(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « III »
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(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « III »

III

Ce qu’on nous fait dire et ce que nous avons dit. — « La lecture est inutile ». — « Le goût n’existe pas ». — Bouvard et Pécuchet. — Les auteurs et le goût. — Les beautés littéraires. — La physiologie de M. de Gourmont.‌

S’il est une chose reconnue, c’est l’utilité de la lecture pour se former l’esprit, l’imagination et le style. M. de Gourmont ne le nie point, mais il proteste contre le conseil que nous donnons de lire d’abord les auteurs dont on peut tirer un profit immédiat d’assimilation, avant de lire ceux dont les procédés nous échappent. « Donc, dit-il ironiquement, vous ne lirez point Pascal, vous ne lirez point Descartes, vous ne lirez point de Retz. » Nous n’avons jamais dit pareille chose. Non seulement nous ne prohibons point la lecture de Pascal, mais nous avons, au contraire, instamment recommandé cette lecture dans notre chapitre XIII. Après avoir cité des passages des Pensées pleins de belles antithèses, nous concluons formellement par ces mots : « On voit le profit qu’on peut tirer de ce magnifique style. » Voilà comment nous déconseillons la lecture de Pascal « comme du temps perdu ».‌

Quant aux autres auteurs qui n’offrent pas, selon nous, un « profit immédiat », loin d’en avoir dédaigné la lecture, nous avons dit en propres termes : « On trouvera chez eux (les auteurs sans procédés) tout ce qui se transmet par instinct, tout ce que fournît l’inspiration tranquille, l’ensemble des qualités de bon sens, de clarté, de finesse, d’équilibre qui font un ton général. » (Art d’écrire, p. 298.)‌

Enfin, pour résumer ce qu’il faut attendre de ces écrivains sans rhétorique, voici ce que nous disions de Voltaire, qui représente ce genre de style : « Ma conviction profonde est que même ce style-là est assimilable par le travail et qu’un esprit littéraire ne peut sortir d’une longue lecture de Voltaire sans en retenir le ton. Il sentira naître en lui une facilité nouvelle, le don d’écrire aisément et limpidement, « Nous avons, on le voit, exactement dit le contraire de ce que M. de Gourmont voudrait nous faire dire. Nous conseillions même de lire les auteurs de second ordre. Seulement pour l’assimilation immédiate de l’art décrire, nous recommandions et nous recommanderons toujours de préférence la lecture des auteurs dont on peut discerner le travail et les procédés. Il n’y a pas là de quoi se récrier. C’est un conseil d’expérience.

On voit se dessiner le système d’insinuations inexactes que vont adopter nos adversaires. Nous en arriverons à ne plus les compter, comme par exemple, lorsqu’on nous reproche de penser que Pascal et de Retz n’ont pas de goût !… La question du goût est une de celles où la subtilité du « semeur de doutes » s’étale avec complaisance. Nous disions qu’il faut avoir du goût pour bien lire et nous donnions une définition du goût. « Qu’est-ce que le goût ? » nous répond-il, et, en nous raillant, il ajoute : « On le définit : un discours spécial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer certains rapports, … mais je récite Bouvard et Pécuchet. » Si nous avions ainsi défini le goût, nous mériterions, en effet, ce persiflage. Mais on n’a garde de citer notre définition. Nous avons dit textuellement ceci : « Le goût est la faculté de sentir les défauts ou les beautés d’un ouvrage. » Nous serions curieux de savoir par quelle définition on pourrait remplacer la nôtre. Notre critique se refuse à définir le goût, parce que les goûts sont variables. Belle raison !… Le goût peut varier, en effet, et l’on peut changer d’opinion sur les beautés ou les défauts d’un ouvrage ; mais, quels que soient ces beautés ou ces défauts, le goût consiste et consistera toujours dans la faculté de les sentir. Quand nous disons : Racine a du goût, nous comprenons ce que cela signifie. Avec nos esthètes nous ne le savons pas, nous ne sommes pas admis à le savoir, on repousse toute définition, on aime mieux nous prêter des phrases de Bouvard et Pécuchet.‌

