(1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (3e partie) » pp. 81-152
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(1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (3e partie) » pp. 81-152

XCVIIIe entretien.
Alfieri. Sa vie et ses œuvres (3e partie)

I

Suivons maintenant la comtesse d’Albany :

Le lendemain de la mort d’Alfieri, rien ne change dans la demeure du poète. Alfieri va habiter la demeure classique commandée à Canova par celle qu’on pouvait appeler sa veuve, mais qui en réalité ne l’était pas. Les lettres du poète et de la comtesse, emportées à Montpellier par Fabre après la mort des deux amis, lettres brûlées par la main sévère d’un troisième ami, puritain de décence, le prouvent. Si le mariage supposé avait eu lieu, il aurait été attesté par cette correspondance, et les amis zélés pour la mémoire religieuse de la comtesse ne les auraient pas anéanties. C’est évident : on n’anéantit pas ce qui justifie !

Donc aucun lien, ni religieux ni légal, ne resserrait l’union entre la comtesse d’Albany et son chevalier servant ; ils étaient libres, excepté des liens que l’habitude et les mœurs de l’Italie consacrent. On a vu qu’Alfieri ne les respectait pas complètement pendant leur cohabitation à Florence, à leur retour de Paris et de Londres en 1793. Son sonnet licencieux sur un amour immoral, avoué en ce temps-là dans une mauvaise société de Florence, sonnet commémoratif de cette pitoyable aventure, en est la preuve en ce qui le concerne. Mais si on réfléchit que ce sonnet prouvant l’infidélité scandaleuse de l’amant a été introduit dans l’édition de ses soixante-dix sonnets par la comtesse d’Albany elle-même, éditant et révisant ses œuvres, il est difficile de douter de l’intention des deux amants, le poète et l’éditeur. Le poète s’adorait trop lui-même pour brûler un méchant sonnet si peu respectueux pour la comtesse, et la comtesse, de son côté, libre de publier ou d’anéantir ce sonnet, preuve de la légèreté d’Alfieri envers elle, ne le laissait évidemment imprimer que pour en faire usage à son tour, en donnant au public la preuve qu’Alfieri lui laissait désormais la liberté de son cœur en se vantant de la licence du sien. Il est difficile de se refuser à cette conclusion. Quel est l’amant qui imprimerait sous l’œil de son amie un sonnet où il attesterait lui-même sa propre infidélité cynique ? quelle est l’amante qui, libre d’anéantir la preuve d’une pareille offense, la laisserait subsister si elle n’avait elle-même l’intention de se déclarer libre par la plume de son premier adorateur ? Il est donc à croire que les liens étaient rompus à cette époque, et que la comtesse n’était pas fâchée qu’on le sût, afin de se justifier elle-même d’un changement dont on lui avait donné l’exemple. Je n’ai pas pu tirer de l’impression posthume de ce sonnet une autre conjecture.

II

Quoi qu’il en soit, il y avait alors dans la maison et dans l’intimité d’Alfieri un jeune Français sur lequel les regards et les suspicions du public commençaient à se tourner. Ce jeune homme était M. Fabre.

« La mort d’Alfieri ouvre une période nouvelle dans la vie de Mme d’Albany. Si douloureuse que fût l’heure de la séparation, cette mort, il faut bien le dire, était un affranchissement pour la comtesse. Il paraît certain qu’elle avait aimé Fabre avant qu’Alfieri fût descendu au tombeau ; il est certain aussi que la misanthropie toujours croissante du poète l’avait condamnée pendant ces derniers temps à une solitude bien contraire à ses goûts. Elle se résignait sans doute, car elle était débonnaire et soumise ; elle demandait à l’étude des consolations, elle passait des journées entières plongée dans ses lectures. Qui oserait dire pourtant que sa résignation fût complète ? qui oserait affirmer qu’à la mort de son amant, au milieu de sa douleur et de ses larmes, elle ne se sentit pas, sans se l’avouer à elle-même, plus légère, plus à l’aise, et comme débarrassée d’une chaîne pesante ? Toutes ces Maintenons, occupées à distraire des rois malheureux et irrités, finissent toujours par laisser éclater leur ennui. Mme d’Albany, une fois séparée de son poète, ne prononce pas un mot, n’écrit pas une ligne qui puisse nous faire soupçonner le fond de son âme ; mais sa conduite nous révèle la vérité tout entière beaucoup plus clairement qu’on ne le voudrait. Quelques mois à peine sont écoulés, et déjà le peintre a pris la place du poète dans l’hôtel du Lung’ Arno ; la casa di Vittorio Alfieri est aussi désormais la maison de François-Xavier Fabre. Quant à ces salons où la royale comtesse était si impatiente d’avoir sa cour et que la sauvagerie d’Alfieri tenait si obstinément fermés, ils vont enfin s’ouvrir : grands seigneurs et grandes dames, hommes de guerre et hommes d’État, écrivains et artistes, y affluent bientôt de toutes parts ; c’est le foyer littéraire de l’Italie du nord, c’est un des rendez-vous de la haute société européenne. Voilà comment furent célébrées les funérailles d’Alfieri !

« Nous voudrions qu’il nous fût possible de voiler ce triste épisode. À Dieu ne plaise qu’on nous accuse d’avoir cédé ici à l’indiscrète curiosité de notre temps ! Les commérages de l’histoire intime ne sont pas de notre goût ; nous ne cherchons pas le scandale, nous ne scrutons pas les mystères de la vie privée. Ce sont là, par malheur, des choses devenues publiques. Et qui donc est coupable de cette publicité ? Mme d’Albany a étalé elle-même une partie de ses fautes dans cette Vita d’Alfieri qu’elle a imprimée librement après la mort du poète, et, pour ce qui concerne ses relations avec Fabre, elle n’y a pas, dans son insouciance, apporté plus de réserve. D’ailleurs on a tant parlé de ces singuliers incidents, on a tant discuté le pour et le contre, que notre silence sur un point si délicat serait plus grave encore qu’une condamnation expresse. Comment supprimer tout à fait un épisode qui renferme la conclusion du drame ? Des romanciers se sont plu à mettre en scène la femme de quarante ans, et ils ont eu beau se montrer sympathiques pour des souffrances qui ne dépendent pas du nombre des années, on voit percer une secrète ironie dans leurs peintures. De quel ton les plus complaisants pourraient-ils raconter ces dernières aventures de la comtesse ? Mme d’Albany avait cinquante et un ans lorsque Alfieri mourut, Fabre n’en avait que trente-sept ; la jeunesse de Fabre, jointe à un mérite qu’on ne peut nier, fut peut-être ce qui captiva le plus l’amante si longtemps soumise du misanthrope Alfieri. N’oublions pas cependant que sur un point si délicat des opinions bien diverses se sont produites, et peut-être suffira-t-il de mettre ces opinions en présence pour concilier les devoirs de l’historien avec les justes égards dus à une femme célèbre, dont les dernières années ont laissé un souvenir honorable.

« Il n’est pas du tout prouvé, disent les défenseurs de la comtesse, que personne ait remplacé Alfieri dans son cœur. Qu’était-ce que Fabre, en effet, pour lui inspirer une passion si vive et si impatiente ? Le peintre de Montpellier, si estimable à tant d’égards, n’avait d’ailleurs aucune des qualités qui peuvent séduire un cœur enthousiaste. Je ne parle pas seulement de l’impression qu’il a laissée à ceux qui l’ont connu dans les dernières années de sa vie : la goutte le tourmentait alors depuis longtemps, et son caractère, assez peu aimable déjà, était devenu singulièrement âpre. Sans avoir en 1803 cette humeur chagrine et bourrue, Fabre, esprit sérieux, intelligent, causeur instruit et plein de ressources, connaisseur du premier ordre en matière d’art, ne brillait ni par le charme ni par l’élévation du talent. Aucune flamme chez lui, pas la moindre étincelle de ce génie qui faisait pardonner à l’auteur de Marie Stuart ses brusqueries farouches. Une âme honnête et droite pouvait animer les traits vulgaires de son visage ; il n’y fallait chercher aucune grâce, aucune finesse, nulle expression délicate et poétique. Les personnes qui ont vu à Montpellier le portrait de Fabre tel qu’il l’a peint lui-même se demandent comment la veuve de Charles-Édouard, l’adorata donna d’Alfieri, aurait pu effacer comme à plaisir, par cet inexplicable attachement, la poétique auréole qui entourait son nom.

