(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Montmaur, avec tout le Parnasse Latin & François. » pp. 172-183
/ 2113
(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Montmaur, avec tout le Parnasse Latin & François. » pp. 172-183

Montmaur, avec tout le Parnasse Latin & François.

Baile dit qu’à l’occasion de cette dispute, on en vint à convoquer l’arrière-ban de la république des lettres. Ce déchaînement universel contre Montmaur eut plusieurs causes. Il avoit mené, dans sa jeunesse, une vie errante & malheureuse. L’envie de parvenir & d’être connu, lui fit essayer de plusieurs états. Il fut successivement régent de collège, charlatan, vendeur de drogues à Avignon, poëte, avocat, & professeur royal à Paris, en langue Grecque. Il n’est point de sciences dans lesquelles il ne se prétendit versé. Il bavardoit sur tous les sujets. Les anagrammes & les jeux de mots lui plaisoient singulièrement. Un mauvais cœur, un esprit caustique, une mémoire chargée d’anecdotes scandaleuses contre les auteurs morts & vivans ; ses épigrammes & sa réputation d’homme à bons mots ; son avarice sordide, quoiqu’il eut amassé, par toutes sortes de voies, des biens considérables ; sa fureur de primer partout ; sa profession de parasite : voilà ce qui le rendit l’objet de la haine, ou le sujet des plaisanteries des auteurs. Des préaux a fait mention de lui :

Tandis que Pelletier, crotté jusqu’à l’échine,
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine,
Sçavant en ce métier, si cher aux beaux-esprits,
Dont Montmaur autrefois fit leçon dans Paris.

Tous ces défauts, dans Montmaur, étoient rachetés par quelques bonnes qualités. Il ne faut point s’en rapporter totalement à ce déluge d’écrits publiés contre sa personne. Il avoit de l’esprit, de la vivacité, mais point de goût ; une mémoire prodigieuse, mais aucune invention ; une immense littérature Grecque & Latine mais qu’il ne tourna point au profit de notre langue. Son érudition lui fit donner entrée dans plusieurs grandes maisons de Paris.

Tous les écrivains le détestoient : mais aucun n’osoit encore rompre des lances avec lui. Il fallut que Ménage donnât le signal de la guerre, en publiant en Latin la vie de Montmaur. L’auteur, à la fin de l’ouvrage, exhortoit, par une satyre de cinq cent vers, tous les sçavans à prendre les armes, à se réunir contre un ennemi commun. Plusieurs, à la voix de Ménage, se joignirent en effet à lui ; d’autres, ne voulant pas combattre ouvertement, se contentèrent de publier des libèles anonymes. Le plus grand nombre lui fit parvenir des épigrammes, des chansons, des couplets, toutes sortes d’écrits satyriques & scandaleux. Ces différentes pièces, soit en prose, soit en vers, servirent de supplément à ce qu’avoit déjà donné Ménage. Ce fut autant de batteries dressées pour foudroyer l’objet de la terreur générale.

On crut y réussir en métamorphosant le professeur royal, grand parleur, en perroquet, qui toujours cause & dit des sottises. On représenta encore ce fameux parasite logé mesquinement, & fort au haut au collège de Boncour, afin de pouvoir observer la fumée des meilleures cuisines de la ville. On fit mention du cheval avec lequel il alloit dans un même jour dîner rapidement dans différentes maisons. On le voit, dans une estampe, monté sur ce cheval étique, & couvert d’une grande housse, après lequel les chiens aboient. Il pique des deux, & regarde fixement un cadran d’horloge dont l’aiguille est sur le midi. Au bas du portrait, on lit ces vers* :

En voyant l’heure de midi,
Dévoré d’une faim cruelle,
Pourroit-il rester engourdi
Sur sa méchante haridelle ?

Ce sont les seules bornes de plaisanterie dans lesquelles on se renferma. Tout le reste est un tissu d’atrocités. Ménage lui-même sentit qu’il avoit été trop loin, qu’il est des égards dus au public. Il s’excusa sur ce qu’en rapportant des particularités sur Montmaur, il avoit moins prétendu le peindre réellement, que s’amuser.