Qu’est-ce que le goût, cependant ? Il faut bien une réponse. « Rien du tout, dit M. de Gourmont. Ceci : Trahit sua quemque voluptas. Chacun prend son plaisir où il le trouve. » Voilà le goût. En d’autres termes, il n’y a point de goût, il n’y a que des goûts. Les Cafres ont le leur ; nous avons le nôtre. Celui de Racine vaut celui de ma concierge. Beaux principes à proposer aux débutants et aux élèves, dont on veut former l’esprit littéraire. Si c’est avec cela qu’on s’imagine remplacer notre enseignement, je crois qu’il faudra du temps pour en venir à bout.‌

N’en déplaise à tous nos beaux sceptiques, je suis convaincu que le goût existe. La Bruyère l’a dit : « Il y a un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement. » Cela veut dire qu’il y a un goût en soi et ensuite des goûts personnels. Le goût a sa mode, et ses entraînements, avec lesquels on a grand tort de le confondre. La Bruyère était homme d’un seul goût, mais il savait que chacun se pique d’en avoir un qu’il croit bon, et c’est ce qu’il voulait faire entendre, quand il disait de son portrait de Ménalque : « Ceci est moins un caractère particulier qu’un recueil de faits, de distractions. Ils ne sauraient être en trop grand nombre, s’ils sont agréables ; car, les goûts étant différents, on a à choisir. » Nisard lui reproche ces concessions : « Raison spécieuse, dit-il, et qui n’est pas d’un maître de l’art. La Bruyère donne l’exemple trop souvent imité des théories imaginées par les écrivains pour se mettre en paix sur leurs défauts. L’art ne consiste pas à contenter tous les goûts, en flattant les uns par ce qui choque les autres, mais à faire que les goûts les plus différents soient d’accord de la justesse d’une pensée, de la beauté d’une expression, de la vérité d’une peinture. »‌

C’est fort bien dit ; mais Nisard oublie que La Bruyère n’était pas dupe et qu’en cette occasion surtout il ne parlait point par principe. Ses concessions étaient voulues, puisqu’il dit ailleurs, comme le remarque judicieusement M. Bourgoin10 : « On peut hasarder dans tout genre d’ouvrages d’y mettre le bon et le mauvais : le bon plaît aux uns et le mauvais aux autres. On ne risque guère davantage d’y mettre le pire : il a ses partisans. » Evidemment, c’est une boutade et La Bruyère savait à quoi s’en tenir, autant que Pascal, qui, « réglant sa montre » et se « moquant de ceux qui demandent l’heure », parle à chaque instant de « ceux qui s’y connaissent et qui ont le bon goût ».‌

Nos chicaneurs se déclarent « tout éblouis » de m’entendre dire que les beautés littéraires sont fixes. Il n’y a ici d’éblouissant que leur surprise. Que certaines beautés artistiques ou littéraires soient fixes, c’est, à bien réfléchir, trop peu dire. Les grandes beautés littéraires non seulement sont fixes, mais elles sont éternelles. Ainsi, nous sommes tous à peu près d’accord sur les beautés de Corneille, Molière, Homère, Racine, Cervantès, Tacite, Virgile, Montaigne, Pascal, Bossuet, Chateaubriand et tant d’autres, et M. de Gourmont aura beau nier La Fontaine et se demander si c’est de la poésie, la beauté de La Fontaine reste fixe, et même éternelle, malgré M. de Gourmont. Le romantisme crut effacer Racine. Racine demeure. M. Zola pensa balayer Chateaubriand. Chateaubriand survit ; et quand on vient nous dire que « les beautés littéraires varient avec les royaumes et avec les époques », on énonce une affirmation qui ne deviendra jamais un principe parce qu’elle ne contient qu’une part de vérités très restreintes. On peut gloser là-dessus, je le sais ; mais ce qui est sûr, ce qui est acquis, c’est qu’il y a des beautés qui sont de tous les temps, de tous les « royaumes » et de toutes les « époques ». Don Quichotte ne cessera jamais d’être un chef-d’œuvre.‌