« — Prenez garde ! a-t-on répondu. Il faudrait, pour être tout à fait juste envers Fabre, se demander si la comtesse elle-même, en 1803, n’était pas un peu atteinte de cette vulgarité qu’on reproche au successeur d’Alfieri. Elle avait eu et gardé longtemps un merveilleux éclat de jeunesse, un teint éblouissant, quelque chose de ces fraîches carnations de Rubens, son compatriote et son peintre favori. À cinquante et un ans, sa beauté n’existait plus, et si les adorateurs de la comtesse, ceux qui ne la connaissent que par les Mémoires d’Alfieri, s’étonnent qu’elle ait pu aimer après lui le moins poétique des hommes, les amis de Fabre peuvent s’étonner à leur tour qu’il ait pu aimer, jeune encore, la vieille comtesse alourdie par l’âge. “J’ai connu Mme d’Albany à Florence, écrit M. de Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe ; l’âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu’il produit ordinairement : le temps ennoblit le visage, et, quand il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu’il a marqué. La comtesse d’Albany, d’une taille épaisse, d’un visage sans expression, avait l’air commun. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à Mme d’Albany à l’âge où je l’ai rencontrée. Je suis fâché que ce cœur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d’un autre appui.” Les souvenirs que consigne ici le célèbre écrivain se rapportent à l’année 1812 ; il est probable cependant que dès l’année 1803 la veuve du dernier Stuart, la vieille amie de l’ardent poète piémontais, avait déjà cette physionomie sans jeunesse, ces allures sans légèreté, que Chateaubriand nous signale. Qu’il y ait dans ces lignes un sentiment de fatuité mondaine, que l’auteur soit heureux d’opposer secrètement à la Béatrice un peu déformée d’Alfieri la Béatrice toute gracieuse et tout idéale de l’Abbaye-aux-Bois, nous n’essayerons pas de le nier ; ce n’est pas une raison pour récuser un témoignage confirmé par des juges plus bienveillants. M. de Lamartine, qui vit la comtesse d’Albany en 1810, c’est-à-dire à une époque très rapprochée de la date qui nous occupe, la représente à peu près dans les mêmes termes. “Rien, dit-il, ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d’un empire, ni la reine d’un cœur. C’était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale.” Il est vrai qu’il ajoute ce correctif précieux, oublié ou dédaigné par Chateaubriand : “Mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d’expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l’approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre, ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne.”

« Ici les défenseurs de la comtesse d’Albany, qui ne peuvent nier son attachement pour le jeune artiste de Montpellier, essayent de soutenir qu’ils étaient secrètement mariés. Non, répliquent leurs adversaires. Mme d’Albany installa Fabre auprès d’elle, elle en fit le compagnon de sa vie, elle le fit accepter par le monde de l’Empire et de la Restauration ; elle le présenta familièrement à l’aristocratie européenne ; elle l’emmena dans tous ses voyages, à Paris en 1810, à Naples en 1812 ; elle vécut enfin sans scrupule et sans embarras comme la femme du peintre, mais elle ne songea pas un seul jour à l’épouser. Nous avons sur ce point un renseignement assez curieux. Le premier volume du Supplément de la Biographie universelle, publié en 1834, contient un article sur la comtesse d’Albany, article signé du nom de Meldola, et dans lequel on lit ces paroles : “Quelques biographes ont prétendu que Mme d’Albany s’était unie par un mariage secret à Alfieri, et qu’après la mort de ce poète elle avait épousé M. Fabre. Ce dernier fait est démenti par M. Fabre lui-même, qui regarde le premier comme également controuvé.” Or, comme si cette dénégation imprimée ne suffisait pas au successeur d’Alfieri, il l’inscrivit de sa main sur l’exemplaire qui lui appartenait. Ces mots, elle avait épousé M. Fabre, sont soulignés par lui au crayon, et d’une main brusque il a écrit à la marge : “C’est faux.” Ce volume ainsi annoté a été donné par Fabre à la bibliothèque de Montpellier, et chacun peut y lire cette singulière protestation. Pourquoi donc une telle insistance ? Au nom de quel sentiment a-t-il protesté de la sorte ? Que craignait-il en laissant s’accréditer le bruit d’un mariage secret entre la comtesse et lui ? Il ne craignait rien et ne se souciait de rien ; toutes ces délicatesses lui étaient complètement inconnues. Véridique autant que bourru, il avait son franc-parler sur toutes les choses, et il n’a songé en cette circonstance qu’à dire la vérité, brutalement ou non, peu importe. »

III

Fabre fils, d’une famille obscure de Montpellier, élève de David, homme de bon sens et de cœur droit, était allé à Rome étudier l’art dans lequel il devint érudit de premier ordre, sans sortir tout à fait d’une élégante et savante médiocrité dans l’exécution. Tout ce que la science peut donner, il l’avait ; le génie lui était à peu près refusé. Son extérieur un peu vulgaire n’avait rien qui motivât la passion, que la jeunesse. Ses yeux étaient beaux et limpides, mais ses traits n’avaient aucune noblesse et aucune distinction naturelle de ces visages desquels la race ou le génie écrit d’avance l’origine. C’était un visage flamand, ayant assez d’analogie avec les traits arrondis et allemands de la comtesse d’Albany elle-même. Bien accueilli à Florence par les deux amants, il fit par reconnaissance un très beau portrait d’Alfieri et finit par cohabiter assidûment chez eux, bien qu’alors il n’y eût pas son logement. Il logeait alors dans la même rue que moi à Florence, et il remplissait son logement des chefs-d’œuvre de l’art qu’on se procurait assez économiquement alors en Italie. Son musée était un reliquaire de la peinture, où un magnifique Raphaël présumé recevait son culte et celui des amateurs. Je l’ai souvent visité et admiré sur parole. Fabre avait beaucoup d’esprit et surtout de bon sens. Sa conversation nourrie, sans prétention, devait avoir dans l’intimité beaucoup de charme. Il n’était ni jaloux ni intrigant, propre à se laisser aimer plus qu’à séduire, sûr comme l’amitié, fidèle et discret comme elle. Alfieri avait cinquante ans, Fabre trente-six, la comtesse d’Albany approchait de quarante-six ans ; c’était là tout le charme.

On n’a aucun détail sur la manière dont cette liaison fut contractée jusqu’après la mort du poète. Mais le duo parut devenir un trio, jusqu’à ce qu’il redevînt un duo par l’absence éternelle d’un des acteurs. Peu de temps avant la mort d’Alfieri, Fabre vint habiter comme maître de maison le palais de la comtesse. Le monde italien, accoutumé à ces habitudes, ne le trouva pas mal séant ; il fallait un homme, au gouvernail de cette demeure, soit un peintre, ami ou amant, peu importait aux mœurs du pays et du temps ? La comtesse, l’abbé de Caluso, Fabre, recueillirent en une seule édition les œuvres d’Alfieri et livrèrent tout ce fatras à l’œil du public avec un soin religieux.

C’est ici le moment pour nous de jeter un coup d’œil impartial sur cette œuvre. Les sonnets sont vides d’amour, le lyrisme ou l’inspiration manquent totalement à cet homme, on n’en retiendra pas un vers ; c’est du pédantisme glacé, l’éternel hiver du cœur dont l’imagination de l’Italie ne fond pas même les neiges. Pétrarque n’eût pas daigné en lire un seul ; jamais cela ne chante ; les satires, fade imitation de Juvénal, sont de l’antique réchauffé à froid par une méchanceté classique.

Le Misogallo est un recueil de toutes les injures à la France, qui n’a pas même daigné s’en apercevoir ; caprice de haine et d’envie aussi faux que son amour ! Les traductions sont des traductions pénibles, sans originalité, sans grâce et sans sel ; exercices de collège qu’on brûle après les avoir écrits, quand on n’a pas l’adoration de sa plume et quand on ne fait pas de la collection de ses lignes l’ex-voto de sa misérable vanité.

Quant à ses tragédies, c’est un peu moins médiocre, mais toujours médiocre. L’ennui en est la sève : on sent qu’il s’est prodigieusement ennuyé à les écrire, et quand on les a lues on sent qu’on s’est prodigieusement ennuyé à les lire. C’est le monde de l’ennui dont on sort soulagé, avec la ferme résolution de n’y jamais rentrer ! — Il n’y a qu’un seul mérite, mais mérite tout local et que les Italiens seuls peuvent apprécier : c’est la langue toscane, ou plutôt l’effort de l’auteur pour traduire avec peine et succès son piémontais en étrusque. Mais, comme dit Chateaubriand, « le feuillage n’a de grâce que sur l’arbre qui le porte ». On éprouve en essayant à les lire toute la peine qu’Alfieri a éprouvée en les écrivant.

Le style en est classiquement beau et fort, mais d’une beauté morte et d’une force enragée qui ne se détend jamais. Les vers blancs sans rime dans lesquels il écrit ses tragédies sont une prose cadencée, qui ne donne pas même à l’oreille le plaisir de la difficulté vaincue et de la complète harmonie des mots. C’est une prose concassée en fragments égaux, âpres, durs, secs, dont la brièveté, fruit de la réflexion, est le seul caractère, et qui exclut presque tout développement des sentiments et du drame ; sorte d’algèbre en vers blancs, qu’un géomètre littéraire écrirait, non pour faire sentir, mais pour faire comprendre en peu de signes sa pensée ; le contraire de l’éloquence, qui ne vous entraîne qu’en s’épanchant, et du drame, qui ne vous saisit, comme la nature, que par ses développements. Aussi ses tragédies ne méritent-elles pas ce nom ; ce sont des dialogues des morts, où trois ou quatre acteurs causent ensemble avec une passion furieuse, et finissent au cinquième acte par s’entre-tuer : voilà les tragédies de ce grand homme de volonté, quelquefois éloquent par tirades, mais toujours fastidieux par sécheresse. Une admirable actrice italienne, rivale plus débordante de feu que Mlle Rachel, Mme Ristori, est venue à Paris et à Londres représenter devant le pays de Racine et de Shakespeare quelques scènes de ces tragédies toscanes d’Alfieri.

