfin un rôle ; des gens qui « masquent la nature et la déguisent », ou plutôt l’altèrent et la dénaturent.

Il a vu se lever et grandir cette armée de la grande fiction religieuse, et il y a vu l’ennemi, si le mot est trop dur, disons l’étranger, et c’est bien à peu près la même chose ; et comme il avait attaqué successivement toutes les affectations, cette dernière affectation, c’est-à-dire ce dernier effort pour créer et maintenir en nous un autre principe d’action et une autre manière d’être que la bonne pente et la bonne impulsion naturelle, rien d’étonnant, rien d’étrange, rien d’extraordinaire ou d’inattendu à ce qu’il l’ait attaqué aussi.

Voilà l’esprit général de Molière selon M. Brunetière.

Selon moi aussi, ou à bien peu près. Sur la légère réserve que je fais sur ce point, je reviendrai.

Maintenant, ce qu’il est naturel que Molière ait été tenté de faire, l’a-t-il fait ? A-t-il, dans Tartuffe, attaqué la religion, l’esprit religieux ?

Oui, répond M. Brunetière ; et ici bien des arguments très spécieux et ingénieux, dont, pour faire court, je ne retiens qu’un seul, le principal, le plus fort, et véritablement original, admirable petite trouvaille de moraliste aussi bien que de dialecticien.

Ne voyez-vous pas, nous dit M. Brunetière, que dans Tartuffe, ce n’est pas de Tartuffe que se moque Molière ; c’est d’Orgon ! Tartuffe est le personnage odieux, mais Orgon est le personnage ridicule. Tartuffe est un coquin qui finit par être cueilli par la police ennemie de la fraude. Mais Orgon est un imbécile fieffé, une dupe ineffable, une figure à nasardes, un gigantesque gobe-mouches.

Et cet idiot, qu’était-il, avant que l’esprit religieux eût pénétré chez lui ? Oh ! Molière spécifie nettement, et ne nous laisse rien ignorer là-dessus. C’était un très honnête homme, très bon et brave citoyen et très intelligent ; c’était un sage, et il en a gardé « l’air », comme dit sa servante, l’air seulement.

Qu’est-ce à dire ?

Mais ceci, ce nous semble, que du plus honnête et plus intelligent homme du monde l’esprit religieux fait ce que vous voyez : un aveugle, un niais et un homme cruel, qui dit à sa fille : « Mortifiez vos sens avec ce mariage », etc., etc. Que voulez-vous que nous disions d’autre ?

Car enfin, ce n’est pas la « fausse religion » qui a séduit et abêti Orgon. Il ne sait pas que Tartuffe est un hypocrite. Ce n’est pas de son hypocrisie qu’il devient disciple. C’est de la vraie religion et de ses maximes, prêchées par un coquin, mais de qui il ignore la coquinerie ; et donc c’est la religion pure et simple qui a réduit Orgon à l’état où nous le voyons. Le spectateur ne peut pas, de Tartuffe, conclure autre chose.

Et, s’il a l’esprit généralisateur, que conclura-t-il encore, et en dernière analyse ? Que le parti religieux se compose de deux groupes d’hommes : les coquins et les honnêtes gens, et que les coquins sont comme Tartuffe et les honnêtes gens comme Orgon.

Voilà la morale de Tartuffe. Tartuffe est le plus hardi et ardent pamphlet antireligieux qui soit et qui puisse être.

L’argument est fort, et je ne fais aucune difficulté d’en convenir. Cependant, j’y vois deux réponses, dont la première est sur toutes les lèvres et dont l’autre me paraît digne qu’on s’y arrête.

La première, bien entendu, c’est le rôle de Cléante. Je sais bien que rien n’est plus vraisemblable que de penser que le rôle de Cléante est précaution oratoire, « style de notaire », comme disait d’Alembert, « paratonnerre sur l’arsenal », comme j’entendais dire tout à l’heure dans une maison où l’on a de l’esprit. Mais encore remarquez qu’une précaution oratoire est une concession après tout, et qu’une concession est un aveu. Quoi qu’il fasse, du moment qu’il consent, qu’il consent seulement, à donner sa pièce avec le rôle de Cléante, Molière reconnaît, sinon qu’il y a des dévots qui restent intelligents, sensés et généreux, du moins que la question peut être posée ainsi : Dans le parti religieux : 1º des coquins, 2º des dupes, 3º des gens qui ne sont ni l’un ni l’autre.

Il admet cela, il consent que sa thèse antireligieuse soit posée de cette façon et avec ce correctif. Il ne garde pas sa pièce pour la postérité. Il la donne ainsi changée, ainsi altérée, si vous voulez, contenant ainsi l’argument ou le fait qui va contre elle. Il regrette peut-être de la donner telle ; mais enfin, il la donne. Il n’est donc pas aussi radical que vous le dites. Ce sera toujours là une assez bonne raison contre M. Brunetière.

Il y en a une autre à laquelle je tiens beaucoup, et que je soumets au brillant conférencier. C’est d’Orgon que Molière s’est moqué, dit M. Brunetière, c’est d’Orgon l’honnête homme. Soit. Mais ne remarque-t-on pas que Molière s’est toujours moqué des honnêtes gens ?

Il a passé sa vie à cela, voilà ce que je prétends d’abord ; et il a eu raison, voilà ce que je prétends ensuite.

Il s’est moqué de George Dandin qui est le plus honnête et brave garçon du monde, et il n’est avanie cruelle qu’il ne lui ait faite. — Il s’est moqué de M. Jourdain qui n’est point du tout un méchant homme, qui est bon, serviable, et, sauf sa manie aristocratique, point bête du tout. — Il s’est moqué de Philaminte, si distinguée, si généreuse, si haute et grande de cœur, si parfaitement désintéressée, et que la ruine de sa fortune laisse tranquille, et admirablement stoïque. — Il s’est moqué d’Alceste, la vertu même. Et enfin il s’est moqué de M. Orgon, la loyauté, la bravoure et la piété !

Vous voyez bien que c’est un procédé constant, que c’est une méthode ?

Eh ! oui, c’est une méthode, et j’affirme que c’est la bonne.

Le poète comique qui s’élève au-dessus du rôle de simple amuseur, le poète comique qui a quelque dessein de corriger ou d’éclairer au moins ses semblables, je veux dire ses auditeurs, doit se moquer des honnêtes gens et non des coquins.

Mais, certainement ! Se moquer des coquins, voilà de la belle besogne ! D’abord ils n’en ont cure ; et ensuite ce n’est point de la raillerie qu’ils sont justiciables ; c’est de l’indignation, de la satire, de l’invective et de la colère, et surtout des tribunaux. On ne se moque pas d’eux, on les maudit ; et nous sortons ici du domaine du poète comique ; et surtout on les fourre en prison, si l’on peut, et nous sortons encore plus de la comédie.

Les honnêtes gens, au contraire, se divisent en deux classes : honnêtes gens parfaits, honnêtes gens mêlés de quelques travers. Les honnêtes gens parfaits… Il n’y a pas d’honnêtes gens parfaits. Les honnêtes gens atteints de quelques travers, voilà ceux qui tombent, par leurs travers, sous la prise du poète comique. C’est d’eux qu’il a à se moquer.

D’abord eux seuls sont de son domaine, puisque j’ai montré que les coquins n’en sont pas ; ensuite sur eux il a une certaine action. Il démêle, à travers leurs excellentes parties, le défaut dont ils souffrent, le défaut par où ils prêtent le flanc aux coquins, et il le leur montre. C’est son office.

Combien de fois a-t-on dit que Molière s’était attaqué beaucoup plus aux travers et aux ridicules qu’aux vices. Mais c’est son métier de poète comique, c’est sa fonction ; il n’en a pas d’autre. C’est en cela que consiste la vraie comédie.

Il observe George Dandin, et il dit : « Voilà un très brave homme. Mais il a la sotte vanité d’épouser une “demoiselle”. Je vais lui montrer qu’il est idiot. Je resterai comique, puisque mon homme n’est que ridicule, et je donnerai à mon homme, ou à ses pareils, une bonne leçon. Voilà mon affaire. »

Il observe M. Jourdain et il dit : « Voilà un assez honnête garçon, mais il est entêté de gentilhommerie. Je vais draper le drapier. Je ne serai pas cruel, et je n’aurai point à l’être, et je ne sortirai pas du ton de la comédie. Mais je vais le draper, et en le drapant lui rendre service. »

Il observe Philaminte : « Eh ! oui ! Philaminte est une femme supérieure. Je le sais, et je ne me ferai pas prier pour le dire. Mais le défaut des femmes supérieures, qui restent femmes cependant, et d’un discernement faible, c’est de se coiffer des Trissotin. Je le dirai. C’est mon office. »

Il observe Alceste : « Sans doute, Alceste c’est la vertu ; et j’en fais un cas particulier, et je le gâterai, celui-là, parce qu’il est franc, et que la franchise c’est mon entêtement ; je le gâterai jusqu’à faire toutes les femmes de la pièce amoureuses de lui, ce qui est flatteur. Mais encore, je connais le travers des vertueux, c’est l’orgueil. Voilà par où je prendrai mon homme ! Les travers des honnêtes gens, c’est mon affaire. »

Il observe Orgon : « Ah ! le brave homme ! Il sera heureux à la fin, celui-là. Je mettrai le roi lui-même en jeu pour le tirer d’embarras. Il mérite cela. Mais les dévots ont souvent un grand défaut ; c’est le raffinement. Bourgeois, ils jouent au Polyeucte (Brunetière, qui me comprend merveilleusement, dira cela très bien dans deux cents ans). Il ne leur suffit pas d’être pieux tout uniment. Ils aspirent au détachement. Ils font l’ange, comme dit Pascal. Et le premier gredin frotté de jargon mystique, qui leur monte la tête, prend sur eux un souverain empire. Voilà le travers. Il m’appartient. »

On peut très bien supposer que Molière a raisonné ainsi ; et c’était raisonnable d’abord ; et c’était, ensuite, raisonner de son art admirablement.

La voilà, la vraie comédie, qui n’est ni une farce amusante, ni une satire virulente peu à sa place sur un théâtre. La voilà la vraie comédie moyenne. Elle « fait rire les honnêtes gens. » De qui ? D’eux. Non pas des coquins ; ce serait un bizarre amusement que de rire des coquins ; elle fait rire les honnêtes gens de leurs travers, et les en corrige un peu, peut-être.

Dire à M. Jourdain, bon homme, honnête, généreux : « Vous êtes vaniteux, défiez-vous des chevaliers d’industrie » ; — à Philaminte, âme noble : « Vous êtes entêtée de hautes spéculations et de beau style. Défiez-vous des coureurs de dots qui flatteront votre manie littéraire ; défiez-vous de vous-même : votre maison est mal tenue et vos filles sont mal élevées » ; — à Alceste : « L’écueil de la vertu, c’est l’orgueil ; un peu d’humilité ! » — c’est un modeste, mais très honnête office de moralisateur, dans la mesure et dans le ton où il sied que reste le poète comique.

Si l’on prend les choses ainsi, on verra dans Tartuffe l’application de la méthode ordinaire de Molière, et rien de plus.

Je suis donc d’accord avec M. Brunetière sur l’esprit général de l’œuvre de Molière. Sur le cas de Tartuffe lui-même, je trouve qu’on ne peut pas très sûrement tirer de la pièce en soi des raisons suffisantes à affirmer que Molière ait voulu formellement attaquer la religion.

Et maintenant si l’on me dit : « De l’esprit général de Molière on peut induire qu’il n’aurait pas été fâché de l’abus qu’on peut faire de Tartuffe contre la religion », — je serai très porté à m’arrêter à cette conclusion.

Avec une petite réserve cependant, que j’ai annoncée plus haut. Oui, à prendre les choses en gros, Molière est antireligieux. Mais les choses sont moins précises dans l’esprit d’un artiste comme Molière qu’elles ne sont dans l’esprit rigoureux et extraordinairement net de M. Brunetière. Voyez-vous comme M. Brunetière classe rigoureusement les penseurs en deux catégories bien distinctes ? De tout temps, deux classes d’esprits : les partisans de la nature, les partisans de tout ce qui élève les hommes au-dessus de la bonne loi naturelle. Molière est des premiers. Voilà qui va bien ; mais l’humanité n’est pas si tranchée, et, entre les deux groupes extrêmes, que de groupes intermédiaires !

J’en vois un, bien considérable, celui des esprits moyens et bourgeois, qui croient que la nature est bonne, mais non parfaitement bonne ; et la morale, et même la religion, bonnes aussi, mais avec mesure et « avec sobriété ». Que d’esprits dans ce groupe, sans compter les gens sans esprit ! Horace en est, et Boileau, quoique un peu plus haut (moralement) et Béranger, quoique un peu plus bas, et tant d’autres !

Eh bien, je ne serais pas étonné que Molière en fût. « Remarquez bien, Messieurs, nous disait M. Brunetière, mieux que je ne vais l’écrire, remarquez bien qu’en vous peignant Molière comme je vous le peins, je le fais plus grand, oui, plus grand, que ceux qui vous le montrent comme portant je ne sais quelle attaque indirecte et oblique à l’esprit religieux ! »

Eh ! oui, M. Brunetière, vous le faites plus grand mais je crois bien que vous le faites trop grand, décidément. Certes, et j’y tiens, Molière est un haut esprit, c’est un « penseur. » Il a mis beaucoup d’idées dans son œuvre comique. Ses grandes comédies, pour la plupart, sont des pièces à thèses, ce qui est significatif. Mais enfin, ce n’est pas un grand philosophe. Il ne faut pas mesurer la grandeur de l’esprit à la grandeur du génie. Ce n’est pas une mesure certaine. Il s’est trouvé des gens de très petite intelligence, des gens très bornés, qui avaient un immense génie littéraire. Ce n’est pas en notre siècle que nous pouvons mettre en doute cette assertion.

Molière, lui, était une belle intelligence, et un incomparable génie littéraire, mais ce n’était peut-être pas un puissant génie philosophique. Je doute qu’il ait pris parti. On me le représenterait comme un Béranger supérieur, au point de vue philosophique, religieux et moral, que je ne protesterais pas avec véhémence.

Voilà ce que je pense, sommairement, d’une des plus belles, des plus profondes, des plus éloquentes leçons que nous ayons entendues depuis longtemps dont on a beaucoup causé un peu partout depuis huit jours, qu’on a discutée avec passion et qu’en terminant il faut remercier M. Brunetière de nous avoir donnée.

Le Tartuffe des Comédiens, de Régnier

Enfin j’ai lu Le Tartuffe des Comédiens de Régnier. J’y ai tardé un peu. D’autres publications concernant le théâtre m’attiraient. Vous dirai-je que j’avais un peu de défiance ? Oui, je crois consciencieux de vous le dire. Les comédiens ne sont pas de mauvais professeurs de littérature dramatique, et ils sont très intéressants à consulter ; mais ils sont bien un peu minutieux, et ce n’est point généralement par les grands aspects qu’ils contemplent les choses. Chez eux (souvent) l’art dévore la critique, le métier dévore l’art et le procédé dévore le métier, et vous voyez assez ce qui reste. Enfin, c’est un très mauvais sentiment ; mais j’avais de la méfiance.

Je l’ai lu pourtant ; car il faut s’instruire, et je n’hésite pas à le recommander aux comédiens, aux gens du monde, aux professeurs et aux étudiants. Avec quelques défauts c’est surtout un très bon livre.

Admirablement consciencieux d’abord. Régnier avait lu tout ce que l’on pouvait lire sur Tartuffe et sur l’interprétation de Tartuffe. Il avait vu jouer

Tartuffe pendant près d’un demi-siècle. Par ses parents, par ses amis, par les souvenirs transmis de bouche en bouche au théâtre, il avait comme devant lui toute l’histoire de Tartuffe au théâtre depuis Molière jusqu’à nos jours ; on peut dire qu’il a vécu Tartuffe pendant deux cents ans.

Et de tant de renseignements il fait un très bon usage. Il s’est servi, par exemple, avec beaucoup d’intelligence, de cette Lettre sur l’Imposteur qui parut quinze jours après l’interdiction de Tartuffe, et qui est assez généralement attribuée à Molière lui-même, quoique ce ne soit pas mon avis qu’elle soit de lui. On peut même dire qu’il s’en sert un peu trop ; car cette brochure étant une apologie, ne doit pas, fût-elle de Molière lui-même, être prise au pied de la lettre comme la pensée exacte de Molière sur chacun des personnages ; mais encore on ne peut contester que cet opuscule ne doive être la base même de toute étude sur le Tartuffe.

Voyez encore avec quel soin Régnier examine et discute les moindres détails et du texte et de la mise en scène congruente au texte. Ce n’est pas de la vulgaire critique ; fi donc ! c’est de l’exégèse. Molière a écrit à l’acte IV, comme vous savez :

Approchons cette table et vous mettez dessous.

Pourquoi s’il vous plaît, « approcher cette table » ? N’est-il pas évident qu’il faut, au contraire, avec grand soin, la laisser où elle est ? Tout changement dans la disposition des meubles de cette salle basse que connaît si bien Tartuffe sentirait la machination et éveillerait les défiances de l’Imposteur. Il faut laisser la table où elle est.

Rien de plus juste ; seulement, au temps de Molière, plus encore qu’au nôtre, on jouait tout au trou du souffleur ; on n’aurait jamais imaginé de jouer une scène aussi considérable que la cinquième du iv en un coin du théâtre, et donc il fallait, ou que la table fût au trou du souffleur depuis le commencement du premier acte, ce qui eût été assez gênant, ou qu’elle y fût transportée à l’approche de la cinquième du iv ; et voilà pourquoi Molière a écrit : « Approchons cette table. » Mais comme exemple de scrupuleuse méditation de la mise en scène, la remarque de Régnier subsiste.

Autre exemple ; pour cette même scène une gravure de la seconde édition de Tartuffe (1669) montre un flambeau allumé sur la table fatale et un Mémoire des décorations nous révèle que pour Tartuffe il faut « deux fauteuils, une table avec un tapis dessus et deux flambeaux ». Il est donc probable que dans la nouveauté de Tartuffe, il y avait un ou deux flambeaux allumés sur la table.

— Eh bien ?

— Eh bien ! y songez-vous ? Mais y songez-vous vraiment ? À quelle heure se passe la scène cinq du quatrième acte ? Vous n’en savez rien ? Mais si vous le savez ! À trois heures trois quarts, exactement. À trois heures trois quarts, puisque, un quart d’heure avant, Tartuffe a dit à Cléante : « Il est, Monsieur, trois heures et demie. » Ah ! Ah ! Voilà de la précision ! Or, à trois heures trois quarts, il est absurde que des flambeaux soient allumés !

— Ça dépend de la saison.

— Étourdi ! Légère cervelle ! Croyez-vous que nous n’ayons pas pensé à tout ? Mais, la saison où se passe Tartuffes nous la connaissons, non moins bien que l’heure de la cinquième du IV : Tartuffe a lieu au printemps, puisque Cléante dit à Orgon au premier acte : « La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie. » Or, en mars ou avril, il fait grand jour à trois heures et demie. Est-ce raisonné, tout cela ?

— Furieusement bien ; encore que l’on pût opposer que « la campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie », désigne décembre aussi bien et même mieux qu’avril, et qu’en décembre allumer les flambeaux à quatre heures moins le quart est chose raisonnable ; mais il n’en est pas moins que la déduction de Régnier est bien conduite.

Je disais bien ; c’est de l’exégèse. Cela rappelle les discussions de l’abbé d’Aubignac sur le texte de l’Heautontimoroumenos, sur la question si la durée de cette pièce est circonscrite entre le lever et le coucher du soleil, et sur le laps de temps pendant lequel, aux plus grands jours, en Italie, et non pas en France, le soleil peut rester au-dessus de l’horizon. La critique savante sur le Tartuffe bat son plein. C’est une gloire pour nos classiques.

Suffit-il de critique savante ? Oh ! que non pas ! Régnier, pour le Tartuffe, a institué la critique expérimentale. Pour savoir s’il est bon, au quatrième acte, que Tartuffe, à Orgon qui lui dit : « Sortez de la maison », réponde tout de go : « C’est à vous d’en sortir » ou, comme il est de tradition à la Comédie-Française, aille jusqu’au fond du théâtre, ramasse son chapeau, le plante sur sa tête, redescende la scène et crie seulement alors : « C’est à vous d’en sortir » ; Régnier a fait jouer vingt fois la scène des deux manières à ses amis, à ses camarades, à ses élèves ; il l’a jouée lui-même ; et c’est seulement après toutes ces expériences qu’il s’est prononcé, soutenu du suffrage unanime, pour la seconde manière. Régnier est le Claude Bernard de la tartuffologie.

Sérieusement, on ne saurait trop louer cette diligence. Il serait à souhaiter que toutes nos pièces classiques fussent étudiées avec ce scrupule. Et c’est grâce à ce soin extrême que Régnier peut poursuivre l’œuvre qui fait le grand intérêt de son livre, c’est à savoir la guerre aux « traditions ».

Les « traditions » sont, comme on sait, la plaie de toutes nos œuvres classiques au théâtre. Il suffit qu’un acteur aimé du public ait inventé un jour un jeu de scène, un geste, une grimace conforme à son tempérament, accommodée à sa figure, ou simplement, qui lui a passé par la cervelle, et que cela ait été applaudi ou toléré par le public, pour qu’une tradition soit formée et s’impose indéfiniment à tous les acteurs. Dans le Tartuffe comme ailleurs, il y en a, ou il y en avait, de stupides : Tartuffe rapprochant par trois fois sa chaise de la chaise d’Elmire au commencement de la scène cinq de l’acte IV ; Tartuffe, à son entrée à l’acte III, arrivant en se frottant les mains, plastronnant du ventre et dodelinant de la tête, puis, à la vue de Dorine, se remettant en position d’hypocrite ; Dorine prenant la mesure de la face de M. Loyal ; Dorine jetant M. Loyal par terre d’un grand coup de poing dans les épaules ; toutes choses peu plaisantes de soi et absolument contraires au texte, étudié même superficiellement.

À toutes ces pauvres inventions, Régnier fait une rude chasse et il n’aura pas peu contribué par son enseignement et par son livre à les éliminer de la pratique théâtrale. C’est ainsi que je recommande à Mme Marsy les lignes suivantes : « Que l’actrice qui joue Elmire n’abuse point de la toux employée pour avertir Orgon. Sa fréquence irritée, sa trop grande impatience à tirer et à secouer le tapis de la table sont des jeux de scène, qui, trop accentués, pèchent contre la vraisemblance. Leur exagération doit nécessairement éclairer Tartuffe sur le piège qu’on lui tend. »

Toutes les traditions qui se sont attachées ainsi au Tartuffe comme mousses et lichens sont scrupuleusement étudiées à la loupe par Régnier, et il en nettoie Tartuffe sévèrement, ne laissant que celles qu’il a décidément jugées n’être que de fidèles interprétations du texte : et, en général, sur cette affaire, son goût est très sûr. Toute cette partie de son livre est digne de toute attention et lui fait honneur.

J’en dirai autant de certains morceaux de critique proprement dite, de certains seulement. L’appréciation qu’il fait du caractère d’Elmire m’a semblé très juste. C’a été une question très discutée si Elmire est une coquette, très habituée aux manèges de la galanterie et qui n’en est pas, avec Tartuffe, à la première déclaration reçue ; ou une femme parfaitement honnête, froide probablement, et simplement mondaine et spirituelle. Régnier est pour la seconde façon de voir, et moi aussi, absolument. Il s’appuie, pour ses raisons, d’abord de la fameuse Lettre sur l’Imposteur qui ne dit point les choses à demi, et qui, carrément, proclame qu’Elmire est une femme de bien qui connaît parfaitement ses devoirs et y satisfait jusqu’au scrupule. Mais j’ai déjà dit pourquoi, tout en tenant grand compte de la Lettre sur l’Imposteur, il ne faut pas en prendre chaque mot comme d’Évangile.

Il s’appuie ensuite du rôle tel qu’il est écrit, et il a encore plus raison de cette manière. J’aurais voulu qu’ici il insistât davantage. Par exemple, il aurait pu tenir grand compte du commencement de cette grande scène du IV, qui est la « scène de coquetterie » d’Elmire, pour montrer à quel point Elmire est loin d’être une coquette.

Ce commencement de scène prouve précisément qu’Elmire ne s’y connaît aucunement en coquetterie. Si Molière avait considéré Elmire comme une coquette, ce commencement de scène serait bien manqué, oh ! mais, absolument. Elmire n’y fait et n’y dit absolument rien qui ne soit parfait comme maladresse.

Comment ! voilà une femme qui a repoussé les sollicitations d’un amoureux. Deux heures après, elle a intérêt à faire croire à cet homme qu’elle a pour lui une tendresse d’âme toute prête à devenir une faiblesse sans retour. Ce sera assez difficile, à cause du refus et du mépris d’il y a deux heures. La contradiction, même pour une femme, est un peu trop forte et un peu trop brusque. Comment s’y prend-elle ? Son premier soin est de revenir, elle-même, sans y être obligée, sans y être amenée, sur la scène d’il y a deux heures, pour l’expliquer par le menu et bien montrer qu’il ne faut pas y voir ce qu’on y a vu :

« J’ai quelque chose à vous dire. Je vous ai repoussé tantôt. Mais il ne faut pas y faire attention. Un fâcheux nous a surpris ; mais vous avez vu que cela m’a ennuyée. On a dit la chose à mon mari. Je n’ai rien démenti ; c’est vrai ; je n’y ai pas pensé ; mais les choses ont bien tourné ; et maintenant, écoutez-moi bien. Je vous aime ! Vlan !… Ouf ! » — Voilà, fidèlement résumés, les vingt premiers vers de la scène cinq du IV.

Est-ce assez fin ! Tudieu ! Quelle diplomatie, quelle adresse féminine ! Voilà la coquetterie d’Elmire !

Qui ne voit qu’une coquette aurait fait précisément tout le contraire ; qu’elle n’aurait pas fait la moindre allusion à la scène antérieure ; qu’elle n’en eût parlé que si elle y avait été absolument forcée, que si elle y avait été impérieusement ramenée par Tartuffe ; qu’elle n’en eût jamais parlé la première ; qu’elle eût pris tout autre moyen de griser tout d’abord Tartuffe, — il y en avait cent, il y en a toujours cent pour une coquette qui sait son métier — et de lui faire perdre la tête, quitte à revenir ensuite sur l’interview précédente, si Tartuffe l’exigeait, mais dans de bien meilleures conditions et avec des avantages déjà acquis.

Ce qu’elle fait là est si peu d’une coquette que c’est à peine d’une femme. Avez-vous vu jamais une femme, quand elle vous dit oui, après vous avoir dit non, ou non, après avoir dit oui, avoir l’air de se souvenir de ce qu’elle vous a dit précédemment ? Jamais de la vie ! Ce n’est pas là leur caractère. De ce qu’elles ont dit hier elles ne se souviennent pas le moins du monde aujourd’hui ou ne montrent aucunement qu’elles se le rappellent en quoi que ce soit.

Non, ce n’est pas d’une coquette, ce que fait là Elmire ; ce n’est pas d’une femme ; c’est d’un notaire : « Monsieur, dans notre dernier entretien… Reprenons les choses où nous les avons laissées. » Jamais coquette n’a procédé comme cela. Ce n’est pas féminin et c’est maladroit. Comme scène de diplomatie féminine, c’est absolument manqué.

Et notez bien que ce n’est pas parce que Molière ne sait pas faire parler les femmes. Rappelez-vous Célimène, et Arsinoé, et Henriette. Ce n’est pas « une faute. » Nullement, c’est simplement que Molière n’a pas voulu faire d’Elmire une coquette, a tenu essentiellement à ce qu’elle ne parût pas sous ce caractère, précisément parce que, dans la suite de la scène, elle sera forcée de le devenir. Après ce malheureux début, Tartuffe ayant montré un étonnement assez naturel et une défiance assez justifiée, Elmire trouve, au cours de la discussion, des ressources de coquetterie encore un peu naïve, élémentaire et gauche (et c’est ce qu’il faut), mais enfin des ressources de coquetterie et certaines adresses de stratégie féminine. Rien de mieux. La nécessité, à ce moment, « nécessité l’ingénieuse », lui fournit quelques inventions. Elle est femme après tout, et c’est seulement l’habitude de ces sortes de choses qui lui manque. Elle n’est pas coquette ; mais elle pourra le devenir. Cela s’acquiert. Mais elle a commencé par une lourde faute, parce qu’il était dans son caractère de commencer par là, et que, ce caractère, Molière voulait absolument qu’il fût marqué.

Et, en effet, c’était essentiel. Si Elmire était une coquette, la pièce clocherait ; elle serait compromise. Mme Pernelle aurait raison dans les reproches qu’elle adresse à sa bru ; Orgon serait excusable de chercher dans l’amitié d’un homme selon son cœur une compensation des déboires éprouvés ailleurs, etc. La démarcation ne serait pas aussi tranchée que Molière a voulu qu’elle fût, en cette pièce de polémique, entre les gens sensés d’une part : Cléante, Damis, Dorine, Marianne, Elmire, et les imbéciles exploités par les coquins : Orgon, M^ Pernelle, Tartuffe et Laurent. Ce que Molière veut, c’est que le public crie à Orgon : « Mais flanque donc à la porte Tartuffe et Laurent ; maintiens à distance, respectueusement, ta « bonne femme de mère » et reviens à ton frère, à ta fille, à ton fils et à ta femme, qui est la plus honnête femme du monde comme la plus aimable ! » — Et c’est ce que le public ne pourrait pas crier aussi fort s’il sentait en Elmire une coquette.

Voilà pourquoi Molière ne donne à Elmire que le minimum de coquetterie nécessaire et même la laisse, parfois, être un peu maladroite ; parfaitement couvert et défendu, du reste, par cette vérité, qu’il exprime dans ce vers :

On est bien aisément dupé parce qu’on aime.

Il n’est pas en effet nécessaire qu’Elmire soit bien coquette pour séduire et duper Tartuffe ; et, à d’autres points de vue, il est nécessaire, ou au moins utile, qu’elle ne le soit pas.

On trouvera encore dans ce livre d’intéressants documents sur la question, assez oiseuse, après tout, mais qui se pose de temps en temps, si Tartuffe est une comédie ou un drame. Elle passionnait presque Stendhal, cette question. Il était inquiet là-dessus ; Il se demandait : « Voyons ! rit-on à Tartuffe ? Y rit-on vraiment ? » et, son crayon en main, il allait à la Comédie-Française pour noter, comme un sténographe de la Chambre des députés, les « mouvements divers », et il consignait dans ses notes : « Je suis allé ce soir (4 décembre 1822) au Tartuffe joué par Mlle Mars, pour éclairer mes idées sur le comique. On a fort peu ri… On n’a ri franchement qu’à deux endroits : 1o Quand Orgon, parlant à sa fille Marianne de son mariage avec Tartuffe, découvre près de lui Dorine qui l’écoute ; 2o Le second rire a eu lieu dans la scène de brouille entre Valère et Marianne… On rit donc fort peu au Tartuffe ; on n’a ri que deux fois, et encore le rire a été bientôt absorbé par l’intérêt sérieux. »

Weiss était de cet avis : « Tartuffe, disait-il, n’est amusant d’aucune manière. »

Régnier est fort peiné de ces appréciations, et ne dissimule pas l’indignation qu’il en éprouve. À. Weiss et à Stendhal, il oppose la Correspondance de Grimm où nous lisons : « On rit à Tartuffe depuis le commencement jusqu’à la fin. » En vérité, j’ai un peu peine à me figurer un public riant à Tartuffe depuis le commencement jusqu’à la fin. Pour un public gai, voilà un public gai. Pour mon compte, je n’ai jamais vu ce phénomène se produire.

Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’à cette représentation du 4 décembre 1822, à laquelle assistait Stendhal, Régnier lui-même, adolescent, assistait aussi, et qu’il en avait gardé le souvenir d’un public très joyeux. L’histoire est bien difficile à écrire.

Mon idée, là-dessus, est que la chose dépend essentiellement des acteurs, qui font un peu du public ce qu’ils veulent. Au dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, précisément jusqu’à Mlle Mars, qui fit réaction, on jouait Tartuffe en comédie bouffe, et même en parade. Quelque étrange que soit la chose, tous les documents concourent à la montrer comme incontestable. Dans ces conditions, il est assez naturel qu’on rit assez souvent au Tartuffe et même peut-être tout le temps. Remarquez que, même au xviie  siècle, Boileau nous parle d’un imbécile qui va pleurer au Tartuffe et rire à l’Andromaque.

Il était donc bien entendu qu’il fallait rire au Tartuffe à gorge déployée pour montrer du goût. Tartuffe était officiellement une farce désopilante.

J’aurais montré peu de bon goût en ces temps éloignés ; car il m’est impossible de ne pas considérer Tartuffe comme un drame assez rude. Tartuffe et Don Juan sont les deux pièces de Molière où la satire contenue dans toute comédie ne se contient pas, émerge, se dégage, se déploie et éclate. Tartuffe est une pièce essentiellement amère. Elle est parfaitement faite pour exciter l’indignation, la colère et même la haine. Je ne sais pas comment sont faits ceux qui s’y trompent.

Seulement, c’est une pièce, malgré certains défauts et quelque hésitation en certains personnages, extrêmement bien faite, dans la vraie acception de ce mot. Elle commence comme une comédie, s’assombrit par degrés et devient un drame presque terrible. (Nous ne tenons pas compte, n’est-ce pas ? du dénouement.) Et c’est-à-dire qu’elle va comme la vie, où les fautes commises se présentent d’abord avec leur aspect comique, puis avec leur air sérieux, puis avec leur caractère tragique, quand elles ont développé toutes leurs conséquences. C’est exactement le rythme admirable d’Andromaque, la comédie qui a pour fondement l’observation et la tragédie qui a pour fondement l’observation, finissant toujours par se ressembler, par se rejoindre et par se placer, pour ainsi dire, sur le même plan.

Et il n’y a donc pas entre l’Andromaque et le Tartuffe l’immense abîme que Boileau mesurait du regard ; et pour rire au Tartuffe depuis le commencement jusqu’à la fin, il me semble qu’il faut qu’il soit joué d’une certaine façon, très particulière, compris par le public d’une certaine manière, très spéciale, et qu’il faut, tout compte fait, que ni les acteurs ni les spectateurs n’y comprennent rien du tout.

Je regrette dans ce livre si bien fait des erreurs ou négligences assez fortes. D’abord, pourquoi ne pas donner le texte entier ? Régnier respecte, non pas le texte, mais les coupures que les habitudes des comédiens ont faites dans le texte. Les coupures de MM. les sociétaires sont des choses sacrées. Cependant, si jamais la Comédie-Française s’avisait de jouer Tartuffe intégralement ? Dans ce cas, elle ne trouverait pas, concernant les passages rétablis, les indications précieuses de M. Régnier. Lacune grave.