Le peu d’amis qu’avoit ce professeur royal lui conseillèrent de repousser les traits satyriques lancés contre lui. On le pressoit de mettre en usage son talent pour la médisance, & de faire, au milieu des repas, des contes sur ses confrères les auteurs. On l’exhortoit à donner au public quelqu’une de ces histoires scandaleuses qu’il sçavoit sur le chapitre de Ménage, & qu’il se bornoit à débiter dans ses sociétés particulières. Mais le professeur Montmaur, aussi paresseux que caustique, lorsqu’il n’étoit point question de repas & de bonne chère, ne voulut point se donner la peine de réfuter des libèles par d’autres libèles. En récompense, sa langue le vengeoit de tout ; elle suppléoit à son indifférence pour l’impression. Il s’égayoit sur le compte de ses ennemis, & les déchiroit dans ses discours. Ses méchancetés & ses reparties circuloient dans la ville : Que m’importe , disoit-il, cette métamorphose en perroquet ! Manquai-je de vin pour me réjouir, & de bec pour me défendre. Il n’est pas étonnant qu’un grand parleur comme Ménage ait fait un bon perroquet. Cette antipathie entre Ménage & Montmaur venoit d’un fonds mutuel d’amour-propre. Chacun avoit beaucoup de prétentions & les mêmes défauts, se plaisoit à conter longuement, à faire parade d’érudition. Ménage ne finissoit point toutes les fois qu’il se mettoit à citer des vers Grecs, Latins, Italiens & François. Pour le voir devenir triste & rêveur, il suffisoit qu’il se trouvât en présence de Montmaur. Celui-ci l’emportoit alors, & brilloit davantage dans un cercle de sçavans.

Les inclinations basses du parasite, & son ton avantageux, choquèrent aussi Balsac. Cet écrivain sublime & empesé quitta sa gravité pour courir au secours de Ménage. Balsac ne craignit point de se compromettre en livrant combat à un homme dont il n’étoit pas bien glorieux pour lui de triompher. Il servit , en cette occasion, suivant la remarque de Baile, dans l’infanterie & dans la cavalerie  ; c’est-à-dire, qu’il composa des pièces satyriques tant en vers qu’en prose. Les vers prouvent ce qu’il sçavoit faire, inspiré par la haine & la vengeance. Ils sont adressés à un de ses amis, qui réussissoit aussi bien que lui dans la poësie Latine, & qu’il presse de lancer à son cour des traits contre Montmaur* :

Tu chantas les héros ; aujourd’hui l’on t’invite
A choisir pour sujet un odieux Thersite,
D’un esprit aussi bas que son extérieur,
Organe des forfaits, fléau de la pudeur,
        Que ta muse s’apprête
        A punir cette malebête.

Balsac, quittant le stile de libèle, voulut prendre le stile léger & bouffon : mais il ne fit rire qu’à ses dépens. Il donna le Barbon, plaisanterie maussade, & dont tout le sel consiste dans quelques insipides descriptions de la pédanterie. Pouvoit-on attendre autre chose d’un écrivain ennuyeux & boursouflé, petit pour vouloir être toujours grand, & qui n’étoit pas plus fait pour le genre comique, que Scarron pour le genre sérieux.

L’exemple de Balsac, & ses exhortations continuelles aux autres écrivains, pour augmenter le nombre des combattans, en déterminèrent plusieurs à le faire. On agit de concert ; on tomba de tous côtés sur Montmaur. On vit briller, dans cette attaque générale, Feramus, un des plus élégans & des plus agréables latinistes de son temps ; Sarrasin, ce père de l’enjouement & de la bonne plaisanterie, à qui les vers ne coûtoient aucune peine ; toujours intéressant, quelque sujet qu’il traite, également recherché de son vivant des femmes, des gens de lettres & de cour ; Charles Vion d’Alibrai dont les poësies ont un tour original & naïf. Il fit une épigramme en forme de dialogue, entre un poëte & son confesseur. Le nom de Montmaur y est déguisé sous celui de Gomor.

Le poete.

Révérend père confesseur,
J’ai fait des vers de médisance.

Le confesseur.

Contre qui ?

Le poete.

Contre un professeur.

Le confesseur.

La personne est de conséquence.
Contre qui donc ?

Le poete.

Contre Gomor.

Le confesseur.

