(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon. » pp. 270-292
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon. » pp. 270-292

Les Mémoires de Saint-Simon.

Aucune littérature n’est plus riche en mémoires que la littérature française : avec Villehardouin, à la fin du xiie  siècle, commencent les premiers mémoires que nous possédions en français. Notre prose s’y montre déjà avec des qualités simples, droites et naturelles qui lui resteront acquises, et avec des tons de grandeur épique qu’elle ne gardera pas toujours. Après Villehardouin, qui demeure comme le premier monument à l’horizon, on a, même dans ces vieux siècles, une succession d’admirables tableaux d’histoire tracés par des témoins et des contemporains, Froissart, Commynes, et d’autres après eux. On arrive ainsi, par une série non interrompue de récits mémorables, jusqu’aux époques de Louis XIII et de Louis XIV, si riches en ce genre de productions et de témoignages. Avec les Mémoires du cardinal de Retz, il semblait que la perfection fût atteinte, en intérêt, en mouvement, en analyse morale, en vivacité de peinture, et qu’il n’y eût plus rien à espérer qui les dépassât. Mais les Mémoires de Saint-Simon sont venus, et ils ont offert des mérites d’ampleur, d’étendue, de liaison, des qualités d’expression et de couleur, qui en font le plus grand et le plus précieux corps de mémoires jusqu’ici existant. L’auteur, en les terminant, a eu vraiment le droit d’en juger comme il l’a fait : « Je crois pouvoir dire qu’il n’y en a point eu jusqu’ici qui aient compris plus de différentes matières, plus approfondies, plus détaillées, ni qui forment un groupe plus instructif ni plus curieux. »

Ces vastes mémoires, qui n’ont paru au complet qu’en 1829-1830, étaient dès longtemps connus et consultés par les curieux et les historiens ; Duclos et Marmontel s’en sont perpétuellement servis pour leurs histoires de la Régence. On voit Mme Du Deffand, dans ses lettres à Horace Walpole, tout occupée des Mémoires de Saint-Simon, qu’elle se fait lire : le duc de Choiseul lui avait prêté, par faveur, le manuscrit déposé aux Affaires étrangères. Elle en parle sans cesse, et ses impressions varient dans le courant même de la lecture. Elle les trouve simplement amusants d’abord, « quoique le style en soit abominable, dit-elle, et les portraits mal faits », c’est-à-dire jetés comme à la brosse et en couleurs étranges. Mais bientôt le sentiment de vérité l’emporte ; elle est saisie ; elle est désespérée que Walpole ne soit pas là près d’elle pour jouir de cette incomparable lecture : « Vous y auriez des plaisirs infinis, lui écrit-elle coup sur coup de Saint-Simon, des plaisirs indicibles ; il vous mettrait hors de vous. » Voilà le vrai et l’effet que font ces Mémoires à tous ceux qui les lisent avec continuité ; ils vous mettent hors de vous, et vous transportent bon gré mal gré au milieu des personnages et des scènes vivantes qu’ils retracent.

Cependant l’existence de ces Mémoires était un épouvantail pour bien des gens qui s’y savaient maltraités, eux et les leurs, et marqués en traits de feu. Voltaire, qui avait peint le siècle de Louis XIV avec tant de talent et de charme, mais en beau, et qui fut averti des contradictions que l’autorité de Saint-Simon pouvait lui susciter un jour, avait conçu le dessein de réfuter quelques parties de ces Mémoires. Dans son dernier voyage à Paris, et au moment de sa mort, il était occupé de cette réfutation. Mais il me semble qu’en ce qui touchait le siècle de Louis XIV, Voltaire apportait des dispositions plus patriotiques que véridiques. Parlant de certaines pièces, de dépêches de Chamillart qu’il avait eues entre les mains et qui eussent été capables de déshonorer le ministère depuis 1701 jusqu’en 1709, Voltaire écrivait au maréchal de Noailles (1752) : « J’ai eu la discrétion de n’en faire aucun usage, plus occupé de ce qui peut être glorieux et utile à ma nation que de dire des vérités désagréables. » Ce point de vue est loin d’être celui de Saint-Simon, dont on a dit avec raison qu’il était « curieux comme Froissart, pénétrant comme La Bruyère, et passionné comme Alceste ».

