M. DE VIGNY, page 67.
Voici l’article sur Cinq-Mars, tiré du Globe, 8 juillet 1826 :
Pendant que Richelieu, vainqueur des grands et des calvinistes au dedans du royaume, et de la maison d’Autriche au dehors, poursuivait tout ensemble, dans cette triple voie de l’organisation intérieure, de la religion et de la politique, les plans tour à tour conçus et ébauchés par Louis XI contre la féodalité, par François Ier contre la réforme, et par Henri IV contre la postérité de Charles-Quint, Louis XIII, indolent et mélancolique, renfermé dans ses maisons de plaisance, cherchait à tromper son ennui par des jeux puérils ; son goût le plus prononcé était d’élever et de dresser des oiseaux. Comme toutes les âmes faibles et tristes, il avait le continuel besoin d’un confident. Isolé par Richelieu des objets les plus légitimes de son affection, privé de sa mère, qui errait dans l’exil, et de son épouse, avec laquelle il fut brouillé toute sa vie, il contait mystérieusement ses peines à quelque favori en titre, qu’il ne conservait pourtant que sous le bon plaisir du cardinal. On l’avait vu quelquefois, malgré sa timidité un peu gauche, accorder sa confiance à des dames de la cour, telles que mesdemoiselles de Hautefort et de La Fayette ; ces intimités n’étonnaient pas dans un prince chaste et dévot, car on savait que la sagesse du roi égalait quasi celle des dames les plus modestes ; et ces intrigues, non moins innocentes que frivoles, ne ressemblaient pas mal aux platoniques tendresses des romans de Scudéry, ou, si l’on aime mieux, à des chuchotages entre les novices d’un couvent. Pourtant la franchise courageuse de mademoiselle de La Fayette donna à Richelieu quelque crainte d’un rapprochement entre le roi et la reine ; et, après la retraite de cette noble fille, il résolut, pour plus de sûreté, de remplir la place vacante par une créature de son choix. Il jeta donc les yeux sur le jeune d’Effiat Cinq-Mars, plein de grâces et d’éclat, fait pour toucher l’oisiveté du monarque. Cinq-Mars manqua à sa mission ; favori officiel, il voulut bientôt l’être pour son propre compte. Déjà grand écuyer, il aspirait à devenir connétable, duc et pair, et Richelieu s’y refusa. Le favori dès lors se rapprocha de la reine, de Monsieur et des ennemis du cardinal. Le roi se prêta à tout ; mais, ne se fiant pas entièrement à cette haute amitié, si souvent impuissante, Cinq-Mars, pour perdre le ministre, se laissa persuader par le duc de Bouillon de traiter avec l’Espagne, qui lui fournirait au besoin une armée. Richelieu était à Tarascon et le roi à Narbonne, tous deux malades de la maladie dont bientôt après ils moururent. Au moment d’agir, Cinq-Mars fut arrêté ; une copie du traité, livrée au cardinal et montrée par celui-ci au roi, avait arraché l’ordre : convaincu d’avoir conspiré contre son premier ministre, Louis XIII n’avait pu mieux témoigner sa repentance qu’en livrant ses complices. Monsieur dut son pardon à sa lâcheté et à sa naissance ; Bouillon paya Sedan pour sa rançon. De Thou, fils de l’historien, ami de Cinq-Mars, fut saisi avec lui pour n’avoir pas révélé le traité, que d’ailleurs il avait désapprouvé154. Richelieu mourant remonta le Rhône, traînant les deux prisonniers dans un bateau remorqué par le sien, et les fit exécuter à Lyon, en passant. La France entière regretta Cinq-Mars ; sa jeunesse, sa bonne mine, son ambition si naturelle à cet âge et dans cette position, l’amour caché qu’on lui supposait pour une grande princesse (Marie de Gonzague), et qui conviait son cœur à de vastes desseins, tout répandait sur lui un charme que relevait encore l’atrocité du vieux prêtre moribond. Quant au roi, il tira sa montre vers l’heure de l’exécution, et dit nonchalamment à ses courtisans : « Je crois que cher ami fait à présent une vilaine mine. »
Certes, il y a bien là matière à un roman historique ; ou plutôt il est tout fait dans les Mémoires de ce temps-là, et il ne s’agit que de l’en extraire. La plupart des époques ne présentent pas la vie réelle aussi artistement arrangée que dans cette cour romanesque et intrigante ; elles ont toujours quelque chose de vulgaire et de trivial à quoi l’on est forcé de suppléer ; et, pour les traduire en roman, il est besoin d’un fonds de fiction qui les anime et les soutienne. Ici, les frais de l’intrigue sont faits par l’histoire ; le romancier n’a qu’à les recueillir. Voyez Mme de Genlis ; grâce à cette bonne fortune, et en s’y laissant aller, elle a presque réussi une fois dans le genre de Walter Scott ; elle a fait Mademoiselle de La Fayette. M. de Vigny aurait pu réussir de même sans doute ; le choix de l’événement est heureux ; les documents sont nombreux, faciles, et il montre assez qu’il les connaît parfaitement ; enfin son talent n’est pas vulgaire : qu’a-t-il donc fait pour gâter tant d’avantages ?