Comme on déclame en pays étranger, devant un peuple curieux, les balbutiements d’un écolier de rhétorique, on a applaudi la magique beauté, le geste neuf et pathétique, la sublime diction de la tragédienne ; mais la tragédie ? Non ; personne n’a été tenté de traduire pour nous ces drames avortés, excepté M. Legouvé, par complaisance de talent, pour que l’actrice universelle eût le plaisir d’émouvoir en français les Français. Myrrha a fait pleurer sur son amour néfaste, mais Myrrha tout entière n’était qu’une scène, un dialogue entre la passion et l’impossible dont le coup de poignard est le seul dénouement, une métaphysique en conversation, une frénésie en vers blancs.

IV

Octavie, Timoléon, Mérope, Philippe II, Polynice, Antigone, Brutus I et Brutus II, Sophonisbe, Rosmonde, Oreste, Agamemnon, Virginie, Marie Stuart, la Conjuration des Pazzi, Don Garcia, Agis, etc., etc. ; Saül, tragédie biblique que j’ai imitée ou traduite en vers dans ma jeunesse, et qui a quelque originalité parce qu’elle a plus de poésie réelle, ne sont pas sans talent, mais sont presque sans génie ; ces plagiats plus ou moins éloquents de langue étrangère, si l’on n’est pas soi-même un maniaque de langues, ne laissent rien dans l’esprit de celui qui les parcourt, que la froide satisfaction de se dire : J’ai lu une banale déclamation dans un dialecte bien imité. Mais ce n’est pas ainsi que Shakespeare, Corneille, Racine, Voltaire, Goethe, Schiller lui-même, — ont introduit ou renouvelé l’art théâtral dans leur pays. — Un pensum dialogué en vers toscans, voilà le vrai nom que l’Italie laissera à son prétentieux poète dramatique, jusqu’à ce qu’on n’en parle plus, quand l’Italie aura son théâtre sérieux, après la fédération nationale des Italiens modernes ?

Voilà l’homme ! N’en parlons plus.

V

Je reviens à la comtesse d’Albany. Le respect humain la rendit en apparence fidèle au culte de la gloire de ce grand homme convenu, qu’elle avait aimé jeune sous le nom d’Alfieri. Bien qu’elle en fût dès longtemps saturée sans le montrer et sans le dire, et qu’il y eût, dit-on, plus de domination que d’attrait dans l’espèce de subjugation qu’Alfieri exerçait sur elle, elle ne voulut pas l’avouer ; elle eût retranché quelque chose à son excuse, en retranchant un atome à la grandeur factice de son héros. Elle consacra tout ce qui venait de lui à l’édition de ses pauvres œuvres et à la dépense de son monument en marbre par Canova. Quand ces devoirs furent accomplis, elle reprit dans la société de Fabre la vie élégante et princière qu’elle avait commencée à Paris avant la révolution. Elle recevait des amis assidus, dont j’ai particulièrement connu le plus grand nombre, cité par M. de Reumont et par M. Saint-René-Taillandier dans son intéressante biographie des deux amis.

Le premier cité est le comte Baldelli, époux d’une charmante jeune femme et père d’une plus charmante fille. Le comte Baldelli vivait à Florence, et sa société savante plaisait à Mme d’Albany ; je le voyais souvent moi-même de 1820 à 1826. Ses opinions, modifiées par la lecture du comte de Maistre, le séparèrent plus tard des amis florentins de la comtesse d’Albany. C’était un homme jeune encore, ardent, religieux, d’abord favorable à la révolution française, puis devenu plus acerbe contre elle, par esprit de piété et de propagande.

Voici la lettre qu’elle lui écrivit peu de jours après la mort d’Alfieri :

« Florence, 24 novembre 1803.

« Vous pouvez juger, mon cher Baldelli, de ma douleur par la manière dont je vivais avec l’incomparable ami que j’ai perdu. Il y aura samedi sept semaines, et c’est comme si ce malheur m’était arrivé hier. Vous qui avez perdu une femme adorée, vous pouvez concevoir ce que je sens. J’ai tout perdu, consolation, soutien, société, tout, tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi. Je déteste la vie, qui m’est odieuse, et je serais trop heureuse de finir une carrière dont je suis déjà fatiguée depuis dix ans par les circonstances terribles dont nous avons été témoins : mais je la supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage. Je ne sais que devenir ; toutes les occupations me sont odieuses. J’aimais tant la lecture ! Il ne m’est plus possible que de lire les ouvrages de notre ami, qui a laissé beaucoup de manuscrits pour l’impression. Il s’est tué à force de travailler, et sa dernière entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces… Il a succombé en six jours sans savoir qu’il finissait, et a expiré sans agonie, comme un oiseau, ou comme une lampe à qui l’huile manque. Je suis restée avec lui jusqu’au dernier moment. Vous jugerez comme cette cruelle vue me persécute ; je suis malheureuse à l’excès. Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge un ami comme lui, qui, pendant vingt-six ans, ne m’a pas donné un moment de chagrin que celui que les circonstances nous ont procuré à l’un et à l’autre. Il est certain qu’il y a peu de femmes qui puissent se vanter d’avoir eu un ami tel que lui ; mais aussi je le paye bien cher dans ce moment, car je sens cruellement sa perte. Je regrette bien votre absence ; votre âme sensible et en même temps forte aurait relevé la mienne, qui est anéantie. J’ai trouvé du courage dans toutes les circonstances de ma vie : pour celle-ci, je n’en trouve pas du tout ; je suis tous les jours plus accablée, et je ne sais pas comment je ferai pour continuer à vivre aussi malheureuse. »

Pour que rien ne manquât à l’exactitude et aussi à la moralité de cette histoire, il fallait entendre les cris de douleur que pousse la comtesse d’Albany. Écoutez encore ses gémissements et ses sanglots dans cette lettre à M. d’Ansse de Villoison. Je le répète, au moment où elle trace cette page, elle est sincère. On ne joue pas de cette façon avec la douleur et les larmes ; on n’imite pas ainsi le désespoir. Oui, elle est sincère encore, à cette date, quand elle se voit seule dans un désert, quand elle parle de son impuissance de vivre. Le grand helléniste qui savait apprécier Alfieri a écrit à la comtesse ses compliments de condoléance.

Voici ce qu’elle lui répond :

« Florence, le 9 novembre 1803.

« J’étais bien sûre, mon cher monsieur, que vous prendriez un grand intérêt à la perte horrible que j’ai faite. Vous savez par expérience quel malheur affreux c’est de perdre une personne avec qui on a vécu pendant vingt-six ans, et qui ne m’a jamais donné un moment de déplaisir, que j’ai toujours adorée, respectée et vénérée. Je suis la plus malheureuse créature qui existe… Le plus grand bonheur, et le seul qui puisse m’arriver, ce serait d’aller rejoindre cet ami incomparable. Il s’est tué à force d’étudier et de travailler. Depuis dix ans qu’il était à Florence, il avait appris le grec tout seul. Il a traduit en vers une tragédie de chaque auteur grec, les Perses d’Eschyle, Philoctète de Sophocle, Alceste d’Euripide, et il a fait une Alceste à son imitation, ainsi qu’une tragi-mélodie d’Abel, qui est moitié tragédie et moitié pour chanter, afin de donner aux Italiens le goût de la tragédie : ce seront les premières choses que je ferai imprimer pour finir son théâtre. Il a traduit les Grenouilles d’Aristophane, tout Térence, tout Virgile en vers, c’est-à-dire l’Énéide, — la Conjuration de Catilina. Il a fait dix-sept satires, un tome de poésies lyriques. Il a écrit toute sa vie jusqu’au 14 mars de cette année, et puis il a fait depuis deux ans six comédies qui ont été la cause de sa mort, y travaillant trop pour les finir plus vite, et malgré cela il n’a pu en corriger que quatre et demie ; il est tombé malade à la moitié du troisième acte de la cinquième. Il se portait très bien le 3 octobre au matin, et il travailla à son ordinaire ; je rentrai à quatre heures pour dîner, et je le trouvai avec la fièvre : la goutte s’était fourrée dans les entrailles, qu’il avait très affaiblies depuis quelque temps, ne pouvant quasi plus manger… Enfin le samedi 8, après avoir passé une nuit moins mauvaise que les précédentes, il s’affaiblit, il perdit la vue, et mourut sans fièvre, comme un oiseau, sans agonie, sans le savoir. Ah ! monsieur, quelle douleur ! J’ai tout perdu : c’est comme si on m’avait arraché le cœur ! Je ne puis pas encore me persuader que je ne le reverrai plus. Imaginez-vous que depuis dix ans je ne l’avais plus quitté, que nous passions nos journées ensemble ; j’étais à côté de lui quand il travaillait, je l’exhortais à ne pas tant se fatiguer, mais c’était en vain : son ardeur pour l’étude et le travail augmentait tous les jours, et il cherchait à oublier les circonstances des temps en s’occupant continuellement. Sa tête était toujours tendue à des objets sérieux, et ce pays ne fournit aucune distraction. Je me reproche toujours de ne l’avoir pas forcé à faire un voyage : il se serait distrait par force. Son âme ardente ne pouvait pas exister davantage dans un corps qu’elle minait continuellement. Il est heureux, il a fini de voir tant de malheurs ; sa gloire va augmenter : moi seule, je l’ai perdu, il faisait le bonheur de ma vie. Je ne puis plus m’occuper de rien. Mes journées étaient toujours trop courtes, je lisais au moins sept ou huit heures, à présent je ne puis plus ouvrir un livre. Pardonnez-moi de vous entretenir de mon chagrin. Je sais que vous avez de l’amitié pour moi et que vous aimiez cet ami incomparable : c’est ce qui fait que je me livre avec vous à ma douleur.