Achevez le confiteor.

Montmaur ne fut point encore effrayé de cette légion d’ennemis. Presque seul contre tous, il ne leur opposa jamais que des saillies & de bons mots. Il ne fit rien imprimer. Il continua d’amuser à table. Il disoit aux personnes ausquelles il demandoit à dîner, Fournissez les viandes & le vin, & moi je fournirai le sel . Il avoit une de ces imaginations qui, pour être remuées, ont besoin de la présence des objets, & qui se refroidissent dans le silence du cabinet & dans la lenteur de la composition.

L’indifférence de ce grand parleur à publier des libèles en réponse à ceux qu’on multiplioit contre lui, fit qu’on eut recours à d’autres armes. On imagina de le prendre par son foible, de le mortifier par l’endroit qui lui seroit le plus sensible ; c’est-à-dire, de l’empêcher de parler. On s’arrangea conséquemment. Quelques beaux esprits, jaloux de tenir eux mêmes le dé dans la conversation, arrêtèrent qu’ils déconcerteroient Montmaur, quelque part qu’ils le trouvassent ; qu’aussitôt qu’il ouvriroit la bouche, ils l’obligeroient à la fermer. Ayant sçu qu’il devoit venir dîner chez M. le président de Mesme, un jour qu’ils étoient également invités, ils profitent de cette occasion. Ils se rendent des premiers à la maison du président, & mettent la conversation sur Montmaur. On en disoit les choses les plus singulières, lorsqu’il arrive & qu’on l’annonce. Pour l’empêcher de s’emparer de la conversation, un certain avocat, clef de meute, s’écrie aussitôt, guerre, guerre. Cet avocat étoit fils d’un huissier. Montmaur lui répond, Que vous dégénérez ! Votre père ne fait que crier, paix-là paix-là. L’avocat ne dit plus rien. Une autre fois, un grand nombre de sçavans ayant entamé exprès une dispute très-vive au milieu d’un repas, pour qu’on ne fit aucune attention à ce qu’il diroit, Montmaur leur cria, en frappant sur la table : Paix donc, messieurs ; on ne sçait ce qu’on mange. C’est ainsi qu’il sçavoit se tirer d’affaire & mettre les rieurs de son côté. On ne parvint à le mortifier véritablement, que dans une occasion où sa mémoire fut en défaut. Il avoit dit d’un ton de maître, au milieu d’une compagnie nombreuse & choisie, qu’on trouveroit telle chose dans tels & tels auteurs. On apporta les livres, & tout ce qu’il avoit avancé se trouva faux.

Les ennemis de Montmaur, ne sçachant quelle autre voie employer, le trouvant toujours inaccessible à leurs traits, eurent recours à la vengeance des lâches. Ils le chargèrent des plus affreuses accusations. Non contens d’avoir attaqué sa naissance, sa probité, ses mœurs, ils le dénoncèrent comme assassin. Un portier du collège de Boncour fut tué. On accusa Montmaur de l’avoir assommé d’un coup de buche. Il fut mis en prison. Cette histoire occasionna mille couplets. On y conjuroit la justice de ne pas laisser échapper sa proie, ne fût-ce que pour délivrer la France du fléau qui l’affamoit.

Tous ses compagnons de cuisine,
Et ceux qui craignent la famine,
S’opposent à sa liberté ;
Criant partout que sa présence
Sans doute affamera la France,
Et qu’elle a causé la cherté.

A peine Montmaur est-il relâché, & lavé pleinement de ce soupçon de meurtre, qu’on invente d’autres horreurs. On ajoute aux accusations de bâtardise, d’assassinat & de faux, celle du plus infâme de tous les crimes. On osa mettre en vers ces idées abominables, & les présenter au public.

Montmaur étoit si décrié qu’on ne le désignoit plus que par les noms de cuistre, de chercheur de lipée, de sycophante, de mallebête, de loup, de porc, de tonneau. Le président Cousin, Vigneul-Marville & le P. Vavasseur ont fait sentir toute l’indécence de ces expressions. Combien de chagrins se fût épargné Montmaur, s’il eût voulu retenir sa langue & ne pas succomber à la tentation qu’ont souvent les plus minces auteurs de s’ériger en Lucien de leur siècle ?