Saint-Simon, né en janvier 1675, d’un père déjà vieux, ancien favori de Louis XIII, et qui devait à ce prince toute sa fortune ; élevé par une mère vertueuse et distinguée, manifesta de bonne heure un goût inné pour la lecture, et pour celle de l’histoire en particulier. En lisant les mémoires historiques qu’on avait depuis François Ier, il conçut presque dès l’adolescence, l’idée de consigner par écrit à son tour et de faire revivre après lui tout ce qu’il verrait, avec la résolution bien ferme d’en garder, sa vie durant, le secret à lui tout seul, et de laisser dormir son manuscrit sous les plus sûres serrures ; prudence rare dans un jeune homme, et qui est déjà un grand signe de vocation. Il commença donc ses Mémoires en juillet 1694, étant à l’armée, et à l’âge de dix-neuf ans. Il ne cessa, depuis lors, d’écrire et d’épier, dans cette vue, tout ce qu’il pourrait savoir, apercevoir et deviner des choses de son temps. Aussi, lorsque plus tard, dans la retraite, il mit la dernière main et donna la dernière forme à ses Mémoires, ce fut sur des pièces précises et sur des minutes de chaque jour qu’il travailla. On ne saurait donc alléguer, pour infirmer son autorité de témoin, qu’il ne rédigea ses Mémoires que tard et d’après des souvenirs lointains et combinés.

La vie politique et publique de Saint-Simon est assez simple, et mériterait à peine une mention, s’il n’avait pas été observateur et historien. Il entra jeune au service, et s’en retira assez vite après quelques campagnes, à l’occasion d’un passe-droit qu’on lui fit. Marié à la fille du maréchal de Lorges, vivant vertueusement et à la fois dans le plus grand monde, il se montrait, en toute occasion, très jaloux de soutenir les prérogatives attachées au rang de duc et pair ; il s’engagea, à ce propos, dans plusieurs procès et contestations qu’il soutint avec chaleur, et qui lui donnaient, de son temps même, une légère teinte de manie et de ridicule. Très lié, malgré sa vertu, avec le duc d’Orléans, futur régent, il tint ferme pour lui dans les infâmes accusations qui le poursuivirent, et il eut ensuite une influence très réelle et très active dans les premières mesures de la Régence. Son seul coin d’action historique est à ce moment. Il travailla de toute sa force alors à relever le crédit de la noblesse, qu’il personnifiait dans la classe et l’espèce des ducs et pairs, à rabaisser d’une part la robe et le Parlement, et de l’autre à précipiter de leur rang usurpé les bâtards légitimés de Louis XIV, qui lui étaient son grand cauchemar et son monstre le plus odieux. Après quoi il eut temporairement une ambassade honorifique en Espagne ; puis il entra dans la retraite, où il ne mourut qu’en 1755, à l’âge de quatre-vingts ans.

À propos d’une de ces querelles d’étiquette et de prérogative que Saint-Simon souleva, Louis XIV ne put s’empêcher de remarquer « que c’était une chose étrange que, depuis qu’il avait quitté le service, M. de Saint-Simon ne songeât qu’à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde », Saint-Simon était possédé sans doute de cette manie de classer les rangs, mais, surtout et avant tout, de la passion d’observer, de creuser les caractères, de lire sur les physionomies, de démêler le vrai et le faux des intrigues et des divers manèges, et de coucher tout cela par écrit, dans un style vif, ardent, inventé, d’un incroyable jet, et d’un relief que jamais la langue n’avait atteint jusque-là. « Il écrit à la diable pour l’immortalité », a dit de lui Chateaubriand. C’est bien cela, et mieux que cela. Saint-Simon est comme l’espion de son siècle : voilà sa fonction, et dont Louis XIV ne se doutait pas. Mais quel espion redoutable, rôdant de tous côtés avec sa curiosité affamée pour tout saisir ! « J’examinais, moi, tous les personnages, des yeux et des oreilles », nous avoue-t-il à chaque instant. Et ce secret, qu’il cherche et qu’il arrache de toutes parts, jusque dans les entrailles, il nous le livre et nous l’étale, je le répète, dans un langage parlant, animé, échauffé jusqu’à la furie, palpitant de joie ou de colère, et qui n’est autre souvent que celui qu’on se figurerait d’un Molière faisant sa pâture de l’histoire.