« … Vous me feriez grand plaisir de me donner de vos nouvelles, de vous et de vos occupations littéraires. Je sais que vous enseignez le grec moderne à l’Institut. On me dit qu’on imprime l’Énéide de M. Delille ; je serais charmée de la lire, si ma tête peut un jour se calmer. Je n’ai aucun projet de déplacement ; je vis au jour la journée, heureuse quand j’en ai fini une, et au désespoir d’en recommencer une autre. La mort serait pour moi un véritable bonheur ; je déteste la vie, le monde, et tout ce qui s’y fait et s’y voit. Je ne vivais que pour un seul objet, et je l’ai perdu. Adieu, mon cher monsieur ; plaignez-moi, car je suis bien malheureuse. Je ne puis m’arracher de ces lieux où j’ai vécu avec lui, et où il reste encore. »

Quoi de plus touchant ? Chateaubriand, attaché alors à l’ambassade de Rome, venait d’arriver à Florence au moment où Alfieri rendait le dernier soupir ; il le vit coucher au cercueil, il lut les deux inscriptions funéraires, il fut touché de cet immense amour, de ce dernier rendez-vous donné au sein de la mort ; ces images devaient frapper l’auteur du Génie du Christianisme, et ce qu’elles avaient d’un peu théâtral n’était pas pour lui déplaire. Il s’apprêtait donc à en parler en poète, comme il l’a fait trois mois après, sous l’impression toute récente de ce douloureux épisode, quand se produisit un incident assez singulier, un incident qui aurait pu le mettre en défiance, s’il y eût arrêté sa pensée. François-Xavier Fabre, le jeune peintre de Montpellier, qui était déjà pour Mme d’Albany un confident intime, écrivit de la part de la comtesse à M. de Chateaubriand pour le prier de ne rien publier qui pût être défavorable à la mémoire d’Alfieri. Qu’est-ce à dire ? D’où viennent ces alarmes ? Pourquoi ces précautions ? Le sens de cette démarche, qui dut paraître si extraordinaire alors, n’est plus un secret pour nous aujourd’hui : on craignait que Chateaubriand, ayant visité Florence, n’eût appris bien des choses qui pouvaient nuire un peu à l’idéale peinture des amours d’Alfieri et de la comtesse. On craignait que cette consécration poétique, cette transfiguration merveilleuse de la réalité ne souffrît quelque atteinte dans l’esprit du brillant écrivain, s’il prêtait l’oreille à des confidences indiscrètes. On le suppliait enfin, avec la diplomatie du cœur, de ne pas altérer la légende ; on lui fournissait même des notes pour entretenir son enthousiasme. La Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso, n’avait pas encore été publiée ; il importait que Chateaubriand connût au moins les pages enflammées où le Dante piémontais glorifie sa royale Béatrice. C’est à cette demande, à ces préoccupations, à ces inquiétudes inattendues, que répondait Chateaubriand, quand il adressait à Fabre la lettre que voici :

« Monsieur,

« J’ai reçu votre obligeante lettre, ainsi que le paquet que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer par Son Éminence monseigneur le cardinal de Consalvi. Je vous prie seulement de m’adresser directement à l’avenir ce que vous pourriez avoir à me faire passer. Les moyens les plus simples sont toujours les plus prompts et les plus sûrs.

« J’ignore encore le moment, monsieur, où je pourrai faire usage de votre excellente notice. Ma tête est tellement bouleversée par des chagrins de toute espèce, que je ne puis rassembler deux idées4. J’espère que mon ami sera arrivé sans accident à Venise. L’air de Florence et surtout celui de Rome lui étaient tout à fait contraires. Les marais de Venise ne sont pas sans inconvénients, mais il faut bien prendre son parti. En général, toutes les personnes qui ont la poitrine délicate se plaignent beaucoup de ce pays, et c’est ce qui me forcera moi-même à l’abandonner.

« Au reste, monsieur, soyez sûr que je ne publierai rien sur le comte Alfieri qui puisse vous être désagréable, et surtout à son admirable amie, aux pieds de laquelle je vous prie de mettre mes respects. Si les circonstances me le permettent, je vous soumettrai mon travail avant de l’envoyer à l’imprimerie.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Chateaubriand.

 

« P.-S. Je reçois l’arrêté de ma promotion à une autre légation. Je pars pour Naples, et j’espère être à Florence du 15 au 20 janvier. J’aurai sûrement l’honneur de vous y saluer.

« Je prends la liberté de vous adresser cette lettre chez Mme la comtesse d’Albany, faute d’avoir votre adresse directe : j’espère qu’elle voudra bien me le pardonner.

Ce scrupule d’inquiétude de Mme d’Albany prouve qu’elle redoutait quelques vérités pénibles racontées dans le public européen par un mot indiscret de Chateaubriand, dont elle sollicitait le silence.

Le silence fut accordé, et rien ne troubla les obsèques du grand homme ni la paix de son amie.

VI

Dans le même temps elle se ressouvint de l’ancienne amitié qu’elle avait conçue, en 1792, pour la femme du premier consul, qui fut plus tard l’impératrice Joséphine Beauharnais. Joséphine lui répondit :

« Paris, 1801.

« Combien je vous remercie, ma chère amie, de l’intérêt touchant que vous nous accordez, à Bonaparte et à moi ! Une amitié distinguée comme la vôtre offre des consolations au milieu des idées affligeantes qui naissent des dangers continuels auxquels on est exposé, et l’on regrette moins de les avoir courus quand ils excitent les témoignages d’une estime aussi pure que celle que vous nous laissez voir.

« Joséphine Bonaparte, née La Pagerie.

« P.-S. Je vois souvent ici M. de Lucchesini, dont j’estime beaucoup l’esprit et le caractère. Nous parlons de vous fréquemment, et je l’aime à cause de l’attachement qu’il vous porte. — Dites, je vous prie, de ma part, à Mme de Bernardini tout ce que vous pouvez imaginer d’aimable. Adieu, chère princesse. »

Mme de Staël, qui l’avait beaucoup connue et cultivée à Paris, de 1789 à 1793, lui écrivit un billet de condoléance. Elle l’appelait sa chère souveraine, et ce nom, où la familiarité s’unissait au respect, flattait les deux femmes :

« Bologne, 22 mars 1805.

« Je ne sais, madame, si j’ai su vous exprimer comme je le sentais mon respect pour vous et pour votre malheur. Je ne suis jamais entrée sans émotion dans votre maison ; je ne vous ai jamais vue sans l’intérêt le plus tendre ; je me persuade que nos amis sont réunis, et je vous demande de penser quelquefois au mien, qui a partagé un grand nombre des opinions de celui qui vous fut si cher. Oh ! je ne puis croire qu’un jour nous ne nous retrouverons pas tous. L’affection serait sans cela le plus trompeur des sentiments naturels… Mes compliments à vos dames, et pour vous, madame, le plus tendre et le plus respectueux attachement.

« Necker de Staël-Holstein. »

VII

Cependant, le 4 septembre 1810, époque précise où j’arrivai en Toscane, le monument funèbre de Canova fut inauguré dans l’église de Santa-Croce, malgré la véhémente réclamation du clergé. Mme d’Albany était à Paris et conversait avec Bonaparte, auprès de qui elle avait alors la nécessité de conserver une attitude de bienveillance utile à ses intérêts et qui ne répugnait point à ses opinions. Ses liaisons avec Mme de Staël et sa société lui rendaient, sous l’Empire, son rôle très complexe et très délicat. Elle ne désirait point rompre avec les connaissances de Mme de Staël à Coppet et à Paris, et elle voulait moins encore se déclarer en hostilité avec l’homme dont sa tranquillité et son bien-être dépendaient ; toute sa fortune en France et en Angleterre était dans ces ménagements.

Un ami de Mme de Staël, M. de Sismondi, Toscan d’origine, Genevois de séjour, Français de goût, l’embarrassait beaucoup par ses correspondances très indiscrètes ; il ne cessait de la provoquer, avec un défaut de tact qui touchait par la candeur à une ingénuité presque niaise, à se prononcer contre l’Empire. On voit clairement combien cette importunité lui était à charge. Sismondi, retiré pendant quelques mois à Pescia, sa patrie, en Toscane, ne s’en apercevait pas ; il continuait l’obsession de sa correspondance compromettante.