Et, à ce propos, je crois bien qu’on a tort de citer contre nous Bouvard et Pécuchet. Ce sont les livres du genre de ceux de M. de Gourmont qui ont brouillé la cervelle des deux bons employés ; ils ont lu trop de sophistes, trop de négateurs et de chicaneurs ; à force de consulter le pour elle contre, ils ont fini par s’écrier ; « Quelle blague que la géométrie ! » comme ils auraient dit : « Quelle blague que le goût ! quelle blague que les beautés littéraires, le travail, les ratures ! etc. » Non, ce ne sont point mes ouvrages qui eussent fourni ses meilleurs chapitres à Haubert : il eût trop bien reconnu ses théories.‌

Mais nous n’en avons pas fini avec les paradoxes. Nous disons que la lecture forme le goût. C’est une chose qui n’est contestée par personne. On nous raille pourtant : « Mais, dit-on, comme il faut déjà du goût pour discerner le talent, me voilà enfermé dans une piste de cirque. » Objection très ridicule. Un esprit droit entendrait ce qu’on veut lui dire. Répondrait-on au médecin qui vous conseille l’exercice : « Pardon, vous me dites de marcher pour bien me porter ; mais, pour marcher, il faut d’abord que je me porte bien ; me voilà enfermé dans une piste de cirque ! » Nous ne prétendons pas que la lecture crée de toutes pièces la faculté que nous appelons le goût. Nous disons que la lecture forme, développe, perfectionne cette faculté, et il est bien évident qu’on ne peut développer et perfectionner que ce qui existe en germe.‌

Mais certaines gens se délectent à tout embrouiller, Personne, par exemple, ne nous blâmera de vouloir mettre un peu de méthode dans les lectures qu’entreprennent les débutants. Cette préoccupation est, paraît-il, divertissante. Ou nous répond que de très grands écrivains ont lu à tort et à travers et n’ont même pas lu du tout, comme si nous n’avions pas répété cent fois qu’un Cours de littérature n’est pas fait pour des hommes de génie. Supprime-t-on l’Ecole des beaux-arts et l’enseignement du dessin, parce que tel grand peintre de la Renaissance peignait à dix ans sans maître ? M. de Gourmont, en veine de facéties, va jusqu’à déclarer « qu’il n’a pas remarqué que les livres que personne ne lit soient plus absurdes que ceux que tout le monde lit ». Ceci n’a pas beaucoup de sens. Qu’on les lise ou non, il y a des livres qui sont absurdes et d’autres qui ne le sont pas, voilà tout ce qu’on peut constater. Et puis, qu’est-ce que cela prouve, et où tend ce discours ? En propres termes à ceci : que la lecture ne forme ni ne modifie le style. Le style est un produit physiologique, ce qui signifie sans doute que chacun écrit avec son tempérament, vérité qui n’est pas précisément très neuve et dont on se serait moqué, si c’était moi qui l’eusse découverte. De grâce, quittons la physiologie. Amour, conscience, pensée, art, libre arbitre, inspiration, talent, on a la manie aujourd’hui de tout expliquer par la physiologie. On combat le dogmatisme littéraire, mais on cultive le dogmatisme scientifique. On déclarait plus haut que la science ne « pouvait établir aucune théorie » ; mais on entreprend sérieusement toute une théorie scientifique du style, sur laquelle, d’ailleurs, nous aurons occasion de revenir. L’influence de la race, du milieu, du climat sur le style est évidement incontestable ; mais il y a une autre influence, beaucoup plus considérable, dont on a tort de ne pas tenir compte : c’est l’influence de la lecture. La lecture est presque toujours le grand fait d’initiation qui nous révèle à nous-mêmes. Je voudrais savoir ce qu’écrirait un homme qui n’aurait jamais rien lu de sa vie. Il fera peut-être un chef-d’œuvre, s’il a du génie, mais, en général — et c’est au point de vue général qu’il faut se placer lorsqu’on enseigne, — l’éclosion, la révélation, l’éducation et la formation du talent se font à peu près pour tout le monde, par la lecture. « Le talent, a dit Flaubert, se transfuse toujours par infusion. » On pourra chicaner, distinguer, sophistiquer, alambiquer, citer des cas et des exceptions, voilà la règle, voilà le fait.‌