Saint-Simon n’a jamais pu entrer avec utilité, a-t-on dit, dans le train des affaires de ce monde et dans le maniement des choses de son temps. Je le crois bien : il y a un degré d’incisif dans l’observation, de révolte dans l’impression morale, et de fougue dans le talent, qui exclut l’adresse et le ménagement politique. On n’est propre alors en définitive qu’à une chose, à noter, à connaître et à juger ce que les autres font. Et à lui, il lui était réservé de le dire et de l’imprimer pour la postérité d’une manière unique.

Un écrivain et un confrère que j’honore infiniment pour son esprit sérieux et élevé comme son caractère, M. de Noailles, dans son Histoire de Mme de Maintenon (t. I, p. 285), s’est porté pour adversaire de Saint-Simon, et a articulé contre lui des accusations et imputations qu’il m’est impossible d’admettre dans la généralité où il les pose. Si M. le duc de Noailles n’a voulu qu’exercer contre Saint-Simon des représailles sévères pour la manière injurieuse et haineuse dont celui-ci a parlé du maréchal de Noailles son ancêtre et de Mme de Maintenon, il n’y a rien là-dedans que d’excusable et de légitime jusqu’à un certain point : ce sont des querelles de famille où nous n’avons pas à entrer. Mais si c’est un jugement impartial, désintéressé et historique, que M. de Noailles a prétendu porter, comme cela était si digne de son esprit, je me permets de croire qu’il n’a pas rendu à Saint-Simon l’éclatante justice que ce grand observateur et peintre mérite à tant d’égards, et particulièrement pour la bonne foi, pour la probité, pour l’amour de la vérité qui se fait jour jusque dans ses erreurs et ses haines, et pour un certain courage d’honnête homme dont on ne voit pas que, jusqu’en ses excès, il ait manqué jamais.

Il y a deux manières de prendre les choses et les personnages du monde et de l’histoire : ou bien de les accepter par leurs surfaces, dans leur arrangement spécieux et convenu, dans leur maintien plus ou moins noble et grave ; et cette première vue est facile, presque naturelle, quand il s’agit d’époques comme celle de Louis XIV, auxquelles le décorum a présidé. C’est en ce sens qu’ont parlé de ce noble règne, et Voltaire lui-même, et M. de Bausset, l’historien de Bossuet et de Fénelon, et d’autres encore. Le grand moraliste La Rochefoucauld a défini la gravité de certaines gens, « un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit ». Et, en effet, la plupart des personnages qui ont cette gravité apparente redoutent à bon droit la familiarité ; ils craignent, en se laissant approcher de trop près, qu’on ne les tâte, pour ainsi dire, au défaut de la cuirasse, et qu’on ne sente par où ils fléchissent. Il en est de même de certaines époques ; et, vers la fin, le règne de Louis XIV avait grand besoin de cette sorte de gravité et de cérémonial à distance, pour se défendre contre les esprits trop perçants. Mais il y a, pour ces derniers, une autre manière bien autrement vraie de saisir les gens et les personnages en scène, de les fouiller et de les sonder quoi qu’ils en aient, de les mettre à jour et de les démasquer impitoyablement. Demandez ce secret et cet art de déshabiller les gens et de les retourner du dedans au-dehors, bien moins encore aux historiens proprement dits qu’aux moralistes et aux peintres de la nature humaine, sous quelque forme qu’ils en aient donné le tableau, et s’appelassent-ils Molière, Cervantes ou Shakespeare, tout aussi bien que Tacite. Or, ce mélange intime du moraliste et du peintre avec l’historien constitue l’originalité de Saint-Simon, et se démontre de soi-même dans l’immense fresque historique qu’il nous a laissée.