Voici une de ses lettres, du 7 juin 1807, de Pescia :

« Madame,

« Permettez-moi de me rappeler à votre souvenir en vous envoyant les deux premiers volumes de mon histoire. Si votre noble ami avait vécu, c’est à lui que j’aurais voulu les présenter, c’est son suffrage que j’aurais ambitionné d’obtenir par-dessus tous les autres. Son âme généreuse et fière appartenait à ces siècles de grandeur et de gloire que j’ai cherché à faire connaître. Né comme par miracle hors de son siècle, il appartenait tout entier à des temps qui ne sont plus, et il avait été donné à l’Italie comme un monument de ce qu’avaient été ses enfants, comme un gage de ce qu’ils pouvaient être encore. Il me semble que l’amie d’Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en faveur d’un ouvrage d’un de ses plus zélés admirateurs, d’un ouvrage où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentiments qu’Alfieri a développés avec tant d’âme et d’éloquence. Avant la fin de l’été, je compte aller à Florence vous rendre mes devoirs et entendre de votre bouche, madame, votre jugement sur mes Républiques.

« Il y a quinze jours que j’ai quitté Mme de Staël à Coppet ; elle avait chargé son libraire de vous faire parvenir sa Corinne, et elle se flattait que vous l’aviez reçue. Si cependant elle ne vous est pas parvenue encore, je pourrai vous en envoyer un exemplaire ; je serai sûr, en le faisant, de l’obliger, car elle désirait sur toute chose que cet ouvrage fût de bonne heure entre vos mains, et qu’il obtînt votre approbation. Je me flatte qu’elle sera entière, et que, si la France a été juste pour elle, l’Italie sera reconnaissante. — Vous aurez su, madame, que notre amie a éprouvé de nouveaux désagréments. Vous en aurez su même davantage, car la malignité publique s’est plu à en exagérer les rapports. On lui avait laissé acheter une campagne dans la vallée de Montmorency, en lui donnant des espérances trompeuses, et, au lieu de lui permettre ensuite de l’habiter, on avait confirmé l’exil à trente lieues ; c’est alors qu’elle est revenue à Coppet où j’ai passé un mois auprès d’elle. Aujourd’hui je m’éloigne d’elle de nouveau, et pour une année entière ; mais j’espère voir bientôt ici un autre de nos amis communs, M. de Bonstetten, qui doit avoir eu, il y a peu de mois, l’avantage de vous voir, et qui m’annonce par sa dernière lettre son retour prochain de Rome. Peut-être vous l’arrêterez quelque temps à Florence, et nous nous le disputerons…

« J.-Ch.-Léon Simonde Sismondi.

« Pescia, 18 juin 1807. »

Nous voici, dès cette première lettre, introduits dans le monde de Mme de Staël. Entre le château de Coppet et le palais du Lung’ Arno, Sismondi sera désormais un intermédiaire actif et dévoué. Plus d’un curieux détail, ignoré des biographes les mieux informés, des historiens littéraires les plus pénétrants, va nous être révélé dans ses messages. Pourquoi n’avons-nous pas les lettres de Mme d’Albany ? Le tableau serait bien autrement complet ; profitons du moins des pages qui nous restent. Mme d’Albany a dû répondre immédiatement à la lettre que nous venons de citer, et sans doute elle regrettait de ne pas avoir encore reçu la Corinne de Mme de Staël, dont la publication toute récente avait causé une émotion si vive. « S’il faut en croire une anecdote, dit M. Villemain, le dominateur de la France fut tellement blessé du bruit que faisait ce roman, qu’il en composa lui-même une critique insérée au Moniteur. » Cette critique amère et spirituelle, au jugement de M. Villemain, mais surtout si fort inattendue, n’aurait-elle pas été provoquée par le refus qu’opposa Mme de Staël à certaines insinuations du maître ? La lettre suivante, datée du 25 juin, peut jeter quelque jour sur ce singulier incident :

« Je me hâte de vous envoyer Corinne, c’était à vous que l’auteur voulait que son livre parvînt avant tout autre en Italie. Mme de Staël n’avait point attendu le voyage long et incertain de M. de Sabran, elle avait donné ordre à son libraire de vous expédier cet ouvrage au moment où il paraîtrait. Si cet exemplaire, qui vous était destiné, vous parvient enfin, je prendrai la liberté de vous le demander pour le faire passer à Naples à la place de celui-ci. Sans doute, madame, moi aussi j’aurais ardemment désiré que Mme de Staël eût assez de fermeté dans le caractère pour renoncer complètement à Paris et ne faire plus aucune démarche pour s’en approcher ; mais elle était attirée vers cette ville, qui est sa patrie, par des liens bien plus forts que ceux de la société ; ses amis, quelques personnes chères à son cœur, et qui seules peuvent l’entendre tout entier, y sont irrévocablement fixées. Il ne lui reste que peu d’attachements intimes sur la terre, et hors de Paris elle se trouve exilée de ce qui remplace pour elle sa famille aussi bien que de son pays. C’est beaucoup, sensible comme elle est, passionnée pour ce qui lui est refusé, faible et craintive comme elle s’est montrée souvent, que d’avoir conservé un courage négatif qui ne s’est jamais démenti. Elle a consenti à se taire, à attendre, à souffrir pour retourner au milieu de tout ce qui lui est cher ; mais elle a refusé toute action, toute parole qui fût un hommage à la puissance. Encore à présent, comme on la renvoyait loin de la terre qu’elle avait achetée, le ministre de la police lui fit dire que, si elle voulait insérer dans Corinne un éloge, une flatterie, tous les obstacles seraient aplanis et tous ses désirs seraient satisfaits. Elle répondit qu’elle était prête à ôter tout ce qui pouvait donner offense, mais qu’elle n’ajouterait rien à son livre pour faire sa cour. Vous le verrez, madame, il est pur de flatterie, et, dans un temps de honte et de bassesse, c’est un mérite bien rare. — Nous allons donc bientôt voir ceux où l’âme antique de votre ami s’exprime avec toute sa fierté, toute son énergie. Je n’en doute pas, madame, vous réussirez à obtenir une libre publication, puisque vous avez déjà été si avant. Ce succès ne pouvait être obtenu que par vous seule au monde ; il fallait les efforts, le courage, la persévérance d’une affection que la mort a rendue plus sacrée et qu’elle a presque transformée en culte. Parmi ces hommes qui comprennent si mal les hautes pensées et les sentiments généreux, il reste cependant encore une secrète admiration pour des vertus et un dévouement dont ils sont incapables. Vous les avez dominés, vous les dominerez encore par cette profonde vérité de votre caractère et de vos affections. Ils céderont, ils obéiront au grand nom d’Alfieri, parce que vous, en sentant toute la hauteur de son génie, toute la noblesse de son caractère, vous les forcez à le reconnaître.

« J.-Ch.-L. Simonde Sismondi.

« Pescia, 25 juin 1807. »

VIII

Pendant que Mme de Staël réunissait à Coppet l’élite de ces esprits dépaysés, ennemis momentanés de l’empire, Mme d’Albany, attentive à ne pas mécontenter l’empereur, proscrivait la politique de son salon, et y recevait les proconsuls français avec empressement. La grande-duchesse Élisa Bonaparte régnait à Florence ; Mme d’Albany se gardait de rompre avec sa cour. M. de Sismondi lui écrivait avec ironie sur ces relations. C’était le moment où Mme de Staël, entre Schlegel et Benjamin Constant, écrivait le plus réellement beau de ses ouvrages, l’Allemagne.

« Vous avez lu sans doute les Martyrs de Chateaubriand ; c’est la chute la plus brillante dont nous ayons été témoins, mais elle est complète : les amis mêmes n’osent pas le dissimuler, et, quoiqu’on sache que le gouvernement voit avec plaisir ce déchaînement, la défaveur du maître n’a rien diminué de celle du public. La situation de Chateaubriand est extrêmement douloureuse ; il voit qu’il a survécu à sa réputation, il est accablé comme amour-propre, il l’est aussi comme fortune, car il n’a rien. Il ne tient aucun compte de l’argent, et il a dépensé sans mesure ce qu’il comptait gagner par cet ouvrage, qui, au contraire, achève de le ruiner. J’en ai une pitié profonde ; c’est un si beau talent mal employé ! C’est même un beau caractère, qui, à quelques égards, s’est démenti. Comme il n’est rien qu’avec effort, comme il veut toujours paraître au lieu d’être lui-même, ses défauts sont tachés comme ses qualités, et une vérité profonde, une vérité sur laquelle on se repose avec assurance, n’anime pas tous ses écrits. Ainsi on assure qu’il est très indépendant de caractère, qu’il parle avec une grande liberté et un grand courage ; cependant il y a dans les Martyrs des passages indignes de ces principes, il y en a où il semble avoir cherché des allusions pour flatter. Il a pris la servilité pour le caractère de la religion, parce qu’il a appris cette religion au lieu de la sentir.