Tous les personnages qu’il emploie sont historiques ; c’était une loi, une nécessité, et même on pourrait croire un bonheur de son sujet. Quoi qu’il en soit, il fallait être sobre au milieu de tant d’abondance, n’user qu’avec circonspection de ces hommes empruntés et non inventés, et ne pas surcharger leur conduite ni leur caractère au gré de son imagination. Quand Scott, duquel M. de Vigny était évidemment préoccupé, s’amuse à faire grimacer ses figures, il ne prend guère cette liberté qu’avec des êtres fantastiques. Quoique le Père Joseph et le juge Laubardemont ne soient pas fort à respecter, encore n’est-il pas permis, ce nous semble, d’en agir avec eux aussi lestement que fait notre auteur. Le Père Joseph, qui écoute toujours caché derrière les portes, les tapisseries, et jusque dans le confessionnal, joue ici en sandales le rôle des petits nains du romancier écossais. Laubardemont, qui revient partout, et qui semble poursuivre Cinq-Mars, depuis que celui-ci l’a frappé au front d’un crucifix ardent dans l’affaire de Loudun, est un héros ignoble de mélodrame ; son fils devenu brigand et contrebandier, sa nièce religieuse devenue folle, cette scène entre tous les trois, la nuit, au milieu des Pyrénées, tout ce luxe de conceptions bizarres fait tort à la vérité. Que de tels hommes soient des monstres, à la bonne heure, mais qu’ils ne soient pas des caricatures. Il n’est pas jusqu’à l’abbé de Gondi qui ne quitte trop souvent sa soutane pour se battre en duel, aller à la brèche, au bal, ou se déguiser en menuisier ; et l’on souffre en voyant le sensé De Thou si enfoncé dans l’étude qu’au moment de la conspiration il ignore tout ce qui s’est passé en politique depuis trois mois, et qui pourtant se pique d’être au fait par amour-propre : ce ridicule est digne du Dominus de Guy-Mannering.
Mais ces défauts relèvent d’un autre plus général : M. de Vigny est resté au point de vue actuel, et n’a écrit qu’avec des souvenirs. Rien d’étonnant donc qu’il ait mis ainsi un masque par trop enluminé à ses personnages, puisqu’il ne les a vus qu’à distance. Il se complaît à nous rappeler cette fausse position, comme si elle n’éclatait pas assez d’ailleurs. S’il nous peint les rives de la Loire, ce sont bien les rives d’aujourd’hui, telles que les verrait un milord voyageur. A-t-il occasion d’observer que beaucoup de choses se passent en deux années, il cite en preuve la première Restauration, les Cent jours et la seconde Restauration. Anne d’Autriche salue-t-elle, du Louvre, le peuple mutiné, il voit déjà Marie-Antoinette au balcon. Le vieux Bassompierre et Bouillon prédisent, par sa bouche, la Révolution, parce qu’on abat la féodalité. Enfin, si Corneille et Milton (qui passa par Paris vers ce temps-là) se rencontrent, par hasard, sur la place Dauphine, ils ne se quitteront pas sans avoir deviné, Corneille le monument de Desaix, et Milton l’élévation de Cromwell encore inconnu. M. de Vigny a fait essentiellement une œuvre de mémoire qu’il a revêtue de formes dramatiques à l’aide de son imagination. Comme il n’a regardé que de loin, il n’a aperçu que les points saillants, qui se sont pour lui rapprochés et confondus ; il rattache, par exemple, l’affaire de Loudun à celle de Cinq-Mars. Les personnages aussi lui ont paru plus voisins qu’ils ne l’ont réellement été, et, par de légers anachronismes, il est venu à bout de les grouper sans vraisemblance. Son roman entier est calculé comme une partie d’échecs : je n’en veux pour échantillon que cette soirée littéraire chez Marion Delorme, où, par une combinaison plus laborieuse encore qu’ingénieuse, il fait jouter ensemble Milton, Corneille, Descartes, Molière et les académiciens du temps. Milton y débite en anglais des morceaux du Paradis perdu ; seulement on a eu la précaution de mettre sur la table une traduction à l’usage des académiciens. Quant aux individus, l’auteur les construit comme il construit ses scènes, avec d’autres souvenirs qu’il rapproche non sans effort. Loin que ces hommes-là soient fondus d’un seul et même jet comme dans la vie, ils se composent d’une suite de paroles qu’ils ont dites, d’actions qu’ils ont faites, auxquelles se joignent les intercalations trop peu graduées de l’auteur : ils ne sont guère, en un mot, que des pièces de marqueterie historique.
En jugeant M. de Vigny avec cette franchise sévère que nous paraît mériter son talent, nous ne prétendons pas méconnaître la profusion d’esprit qu’il a répandue dans son ouvrage : plus d’une fois sans doute il a réussi, quand l’esprit avec la mémoire suffisait. La scène de réception chez Richelieu, celle dans laquelle le roi, voulant se passer du cardinal, reçoit lui-même ses courriers et ne comprend rien a leurs messages, sont à la fois piquantes d’industrie et de vérité : ce sont là des scènes à tiroir qui ont du prix, quoique encore l’arrangement y perce un peu trop. M. de Vigny a une imagination de poète, et c’est une arrangeuse systématique à sa manière que l’imagination ; elle symétrise en se jouant, et de la vie elle a bientôt fait un drame. Le romancier n’est rien, au contraire, qu’un praticien consommé dans la science de la vie, s’accommodant à tout ce qu’elle offre d’irrégulier, et d’ordinaire s’y tenant. Sachons gré pourtant à M. de Vigny, même de ce dont nous l’accusons ; plus d’une fois il a été véritablement poète, quoique peut-être hors de propos, et ce défaut-là n’est pas si commun aujourd’hui qu’il faille tant s’en irriter. Je voudrais pouvoir citer le début du vingt-troisième chapitre, qui est d’un charme infini. Par malheur, le langage résiste souvent à la pensée et se plie avec peine à l’inspiration : de là quelque chose de prétentieux, ou, comme d’autres disent, de romantique, surtout dans les préambules où l’auteur parle en son nom, plusieurs fois même dans le dialogue ; lorsque Cinq-Mars et Marie de Gonzague s’entretiennent, on s’aperçoit trop que M. de Vigny est en tiers avec eux.
fin du tome second.