Encore, pour les coupures du cinquième acte, Régnier indique qu’il les fait. On est averti. Mais il en fait ailleurs sans prévenir personne. Page 45 (acte I, scène ii) quatre vers omis : « À table au plus haut bout… » Page 114 (acte III, scène ii), c’est un peu plus fort. Savez-vous ce que Régnier supprime ? L’entrée de Tartuffe ! « Laurent, serrez ma haire… » ; et la scène commence par le mot de Dorine : « Que d’affectation et de forfanterie… » qui ne se rapporte ainsi à rien du tout. Il faudra réparer cela dans les éditions suivantes.

Quant aux indications pour l’acteur, l’immense majorité en est excellente, pleine de goût. Il n’est que justice de le dire. Elles sont, seulement, trop multipliées. Si l’on jouait selon les indications de Régnier, il n’est pas un hémistiche à qui l’on ne fît un sort. Je me trompe ; une seule fois, à la fin de l’acte V, Régnier indique deux vers à déblayer. Il est entendu que, désormais, on insistera sur tous les vers de Tartuffe et que l’on n’en déblayera que deux, sans plus. Ces deux-là n’ont pas de chance.

Quelques-unes de ces indications sont un peu puériles ; L’acteur saura qu’il faut dire (acte IV, scène vii) :

La modération est grande, je l’avoue,

sur le ton ironique. M. Régnier a mis : « Ironique » en marge.

Il saura aussi ; même scène, que Damis est colère quand il dit :

Comme du ciel l’infâme impudemment se joue !

M. Régnier a mis en marge : « Rageur. » Ne nous trompons pas, mes amis.

Parfois, l’indication n’est que la traduction du texte, et peut-être, à ce compte, était inutile. Quand Orgon dit : « Contes en l’air ! » comme indication, Régnier met en marge : « Tarare ! » Si Orgon avait dit : « Tarare ! » Régnier aurait mis en note : « Chansons ! » Ce sont commentaires à la portée de tous les bons esprits.

Quelquefois l’indication est tout à fait fausse et induirait l’interprète en forte erreur.

Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.

Régnier s’écrie : « Porter tout l’accent de la voix sur le mot Rien. » — C’est absurde. « Ne rien que » était au dix-septième siècle un pur et simple synonyme de ne que, qu’on employait pour l’euphonie ou la commodité du vers, et dire à l’acteur de faire porter tout l’accent de sa voix sur ce rien, c’est jeter tout l’accent de sa voix sur une cheville.

Avec une moitié de gigot en hachis.

Régnier prescrit : « Avec béatitude, en accentuant bien l’h aspirée. » Rendez-vous compte de l’effet. Ici, nous tombons dans le burlesque. La diction simple ne semble pas l’idéal cherché par l’auteur.

Et, malgré ses défauts, l’ouvrage, amoureusement fait, éperdu de bonne volonté et de zèle pieux, constitue une très rare et précieuse édition de Tartuffe, et sera pour les acteurs, les étudiants et les professeurs une excellente ressource.

Racine

La Poétique de Racine, étude sur le système dramatique de Racine et la constitution de la tragédie française, par M. Pierre Robert

Ce livre, bien fait et clairement écrit, ne contient rien de très nouveau ni sur la poétique de Racine, ni sur le système dramatique de Racine, ni sur la constitution de la tragédie française. Il résume, en bon style, ce qu’on a dit de plus pertinent et de plus judicieux sur Racine, son influence, ses disciples, ses ennemis et ses critiques. Il est utile à ce titre, non essentiel. On peut, à la grande rigueur, se passer de l’avoir lu ; mais l’avoir lu n’est point dommage. C’est un bon écrit.

Le seul reproche grave qu’on puisse lui faire, c’est de n’être pas à la hauteur du sujet ; mais qui peut être à la hauteur d’un sujet pareil ? La louange languit auprès des grands noms ; mais la critique la plus distinguée pâlit aussi auprès d’eux.

Les méchants réussissent mieux, en pareille affaire, que les hommes d’intention droite et de cœur pur. Ils s’en tirent par l’irrévérence et la calomnie. « Il en reste toujours quelque chose. » Je connais dans cet ordre de critique, si l’on peut appeler cela de la critique, deux ou trois exemples de succès retentissants.

Tristes succès, succès de scandale, qui ne prouvent qu’un peu d’effronterie bien facile, et une soif honteuse de popularité malsaine.

Et que reste-t-il, vraiment, de ces esclandres, où se plaisent la médiocrité, l’impuissance, la déloyauté, l’improbité littéraire et la basse envie ? J’ai dit qu’il en reste quelque chose, Oui, certes, quelque chose, le jugement indigné de l’honnête homme qui, fort de sa conscience et sûr de son goût, a su dire à l’iconoclaste : « C’est bien à vous, petit ver de terre, petit myrmidon, de vous attaquer à tout ce que les hommes vénèrent ! » Voilà ce qui reste de ces incongruités satiriques qu’on voit éclater de temps à autre dans la république des lettres ; et c’est le châtiment mérité de ceux qui, âmes saines peut-être, au fond jamais égarées par je ne sais quelles passions suspectes, prennent un dangereux plaisir à avoir des opinions particulières, et à ne point répéter ce qu’on a dit avant eux.

M. Pierre Robert est loin de ces chemins périlleux et de ces tentations mauvaises. Il aime Racine ; et il dit qu’il aime Racine. Il admire Racine, et il dit qu’il admire Racine : Je l’en félicite de tout mon cœur, et si, quand on admire Racine, il y a moins de choses nouvelles à en dire (et encore !) que quand on le discute, ce n’est qu’un mérite de plus au critique que de n’avoir pas eu une peur puérile de la vérité !

Et notez que ce genre de courage a encore sa récompense. Car on trouve même du nouveau à prendre ainsi le chemin droit. M. Pierre Robert a dit que Racine était un novateur, un inventeur, un homme qui apportait avec lui un théâtre tout nouveau ; il a dit que Racine était un psychologue expert et pénétrant, un moraliste d’une profondeur et d’une sûreté, d’une exactitude étonnantes ; il a dit que Racine était un « homme de théâtre », un ingénieur et un mécanicien dramatique d’une science, d’une adresse, d’une dextérité incomparables, et que le « métier », chez lui, ce qui est rare, était aussi merveilleux que son génie.

Il a dit tout cela, et c’est ce qu’on a dit beaucoup depuis Racine jusqu’à nos jours, et il ne restait qu’à le dire mieux, ce à quoi M. Robert ne laisse pas de réussir quelquefois.

Mais il a dit de plus que Racine était un poète, et vraiment, voilà ce que depuis trop longtemps on a comme perdu l’habitude de dire, et même de remarquer, et même, je crois, de penser.

En vérité, j’en ai quelquefois assez de ces observations sur Racine où je ne vois que « art suprême dans la conduite des passions » — « naturel » — « observation » — « cœur humain » — « sensibilité ». Voilà qui est bien, et à dire le contraire, ou même autre chose, je n’y songe point ; mais la première qualité d’un poète, même dramatique, il me semble que c’est d’être un poète, et voilà ce qu’à propos de Racine il est rare qu’on songe à dire.

Racine est le plus grand homme de théâtre du xviie  siècle, des siècles précédents et de ceux qui suivent ; mais surtout, mais avant tout, il est un poète, et son immense supériorité, et le charme invincible qu’il exerce sur les imaginations et sur les cœurs sont encore là. Voilà ce qu’il faut se remettre à enseigner, puisqu’on ne l’enseigne plus guère, et à imprimer, puisqu’on ne l’imprimé plus du tout.

À dire vrai, comme dramatiste, sans avoir d’égal, il a des rivaux ; mais comme poète au théâtre, il n’en a pas. Corneille, en tant que poète, est surtout un génie oratoire ; il est éloquent plutôt qu’il n’est vraiment poétique. Voltaire au théâtre a surtout un génie de conférencier ; et avez-vous remarqué que Victor Hugo lui-même, dès qu’il est au théâtre, devient tout de suite beaucoup plus orateur que poète ? Ce sont des plaidoyers brillants ou des considérations éloquentes et un peu déclamatoires sur leurs destinées qu’échangent ses personnages. Il ne faudrait faire une exception que pour Les Burgraves.

Je ne vois guère dans les temps modernes que Shakspeare et Racine, et chez nous que le seul Racine qui, aux grandes qualités : 1º de psychologue et créateur d’âmes ; 2º de dramatiste et homme de théâtre, qui sont les qualités essentielles et sans lesquelles il ne faut pas se mêler de dramaturgie, aient joint la poésie proprement dite, le don poétique, cette imagination d’un ton particulier, cette façon brillante et charmante de voir ou d’inventer les choses, qui est ce qu’on appelle par tout pays la poésie.

C’est plus facile à sentir qu’à définir. Mais ne sentez-vous point que quand vous dites de Corneille que c’est un poète, vous entendez surtout que c’est un créateur, un producteur puissant d’êtres, d’événements et de combinaisons d’événements ; tandis que quand vous dites de Racine que c’est un poète, vous entendez un peu cela, mais surtout tout autre chose ? Corneille est un poète, Racine est poète ; et voilà précisément la différence. Shakspeare est un poète et en même temps il est poète. Vous voyez très précisément ce que je veux dire.

Racine est poète, et il l’est, ce me semble, de toutes les façons dont il est possible de l’être. Il est poète dans sa manière de prendre les sujets, dans sa manière de concevoir les personnages et dans sa manière d’écrire.

Ses sujets sont poétiques, ou il les prend par le côté poétique.

On a remarqué le goût de Corneille pour l’histoire, et M. Brunetière, avec une grande pénétration de critique, a fort ingénieusement montré que ce goût vient en partie du penchant qu’a Corneille à peindre les miracles de la volonté, l’histoire, ou ce qui en reste dans la mémoire des hommes, c’est-à-dire encore l’histoire, n’étant composée que des grands efforts et des actes extraordinaires de la volonté humaine.

Voilà une vue très juste. Il y faut ajouter que les héros historiques sont plus naturellement orateurs, ayant, mêlés à leur vie, de grands intérêts généraux à soutenir et à défendre, de grands desseins à exposer et à déployer devant les hommes.

La tragédie de Corneille est historique pour bien des raisons, dont l’une est que Corneille est un génie oratoire.

On a remarqué le goût très vif et sans cesse renaissant de Shakspeare pour la féerie. C’est qu’il est poète, et que la féerie est un pays enchanté où se promène, se divertit, s’égaie et s’amuse éperdument sa libre et capricieuse imagination de poète. Racine, lui, a peu aimé l’histoire et a adoré la mythologie, à quoi il y a plusieurs raisons que j’ai données, ici et là, à l’occasion. Mais la principale raison, c’est qu’il est poète.

La mythologie, c’est sa féerie à lui, poète classique. C’est le domaine du merveilleux et le merveilleux domaine où son imagination de poète ouvre ses voiles. Sertorius est beau, si l’on veut ; mais Hercule, Thésée et Achille le sont bien autrement pour un poète. Ils sont indéfinis, ils sont, je ne dis pas démesurés, ce n’est pas ce qui en plairait à Racine, mais ils sont à la mesure que le poète veut leur donner. Le monde d’Homère : Pyrrhus, Andromaque, Agamemnon, Achille, Ulysse, Ilion, le Scamandre, la mer Égée, les mille vaisseaux ; le monde d’Euripide : Clytemnestre, Iphigénie, Oreste, Thésée, Hippolyte, Phèdre, l’Euripe, l’Élide, le Labyrinthe, le Minotaure, les flots brillants de la mer de Crète, voilà la féerie de Racine. Voilà où il habite par la pensée, par la lecture, par la mémoire, par les vers ïambiques ou hexamètres, attiques ou ioniens, qui chantent éternellement dans son souvenir.

Songez donc qu’il s’y enfonçait de plus en plus, dans le monde de la féerie antique, dans ce monde né de l’imagination brillante et finement fantasque des poètes grecs. Songez que vers la fin, il hasardait le merveilleux pur, le miraculeux mythologique, le miracle hellénique. Il hasardait, en l’atténuant, le miracle d’Iphigénie sauvée par Diane ; il hasardait le miracle d’Hippolyte tué par Neptune.

Et il allait pousser plus loin encore, dans le même sens, toujours attiré vers le monde poétique de l’ancienne Grèce. Il allait vers une Iphigénie en Tauride ; il allait faire une Alceste.

Et plus tard, devenu dévot, ou plutôt redevenu chrétien, c’est à la poésie puissante des livres bibliques qu’il allait demander ses dernières inspirations, et les plus sublimes.

Et là encore, c’est du côté de la poésie qu’il va, non du côté de l’histoire. Corneille fait Polyeucte, c’est-à-dire il a la vision de cet immense fait historique qui est l’établissement du christianisme ; Racine fait Athalie, c’est-à-dire il a la vision, et combien complète et puissante, de cet être inquiétant, singulier et formidable qui est le prophète hébreu.

Quand son sujet n’est pas poétique en lui-même, Racine le prend par le côté poétique. D’une intrigue de sérail il fait, dans une pièce mal composée du reste, cette histoire romanesque de la mort de Mithridate, le vieux roi, vaincu sur le champ de bataille, trahi dans sa maison, toujours, non seulement indomptable, ce qui est cornélien, mais toujours tout entier, gardant tous les penchants de sa nature complexe, grand roi et sultan, héroïque et perfide, généreux et sensuel et cruel, marchant à Rome et étranglant une sultane infidèle. Autrement dit, il écrit une histoire orientale, curieuse, subtile et troublante, avec ce goût des choses d’amour et de guerre en pays lointains et confus, qui est goût de poète, goût de chercheur de sensations inconnues et rares.

Mêmes remarques à faire sur Bajazet, cette audace qui a étonné, cette incursion aux secrets mystères du sérail et du harem. Certainement Racine a un fond solide de psychologie humaine, de psychologie générale et universelle qui est de tous les temps et de tous les lieux ; certainement encore le fond de son drame est toujours une pure et simple « comédie », c’est-à-dire, pour prendre l’excellente définition de Fénelon, « une étude des mœurs des hommes dans la condition privée ». Seulement, sur ce fond solide, il jette son imagination de poète ; seulement, cette matière commune et générale (qui, du reste, n’est plus « commune » chez lui, parce qu’il la connaît mieux qu’un autre), il la prend d’un certain biais ; il la fait entrer dans des sujets poétiques, il la mêle à des événements brillants singuliers et rares où l’imagination retrouve son compte et son plaisir, à des aventures irréelles, ou qui sortent du commun, qui sont un amusement, une joie et une excitation divertissante du sens artiste.

C’est sa manière de compenser, si je puis dire, ou bien plutôt d’illustrer, son bon sens ferme, sa vue nette et précise des passions humaines dans leur exacte réalité. Et vraiment, sans cela, il ne serait qu’un grand poète comique qui ferait des comédies qui finissent mal.

Poète encore, il l’est dans sa manière de concevoir les personnages. N’avez-vous pas remarqué qu’il les agrandit toujours sans les déformer ? C’est le propre même du poète. Ce grand orateur de Corneille agrandit toujours les siens en les déformant. C’est le propre de l’éloquence, disait Isocrate, de faire grandes les choses petites. Oui, mais par je ne sais quel effort, où se montre la verve, la vigueur, la maestria de l’auteur, plus que toute autre chose. La poésie, elle, agrandit tout d’une manière naturelle, sans rien déformer, ni gonfler, ni boursoufler. Elle surélève, simplement, comme un mirage.

Ces personnages de Racine sont grands en gardant leurs proportions et leurs allures. Ils ont, seulement, une vie plus pleine, plus complète, plus profonde que la nôtre. En d’autres termes ils sont des hommes pensés par un poète, non des hommes soufflés par un orateur.

Et, encore, comme tout à l’heure, c’est pour cela qu’ils ne sont pas comiques, alors que par leurs passions, qui ne sont presque jamais héroïques, mais qui sont tout simplement les nôtres, ils pourraient, presque ils devraient l’être. Pyrrhus, Oreste sont des amoureux naïfs et rageurs, comme vous et moi. Mais ils ont — non seulement quand l’action engagée montrera que leurs passions sont violentes à amener des suites funestes, et que par conséquent il n’y a pas de quoi rire — ils ont dès le commencement, ils ont dès qu’ils paraissent, une manière d’être, non pas héroïque, non pas fastueuse, mais grande, haute et forte, puissante et pleine, qui les montre tout de suite hommes comme nous, mais plus que nous. C’est Oreste disant simplement, mais avec quelle mélancolie profonde !

Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.

C’est Pyrrhus disant, sans étalage de philosophie historique, ni d’élégie sur les misères humaines, mais enfin, cependant, un peu comme Scipion murmurant un vers d’Homère sur les ruines de Carthage :

Je songe quelle était autrefois cette ville
Si superbe en remparts, en héros si fertile,
Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers.

Vous pouvez poursuivre ce point de vue, en prenant chaque personnage en son commencement, c’est-à-dire non pas au moment où l’action elle-même lui a communiqué la grandeur de l’infortune, ou de la passion ardente, ou du grand dessein à poursuivre ; mais au moment où il n’est encore que lui-même, s’exposant simplement à nous et se rendant compte de soi. Vous trouverez partout cette impression de la grandeur, du plus complet, de la vie supérieure, quoique parfaitement naturelle. Songez au « Je suis vaincu » de Mithridate.

C’est tout simplement ce que les contemporains de Racine appelaient « la noblesse » et quelquefois « la pompe ». Quelles « pompeuses merveilles ! » disait Boileau. Ces mots n’étaient pas très heureux, et la mauvaise impression qu’ils ont produite plus tard a fait tort à Racine lui-même. Mais les contemporains avaient raison cependant. Ils trouvaient que ces personnages, quelque semblables à nous qu’ils fussent, avaient un air qui n’était point tout à fait le nôtre, avaient une âme qui, tout en ressemblant à nos âmes, était plus riche. Eh oui ; c’étaient des hommes observés par un moraliste, puis recréés et revivifiés et illustrés, et illuminés par un poète ; et ce que les contemporains de Racine appelaient la « noblesse » était tout simplement la poésie.

Et je ne m’étendrai pas beaucoup sur Racine poète par sa manière de dire les choses, poète dans son style. En cela il l’est excellemment, et, non pas le plus grand mérite, mais le mérite éclatant de Racine, le mérite particulier et unique de Racine, est d’avoir dans une mesure juste et avec un sentiment infiniment sûr des nécessités du genre, fait entrer le style poétique dans l’œuvre de théâtre.

Avant lui on n’était pas poète au théâtre, dans le vrai sens du mot. On était orateur, on était « narrateur » aussi, très souvent, et parfois d’une manière très remarquable. Les plus beaux discours et les plus beaux récits que je connaisse sont dans Corneille ; Remarquez-le, on était lyrique, aussi, quelquefois, non sans succès. Et pour être sincère et complet, je reconnais qu’il y a même, dans Corneille, de beaux vers de poésie pure, de temps en temps. C’est dans Le Cid qu’on trouvera :

Je cherche le silence et la nuit pour pleurer,

et encore :

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles.

Mais en général, avant Racine, les vers du poème dramatique sont une prose robuste, puissante, tendue et par moments magnifiquement éloquente.

Je ne vois qu’un pauvre petit poète dramatique, contemporain de Malherbe, Montchrétien, qui ait eu au théâtre ou plutôt dans ses tragédies, car il n’a guère été représenté, que je crois, le style poétique, un peu trop fleuri et même fardé par endroits, mais véritablement poétique, en sa grâce frêle et en son imagination un peu maniérée et euphuïste. Seulement les tragédies de Montchrétien n’étaient pas des tragédies.

Les tragédies de Racine sont des tragédies, et elles sont écrites en style poétique. Non pas constamment, et cela serait absolument contraire aux lois du genre. Mais les personnages de Racine sont des hommes qui sont capables de s’exprimer en style poétique aussitôt que leur passion les exalte et les échauffe, et ils n’y manquent jamais. Les personnages de Racine sont des hommes qui ne s’expriment pas en poètes continuellement ; mais chacun contient un poète prêt à s’exprimer en style poétique dès que son imagination sera excitée par une passion vive.

C’est ainsi que la tragédie de Racine n’est nullement une élégie ; mais que l’élégie, courte, comme il est nécessaire au théâtre, mais enfin l’élégie éclate, au moment où il faut, dans la tragédie de Racine, et y jette ses mots puissants et évocateurs, ses images vives et pénétrantes, ses mouvements passionnés, en un mot sa langue ; son style et ses rythmes poétiques, en un mot sa poésie. C’est ainsi qu’Antiochus dira :

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Et Junie :

Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tous plaisirs. Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

Et Bérénice ces vers merveilleux de grâce, d’éclat et d’harmonie, où non pas seulement l’art de Racine s’exprime, mais aussi l’âme de Bérénice, son ravissement naïf et charmant d’amoureuse qui vient de voir son ami dans toute sa gloire, et de grisette dont l’amant vient d’être décoré :

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
Ce port majestueux, cette douce présence…

Et Andromaque, qui, certes, ne songe pas à « faire une description » ; mais qui, pour se raffermir et se renfoncer dans la haine de Pyrrhus, appelle à son secours des souvenirs de Troie, s’exalte à cette lugubre ressouvenance, et laisse se faire en son esprit, plutôt qu’elle ne le fait, ce tableau, prodigieux en sa sobriété, du carnage suprême :

Songe, songe, Céphise…

Au fond, sans y penser, ce qu’elle dit, c’est : « Songe, Andromaque… »

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert, échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants ;
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue ;
Voilà comme Pyrrhus s’est offert à ma vue !

Ai-je besoin de vous dire que, si je continuais, ce serait la moitié du rôle de Joad et de tout le rôle de Phèdre qu’il me faudrait transcrire ainsi, pour vous donner des exemples de ce que j’appelle le style poétique de Racine ?

Car, à mesure qu’il avançait, il osait davantage en ce sens. Il comprenait qu’il avait fait entrer, à peu près pour la première fois, la poésie dans le théâtre, et sans la prodiguer jamais, sans la mettre jamais là où il n’était pas naturel qu’elle éclatât, toujours surveillé par son goût de la mesure, et par son sens dramatique si sûr, et par son instinct scénique infaillible, cependant — et le récit de Théramène en est un signe — c’était à faire encore plus large au théâtre la part de la poésie proprement dite et de l’imagination, que de plus en plus il inclinait.

Oui, Racine est un grand dramatiste, mais c’est d’abord, c’est surtout, peut-être, un grand poète qui s’est trouvé avoir le goût du théâtre.

Oui, Racine est poète avant toutes choses ; c’est avec La Fontaine (immédiatement après si vous voulez) le plus grand poète du xviie  siècle.

Je hasarde ce paradoxe que Racine est un poète. C’est que, avec toutes ces dissertations sur le sens psychologique de Racine ou sur la technique de

Racine, en vérité, c’est dire que Racine est un poète qui recommence à devenir nouveau. Je propose comme sujet de thèse ce propos singulier, ou au moins inaccoutumé : « Racine considéré comme poète. »

Je me trompe, cette thèse, M. Pierre Robert l’a faite, en un chapitre très juste de ton et très fin de style. Mais ce chapitre, il l’aurait fait un peu plus long, beaucoup plus long, que je ne m’en plaindrais pas ; et peut-être eût-ce été la vraie manière de renouveler le sujet.

Racine cornélien

M. Martinenche a consacré à sa Comedia espagnole et à son influence sur la tragédie et la comédie française un excellent livre qui jette une vive lumière sur notre histoire littéraire dramatique de 1630 à 1660 et qui complète fort heureusement les belles études de M. Morel Fatio sur la Comedia espagnole au xviie  siècle. Le sujet est d’importance ; car si l’on considère ce point seulement qu’avant Le Cid la tragédie française n’existait point et que, du moment que Le Cid fut né, elle exista, et que Le Cid a donné comme sa marque à toute la tragédie cornélienne et à une partie, il faut bien le reconnaître, de la tragédie racinienne, et que Le Cid est une imagination tout espagnole, on conviendra que nous devons quelque chose, et quelque chose d’assez beau, à la littérature espagnole. Ce n’est pas à propos du Cid que l’on a dit de Corneille :

Le soleil s’est levé ; retirez-vous, étoiles !

Mais c’est à propos du Cid qu’on l’aurait dû dire. Or, ce soleil-là, ce n’est pas de l’autre côté du Rhin ni de l’autre côté de la Manche, c’est d’au-delà des Pyrénées qu’il s’était levé.

Pour ne pas laisser en arrière un scrupule ou un étonnement dans l’esprit de mon lecteur, je m’explique tout de suite sur ce qui reste, selon moi, de cornélien, et par conséquent d’espagnol dans le théâtre de Racine, que je conviens, du reste, qui n’est presque pas espagnol ni cornélien. Encore l’est-il par maint endroit, et peut-être M. Martinenche l’aurait-il pu indiquer en passant. Le ressort dramatique que les Espagnols ont donné aux Français, c’est le point d’honneur, le pundonor, comme ils disent. Or, le pundonor se retrouve dans Racine, çà et là, mais très nettement, comme il était assez naturel en un temps très différent, certes, de l’époque des duels de la place Royale, mais qui, après tout, n’en était pas si éloigné qu’il ne restât encore quelques traces de la génération précédente.

L’homme et la femme à pundonor, le « généreux » et la « généreuse » se retrouvent dans le théâtre de Racine assez fréquemment et ne laissent pas de faire quelque dissonance dans ces drames de la passion pure et de l’être humain gouverné, meurtri et brisé par les passions et ne les gouvernant pas ; mais aussi ils rehaussent en quelque sorte et relèvent comme au-dessus de son niveau ordinaire cette tragédie qui risquait bien, il faut le reconnaître, d’être une manière de drame physiologique sous le glacis d’un vers élégant, si ces réminiscences de l’âme cornélienne ne s’y étaient comme glissées par moments d’une façon assez opportune.

Il y a des souvenirs de l’esprit cornélien, de « cet esprit qu’il avait sublime », comme dit La Bruyère, dans Andromaque (surtout et avant tout), dans Britannicus, dans Bérénice, dans Iphigénie et dans Phèdre, peut-être ailleurs ; mais voilà qui suffit bien pour le moment, et la clef vous étant donnée, vous pourrez poursuivre cette petite enquête par vous-même à travers les autres tragédies de notre immortel poète.

Pour commencer par Andromaque, il est presque évident que c’est la veuve d’Hector qui est la plus cornélienne des héroïnes de Racine. C’est la Cornélie de Racine. Et comment n’a-t-on jamais, à ma connaissance, fait ce rapprochement et montré combien Racine devait à La Mort de Pompée pour son Andromaque ? Il faut faire ce parallèle. Je n’ai pas le temps.

« Et maintenant, qu’est-ce que vous feriez à ma place ? demande André Lagarde à d’Estrigaud. — Je ne déclamerais plus. — Oh ! c’est bien fini ! » Voilà la chose en gros. Andromaque est une Cornélie qui ne déclame plus. C’est bien fini ; jusqu’à ce que ça recommence :

Et Andromaque a très nettement le pundonor. Elle a la passion, d’abord ; elle est la veuve amoureuse de son mari ; c’est bien entendu ; elle a l’honneur, ensuite, proprement dit ; c’est bien entendu aussi ; mais elle a le point d’honneur encore, c’est-à-dire ce qui est à l’honneur ce que la maladie du scrupule est à la religion, une délicatesse et une susceptibilité ombrageuse et inquiète de la conscience ; et c’est ceci précisément qui est cornélien. Écoutez-la de temps en temps.

Remarquez-vous d’abord comme elle prodigue, jusqu’à produire une manière de satiété, le nom d’Hector, le souvenir d’Hector, l’évocation d’Hector. « Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche ! » dit quelque part Pyrrhus. Il doit lui faire tort d’une cinquantaine de fois ; car Andromaque ne peut pas prononcer une phrase sans que le mot d’« Hector » ou de « mon époux » y soit enchâssé. Cela a une raison particulière au point de vue du ton et de la couleur du rôle, j’en parlerai une autre fois. Mais, au point de vue strictement psychologique, c’est le signe d’une certaine tension d’esprit et de volonté. Andromaque s’excite et s’entraîne ; elle se pique et elle se bute et elle « se monte de parole. » Elle n’aurait pas besoin de cela ; mais elle a si grand-peur de n’en pas faire assez pour sa « gloire » qu’elle se rappelle elle-même à l’ordre à tout moment ; Cette insistance est extrêmement significative :

Mais voyez ceci, non pas plus caractéristique, mais plus explicite :

Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?
Aurait-elle oublié vos services passés ?
Troie, Hector contre vous révoltent-ils son âme ?
Aux cendres d’un époux, doit-elle enfin sa flamme ?

« Doit-elle ? » Andromaque, tout son rôle le marque assez, n’agit que par passion, comme toutes les héroïnes de Racine ; mais elle croit agir par devoir et se plaît à le croire et à le dire. « L’honneur » d’une veuve est de ne pas épouser le fils de l’homme qui a tué son mari. Hermione est libre de placer son cœur où elle l’entend ; Andromaque ne l’est pas. Elle « doit » une flamme à des cendres, ce qui du reste est une métaphore trop bien suivie. Andromaque est une fille de Racine qui se prend de temps en temps pour une fille de Corneille.

Ces illusions — courtes — sont, du reste, fréquentes dans Andromaque, même dans d’autres rôles que celui d’Andromaque. Remarquez-vous Hermione disant :

Si je le hais, Cléone, il y va de ma gloire

Bien ! la voilà faisant du pundonor. Seulement elle ajoute tout de suite :

Lui qui me fut si cher, lui qui m’a pu trahir !
Ah ! je l’ai trop aimé pour ne point le haïr.

Ce qui veut dire : « Je le hais de l’avoir aimé et de l’aimer encore », et ce n’est plus cornélien du tout ; c’est humain tout simplement ; mais Hermione a cru un moment avoir de la fierté ; elle s’est prise pour une Chimène.

Revenons à Andromaque.

Chez Andromaque, cette illusion que je dis dure toujours un peu plus longtemps. On vient de lui dire que Pyrrhus a oublié toute animosité de Grec contre Troyen, qu’il ne se souvient plus ni d’Achille ni de ses propres exploits. Elle s’écrie :

Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus !
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé…

Elle s’excite à ce souvenir ; elle s’enfonce dans son entêtement de rancune en faisant sonner à ses oreilles la voix du devoir. Et cela dure un peu plus longtemps que quand c’est Hermione qui fait ce même effort. Je n’ai pas besoin de dire que Racine n’est cornélien que quelques instants, et redevient Racine assez vite. Tout le reste du couplet n’est nullement devoir et point d’honneur, mais sentiment tout pur et passion profonde.

Notez encore quelques vers de la dernière scène où Andromaque paraît. Certes, dans cette dernière scène, Andromaque est tout entière à ses deux passions qu’elle a fini par concilier : amour pour son époux, amour pour son fils ; mais elle donne encore en passant le nom de devoir à ces deux passions :

Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D’une infidèle vie abrégera le reste,
Et sauvant ma vertu, rendra ce que je dois
À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.

Est-ce que cela sonne assez le Corneille ? Notez de plus qu’Andromaque n’est pas cornélienne, de temps en temps, seulement pour son compte. Elle est cornélienne ; mais aussi elle excite Pyrrhus à être cornélien.

Elle excite cette brute sensuelle à devenir un cavalier espagnol. Elle lui fait un cours de point d’honneur. Voici ce cours. Il est du plus pur goût de 1638 :

Non, non ! D’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
Sans me faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile,
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille !

Autrement dit : « Soyez un Éviradnus ! » Si Pyrrhus était de 1638, il répondrait sûrement :

D’un si cruel effort quel fruit puis-je espérer ?
La gloire de montrer à cette âme si belle
Que je puis l’égaler, que je suis digne d’elle,
Qu’elle m’était bien due, et que l’ordre des cieux,
En me la refusant, m’est trop injurieux.

Mais Pyrrhus ne répond pas cela du tout ; « Pyrrhus n’avait pas lu nos romans », comme dit Racine. Pyrrhus n’avait pas lu Corneille ; mais Andromaque n’avait pas laissé de les parcourir. C’est pour cela qu’elle dit encore à Pyrrhus :

Jadis Priam soumis fat respecté d’Achille.
J’attendais de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ;
Malgré lui-même, enfin, je l’ai cru magnanime.

Ce qui veut dire ceci : « Mais soyez donc un Sévère, et faites donc toujours ce qui vous coûte le plus : c’est la vraie morale de l’honneur. Après tout, c’est ce que je fais moi-même. »

Voilà ce que j’appelle des réminiscences cornéliennes dans une pièce qui, du reste, est beaucoup plus une réaction contre le système cornélien qu’une application de ce système, mais encore faut-il tout comprendre.

Dans Britannicus, on ferait quelques remarques semblables, déjà moins nombreuses. Une première remarque est à faire, très importante : c’est que, dans le rôle de l’homme vertueux, de Burrhus, il n’y a pas un mot de devoir et d’honneur. Burrhus ne fait appel qu’à la sensibilité et à la pusillanimité de Néron. C’est que Burrhus, dans la pensée de Racine, n’est nullement ni un héros, ni un pédant. C’est un homme d’État. Il a des manières de phrases de diplomate avec Agrippine au premier acte. Avec Néron, qu’il connaît, il ne fait nullement un cours de morale. Il lui représente que ce n’est pas un métier commode que celui de tyran, et que, comme a très bien dit Quinet : « Quand on veut faire de la terreur, il faut être décidé à en faire toujours », et que, pour cela, il faut être sans pitié et surtout sans peur. Il ne compte un peu que sur la faiblesse de Néron.

Laissons donc complètement de côté Burrhus. Mais il y a ailleurs quelques traces du souvenir de Corneille. Britannicus, dans la grande scène viii de l’acte III, représente précisément le héros cornélien en face de l’homme qui ne croit qu’à la force. Britannicus dit à Néron : « Chacun devait bénir le bonheur de votre règne », à quoi Néron réplique : « Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne ! » Britannicus dit, en homme (qui ne voit rien de plus malheureux que d’être indigne de la personne qu’on aime) : « Je connais mal Junie ou de tels sentiments ne seront pas pour lui plaire. — Ça m’est égal, répond Néron. — Pour moi, reprend Britannicus, quelques périls qui me menacent, sa seule inimitié me peut faire trembler. » Et voilà le vrai langage d’un cavalier de 1640. Et Britannicus résume bien la métaphysique amoureuse de la même date par le vers final : « C’est ainsi que Néron sait disputer son cœur ! » Traduisez : « Quel maroufle ! Pour se faire aimer d’une femme, il la fourre en prison, elle, d’un côté, et de l’autre celui qu’elle aime ! Voilà un homme qui n’a point fréquenté en l’hôtel de Rambouillet. Il ne se contente pas d’être un tyran ; il va jusqu’à être un homme de mauvaise compagnie. Ah ! Fi ! »

Il y a un autre passage bien curieux au point de vue de l’esprit cornélien qui règne encore dans le public et qu’il s’agit de ménager, de ne point blesser. Il y a une scène cornélienne que Racine ne fait pas ; mais qu’il s’excuse de ne point faire. C’est ce qu’on pourrait appeler faire du Corneille par prétérition. Britannicus a été reçu et écouté froidement par Junie. Vous savez pourquoi ; c’est parce que Néron écoutait à la porte. Mais Britannicus ne le sait pas et il vient faire des reproches à Junie : « Vous ne m’aimez plus ! Vous aimez Néron ! Volage ! Infidèle ! » Junie lui répond :

Dans un temps plus heureux, ma juste impatience
Vous ferait repentir de votre défiance.
Mais Néron vous menace. En ce pressant danger,
Seigneur, j’ai d’autre soin que de vous affliger.
Néron nous écoutait.