« Nous sommes à présent réunis à Coppet. Mme de Staël a auprès d’elle tous ses enfants, mais l’aîné est sur le point de partir pour l’Amérique ; il va reconnaître les terres qu’ils y possèdent et prendre des arrangements pour le voyage de sa mère elle-même, car celle-ci veut dans une année chercher la paix et la liberté au-delà de l’Atlantique. Il m’est impossible de dire tout ce que je souffre de cette perspective et combien je suis abîmé de douleur en pensant à la solitude où je me trouverai. Depuis huit ou neuf ans que je la connais, vivant presque toujours auprès d’elle, m’attachant à elle chaque jour davantage, je me suis fait de cette société une partie nécessaire de mon existence : l’ennui, la tristesse, le découragement m’accablent dès que je suis loin d’elle. Une amitié si vive est bien au-dessus de l’amour, car il m’est arrivé plus d’une fois d’en ressentir pour d’autres femmes…, sans que les deux sentiments méritassent seulement d’être comparés l’un à l’autre. Nous avons ici Benjamin, M. de Sabran et M. Schlegel ; M. de Bonstetten y reviendra bientôt aussi ; il est à présent à Berne, où il n’avait, je crois, pas fait de voyage depuis la Révolution. On nous annonce pour l’été la plus brillante compagnie de Paris : à la bonne heure, je ne suis curieux de rien, et je ne voudrais pas ajouter au cercle que nous avons déjà. Je porte envie à votre calme, je porte envie à votre retraite dans les livres et la pensée, mais vous aussi avez connu les orages du cœur, et vous ne voudriez pas n’avoir pas eu cette intuition complète de la vie. »

IX

En 1810, l’empereur sachant l’arrivée de Mme d’Albany à Paris, la reçut bien, et lui parla en souverain qui veut être compris par une femme, jadis souveraine. Fabre l’accompagnait. En personne prudente, elle n’eut garde de se montrer à Genève, où ses amis de Coppet espéraient bien l’arrêter au passage. « Je ne sais quelle route vous avez prise pour ne pas y arriver », lui écrivait Bonstetten. Ce n’était point le cas, pensait-elle, de faire une halte à Coppet au moment de subir un interrogatoire de l’empereur. On s’aperçoit de plus en plus qu’il n’y a rien d’héroïque chez la reine d’Angleterre. Elle arriva donc avec Fabre dans ce Paris qu’elle avait quitté dix-sept années auparavant, soutenue par Alfieri au milieu des vociférations de la populace. Que de changements dans sa destinée ! Que de différences aussi entre le Paris du 10 août et le Paris de 1809 ! Une seule ressemblance rapprochait les deux époques : la liberté individuelle n’avait pas encore de garanties. L’empereur, nous le savons par les lettres de Fabre, reçut la comtesse avec courtoisie, mais avec une courtoisie un peu ironique dans la forme, et au fond singulièrement impérieuse : « Je sais », lui dit-il, « quelle est votre influence sur la société florentine ; je sais aussi que vous vous en servez dans un sens opposé à ma politique ; vous êtes un obstacle à mes projets de fusion entre les Toscans et les Français. C’est pour cela que je vous ai appelée à Paris, où vous pourrez tout à loisir satisfaire votre goût pour les beaux-arts. »

Elle n’y séjourna que quelques mois. L’empereur ne tarda pas à être convaincu de sa parfaite innocuité en Toscane, et l’y laissa retourner, vieillir et mourir !

X

Mme de Staël voyait, pendant ce temps, son bel ouvrage sur l’Allemagne saisi et mis au pilon par la police. Sismondi se désolait et écrivait bêtement à Mme d’Albany qu’il espérait qu’elle passerait à Coppet et qu’elle s’y arrêterait pour consoler son hôtesse. Elle s’en garda bien, rentra à Florence, et de là à Naples. Un pamphlétaire français d’un grand esprit, mais d’un caractère versatile comme militaire, Paul-Louis Courier, la cultiva.

L’esprit de parti a voulu en faire un héros d’un seul bloc ; voici ce que je tiens moi-même du plus honnête des hommes, le général de l’artillerie française à Wagram, Pernety : « Je l’avais placé sur le bord du Danube, la nuit qui précéda la bataille de Wagram. Je ne le retrouvai plus à son poste le lendemain, et j’appris qu’il était parti pour l’Italie, sans congé et sans avis ! C’était la deuxième ou troisième fois qu’il manquait ainsi par caprice et par indiscipline à ma confiance. — Je le remplaçai le matin de la bataille, et je ne pensai plus à un tel homme. »

Paul-Louis Courier note dans ses œuvres une conversation très brillante qu’il soutint contre la comtesse d’Albany et Fabre dans cette occasion.

XI

1813 sonnait la chute de l’empire et la décomposition momentanée de l’œuvre politique. Mme d’Albany regardait, comme elle le dit, de sa fenêtre, passer le flux et le reflux des événements. Elle était un peu trop compromise avec le nouveau pouvoir pour se réjouir secrètement de sa disparition. Elle se tut ; mais 1815 éclata, comme le coup de foudre d’un orage qu’on avait cru épuisé d’électricité et qui allait recommencer sur le monde.

Quel ne fut pas son étonnement quand ce même Sismondi, si implacable quelques mois auparavant contre le tyran du monde, semblable à Benjamin Constant, son compatriote et son modèle, passa soudainement aux pieds de l’exilé vaincu de l’île d’Elbe, se fit nommer au conseil d’État pour que son ami Benjamin Constant ne fût pas seul dans l’apostasie de sa haine, et écrivit à la comtesse des lettres embarrassées et inexplicables pour expliquer cette politique sans convenance et sans transition !

Sismondi écrit :

« Voilà donc, madame, le dernier acte de cette terrible tragédie commencé ! Selon toute apparence, nous marchons rapidement au dénouement. Le sénat assemblé à Paris sous les yeux des armées étrangères déposera l’empereur, il proclamera le roi, avec ou sans conditions, il acceptera au nom de la France la paix qu’on voudra bien lui donner, il attendra de la générosité des puissances coalisées qu’elles retirent leurs armées, ce qui pourrait bien n’être pas si prompt ; mais en attendant il sera obéi par les armées françaises et par toute la France. Ce météore flamboyant a éclaté. Le magicien a prononcé les paroles sacramentelles qui détruisent l’enchantement. Tout est fini. Il ne s’agit plus que de savoir comment Bonaparte mourra : il ne peut plus vivre. Dieu sait ce qui viendra ensuite, si ce sera le partage de la France, ou la guerre civile, ou le despotisme, ou l’anarchie, ou enfin la paix et la liberté, que les proclamations du jour feraient espérer. Il n’y a qu’une bonne chance contre un millier de mauvaises. C’était une grande raison à tous ceux qui aiment la France pour ne pas vouloir que ce terrible dé fût jeté ; il est en l’air, il ne reste plus à présent qu’à faire des vœux pour qu’il tombe bien. Sans doute l’intérêt bien entendu des coalisés serait encore aujourd’hui même d’accord avec celui de la France et de l’humanité ; mais est-ce une raison pour oser se flatter qu’il sera écouté ? Quidquid delirant reges… et pourquoi finiraient-ils de délirer ?… Quant à l’homme qui tombe aujourd’hui, j’ai publié quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une flatterie, ni même un mot de louange, bien que conforme à la vérité ; mais au moment d’une chute si effrayante, d’un malheur sans exemple dans l’univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes qualités. Sa folie était de celles que la nôtre n’a que trop longtemps qualifiées du nom de grandeur d’âme. Les ressorts par lesquels il maintenait un pouvoir si démesuré, quelque violents qu’ils nous parussent, étaient modérés, si on les compare à l’effort dont il avait besoin et à la résistance qu’il éprouvait. Prodigue du sang des guerriers, il a été avare de supplices, plus non pas seulement qu’aucun usurpateur, mais même qu’aucun des rois les plus célèbres… »

Il paraît que cette horreur de Sismondi pour la contre-révolution, et surtout cette impartialité d’historien, cet hommage au glorieux vaincu de la campagne de France, scandalisèrent profondément la comtesse. À la vivacité des répliques de Sismondi, on voit que la discussion avait pris un caractère passionné. Mme d’Albany ne pouvait comprendre qu’un ami de Mme de Staël pardonnât si facilement ; elle ne pouvait comprendre qu’on se préoccupât encore des idées de 89 après tant de si horribles malheurs, après des déceptions si cruelles, et, quand elle reprochait au grave historien son irréflexion, sa témérité juvénile, peu s’en fallait, en vérité, qu’elle ne l’accusât de passions révolutionnaires.