Prenons-le à l’origine de ses mémoires. Il commence dans l’introduction par se demander sérieusement, sincèrement, et avec une inquiétude presque naïve, s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, particulièrement celle de son temps. Pour se rendre compte en lui de cette question assez singulière et de ce scrupule, il faut se rappeler que Saint-Simon était religieux, chrétien croyant, fervent et pratique ; qu’il allait souvent en retraite à La Trappe, dans l’intervalle de ses contestations nobiliaires et de ses médisances. Il a beau être passionné, il sent bien à quel point la charité peut sembler incompatible avec la vue réelle et l’exposé inexorable de la nature humaine et des choses de l’histoire envisagées, comme il fait, par le revers de la tapisserie : « Une innocente ignorance, se demande-t-il, n’est-elle pas préférable à une instruction si éloignée de la charité ? » Mais il répond hardiment et comme il sied à une nature généreuse. Après avoir mis assez adroitement le Saint-Esprit de son côté, puisque le Saint-Esprit lui-même n’a pas dédaigné de dicter les premières histoires, il en conclut qu’il est permis de regarder autour de soi, d’avoir pour soi-même cette charité bien ordonnée qui consiste à ne pas rester, en présence des intrigants, à l’état d’aveugles, d’hébétés et de dupes continuelles : « Les mauvais qui, dans ce monde, ont déjà tant d’avantages sur les bons, en auraient un autre bien étrange contre eux s’il n’était pas permis aux bons de les discerner, de les connaître, par conséquent de s’en garer… » Enfin, la charité, qui impose tant d’obligations, ne saurait imposer « celle de ne pas voir les choses et les gens tels qu’ils sont ». Cela dit, et se croyant en mesure de prendre tout son plaisir sans trop de péché, il se lance dans sa voie, et définit admirablement l’histoire telle qu’il la conçoit, dans toute son étendue, ses embranchements, ses dépendances, et avec la moralité finale qu’on en peut tirer, si après tout un véritable esprit religieux s’y mêle ; car, de cette multitude de gens qui en sont les acteurs, remarque-t-il, « s’ils eussent pu lire dans l’avenir le succès de leurs peines, de leurs sueurs, de leurs soins et de leurs intrigues, tous, à une douzaine près tout au plus, se seraient arrêtés tout court dès l’entrée de leur vie, et auraient abandonné leurs vues et leurs plus chères prétentions », reconnaissant qu’il n’y a ici-bas rien que néant et que vanité.

Saint-Simon, haineux comme il est par accès, et si acharné contre ceux qu’il pourchasse, a-t-il rempli tout ce qu’il se promettait ? A-t-il su se défendre des passions qui altèrent dans son principe l’austère charité telle qu’il la définit, et la disposition équitable du juge ? Non pas, assurément. Mais qu’on lise, aussitôt après l’introduction, les quatre ou cinq pages qui terminent son dernier volume, sous le titre de « Conclusion » ; il s’y rend justice hardiment, en même temps qu’il y glisse un mea culpa sincère. La vérité, s’écrie-t-il, il l’a eue en vue jusqu’à lui sacrifier toutes choses : « C’est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune ; je l’ai senti souvent, mais j’ai préféré la vérité à tout, et je n’ai pu me ployer à aucun déguisement ; je puis dire encore que je l’ai chérie jusque contre moi-même. » Pourtant, s’il redresse si haut la tête sur ce chapitre de la vérité, il convient que l’impartialité n’a pas été son fait ; il sent trop vivement pour cela :

On est charmé, dit-il, des gens droits et vrais ; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent ; on l’est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d’impartialité, je le ferais vainement.

Ainsi, qu’on s’attende chez lui à ce que la louange et le blâme coulent de source, et selon qu’il est affecté. Sa seule prétention, en ce qu’il écrit, c’est que, somme toute, la vérité surnagera même à la passion, et que, sauf tel ou tel endroit où la nature en lui est en défaut, le tissu même de ses Mémoires rendra témoignage de sincérité et de franchise dans son ensemble.

