Section 30, objection tirée des bons ouvrages que le public a paru désapprouver, comme des mauvais qu’il a loüez, et réponse à cette objection
On dira qu’on voit quelquefois une mauvaise farce, une Thalie barbouillée amuser le public long-temps, et attirer encore des spectateurs à une vingtiéme représentation. Mais le public qui va voir ces farces durant la nouveauté, vous répondra lui-même qu’il n’en est pas la duppe, et qu’il connoît le peu de valeur de ce comique des halles. Il vous dira dans le lieu même, qu’il met une difference immense entre ces pieces et le Misantrope, et qu’il n’y vient que pour voir un acteur qui réussit dans quelque personnage bizarre, ou bien une scéne qui aura du rapport avec une avanture récente et dont il est parlé dans le monde.
Aussi dès que le temps de la nouveauté s’est écoulé, dès que la conjoncture qui soutenoit la piece est passée, le public oublie pleinement ces farces, et les comédiens qui les ont joüées ne s’en souviennent plus, ce qui prouve, olim cùm stetit nova, … etc. .
Mais, ajoutera-t-on, le succès du Misantrope fut incertain durant un temps.
La Phedre de Pradon, que le public méprise tant aujourd’hui, et pour dire encore plus, qu’il a si parfaitement oubliée, eut d’abord un succès égal à celui de la Phedre de Racine. Pradon durant un temps eut autant de spectateurs à l’hôtel de Guenegaud, que Racine en avoit à l’hôtel de Bourgogne. En un mot, ces deux tragédies qui parurent dans le même mois, lutterent durant plusieurs jours avant que l’excellente eut terrassé la mauvaise.
Quoique le Misantrope soit peut-être la meilleure comédie que nous aïons aujourd’hui, on n’est pas surpris néanmoins que le public ait hésité durant quelques jours à l’avoüer pour excellente, et que le suffrage general n’ait été déclaré en sa faveur qu’après huit ou dix représentations, quand on fait refléxion aux circonstances où Moliere la joüa. Le monde ne connoissoit gueres alors le genre de comique noble qui commet ensemble des caracteres vrais, mais differens, de maniere qu’il en resulte des incidens divertissans, sans que les personnages aïent songé à être plaisans. Jusques-là, pour ainsi dire, on n’avoit pas encore diverti le public avec des visages naturels. Ainsi le public accoutumé depuis long-temps à un comique grossier ou gigantesque, qui l’entretenoit d’avantures basses ou romanesques, et qui ne faisoit paroître sur la scéne que des plaisans barboüillez et grotesques, fut surpris d’y voir une muse, qui sans mettre de masque à grimace sur le visage de ses acteurs, ne laissoit pas d’en faire des personnages de comédie excellens. Les rivaux de Moliere juroient en même-temps sur la connoissance qu’ils avoient du théatre, que ce nouveau genre de comédie ne valoit rien. Le public hésita donc durant quelques jours. Il ne sçavoit s’il avoit eu tort de croire que Jodelet maitre et valet, et Dom Japhet D’Armenie , fussent dans le bon goût, ou s’il avoit tort de penser que c’étoit le Misantrope qui étoit dans le bon goût. Mais après un certain nombre de représentations, le monde comprit que la maniere de traiter la comédie en philosophe moral étoit la meilleure, et laissant parler contre le Misantrope les poëtes jaloux, toujours aussi peu croïables sur les ouvrages de leurs concurrens, que les femmes sur le mérite de leurs rivales en beauté, il en est venu avec un peu de temps à l’admirer.
Les personnes d’un goût exquis, celles dont nous avons dit qu’elles avoient la vûë meilleure que les autres, prévirent même d’abord quel parti le public prendroit avant peu de jours. On sçait les loüanges que monsieur le duc de Montauzier donna au Misantrope après la premiere représentation. Despreaux après avoir vû la troisiéme, soutint à Racine, qui n’étoit point fâché du danger où la réputation de Moliere sembloit être exposée, que cette comédie auroit bien-tôt un succès des plus éclatans.
Le public justifia bien la prédiction de l’auteur de l’art poëtique, et depuis long-temps les françois citent le Misantrope comme l’honneur de leur scéne comique. C’est la piece françoise que nos voisins ont adoptée avec la plus grande prédilection.
Quant à la Phedre de Pradon, on se souvient encore qu’une cabale composée de plusieurs autres, dans lesquelles entroient des personnes également considerables par leur esprit et par le rang qu’elles tenoient dans le monde, avoit conspiré pour élever la Phedre de Pradon et pour humilier celle de Racine.