« Notre dissentiment, répliquait Sismondi, avec son énergique bon sens, tient à ce que vous vous attachez aux personnes, tandis que je m’attache aux principes. Nous sommes fidèles chacun à l’objet primitif de notre attachement ou de notre haine, moi aux choses, vous aux gens. Moi, je continue à professer le même culte pour les idées libérales, la même horreur pour les idées serviles, le même amour pour la liberté civile et religieuse, le même mépris et la même haine pour l’intolérance et la doctrine de l’obéissance passive. Vous, madame, vous conservez les mêmes sentiments pour les hommes, dans quelque situation qu’ils soient. Ceux que vous avez plaints et révérés dans le malheur, vous les aimez aussi dans la prospérité ; ceux que vous avez exécrés quand ils exerçaient la tyrannie, vous les exécrez encore quand ils sont tombés… En comparant ces deux manières de fidélité, l’une aux principes, l’autre aux personnes, je remarquerai, quoi que vous en puissiez dire, que la vôtre est beaucoup plus passionnée, beaucoup plus jeune que la mienne… »

XII

Mme de Staël, qui était allée à Pise marier sa fille avec M. le duc de Broglie, écrivait à la comtesse des lettres empreintes du même embarras que Sismondi :

« Pise, 20 décembre 1815.

« Combien je vous remercie, madame, de votre inépuisable bonté !… J’espère que le duc de Broglie pourra être ici le 1er de février ; alors nous irons tous à vos pieds, et je sortirai de mon exil de Pise. La princesse Rospigliosi, qui vous connaît et qui vous admire, est en femmes la seule avec qui j’aime à causer. Il y a deux ou trois hommes d’esprit et de sens : du reste, c’est une ignorance dans les nobles dont je ne me faisais pas l’idée. Vous dites avec raison qu’on est aussi libre ici que dans une république. Certainement, si la liberté est une chose négative, il ne s’y fait aucun mal quelconque ; mais où est l’émulation, où est le mobile de la distinction dans les hommes ? Je croirais avec vous que c’est un grand bonheur pour le monde que l’affranchissement de Bonaparte, et qu’un peu de bêtise dont on est assez généralement menacé vaut mieux que la tyrannie ; mais la France, la France, dans quel état elle est ! Et quelle bizarre idée de lui donner un gouvernement qui a de bien nombreux ennemis, en ôtant à ce pauvre bon roi qu’on lui fait prendre tous les moyens de se faire aimer, car les contributions et les troupes étrangères se confondent avec les Bourbons, quoiqu’ils en soient à beaucoup d’égards très affligés ! J’ai dit, quand à Paris la nouvelle de cet affreux débarquement de Bonaparte m’est arrivée : « S’il triomphe, c’en est fait de toute liberté en France ; s’il est battu, c’en est fait de toute indépendance », N’avais-je pas raison ? Et ce débarquement, à qui s’en prendre ? Se pouvait-il que l’armée tirât sur un général qui l’avait menée vingt années à la victoire ? Pourquoi l’exposer à cette situation ? Et pourquoi punir si sévèrement la France des fautes qu’on lui a fait commettre ? J’aurais plutôt conçu le ressentiment en 1814 qu’en 1815 ; mais alors on craignait encore le colosse abattu, et après Waterloo c’en était fait. Voilà ma pensée tout entière… Ai-je raison ? C’est à votre noble impartialité que j’en appelle. J’aurai beaucoup de plaisir à revoir M. et Mme de Luchesini, mais rien n’égalera celui que je sentirai près de vous. Mille respects.

« N. de Staël. »

Mme d’Albany, toujours sensée et modérée dans son hostilité, ne comprenait plus rien à ces inconséquences. Son salon, rouvert avec la paix, accueillait tous les voyageurs intéressants qui briguaient l’honneur de la voir. Ce fut alors qu’en 1820 j’y fus moi-même introduit par le comte Gino Capponi, qui vit encore ; c’était l’homme de l’Italie sagement libérale.

M. de Reumont me cite dans la liste de ces adorateurs du génie, de la gloire, de la renommée. « C’est la duchesse de Devonshire, la plus belle et la plus riche des Anglaises, avec laquelle j’étais lié, et qui me mentionne dans son testament d’amitié peu d’années après ; l’excellent cardinal Consalvi, ministre du cœur de Pie VII ; lord Byron ; Hoblouse, son ami ; Thomas Moore, le poète de l’Inde ; lord Russell, qui gouverne encore aujourd’hui l’Angleterre ; Lamartine, ajoute l’historien, non plus timide et tremblant, comme en 1811, mais levant déjà son front inspiré, et lisant à ce noble auditoire les strophes mélodieuses qui allaient renouveler la poésie en France. »

Ce salon était un sommet serein de la pensée qui réapparaissait au-dessus des flots. On se sentait illustré en y posant le pied. La renommée est un prestige. On croyait y participer en adorant de près et familièrement la place où, en s’éteignant, elle avait laissé la plus belle et la plus chère moitié d’elle-même. On croyait sérieusement alors qu’Alfieri était mort grand homme. En se faisant illusion à soi-même, il l’avait fait aux autres. Tels étaient les sentiments dont j’étais animé à son égard et à l’égard de Mme d’Albany. J’étais encore à l’âge des belles illusions. Je serais entré à Ferney, que je n’aurais pas cherché avec plus de respect les traces encore chaudes du génie très réel de Voltaire. J’éteignais le bruit de mes pas sur chaque marche de l’escalier pour ne pas éveiller l’ombre de ce soi-disant poète.

Mme d’Albany recevait avec grâce et bonté ces hommages qui la relevaient à ses propres yeux.

Le 24 janvier 1824, elle s’éteignit aux premiers rayons de l’aurore. Elle n’avait point paru gravement malade. Elle mourut tout entière. Elle avait reçu avec décence les secours spirituels de la religion ; son testament était en faveur de Fabre. Ses legs, soigneusement spécifiés, étaient le registre de ses amitiés. Sa mère, qui vivait encore, la duchesse de Berwick, sa sœur aînée, y eurent les principales parts. Fabre, après avoir accompli tout ce qu’il devait à son amie et à la ville de Florence, obtint du prince l’autorisation de se retirer, avec tous ses trésors d’art et de littérature, dans la patrie de son enfance ; il vint mourir à Montpellier, se faisant de sa ville natale une famille, et léguant son nom au musée qu’il y forma, en sanctifiant ainsi sa bonne fortune. Ainsi la mort seule dénoua ce drame et congédia les trois acteurs. Alfieri ne laissa pas une œuvre mais un nom ; Mme d’Albany alla dormir à l’ombre de ce nom dans le mausolée de son amant. Fabre, comme un personnage épisodique, disparut humblement dans l’obscurité de sa ville des Gaules, et tout fut dit.

XIII

La comtesse d’Albany, à l’âge où je la connus, devait naturellement appeler la curiosité sur sa physionomie, et faire demander si elle avait été belle. J’avais plus qu’un autre cette curiosité ; vous devez l’avoir : voici son portrait à cinquante-cinq ans :

Était-elle encore belle de cette beauté que les Laure de Pétrarque, les Léonora du Tasse, les Vittoria-Colonna de Michel-Ange, les Béatrice de Dante, les Fornarina de Raphaël, les Récamier de Chateaubriand, ont laissée dans l’éternel souvenir de la postérité ? Non.

Mais avait-elle dû, dans sa première jeunesse, être assez belle pour allumer dans l’âme d’un Piémontais, résolu à être un grand homme, une de ces passions classiques qui complètent le grandiose d’un poète en Italie ? Oui.

D’abord la comtesse d’Albany avait dû être très séduisante à seize ans, puisque la cour de France, et le conseil des amis du prétendant, qui voulaient perpétuer la race des Stuarts et arracher Charles-Édouard à ses mauvaises habitudes de vie, en avaient fait choix, pour cette séduction, parmi toutes les belles héritières d’Angleterre, d’Écosse, de Belgique et d’Allemagne ; et tout indique qu’elle l’était alors.

Quand je la vis, elle était un peu alourdie de taille, mais nullement flétrie de visage. La légèreté qui avait quitté son corps n’avait point quitté sa physionomie. On sentait en la décomposant qu’elle avait dû être remarquablement agréable dans ses belles années. Sa taille moyenne n’était ni grande ni petite : la taille qui exclut la majesté, mais qui permet l’agrément ; ses cheveux étaient blonds, son front poli et divisé au milieu en deux zones légèrement arrondies, qui indiquent la facilité de l’intelligence ; ses joues d’un contour élastique, son nez un peu grossi et retroussé qu’on ne voit jamais en Italie, mais qui dans la jeunesse donne à la figure un mordant et un éveillé très propre à mordre et à éveiller le regard, sa bouche entr’ouverte et souriante, douce, fine, pleine de réticence sans malignité ; le plus beau de ses traits, c’étaient ses yeux, d’un bleu noir, larges, confiants, obéissants à sa pensée ; elle leur commandait. Son regard était toujours approprié à la personne qu’elle regardait, comme s’il y avait eu un secret entre elle et son interlocuteur. Un voile naturel quoique invisible semblait répandu sur cet ensemble. Le cou était un peu gros, et les contours de sa stature annonçaient une femme qui eût été mère si la politique n’avait pas faussé sa riche nature. En contemplant Fabre, dont les traits spirituels, quoique vulgaires, rappelaient si fidèlement ceux de son amie, je me suis demandé souvent si la maternité n’était pas involontairement le vrai mot de ce mystère. Telle qu’elle était, et en enlevant par la pensée trente ans de vie agitée à cette personne, on ne pouvait s’empêcher de lui restituer une vivacité sereine et une grâce agile, en contraste avec la majesté de son rang et avec les malheurs de son union, très propres à inspirer un immense amour. En un mot, Mme d’Albany par son extérieur attristait, mais n’étonnait pas. Sa conversation, sans aucune prétention, attachait et intéressait ses habitués ; on désirait la voir par curiosité, et, une fois vue, on désirait la revoir par amitié. Le caractère dominant de sa personne et de son esprit était la bonté, la sérénité, et une certaine dignité rêveuse qui rappelait sa vie sans en parler jamais. Sa destinée parlait assez pour elle.