C’est-à-dire que Junie se retourne du côté du public et lui dit : « Oui, je sais bien la scène que vous attendez. Depuis 1630, quand un “amant” se permet de douter de la fidélité, de la loyauté de sa “maîtresse”, celle-ci l’en punit par un prompt courroux et lui dit qu’elle ne lui fera pas l’honneur de se justifier. C’est de règle. Cette scène-là, cependant, je ne la ferai pas ; elle est peut-être un peu surannée. Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps. Comme il arrive toujours en pareille matière, démodée dans la tragédie, elle se réfugie dans la comédie. Molière l’a faite il y a trois ans dans Le Misanthrope… Vous murmurez ? Vous dites que je vous la dois tout de même. Eh bien, je vous fais remarquer que je n’ai pas le temps. Néron va venir. Les moments sont chers. Il faut que je tire tout de suite Britannicus d’erreur. » Le public a satisfaction. On n’a point fait la scène obligatoire, mais l’on s’est excusé de ne la point faire et on a donné les raisons pourquoi on ne la faisait pas. On a exprimé ses regrets. « Impossible. Mille regrets. » L’hommage à Corneille est rendu.

Dans Bérénice on trouve encore du Corneille adouci, attendri ; mais du Corneille. Avez-vous remarqué cet « exemple à l’univers » que Bérénice prétend donner ?

Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse…

La douce Bérénice parle comme Auguste : « Ô siècles ! ô mémoire !… » Simple style traditionnel, direz-vous. — Non pas seulement cela. Les héros de Corneille sont gens qui posent devant la postérité et que la gloire console de tout et l’idée qu’on parlera d’eux. La douce Bérénice n’est pas du tout de leur famille, oh ! non ! Mais encore elle trouve une ombre de consolation à prendre un instant leur esprit ou à se persuader qu’elle le prend. « On nous plaindra ; on parlera de nous avec des plaintes et des larmes. C’est une gloire. Ce n’est pas la grande gloire, celle qui consiste à se sentir admiré. C’en est une encore. Nous ne sommes pas les héros de l’héroïsme ; nous sommes les héros de l’amour malheureux. Les peuples “gardent” pêle-mêle le souvenir des uns et des autres, et ce qui console les Césars mourants doit consoler les Joséphines répudiées. » Mais ceci n’est qu’un trait, et s’il n’y avait que cela de cornélien dans Bérénice, je ne vous aurais pas parlé du tout de Bérénice. Mais songez donc qu’il y a tout un rôle cornélien dans Bérénice et cornélien dans le sens espagnol du mot. Il y a le rôle d’Antiochus, qui est, du reste (qu’on me pardonne si je semble paradoxal, sur ce que je suis, du moins, très sincère), qui est, du reste, le personnage le plus important de Bérénice. Mais certainement ! Titus excite une certaine pitié, Bérénice en excite une grande. Mais le rôle et qui excite une forte pitié aussi et qui est tout plein de sacrifices, d’héroïsmes charmants et de délicatesse exquise, c’est celui d’Antiochus. Comment pouvez-vous admirer Cyrano dans le Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, et ne pas admirer l’Antiochus de Bérénice ? C’est le même rôle ! Comment pouvez-vous estimer singulièrement le Sévère de Polyeucte et ne pas sincèrement estimer Antiochus ? C’est le même rôle, avec cette différence seulement qu’Antiochus a la délicatesse d’héroïsme plus raffinée et plus délicieuse que celle de Sévère. Antiochus est le Sévère de Bérénice, l’amant sacrifié qui se sacrifie lui-même et qui sert les intérêts de son rival, tant il a d’amour et aussi d’honneur, et tant la générosité domine en lui, je dis mal, pénètre en lui tous les sentiments qui sont en lui. C’est le généreux de 1640 par excellence.

Voyez… D’abord Racine vous prévient que le rôle d’Antiochus est dramatique, essentiellement dramatique. Il vous en avertit avec soin, ce qui prouve au moins qu’il le juge tel :

Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage
De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.
Et je respire encor ! Bérénice ! Titus !…

Vous n’êtes pas forcés d’être de l’avis de Racine. Mais encore faut-il bien faire attention à l’opinion que Racine exprime ainsi relativement au rôle d’Antiochus. Quoi qu’il en soit, venons au rôle lui-même.

Il est comme calqué, en ses lignes générales, au moins, sur celui de Sévère. Il en est comme un reflet adouci, mais non pâli et tant s’en faut. Comme Sévère dit :

Adieu, je vais chercher, au milieu des combats,
Cette immortalité que donne un beau trépas,
Et remplir dignement par une mort pompeuse
De mes premiers exploits l’attente avantageuse.

De même Antiochus dit à Bérénice, moins la pompe, et avec cette délicatesse de bien prévenir qu’il ne cherchera pas à troubler le repos de Bérénice par le fracas d’aventures retentissantes :

Adieu : je vais, le cœur trop plein de votre image,
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur
Remplisse l’univers du bruit de mon malheur.
Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore,
Vous fera souvenir que je vivais encore.

Il est délicieux de générosité chevaleresque et d’amour délicat dans la mission qu’il a à remplir auprès de Bérénice. Vous vous rappelez cette situation qui est une des plus piquantes qui soient au théâtre. Antiochus, qui aime Bérénice, est chargé par Titus d’annoncer à Bérénice que Titus ne peut pas l’épouser. C’est donc avec une secrète joie et le cœur plein d’espoir qu’Antiochus aborde Bérénice. Mais il a le cœur si bien placé et si haut placé que ce qui domine tout en lui, c’est la douleur de la peine qu’il va faire à Bérénice. Il recule au moment de l’aborder. Il l’éviterait même, si elle ne se portait elle-même à sa rencontre. Il cherche à lui échapper. Il faut qu’on le retienne. Il faut qu’on le somme de parler, et quand il a dit le mot fatal, ah ! que cela est charmant ! non seulement il ne parle pas de lui, non seulement encore il ne cherche pas à consoler Bérénice par les paroles usitées en pareilles circonstances, mais il fait l’éloge de son rival et de l’amour de son rival :

Tout ce que dans un cœur sensible et généreux
L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,
Je l’ai vu dans le sien. Il pleure, il vous adore.

Et quand il est seul avec son confident, ce qui est plus significatif — parce qu’alors c’est comme un monologue et nous voyons son âme toute pure, et non pas l’âme qu’on se fait dans le monde par respect humain — il est encore d’une tendresse délicate qui est ravissante : Je vais partir. Si je restais, je serais tout entier avec la peine de Bérénice. La pauvre femme !

Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir.

Cependant attendons quelques heures. Si elle en était malade ! si elle en mourait !

Va voir si la douleur ne l’a point trop saisie,
Cours ; et partons du moins assurés de sa vie.

Il ne songe qu’à elle, qui ne l’aime point. Il est tout entier avec une douleur qui vient d’un amour dont il n’est point l’objet et qui l’offense. C’est la fleur des chevaliers français. C’est un Sévère plus tendre et plus ingénieux dans la tendresse. Suivez tout le rôle jusqu’à la fin. Voyez particulièrement l’exquise scène iv de l’acte III. Tout ce personnage et tout ce rôle sont adorables, et ils n’existeraient point si le goût espagnol et le goût cornélien n’avaient point passé par là.

Et enfin, dans ses dernières tragédies, Racine retient encore quelque chose du goût de 1640 ; mais on dirait que ce goût, il n’en a plus tout à fait le sentiment. Il devient chez lui procédé, procédé que (ne cessons jamais de le dire) il emploie très rarement ; mais enfin, quand il l’emploie, ce n’est plus avec la même aisance que quelques années auparavant. C’est un système dramatique auquel il emprunte, au besoin, un rouage utile ; mais ce n’est plus qu’un système, quelque chose de figé et un peu raidi à quoi il emprunte un rouage, quelque chose de froid et un peu sec. Ainsi il y a du cornélianisme dans Iphigénie, mais du cornélianisme comme en formule. Vous savez qu’en 1635-1650, il y avait comme une hiérarchie des sentiments, relativement à la manière dont un honnête homme les devait éprouver. Il y avait l’amour de la vie, l’amour de la dame élue et l’amour de l’honneur. Et l’on devait préférer sa dame à la vie et son honneur à sa dame.

Pour venger son honneur, il perdit son amour ;
Pour venger sa maîtresse, il a quitté le jour,
Préférant, quelque espoir qu’eût son âme asservie,
Son honneur à Chimène et Chimène à sa vie.

1º L’honneur, 2º l’amour, 3º la vie : voilà la hiérarchie.

Elle se retrouve dans Iphigénie. La fille d’Agamemnon expose cela ex professo, très congrûment : elle dit à Achille (III, vi) : Faites donc attention. Vous dites que je ne vous aime pas. Faites donc attention ! Quand il s’agit de mourir, je n’ai point pleuré, je n’ai point « pâli ». J’ai été « comme indifférente ». Quand il s’est agi de votre inconstance, dont on m’apportait la fausse nouvelle, j’ai éclaté en colère et en imprécations.

Ah ! que vous auriez vu, sans que je vous le die,
De combien votre amour m’est plus cher que ma vie !

Mais encore quand il s’agit de la gloire de la Grèce (Cf. sc. ii du iv), je mets au-dessus et de ma vie et de mon amour l’honneur de me sacrifier pour elle : 1º l’honneur, 2º l’amour, 3º la vie. J’observe la hiérarchie consacrée. Je suis une pure « cornélienne ». Elle l’est, d’une façon un peu systématique et qui sent l’effort.

Cette hiérarchie, elle s’établit encore très nettement dans la très belle scène où elle supplie son père (IV, iv) :

Et si je n’avais eu que vie à défendre,
J’aurais su renfermer un souvenir si tendre.
Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur,
Une mère, un amant attachaient leur bonheur.

Mais, du reste, s’il le faut absolument, comme on met l’amour au-dessus de la vie, on mettra l’honneur au-dessus de l’amour ;

Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux,
Ne fera point rougir un père tel que vous.

La hiérarchie est-elle assez nette ? Tout le rôle d’Iphigénie est conçu, correctement, exactement, précisément en conformité avec cette hiérarchie traditionnelle. Il est comme ajusté. C’est peut-être pour cela, entre autres raisons, que, tout en étant très beau, il est un peu plus froid à notre goût que celui de la tragédie d’Euripide.

Et enfin, dans Phèdre, que je reconnaîtrai très bien qui est la pièce la moins cornélienne de Racine, il y a du cornélianisme dans le rôle d’Aricie, et du cornélianisme un peu inutile, un peu inattendu, un peu hors propos, et un peu plaqué comme une pièce de gazon dans un parterre. Aricie nous explique qu’elle aime Hippolyte à la Corneille, avec les raisons cornéliennes de l’amour, non par le cœur, mais par raison et dans l’intérêt de sa gloire. C’est très curieux. Elle a l’air d’une élève d’Émilie qui récite sa leçon. Qu’est-ce que ça nous fait qu’elle aime de cette manière-là ? Elle aime son cousin qui est très aimable, dans le vrai sens du mot, et cela nous suffit très bien. Nous lui en voulons plutôt d’aimer si froidement et par raison démonstrative, ou d’aimer à se figurer (ce qui est le vrai) qu’elle aime ainsi. Cela en fait presque une cousine d’Armande. Mais elle y tient. Racine y a tenu, je ne sais pourquoi. C’est un phénomène de survivance des procédés d’un art ancien dans un art nouveau, ou de survivance d’un tour d’esprit antérieur dans un esprit très nouveau et très différent. Quoi qu’il en soit, voyez si ceci n’est pas daté de 1640 :

Non que par les yeux seuls lâchement enchantée,
J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée,
Présents dont la nature a voulu l’honorer.

Fi donc ! Est-ce qu’on aime les gens pour cela ! Fi donc ! Bon pour une grisette.

J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux
Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux.
Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée.
Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée
D’arracher un hommage à mille autres offert,
Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible,
De porter la douleur dans une âme insensible.
D’enchaîner un captif de ses fers étonné,
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné :
C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.
Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte ;
Et, vaincu plus souvent et plus tôt surmonté,
Préparait moins de gloire aux yeux qui l’ont dompté.

Ah ! la petite pimbêche ! Racine la ferait haïr avec ce malencontreux souvenir du système cornélien, si du reste on s’occupait d’elle quand on voit jouer Phèdre. Mais cette « survivance » était à signaler.

Voilà ce que je trouve de cornélien dans Racine. Et c’est peu ; mais c’est quelque chose.

Mithridate b

Mithridate semble, comme Britannicus, une réponse aux critiques. Il a été écrit après Bérénice et Bajazet ; c’est-à-dire après des pièces qui avaient réussi, mais à propos desquelles on avait répété les reproches ordinaires : « Racine ne sait peindre que les femmes… Le tendre Racine… Le langoureux Racine… Corneille a une bien autre vigueur et un plus mâle génie. » Il semble que Racine ait voulu écrire son Nicomède. Il alla choisir un héros oriental, passionné pour l’indépendance et la grandeur de son empire, irréconciliable ennemi des Romains, ces oppresseurs du monde, un homme, comme dit Dion Cassius « qui mesurait ses desseins bien plus à la grandeur de son courage qu’au mauvais état de ses affaires ». En un mot, il revint au drame véritablement historique, et au héros cornélien. Seulement, en chemin, il rencontra une pure et charmante figure de femme, Monime ; il la considéra d’abord comme un simple ressort de son intrigue, une tragédie française devant, selon la poétique du temps, toujours « contenir de l’amour » ; et puis, peu à peu, en merveilleux peintre de femmes qu’il était, il s’en éprit, accrut son importance, agrandit son rôle, fit de ses rapports avec Mithridate tout un drame d’amour infiniment captivant et touchant ; si bien qu’il y eut sous sa main comme deux drames, l’un historique, l’autre psychologique, l’un fait de Mithridate en face des Romains, l’autre de Mithridate en face de Monime ; et comment ces deux drames se sont fondus en une seule tragédie, et comment ils se mêlent l’un à l’autre, et si l’unité de composition, d’impression et de ton en est ou n’en est point compromise, c’est ce que l’analyse et l’examen de la pièce nous apprendra.

I

Le bruit a couru de la mort de Mithridate dans un combat contre les Romains. Il laisse deux fils, Xipharès et Pharnace, et Monime, jeune Grecque qu’il a déjà proclamée reine, sans que son mariage avec elle ait été consommé. Or Xipharès et Pharnace sont tous deux épris de la reine. Monime n’a rien dit de ses sentiments ; mais en secret elle n’était que soumise aux volontés de Mithridate, pleine de mépris pour Pharnace, allié couvert des Romains, et agitée d’un tendre sentiment pour le loyal et glorieux Xipharès. Le roi passant pour mort, Xipharès déclare son amour à la reine, Pharnace se déclare de son côté, et menace Xipharès ; Monime laisse échapper un demi-aveu de sa tendresse pour Xipharès, — lorsque, tout à coup, le retour de Mithridate est annoncé.

Mithridate interroge ses confidents, et il apprend que Pharnace a osé lever les yeux jusqu’à la reine. Il fait appeler la reine. « Un de mes fils me trahit… » — « Xipharès ! » s’écrie Monime. — « Non ! Pharnace ; et je vais le châtier. Vous, songez à obéir. » Il s’éloigne. Xipharès rencontre Monime. « Que faire ? » — « Ne plus me voir, m’éviter, répond Monime ; le roi est vivant ; je vous aime ; mais je ne vous connais plus. »

Mithridate, dans une scène éloquente, qui a toute la grandeur cornélienne, expose ses projets à ses fils. Il va réunir toutes les forces de l’Orient et les lancer contre Rome. Il va recommencer Annibal, attaquer les Romains en Italie en remontant le Danube et en descendant en Italie par le nord. Xipharès le suivra. Pharnace va épouser la fille du roi des Parthes, et le suivre avec les troupes de ce nouvel allié. — Pharnace refuse. « Je comprends ce refus, s’écrie Mithridate ; tu repousses cet hymen, parce que tu aimes la reine. — Regardez plutôt à côté de vous, répond Pharnace, Xipharès aime la reine et en est aimé. »

« Que croire ? et qui croire ? se dit le roi. Tendons un piège à Monime. Cela est bas ; mais s’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux. » — Monime est amenée : « Madame, vous ne m’aimez pas. Je renonce à m’unir à vous. Je vous propose d’épouser Xipharès. » Monime hésite un instant, se demande si on la trompe ; puis enfin, entraînée par son amour, laisse échapper des remerciements et des excuses qui sont des aveux.

Monime est inquiète. L’aurait-on trompée ? Les derniers mots du roi étaient à double sens. Xipharès paraît : « Oui, nous sommes perdus. Mithridate sait tout. On m’avertit qu’il faut que je m’échappe. Qui nous a trahis ? — C’est moi ! répond Monime, pardonnez. — Et que faire ? — Fuir, et m’abandonner à mon malheureux sort. Fuyez, voici le roi. » — Mithridate vient durement sommer Monime de tenir ses engagements et de le suivre à l’autel. — « Non, seigneur, désormais je vous connais et vous me connaissez. Mon secret arraché vous éloigne de moi ; la perfidie par laquelle vous me l’avez dérobé m’éloigne de vous. Il n’y a d’autre solution et je n’ai d’autre espoir que la mort ; et je l’attends. » — Mithridate reste seul, méditant une triple vengeance, lorsqu’on lui apprend que les Romains assiègent la ville. Avertis par Pharnace, ils ont retrouvé la piste du roi, ils accourent. Mithridate se prépare à vendre chèrement sa vie ; mais auparavant il ordonne le supplice de Monime.

Monime a voulu devancer son ordre. Elle a essayé de s’étrangler avec le bandeau royal. Il s’est rompu. Elle s’en irrite, lorsqu’un garde apporte le poison. Elle va le boire. — Un autre serviteur accourt avec la grâce de la reine. Mithridate a combattu ; accablé sous le nombre, il s’est percé de son épée. Il attendait le dernier soupir, lorsqu’il a vu fuir les Romains. Xipharès avec les soldats restés fidèles a culbuté Pharnace et les Romains. La ville est sauvée. Touché par cette fidélité, Mithridate a décidé de conserver Monime pour Xipharès. — Il vient lui-même, soutenu par ses gardes, met la main de Monime dans celle de Xipharès, et meurt, presque satisfait, puisque ses derniers regards ont vu fuir les Romains.

II

Racine dans Mithridate s’est montré bon moraliste, comme toujours, mais non pas moraliste très profond. Les caractères sont vrais, ils n’ont pas cette richesse de nuances que nous admirons ailleurs. Il ne faut parler ni de Xipharès ni de Pharnace. Xipharès est le « jeune premier » ordinaire, noble, gracieux, généreux et chevaleresque, sans rien qui le distingue et lui fasse une personnalité ; Pharnace est le « traître » connu, lâche, violent, méchant, allié de l’ennemi, et dénonciateur. Monime et Mithridate comptent seuls.

C’est un personnage bien conçu que celui de Mithridate. Il est très « humain », comme on dit de nos jours, c’est-à-dire tout simplement très vrai, en son mélange de grandeur et de faiblesse, d’héroïsme et de duplicité. Racine se rend bien compte de la complexité, si intéressante pour un moraliste tel que lui, de ce personnage : « J’y ai inséré, dit-il dans sa préface, tout ce qui pouvait mettre au jour les mœurs et les sentiments de ce prince, sa haine violente contre les Romains, son grand courage, sa finesse, sa dissimulation, et enfin cette jalousie qui lui était si naturelle. » Racine a bien raison, et, en effet, tout cela se trouve dans le rôle si délicat du Roi de Pont. Il offre la matière d’une étude curieuse pour le psychologue et l’historien du cœur humain. Nous nous y retrouvons nous-mêmes, avec nos aspirations vers la grandeur, mêlées de préoccupations mesquines et de passions vulgaires servies par des moyens suspects, avec nos grands desseins traversés de faiblesses et de soins indignes qui les font échouer, avec ces deux hommes que chacun de nous porte en lui, et dont l’un a perpétuellement à rougir de l’autre.

Reste à savoir si le personnage ainsi compris était tout à fait dramatique, et n’était pas plus fait pour un roman que pour une tragédie, et c’est ce que nous verrons plus tard.

Monime est, au contraire, un caractère tout d’une pièce, admirable du reste de haute beauté morale et d’inaltérable dignité. Elle aime, et elle est esclave de celui qu’elle n’aime pas. Elle lui garde une fidélité absolue tant qu’elle le croit vivant, renfermant douloureusement son secret dans son cœur. — Elle le croit mort, elle se sent libre. — Il revient, elle obéira. — Mais il abuse de sa loyauté, elle se sent libre de nouveau à l’égard de qui n’est pas digne d’elle, mais libre, non pour s’unir à qui elle aime, ce serait répondre au traître par une trahison, libre pour emporter dans sa tombe sa loyauté sans défaillance, sa fidélité sans faiblesse, son honneur sans tache, son amour sans impureté. C’est une des plus belles « statues vivantes de la pudeur », pour parler comme Aristophane, que le théâtre ait présentées à nos yeux.

III

J’ai dit qu’en composant Mithridate, Racine avait rêvé un drame, et qu’en chemin, il en avait rencontré un autre. À coup sûr, il y en a deux dans cette tragédie : Mithridate et sa lutte contre les Romains pour la conquête de l’indépendance, Mithridate et sa lutte contre ses fils pour la conquête de Monime. Et comme les choses qui touchent à l’amour, dès qu’elles ont une place au théâtre, l’envahissent tout entier, il semble très souvent que la lutte de Mithridate contre les Romains ne soit qu’un fond de tableau, et que la tragédie de sérail soit le sujet même. La haine contre Rome occupe beaucoup de vers dans l’ouvrage, elle tient peu de place dans une analyse si consciencieuse qu’on la fasse, de la pièce. Il semble parfois que Mithridate parle des Romains parce qu’il convient que Mithridate en parle ; mais qu’il a hâte de parler d’autre chose. Ainsi à la scène iii de l’acte II, il raconte ses exploits et ses malheurs ; puis, brusquement, et comme n’y songeant plus, ou comme occupé d’un sujet plus important : « Et Monime ? Et mes fils ? » — Ainsi cette admirable scène du troisième acte, où il confie ses projets à ses enfants, se termine par une querelle de vieillard jaloux, et, notez-le, comme c’en est la conclusion, il peut sembler que Mithridate n’ait exposé tous ces admirables desseins que par une manœuvre tendant à en arriver à dire à son fils : « Épouse la fille du roi des Parthes pour me seconder. — Non ! — Donc tu aimes Monime : voilà où je voulais t’amener » ; auquel cas toute cette scène si belle ne serait qu’un artifice d’avocat ou de procureur.

On est exposé à ces interprétations, ou à ces doutes, à ces surprises qui diminuent l’effet des belles choses qui précèdent, dans une pièce où l’on passe sans cesse du Mithridate amoureux au Mithridate patriote ; et à chaque instant, selon le penchant personnel, on est près de crier à Racine : « Laissez les Romains ; le drame, c’est un sultan jaloux et une favorite malheureuse » ; ou bien : « Laissez cette tragédie d’alcôve. Les Romains sont là, Pharnace trahit, Mithridate se débat. La liberté du monde est en jeu ; voilà ce qui nous intéresse. »

— Mais la lutte, au cœur de Mithridate, du vieillard amoureux et du patriote, c’est précisément le drame !

— À la bonne heure ! Et l’on peut croire que Racine l’a bien compris, et on va le voir. Mais la matière de son drame était tel que nécessairement Mithridate amoureux devait tenir infiniment plus de place et tirer plus à soi l’attention du spectateur que Mithridate patriote. Mithridate patriote dit deux ou trois grandes paroles : « Je suis vaincu. » — « Je vais à Rome » ; et, quelque soin qu’ait pris Racine d’insister, et de ralentir le mouvement toutes les fois qu’il est question de ces choses, cela ne peut aller très loin ; tandis que Mithridate amoureux et qui semble ne plus songer à Rome, c’est Mithridate interrogeant ses fils, interrogeant Monime, interrogeant Arbate, et c’est encore toutes les scènes entre Pharnace, Xipharès et Monime. — Et les deux drames vont ainsi, paraissant indépendants l’un de l’autre, et le drame politique beaucoup moins important que le drame d’amour, jusqu’à ce que, au quatrième acte, Mithridate se trouve enfin, non plus occupé tantôt d’amour et tantôt de guerre, mais bien réellement partagé entre ses deux passions, parce que sacrifier Xipharès à sa jalousie, c’est se priver d’un allié dont son patriotisme a besoin.

Et c’est là qu’est le lien entre les deux drames, le moment, qui semble unique, où ils n’en forment qu’un, parce que leur conflit crée une seule lutte. Mais ce moment arrive un peu tard, et ce lien a quelque chose d’un peu fragile, et presque d’artificiel. Il en faut tenir compte à Racine, et se souvenir que son habileté de composition et son art de ramener à l’unité la complexité d’une matière dramatique n’est jamais absolument en défaut ; mais enfin l’impression d’ensemble subsiste. Elle est indécise. On se sent en présence d’un beau portrait, de deux beaux portraits ; mais non pas d’une pièce ayant une forte unité et où l’on sache bien à quoi il faut s’attacher.

Mithridate reste une tragédie puissante par fragments, et curieuse partout, mais qui ne remplit pas toute l’idée qu’elle fait d’abord concevoir d’elle. J’ai dit que l’idée initiale en est analogue à celle de Nicomède ; mais il faut ajouter que cette histoire, relativement mal liée, de guerre et d’amour, donne souvent la sensation de demi chef-d’œuvre que laisse Sertorius.

Les Plaideurs

Les Plaideurs sont un divertissement de Racine jeune et gai, et de Racine qui n’eût pas été fâché d’inquiéter Molière, avec qui, à ce moment, il était brouillé.

Racine avait du génie comique. Il avait l’esprit d’épigramme, très acéré et très cruel. Ses épigrammes sont parmi les meilleures de la littérature française, qui en compte d’admirables. Il avait l’instinct de la situation comique et de la scène comique, à ce point qu’on lui a reproché d’en avoir trop mis dans ses tragédies. On sait que le second acte d’Andromaque se rapproche du ton de la comédie ; qu’il y a une situation de comédie dans Mithridate ; que même la scène de Néron écoutant Britannicus et Junie derrière un rideau a été qualifiée (à tort selon nous) de scène de comédie.

De plus, il goûtait fort Aristophane, peu prisé dans son temps, et il s’en est souvenu dans les Plaideurs. Le procès du chien est emprunté aux Guêpes d’Aristophane, et quelques traits du personnage de Dandin sont déjà dans le juge monomane des Guêpes.

Bref, en souvenir d’un procès qu’il avait eu et que ni ses juges ni lui n’avaient jamais bien entendu, comme il dit dans sa préface, il fit en se jouant les Plaideurs, avec collaboration nonchalante de quelques-uns de ses amis : Boileau, La Fontaine et Furetière.

Il la destinait au comédien italien Scaramouche, à la « gravité » duquel elle semblait naturellement appropriée. Le départ de l’illustre Scaramouche fit que Racine, d’abord abandonna sa pièce, ensuite la remania pour l’accommoder aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne (rivaux de Molière).

Ils la jouèrent dans les derniers mois de l’année 1668. Elle n’eut aucun succès d’abord. On ne sait pourquoi. Racine prétend qu’on se fit scrupule de rire pour trop peu de chose. La raison est singulière. On riait pour bien moins, à cette époque aussi bien qu’à la nôtre. Peut-être, comme le croit un savant et spirituel critique, Petit de Julleville, « les contemporains obéirent-ils plutôt, dans cette occasion, à ce préjugé très répandu qui nous défend d’attendre rien de bon d’un auteur hors du genre où il a brillé. »

Quoi qu’il en soit, la pièce tomba. Mais le roi ayant, sans doute, demandé à la voir, elle fut jouée à Versailles. Le roi rit, la cour éclata, toute la France devait suivre. Ainsi en jugèrent les comédiens qui, revenant de Versailles au milieu de la nuit, réveillèrent Racine pour lui apprendre que le roi avait daigné s’amuser aux Plaideurs. Tout le voisinage fut en rumeur ; les bourgeois se mirent aux fenêtres, et au milieu du tumulte, entendant les mots de « juges », « procès », « galères », crurent que les exempts venaient enlever Racine pour avoir mal parlé de la magistrature.

Les, comédiens avaient auguré juste : le public suivit la décision royale. Il applaudit. La pièce se releva. Bien des gens, comme Racine le dit malignement, qui auparavant se piquaient d’avoir trouvé la pièce mauvaise, se firent désormais honneur d’y avoir ri. Elle est restée depuis au théâtre et y est toujours accueillie avec faveur.

Racine se félicita de ce succès sans y attacher une très grande importance. Ses grands desseins étaient ailleurs. Il paraît avoir été heureux surtout de trouver là l’occasion d’un trait mordant (et trop dur) contre Molière : « Je me sais quelque gré d’avoir réjoui le public sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains. » On ne voit guère, du moins au théâtre, que Molière à qui cette violente épigramme pût s’appliquer. Racine en sa période d’ardeur juvénile ne savait guère pardonner les mauvais procédés, même ceux dont il était coupable.

L’intrigue est moins que rien dans Les Plaideurs. Léandre, fils de juge, aime Isabelle, fille de plaideur. Le plaideur c’est Chicaneau, le juge c’est Dandin. Juge et plaideur sont aussi fous l’un que l’autre. Le juge veut toujours être au Palais, et l’on est forcé de le retenir de force, jour et nuit, dans sa maison. Le plaideur veut toujours être à solliciter auprès de son juge, et il faut l’expulser par la force de la maison de M. Dandin. — Mettant à profit la folie de l’un et de l’autre, Léandre, déguisé en commissaire, et assisté de l’intimé, secrétaire de son père, porte, sous couleur d’exploit, un billet amoureux à Isabelle, simule devant Chicaneau un interrogatoire d’Isabelle coupable d’avoir déchiré le prétendu exploit, et fait signer à Chicaneau ce prétendu interrogatoire qui n’est qu’un contrat de mariage. — Voilà tout le fond des Plaideurs.

L’accessoire, mais ici l’accessoire est le principal, c’est Chicaneau, et une vieille plaideuse, la comtesse de Pimbêche, se disputant à la porte du juge ; c’est Dandin se sauvant pour « aller juger », rattrapé par son portier et maudissant son fils qui ose l’empêcher de faire son devoir ; c’est enfin le procès du chien Citron. Léandre a fini par persuader à son père, puisqu’il tient à juger, de juger à domicile. C’est le fond qui manquera le moins, et tout peut être matière à procès. Ce chien qui vient d’enlever un chapon, voilà une excellente occasion de plaidoirie. Et, en effet, on instruit et on plaide. Les plaidoiries déclamatoires et ridicules sont une excellente et très exacte parodie des habitudes du barreau à cette époque.

Finalement, on apprend à Chicaneau qu’il a signé sans le savoir un contrat de mariage entre Isabelle et Léandre, et Chicaneau, flatté au fond d’avoir pour gendre un fils de juge, ne fait pas trop de façons à donner son acquiescement, qui, d’ailleurs, ne lui coûte rien, puisque Léandre prend Isabelle sans dot.

Les Plaideurs sont un modèle de comédie bouffe. La comédie bouffe est dans l’art dramatique ce que la caricature est dans les arts de dessin. C’est une satire par l’exagération des ridicules superficiels et extérieurs.

Elle consiste à grossir jusqu’à l’énormité les légers travers des hommes. Elle ne pourrait pas s’appliquer aux grands défauts, ni aux vices. Exagérer et grossir les vices ou même les grands défauts serait les rendre horribles, et il n’y aurait plus de gaîté. Nous serions dans la satire violente ou dans la grande comédie satirique dont Tartuffe est le modèle. La comédie bouffe doit être gaie ; elle doit faire rire sans scrupule et sans inquiétude. Elle s’appliquera donc aux travers qui ne sont que risibles, qui ne font de mal qu’à ceux qui les ont, et qui même ne leur font pas un très grand mal, mais seulement les rendent grotesques.

Un soldat fanfaron, un distrait, un fat, un niais, ou un mauvais auteur (il y a une partie de comédie bouffe dans Les Femmes savantes), voilà les caractères propres à la comédie bouffe. L’Avare est en partie seulement une comédie bouffe. Les Précieuses ridicules sont en entier une comédie bouffe.

Il suit de là que la matière par excellence de la comédie bouffe, ce sont les maniaques. Le maniaque n’a ni un vice ni un défaut proprement dits ; il a un travers, une déformation morale, un goût particulier, qui, démesurément grossi, prend une trop grande place dans sa vie et rompt le juste équilibre, bref une sorte de bosse ou de tumeur dans le caractère. Voilà la matière même de la caricature ou de la comédie bouffe. Cette bosse, le satirique l’exagérera encore jusqu’à la rendre comme surnaturelle, et provoquera ainsi l’hilarité.

Or, dans Les Plaideurs ce sont des maniaques, en effet, qui sont représentés. Dandin est le juge maniaque ; Chicaneau et la Comtesse ont la manie de plaider, et les avocats improvisés font semblant d’avoir la manie de l’emphase, du développement vide et du pathétique forcé. Une collection de maniaques, voilà Les Plaideurs.

Il faut à ce genre de comédie un style très particulier. Il lui faut le style bouffe, c’est-à-dire le style à demi burlesque. Ce style consiste en quelque chose d’imprévu, de leste, de heurté, de bondissant. Les coupes libres et quelquefois un peu bizarres, les rencontres inattendues de rimes rares, les rejets irréguliers, le gonflement exagéré des périodes, ou, brusquement, la rapidité saccadée d’un discours qui semble s’essouffler à courir, sont les procédés habituels de ce style qui n’est à sa place que dans la comédie bouffe, mais qui y fait merveille. C’est un style de caricature. Il a son ordre, qui est un désordre apparent mais très médité, très préparé et très surveillé. Ce style, Racine l’a attrapé du premier coup, en a usé mieux même que Molière, aussi bien que Regnard, passé maître en ce genre, en usera plus tard. Il faut en chercher les modèles dans le récit du procès de Chicaneau (acte II), et dans les plaidoyers de l’intimé et de Petit-Jean à l’acte III.