La conjuration du marquis de Bedmar contre la république de Venise, ne fut pas conduite avec plus d’artifice, ni suivie avec plus d’activité. Qu’opera cependant cette conjuration ? Elle fit aller un peu plus de monde à la tragédie de Pradon qu’il n’y en auroit été, par le motif seul de voir comment le concurrent de Racine avoit traité le même sujet que ce poëte ingénieux.
Mais cette fameuse conspiration ne sçut pas empêcher le public d’admirer la Phedre de Racine après la quatriéme représentation. Quand le succès de ces deux tragédies sembloit égal, à compter le nombre des personnes qui prenoient des billets à l’hôtel de Guenegaud et à l’hôtel de Bourgogne, on voïoit bien qu’il ne l’étoit pas dès qu’on écoutoit le sentiment de ceux qui sortoient de ces hôtels, où deux troupes separées joüoient alors la comedie françoise. Au bout du mois cette ombre d’égalité disparut, et l’hôtel de Guenegaud, où l’on représentoit la piece de Pradon, devint desert. On sçait les vers de Despreaux sur le succès du Cid de Corneille.
En vain contre le Cid un ministre se ligue, tout Paris pour Chimene a les yeux de Rodrigue.
J’ai allegué déja les opera de Quinault, et je pense en avoir dit assez pour faire convenir du moins intérieurement ceux de nos poëtes dramatiques dont les pieces n’ont pas réussi, que le public ne proscrit que les mauvais ouvrages.
Si l’on peut leur appliquer le vers de Juvenal : ne portons pas d’envie à un poëte qui vit du théatre.
C’est par d’autres raisons qui ne sont pas du sujet que je traite ici.
On pourroit objecter encore que les grecs et les romains rendirent souvent dans leurs théatres des sentences injustes et qu’ils infirmerent dans la suite.
Martial dit, que les hommes atheniens dénierent souvent le prix aux comédies de Menandre.
Des auteurs citez par Aulugelle avoient écrit que des cens comédies composées par Menandre, il n’y en avoit eu que huit assez heureuses pour remporter le prix que les anciens donnoient au poëte qui avoit fait la meilleure piece de celles qui se représentoient à l’occasion de certaines solemnitez.
Nous apprenons encore d’Aulugelle, qu’Euripide ne vit couronner que cinq tragédies des soixante et quinze qu’il avoit composées. Le public soulevé contre l’Hecyre de Terence les premieres fois qu’elle fut représentée, ne permit pas aux comédiens de l’achever.
Je répons :
Aulugelle et Martial ne disent point que les tragédies d’Euripide ni les comédies de Menandre aïent été jugées mauvaises, mais bien que d’autres pieces plurent d’avantage. Si nous avions ces pieces victorieuses peut-être démêlerions-nous ce qui put ébloüir le spectateur.
Peut-être même trouverions-nous que le spectateur auroit bien jugé. Quoique le grand Corneille soit generalement parlant bien supérieur à Rotrou, n’y a-t-il point plusieurs tragédies de Corneille, je n’en ose dire le nombre, qui perdroient le prix contre le Venceslas de Rotrou, au jugement d’une assemblée équitable. De même, quoique Menandre eut fait quelques comédies qui le rendoient supérieur à Philemon, un poëte dont les pieces gagnerent souvent le prix sur celles de Menandre, ne se peut-il pas que Philemon en eut fait plusieurs qui méritassent mieux le prix que certaines comédies de Menandre ?
Quintilien nous dit que les athéniens n’eurent qu’un tort à l’égard de Philemon, ce fut de l’avoir préferé trop souvent à Menandre. Ils auroient eu raison s’ils se fussent contentez de lui donner la seconde place. Au jugement de tout le monde il méritoit de marcher immédiatement après Menandre.
Apulée parle de ce même Philemon dans le second livre des florida, comme d’un poëte qui avoit de très-grands talens, et qui sur tout étoit recommandable par la morale excellente de ses comédies. Il le loüe d’avoir été second en bonnes maximes, d’avoir mis dans ses pieces peu de séductions, et d’y traiter l’amour comme un égarement. Les athéniens n’ont-ils pas été en droit d’avoir égard à la morale de leurs poëtes comiques en leur distribuant le prix ?
Pour Euripide, les meilleurs poëtes dramatiques de la Grece furent ses contemporains, et ce sont leurs pieces, qui probablement ont gagné le prix contre les siennes. On a donc tort de mettre Euripide et Menandre à la tête des poëtes dédaignez par les spectateurs, afin de consoler par l’égalité des destinées ceux de nos auteurs dramatiques, sur les ouvrages desquels le public s’explique quelquefois hautement et désagréablement.