Voilà l’honnête homme dans Saint-Simon, et avec les restrictions qu’on vient de lire, la part faite des préventions et des antipathies invincibles, rien dans ce qu’il a écrit ne le dément. Et tout d’abord, parlant de son propre père qu’il vient de perdre, et le dépeignant dans un sentiment filial plein d’élévation et de noblesse, que dira-t-il ? Il ne craindra pas de nous le montrer, à un moment, comme s’offrant à Louis XIII pour un message des moins honorables auprès de Mlle d’Hautefort, et rappelé à l’ordre par le roi même. D’ailleurs, tout ce portrait de son père est d’une grande hauteur. S’il se trompe et s’abuse en faisant de lui une manière de dernier grand seigneur féodal, en le donnant comme issu du plus noble sang et, au moins par les femmes, de la lignée de Charlemagne, cette illusion devient un principe de générosité et de vertu. Les pages où il nous montre ce vieillard, fidèle jusqu’au bout à la mémoire de Louis XIII, ne manquant jamais tous les ans d’aller au service funèbre du feu roi, à Saint-Denis, le 14 de mai, et s’indignant vers la fin d’y être tout seul ; ces pages respirent une véritable éloquence de cœur et sentent la magnanimité de race. Saint-Simon, ce fils d’un favori de Louis XIII, avait de la noblesse une idée grandiose, antique, conforme à l’indépendance primitive, et, chose bizarre ! après Richelieu et sous Louis XIV, il rêvait pour elle un rôle législatif dans l’État, tel qu’elle eût pu l’avoir du temps de Clovis ou de Pépin.

Les premiers récits de Saint-Simon sont ceux de ses campagnes : il débute par le siège de Namur (1692). Ses premières descriptions ont de la fraîcheur et de la vie : le monastère de Marlaigne près de Namur nous apparaît aussitôt, avec ses ermitages et son paysage, d’une façon dont les choses naturelles n’ont pas coutume de se montrer à nous sous Louis XIV. Saint-Simon ne peut s’empêcher de regarder tout ce qui se présente et de peindre tout ce qu’il voit. Son capitaine Maupertuis, son ami Coëtquen, sont touchés en quelques traits heureux, et, en la personne de Maupertuis, il commence déjà à critiquer et à démolir la noblesse de ceux dont il parle, ce qu’il fera ensuite continuellement. Et, en effet, presque toutes ces noblesses si vantées, à y regarder de près, sont (même nobiliairement parlant) des suppositions et des chimères. Mais ce n’est que lors du mariage de son ami le duc de Chartres, le futur Régent, avec une des filles bâtardes de Louis XIV, que la curiosité de Saint-Simon s’avoue tout entière et se déclare : « Il m’en avait depuis quelques jours transpiré quelque chose (de ce mariage), et, comme je jugeai bien que les scènes seraient fortes, la curiosité me rendit fort attentif et assidu. » Louis XIV et sa majesté effrayante qui impose à toute sa famille, la faiblesse du jeune prince qui, malgré sa résolution première, consent à tout, la fureur de sa mère, l’orgueilleuse Allemande, qui se voit obligée de consentir elle-même, et qui nous est montrée, son mouchoir à la main, se promenant à grands pas dans la galerie de Versailles, « gesticulant et représentant bien Cérès après l’enlèvement de sa fille Proserpine » ; le soufflet vigoureux et sonore qu’elle applique devant toute la Cour à monsieur son fils, au moment où il vient lui baiser la main, tout cela est rendu avec un tour et un relief de maître. Le peintre est déjà dans le plein de sa veine et dans la largeur de sa manière. Les princes lorrains, ces instruments infâmes, employés auprès de Monsieur pour le faire acquiescer à ce mariage déshonorant, y sont qualifiés comme ils le méritent. Saint-Simon n’appartient point à cette école française, discrète, imitatrice, esclave de la ville ou de la Cour, et qui, avant de lâcher une expression, s’informe si c’est convenable et usité. Il a la franchise des Gaulois, ou, si l’on veut, des vieux Francse. Je ne sais qui a dit de Saint-Simon que quand il écrit mal, et quand il force les termes, il est déjà dans la langue le premier des barbares. Non, Saint-Simon, même alors, n’est en réalité que le dernier venu des conquérants.