Au point de vue de l’histoire littéraire, on peut, si l’on veut, rapprocher Les Plaideurs de ces pièces du moyen âge qui s’appelaient Farces, et que les Basochiens jouaient au Palais de justice sur la grande table de marbre de la grande salle, où ils tournaient en ridicule les mœurs et habitudes des juges, des procureurs, des avocats, des huissiers et des plaideurs. Mais ce rapprochement ne serait qu’une fantaisie ou une coquetterie d’érudition ; car au temps de Racine, on ignorait complètement la littérature du moyen âge et Racine n’a nullement songé à ressusciter le genre littéraire inventé par les clercs de la Basoche. Il n’a songé qu’au procès qu’il avait perdu, à Aristophane et à Scaramouche.

Ce qui serait plus intéressant à étudier à propos des Plaideurs, ce sont les théories dramatiques de Diderot.

Diderot, un siècle environ après Racine et Molière, s’est avisé d’une méthode ou d’un procédé qui devait renouveler, selon lui, l’art dramatique. Il s’agissait de remplacer la peinture des caractères par la peinture des professions. Il s’agissait de peindre, non plus l’avare, le jaloux, ou le grondeur, mais le commerçant, le magistrat ou le militaire.

Cette idée n’est nullement à mépriser, car, tout au moins, elle amène le poète ou le moraliste à étudier les mœurs humaines à un nouveau point de vue et sous un autre angle, et renouvelle ainsi l’observation, sinon l’art dramatique. Mais comme résultats, et comme profit pour l’art, elle est au moins une demi-erreur, car cette méthode obligerait le poète comique à peindre un commerçant ou un militaire en faisant abstraction de son caractère personnel et en ne tenant compte que du caractère que lui donne sa profession.

Cela revient à dire que cette méthode forcerait le poète à ne tenir compte que d’un caractère acquis, d’un caractère superficiel, d’un pli pris, d’une grimace contractée, en un mot, d’une manie.

C’est précisément ce que Racine a fait, et avec grande raison, dans sa comédie des Plaideurs, parce qu’il faisait une comédie bouffe. Il a peint, non des caractères, mais des professions, ou, si l’on veut, il a peint des caractères professionnels. Il a réduit le caractère à la manie contractée. Il n’a, dans Perrin-Dandin, peint et voulu peindre que le juge monomane, dans Chicaneau, que le plaideur monomane ; rien de plus ; et il a fait ce qu’il a voulu faire, des caricatures.

La théorie de Diderot, si elle était fidèlement suivie, mènerait à ne faire que des comédies bouffes, et c’est dans Les Plaideurs que l’on peut étudier le chef-d’œuvre de la comédie telle que Diderot, sans bien se comprendre, enseignait à la concevoir.

Les Plaideurs sont donc en eux-mêmes la plus gaie et la plus copieuse des comédies bouffes ; au point de vue des théories sur l’art dramatique, un exemple très intéressant de ce que peut être, écrite par un homme de génie, une comédie où il y a de l’observation, et où, de parti pris, il n’y a point de peintures de caractères. C’est tout un genre que l’on peut étudier en lisant Les Plaideurs. Ce n’est pas la comédie d’intrigue, on l’a vu assez ; ce n’est pas la comédie de caractère ; ce n’est pas la comédie à tiroirs (sorte de revue d’actualités) ; c’est un peu d’observation et beaucoup de gaîté fantasque ; c’est la caricature sur la scène, c’est la comédie bouffe. Il y a de petites merveilles dans ce genre inférieur, et Les Plaideurs sont la pièce classique de ce genre, qui va du Pédant joué à La Grande-Duchesse de Gerolstein.

Athalie c

En 1677, après l’échec de Phèdre, Racine quitte le théâtre.

On peut quitter le théâtre. Quand on est né poète dramatique, on n’abandonne jamais le drame. Racine mûrit, vieillit, il est mari, père, homme de foyer. Il est pieux, il lit l’Évangile et la Bible. Il est lettré, il lit Homère et Sophocle. Sa conception dramatique sommeille en lui ; mais, à son insu même, elle se nourrit en silence de tout ce que cette nouvelle vie intellectuelle et morale lui apporte insensiblement chaque jour. Obscurément elle se transforme, s’enrichit, s’agrandit. Elle est toujours la même en son fond, mais s’est accrue de sentiments nouveaux, d’une idée plus vaste du poème tragique, et se trace à elle-même un cadre plus large, plus haut et plus riche.

Ce rêve aboutira-t-il ? Les circonstances en décideront. Il eût pu s’évanouir dans le dernier soupir du poète, demeurer le secret de sa tombe. Mais, en 1689, on demande à Racine un divertissement de pensionnaires. Il apporte Esther, une simple histoire, où le sujet n’est rien, où l’intrigue est insignifiante, où le style est admirable. On reconnaît le Racine de Bérénice ; on applaudit, et l’on songe à autre chose. Un homme à réflexions aurait pu dire : « Oui, c’est le Racine d’autrefois, avec moins de flamme et de passion, et moins de profondeur psychologique ; mais c’est un nouveau Racine aussi qui semble poindre, un Racine lyrique. L’effusion élégiaque, très sensible déjà dans Andromaque et dans Bérénice, prend corps ici et puissance, et devient lyrisme véritable. Les chœurs sont très beaux ; la poésie en est puisée aux sources vraies du lyrisme, dans la Bible ; en dehors des chœurs, je trouve des thrènes ou des prières, des chants de lamentation ou d’espérance, qui sont des odes, moins la forme fixe. « Ô mon souverain roi… Ce Dieu maître absolu de la terre et des cieux… » — Il y a, encore, un goût nouveau du spectacle. Les jeunes Israélites réfugiées « à l’abri du trône » d’Assuérus, groupées savamment sur les marches, déclamant et chantant tour à tour avec des attitudes variées, voilà un tableau conçu par un artiste, destiné à parler aux yeux d’un public artiste. Ce ne sont là encore que des traits légers d’un art nouveau. Mais Esther me semble être l’ébauche d’un théâtre inconnu encore qui veut naître. »

En 1691, Athalie paraît. L’ébauche était devenue tableau.

I. Conception générale

À toute sa conception première du théâtre, Racine dans Athalie a ajouté toute son âme d’homme mûr, tout ce que quatorze ans de vie de famille, de vie pieuse et de méditation littéraire avaient mis en lui. Il a fait entrer dans son dessein poétique : Dieu, la famille, et l’art grec. Son théâtre était fait d’observation morale très pénétrante, d’action très simple et de style très pur. Son nouveau poème aura tout cela. Il aura de plus le surhumain, les tendresses domestiques, et la majesté de Sophocle.

Pourquoi le merveilleux, et le merveilleux chrétien, quoi qu’en pense Boileau, ne trouverait-il pas sa place dans l’art dramatique ? C’est être grec que d’être chrétien ainsi. La Fatalité céleste domine le théâtre d’Eschyle et de Sophocle. Pourquoi la Providence divine ne planerait-elle pas sur le théâtre français ? Il faut au théâtre, que tout s’enchaîne et se dénoue naturellement, c’est-à-dire par des moyens humains, et cependant il est possible (Polyeucte en est la preuve) qu’au-dessus de ces moyens humains on sente une force supérieure, qui sera sensible en effet, si les personnages du drame en reconnaissent dans leurs actes l’influence obscure, et le déclarent.

C’est ce qui aura lieu dans Athalie. Un prêtre agira en homme énergique et habile, mais croira n’être que le bras d’un Dieu vigilant et puissant ; une reine imprudente, et faible parce qu’elle est violente, tombera dans un piège, mais croira y être poussée par une main cachée, terrible et inévitable. Toute la pièce tiendra entre l’invocation du prêtre : « Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle, répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur… » et le cri de désespoir de la reine : « Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit » ; et la tragédie humaine sera comme l’ombre ici-bas d’un drame divin joué au fond de l’infini par le poète éternel.

Le drame français n’admet pas l’enfant. Au xvie  siècle peut-être, avec l’ingénuité d’un primitif, quelque Jean de la Taille a pu hasarder le supplice des fils de Saül. Au xviie , on n’est point revenu à cette conception naïve. Boileau traduisant Horace, dans son Art poétique, et traçant, à l’usage du poète dramatique, le tableau des quatre âges de l’homme, retranche l’enfance, comme ne devant être d’aucune utilité. — Et pourquoi donc le péril d’un enfant, les alarmes d’une mère ne seraient-ils point touchants ? Ce qu’une âme paternelle, au foyer domestique, a amassé de sollicitude émue pour les êtres faibles ne peut-il devenir matière à poésie dans une œuvre poétique où la sensibilité a si grande part ? Qu’un sujet s’y prête, et Racine peindra un enfant et une mère, et en tirera des traits tout nouveaux, inconnus au théâtre jusqu’à lui.

Le poète rêve encore. Au sortir d’une lecture de Sophocle, il entre dans une église, prie, se recueille, puis laisse sa pensée suivre sa pente inévitable, et, malgré lui, sans qu’il s’en aperçoive même, toujours retrouvée.

« Ces Grecs étaient grands. Ils avaient un art de peuple artiste, très simple en son fond (je les ai imités en cela), très vaste et multiple et varié en ses moyens d’expression. Je suis pauvre et borné auprès d’eux. J’ai fait causer cinq personnages pendant deux heures dans un salon de douze pieds carrés, entre deux rangées d’hommes du bel air, et l’on a appelé cela une tragédie. C’en était l’âme peut-être. Mais l’âme se manifeste par autre chose encore que par de belles paroles. Les gestes, les mouvements, les groupes mouvants d’acteurs nombreux ; la décoration simple mais vaste et vraie, qui dit au spectateur où l’on est, et exprime déjà les sentiments généreux du peuple où se passe l’action ; un vrai palais, étrange et colossal, si nous sommes chez le roi des Perses ; un temple, si les terreurs religieuses d’Oreste doivent être le fond du drame ; — autre chose encore : quand l’exaltation du sentiment amène naturellement le lyrisme dans l’expression, quand la parole intérieure chante, l’acteur chantant en effet, et appelant une musique simple et grave, mais expressive, pour soutenir sa voix : tout cela c’est le drame complet, varié, puissant, exprimant l’âme humaine tout entière… Cette église où je suis est admirable. Une ombre sacrée et mystérieuse en remplit les profondeurs. L’aube en blanchit le faîte, y fait comme une gloire adoucie et tendre, où s’envolerait une Espérance aux ailes épanouies… Des lévites sortant en foule de l’ombre de ces piliers ; à cette place, éclairée d’en haut, un trône de roi ou de pontife, le livre saint, l’arche, le glaive sacré, un grand prêtre appelant le peuple fidèle à la défense de quelque cause sainte. Quel décor !… Pardon, mon Dieu ! mais si c’était un drame religieux, où serait le scandale ? Tout l’art grec, dans un temple du vrai Dieu, devant des chrétiens, quelle tragédie ! Si je la rêve ainsi, c’est que je ne songe plus au théâtre. Je n’ai plus à compter avec les nécessités du métier dramatique tel qu’il est en France, avec la scène étroite et encombrée, les sots acteurs qui demandent des tirades ou des monologues à leur convenance, l’actrice en faveur qui exige un rôle d’amoureuse, et qui dit : “Qu’est-ce que c’est qu’une tragédie où il n’y a pas d’amoureuse ?” Je construis en moi ce drame idéal, ce poème rêvé, le plus beau de tous, celui qui ne doit jamais être écrit, qui doit s’évanouir dans une pensée de détachement et dans une prière. — Prions… »

Mme de Maintenon demanda à Racine une tragédie religieuse, en laissant au poète toutes ses aises et toute sa liberté de création. Le poème rêvé fut écrit.

II. Le sujet

Dans la poétique de Racine telle qu’elle nous est apparue jusqu’à présent, le sujet est chose secondaire.

« Faire quelque chose de rien » est pour lui le vrai mérite du poète. Dans Corneille, le sujet est toujours beau. Il part du sujet. Dans Racine, le sujet est beau selon que les caractères le comportent. L’auteur part de l’étude et de la peinture des caractères. Il fait une tragédie, sans préférence, avec l’histoire de Mithridate, ou avec l’anecdote de Bérénice, ou avec l’historiette d’Esther.

La conception nouvelle, ou plutôt agrandie, qu’il avait du théâtre en 1691 ne modifie pas complètement sa poétique. Dans Athalie, comme ailleurs, le fond sera bien deux caractères très étudiés, formant contraste et mis en lutte. Cependant songer aux multiples expressions de l’art, rêver une vaste scène et un plein épanouissement, en tous les sens, de la pensée dramatique, c’est presque songer à un grand sujet, c’est du moins être amené à prendre le sujet par ses grands côtés. Le sujet, dans Athalie, sera plus grand et surtout plus poussé au grand que tout autre sujet de l’auteur.

Une critique complaisamment hostile à Racine pourrait dire avec un certain air de vérité que Racine amoindrit ses sujets quand ils se trouvent, de soi, être grands. Elle dirait que dans Mithridate il voit surtout une tragédie d’alcôve, dans Iphigénie une fureur d’ambition barbare, dans Phèdre une étude de femme sensuelle, au lieu du poème de chasteté, de pureté religieuse et d’ascétisme qu’il avait en mains en ouvrant Euripide. Dans Athalie, la méthode n’est point inverse, elle n’est pas vraiment changée ; mais elle admet une pensée première plus large. Au fond Athalie n’est bien qu’une conspiration religieuse dans l’enceinte d’un temple, mettant en présence deux caractères différents d’ambitieux, comme Britannicus était une conspiration monarchique dans l’enceinte d’un palais mettant en présence deux âmes diversement avides du pouvoir. Racine n’a pas changé sa poétique. Mais dans Britannicus le sujet était plutôt restreint qu’agrandi. Le poète voulait qu’on s’intéressât plus à la dégradation progressive de l’âme de Néron et à la grandeur, dans la chute, d’Agrippine, qu’aux destinées du monde, intéressées pourtant dans ce drame d’antichambre. Dans Athalie, Joad et Athalie sont bien le fond ; mais le drame a des prolongements et des avenues ouvertes sur l’histoire du peuple de Dieu, sur la captivité de Babylone, la destruction du temple, la venue du Messie, la Jérusalem nouvelle, la conquête du monde par Dieu, sur Dieu lui-même, surtout, et la grande pensée providentielle qui mène les hommes qui s’agitent.

Ce n’est pas encore, à notre avis, la poétique du Corneille de Polyeucte, qui part, manifestement, de toute une vision puissante et vaste du monde chrétien et du monde païen se heurtant l’un contre l’autre ; mais c’est, par un autre chemin, arriver presque au même point. Les deux méthodes si différentes aboutissent, chez les deux poètes, le jour où ils sont en complète possession de leur génie, à deux sujets qui sont tout près de se valoir comme grandeur de conception.

III. L’action

Le grand art de Racine dans la conduite d’une pièce, c’est de ne point considérer l’action comme valant par elle-même, erreur grossière des dramaturges inférieurs, mais de ne s’en servir que comme d’un moyen de présenter successivement les diverses faces des caractères qu’il veut peindre.

C’est mal dire encore. Son art consiste à faire sortir l’action du développement des caractères, qu’elle aide seulement, en telle sorte que l’action n’est chez lui qu’une peinture de l’histoire des âmes plus vive que la parole, et ne vaut pour lui qu’à ce titre. Toute progression de l’action n’est jamais, en son théâtre, que l’effet, et pour nous l’image, d’une progression psychologique, de la marche d’une passion dans sa direction et vers son but.

Phèdre aime, elle rêve, elle désire, elle lutte, elle espère, elle se déclare, elle se désespère devant un refus, elle devient jalouse… — Parce que les amours d’Aricie et d’Hippolyte se révèlent ! — Elle le deviendrait sans cela, par le mouvement naturel de sa passion. Elle aurait une jalousie vague et inquiète, sans objet précis, affreuse encore. La découverte d’une rivale ne sert qu’à donner à sa jalousie un caractère plus précis et une saillie plus brusque, en lui donnant un objet. Le fait n’est presque rien. Elle l’eût inventé s’il n’eût pas été.

L’action ainsi comprise a fait d’Athalie une merveille d’art. Il n’y a pas dans Athalie un fait qui soit extérieur à l’histoire intime des caractères, et qui pèse sur eux du dehors. Tous les faits sont des actes, et tous les actes sont des effets directs de l’évolution des sentiments. Un prêtre ambitieux élève dans son temple un prétendant au trône usurpé. Une reine usurpatrice, l’âge s’appesantissant sur elle, la longue tension de volonté qu’a exigée l’exercice du pouvoir aboutissant à un relâchement du ressort intime et à un affaissement de tout l’être moral, se sent inquiète, hantée de terreurs. Entre ces deux protagonistes, un général loyal et borné, fidèle à la reine, fidèle au grand prêtre, qui cédera à l’ascendant d’une âme forte sur une âme faible ; un ministre de la reine, vain et violent, qui poussera aux résolutions extrêmes sans savoir les préparer habilement.

Ne regardez pas ailleurs. Toute la série des faits sera la série des actes dérivant naturellement de ces quatre caractères. Le grand prêtre sème discrètement dans l’âme du soldat dont il a besoin les germes d’une défection possible, dans le cas supposé où un prétendant légitime au trône se retrouverait ; et voilà, au point de vue de l’action, tout le premier acte.

La reine, parce que son âme et son esprit s’affaiblissent, a eu un songe sinistre dont elle veut s’éclaircir. Elle vient au temple et se fait montrer l’enfant en qui elle soupçonne un danger. À l’écouter, sa haine s’irrite en même temps que ses terreurs croissent. Son ministre la pousse au crime. Elle est prête pour un coup de force irréfléchi et dangereux.

Le ministre, irrité par l’indécision de la reine, menace le grand prêtre, et ces menaces précipitent l’action en forçant le grand prêtre à précipiter ses desseins.

Le grand prêtre prépare l’acte décisif, arme ses partisans, frappe les esprits par des paroles enflammées et une mise en scène qui ébranle les imaginations, et dresse un piège : attirer la reine avec une faible escorte dans le temple et la massacrer. On jettera au peuple, du haut des murs du temple, le nom du nouveau roi, quand, la reine morte, il n’aura plus le choix de la servitude.

Mais la reine viendra-t-elle ? Elle viendra parce que le progrès de son inquiétude et de son désordre mental l’y pousse. Elle a fait emprisonner le général dont elle se défie ; elle le fait relâcher ; elle lui donne une mission de confiance au temple. Le voici, maltraité par elle, irrité, et qui n’a plus besoin que du spectacle imposant du jeune roi légitime sur son trône, pour tomber du côté où déjà il penche. — La voici elle-même, trop hors d’elle, après toutes ces secousses, pour prendre garde au piège. Le roi légitime apparaît ; le général se jette à ses pieds ; le temple est plein des partisans du grand prêtre ; le peuple au dehors acclame ce qui est nouveau ; la reine est perdue.

C’est le grand prêtre, la reine, le ministre et le général qui d’eux-mêmes, par le seul mouvement progressif de leurs sentiments naturellement mis en jeu, ont fait toute l’action.

IV. Les caractères

Puisque les caractères sont tout dans la fable dramatique ainsi entendue, voyons s’ils sont justes et soutenus.

Deux ambitieux comme dans Britannicus, l’un cherchant à conquérir le pouvoir et l’autre à le retenir. Mais, pour ce qui est de Joad, l’ambition dans une âme de prêtre. Aucune analogie avec Néron.

Pour ce qui est d’Athalie, l’amour du pouvoir dans une âme de femme, Athalie est une Agrippine juive, ayant beaucoup de rapport avec l’Agrippine romaine. Racine a repris son caractère d’Agrippine, l’a étudié à nouveau, l’a remanié, l’a complété, a supprimé certains traits, en a ajouté d’autres convenables au temps, au lieu, à son dessein particulier. Il a conservé les deux traits essentiels de l’ambition féminine : l’orgueil, l’étourderie. Comme Agrippine, Athalie a le mépris absolu de ceux qui sont nés pour obéir, la hauteur du despotisme oriental. Agrippine s’écrie : « Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies ! » Athalie dit à Abner, qu’elle sait qui la désapprouve ; « ce que j’ai fait, j’ai cru devoir le faire. Je ne prends point pour juge un peuple téméraire. »

Cet orgueil explique en partie leur imprévoyance à toutes deux. Elles ne se défient point assez, parce qu’elles ont, même sur la pente de la chute, même en sentant qu’elles tombent, l’habitude prise d’une foi imprudente en leur étoile : « Ils n’oseraient ! »

Et, de fait, elles sont toutes deux étourdies, et, avec des adresses féminines et la pratique des petits moyens, un peu bornés. Agrippine ne flaire pas en Narcisse un ennemi. Athalie fait fond sur Abner. En vraies femmes, habiles, mais romanesques, que l’imagination emporte, et qui croient trop vite avoir réussi, elles pensent triompher, après un coup d’audace ou une manœuvre stratégique, quand elles n’ont fait que préparer le piège où l’adversaire, froid et tranquille, les attend. Quand Agrippine a joué devant Néron sa grande comédie de sensibilité maternelle et de larmes, elle croit la bataille gagnée et dicte ses conditions de paix. Elle est au précipice. Quand Athalie a emprisonné Abner et sommé Joad de lui livrer le trésor convoité, l’enfant suspect, elle croit avoir terrifié l’ennemi ; elle vient au temple seule, et, pour la première fois depuis le début de la pièce, insultante : « Te voilà, séducteur ! » — Elle est sur la trappe.

La grande différence entre elles, le trait nouveau, c’est qu’Agrippine est courageuse, tandis qu’Athalie a un fond de lâcheté. « Adductum et quasi virile imperium » a dit Tacite d’Agrippine, et c’est sur ce grand coup de pinceau que Racine a copié toute une partie de ce caractère.

Athalie est timide, beaucoup plus femme qu’Agrippine, et, à cause de cela, violente, non plus énergique. Un des traits les plus frappants du caractère féminin, le penchant à se laisser dominer tout en se croyant maître, est très nettement marqué dans le rôle d’Athalie. Elle consulte Mathan, elle consulte Abner. Elle est très superstitieuse, sensible aux pressentiments, hantée de visions. Elle a des songes. Agrippine n’en avait pas. — Vieille du reste et fatiguée, elle en est, pour le moment, à cette crise nerveuse où arrivent tous ceux qu’un long effort de volonté dans une complexion faible a usés : « Tous ses projets semblent l’un l’autre se détruire… Elle flotte, elle hésite ; en un mot, elle est femme… J’ai trouvé son courroux chancelant, incertain, et déjà remet tant la vengeance à demain… La peur d’un vain remords trouble cette grande âme. »

Le remords en effet, c’est-à-dire la lassitude de la cruauté, la travaille et l’accable. Elle en est à se justifier, c’est-à-dire à se repentir. Elle cherche dans son « discours du trône » du second acte, et ailleurs, à se prouver la légitimité de ses crimes :

Oui, ma juste fureur ; et j’en fais vanité,
À vengé mes parents sur ma postérité.
J’aurais vu massacrer et mon père et mon frère,
Du haut de son palais précipiter ma mère,
Et dans un même jour égorger à la fois
Quel spectacle d’horreur ! quatre-vingts fils de roi !
………………………………………………………
Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié,
Esclave d’une lâche et frivole pitié,
Je n’aurais pas du moins à cette aveugle rage
Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage ?
………………………………………………………
Le ciel même a pris soin de me justifier.
Sur d’éclatants succès ma puissance établie
A fait jusqu’aux deux mers respecter Athalie.
Par moi Jérusalem goûte un calme profond.
………………………………………………

Elle ne plaiderait point sa cause si elle était tranquille. Elle en est à l’heure du trouble moral, qui est l’effet et le châtiment des vies criminelles. « L’esprit d’imprudence et d’erreur » est sur elle. Le premier mot qu’elle prononce dans la pièce la déclare tout entière, avec sa faiblesse, son trouble, son inquiétude, son besoin de se laisser conduire :

… Tu vois mon trouble et ma faiblesse.
Va, fais dire à Mathan qu’il vienne, qu’il se presse.
Heureuse si je puis trouver par son secours
Cette paix que je cherche et qui me fuit toujours !

Quoi d’étonnant dès lors que « vingt fois en un jour » elle se trouve opposée à elle-même ; qu’elle passe, et c’est tout son rôle, d’un grand abattement et d’une chute profonde en elle-même, à une saillie brusque de violence ou d’audace : provoquant Joad ; caressant Joas ; se sentant presque attendrie à le voir (« je serais sensible à la pitié ! ») ; s’emportant dans une violente révolte contre tout sentiment d’humanité ou de clémence ; voulant briser tout obstacle, emprisonnant Abner, puis le chargeant d’une négociation ; venant pour négocier elle-même, et, dès le seuil, insultant Joad ; tombant enfin, sans grandeur, non comme Agrippine avec des imprécations hautaines, mais des insultes basses et des fureurs.

Peinture complète d’une âme faible, violente, superstitieuse, inquiète, toujours dominée, soit par ses conseillers, soit par ses fureurs, soit par ses craintes, soit par la secousse de ses nerfs.

Racine s’est plu à dessiner près d’elle, au second plan, une douce figure de femme tendre, timide et alarmée, mais calme, parce qu’elle a mis toute sa vie dans le devoir et dans les humbles vertus du foyer. Josabeth ne fait rien dans l’action, elle est utile dans le tableau. Elle repose les yeux. Certains prétendus hors-d’œuvre, et dans Racine et ailleurs, s’expliquent ainsi, quand on ne se contente point de lire, mais quand on sait voir le drame représenté, ou se le représenter à soir même. Le rôle de Josabeth est charmant. C’est une élégie qui circule dans le drame sombre, et, à tout prendre, atroce. Tous ces personnages aiment le pouvoir, ou leur parti, ou leur autel. Josabeth aime l’enfant qu’elle a sauvé.

Je le pris tout sanglant. En baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ;
Et soit frayeur encore, ou pour me caresser,
De ses bras innocents je me sentis presser.

Dans la scène de Joas interrogé par Athalie, elle est maladroite d’une manière charmante. Elle se hâte de répondre pour l’enfant, réveille ainsi ou confirme les soupçons d’Athalie, se tait sur un mot de la reine, s’empresse, un instant plus tard, d’emmener Joas, qu’Athalie rappelle. Joas a bien plus de présence d’esprit qu’elle. À une rude apostrophe, très éloquente, d’Athalie, elle répond par ce seul mot résigné, un peu naïf : « Tout vous a réussi. Que Dieu voie et nous juge ! » Elle n’est ni forte ni habile, ombre douce à ce tableau vif et cru.

Chose touchante, elle, si pieuse, n’a pas cependant au Dieu d’Israël la confiance intrépide de Joad. Elle songe à fuir avec Joas, à le cacher, non à le défendre. Il faut que le grand prêtre la rappelle à la foi : « Et pour qui comptez-vous Dieu qui combat pour nous ?… Non ! non ! c’est à Dieu seul qu’il faut nous attacher ! » — C’est un charme au cœur, à travers cette lutte des violentes passions déchaînées, de contempler un instant une femme qui n’est que mère.

Mathan est vulgaire et bas. Il ne faut pas se lasser de dire que « le noble » Racine n’est constamment noble que dans son style, et encore avec discernement ; qu’il a très bien su peindre de très vils coquins, depuis Narcisse et Aman jusqu’à Mathan, sans compter Néron. Ces maximes de la tyrannie sans scrupule que Corneille, avec raison, met dans la bouche des conseillers de ses despotes, on les retrouve dans Racine. Mathan dénonce Joad, dénonce Abner, dénonce et menace Josabeth, érige la terreur en système, sachant que « quand on commence par faire de la terreur, il faut savoir en faire toujours1 », et conseille le meurtre de Joas sans phrase et sans examen.

                On le craint : tout est examiné.
À d’illustres parents s’il doit son origine,
La splendeur de son sang doit hâter sa ruine ;
Dans le vulgaire obscur si le ciel l’a placé.
Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ?
Est-ce aux rois à garder cette lente justice ?
……………………………………………………
Dès qu’on leur est suspect, on n’est plus innocent.

Caractère peu creusé, l’action n’ayant pas besoin qu’il le soit, mais très logique et complet. Vrai proscripteur. Il est féroce. — Il est vaniteux : c’est par vanité blessée qu’il est devenu l’ennemi de Joad, parce qu’il a été en compétition avec Joad pour un grand emploi. — Il est bête : s’il requiert comme Fouquier-Tinville, il interroge comme Collot d’Herbois. Il fait appel à la sincérité de Josabeth au nom du Dieu de Joad. Voilà ses adresses. — Il est lâche : devant une malédiction, emportée et frémissante, de Joad, il pâlit, se trouble, s’enfuit éperdu. — Racine n’a pas dédaigné de peindre avec une vérité saisissante, d’un seul trait, mais vigoureux, ce poteau de guillotine.

Abner est très finement observé aussi. La difficulté de ce rôle était très grande. Dans une conspiration contre un despotisme militaire, il fallait que le conspirateur eût l’armée pour complice. Le rôle du général d’Athalie séduit par Joad était nécessaire. Mais ce personnage pouvait très facilement devenir odieux ; car, à presser les choses, sa défection n’est qu’une forfaiture, et il fallait qu’il ne fût pas antipathique, l’odieux de sa conduite devant alors rejaillir sur Joad. Racine, qui, ne l’oublions pas, a des ressources très ingénieuses et déliées de poète comique, s’est tiré de ce pas avec beaucoup d’adresse. Ce n’est qu’à la lecture que l’on s’avise qu’Abner est un homme de sens moral assez obtus. À la représentation, il paraît plutôt un homme loyal et borné, un niais digne et vertueux, de ceux qui dans la politique sont, aux mains des diplomates, selon le cas, soit des paravents décoratifs, soit des instruments.

L’adresse de Racine a été d’en faire un conspirateur sans le savoir, qui s’aperçoit qu’il a été complice quand tout est fini.

Son fond moral est la fidélité. Il est fidèle à tout le monde. « Il rend à la fois ce qu’il doit à son Dieu, ce qu’il doit à ses rois. » Être fidèle ainsi, c’est desservir celui des deux camps qui ne sait pas tirer parti de vous, cela sans s’en douter, et en pleine candeur. Cette ingénuité dans la trahison, il s’agissait pour Racine de la soutenir jusqu’au bout du rôle sans qu’elle parût invraisemblable ou suspecte, sans que le spectateur pût dire : « Abner est quelque chose de plus qu’aveugle : il se bouche les yeux. » L’auteur a pleinement réussi à ce dessein.

La seule affection personnelle pour Joad amène Abner dans le temple. Il vient dire à son ami : « Prenez garde ! Athalie peut se porter contre vous à quelque violence. — Pourquoi les honnêtes gens la servent-ils ? répond Joad. — Parce que la race des rois légitimes est éteinte. Il faut bien servir quelqu’un. — Mais si le roi légitime revenait ? » Cette suggestion n’étant qu’une parole en l’air, une simple hypothèse, Abner peut très honnêtement répondre : « Je le défendrais. » C’est ce qu’il dit en effet ; et, sans avoir trahi personne, il a déjà fait une promesse au conspirateur.

Quand Athalie songe à supprimer Joas, Abner, qui ne sait pas ce qu’est Joas, n’est qu’un homme humain et pitoyable en la détournant de ce dessein, et cependant il a endormi les soupçons d’Athalie, servi Joad. — Quand Athalie vient au temple avec le vague dessein d’enlever Joas, Abner n’est qu’un ami fidèle de Josabeth en lui disant : « Princesse, assurez-vous, je le prends sous ma garde. » Cependant, il se trouve ainsi s’être engagé envers le prince par le service même qu’il a rendu à l’enfant inconnu.

Quand le coup de force se prépare, quand on arme les lévites, il est en prison, ne voit rien. S’il songe à quelque chose, c’est à l’ingratitude d’Athalie, qu’il a toujours fidèlement servie, et qui le frappe sans raison. Et cependant, quand il reparaît au dernier acte, chargé par Athalie de négocier avec Joad, il ne trahit pas la reine ; il conseille au grand prêtre d’accepter les conditions de l’adversaire. « Non ! Qu’on nous assiège ! Nous mourrons ! » répond Joad, qui sait où il veut mener Abner. — S’il s’agit de mourir, Abner peut être avec Joad. Ce n’est pas trahir que courir au-devant d’une mort certaine pour ne pas survivre à ses amis : « Donnez-moi une épée. » — Il n’a pas trahi, et il a demandé une épée.

« Il pleure », est troublé, exalté. En cet état d’esprit, Joad peut le charger de dresser lui-même le piège où doit tomber Athalie. Il le dressera sans y réfléchir, croyant encore servir tout le monde. Il introduira Athalie dans le temple. Et alors, alors seulement, il s’apercevra qu’il a trahi, qu’Athalie a raison de lui crier : « Abner, dans quel piège as-tu conduit mes pas ? » Il répond en balbutiant, un peu étonné dans sa probité déçue : « Reine, Dieu m’est témoin… » [que c’est bien sans en avoir eu le moindre soupçon]. Mais quoi ! il est trop tard. Athalie est perdue, le roi légitime est là. Abner aura longtemps quelqu’un à servir, et sans être éloigné de lui par des différences de religion ; et le dénouement se précipite ; et il n’y a plus à revenir. Il garde le silence pendant les dernières scènes, un peu gêné peut-être. Demain il sera tout à l’ivresse des fêtes royales, militaires et religieuses, de l’avènement ; il oubliera, et ne saura jamais au juste le degré d’importance du rôle qu’il a joué dans le changement de dynastie.

Joad est l’âme du drame, âme froidement énergique, adroite, habile, maîtresse d’elle-même, maîtresse des autres, contraste complet avec Athalie. — Joad est un prêtre qui est né homme de gouvernement.

Il est dominateur par essence, formé pour régner en maître sur les consciences, sur les cœurs, sur les esprits, par suite sur les événements. Il y a des hommes qui naissent chefs des hommes, Ils commandent d’instinct ; les autres leur obéissent d’un mouvement naturel. Ils puisent leur droit dans leur force.

Les premiers traits de leur caractère sont la volonté et l’autorité. Ils veulent obstinément une même chose, le regard intérieur toujours fixé sur elle, incapables de regarder plus loin, de s’arrêter en deçà, de reculer, ou de s’en distraire. Leur absence de scrupules vient de là. Ils n’ont pas à les écarter, ils ne les voient pas. L’extrême force et l’extrême faiblesse se rencontrent dans l’absolue inconscience.