Telles sont les impressions exactes que j’en ai reçues et conservées : une femme du nord de l’Allemagne dépaysée par le sort dans une cour proscrite, et naturalisée par l’habitude dans le midi de l’Italie. On ne pouvait s’empêcher de compatir à ses revers, d’excuser ses fautes, de respecter ses adversités. On comprenait même les faiblesses qu’elle avait eues en 1792 envers la cour d’Angleterre. Née à Stolberg, dans une famille privée, prise par ambition dans son couvent de chanoinesses pour régénérer une famille royale, maltraitée par le prétendant son mari, obligée de s’en séparer pour éviter les derniers outrages, séduite par l’amour d’un homme qu’elle croyait grand ; pendant cette séparation, le prétendant mort, et ne devant plus rien à son nom, elle accepta une pension modique de la France et une de l’Angleterre pour soutenir son rang de princesse et l’honneur de son trône évanoui ! — Elle ne devait plus rien à personne qu’à elle-même ; elle ne sacrifiait rien de ses droits anéantis ; la misère royale d’une femme qui avait porté la triple couronne d’Angleterre ne déshonorerait maintenant que l’Angleterre elle-même. La comtesse d’Albany eut tort d’abaisser l’ombre des Stuarts devant la maison d’Hanovre ; mais la maison d’Hanovre eut plus tort cent fois d’exiger cet abaissement peut-être juste. Voilà mon jugement : le vrai coupable de cette inconvenance fut le républicain Alfieri, conseiller et compagnon de cette reine, et vivant de l’inconvenance commise sous ses auspices par la royauté.

XIV

Quant à Alfieri lui-même, nous avons son portrait par Fabre, au milieu de ses années. Sa taille était gigantesque comme sa prétention ; il avait plus de six pieds. Ses traits correspondant à cette majesté du corps, un front haut et droit, un œil vaste, encaissé profondément dans une arcade creuse et sévère ; un nez droit bien dessiné, surmontant une bouche dédaigneuse ; un tour de visage maigre et dur ; des cheveux touffus et longs, couleur de feu, comme ceux d’un Apollon des Alpes, qu’il rejetait en arrière, tantôt enfermés dans un ruban, tantôt flottant et épars sur le collet de son habit : cheveux rouges qu’on ne rencontre jamais en Italie, mais qui sont le signe des races étrangères et la marque naturelle de l’homme du Nord, l’Anglais, l’Allobroge, le Piémontais teint de Savoyard. Sa physionomie, frappant au premier aspect, avait quelque chose de sauvage, qui étonnait mais n’attirait pas. Mais, en totalité, il pouvait avoir paru beau dans sa jeunesse à une femme transplantée en Italie, qui cherchait la forme de la force dans un protecteur de sa faiblesse. C’est par là qu’il avait dû plaire à cette jeune et vive Allemande rencontrée au bord de l’Arno et intimidée par un vieux mari. Les disgrâces et les événements avaient fait le reste. L’amour d’un géant est l’attrait de la faiblesse. Mais Alfieri n’avait ni charme, ni grâce, ni douceur : on l’aimait par surprise, on continuait de l’aimer par crainte ; on se figurait que la force de ses traits était une marque de la force de son génie, et que ce génie était démesuré comme son corps… Ce génie n’était qu’imaginaire ; on n’osait pas en douter tout haut, on se résignait tout bas à son erreur. Tel fut évidemment le secret de son ascendant sur la comtesse d’Albany tant qu’il vécut, et de l’espèce de culte ostensible qu’elle lui rendit jusqu’après sa mort, en voulant lui bâtir un monument à deux. Mais longtemps avant sa mort il était remplacé dans le cœur de Mme d’Albany. Tout cet attachement poétique n’était que respect pour soi-même et convenance envers le monde.

Cet homme vivait solitaire entre ses livres, sa plume et ses chevaux, signe de noblesse. Ce pédantisme équestre l’isolait du monde. Il n’avait de sève que dans ses prétentions tout à fait fausses pour sa robe de citoyen romain et de tragique italien moderne. À quarante ans il se sentait vieux et usé, comme s’il eût assez de ce petit nombre d’années pour dévider l’existence infinie d’un Sophocle, d’un Racine ou d’un Voltaire. Il était né vieux ; toute sa vie est d’un vieillard. Il ne lui reste à quarante-deux ans que des mots dans la tête ; il se met à traduire, ne pouvant plus rien composer.

XV

Quant à son rôle de patriote et de citoyen, le voici : il aime si peu sa patrie et l’humanité qu’il l’abandonne dès qu’il est sorti de l’enfance.

Il va voyager, c’est-à-dire courir à travers le monde, sans but et sans fruit.

À son retour, il rêve une gloire poétique, mais il ne se trouve dans l’esprit ni poésie ni langue ; il se décide à suppléer à la poésie, qui lui manque totalement, par cette espèce de jargon pédestre qu’on fait passer pour du génie devant les parterres ; il va chercher une langue presque morte en Étrurie.

Là il trouve une Laure à adorer dans une femme couronnée qui flatte sa vanité et ses sens. Ennemi des rois, il n’hésite pas à se faire courtisan de son royal époux.

Il l’enlève à son mari et fuit avec elle à Rome.

Ennemi des tyrans, il se fixe auprès d’elle sous l’empire de la double tyrannie des rois et des pontifes.

Pour capter le pape, il sollicite de lui une audience obséquieuse et lui présente l’édition de ses œuvres.

Le cardinal d’York et les prêtres de sa cour sont humblement servis et adulés par lui.

Il est forcé enfin de sortir de Rome pour éviter le scandale de cette inconvenante fréquentation du palais de son ami.

Il s’éloigne et va à Naples.

Pendant cette absence, son amie sollicite et obtient du roi et de la reine de France une subvention qui assure son existence.

Elle va le rejoindre trois ans de suite dans une solitude opulente de l’Alsace.

Son mari meurt.

Ils vont à Paris pour soigner leurs intérêts royaux auprès du gouvernement populaire qui va administrer à leur place.

Il se lie avec tous les ennemis de ce roi et de cette reine leurs bienfaiteurs.

Il célèbre dans ses vers adulateurs la première journée de leur déchéance dans la prise de la Bastille, au 14 juillet.

La monarchie française continue à s’écrouler et menace leur fortune et leur vie.

Il entraîne en Angleterre son amie, qu’il consent à voir humilier publiquement devant la maison d’Hanovre pour en obtenir une pension pour la veuve des Stuarts.

Il réussit et revient à Paris.

Le peuple révolutionné triomphe au 10 août.

Il se sauve devant la victoire du peuple.

L’ennemi des rois qui a chanté le 14 juillet invective le 10 août !

Menacé à sa sortie de Paris par la populace, il devient sans pudeur l’ennemi le plus acharné, non de la populace, mais de la nation française. Sa politique n’est que de l’humeur et de la peur. Il se réfugie chez les princes autrichiens qu’il a insultés.

Il écrit le Misogallo, le plus odieux et le plus plat pamphlet en mauvais vers qu’on ait jamais rimé contre la France révolutionnaire. Il en fait faire dix copies qu’il confie à ses amis, pour que l’injure ne risque pas de mourir avec lui.

Et pendant que le sang coule à Paris, il joue à Florence ses rôles de tragédie.

Excepté ses palefreniers et ses quatorze chevaux anglais, son seul souci sur la terre, il ne fait de bien à personne, et il meurt en rimaillant des épigrammes contre le genre humain.

Voilà le civisme, le patriotisme, le puritanisme de ce modèle des citoyens !

Son amie lui survit et prend un autre serviteur.

Elle meurt cependant et se fait ensevelir dans le même tombeau.

Voilà le grand poète tragique des Piémontais ! le grand citoyen, le grand homme ! le Démosthène de l’Italie ! Comparez les faits et les prétentions !

Ce tombeau ne garde à la postérité que deux ombres : l’ombre d’une femme faible et charmante, à laquelle on pardonne pour ses malheurs et pour son sexe ;

Et l’ombre d’un mauvais poète tragique, enflé d’orgueil et vide de vraie grandeur d’âme comme de vrai talent, et qui n’eut du génie tragique que la manie,

Et du poète que la déclamation !

Rien n’empêche aujourd’hui l’Italie, qui a Dante, Arioste, le Tasse et Pétrarque pour ses poètes immortels, d’élever à sa gloire nationale un théâtre qu’elle n’a jamais eu !

La place d’Alfieri est vacante ; les hommes de talent y surabondent, et les Ristori ne lui manquent pas !

Mais il lui faut pour cela autre chose qu’un plagiaire de l’antique, et qu’un magnifique pédant.

 

Lamartine.