J’ai encore une raison à dire contre l’objection que je refute. C’est que le théatre de ces temps-là n’étoit pas un tribunal à comparer au nôtre. Comme les théatres des anciens étoient très-vastes et qu’on y entroit sans païer, l’assemblée y dégeneroit en une véritable cohuë pleine de gens sans attention, et par consequent toujours prêts à distraire ceux qui auroient été capables d’en avoir.
Horace nous dit que le fracas des vents déchaînez dans les forêts du mont Saint-Ange, et le mugissement de la mer agitée, ne faisoient pas plus de bruit que ces assemblées tumultueuses.
Quels comédiens, dit-il, ont la voix assez forte pour s’y faire entendre ?
Le bas étage des citoïens qui s’ennuïoit, parce qu’il ne s’occupoit pas à suivre la piece, demandoit quelquefois à grands cris dès le troisiéme acte des divertissemens qui fussent plus à sa portée, et il insultoit même à ceux qui vouloient faire continuer les comédiens.
On peut voir dans la suite du passage d’Horace que nous avons allegué, et dans le prologue de l’Hecyre dont la représentation fut interrompuë deux fois par ces saillies fougueuses du peuple, la description du tumulte. Il y avoit bien des magistrats préposez pour empêcher le désordre, mais comme il arrive en choses bien plus importantes, il étoit d’usage qu’ils ne fissent pas leur charge. Dans Rome et sous le regne de Tibere, celui de tous ses princes qui sçut le mieux se faire obéïr, il y eut des principaux officiers de la garde de l’empereur tuez ou blessez dans le théatre en voulant y empêcher le désordre, et pour toute punition le sénat donna permission aux préteurs de releguer les auteurs de pareils tumultes. Les empereurs qui vouloient se rendre agréables au peuple, ôtoient même la garde de soldats qu’on mettoit quelquefois aux théatres. Les notres ne sont point sujets à de pareils orages, et le calme et l’ordre y regnent avec une tranquilité qu’il ne sembloit pas possible d’établir dans des assemblées qu’une nation aussi vive que la nôtre forme pour se divertir, et où une partie des citoïens vient armée et l’autre désarmée. On y entend paisiblement de mauvaises pieces, et quelquefois des comédiens qui ne valent pas mieux.
Le public ne s’assemble point parmi nous pour juger des poëmes qui ne sont pas dramatiques comme il s’assembloit chez les anciens. Ainsi les gens du métier peuvent mieux favoriser, ils peuvent mieux rabaisser tous ces poëmes, qui ne se produisent que par la voïe de l’impression. Ils peuvent en faire valoir les beaux endroits, en excuser les mauvais, comme ils peuvent aussi extenuer le mérite des plus beaux, soit en disant qu’ils sont pillez, soit en les mettant en paralelle avec les vers d’un autre poëte qui aura traité un sujet semblable. Ainsi le public lorsqu’il a été induit en erreur sur la définition generale d’un de ces poëmes, ne sçauroit plus être désabusé en un jour. Il faut du temps aux personnes désinteressées pour se reconnoître et pour s’affermir réciproquement dans leur sentiment par l’autorité du grand nombre. La meilleure preuve qu’on puisse avoir de l’excellence d’un poëme quand il commence à paroître, c’est donc qu’il se fasse lire, et que tous ceux qui l’ont lu en parlent avec affection, quand bien même ce seroit pour lui reprocher des fautes.
Je crois que le temps où le poëme nouveau, qui est un bon ouvrage, se trouve défini en general suivant qu’il mérite de l’être, arrive aujourd’hui, environ deux ans après sa premiere édition.
Quand il est mauvais, le public ne prend pas un si long délai pour le condamner, quelque effort que la plûpart des gens du métier fassent pour soutenir sa réputation. Quand la pucelle de Chapelain parut, elle avoit pour elle les suffrages des gens de lettre étrangers et françois. Les bienfaits des grands l’avoient déja couronnée, et le monde prévenu par ces éloges l’attendoit l’encensoir à la main. Cependant le public si-tôt qu’il eut lû la pucelle revint de son préjugé, et il la méprisa même avant qu’aucun critique lui eut enseigné par quelle raison elle étoit méprisable. La réputation prématurée de l’ouvrage fut cause seulement que le public instruisit ce procès avec plus d’empressement. Chacun apprit sur les premieres informations qu’il fit qu’on bâilloit comme lui en la lisant, et la pucelle devint vieille au berceau.