L’autorité est la forme extérieure de la volonté. Elle paraît au regard, au geste, à l’allure, à la gravité vraie, à l’ascendant de la physionomie et du ton. Elle est une force incalculable et mystérieuse, toute-puissante sur tous les hommes, sauf sur ceux qui l’ont eux-mêmes, et sur les sceptiques absolus, qui peut-être n’existent pas. Les hommes qui l’ont ne sont pas aimés et obtiennent plus que d’autres n’obtiennent par l’affection. L’affection cède, l’instinct de soumission abdique.

Ces deux premiers traits éclatent dans Joad. Tout son rôle en est marqué. Il ne dit rien qui ne respire la force, une force calme, imposante, sacrée et redoutable, d’oracle, de sanctuaire ou d’arche sainte. — De là dérive sa confiance inébranlable en son étoile. De tels hommes sont si possédés de l’idée qu’ils ont de leur force, qu’ils finissent par la considérer comme extérieure et supérieure à eux-mêmes et les poussant du dehors. C’est une voix qui leur parle, un démon qui les guide. Pour Joad, c’est Jéhovah. Sa foi en lui-même se confond avec sa foi en son Dieu : « Et pour qui comptez-vous Dieu qui combat pour nous ?… Celui qui met un frein à la fureur des flots… »

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle :
Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle !
Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?
Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler ;
Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites…

Volonté, autorité, confiance en une idée fixe prise pour un commandement d’en haut, c’en est assez pour faire un homme d’action intrépide et communiquant aux autres l’intrépidité.

Doué de ces facultés puissantes, il est naturellement orateur. L’éloquence est la puissance de persuader. On persuade par la volonté ardente et la conviction énergique L’homme qui reste court n’est qu’un timide. Sans rhétorique saint Paul convertit. Joad est orateur biblique, passionné, véhément, orageux. Son discours aux Lévites (IV, iii), sauf peut-être la dernière phrase, trop périodique et arrondie, est rude et vibrant, haché, jeté par propositions courtes, chacune nettement découpée par le vers. Ce sont des cris âpres et durs :

Voilà donc votre roi, votre unique espérance !
J’ai pris soin jusqu’ici de vous le conserver :
Ministres du Seigneur, c’est à vous d’achever.
Bientôt de Jézabel la fille meurtrière,
Instruite que Joas voit encor la lumière,
Dans l’horreur du tombeau voudra le replonger :
Déjà, sans le connaître, elle veut l’égorger.
Prêtres saints, c’est à vous de prévenir sa rage.
…………………………………………………
Mais ma force est au Dieu dont l’intérêt me guide.
Songez qu’en cet enfant tout Israël réside.
Déjà ce Dieu vengeur commence à la troubler.
Déjà trompant ses soins, j’ai su vous rassembler.
Elle nous croit ici sans armes, sans défense.
…………………………………………………
Dieu sur ses ennemis répandra sa terreur.
Dans l’infidèle sang baignez-vous sans horreur.
Frappez et Tyriens et même Israélites…

La passion échauffée et anxieuse, au moment des résolutions extrêmes, chez un homme plein de courage, de violence et de foi, se tourne aisément en cette éloquence exaltée qui est le lyrisme. Joad a le don prophétique, c’est-à-dire la vision violente de ce qu’il espère et de ce qu’il craint, comme les prophètes hébreux, dont il a l’âpre et tumultueuse parole. Cette scène de vaticination est très belle en elle-même ; elle est très importante pour ce qui est du caractère même de Joad. — Elle le complète et elle l’absout. Il ne faut pas qu’on voie en Joad un conspirateur vulgaire. Il faut qu’au travers des petits moyens et des menées habiles, on sente et l’on aperçoive la grande âme ardente et éperdue, si enflammée de son objet qu’elle ne voit pas la petitesse des adresses mêmes dont elle use, et, au-dessus des mains ourdissant la trame, l’œil extatique fixé au ciel.

Car Joad est un homme de foi et un homme de gouvernement, dont les circonstances ont fait un conspirateur. L’art de Racine dans la composition du rôle a été de soutenir toujours également ces trois traits, sans permettre qu’on en oublie un. Cela fait un conspirateur très nouveau et original, complexe, et pourtant, grâce à Racine, très clair. Joad conspire en prophète, et conspire en homme d’État, avec un ton d’oracle et avec autorité, très avisé en même temps que très ardent et très fort, intelligence froide au service d’une passion ardente. Son talent d’homme d’État est fait d’une connaissance très pénétrante des hommes, de l’art de se taire, de l’art de faire parler, et de l’art de frapper fortement les imaginations ; et à ce talent contribue précisément, au lieu de le gêner, son âme de prophète et d’inspiré. Il connaît les hommes en prêtre qui manie les consciences, et il les méprise en confident de Dieu.

Peuple lâche en effet et né pour l’esclavage ;
Hardi contre Dieu seul !… Poursuivons notre ouvrage.

Il fait parler et engage les hommes dans ses desseins avec une habileté de diplomate soutenue d’une autorité de prophète : « Vous ne songez plus aux rois légitimes, dit-il à Abner, vous, soldat de Josaphat » (voilà pour l’homme de parti). « Aux promesses du ciel pourquoi renoncez-vous ? » (voilà pour le fidèle). — « Ministres du Seigneur, dit-il aux Lévites, proclamez un roi que Dieu lui-même a nourri dans son temple ; Dieu vous guide ; prenez les armes du Seigneur » (voilà le croyant parlant aux croyants)… « Ne descendez-vous pas de ces Lévites de Moïse qui en s’armant pour la loi vous acquirent l’honneur d’être seuls employés aux autels de Dieu ? » (voilà le chef de parti s’adressant à l’orgueil et à l’intérêt d’une caste).

Ainsi de tout le reste. Lui, si éloquent et si passionné, sait se taire, parce que chez lui c’est la volonté qui est passion. Il manie Abner par le silence calculé plus encore que par la parole. La réticence est chez lui captieuse : « Je ne m’explique pas, mais revenez à trois heures. Dieu se déclarera peut-être. » S’il eût parlé, la loyauté d’Abner eût peut-être pris quelque ombrage.

La scène ii de l’acte V est merveilleuse à cet égard. Joad ne dit pas un mot. Josabeth le pousse à parler : « Il n’est pas temps, princesse. » Il n’est pas temps, parce que c’est un piège qu’il s’agit de faire tendre par Abner, et il faut, si l’on veut qu’il le tende, que l’idée semble à Abner venue de lui, pour qu’elle lui paraisse innocente. Abner peut être blessé par la même idée exprimée par un autre, car il est capable de résistance ; il exécutera sur-le-champ l’idée partie de lui, parce qu’il est incapable de réflexion. Ce qu’il faut, c’est le laisser parler, s’échauffer à la pensée du péril couru par ses amis, proposer deux ou trois partis ; puis, quand il a perdu son sang-froid, lui dire : « Vous aviez raison d’abord. Je me rends. Vous m’ouvrez un avis salutaire », et lui proposer comme étant sa pensée première un avis qui n’est nullement celui qu’il ouvrait, mais qu’il croit de lui maintenant, tant il est troublé.

Joad, à un degré supérieur, a le grand art du remueur d’hommes, l’art de frapper puissamment les imaginations. C’est un metteur en scène admirable. On peut être étonné que la scène où il révèle à Joas sa naissance et le salue roi soit si courte (IV, ii). C’est que les conseils suprêmes à Joas, le traité de politique tiré de l’Écriture sainte, le serment sur l’autel, tout cela doit produire son effet non seulement sur Joas, mais sur les Lévites, pour les enflammer. Que les soldats de Dieu entrent : et alors Joas sur le trône ; discours aux Lévites, avec le bras montrant le roi ; serment des Lévites à Joas, serment de Joas à Dieu ; discours religieux pour enchaîner dans les mêmes serments roi et Lévites ; et Josabeth embrassant Joas, et Zacharie et Joas s’embrassant, c’est-à-dire le temple uni au trône, devant l’armée du temple et du trône étonnée, ravie et enflammée ; et le grand prêtre expliquant le symbole en bénissant le groupe :

Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis !

Quel spectacle pour entraîner les cœurs, et jeter une armée de croyants dans la bataille !

Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi !
V. Le lyrisme

Racine, très peu poète lyrique, mais très lettré, très amoureux de poésie grecque, avait toujours rêvé de tragédie lyrique. On peut même dire que c’est avec Racine que la question de la tragédie lyrique en France se pose en doctrine et entre en discussion. Au xvie  siècle on faisait des tragédies mêlées de chœurs par cette seule raison que les anciens avaient des chœurs dans leurs tragédies, et sans chercher plus loin. On les avait abandonnés au commencement du xviie  siècle parce que le public ne les écoutait pas ; mais il était resté quelques traces du lyrisme dans la tragédie, stances élégiaques, sortes de courtes odes, monologues lyriques, comme on voit dans Médée les stances d’Égée ; dans Le Cid les stances de Rodrigue ; dans Polyeucte les stances de Polyeucte.

Mais il est comme dans le tempérament de la tragédie française d’éliminer toutes les parties lyriques qui peuvent se mêler à elle2. Après avoir employé les stances, Corneille en condamna l’usage dans ses Réflexions sur la Tragédie. Racine apporta à la France un genre de tragédie, comme nous croyons l’avoir montré, qui est tout l’inverse de la tragédie lyrique, et cependant « ils adoraient les anciens », et il adorait Sophocle. Il était comme pris entre sa poétique propre et ses goûts de lettré. Il vit jour à essayer de réconcilier le lettré et le dramaturge dès qu’il s’occupa d’Esther.

« Je m’aperçus, dit-il dans la préface de cette pièce, qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avait donné, j’exécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé dans l’esprit, qui était de lier, comme dans les tragédies anciennes, le chœur et le chant avec l’action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu, cette partie du chœur que les païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités. »

C’était là assez bien comprendre le rôle possible du chœur dans la tragédie moderne. Le chœur ne répond à rien chez nous et n’est qu’un pastiche de lettré assez maladroit dans une tragédie historique ou politique. Il est possible dans une tragédie religieuse, dans un drame ayant ce caractère sacré que le drame grec avait toujours. Il n’est pas encore tout à fait à sa place dans Esther qui, au fond, est un drame intime, une tragédie bourgeoise où la religion est seulement mêlée. Pour avoir matière de véritable tragédie lyrique, il fallait entreprendre un drame dont la religion fût le fond même. Athalie est peut-être le seul drame français comportant le plein développement de ce qu’on peut appeler le lyrisme dramatique. Le chœur y est, comme chez les Grecs, le peuple même, mêlé à l’action (et beaucoup plus que dans nombre de tragédies grecques), sentant, traduisant et renvoyant toutes les émotions du drame, aidant aux péripéties et au dénouement par la pitié qu’il inspire aux combattants et l’ardeur dont cette pitié les anime.

Et cependant il faut remarquer encore que, d’Esther à Athalie, Racine a restreint, non pas l’importance dramatique du chœur, au contraire, mais la place matérielle occupée par lui d’abord. Il ne met plus, dans Athalie, de chœur après le IVe acte. On le lui avait reproché : « Quelques personnes ont trouvé la musique du dernier chœur un peu longue, quoique très belle. Mais qu’aurait-on dit de ces jeunes Israélites qui avaient fait des vœux à Dieu pour être délivrées de l’horrible péril où elles étaient, si, ce péril étant passé, elles lui en avaient rendu de médiocres actions de grâces ? » — La vérité est qu’il ne faut point de développement lyrique après le dénouement. Les Grecs eux-mêmes, bien moins sensibles que nous à l’intérêt de curiosité, et beaucoup plus à l’émotion artistique, ne mettent point de chœur après la conclusion. Dans Esther cela ne tirait point à conséquence, Esther étant un divertissement théâtral et musical, non une tragédie, et n’offrant qu’un intérêt dramatique très médiocre. Dans Athalie, qui est un drame très violent, après ce cinquième acte si terrible, Racine a bien compris qu’il n’y avait plus qu’à laisser tomber la toile.

Mais, même au cours du drame, l’importance matérielle du chœur est restreinte. Les chants sont courts, et, ce que j’ose à peine avancer, tant on a dit le contraire, relativement peu soignés, fond et forme. Ceux d’Esther sont incomparablement supérieurs. Racine, si sûr de lui-même à l’ordinaire, ici a hésité. Il a compris que la grande tragédie religieuse comportait le lyrisme. C’est très juste. Il a cru qu’elle comportait la présence, les groupements et les évolutions du chœur. Il en a conclu très justement encore qu’il y aurait des chœurs ; et quand il les a introduits, il a trouvé peu de choses à leur faire dire. C’est qu’il était moderne, et qu’il était pris entre deux systèmes lyriques, le système ancien dont il aurait voulu retrouver le secret, et le système moderne, le seul dont il pût avoir le sens, et qui est tout différent.

Chez les modernes on définit à l’ordinaire la poésie lyrique : l’expression vive, imagée et harmonieuse des sentiments personnels. Définition acceptable en somme. Chez les anciens le lyrisme n’est nullement cela. Il n’a, précisément, presque rien de personnel. Il est l’expression large, puissante, colorée et enthousiaste, de sentiments très généraux. Ce n’est pas l’individu qui parle et chante en cette langue ; c’est la religion, la morale éternelle, la pitié, l’humanité, la patrie. Il en résulte qu’à mettre des chants lyriques dans la bouche du coryphée, ou l’on fait un simple pastiche antique, ou l’on est à peu près insignifiant ; et que le lyrisme moderne est bien plus à sa place dans la bouche d’un personnage du drame que dans les cantiques du chœur.

À la vérité, ce lyrisme personnel, les anciens, même au théâtre, l’ont parfaitement connu. Leurs personnages ne craignaient point d’arrêter l’action pour exhaler leurs plaintes, leurs fureurs, leurs gémissements, leurs cris d’espoir, ou leurs chants de deuil. De là, en dehors du chœur, des élégies qui sont ce que les modernes appellent des morceaux lyriques. Songez à l’amplification lyrique de Philoctète sur ses infortunes, à la digression d’Antigone sur les malheurs d’Œdipe, au monologue d’Ajax qui rappelle les sombres méditations d’Hamlet ; « Tout, dans le cours immense et incalculable du temps, se montre après avoir été caché, et disparaît après avoir paru… » Voilà le lyrisme moderne, celui que Shakspeare a versé à flots dans ses drames.

Racine en a eu, en plein xviie  siècle français, l’idée et l’audace.

Il a mis sur le théâtre un prophète inspiré, une scène d’oracle, un délire de visionnaire. C’est la grande originalité lyrique d’Athalie, c’en est la couleur biblique, c’en est l’inspiration rare et nouvelle. Racine n’est pas naïf. Ses audaces ne lui échappent pas. Il s’est rendu compte de celle-ci. Il l’explique, et son explication est toute une théorie du lyrisme dramatique moderne. Il nous dit (préface d’Athalie) :

« On me trouvera peut-être un peu hardi d’avoir osé mettre sur la scène un prophète inspiré de Dieu, et qui prédit l’avenir. Mais j’ai eu la précaution de ne mettre dans sa bouche que des expressions tirées des prophètes eux-mêmes. Cette scène, qui est une espèce d’épisode [d’arrêt dans l’action, pour donner au tableau un plus vif relief, dont l’action, plus tard, profitera elle-même], amène très naturellement la musique, par la coutume qu’avaient les prophètes d’entrer dans leurs saints transports au son des instruments… Ajouter à cela que cette prophétie sert beaucoup à augmenter le trouble dans la pièce par la consternation et par les différents mouvements où elle jette le chœur et les principaux acteurs. »

N’essayons pas de dire mieux pour montrer combien ce genre particulier de lyrisme est bien entendu. L’art du lyrique dans le drame moderne est là : faire sortir le lyrisme des passions exaltées des personnages eux-mêmes ; avoir ainsi l’avantage de la poésie lyrique, grandeur des images, puissance du mouvement, émotion qui échauffe ou qui attendrit ; avoir de plus le contrecoup, sur l’action, des passions des personnages accrues par cette secousse ; par surcroît garder le chœur, non pas tant pour chanter, rôle qu’il ne peut plus guère soutenir, que pour encadrer le tableau scénique d’une décoration mouvante et pittoresque.

VI. Le spectacle

Car le spectacle est essentiel à la tragédie grecque, à la tragédie lyrique, à la vraie tragédie, et par conséquent à Athalie.

C’est un préjugé des hommes qui connaissent les tragédies et qui les jugent pour les avoir lues, que de croire que le spectacle est indifférent à une œuvre poétique faite pour être vue en même temps qu’écoutée. C’est un mot de professeur et non d’homme de théâtre que l’axiome tranchant d’Aristote : « Le spectacle est affaire de machiniste et non de poète. » Il ne s’agit pas ici de richesse, mais d’invention et de justesse dans la mise en scène. La décoration et la mise en scène doivent être une première révélation générale des mœurs et des sentiments des personnages du drame. Elles doivent être ensuite un moyen au service de l’action. Peu importe, du reste, la perfection matérielle. Je ne sais pas comment étaient figurées dans le théâtre d’Athènes la colline rocheuse et la grotte à double issue où sèchent les bandages souillés de Philoctète. Mais je sais, par le texte, qu’elles étaient figurées, et je sais que j’en ai besoin pour comprendre, et Sophocle pour me faire comprendre. Philoctète est absent. Il me peindra lui-même plus tard le détail de ses sentiments ; mais à voir son île, sa demeure et sa couche, je sais sa vie, je pénètre déjà dans sa misère, je prévois ses attitudes de sauvage farouche ; j’ai déjà pitié ; je m’intéresse à lui.

Peu m’importe que les portraits de famille du troisième acte d’Hernani soient bons ou mauvais. Ce qu’ils peignent pour moi, ce ne sont pas les ancêtres de Gomez de Silva, ce sont ses sentiments. À ce titre j’en ai besoin. À les voir je prévois l’orgueil intraitable du féodal, sa fidélité au serment, son respect de la maison qui lui est une sorte de temple, où il ne fera jamais chose vile ; et quand il est sur le point peut-être de s’avilir ou de s’adoucir, je vois les portraits qui le regardent. Ils ne sont pas simple ornement de murailles, ils sont ressort de l’action ; ils pèsent sur les volontés et les déterminations de celui qu’ils entourent, qu’ils protègent et qu’ils encouragent.

Une tragédie intime comme Philoctète a besoin d’un décor et d’une mise en scène significatifs ; une tragédie politique et religieuse en a plus encore besoin. Racine a fortement accusé ce caractère de l’art nouveau, ou renouvelé, qu’il apportait en France. Le décor, c’est le Temple, et les paroles des personnages rappellent souvent l’attention du spectateur sur le temple de Dieu, sur ce qu’il a été, sur ce qu’il est, sur les cérémonies qui s’y célèbrent, la distribution de ses parties, le sanctuaire, l’arche, les retraites cachées, le dépôt d’armes. Le Temple a dans le drame son histoire, et comme une vie propre. Perfection même de l’art du spectacle, le décor est un personnage.

La mise en scène est indiquée avec un soin minutieux non seulement par les notes, mais par le texte même qui en explique le sens et en accuse l’effet.

D’un pas majestueux à côté de ma mère,
Le jeune Eliacin s’avance avec mon frère.
Dans ces voiles, mes sœurs, que portent-ils tous deux ?
Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ?

Le goût de Racine pour le drame où tout est bien lié, et procède sans heurt ni lacune, se montre à des artifices ingénieux, dont nous nous passerions, mais qui sont la marque de l’homme du métier, du metteur en scène, de l’auteur rompu à la pratique des répétitions. Le chœur ne quitte pas la scène, en principe. Mais il est des choses pourtant qu’il ne faut pas qu’on dise devant lui, au risque d’invraisemblance, et l’on sait que cette difficulté a assez occupé la critique relativement aux pièces grecques. Selon les besoins, Racine s’arrange de manière à tenir le chœur tantôt présent, tantôt absent, et explique toujours la raison ou de son entrée, ou de sa sortie, ou de son retour.

Pendant le premier acte, il faut que Joad soit seul avec Abner ou avec Josabeth. C’est à la fin de l’acte seulement (ceci conforme au théâtre grec) que le chœur survient, et naturellement : ce sont des jeunes filles de familles fidèles qui viennent célébrer la Pentecôte.

L’heure me presse : adieu ! Des plus saintes familles
Votre fils et sa sœur vous amènent les filles.

Et le chœur, sur l’invitation de Josabeth, chante les louanges de Dieu.

Pendant l’acte II, le chœur ne doit pas assister aux entretiens d’Athalie avec Abner et Mathan. Il fuit, par un motif de sainte terreur, devant Athalie qui arrive :

Ah ! la voici ! Sortons ! il la faut éviter.

Il rentre à la scène vii, à la suite de Josabeth, comme il est sorti du théâtre avec elle.

Il s’éloigne au commencement de l’acte III, parce qu’il ne faut pas qu’il entende Mathan et ses confidences à Nabal. Son départ s’explique par l’horreur qu’il a de Mathan :

Jeunes filles, allez : qu’on dise à Josabeth
Que Mathan veut ici lui parler en secret.
— Mathan ! Ô Dieu du ciel, puisses-tu le confondre !
— Hé quoi ! tout se disperse et fuit sans vous répondre ?

Le chœur rentre en scène après qu’on a fermé les portes du temple. Pourquoi est-il resté ? peut se demander le spectateur. Objection prévue :

Joad.

Mais qui retient encor ces enfants parmi nous ?

Une jeune fille.

Hé ! pourrions-nous, seigneur, nous séparer de vous ?
Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères ?
Vous avez près de vous nos pères et nos frères.

Et, reliant ce détail à toute l’action, Joad reprend :

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle :
Des prêtres, des enfants !……………………………

Et désormais le chœur ne devant plus gêner l’action, mais la servir au contraire, en encadrant magnifiquement les scènes à grand spectacle des derniers actes, il restera sur la scène jusqu’à la fin.

Ce soin de menus détails prouve d’abord le respect de l’auteur pour le spectateur ; il prouve surtout que l’auteur écrit sa pièce comme nous devons la lire, la scène devant les yeux, les allées et venues, les entrées et les sorties, les groupes et les évolutions se dessinant à son esprit, le drame se levant et vivant devant lui, qualité essentielle, sans laquelle on ne sait faire que du théâtre de bibliothèque. Quoi qu’en dise Aristote, c’est le poète qui est le premier machiniste de son théâtre.

Il y a mieux encore, un art qui lie encore plus fortement la décoration et la mise en scène à l’action : c’est de faire en sorte que la décoration et la mise en scène soient l’action même. La moitié d’Athalie est ainsi conçue. Dans les deux premiers actes, c’est Racine qui est le « machiniste » ; dans les trois derniers, c’est un personnage, et le principal, dans le rôle de qui il entre de régler la décoration et la mise en scène : le grand machiniste, c’est Joad.

La mise en scène est la mise en jeu du drame lui-même. Non seulement elle est un moyen d’action, mais elle est le moyen d’action du protagoniste, et à la fois une marque de son caractère, une forme de sa pensée, une œuvre de sa volonté. Joad est un prêtre qui a le sens et le goût de la grande décoration et de la pompe religieuse ; c’est un homme d’État qui sait que les solennités des entrées et des sacres font partie de l’appareil royal, du magasin d’accessoires dynastique, de l’instrumentum regni ; c’est un conspirateur qui connaît le grand pouvoir, sur l’imagination des foules, des grands spectacles brusquement étalés, des coups de théâtre. Son caractère, son esprit, son imagination, son dessein, tout le pousse aux moyens scéniques. Il y a un grand tragédien dans tout chef d’empire, surtout avant son avènement. Racine a compris que Joad devait avoir l’imagination théâtrale, et il l’a pris pour collaborateur. Joad s’est admirablement acquitté de sa tâche. Voici les tableaux qu’il a imaginés.

Au troisième acte le temple est assiégé ; on vient d’en fermer les portes. Azarias en a fait deux fois le tour. Sur les terrasses les Lévites veillent. Profond silence. Heure de résolutions extrêmes. Anxiété et terreur. Au milieu de la scène, Joad, Josabeth ; autour Lévites armés ; jusqu’au fond du théâtre, foule de jeunes filles émues, exaltées, attendant et acceptant la mort, martyres prêtes. Une symphonie grave et sourde s’élève sous les voûtes sombres, se perd dans l’ombre des piliers, et le grand prêtre chante les destinées du peuple saint et les desseins de Dieu.

Au quatrième acte le trône, le glaive sacré, le livre saint, l’huile sainte ; Joad sur les degrés du trône. Les Lévites prêtent serment à leur roi sur « l’auguste livre » ; Joas prête serment à la Loi sur le livre de Dieu. Joad explique et commente les serments échangés. Scène grave de conjurés engageant leur parole et leur vie.

Apparition de Josabeth. Embrassements de la mère, des enfants, frères hier, roi et sujet aujourd’hui, scène attendrissante renforçant l’effet de la précédente.

Au cinquième acte, Athalie, Joas, Josabeth, Abner. Athalie insultante encore. Joad décidé ; résolutions d’Abner inconnues encore. Un rideau tombe : Joas sur son trône, femmes agenouillées à ses pieds, Lévites l’épée à la main sur les marches. Effet de terreur sur l’imagination déjà ébranlée d’Athalie, d’exaltation sur l’âme faible d’Abner.

Et, brusquement, le fond du théâtre s’ouvre, le Temple entier, ce Temple formidable, dont nous ne connaissons qu’un vestibule, apparaît ; ses profondeurs, infinies, mystérieuses, inquiétantes, s’animent, jettent sur la scène, comme de retraites inépuisables, des centaines de Lévites armés dont la surprise, le mystère, l’obscurité triplent le nombre. Et ces soldats ont dans l’imagination l’effet de tous les tableaux précédents. Leur force est énorme, leurs adversaires paralysés.

La mise en scène a vaincu la reine de Juda. Le machiniste est un général victorieux.

VII. Histoire d’Athalie. — Conclusion

Telle est cette pièce supérieure, où toutes les parties de l’art tragique complet, sujet, idées, caractères, action, lyrisme, décoration, musique, spectacle, non seulement ont été réunies et rapprochées par un art infiniment ingénieux et savant, mais encore sortent les unes des autres, rentrent les unes dans les autres, et se pénètrent réciproquement, vivant ensemble dans la connexité et la conspiration intime d’un organisme, à ce point qu’il semble que l’une manquant, la vie disparaîtrait aussitôt.

Vraie tragédie lyrique, vraie tragédie artistique, contenant en elle le concert harmonieux de tous les arts ; vraie tragédie grecque, ce qui est tout dire ; et pourtant ayant encore les qualités de clarté, de rapidité, de progression vive, de dénouement inattendu et brusque, qui sont particulièrement françaises.

Deux choses peuvent paraître lui manquer : l’élévation morale, que Racine, à tout prendre, n’a jamais eue, qui n’est point nécessaire au théâtre, mais qui n’en est pas moins un très grand charme dans notre cher Corneille ; — le style, dont il faut avoir le courage de dire, quand on le croit, qu’il est insuffisant, si longtemps et si universellement que l’on ait dit le contraire. Il y a de belles parties de style dans Athalie, la malédiction de Joad sur Mathan :

Sors donc de devant moi, monstre d’impiété.
De toutes tes horreurs, va, comble la mesure !
Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure :
Abiron et Dathan, Doëg, Achitophel.
Les chiens à qui ton bras a livré Jézabel,
Attendant que sur toi sa fureur se déploie,
Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie !

La prédiction de Joad, avec ses beaux effets de solennité et de grandeur, produits par le vers ample et les rimes redoublées :

Cieux, écoutez ma voix, Terre, prête l’oreille !
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille !
Pécheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille.
…………………………………………………
Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?
Le Seigneur a détruit la reine des cités :
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés :
Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités :
Temple, renverse-toi ; cèdres, jetez des flammes.

Mais ces fragments de vraie poésie sont rares. Athalie est écrite du style ordinaire de Racine, net, clair, juste, ingénieux, un peu sec et un peu froid, style de psychologue adroit et pénétrant, plutôt que de poète inspiré. C’est bien le style qui convenait aux autres tragédies de Racine. Mais à Athalie il fallait plus ; l’image sobre, mais originale et puissante de Corneille ; ou le vigoureux relief du vers classique, frappé en médaille, de Corneille encore ; ou la période abondante et solide, ample et vigoureuse, le souffle large des orateurs de Corneille. Le jour où Racine a rencontré une grande conception poétique du théâtre français, le style de sa conception lui a, en partie, fait défaut.

Tout compte fait, il reste un chef-d’œuvre, et une révolution dans l’art dramatique. Voltaire, en tant que poète dramatique, a eu toujours les yeux fixés sur Athalie. C’est que Voltaire, peu doué comme poète, était infiniment intelligent, et comprenait à merveille que la tragédie théâtrale avait manqué en France jusqu’en 1691, et que, par une singulière fortune, la tragédie théâtrale avait été inventée par le maître de la tragédie psychologique, sans qu’il perdît rien de ses qualités premières ; que là était l’indication de la voie à suivre, pour élargir, amplifier et enrichir le drame français, trop souvent réduit jusque-là à n’être qu’une anecdote intéressante, ingénieusement nouée et dénouée entre deux portants. Cette préoccupation constante de Voltaire nous amène à dire quelques mots de la fortune d’Athalie en France.

Athalie avait été demandée à Racine par Mme de Maintenon pour Saint-Cyr. Des considérations d’ordre intérieur3 empêchèrent ce dessein d’aboutir.

Athalie fut jouée, non à Saint-Cyr, mais à Versailles, à petit bruit, dans les appartements du roi, par Mlle de Caylus et ses amies de Saint-Cyr, en habit de ville, une première fois en janvier 1691, une seconde fois en février de la même année, puis quelques mois plus tard4. Le succès semble avoir été faible. Mlle de Caylus aimait peu son rôle ; Louis XIV ne paraît pas avoir marqué une approbation vive, comme il fit pour Esther. L’écho s’en retrouverait dans les papiers du temps où les moindres sentiments du Roi sont rapportés. Mme de Maintenon paraît, seule, avoir eu pour Athalie un goût très vif, et c’est sans doute pour elle qu’on la reprit plus tard.

La pièce ne fut pas jouée à Paris dans sa nouveauté, ni du vivant de Racine, ni même du vivant de Louis XIV. Elle fut imprimée seulement en mars 1691, et par conséquent ne put avoir qu’un succès de critique. À vrai dire, elle ne l’eut pas. Boileau admira. Quelques-unes de ses théories étaient heurtées dans cet ouvrage. Mais il s’entendait assez bien au théâtre ; il adorait Sophocle, et Racine était l’ami de son esprit et de son cœur. Boileau valait, à cette époque, tous les autres critiques ensemble ; cependant les autres avaient le nombre, et ils furent contre Athalie. Ils trouvèrent la pièce « froide » et « enfantine », ce qui est très intéressant, parce que cela veut dire qu’il y a dans la pièce un enfant, et qu’il n’y a pas d’amour. Deux préjugés littéraires du temps étaient choqués par ces deux nouveautés, et se révoltaient. En somme, le silence se fit vite autour du poème, et l’on semble bien l’avoir considéré comme l’ouvrage d’un homme déjà âgé, retiré du monde littéraire, et qui n’a plus l’air des belles choses.

En 1699, à l’occasion du mariage du duc de Bourgogne, Mme de Maintenon fit reprendre la pièce à Versailles, puis en 1702 (février) avec un éclat extraordinaire. La duchesse de Bourgogne jouait Josabeth, le duc d’Orléans Abner, l’acteur Baron, retiré du théâtre alors, Joad.

Enfin, en 1716, vingt-cinq ans après sa naissance, Athalie parut devant le public. Elle fut jouée par ordre du duc d’Orléans, régent de France, à la Comédie-Française. Le succès fut grand. Le côté théâtral prit d’abord le public. Plus tard Voltaire cria si fort et si longtemps qu’Athalie était le chef-d’œuvre de l’esprit humain, qu’il n’y eut personne en France qui se permît d’avoir un sentiment contraire. Athalie fut classée merveille.

On sait que la réaction contre la littérature classique, que l’école de 1820 a cru avoir besoin d’exciter, a porté surtout contre Racine. Mais il est à remarquer que c’est plutôt contre le Racine des Iphigénie et des Bérénice qu’elle s’est élevée, que contre le Racine religieux. Athalie est restée, ce me semble, en dehors de la mêlée, ce qui est assez naturel. Les romantiques ne pouvaient guère attaquer le merveilleux chrétien et l’art religieux qui furent une de leurs doctrines, et sur ce point être contre Boileau c’était être avec Racine ; ils ne pouvaient guère attaquer la tragédie théâtrale et lyrique, qui était au fond de leur conception dramatique, et qu’ils essayaient de rétablir.

Athalie a donc traversé cette époque littéraire sans trop souffrir de la tourmente. Elle est aujourd’hui en pleine possession de l’admiration des lettrés. La foule y entre peu, mais amuse ses yeux de la pompe du spectacle, qu’on peut très facilement rendre originale et saisissante.

Nous ne nous étendrons pas sur les réflexions que pourrait faire naître la longue hésitation du succès à l’égard d’Athalie. Notre avis est qu’au théâtre, le temps n’étant point laissé à la réflexion, toute œuvre puissante, profonde originale, apportant avec elle un art nouveau, et devant être la longue admiration de la postérité, doit absolument échouer en sa nouveauté. Il faut qu’à la lecture la réflexion se soit produite, le sens profond de l’œuvre se soit démêlé, puis qu’on soit revenu au théâtre dans une pensée de vérification et de contrôle, que l’éducation du public se soit faite ainsi peu à peu, pour que le succès arrive, cette fois, solide et durable. Cette pensée peut consoler de leurs échecs les hommes de génie, et quelques autres.

Racine et Sarcey

J’ai promis de revenir sur le troisième volume des Quarante ans de théâtre de Francisque Sarcey, volume particulièrement classique, qui contient les sentiments de Sarcey sur Corneille, sur Racine et sur Shakspeare. J’ai parlé des opinions et réflexions de l’illustre critique sur Corneille. Je le suivrai aujourd’hui dans ses commentaires relatifs à Racine.

Je le suivrai est le mot juste ; car c’est toute une évolution, et qui va du noir au blanc, en passant, je ne dirai pas par mille nuances, car Sarcey connaissait peu les nuances, mais par cinq ou six couleurs très tranchées — que nous avons ici sous les yeux. Pour bien lire, et avec fruit, ces cent cinquante pages de Sarcey sur Racine, il ne faut pas les lire dans l’ordre, assez arbitraire ou assez fortuit, où les éditeurs les ont mises. Il faut les suivre par ordre de dates, ce qui n’est pas très difficile, et alors l’évolution apparaît, ou si tous voulez l’éducation de Sarcey relativement à Racine, ou si vous préférez, la lente et progressive initiation de Sarcey à Racine. C’est très curieux et c’est excellent aussi pour l’enseignement littéraire.

Sarcey commence par être parfaitement convaincu que Racine n’est absolument pas, n’est à aucun degré un homme de théâtre.

D’où lui vient cette idée ? De son éducation sans doute. Il était du temps où Corneille était considéré comme le plus grand tragique français et où Racine n’était guère qualifié que de longo proximus intervallo . Notez que moi-même, qui suis né juste vingt ans après Sarcey, j’ai reçu, moins formellement que lui peut-être, mais assez nettement encore, les mêmes instructions.

Elle lui vient ensuite, cette idée, très probablement, de l’attitude du public vers 1855. À cette époque, on n’allait guère à la tragédie et non pas plus à celle de Corneille qu’à celle de Racine. Il a fallu, comme toujours, comme du temps de Rachel, un grand artiste dramatique pour faire refleurir la tragédie antique, et vers la fin de l’Empire il s’en est trouvé deux, M. Mounet-Sully et Mme Sarah Bernhardt, moyennant quoi la tragédie a repris faveur plus que jamais, plus même que du temps de Rachel elle n’avait fait. Donc, de 1855 à 1865 environ, la Comédie-Française était vide quand on y jouait la tragédie. Mais vous concevez bien que de cette disgrâce Racine pâtissait plus encore que Corneille. Dans Corneille un « poumon », pour parler la langue de 1820, un poumon comme Beauvallet ou Maubant, produisait encore son effet et arrachait un peu le public à sa torpeur. Mais avec Racine il n’y a poumon qui tienne, il n’y a rien à faire pour un poumon, et Toinette aurait beau dire : « Le poumon ! Le poumon ! » ce n’est pas de poumon qu’il s’agit, mais de talent ; et donc Corneille et Racine, de 1855 à 1865, étaient en disgrâce ; mais Racine y était beaucoup plus encore que Corneille. Et cela n’a pas été sans doute sans avoir son influence sur Sarcey. Nous subissons tous ces impressions-là, si personnels que nous nous piquions d’être.

Tant y a que Sarcey, en ses premières années de critique dramatique, posait comme une vérité dont personne ne pouvait douter que Racine n’entendait rien au théâtre. Son article de 1864 est ébouriffant à cet égard. En voici quelques extraits :

« Corneille disait : “Ce jeune homme a beaucoup d’esprit, et il écrit fort agréablement ; mais il devrait abandonner le théâtre. Il n’y entend rien.” On peut dire, ajoute Sarcey, que cela est vrai encore, même après Andromaque, après Phèdre et Athalie. Il y a des écrivains qui ont l’instinct de la scène… Corneille a ce génie. Pour Molière, il n’est pas besoin d’en parler. C’est le théâtre fait homme… Mais les tragédies de Racine ne sont pas faites pour le théâtre ; on y sent, même dans les plus fameuses, des trous insupportables. C’est un très bel esprit, qui connaît admirablement le cœur des femmes… Ce n’est pas un écrivain dramatique. Ce qu’il ne sait pas, ce qu’il ne saura jamais parfaitement, car la nature lui en a refusé l’instinct, c’est précisément ce qui constitue l’écrivain dramatique, l’art de grouper ses personnages et ses scènes et de les presser ensemble vers une situation capitale… Décidément Racine n’avait pas le génie de la scène. Il eût mieux fait d’écrire des élégies ou des romans. »

Voilà le point de départ, 26 décembre 1864. Ne croyez pas à une boutade de mauvaise humeur à propos de la Thébaïde. Je n’en tirerais point parti niaisement. Il nous arrive à tous de rencontrer un homme d’esprit qui nous dit par accident une sottise et nous nous en allons murmurant : « A-t-il été bête ! Du reste, il est toujours comme cela. C’est un imbécile. » Sarcey, après s’être ennuyé à La Thébaïde, aurait dit que Racine n’entendait rien et n’avait jamais rien entendu au théâtre, je ne relèverais pas le propos, mais c’est que cela continue pendant un assez long temps.

1865, à propos de Bérénice : « Titus aime Bérénice. Que ne l’épouse-t-il ? La raison d’État… Racine s’est renfermé étroitement dans cette donnée et en a tiré cinq actes. C’est que Racine n’était pas, à vrai dire, un écrivain dramatique… Corneille n’a pu se tenir dans ce sujet ni exécuter cinq actes de variations sur un thème si pauvre. Il faut avouer que ses inventions ne sont point heureuses. Et cependant, je l’ai relu avec plaisir ; oui, et avec plus de plaisir que la Bérénice, de Racine. » — Allons, le préjugé, ou plutôt l’aversion est encore forte. Lire la Bérénice de Corneille avec plus de plaisir que celle de Racine ! Faites l’expérience ; oui, je vous en prie, essayez ! Je viens de la faire. Il est vrai que c’est mon métier ; mais, précisément parce que ce n’est pas le vôtre… Poursuivons.

1872. Voici Sarcey en face de Britannicus et de Britannicus qui réussit ; car la mode a changé et la tragédie maintenant fait fanatisme. Il y a de quoi ébranler Sarcey qui fut toujours très sensible à l’influence des milieux. Ébranlé, il semble l’être un peu, mais non pas bien fortement : « Je me suis parfaitement expliqué, en voyant jouer Britannicus, pourquoi il avait eu peu de succès à la scène. C’est qu’en réalité, à se placer au point de vue très particulier de l’art dramatique, c’est une des pièces les moins bien faites de Racine. Les trois premiers actes sont presque vides d’action et le dernier est tout à fait misérable. Octavie et Sénèque restent dans la coulisse ; Junie est une jeune femme, pleurnicheuse moderne, qui se jette dans un couvent pour les nécessités du dénouement. Britannicus est un sot. Ces défauts, qui sont très visibles à la représentation, ont dû frapper les contemporains qui sont toujours bien plus sensibles aux petites fautes qu’aux grandes beautés d’une œuvre… Loin de m’étonner du peu de succès qu’a obtenu Britannicus à sa première apparition, je ne suis surpris que d’une chose, c’est qu’il ait, dès ce temps-là, trouvé tant de bons juges qui, se dépouillant des préjugés du moment, l’ont tout de suite classé à son rang… »

Et je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’y a guère de mot dans cette appréciation qui ne me semble une parfaite erreur. Les trois premiers actes de Britannicus vides d’action, c’est certainement une trouvaille originale ; et l’absence d’Octavie et de Sénèque, considérée comme un défaut grave en est une autre. Avez-vous jamais souffert, en voyant Britannicus, de l’absence de Sénèque et d’Octavie ? Voici une nouvelle étude à faire. Lisez Britannicus au point de vue de l’absence d’Octavie et de Sénèque et au point de vue du manque d’action dans les trois premiers actes. Évidemment, le préjugé subsiste encore. Le bandeau n’est pas tombé des yeux de Sarcey au 23 décembre 1872.

Il ne l’est point encore en 1873. Cette fois, c’est en face de Phèdre elle-même que se trouve Sarcey, c’est-à-dire en face de la plus moderne des pièces de Racine et de la plus dramatique, selon l’avis à peu près unanime. Sarcey résiste encore : « Phèdre est plutôt une admirable étude du cœur féminin qu’une bonne pièce de théâtre, au vrai sens du mot. Il n’y a qu’un rôle, qui absorbe tous les autres. Les péripéties de l’action sont peu nombreuses et peu intéressantes, ou plutôt il n’y a pas d’action. L’auteur fait le tour d’une passion ; chacun des côtés qu’il examine l’un après l’autre lui est un nouveau sujet de développement, et la pièce est finie quand l’exploration est terminée. » — Je vous épargne quelques autres énormités. Il est clair que non seulement le bandeau n’est pas tombé, mais qu’il est plus épais que jamais.

C’est cependant en cette année qu’il commença à se desserrer. C’est en 1873 que parurent les quatre articles sur Athalie, qui sont ce que Sarcey a écrit de plus lumineux, de plus fort et de plus pénétrant dans toute sa vie et qui sont devenus classiques. On les retrouve par pièces et morceaux dans tous les ouvrages pour écoliers et dans les miens, entre autres, dont je ne me cache aucunement. Ils sont, ne mâchons point les mots, de tout premier ordre. Remarquez, cependant, non point pour diminuer le mérite de Sarcey, mais parce que c’est la vérité et pour marquer les points et les pas de l’évolution, que Sarcey ne s’y applique aucunement au démontage et remontage de la pièce. Il n’envisage que les caractères, qu’il analyse du reste avec une finesse et une adresse extrêmes. Mais on peut se demander encore, après avoir lu cette magistrale étude, si Sarcey trouve Athalie une « pièce bien faite ». Il ne s’est pas placé, cette fois, à ce point de vue. Attendons.

Ce qui vient ensuite, c’est, en 1877, l’étude sur Andromaque. C’est là que vous trouverez pour la première fois cette fameuse conception d’Andromaque considérée comme grande coquette. « Ah ! la mâtine, est-elle forte ! » Vous connaissez le développement. Je ne m’attarderai pas à réfuter ce paradoxe qui est aujourd’hui complètement abandonné. Je me bornerai à remarquer qu’il n’est autre chose que, poussée à l’excès, l’opinion, des critiques du temps. Nisard avait commencé, avec « son innocente coquetterie d’Andromaque », et M. Thierry, le très lettré directeur du Théâtre-Français, avait continué par toute une plaquette sur le rôle d’Andromaque, dissertation assez agréable qui n’est que le développement du mot de Nisard et qui nous induirait à faire jouer Andromaque par Mme Marsy. Miséricorde ! Non, c’est à l’éloge de Sarcey, au contraire, que je relève cet article sur Andromaque. Sarcey y est dans le faux jusqu’au cou, certainement ; mais remarquez que prendre le caractère et le rôle d’Andromaque comme il les prend, c’est prendre Andromaque pour une comédie. Or, c’est le commencement du revirement. Sarcey ne pouvait entrer dans une tragédie qu’en commençant par la considérer comme une comédie, et dès qu’il avait opéré cette transposition, il comprenait ; il ne comprenait pas tout ; mais il comprenait quelque chose. Il avait la clef, ou plutôt il avait trouvé la serrure où mettre sa clef. Du moment donc qu’il prenait Andromaque en comédie, c’est qu’il commençait à se prendre à Racine. Il commençait à l’entendre, à l’entendre à sa manière, mais, enfin, à l’entendre. C’est le commencement du revirement. Nous sommes à un tournant de l’histoire de Sarcey.

Et, en effet, moins de deux ans après ; que voyons-nous ? Une analyse, point mauvaise du tout, et très élogieuse et presque enthousiaste de Mithridate. Sarcey, comme toujours, ne prend dans Mithridate que la comédie qu’il contient ou que la comédie qu’il pourrait être ; mais enfin il le saisit par ce côté et il s’y intéresse infiniment. Il fait une très belle étude de la jalousie chez les vieillards, avec de très bonnes comparaisons avec le Ruy Gomez de Hernani et avec le Corneille amoureux des « Stances à la marquise » et avec le Martian de Pulchérie, — non, il l’oublie ; mais enfin, il aurait pu le mettre — et il montre très bien que l’action (enfin !) est admirablement combinée pour faire passer Mithridate par toutes les phases de la jalousie, inquiète, puis soupçonneuse, puis perfide, puis cruelle, etc. Et c’est très bien. Naturellement, il trouve mauvais le dénouement : puisque le dénouement est la conséquence de la partie de Mithridate dont il a fait abstraction et qu’il n’a pas voulu voir ; mais il se déclare satisfait tout de même. Voilà Sarcey réconcilié avec Racine. 1879. C’est une grande date de notre histoire ; eh ! oui ! de notre histoire à nous autres critiques dramatiques qui ne laissons pas, comme Pompignan, de croire être quelque chose.

Oh ! si nous passons en 1884, il ne reste plus trace de l’ancien détracteur de Racine. Racine a complètement partie gagnée. Et notez que c’est en face de Bérénice que se trouve Sarcey, de cette Bérénice mise si bas — au-dessous de celle de Corneille — en 1865, de cette Bérénice à laquelle je conviens très bien qu’on pourrait reprocher de manquer un peu d’action et de ne pas aller d’un train d’enfer. Mais Sarcey est converti et il a le zèle du néophyte : « Bérénice n’est certainement pas, au point de vue dramatique, une œuvre admirable, et qu’il faille louer sans restriction ; mais c’est peut-être, de tous les ouvrages de Racine, celui où il a mis le plus de son génie propre, où il a su colorer des nuances les plus fines et les plus tendres l’amour trahi et malheureux. Marivaux n’a jamais rien écrit de plus fouillé et de délicat que ce rôle de Bérénice, et au fond n’est-ce pas plutôt une comédie aimable et triste qu’un drame héroïque ou une tragédie au sens vrai du mot ? » — On ne peut guère mieux dire, et voilà Sarcey pleinement entré en communion de pensée avec le grand tragique. Il va plus loin que cette intelligence générale de la pièce. Comme aurait pu faire un Weiss et comme celui-ci l’a fait précisément, il fait des découvertes dans Bérénice et pousse presque jusqu’au paradoxe de l’admiration en plaidant pour les parties du poème considérées généralement comme faibles ou comme inutiles. Et il a raison :

« Mais c’est un rôle délicieux que celui d’Antiochus, de cet amant sacrifié à qui Bérénice, avec cette implacable sérénité Je la femme qui n’aime point, vient parler sans cesse de sa tendresse pour un autre ! Quand on reprend en main la tragédie de Racine et qu’on se la lit à soi-même, on sent tout ce qu’il a dû souffrir en écoutant les confidences de cette coquette [mot parfaitement impropre. Bérénice n’est coquette ni à l’endroit de Titus, ni à l’égard d’Antiochus. Ce Sarcey voit des coquettes partout] qui compte pour rien un amour qu’elle ne partage pas. À un moment, il est amené par la conversation à lui faire l’éloge de Titus, et il s’aperçoit alors que Bérénice l’écoute avec un peu plus d’attention :

Je vois que votre cœur m’applaudit en secret ;
Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,
Et que, trop attentive à ce récit funeste,
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.

« Que ces vers sont jolis, et qu’ils sont vrais ! À qui n’est-il pas arrivé, causant avec une femme d’un rival préféré… »

— Oui, mon cher ami, cela est arrivé à tout le monde : et le rôle d’Antiochus est aussi agréable au théâtre qu’il est désagréable à jouer à la ville. Et vous comprenez admirablement Racine. Ce qu’il a voulu, avec son rôle d’Antiochus, c’est remettre dans Bérénice un peu de ce tragique qu’il sentait bien qui manquait à la pièce. Vous n’êtes pas, quand vous avez vu jouer Bérénice et si délicieusement, par Mme Bartet, et si dignement par MM. Paul Mounet et Albert Lambert le fils, sans avoir dit à Bérénice : « Mais, petite malheureuse, laisse donc là cet empereur avec ses faisceaux, ce César empêtré de sa toge, qui ne t’aime pas, à dire le vrai, et fais donc attention à cet aimable Antiochus qui t’aime de tout son cœur, et qui te rendra parfaitement heureuse, étant à la fois un homme de sentiments parfaitement délicats et un homme d’esprit. Quel dommage que l’amour se trompe toujours et qu’on s’obstine toujours à aimer qui ne vous aime guère et à dédaigner qui vous aime profondément !… » — Eh bien, mais le voilà le tragique de Bérénice, tragique tempéré, tragique tendre, tragique de « comédie héroïque », mais tragique cependant, c’est-à-dire réflexions tristes du spectateur sur la fatalité des passions, sur leur absurdité inévitable et funeste, qui jette les plus honnêtes gens et les plus aimables dans le malheur irréparable. Et c’est le sens de cet Hélas ! d’Antiochus, qui termine la pièce. « Hélas ! sur Titus, Hélas ! sur Bérénice, Hélas ! sur moi. Nous voilà tous les trois malheureux, parce que la raison n’est pas ce qui règle l’amour. Voilà une triste aventure de trois braves gens qui ne savent ni les uns ni les autres aimer où il faut, et il en sera ainsi tant qu’il y aura des hommes, c’est-à-dire des bêtes raisonnables comme disent les philosophes. Hélas ! » — Que de choses dans cet Hélas ! Mais c’est qu’elles y sont parfaitement. Vous n’avez qu’à y regarder.

Si nous continuons encore un peu à feuilleter Sarcey chronologiquement, nous trouvons en 1887 son grand article sur Bajazet. Il est excellent. Les réserves que Sarcey y fait sont un peu trop fortes à mon gré, mais elles sont justes, et je crois qu’il faut en retenir beaucoup. Bajazet est une pièce qui suit son chemin avec précision et avec netteté, mais qui boîte un peu. Mais, du reste, Sarcey est enchanté du choix du sujet et des deux grands rôles, Roxane et Acomat. Il s’écrie de tout son cœur : « Mais c’est La Princesse Georges ! » Et, en effet, c’est tellement La Princesse Georges que Dumas fils a donné à La Princesse Georges un dénouement factice (et entre nous assez ridicule), d’abord pour ménager les nerfs du spectateur et le renvoyer sur une impression agréable ; ensuite et surtout — il le dit lui-même — pour n’avoir pas l’air d’avoir pillé Racine. Et il reste que le dénouement de Racine est le seul logique et presque nécessaire et que son drame est le vrai drame de la jalousie avec ses conséquences naturelles et ordinaires. La Princesse Georges est un Bajazet romanesque ; et c’est la pièce du vieux tragique qui est une Princesse Georges réaliste.

Voulez-vous poursuivre encore un peu ? En 1886 Sarcey se retrouve en face de cette Andromaque avec laquelle il s’est déjà réconcilié vers 1877. Désormais il lui est dévoué. Il lui est si complètement dévoué que, s’il y découvre quelque défaut, il le tourne immédiatement en qualité. C’est le propre de l’amour. Les vrais amoureux ne font jamais autrement :

Ils comptent les défauts pour des perfections
Et savent y donner de favorables noms.

Vous savez qu’au quatrième acte d’Andromaque Pyrrhus vient de « lâcher » Hermione et de la façon la plus outrageante et la plus cruelle. Il est évident, dit très bien Sarcey, que dans la vie réelle il n’aurait qu’un soin, c’est d’éviter la rencontre d’Hermione comme celle d’un serpenta sonnettes. En tous cas il n’irait pas la chercher. Ça, ce serait absurde, l’absurdité même. Eh bien, c’est précisément cette absurdité qui est la scène V du iv. Pyrrhus vient trouver Hermione uniquement pour se faire traiter par elle comme le dernier des gredins. Eh bien encore, Racine a raison ! Il a raison, parce que, si Pyrrhus doit redouter cette scène et ne chercher qu’à l’éviter, nous en avons besoin, nous ; nous avons besoin d’une explication entre Hermione et Pyrrhus après les dernières décisions de Pyrrhus à l’endroit d’Andromaque et les dernières résolutions d’Andromaque à l’égard de Pyrrhus ; et quand nous avons besoin d’une scène, qu’elle arrive de quelque façon que ce soit et même d’une façon absolument invraisemblable, nous l’accueillons avec bonheur. C’est la « scène à faire ». C’est la fatalité inéluctable de la scène à faire. — Oh ! du moment que Racine a compris la théorie de la scène à faire ! Du moment qu’il l’a comprise jusqu’à faire une scène fausse en soi pour mettre en évidence la vérité des théories de Sarcey sur la scène à faire, vous entendez bien que Racine a cause gagnée. Enfin, Racine a compris Sarcey ! Il n’y a plus à s’étonner que Sarcey comprenne Racine.

Dernier terme de l’évolution ; 1898 ; conférence sur Iphigénie. Excellente, du reste, d’une précision et d’une agilité de dissection qui font le plus grand honneur au célèbre anatomiste ou plutôt au célèbre physiologiste, car Sarcey considérait une œuvre d’art comme un organisme, comme le zoon ti d’Aristote, et c’était l’essentielle originalité de sa méthode. Mais dans cette étude, quelle est la qualité maîtresse de Racine que Sarcey s’attache à mettre en lumière ? L’habileté, la dextérité, l’ingéniosité et la sûreté dramaturgique : « Cette pièce passe, non pas peut-être pour la plus géniale de Racine, mais assurément pour la mieux faite, pour celle qui ménage le mieux, d’un bout à l’autre, l’intérêt et l’émotion. Nous allons étudier, dans Iphigénie, le talent de l’homme de théâtre, et je vais vous montrer avec elle comment on fait une bonne pièce… » — Il le montre en effet, dans une dissertation minutieuse et juste qui est un modèle de sûre critique, une leçon merveilleuse d’art dramatique et qui apprendrait à faire une pièce de théâtre si cela se pouvait apprendre. Et puis il termine ainsi : « Racine a construit et développé son Iphigénie avec une ingéniosité que Scribe lui-même n’aurait pas dépassée. » — Nec plus ultra ! Après ce mot-là il n’y a plus rien. Quand Sarcey a dit d’un dramatiste qu’il est l’égal de Scribe lui-même, il a voulu dire qu’il est non seulement « homme de théâtre », mais le dieu du théâtre. Cette ligne, une des dernières que Sarcey ait écrites, c’est l’apothéose de Racine.

Voilà le chemin parcouru en trente-cinq ans. D’homme qui n’entendait rien au théâtre, Racine est devenu peu à peu l’égal de Scribe. Racine a grandi peu à peu, d’un progrès sûr, dans l’esprit de Sarcey et peu à peu a vaincu des résistances qui étaient très vives jusqu’à le maîtriser enfin en envahisseur et en conquérant. L’histoire est curieuse. Il en faut attribuer en partie les péripéties à l’influence du public lui-même ; car Sarcey a toujours été et il a voulu être un écho qui expliquait ; à l’influence aussi des deux grands tragédiens qui ont rendu à Racine la vie et qui l’ont transfiguré en le ranimant : M. Mounet-Sully et Mme Sarah Bernhardt. Enfin et surtout c’est la grâce de Racine lui-même qui a opéré. Racine ni ne se comprend ni surtout ne pénètre jusqu’au fond des esprits et des cœurs du premier coup. Il ne procède pas comme Corneille par ces assauts brusques et soudains qui vous enlèvent. Il faut, comme vous venez de le voir, surtout quand on n’a pas été élevé dans le culte de Racine, quand on n’a pas « été pris tout petit », comme dit Augier, il faut toute une vie de pratique du théâtre pour que Racine prenne dans votre être intellectuel la place à laquelle il a droit. Il est vrai que quand il vous tient, il ne vous lâche plus, comme vous venez de le voir aussi. L’histoire des variations de Sarcey relativement à Racine est infiniment instructive.

Le rôle d’Andromaque

Le rôle d’Andromaque par Mme Bartet. — Sarcey et le rôle d’Andromaque, avec les opinions de quelques autres critiques antérieurs et peut-être la mienne.

[I]

Mme Bartet s’est emparée du rôle d’Andromaque depuis trois mois environ ; elle le joue de temps en temps, et je crois que tant qu’elle restera à la Comédie-Française on ne songera pas à le confier à une autre qu’elle.

Ce n’est pas qu’elle s’y soit imposée du premier coup. À la première représentation, le public hésita. Il vit arriver sur la scène une petite femme en robe et voiles violets, qui était très triste, qui parlait presque bas, d’une voix mélodieuse à la fois et brisée, et qui faisait très peu de gestes. Cela au milieu des hurlements, miaulements, meuglements et barrits, poussés par un certain nombre de personnages divers qui l’entouraient et qui persécutaient la petite femme.

Cela faisait certainement dissonance, qu’on pouvait reprocher à la petite femme, laquelle, seule, n’était pas à l’unisson du charivari universel, accoutumé, du reste, et faisant tradition depuis soixante ans à la Comédie-Française. Était-ce Mme Bartet seule qui avait raison contre toute une ménagerie à l’heure du repas ? Ce n’était pas probable. Elle devait se tromper. Est-ce comme cela qu’on joue la tragédie ? Jamais ça ne s’est vu ! Mme Bartet faillit être « murmurée ».

Cependant, elle a tant d’ascendant sur le public que l’on n’osa pas se déclarer contre elle ; on fut seulement étonné. Peu à peu, on en est venu à se dire que c’est précisément comme cela qu’on doit jouer la tragédie, surtout celle de Racine, et un phénomène singulier s’est produit. Quand Mme Bartet joue Andromaque, on l’isole, comme aussi bien elle s’isole elle-même ; on fait abstraction des derviches hurleurs et des derviches tourneurs qui l’environnent, et l’on ne veut écouter qu’elle. C’est une des victoires tranquilles les plus formidables que jamais un artiste ait remportées.

Elle est méritée aussi. Grâce triste, mélodie de la marche et de la voix, pleurs dans l’accent et jamais ni dans la gorge ni dans le nez, infinie mélancolie du souvenir, quelque chose de lointain et qui est comme au-delà des horizons ; une femme qui habite le souvenir et l’espérance, un doux fantôme qui habite deux tombes, celle de l’époux perdu et d’avance la sienne, et qui va de l’une à l’autre d’une démarche abandonnée et accablée, avec un sourire d’affection pour tout ce qui a le bonheur d’être mort ou de mourir, et de pitié pour tout ce qui vit : voilà ce que Mme Bartet, statue mouvante de l’élégie éternelle, a su mettre, sans effort apparent, en toute beauté sereine et antique, en tout art pur, divine, dans ce rôle divin.

Je n’ai pas besoin de dire qu’elle n’a pas songé à mettre un atome de coquetterie dans cette affaire et que notre cher maître Sarcey n’aurait pas pu s’empêcher de manifester un regret. On sait que Sarcey considérait tout simplement la veuve d’Hector et la mère d’Astyanax comme une grande coquette et qu’il manquait rarement de reprocher à l’artiste qui jouait ce rôle, de ne pas y mettre au moins un grain de coquetterie. Au fond, son idée était qu’Andromaque devait être jouée par Arnould-Plessy ou par Mme Marsy et nullement par Mme Sarah-Bernhardt.

Il y eut réclamations, un peu de tumulte. M. Jules Lemaître, très avisé et très informé, se souvint que Sarcey n’était pas le premier à avoir soutenu cette opinion, et il commença un feuilleton sur ce sujet, par ces mots : « C’est Nisard qui a commencé… »

Et, en effet, Nisard avait exprimé une opinion analogue. Mais je me dis, moi, dès cette époque, que ce ne devait pas être Nisard qui avait commencé, Nisard, en général, inventant peu, et je me mis à remonter le cours des âges en compagnie d’Andromaque, ce qui est une très bonne compagnie. — Eh bien, non, ce n’est pas Nisard qui a commencé ; mais il ne s’en faut pas de beaucoup, comme nous verrons.

Mais procédons par ordre et commençons par le commencement.

Les critiques du dix-septième siècle (voir, si l’on est pressé, seulement le livre, qui reste excellent, de M. Deltour, Les Ennemis de Racine) n’ont pas vu la moindre coquetterie dans Andromaque. Ils l’ont trouvée ridicule, mais non pas coquette. Le marquis de Créqui et le comte d’Olonne estiment invraisemblable et un peu bouffonne une veuve qui pleure encore son mari après une année ; mais ils ne l’incriminent d’aucune coquetterie.

Subligny, dans La Folle Querelle, ne lui reproche guère que d’avoir un fils, alors qu’on sait bien qu’Astyanax a été tué à la prise de Troie, et ce « déguisement de l’histoire » lui est insupportable. — Saint-Évremond la trouve ennuyeuse et rien de plus. Il n’aime pas les veuves au théâtre : « Introduisez, dit-il, une mère qui se réjouit du bonheur de son fils ou s’afflige de l’infortune de sa pauvre fille ; sa satisfaction ou sa peine fera peu d’impression sur l’âme des spectateurs. Pour être touché des larmes et des plaintes de ce sexe, voyons une amante qui pleure la mort d’un amant, non pas une femme qui se désole de la mort de son mari. La douleur des maîtresses, tendre et précieuse, nous touche bien plus que l’affliction d’une veuve artificieuse ou intéressée, qui, toute sincère qu’elle est quelquefois, nous donne toujours une idée noire des enterrements et des cérémonies lugubres. »

Saint-Évremond a eu souvent plus d’esprit que ce jour-là. Mais, enfin, rien ici pour notre affaire. Il y a bien ces mots : « artificieuse ou intéressée », qui font dresser l’oreille. Saint-Évremond aurait-il pris Andromaque pour une intrigante ? Alors il serait le premier sarceyen de cette histoire. Mais il parle des veuves en général et non d’Andromaque en particulier. En tous cas, il n’a pas développé sa pensée, ni ne l’a éclairée. Elle ne peut pas compter.

Il y aurait abus d’interprétation, ce me semble, à la solliciter dans le sens que j’indique et que je n’indique que pour mémoire.

Je passe sur tout le dix-huitième siècle, où je ne vois rien qui se rapporte à notre affaire. Voltaire a parlé d’Andromaque à propos de Pertharite, et ailleurs ; mais il ne s’occupe que de la situation et de l’intrigue et point du tout du rôle. Il est probable, je ne dis pas plus, qu’il voyait dans Andromaque, non pas la veuve, mais la mère ; car il est assez évident que, comme il a passé sa vie à refaire les pièces de Corneille et de Racine, c’est Andromaque qu’il a voulu refaire dans Mérope.

J’arrive à La Harpe. Rien sur Andromaque coquette. Pour La Harpe, Andromaque est « la veuve et la mère ». Elle est surtout « la mère » qui supporte tout pour son fils. Quant à Andromaque « aguichant » Pyrrhus, La Harpe n’y songe pas. Il songe au contraire. Sur ces mots :

                       Andromaque, sans vous,
N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux ;

et sur toute la scène, il fait son commentaire ainsi : « Ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’on sait bien que ce n’est pas par fierté qu’elle ne s’est pas abaissée devant Pyrrhus. Celle qui a pu supplier Hermione n’aurait pas été plus fière avec lui ; mais elle tremble d’implorer un homme qui met à ses bienfaits un prix dont elle est épouvantée. Aussi, malgré ses dangers et sa douleur, elle ne lui parle même pas de cet amour dont elle ne peut supporter l’idée. Elle ne cherche à l’émouvoir que par la pitié et la générosité. » — Allons ! L’idée d’Andromaque coquette n’est pas née encore.

Chateaubriand, dans son Génie du Christianisme, n’a vu dans Andromaque que la mère (en quoi j’estime qu’il a grand tort) et la chrétienne (en quoi j’estime qu’il a grandement raison). Il développe ce point merveilleusement ; mais cela ne nous regarde pas pour notre sujet. L’idée d’Andromaque coquette n’a pas paru encore dans le monde.

Mais nous brûlons. Le Génie du Christianisme est de 1802. En 1803, l’idée d’Andromaque coquette apparaît. Il y a aujourd’hui un siècle bientôt qu’elle est au monde. Et où apparaît-elle ? Voyez-vous, il n’y a que le Journal des Débats. Il n’y a que lui. Elle apparaît, cette idée, dans le feuilleton dramatique du Journal des Débats, et c’est mon illustre prédécesseur, c’est Geoffroy, qui en est le père. Feuilleton du 27 août 1803 : « Chez les Grecs… ; chez Racine, Andromaque est une grande princesse, l’ornement d’une cour galante et polie, nourrie de la fleur des sentiments les plus héroïques. Elle n’a de naturel que son amour pour son fils… » Il faut croire que Geoffroy jugeait l’amour d’Andromaque pour son mari un sentiment artificiel. C’est l’opinion du marquis de Créqui et du comte d’Olonne qui reparaît. Mais poursuivons : « Elle a même cette coquetterie décente et noble qui s’allie si bien, dans les femmes, à la grande sévérité. Elle a, si l’on peut parler ainsi, la coquetterie de la vertu, le plus puissant et le plus séducteur de tous les genres de coquetteries. »

Cette fois, nous y voilà. Andromaque est une coquette vertueuse. La gloire d’avoir trouvé cette idée — car, après tout, c’est une idée, et ingénieuse — appartient à Geoffroy. Poursuivons.

Je ne vois pas que Janin se soit occupé de la question. Il a parlé d’Andromaque et avec une singulière pénétration et non seulement avec maestria, mais avec maîtrise ; mais il n’a pas analysé particulièrement le rôle de la veuve d’Hector, du moins à ma connaissance.

Je ne connais rien de Théophile Gautier sur Andromaque, si ce n’est ceci qu’il trouve qu’elle est mal rimée, comme tout Racine (ce qui est très-juste. Racine rime aussi mal que La Fontaine) :

« Les rimes sont souvent inexactes, à peine suffisantes et choisies dans des tonalités sourdes. Les rimes en er et en é se reproduisent surtout avec une uniformité fatigante :

Un enfant dans les fers, et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger.
Ah ! si du fils d’Hector la perte était jurée,
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?
Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?
Sous tant de morts, sous Troie il fallait l’accabler. »

Rien de plus juste ; mais cela ne concerne pas notre objet actuel. Continuons.

J’arrive à Nisard. Il semble avoir lu Geoffroy et avoir gardé dans son souvenir les expressions mêmes du feuilletoniste des Débats. Il les atténue par le contexte ; mais il les reproduit. Évidemment il en éprouve quelque pudeur ; mais l’idée lui paraît juste : « Tout ce qu’il y a de dévouement dans l’épouse, de tendresse dans la mère, Racine en a doué Andromaque. Mais il a voulu en même temps que la belle et aimable fille d’Éétion, l’Andromaque aux bras blancs, fût femme et qu’elle n’ignorât pas la puissance de sa beauté. Elle s’en sert pour se défendre et pour protéger son fils ; c’est de sa vertu même qu’elle apprend l’influence de ses charmes et que lui vient la pensée d’en user… »

Voyez comme il semble que Nisard ne fasse que donner l’amplification élégante du mot de Geoffroy. Et enfin il donne le mot lui-même : « J’appellerais cela une coquetterie vertueuse, si la plus noble de toutes les épithètes pouvait relever le mot de coquetterie. » — Et ensuite il dirige son analyse d’Andromaque dans le sens de cette interprétation, très prudemment du reste, et avec une telle circonspection que l’analyse en reste obscure et que ce n’est pas le meilleur morceau de Nisard. Lisez-le (Histoire de la littérature française, livre III, chap. 8). Il ne laisse pas d’être curieux.

Et voici venir maintenant Édouard Thierry et Sarcey. Ils ont soutenu la même thèse dans le même temps : Édouard Thierry en une plaquette intitulée : L’Énigme d’Andromaque, et Sarcey en maint feuilleton. Je n’analyserai pas la très jolie brochure d’Édouard Thierry, parce qu’il emploie les mêmes arguments que Sarcey et s’appuie à peu près des mêmes citations. Cela ferait double emploi et répétitions. Je me contente de dire que la dissertation d’Édouard Thierry fait le plus grand honneur, je ne puis pas dire à sa justesse d’esprit, puisque je suis d’un avis différent ; mais à sa finesse d’esprit, à son goût et à ses qualités de moraliste.

Et maintenant, la parole est à Sarcey. Il a donné cinq ou six articles sur cette question, mais deux particulièrement creusés, deux essentiels, celui du 6 août 1877, celui du 28 juin 1886. Ils sont tous les deux dans le volume III de Quarante ans de théâtre.

Voici le raisonnement de Sarcey.

Un homme tient dans sa main le sort d’un enfant. Il aime, du reste, la mère. La mère ne l’aime point. Il la menace de perdre son fils si elle ne lui cède pas. Celle-ci ne lui cède point et lui ne se décide pas à perdre l’enfant. Que concluez-vous ? Vous concluez « qu’il faut qu’elle soit joliment maligne ». Oui, joliment maligne :

« Il n’y a Andromaque, ni Pyrrhus, ni Homère, ni Virgile qui tienne. Une femme qui se trouve dans la situation que j’ai dite et qui trouve le moyen de la prolonger un an, sans compromettre ni sa fidélité au mort, ni le salut de son fils, lequel est entre les mains d’un sauvage, celle-là est maligne. Chaste tant qu’on voudra… mais maligne cela est certain ; cela ne peut pas, entendez-vous bien, cela ne peut pas être autrement… L’auteur serait le dernier des crétins, si, ayant mis ses personnages dans une situation, il ne leur avait pas prêté un langage et des sentiments qui y fussent conformes… Cette femme, uniquement parce qu’elle est femme, et parce qu’elle dépend d’un homme qui peut tout sur son enfant et qui veut l’épouser, doit, si résolue qu’elle soit à ne pas céder, user d’une certaine diplomatie féminine, et certainement elle en a usé, puisqu’elle a pu prolonger cette situation pendant toute une année. Et maintenant, appelez cette diplomatie du nom qu’il vous plaira de lui donner. Je me sers du mot de coquetterie. Est-ce que vous croyez que j’y tiens ?… Ce ne sera pas de la coquetterie. Ce sera — ma foi, je n’ai pas de terme pour exprimer la chose et si je n’en ai pas c’est qu’il n’y en a pas… Andromaque glisse des compliments à Pyrrhus :

J’ai fait plus ; je me suis quelquefois consolée
Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’eût exilée.
………………………………………………
Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille.
J’attendais de son fils encor plus de bonté.

« Y a-t-il une façon plus ingénieuse, plus délicate de lui dire : Je vous tiens pour un plus grand cœur qu’Achille lui-même ? Elle ment, cela est certain. Car elle n’aime point Pyrrhus, et les femmes sont merveilleusement injustes pour les gens qui les pressent et qu’elles n’aiment point. Elle le dit tout de même. Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous ne voulez pas que ce soit de la coquetterie ? Qu’est-ce que c’est alors ? Andromaque se dérobe derrière sa douleur. Mais elle sait bien qu’il y a des femmes que les larmes embellissent… Pyrrhus le dit lui-même à son confident :

J’aimais jusqu’à ces pleurs que je faisais couler…
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce… »

— Ici, une note en marge. Vous pouvez chercher dans tout le rôle de Pyrrhus, vous n’y trouverez pas ces deux vers. Cela tient à ce qu’ils sont dans le rôle de Néron, dans Britannicus. Mais, ce n’est pas une affaire. Suivons le raisonnement de Sarcey :

« Eh oui ! Andromaque pleure, parce qu’il y a de quoi pleurer dans son affaire ; mais [mais aussi ?] parce que les larmes aiguisent sa beauté, excitent l’amour de Pyrrhus et retardent l’instant fatal où il livrera son fils au bourreau… »

Voilà la théorie complète et arrivée à son dernier terme. Pour Geoffroy, Nisard, Thierry, Andromaque est une coquette ; pour Sarcey, c’est une intrigante.

La théorie me paraît radicalement fausse, fausse à crier.

D’abord remarquez comme on la soutient et comme on est forcé de la soutenir. Du rôle d’Andromaque on cite quatre ou cinq vers ; mais surtout on démontre, non pas qu’Andromaque est une coquette, mais que dans sa situation elle doit l’être, qu’il est impossible qu’elle ne le soit pas, puisque la situation veut qu’elle le soit ; et que Racine serait le « dernier des crétins » s’il n’avait pas fait Andromaque coquette.

Eh bien, mais, il ne faut pas conclure pour cela qu’Andromaque est une coquette ; car il se peut que Racine soit un crétin, c’est-à-dire n’ait pas compris Andromaque comme Sarcey la comprend.

Ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Il faut commencer par lire tout le rôle, par voir si Andromaque est coquette dans ce rôle ; et ensuite, si on la trouve coquette, applaudir à Racine ; et si on trouve qu’elle ne l’est pas, déplorer que Racine ait raté son Andromaque.

Or, moi, quand je lis le rôle d’Andromaque, je trouve qu’elle est si peu une coquette ou une intrigante qu’elle est une pure imbécile, et qu’il n’y a pas une femme dans la salle qui ne doive dire : « On n’est pas plus bête que cela ! Elle voudrait se perdre qu’elle n’agirait pas autrement ! Elle manque un trône et perd son fils comme à plaisir. Ah ! si j’étais que d’elle… Quelle dinde ! Non ! mais quelle dinde ! »

Une pure dinde, voilà Andromaque d’un bout à l’autre de son rôle. Suivons-la pas à pas. Pyrrhus vient lui dire : « Les Grecs demandent votre fils pour le mettre à mort. » Elle répond : « Il me faut tout perdre, et toujours par vos coups. » Injure gratuite, puisqu’elle ne sait pas encore si Pyrrhus a dit aux Grecs : oui, ou : non. — Pyrrhus lui répond : « Je ne le livrerai pas du tout si vous voulez m’aimer un peu ». Elle réplique : « Si vous étiez généreux, vous feriez cela sans demander la petite récompense. » Les coquettistes s’écrient : « Voilà une flatterie. » En tous cas, ce n’est pas ainsi que Pyrrhus le prend, car il répond :

Eh ! quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse et punit-on toujours ?

Non, il n’a pas pris le couplet d’Andromaque pour un compliment. D’où l’on peut induire que Racine ne l’a pas écrit comme tel.

La suite de la scène ? La suite de la scène c’est le nom d’Hector. Le nom d’Hector dix fois prononcé : « Hector… mon époux… Hector… quel époux !… Hector… Son père ! » Ruse raffinée, disent les coquettistes. Tout de même, elle en met trop. Qu’un souvenir par-ci, par-là, pour le mari mort, puisse attiser la flamme d’un amoureux, il est possible. Mais le nom du mort dix fois asséné par minute, la « scie » du feu mari, non, cela cesse d’être habile et pourrait bien n’être que de la candeur. En tous cas, cela semble bien n’irriter que la colère de Pyrrhus et non son amour ; car, au sortir de la seconde entrevue avec Andromaque (celle qu’on ne voit pas, entre le I et le II) il est furieux, il épouse Hermione, il le dit à Oreste. Pourquoi ? Parce qu’Andromaque l’a crossé du nom d’Hector pendant une demi-heure :

Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements,
Sa misère l’aigrit, et toujours plus farouche
Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche…
« C’est Hector », disait-elle en l’embrassant toujours.
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace,
C’est lui-même ; c’est toi, cher époux, que j’embrasse.

Il faudrait pourtant faire attention à la façon dont les personnages d’Andromaque jugent Andromaque, pour comprendre ce que Racine a voulu qu’elle fût. Andromaque a des ennemis dans la pièce. Pyrrhus d’abord, dans les moments où il la hait. La soupçonne-t-il un seul instant de manège ? Jamais ! — Phœnix ensuite. Phœnix dit-il à un seul moment à Pyrrhus : « C’est une maligne ! » Jamais ! Il dit à Pyrrhus : « Vous êtes un sot », mais jamais : « Vous êtes berné. » — Hermione enfin. Hermione se plaint de Pyrrhus, jamais d’Andromaque. Et il serait naturel, même sans que la coquetterie d’Andromaque fût chose vraie, même sans que les ennemis d’Andromaque le crussent, qu’ils le dissent. Et ils ne le disent jamais ! Et je crois savoir pourquoi. Je le dirai en finissant. Pour le moment, occupons-nous seulement de ce que paraît Andromaque aux yeux des autres personnages.

Remarquez-le : non seulement une pleureuse, mais une « aigrie », une « farouche » et une « emportée ». Or, il est possible que les larmes embellissent une femme, et, par conséquent, soient un procédé de coquetterie ; mais l’aigreur, les mines farouches et les emportements, tout de même, ne l’embellissent pas et doivent passer simplement pour être ce qu’ils sont.

Poursuivons le rôle. Andromaque, abandonnée par Pyrrhus, va supplier… qui ? Pyrrhus ? Non ! Hermione. Comme c’est fin ! Comme c’est à une rivale qui vous abhorre qu’il faut s’adresser dans ces circonstances-là ! Et que lui dit-elle ? » Les mêmes choses » qu’elle a dites à Pyrrhus, ce qui est significatif. Quand elle a dit à Pyrrhus :

Seigneur, c’est un exil que mes pleurs vous demandent.
Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous,
J’aille cacher mon fils, et pleurer mon époux,

le spectateur à l’esprit mal fait, en y mettant beaucoup de mauvaise volonté, a pu croire qu’il y avait là manège. « Elle fuit pour se faire courir après. Fugit ad salices. Toi, ma petite, tu veux te faire retenir. » Mais quand Andromaque dit à Hermione littéralement les mêmes choses, il est difficile de croire qu’elle fasse de la coquetterie avec Hermione, et force est bien de la croire sincère dans son désir de filer aussi loin que possible.

Enfin, voici la grande scène, la scène de diplomatie suprême, la scène d’intrigue raffinée, selon les coquettistes. Andromaque, « qui n’a pas été supplier Pyrrhus » ; Andromaque, qu’il faut que Pyrrhus vienne chercher ; Andromaque qui, si Pyrrhus ne la provoquait pas à parler par le fameux : « Allons livrer le fils d’Hector », le laisserait passer sans rien dire (quelle intrigante !) Andromaque supplie, enfin, Pyrrhus ; et comment le supplie-t-elle ? En cherchant à lui dire des paroles agréables et en ne lui en disant guère que de fâcheuses. Elle fait pleuvoir les gaffes. Elle lui dit : « Vous qui m’aimiez !

Vos serments m’ont jadis juré tant d’amitié !

Ce n’est pas très fort. Pyrrhus pourrait répondre : « Parbleu ! oui, je vous aimais ; mais c’est vous qui ne m’aimiez pas. » Et c’est à peu près ce qu’il dit :

Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée ;
Mais vous ne l’avez pas seulement demandée.

À quoi Andromaque réplique : « C’est vrai ; je suis orgueilleuse » ; mais est-ce qu’elle fléchit son orgueil, même à un pareil moment ? Pas du tout. Elle ajoute :

Vous ne l’ignorez pas, Andromaque, sans vous,
N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.

C’est-à-dire : « C’est vous qui, en prenant Troie, en ruinant mon pays, m’avez mise en servitude. » C’est encore un reproche. Comme il est à sa place ! Quelle intrigante ! — Enfin voici le dernier effort de la diplomatie d’Andromaque ; voici le fameux couplet où il y a — c’est vrai — le vers, unique en définitive, sur lequel s’appuient les coquettistes :

Je me suis quelquefois consolée
Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’eût exilée.

Voilà jusqu’où peut aller la coquetterie d’Andromaque jusqu’à dire à Pyrrhus que « quelquefois », bien rarement (comme c’est aimable !), mais enfin quelquefois elle s’est consolée, elle n’a pas été tout à fait désespérée d’être chez Pyrrhus, par comparaison du sort qu’elle aurait eu chez Clytemnestre, dont le premier soin a été de faire étrangler Cassandre.

Voilà le propos galant, le propos séducteur ! Voilà jusqu’où Andromaque aux abois, pour sauver son fils, peut pousser la gentillesse et l’amabilité !

Enfin, c’est une parole douce, je le veux bien. Mais, de quoi est-elle entourée ? Des éternels propos de haine et d’orgueil qu’Andromaque ne peut pas réprimer, ne peut pas retenir. Propos de haine :

J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière.

C’est-à-dire : « Achille, votre père, a tué mon père et mes sept frères et mon mari. » Comme c’est aimable ! Quelle coquette !

Propos d’orgueil :

Mais que ne peut un fils ? Je respire ! Je sers !

C’est-à-dire : « Je ne me suis pas donné la mort. J’en ai honte. Je suis esclave. J’en frémis. Tout cela ce n’est certes pas pour vous que je le fais. C’est pour mon fils ! » Quelle bonne grâce ! Et puis, encore, le refrain, l’obsession, la scie, « Hector ! »

Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.

Mais, en vérité, même au moment où elle s’adoucit le plus, elle est « farouche », et même au moment où elle cherche à être habile, elle est épouvantablement maladroite ! Je vous dis que c’est une dinde.

Plus d’entrevue entre Andromaque et Pyrrhus ; mais, pour poursuivre le rôle jusqu’au bout, un mot sur la solution trouvée par Andromaque. Vous la connaissez : se marier avec Pyrrhus et se tuer après. Pyrrhus sera lié par son titre de veuf d’Andromaque et ne sacrifiera pas Astyanax devenu son fils adoptif. Elle est médiocre, la solution. Déjà, au dix-septième siècle, on s’en était très bien avisé. Dans La Folle Querelle, de Subligny, Hortense, à je ne sais quelle sollicitation de son amoureux, répond avec assez de bon sens : « Ah ! je serais aussi bête qu’Andromaque, qui épouse Pyrrhus sur sa parole, avant d’avoir vu son fils en sûreté. » C’est très juste. Andromaque s’attache à une solution qui n’en est pas une. Comme diplomatie, c’est ridicule. Mais comme conscience, c’est autre chose. Andromaque est avant tout l’amoureuse d’un mort. Elle est plus « veuve » encore que « mère ». C’est ici seulement qu’on le voit ; mais on le voit bien. Elle sacrifie à son fils tout ce qu’elle peut lui sacrifier. Elle ira pour lui jusqu’à quitter le nom de veuve d’Hector. Elle épousera le fils du meurtrier d’Hector ! Soit ! Elle peut aller jusque-là. Plus loin, non ! Se voir réellement la femme de Pyrrhus ; se voir dans ses bras, ah ! non ! La mort plutôt ! Elle sait très bien qu’avec sa solution elle ne donne à son fils qu’une chance d’être sauvé, et non pas le salut. Elle le dit :

Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui.
Il suffit. Je veux bien m’en reposer sur lui.

Elle n’est pas sûre. Elle espère. Mais elle fait pour son fils tout ce que moralement elle peut faire pour lui. Elle lui sacrifie « son sang, sa haine, son amour » et ses pudeurs en quelque sorte extérieures. Quant à ses pudeurs intimes, ah ! elle ne le peut pas !

Et, vous savez, c’est admirable.

Dans tout son duel avec Pyrrhus, Andromaque est donc une maladroite et une sotte. Elle l’est radicalement, foncièrement et constamment. Donc, Racine ne sait pas son métier ; donc, Racine « est le dernier des crétins », Il donne à un personnage « un langage et des sentiments contraires à ce qu’en exige la situation. »

Il faudrait voir. Racine, tout simplement, n’a pas voulu qu’Andromaque fût une coquette, ni qu’elle fût prise pour telle. Il en a voulu faire une femme amoureuse et héroïque. Donc, il en a fait une sotte. Les héros sont des sots, les martyrs sont des imbéciles. Toutes les gaffes d’Andromaque sont des traits de caractère et les traits d’un caractère héroïque. Et il n’y a pas autre chose.

— Mais alors, ne trouvez-vous pas qu’il en a trop mis ? Ne trouvez-vous pas qu’il y a excès dans la rudesse et la dureté et la monotonie des récriminations d’Andromaque ? Ne trouvez-vous pas qu’elle serait aussi honnête femme et aussi héroïque, sans ses emportements, ses aigreurs et ses « faroucheries ? » Ne trouvez-vous pas qu’il y a trop de gémissements et trop de « Hector ! Hector ! Hector ! » dans son rôle ? Ne pourrait-elle pas, sans « glisser des compliments » à Pyrrhus, lui rendre justice ? Car enfin Pyrrhus est un très généreux soldat, roi et amant !

— Parfaitement ! Mais c’est que Racine sait son métier et sait son public. Il a vu l’écueil du rôle d’Andromaque. Il a prévu Geoffroy, Nisard, Thierry et Sarcey. Il s’est dit : « … Diantre ! Ils vont la prendre pour une coquette ! Avec leur habitude constante de prendre une tragédie pour une comédie, dès qu’ils verront cette situation, ils se diront : « Bon ! Connu ! la servante maîtresse qui veut se faire épouser. » Et, dès lors, quoi que je fasse dire à Andromaque, ils l’interpréteront toujours à intrigue et à manège. Quoi qu’elle dise, ils s’écrieront : « Elle est forte ! Dieu ! est-elle forte ! Quelle maîtresse femme ! Quelle grande coquette ! » Il n’y a pas à dire, c’est ici l’écueil du rôle. Il faut l’éviter le plus possible. — Eh bien ! D’abord que personne dans la pièce ne parle de manège ou de coquetterie, non pas même ceux qui, non seulement pourraient en accuser naturellement Andromaque, mais qui devraient l’en incriminer. — Ensuite faisons Andromaque plus dure, plus farouche, plus sauvage et plus maladroite qu’il ne serait vraisemblable, parce que c’est nécessaire. — Peut-être la sauverai-je ainsi du soupçon d’intrigue. Peut-être ! Et souhaitons-le, parce que, dès que ce soupçon entrera dans les esprits du public, ma pièce est perdue. Au lieu d’être une tragédie, elle est une farce. Au lieu d’une héroïne, elle a pour protagoniste une habile ; au lieu d’une Andromaque, une Madame des Ursins. Ne craignons donc pas de forcer la note pour ce qui est de la maladresse vénérable d’Andromaque. » Il a réussi, comme vous avez vu. Il a réussi pour cent quarante ans. Mais il ne pouvait pas réussir pour toujours. Geoffroy devait arriver, le Geoffroy prévu. Les Français ne peuvent pas passer plus de cent quarante ans à considérer une tragédie comme une tragédie. Il faut qu’ils en arrivent à la tourner au vaudeville. Le Français né malin créa le vaudeville ; et il est si malin qu’il en vient toujours à regarder une tragédie à travers des lunettes de vaudevilliste.

[II]

J’ai reçu toute une « littérature » sur la question du rôle d’Andromaque. Cette littérature est fort intéressante et complétera très heureusement les observations que je vous ai présentées. Je commence, car en tout il faut un ordre, par les correspondants qui sont le plus près de l’avis que j’ai soutenu, pour continuer par ceux qui s’en éloigneront de plus en plus.

Mon très pénétrant et très spirituel élève et ami, M. Amiot, du lycée de Douai, appelle mon attention sur les points suivants :

« J’admire à la fois comme l’ingénieux Nisard est amoureux de son esprit et comme il pille ses paradoxes dans Geoffroy. Andromaque est, avant tout, une amoureuse ; elle aime Hector comme s’il vivait :

Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.

« Racine, d’ordinaire, évite l’apostrophe. Mais, ici, il fait parler Andromaque à Hector mort. Il est donc tout naturel que celui-ci lui réponde du fond de son tombeau. Elle répète son nom comme Bérénice celui de Titus. Par le privilège auguste du temps et de la mort, il est redevenu à la fois son fiancé de vingt ans et son mari de vingt-cinq (taléros paracoitis). Remarquez-vous qu’elle est tellement une amoureuse qu’elle n’adore son fils qu’en Hector et pour Hector, ce qui est vrai, quoiqu’excessif. Son premier mot au sujet d’Astyanax est

Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie.

Hector ne la fait pas songer à Astyanax. Astyanax la fait toujours songer à Hector :

                               … J’irais voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector ;
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage ;

« et là-dessus, discours d’Hector, toujours vivant : “Je te laisse mon fils pour gage de ma foi ; s’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi”, et le reste, très significatif. N’est-il pas singulier que son amour maternel soit de la déférence à l’égard de l’époux, avant d’être le cri de la chair maternelle ? N’est-ce point là l’amour-passion, j’ai presque dit de l’amour-monomanie ? De là sa perpétuelle distraction au milieu de la tragédie, où elle se promène comme en rêvant. — Et, par suite aimer Hector, c’est haïr Pyrrhus : “Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.” Pyrrhus amoureux est plus clairvoyant que Geoffroy. — Les Novissima verba d’Andromaque sont : “Voilà, de mon amour [ici c’est bien de l’amour pour son fils qu’il s’agit] l’innocent stratagème” ; et : “J’ai moi-même en un jour sacrifié mon sang, ma haine et mon amour. ” [Ici c’est de son amour pour Hector qu’il est question]… — En résumé : 1º il est déjà peu vraisemblable que la femme qui hait Pyrrhus se force à être coquette envers lui ; 2º il est inadmissible que la femme qui aime Hector comme s’il était vivant, et peut-être plus, soit coquette avec Pyrrhus. Après cela peu importent les équivoques et les contorsions ingénieuses dont tel ou tel vers isolé peut être susceptible. Seule, l’interprétation de Mme Bartet garde au rôle son unité. Ce n’est pas seulement les recommandations suprêmes à Céphise qu’il faut dire « de l’autre côté de la tombe », comme le faisait déjà Mme Weber, c’est tout le rôle. On ne saurait donc jouer le rôle avec trop de sobriété. Tel critique a tort de demander du pathétique oratoire à la fin. Une morte ne fait pas de gestes ; elle a déjà “l’attitude du tombeau”. — Rappelez-vous la leçon que vous commenciez ainsi, à notre étonnement : “Le sujet d’Andromaque, c’est la mort d’Andromaque…” Et, en effet, “il n’est question que de ma mort là-dedans”, comme dit le personnage des Faux Bonshommes. Andromaque, amante des tombeaux, ressemble à Électre. Il fallait la musique du chœur et il faudrait celle, chez nous, de Berlioz ou Massenet, pour commenter ses silences, là où tous les mots qu’elle dirait risqueraient d’être déclamatoires. — Je vous envoie ces réflexions peut-être sensées, peut-être ridicules, en toute ingénuité. — J’ai un ami qui assure qu’il est impossible qu’Andromaque n’ait pas les sens un peu troublés par ce beau colonel de dragons de la garde qu’est Pyrrhus.”

« — L’ami me semble aussi peu connaisseur de femmes que M. Amiot me paraît perspicace. Quand une femme est amoureuse, les hommes, sauf celui qu’elle aime, « sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas. » Et c’est précisément une des raisons pourquoi Racine a fait Andromaque plus amoureuse que mère, tout compte fait. La Troyenne, la princesse, la mère, pouvait être sensible à l’amour de Pyrrhus ; la veuve amoureuse, point ; elle ne pouvait que le haïr furieusement. C’est ce qu’elle fait. C’est curieux que tout le monde ne comprenne pas cela. Ce n’est donc pas une vérité élémentaire que chez les femmes l’amour est une forme de l’entêtement ? C’est pourtant si simple ! »

Autre lettre, moins conforme déjà à mes sentiments que la précédente :

« Monsieur, vous dites, dans votre feuilleton de dimanche dernier : « Personne, dans la tragédie, ne parle de manège et de coquetterie. » Cette assertion n’est-elle pas trop catégorique ? Il y a quelqu’un qui conseille la coquetterie à Andromaque, c’est Céphise (III, vi) : “Je croirais ses conseils et je verrais Pyrrhus. Un regard confondrait Hermione et la Grèce.” Et plus loin, Andromaque répond à cette suggestion de Céphise : “Tu vois le pouvoir de mes yeux.” Est-ce à dire qu’Andromaque soit coquette ? Vous avez mille fois raison de soutenir que non. Mais peut-être avez-vous voulu trop prouver en affirmant que l’idée de la coquetterie n’est pas exprimée dans la pièce. Il me semble que l’art exquis de Racine a su concilier la pureté, la candeur du rôle d’Andromaque avec la vraisemblance, et cela en prêtant, non à Andromaque, mais à sa suivante, cette idée de la coquetterie qui, même vertueuse, ravalerait le rôle tragique. Ne serait-ce pas pour la même raison que le même Racine prête, non pas à Phèdre, mais à Œnone, l’idée de la perfidie qui doit perdre Hippolyte ? Je vous prie, Monsieur, d’excuser mon indiscrétion. Vous avez défendu une thèse qui m’est chère, et puis, s’il faut tout dire, je n’ai pu résister à la tentation de vous exprimer… » — « Desterne. »

Voilà qui est très intelligent et très fin, autant que juste. Il est évident que quand j’ai dit que personne dans Andromaque ne parlait de coquetterie, j’entendais, et le contexte le prouve assez, qu’aucun des personnages qui pensent et disent du mal d’Andromaque, qui lui sont hostiles, ne l’incrimine, ni même ne la soupçonne, de manège. Que Céphise, elle, dévouée à Andromaque et parfaitement indifférente au souvenir d’Hector, dise à Andromaque en vers élégants : « Eh ! pardieu ! faites-vous donc aimer ! Laissez-vous donc aimer ! » c’est tout naturel, et comme le dit M. Desterne, c’est dans l’économie rationnelle et nécessaire de la pièce, comme le rôle d’Œnone dans Phèdre. — Quant au mot d’Andromaque : « Tu vois le pouvoir de mes yeux », nous aurons l’occasion de voir cela plus loin.

Sur ceci que l’on n’avait point parlé de la coquetterie d’Andromaque avant Geoffroy, je m’attendais au coup et je voulais le recevoir. C’était un petit piège très innocent. Je pensais bien que quelqu’un songerait à Blin de Sainmore. J’ai trop lu Voltaire pour ne pas connaître Blin de Sainmore et, du reste, Blin de Sainmore, malgré les hautains mépris de La Harpe, est fort digne de considération. Je préfère, et de beaucoup, ses observations sur Racine à celles de l’abbé d’Olivet… Mais laissons parler mes correspondants. Ils sont deux, que La Harpe a conduits à Blin de Sainmore et qui relèvent l’observation de celui-ci sur la coquetterie d’Andromaque.

« Monsieur, je crois que l’invention de la coquetterie d’Andromaque est plus ancienne que vous ne pensez et je me permets de vous signaler le commentaire de Luneau de Boisjermain [il est de Blin de Sainmore] sur la réplique d’Andromaque au commencement de la scène vi du III : “Tu vois le pouvoir de mes yeux.” La Harpe a, du reste, relevé tout spécialement l’erreur du commentateur, en en attribuant l’origine à une mauvaise interprétation de l’actrice chargée du rôle. Luneau de Boisjermain était du reste de votre avis, puisqu’il trouvait la coquetterie indigne et d’Andromaque et de la tragédie. Moi, je trouve (mais, qu’importe mon jugement ?) qu’Andromaque est beaucoup plus veuve fidèle que mère. En voulant se tuer, elle sauve beaucoup plus sa fidélité à la mémoire d’Hector qu’elle ne sauve son fils… Veuillez m’excuser et agréer… » — « Un industriel qui n’a guère l’habitude ni le temps de s’occuper de littérature. »

Autre lettre sur le même sujet, plus précise, plus circonstanciée, et qui sent son habitué des bibliothèques :

« Monsieur, voulez-vous me permettre de vous offrir une petite contribution pour le cas où il vous plairait de revenir sur l’intéressant, et, je crois, inépuisable sujet de la “coquetterie d’Andromaque” ?… Vous connaissez Adrien-Michel-Hyacinthe Blin de Sainmore, poète racinisant, historien de la Russie, auteur dramatique, conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal, mort en 1807. Cet honnête homme composa un commentaire des œuvres de Racine pour Pierre-Joseph Luneau de Boisjermain. En effet, ce dernier, ancien jésuite, ancien maître d’école, ancien libraire, grand plaideur, grand adversaire de l’Encyclopédie, etc., etc., publia, en 1768, une édition de Racine en sept volumes avec un commentaire qui est dû à la plume de Blin de Sainmore. Or, Blin est “sarceyen” et Luneau “coquettiste”. Vous savez le vers 892 d’Andromaque (iii, sc. vi) : “Tu vois le pouvoir de mes yeux.” Sainmore dictait et Luneau imprimait : “Ce vers ne peut échapper à Andromaque que par un mouvement de coquetterie indigne également et de son caractère et de la tragédie.” La Harpe leur répliqua : “C’est avec l’action et l’intention d’une ironie plaintive, qu’Andromaque dit : ‘Voilà donc ce prétendu pouvoir de mes yeux ! Tu vois ce que je peux en espérer.’” Blin et Luneau sont de bien singuliers sarceyens ; mais tout de même coquettistes ils sont. Et La Harpe lui-même laisse entrevoir qu’il y eut au dix-huitième siècle, et peut-être avant, des comédiens qui n’auraient causé aucun regret à Sarcey. Ne le donne-t-il pas à croire en ajoutant : “Je n’ai jamais douté qu’une mauvaise tradition n’ait fait perdre le sens naturel de ce vers…” — Daignez, Monsieur, agréer les respectueuses assurances de… » — « L. Olivier. »

Voilà le coup que j’attendais et que je voulais recevoir. Je n’ai pas besoin de dire qu’une interprétation coquettiste du rôle d’Andromaque par une pintade de théâtre a dû se produire très souvent, non seulement au dix-huitième siècle, mais au dix-septième siècle et peut-être même par les soins de la première interprète. Quand un rôle n’est pas interprété par l’acteur ou par l’actrice juste à contre-sens du dessein de l’auteur, il faut se féliciter de la chose comme d’une rareté extraordinaire. Mais cela ne compte pas. Voyez-vous un critique expliquant Joad d’après l’interprétation de M. Mounet-Sully ! Ce serait du Plaute. Donc, passons là-dessus sans nous y arrêter un instant ; et voyons en soi l’observation de Blin de Sainmore.

Elle prouve précisément que Blin de Sainmore n’est ni sarceyen ni coquettiste. Il dit que c’est par un mouvement de coquetterie indigne d’elle et du reste de la tragédie que ce mot échappe à Andromaque. Cela veut dire que Blin de Sainmore estime ce mot en contradiction et en dissonance avec tout le rôle d’Andromaque, et que, donc, il n’a pas la moindre idée qu’Andromaque soit une coquette, mais qu’il a précisément l’idée contraire.

S’il avait l’idée qu’Andromaque fût une coquette, s’il était sarceyen et coquettiste, il dirait, à ce vers-ci : « Encore un trait de cette coquetterie qui est le fond même du rôle d’Andromaque et que Racine a voulu marquer non seulement dans les entretiens d’Andromaque avec Pyrrhus, mais même dans ses conversations avec sa suivante. »

Il ne dit pas cela ; il dit le contraire. Il s’étonne qu’Andromaque puisse parler ainsi. Donc, c’est justement comme le contraire d’une coquette que Blin de Sainmore voit Andromaque.

Tout son commentaire du reste le prouve. Je viens de le relire avec soin, minutieusement. Il n’y dit pas un mot, mais pas un mot, de la coquetterie d’Andromaque. Cette idée ne lui est pas venue le moins du monde. Même au vers 47 de la scène vi du III, même au vers qui est le fort des coquettistes et qui, par conséquent, est la pierre de touche à connaître si un lecteur d’Andromaque est coquettiste ou ne l’est pas, que dit-il ? Quelque chose de très juste, de très mesuré et de très précis.

Je me suis quelquefois consolée
Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’ait exilée.

« Avec quel art, mais pourtant avec quelle noblesse, Andromaque s’efforce d’attendrir son maître ! Elle a trouvé le secret de flatter Pyrrhus, sans bassesse et sans trahir son époux ! » — Ce n’est pas assez dire ; et l’on voudrait plus de développement ; mais c’est très bien dire et c’est la vérité même. Oui, Andromaque veut flatter Pyrrhus ; mais elle ne veut pas le séduire. Elle le flatte autant qu’elle peut et ce n’est pas beaucoup ; car elle flatte par comparaison avec les autres rois grecs qui ont emmené des captives (« plutôt qu’ailleurs »), et l’on sait quel a été le sort des autres captives ; mais enfin elle le flatte ; mais « sans bassesse et sans trahir son époux », et sans l’oublier, comme toute la fin du couplet, infiniment désagréable pour Pyrrhus et qui ne peut être agréable qu’à Hector (toujours Hector !) le prouve assez.

Donc, Blin de Sainmore, loin d’avoir été coquettiste est le contraire, puisque le seul endroit où il trouve de la coquetterie à Andromaque lui paraît mauvais, lui paraît quelque chose qui « échappe », lui paraît en contradiction et avec le reste du rôle, et avec le ton de toute la tragédie. S’il y avait eu des coquettistes de son temps, c’est évidemment anticoquettiste que Blin de Sainmore eût été.

Maintenant, le vers même qu’il reprend, le comprend-il ? Non, évidemment. Le « Tu vois le pouvoir de mes yeux » est, comme l’a très bien vu La Harpe, non un trait de coquetterie « échappé » à Andromaque ; mais un trait d’ironie douloureuse. Céphise a supplié Andromaque de « voir » Pyrrhus et assure « qu’un regard d’Andromaque confondrait Hermione ». Pyrrhus survient et cherche ou feint de chercher… Hermione. Il dit : « Où donc est la princesse ? » Andromaque dit aussitôt à Céphise : « Tu vois comme tu es bête ! Tu crois qu’un regard de moi confondrait Hermione. Voilà Pyrrhus. Il me voit. Et qui cherche-t-il ? Hermione ! Il est beau, le pouvoir de mes yeux ! Laisse-moi tranquille avec mon prétendu ascendant. »

Voilà le sens évident, confirmé par le vers qui vient un peu plus loin : « Je ne fais que l’irriter encore ! » Non seulement il n’y a pas la moindre coquetterie dans ce commencement de scène ; mais il y a le contraire, la persuasion où est Andromaque qu’elle ne peut rien désormais sur le cœur de Pyrrhus. Je crois que si c’est là de la coquetterie !… Blin de Sainmore a fait ici un pur contre-sens.

Mais ce qui était essentiel, c’était de montrer qu’il ne comprend pas du tout le rôle d’Andromaque en coquetterie et cela est prouvé surabondamment. C’est pour cela que je n’avais pas Voulu ranger Blin de Sainmore parmi les coquettistes et pourquoi j’avais réservé à Geoffroy la gloire de l’avoir été le premier. Personne ne l’a été avant lui, personne ne l’a été au dix-huitième siècle ; sauf peut-être une actrice qui aura joué le rôle, non selon le texte, mais selon son emploi, comme il arrive, et selon la mesure de son intelligence, et cela ne saurait entrer en ligne de compte.

Peut-être reviendrai-je à Blin de Sainmore que l’on ne lit guère que dans les citations un peu perdues que La Harpe fait de lui et qui vaut beaucoup mieux que cela. Son édition, savante du reste, est ce qu’on peut appeler une édition de goût, comme celle de l’abbé d’Olivet est surtout une édition de grammaire. Elle est très caractéristique du goût du dix-huitième siècle, lequel est souvent exquis.

J’arrive à une lettre signée d’un nom célèbre dans les lettres, que vous ne connaîtrez point, puisque celui qui le porte me défend de vous le livrer. L’auteur de cette lettre, nous l’appellerons, si vous voulez, Durand-Duval, pour la commodité du discours. Voici sa communication, qui a un peu ému ma bile, mais qui en tous cas est très originale et que vous prendrez plaisir, plaisir d’adhésion ou plaisir d’irritation, à parcourir. En discussions littéraires, l’animosité même est agréable :

« Cher Monsieur, [quelques compliments]… Je suis ravi de pouvoir vous montrer une erreur sur le premier inventeur de la coquetterie d’Andromaque… Je ne suis pas un érudit, mais, arrière-neveu de Racine, j’ai assez pioché certains coins de l’homme que je crois avoir été très peu tendre et assez méprisant envers les femmes. Aussi, ne puis-je voir Andromaque “héroïque”, mais je puis me tromper. Vous apprécierez… »

« L’idée “ingénieuse” de la coquetterie d’Andromaque n’a pas été inventée par Geoffroy ; mais bien par Voltaire (Remarques sur le troisième discours du poème dramatique de Corneille) : “Si la pièce (Andromaque) n’était un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie… elle serait la première tragédie du théâtre français.” L’opinion qui voit en Andromaque une coquette sera-t-elle fortifiée de ce qu’elle a été inventée par Voltaire ? C’est à apprécier. Peut-être cette coquetterie est-elle bien naturelle, bien innocente et sans aucun rapport avec le caprice pervers de Célimène. Peut-être aussi peut-on expliquer le personnage d’Andromaque sans invoquer sa coquetterie, même innocente. Sarcey veut qu’Andromaque pleure, d’abord parce qu’elle est inconsolable de la mort d’Hector, ensuite parce que ses larmes, aiguisant sa beauté, excitent l’œuvre de Pyrrhus et cela choque M. Faguet qui veut une Andromaque sincère et l’aime mieux sotte que menteuse.

« Mais si Andromaque n’était ni sotte ni menteuse ? Si elle était tout simplement une empêtrée, paralysée par une impossibilité d’agir, impossibilité qui nous échappe, parce qu’elle n’existe plus pour les veuves de notre temps ? Voici en quoi se fonderait cette opinion nouvelle.

« D’abord, Racine a sucé la moelle d’Homère, qu’il a souvent commenté. Eh bien, il nous parle, dans un de ses commentaires, d’une certaine princesse veuve ou supposée telle, Pénélope. Or, Pénélope accepte parfaitement que sa maison soit pleine de prétendants ; mais il y a deux choses sur lesquelles elle est inflexible et intransigeante. Elle ne veut pas convoler, parce que ses mœurs et sa religion le lui défendent et elle ne veut pas s’arrêter de paraître pleurer… Homère nous la montre gardant toujours à la main le mouchoir de pleureuse, accessoire indispensable du personnage de veuve noble. Donc, première raison pour que Racine nous compose une veuve qui aura les dehors d’une pleureuse.

« Il ne peut ignorer non plus que chez tous les peuples primitifs, la femme, être essentiellement relatif, simple reflet du mari, doit s’éteindre, se diminuer, se faire oublier, même mourir quand le mari meurt (les bûchers de l’Inde).

« De plus, Racine, qui a donné à ses héros des idées de son temps, n’ignore pas qu’à son époque une veuve, pour être estimée, doit encore affecter une éternité de douleurs. Ce ne sont plus là tout à fait les mœurs actuelles ; mais ce sont bien celles du grand siècle, qui, en fait de simulation, d’hypocrisie (au vilain sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot) n’en flétrira que deux : l’hypocrisie de la dévotion (Molière, La Bruyère, Bourdaloue) et l’excès de larmes des veuves, larmes prolongées au-delà du nécessaire. On leur dit, à celles-là, que, sans doute, ces larmes obstinées donnent un certain prestige à celles qui jouent ce rôle ; mais que vraiment il y a mesure à tout. C’est ce que dit La Rochefoucauld un an avant que Racine ne se mette à écrire Andromaque (La Rochefoucauld, Maximes, 240). Donc, Racine sait, ainsi que le lui a dit le grand seigneur qui a observé le haut monde, que d’ordinaire dans ce haut monde on tient à garder obstinément le personnage de veuve se lamentant toute sa vie, tenant éternellement son mouchoir de pleureuse à la main. C’est une affectation, une pose ; mais elle a grand air.

« Ajoutons que, puisqu’il a voulu nous faire une Andromaque chrétienne (tout le monde est d’accord là-dessus), il ne peut pas oublier que le christianisme est, lui aussi, très hostile aux seconds mariages. La veuve inconsolable était tellement cotée dans le christianisme primitif que les apôtres lui accordent un caractère sacerdotal. Et les jansénistes, — Racine est un janséniste qui se cache, — avec leur rigide austérité, tiennent en mépris la femme qui se remarie. On ne se remariait pas chez les Racine de la Ferté-Milon.

« De tout cela, il résulte qu’Andromaque ne peut pas se marier sans se déshonorer. Or, c’est justement le mariage et pas autre chose que veut Pyrrhus, Pyrrhus qui sait, non point qu’Andromaque a un autre amour en tête, mais que quelque chose l’enchaîne. (“Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes.”) De nos jours, dirait-on cela à une veuve ? Il lui demande un sacrilège et non pas le sacrifice d’une pudeur intime, sentiment bien moderne pour être d’Andromaque.

« Car Andromaque n’aime plus réellement Hector, d’abord parce que, comme on l’affirme péremptoirement au temps de La Rochefoucauld, “le temps consume tout”, ensuite parce qu’Andromaque a pris soin de nous dire que son amour est où est Hector, chez les morts (“Ma flamme par Hector jadis fut allumée ; avec lui dans la tombe elle s’est enfermée”). Alors, quel sentiment lui reste-t-il ? Elle le dit sans ambiguïté : (“Mais il me reste un fils…”) Donc sa situation est celle-ci : Esclave de Pyrrhus, elle ne peut qu’être touchée qu’il la traite en princesse ; mais Pyrrhus a sur lui le sang de toute la famille d’Andromaque. Donc, il lui inspire de l’antipathie. Par conséquent, ses relations avec cet homme sont déjà fort gênées. Elle sera polie ; mais il y aura de la feinte dans toute sa politesse.

« Et voilà que cet homme veut l’épouser et lui dit que, si elle refuse, il tuera son fils, tandis que, si elle accepte, il protégera cet enfant. Andromaque est dès lors placée entre deux impossibilités morales : le sacrilège ou la barbarie, être veuve sans honneur ou mère sans entrailles. Comme elle a de l’honneur et des entrailles, elle balbutie, elle tergiverse, elle cherche à dire tout ce qu’elle peut trouver qui, sans froisser son maître, fera qu’elle aura le temps de trouver un biais. À ce lion qui montre ses crocs, elle caresse la crinière. Ce n’est pas de la coquetterie ; c’est de l’instinct de préservation. Pyrrhus est un bourreau. Eh bien ! sa victime lui murmure de douces paroles, puisqu’elle est femme, c’est-à-dire faible

« … Certes, avec cette explication, Andromaque est moins héroïque ; mais sont-ils bien héroïques les héros de Racine ? Il semble bien que l’auteur lui-même annonce le contraire dans sa préface. »

— Trois idées dans ce mémoire : 1º Andromaque est une simulatrice qui joue la comédie officielle de la douleur des veuves ; 2º Racine ne pouvait peindre une femme héroïque, méprisant les femmes et n’ayant aucune tendresse pour elles ; 3º la conception d’Andromaque coquette est dans Voltaire.

1º Sur le premier point, je ne dirai rien, si ce n’est que l’idée d’Andromaque simulatrice me paraît une aberration. Mais ceci n’est qu’une impression ; car de toute parole humaine proférée, on peut affirmer que c’est un mensonge, sans que le contraire puisse être prouvé. Relisez toute Andromaque en vous plaçant au point de vue de M. Durand-Duval (c’est à cela que sert la critique, ce n’est qu’à cela) et voyez si vous pouvez arriver à avoir la même impression que lui. C’est tout ce que j’ai à dire.

2º Racine a pu n’avoir aucune tendresse pour les femmes et les mépriser à quarante ans ; mais, à vingt-huit ans, je n’insiste pas ; mais, comme dit agréablement Cydias, je crois, Monsieur, que c’est précisément le contraire de ce que vous dites.

3º Voltaire parlant de la coquetterie d’Andromaque, c’est un contresens. Quand Voltaire parle des coquetteries d’Andromaque, il parle des coquetteries qui sont dans la pièce d’Andromaque et non dans le rôle de la nommée Andromaque, et c’est au second acte qu’il songe, c’est aux conversations d’Oreste et d’Hermione, et de Pyrrhus et Phœnix. Il l’a dit vingt fois.

Notez qu’il le dit déjà dans le passage que M. Durand-Duval cite ; car, en voici le texte complet : « Si la pièce n’était pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d’amour plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du Théâtre-Français. » Évidemment, ce ne sont pas les scènes, toujours violentes, entre Andromaque et Pyrrhus qui sont dignes de Térence plutôt que de Sophocle, ce sont les scènes de l’acte II.

Du reste, je le répète. Voltaire l’a dit vingt fois. Toutes les fois qu’il parle d’Andromaque, il poursuit ce malheureux acte II, malheureux selon lui, admirable selon moi.

Voici le passage non pas le plus explicite, mais le moins connu entre vingt, qui se répètent même dans les termes, de Voltaire sur ce sujet :

« C’est dans ce point où la tragédie s’abaisse et où la comédie s’élève, que ces deux arts se rencontrent et se touchent ; c’est là seulement que leurs bornes se confondent, et, s’il est permis à Oreste et à Hermione de se dire :

Ah ! ne souhaitez point le destin de Pyrrhus,
Je vous haïrais trop. — Vous m’en aimeriez plus.
Vous me voulez aimer et je ne puis vous plaire…
Vous m’aimeriez. Madame, en me voulant haïr…
Car enfin il vous hait. Son âme ailleurs éprise
N’a plus… — Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise ?

« Si ces héros, dis-je, se sont exprimés avec cette familiarité, à combien plus forte raison le misanthrope est-il bien reçu à dire à sa maîtresse, avec véhémence : “Rougissez bien plutôt…” » (Préface de Nanine.)

Voilà ce que Voltaire entendait par les scènes de coquetterie et d’amour d’Andromaque et non pas d’Andromaque. Quant à la coquetterie de la veuve d’Hector, il n’y a jamais songé. Vous pouvez relire Voltaire tout entier, et je suis absolument assuré que vous n’y trouverez pas un mot sur la coquetterie de la mère d’Astyanax.

Puisque nous sommes là-dessus je ne saurais me tenir de vous citer le sonnet de M. Ernest Labbé dans son Histoire miniature des lettres françaises 5 (une histoire littéraire de la France toute en sonnets. C’est original. Et c’est souvent charmant).

Fille d’Œétion que glorifie Homère,
Lorsque ton jeune époux au casque flamboyant
Sur ton sein parfumé repose votre enfant,
Tu souris au travers des pleurs ; et quand la guerre

T’a ravi ton Hector, veuve, captive et mère,
Tu disputes sa proie au vainqueur insolent,
En opposant ton deuil à Pyrrhus trop galant,
D’Hermione en fureur rivale involontaire.

Fidèle au double amour qui règne sur ton cœur,
Tu sauves à la fois ton fils et ton honneur.
Racine, en nous peignant ta tendresse profonde,

Tes vertueux attraits, songe à cette autre fleur,
Qui, souffrant à la fois l’envie et la faveur,
« Fut douce envers la mort comme envers tout le monde. »

Après tant de citations, par où saurais-je mieux finir ?

[III]

Dernières cartouches. Quelques lettres en retard sur la question du rôle d’Andromaque. J’en donnerai deux, particulièrement intéressantes à divers points de vue. Du moins, elles m’ont intéressé. Dieu veuille que…

Première lettre. Elle est d’un professeur qui ne se cache point de l’être, au moins :

« Monsieur, avec quel plaisir j’ai lu votre feuilleton du 6 avril ! Jugez donc : la veille même, j’avais essayé d’établir devant un auditoire féminin et jeune que la veuve d’Hector pouvait être coquette dans l’esprit vaudevillesque de ceux qui voudraient qu’elle le fût, mais qu’elle ne l’est aucunement dans la tragédie de Racine. Or, après mon cours, je vois que vous avez l’aplomb de “crier” que la théorie des Geoffroy anciens et modernes est ridiculement fausse !… Quelques remarques à ce propos. D’après M. Durand-Duval le vers : “Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes”, veut dire : “Je sais que je vous demande de rompre certain serment que vous avez prêté de rester dans l’état de veuvage.” Or, le très obscur régent de rhétorique qui vous écrit en ce moment voit dans ce vers une allusion au serment que Pyrrhus a fait d’épouser Hermione, à l’amour qu’il lui a “si saintement juré” (vers 462), ce qui vaudra à Pyrrhus de s’entendre décerner par Hermione “les doux noms de parjure et de traître” (vers 1326).

[Évidemment ! D’autant plus que le vers « Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes », s’il voulait dire « Je sais quels serments, prêtés par vous, je romps », serait écrit en iroquois. Je n’ai pas relevé toutes les absurdités de M. Durand-Duval. Son mémoire en fourmille.]

« Plus loin, M. Durand-Duval affirme qu’Andromaque “n’aime pas réellement Hector”, et c’est encore sur un contresens qu’il appuie sa découverte. Car, pour lui : “Ma flamme, par Hector jadis allumée, avec lui sous la tombe s’est enfermée”, veut dire : “Ma flamme, allumée par Hector, avec lui dans la tombe s’est éteinte !” Sans doute, M. Durand-Duval oublie que Racine traduisait ainsi Virgile faisant dire à Didon : “Ille meos amores abstulit ; ille habeat secum servetque sepulcro.” Cet oubli est parfaitement pardonnable ; mais, ce qui l’est aussi, seulement un peu moins peut-être, c’est qu’un lettré ignore qu’une flamme ne s’éteint pas parce qu’on l’enferme. Ce n’est pas du tout la même chose, et c’est plutôt le contraire…

« Les “sarceyens”, ou plutôt les “geoffriens”, interprètent vraiment tout de travers une vingtaine de vers d’Andromaque. L’un lisant le vers : “Jadis, Priam fut respecté d’Achille. J’attendais de son fils encor plus de bonté”, croit que c’est pour elle qu’Andromaque attendait plus de bonté de Pyrrhus. Mais non ! C’est pour son fils, que son âge et sa faiblesse devraient défendre, comme son âge et sa faiblesse ont défendu Priam.

[C’est tout à fait mon avis.]

« Un autre croit, quand Andromaque demande à l’ombre d’Hector “pardon” d’avoir cru Pyrrhus plus généreux qu’Achille, qu’Andromaque rougit d’avoir laissé entrevoir à Pyrrhus une lueur d’espoir, rougit d’avoir fait cet aveu. Point du tout ! Elle ne rougit de rien. Elle demande pardon à Hector d’avoir cru qu’il y avait de la générosité chez les Grecs.

[Un peu plus contestable, cela. Elle rougit bien un peu devant Hector, devant qui elle se voit sans cesse, non pas d’avoir fait un « aveu », mais d’avoir eu pour Pyrrhus un sentiment qui n’était pas tout à fait du mépris. Et, par parenthèse, ce repentir est une injure atroce à Pyrrhus. Ça n’est, fichtre pas, de la coquetterie.]

« Remarquez encore que les vers : “Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés” ne peuvent aucunement être tenus pour une habileté de coquette ou seulement de complaisante ; car ces vers ne sont qu’une variante de 1668. Dans l’édition de 1667, Racine avait écrit : “Que feriez-vous, hélas ! d’un cœur infortuné, qu’à des pleurs éternels vous avez condamné ?” Souvigny ayant fait observer que “les pleurs sont l’office des yeux et non du cœur”, Racine corrigea l’expression ; mais sans prévoir que cette variante servirait d’un argument aux “coquettistes” de l’avenir.

« D’ailleurs, comment l’aurait-il prévu, alors qu’une pauvre petite confidente, dépourvue de psychologie, signalait à Hermione le vilain tour que “des yeux toujours mouillés de larmes” finiraient par jouer à Andromaque (vers 449-457) ? La bonne confidente ne s’imagine pas que les larmes d’Andromaque sont un des moyens de séduction et font partie de son instrumentum regni. Il semble bien que Racine ne se le figure pas non plus…

« Vous avez donc pleinement raison, selon moi. Mais ne peut-on pas défendre Andromaque de l’incrimination de coquetterie, sans aller, comme vous faites, jusqu’à dire qu’elle n’adore son fils qu’en Hector et pour Hector ; sans aller jusqu’à dire que son amour maternel est de la déférence à l’égard de l’époux avant d’être le cri de la chair ; sans aller jusqu’à dire qu’elle est plus veuve que mère ?

« Sans doute, dans la première entrevue avec Pyrrhus, pour rester fidèle à Hector, il semble bien qu’elle consente à perdre Astyanax, puisqu’elle prononce elle-même son arrêt : “Hélas ! il mourra donc !”

« De même, dans la deuxième entrevue que nous ne voyons pas (entre le I et le II), mais dont Pyrrhus nous apprend le résultat, nous savons, que son prétendant n’a pas réussi à la réduire, “en tenant le fer levé sur la tête” d’Astyanax, et que “son fils ne l’a pas renvoyée désarmée aux pieds de Pyrrhus”.

« Dans la troisième entrevue une mère pourrait aussi lui reprocher de chercher moins à “toucher la pitié” de son maître en faveur d’Astyanax qu’à exaspérer son amant par le nom d’Hector, que vous appelez si justement l’obsession, le refrain, la scie. Enfin, livrée à ses propres réflexions et obligée de se résoudre promptement, car Pyrrhus “va bientôt revenir et en finir”, elle hésite entre la fidélité conjugale et le fruit de ses entrailles ; et la réponse qui mettra un terme à ses perplexités, c’est de son “époux” qu’elle attend plutôt que de la chair maternelle.

[Après m’avoir fait tant de concessions et m’avoir donné raison par tant de « sans doute », de « je reconnais que » et de « il est vrai », comment, diable, mon correspondant finira-t-il par me donner tort ? Ça devient passionnant !]

« Mais en fait, en acceptant la main de Pyrrhus, n’est-ce pas sa “haine” pour Pyrrhus, son “amour” pour Hector qu’elle sacrifie, comme elle le dit, à son enfant ? Mais cette démarche, qu’elle a faite auprès de sa rivale, ne dit-elle pas assez “pour un fils jusqu’où va son amour” ? Mais enfin, et c’est peut-être l’argument le plus décisif, si Andromaque n’était pas mère autant que veuve, croyez-vous qu’elle aurait survécu un seul jour au malheur qui l’a fait tomber au pouvoir de Pyrrhus ? “Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers.” Ah ! Monsieur, que ce vers en dit long sur l’amour maternel d’Andromaque et quel commentaire de ce vers que l’admirable scène où Andromaque abaisse sa fierté aux genoux d’Hermione ! Du reste, ne résulte-t-il pas d’une phrase de la deuxième préface que Racine a voulu représenter une Andromaque qui fût, “selon l’idée qu’on avait alors de cette princesse, la veuve d’Hector et la mère d’Astyanax”, c’est-à-dire qui fût mère autant que veuve.

[Si j’étais Figaro, discutant devant Bridoison, j’argumenterais sur ce et, et je demanderais si et veut dire « autant » ou veut dire « et ensuite ». Mais je me contente de dire que, sur la question d’Andromaque plus amoureuse que mère, je suis très coulant. Pourvu qu’on m’accorde qu’Andromaque n’est pas une intrigante, cela me suffit.]

« Veuillez excuser, Monsieur, la longueur de cette lettre, que vous aurez le droit de qualifier de mémoire, comme celle de M. Durand-Duval, et ne m’en veuillez pas trop de… » — « Lucas. »

Je crois n’avoir pas besoin de dire que cette communication, encore que je doive être discret à la louer, puisqu’elle me donne surtout raison, est une des leçons les plus pénétrantes et les plus vigoureuses sur Racine que je connaisse. Je félicite les élèves de M. Lucas et je les envie.

Après cette leçon un peu austère, je crois que je ne ferai pas mal de vous donner le petit régal d’une lettre familière, qui est comme un petit chapitre supplémentaire de Claudine à l’école et qui est d’un tour bien aimable :

« Monsieur, je suis avec grand intérêt vos critiques de l’Andromaque et je trouve que vous raisonnez extrêmement bien, puisque je suis de votre avis. Je me souviens d’avoir, il y a quelques années déjà, et j’étais encore une petite lycéenne, scandalisé gravement un inspecteur d’enseignement qui ressemblait trait pour trait à Guy dans Les Deux Écoles et qui avait eu la bonne idée de me questionner en littérature :

« “Mademoiselle, quel est votre auteur préféré ?

« — Corneille, Monsieur.

« — Très bien ! Parlez-moi d’Andromaque.”

« Ici, renseignements biographiques sur l’auteur et analyse sommaire de la pièce.

« “Eh bien, mon enfant, quel genre de femme est-ce que cette. Andromaque ? À qui peut-on la proposer pour modèle ?

« — Andromaque, Monsieur, c’est, c’est une amoureuse. »

« Silence de stupéfaction. L’inspecteur veut bien me croire inconsciente.

« “Mademoiselle, vous employez des termes dont j’espère que vous ignorez la portée. Sachez donc dire qu’Andromaque est le modèle des mères. Andromaque n’est autre chose, entendez-vous bien, qu’une victime de l’amour maternel. Et pour qui, je vous prie, aurait-elle le sentiment qui justifierait votre qualificatif ? Elle n’aime point Pyrrhus, que, cependant, elle consentira à épouser par amour pour son fils…

« — Parfaitement ! Mais si elle était seulement une mère, une mère héroïque, elle vivrait pour cet enfant, au lieu de vouloir se tuer.

« — C’est qu’il est bien plus beau de mourir pour lui !

« — Mais ce n’est pas du tout pour lui qu’elle meurt. C’est pour Hector qu’elle veut mourir !…

« Et j’ai eu un zéro de littérature… Aussi, ai-je pris un plaisir extrême à voir interpréter l’Andromaque par la petite femme en voiles violets du 21 décembre dernier. Elle est, à mon avis, la seule qui ait su jouer ce rôle dans la pensée intime de l’auteur, en y ajoutant toutefois quelque chose, cette collaboration des grands artistes, qui seule vaut la peine qu’on se dérange du coin de son feu pour aller entendre des choses admirables qu’on sait par cœur et qu’on redoute toujours de voir profaner. Lui avez-vous rendu pleine justice à la petite femme en voiles violets ? [Ah ! tout de même, je crois que… Enfin, je n’ai pas de remords.] Tout ça pour arriver à vous signaler une petite erreur, ce me semble, de M. Durand-Duval… [Suit la discussion sur : “Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes.” Voir la lettre précédente. Ma correspondante comprend ce vers comme M. Lucas et comme tout le monde et ajoute qu’il lui semble que « c’est limpide ». — Certes !]

Je remercie mes honorables correspondants, point du tout de ce qu’ils sont de mon avis, et l’on a vu la place que j’ai donnée à ceux qui n’en étaient pas, mais de leur érudition, de leur logique et de leur bonne grâce Tout ceci forme un commentaire d’Andromaque où les futurs annotateurs pourront puiser non sans profit pour tout le monde.

La semaine de Racine

Ç’a été la semaine de Jean Racine. On l’a félicité d’avoir deux cent soixante ans et de n’être pas mort, et l’on n’a pas laissé d’avoir raison. C’est une belle survie.

Je ne comprends pas bien, à vrai dire, cette habitude que l’on a de fêter les grands hommes en l’anniversaire de leur mort et non en l’anniversaire de leur naissance ou en un autre encore. Cela est un peu funèbre au moins, et donne à la commémoration une couleur un peu mélancolique. C’est l’imitation d’une coutume ecclésiastique. L’Église fête ses saints et martyrs le jour anniversaire de leur mort. Et elle a raison ; car elle considère la mort du juste et du bienheureux comme sa véritable naissance, comme sa naissance à l’éternité. Mais si cette raison est très bonne et fort naturelle pour les surhommes de l’Église, elle ne l’est plus pour les héros laïques. Ce n’est pas du 26 avril 1699 que Jean Racine est entré dans l’immortalité. Ce ne lui est pas une date de gloire, ce nous est simplement une date de deuil.

On devrait fêter les grands artistes le jour anniversaire de leur naissance. C’est à ce jour-là qu’il convient de les remercier d’être nés ou de remercier Dieu de nous les avoir donnés. Voilà qui est naturel. Ou bien on devrait les fêter le jour anniversaire de celui où ils sont entrés dans la gloire. Pour Molière, par exemple, je voudrais que ce fût le jour des Précieuses ridicules, pour Corneille le jour du Cid, pour Racine le jour d’Andromaque, pour Montesquieu le jour de la publication de L’Esprit des lois, pour Voltaire le jour de la publication des Lettres anglaises, pour Lamartine le jour de la publication des Méditations, et ainsi de suite. Voilà les vrais anniversaires.

Il est vrai que cela compliquerait le travail. Ces dates-là sont souvent inconnues et presque toujours douteuses. Mais nous sommes ici en pleine spiritualité, et l’on se contenterait très bien d’une date légendaire, d’une date hiératique, d’une date extatique, dont les érudits se moqueraient, ce dont, tout en les respectant comme il convient, on n’aurait cure.

Et, du reste, cela serait un prétexte et un aiguillon pour les érudits à trouver la date vraie ; cela ferait qu’ils redoubleraient d’efforts, et, quand ils l’auraient découverte sans conteste, on se rangerait à celle où ils se seraient arrêtés, le plus complaisamment du monde. Ou enfin que l’on revienne à la date de naissance, généralement plus connue ; mais l’anniversaire de la mort me paraît un peu lugubre. Je ne tiens pas du reste autrement à mon idée. Suffit qu’à une date ou à une autre on célèbre dignement les beaux exemplaires de l’humanité.

C’est ce qui a eu lieu, cette semaine, pour notre Racine. On a fort bien fait les choses. Il y a peut-être un discours ecclésiastique que, d’après les extraits que j’en ai vus dans les journaux, je soupçonne d’avoir été un peu trop spirituel et cavalier. Joli, du reste, et tourné en bon style ; mais l’auteur a peut-être un peu trop craint d’être trop grave. Il faudrait voir.

Quant aux manifestations qui ont eu lieu à Paris et dans la vallée de Chevreuse, elles ont été ce qu’elles devaient être, et ont fait honneur et au récipiendaire, si j’ose m’exprimer ainsi, et à ceux qui l’ont reçu. Le discours de M. Jules Lemaître, vous l’avez lu ; il est exquis. Impossible d’exprimer avec plus élégante justesse ce qui est resté dans l’âme et dans le génie de Racine de l’éducation de Port-Royal. C’est ce qu’on appelle bien retrouver les traces de l’« empreinte ». Oh ! qui démêlera aussi bien l’« avernisme » de Pascal et la « patavinité » de Tite-Live ? Ce sont des choses à tenter, à moins qu’on ne soit désespéré de les essayer par la perfection du modèle, ce que je suis pour comprendre encore. Il est des encouragements qu’il ne faut pas donner avec un talent qui décourage.

À la Comédie-Française, on a voulu donner à Racine le regret de n’avoir pas vécu deux cent trente ans plus tard qu’il ne lui est arrivé. On lui a offert Bérénice, jouée par Mme Bartet. C’est probablement à la Champmeslé qu’on a joué d’un mauvais tour. Il est à croire que jamais la grande artiste du dix-septième siècle n’a fait de l’élégie racinienne une œuvre d’art aussi délicate et pénétrante que celle que nous donne à goûter la grande tragédienne du dix-neuvième siècle. On sent bien que ceci est la perfection même, qui n’a jamais été dépassée et qui, très vraisemblablement, n’a pas été atteinte. Et, après tout, on n’en sait rien. La Champmeslé faisait pleurer des hommes et des femmes de la plus haute distinction d’esprit et de cœur, mais que n’avait pas encore détendus et amollis la sensibilité du dix-huitième siècle. Donc elle était « merveilleusement touchante ». Je ne songe pas à la rabaisser ; mais je tiens qu’on ne sait pas imaginer, du moins, comment quelqu’un pourrait s’y prendre pour être plus touchant que Mme Bartet et pour mettre dans un vers tellement tout ce qu’il contient avec ce qu’il suggère, qu’elle semble y ajouter et que très probablement elle y ajoute. C’est la poésie même, dans une forme mesurée et eurythmique, que Mme Bartet ; et donc c’est proprement la poésie du dix-septième siècle lui-même, Mme Bartet, pour un anniversaire quelconque de Lamartine, ne nous fera-t-elle pas le plaisir de nous dire une méditation de Lamartine ? Je l’y vois ; et c’est-à-dire que je voudrais l’y entendre. Je marque d’avance ce jour-là d’un caillou blanc.

M. Mounet-Sully a eu la bonne inspiration de nous lire le discours de réception de M. de Valincour à l’Académie française, c’est-à-dire l’Éloge de Racine par son successeur. Ce Valincour nous a laissé une lettre bien curieuse et bien instructive sur la vie et le caractère de Racine, lettre dont Racine fils a eu le grand tort de se plaindre comme étant inexacte et insuffisamment respectueuse. Inexacte, qu’en sait-il ? Valincour a été l’ami et le familier de Jean Racine pendant toute la vie de celui-ci, tandis que Louis Racine n’a connu son père que sept ans, et, par conséquent, n’a jamais parlé de lui que par ouï-dire et souvenirs de famille. Et, certes, ces souvenirs sont précieux, et il faut lire les Mémoires de Louis Racine sur la vie de son père, avec attention comme avec gratitude, et il y a d’excellentes choses à en tirer. Mais encore est-il que la lettre de Valincour à l’abbé d’Olivet (que vous trouverez, si par hasard vous ne la connaissiez pas, dans l’Histoire de l’Académie française par ledit abbé) a beaucoup plus le caractère d’authenticité et de première source que les Mémoires de Racine le fils.

Elle est, du reste, précisément parce qu’elle a été écrite brusquement et sans ordonnance, d’un réel et d’un vivant qui a pour nous le plus grand prix.

Le discours de Valincour comme successeur de Racine, à titre de pièce officielle, est beaucoup moins intéressant que sa lettre. Il est, comme la plupart des discours académiques de ce temps, élégant, agréable, d’un tour heureux, mais volontairement superficiel, général et peu pénétrant. C’était à cette époque quelque chose hors des usages et presque une manière de manque de tact que d’apporter à l’Académie en guise de discours de réception un morceau de forte critique. Pénétrer eût paru s’alourdir. Le discours devait être, avant tout, un « compliment », un « remerciement ». Il faut bien savoir que le discours de Racine pour la réception de Thomas Corneille, qui, lui, est une grande page de grande critique, est une exception. Les circonstances en faisaient comme un devoir, qui, du reste, ne lui était qu’agréable, à Jean Racine. Il s’agissait de recevoir Thomas Corneille et de faire l’éloge de Pierre Corneille, qui à Thomas succédait, et c’était M. Racine qui était chargé de ce soin. Il était indiqué qu’il fallait qu’on connût toute la pensée de Racine sur Corneille. Mais ce fut une exception, autorisée et imposée par les circonstances.

Du reste, Valincour, esprit distingué et fin, dont les observations sur La Princesse de Clèves ne sont pas sans beaucoup de mérite, et dont la rapide biographie de Racine, contenue dans la lettre à d’Oliver, est inestimable, était-il bien homme à pénétrer très profondément le génie même de Jean Racine ? Là-dessus, j’ai quelques doutes. Valincour est un mondain spirituel, aimable et sage, un moraliste judicieux et raisonnable, le type même de « l’honnête homme » du dix-septième siècle, et, encore, un très bon écrivain. Mais le sens même et le grand goût de la grande poésie, l’avait-il bien ? J’hésite à en être sûr. Son jugement sur Malherbe est bien un peu singulier, entre nous. Il est contenu dans une lettre au président Bouhier, que M. Emmanuel de Broglie, fouillant les portefeuilles du célèbre président, a déterrée, il y a quelques années, et nous a fait connaître. Le voici. Oui, il est singulier. Enfin le voici :

« Pour Malherbe, je l’ai toujours regardé, par rapport à la poésie, comme un excellent facteur d’orgues par rapport à la musique. Grande justesse dans l’oreille, adresse infinie à accorder ses tuyaux pour en tirer une harmonie merveilleuse, et rien au-delà. Il est impossible de lire une de ses poésies sérieuses sans éclater de rire à la vue des bizarres imaginations dont elles sont pleines. On dit que Malherbe avait toujours sur sa table un “Ronsard” dont il avait, de sa main, effacé la moitié. Si j’avais le loisir d’avoir toujours un “Malherbe” sur ma table, j’en effacerais bien les trois quarts. »

Tout n’est pas faux dans cette exécution. Valincour s’aperçoit très bien que la première qualité de Malherbe est d’être un « musicien » incomparable. Rien n’est plus vrai. Mais le reste est bien étrange. Valincour, épouvanté des bizarreries d’imagination, des fantaisies désordonnées, du fantasque de Malherbe ! Eh ! Cet homme assurément aime la musique ; mais il ne donne pas dans l’imagination. Il y a doute qu’il entre fort loin dans l’intelligence d’un vrai et d’un grand poète. Peut-être n’a-t-il pas eu tort, ayant à faire l’éloge de Racine, de se tenir un peu dans les généralités.

Tout compte fait, le bicentenaire de Jean Racine a été célébré dignement. Et en voilà pour un siècle. Dans cent ans, quoi bien ? Goûtera-t-on encore Racine ? Goûtera-t-on encore la poésie ? Se souciera-t-on encore de la littérature ? Il est clair que je n’en sais rien du tout et que je ne prédis ni de si loin ni non plus de près. Mais on peut se poser ces questions pour s’exciter à la mélancolie, si l’on en sent le besoin. Il n’est pas sûr du tout que le troisième centenaire de Racine soit célébré. Si Racine tient à Port-Royal, il tient encore plus à toute une éducation gréco-latine, dont je ne puis pas répondre qu’elle soit très florissante dans cent années, et dont Racine est si pénétré que, elle disparue, lui-même ne sera peut-être pas si intelligible qu’on pourrait croire. Tous les grands classiques sont charmants et adorables ; mais ils sont à base fragile. Une de leurs bases, au moins, est fragile. Ils pourront clocher un peu dans cent années. — Non, il n’est pas tout à fait sûr qu’on célèbre Racine l’avant-dernière année du siècle prochain. C’était prendre ses sûretés que de l’exalter dignement et avec talent en ce siècle-ci. M. Gazier, M. Jules Lemaître, M. l’abbé Vignot, M. Mounet-Sully, Mme Bartet, et que ceux que j’oublie me pardonnent, sont gens de mérite et de goût ; et aussi personnes prudentes. Que les dieux détournent ce mauvais présage.