À toute page, chez lui, les scènes se succèdent, les groupes se détachent, les personnages se lèvent en pied et marchent devant nous. On marie le duc du Maine ; M. de Montchevreuil, qui avait été son gouverneur, demeure auprès de lui en qualité de gentilhomme de sa Chambre :

Montchevreuil, dit-il, était un fort honnête homme, modeste, brave, mais des plus épais. Sa femme, qui était Boucher d’Orsay, était une grande créature, maigre, jaune, qui riait niais, et montrait de longues et vilaines dents, dévote à outrance, d’un maintien composé, et à qui il ne manquait que la baguette pour être une parfaite fée. Sans aucun esprit, elle avait tellement captivé Mme de Maintenon, etc.

Tout est ainsi, tout parle et se voit, et chacun se trouve traduit au vif dans sa nature. Un personnage, comme dans le monde, en amène un autre ; on accoste, on est accosté ; on fend comme on peut la presse. On assiste, et en étouffant par moments, à cette comédie perpétuelle et qui ne cesse pas. Grand peintre d’histoire, Saint-Simon excelle à rendre les individus en pied, les groupes, les foules, à la fois le mouvement général et le détail particulier à l’infini : il a ce double effet et du détail et des ensembles. Son histoire est une fresque à la Rubens, jetée avec une fougue de pinceau qui ne lui permet pas de dessiner soigneusement et d’arrêter sa ligne avant de peindre : mais les physionomies, tant il en est plein, n’en ressortent que plus chaudement. Son œuvre est comme une vaste kermesse historique dont la scène se passe dans la galerie de Versailles. Le peintre abonde et surabonde ; il nage et s’en donne partout à cœur joie. Il n’a pas la discrétion de la ligne, et en cela l’artiste en lui fait défaut. Il le sent, et il en demande excuse tout à la fin : « Je ne fus jamais un sujet académique, dit-il, je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement. » S’il avait voulu retoucher et corriger, il aurait gâté et estropié son œuvre ; il a bien fait de la laisser telle, vaste, mouvante, et un peu exorbitante en bien des points.

Devant une peinture de pareille dimension, il faut choisir ; je prendrai de préférence deux grandes scènes, pour y démontrer quelques-unes des hautes qualités de Saint-Simon. L’une de ces scènes sera le tableau qu’il trace de la Cour au moment de la mort de Monseigneur, fils de Louis XIV. La seconde scène, qui signale en quelque sorte le plus beau jour de la vie de Saint-Simon, sera celle du lit de justice, où fut consommée sous la Régence la dégradation du duc du Maine et la ruine légale des bâtards légitimés.

Dans les deux scènes, Saint-Simon n’est pas un pur curieux ; il est intéressé dans l’une et dans l’autre. Mais, dans la première de ces scènes, la passion qu’il y porte ne sort pas de certaines bornes ; il y reste encore moraliste et peintre avant tout, et il ne s’y montre pas, comme dans la seconde, avec les excès, les vices, et, si je puis dire, les férocités de sa nature vindicative.

On est en avril 1711, et la famille royale est encore au complet, lorsque tout à coup on apprend que le fils de Louis XIV, Monseigneur, gros homme d’une cinquantaine d’années, et à qui le trône semblait destiné prochainement selon l’ordre naturel, vient de tomber dangereusement malade à Meudon. À l’instant toutes les ambitions, les craintes, les espérances des courtisans s’éveillent et se déclarent. Saint-Simon est sincère et véridique, et ici il va nous prouver par ses aveux qu’il sait chérir la vérité au besoin jusque contre lui-même. Il était mal avec Monseigneur et avec ses entours ; aussi cette nouvelle soudaine du danger où se trouvait le malade lui fut tout d’abord des plus agréables ; il le confesse sans hypocrisie : « Je passai, dit-il, la journée dans un mouvement vague de flux et de reflux, tenant l’honnête homme et le chrétien en garde contre l’homme et le courtisan. » Mais il a beau faire et se tenir de son mieux, l’homme naturel l’emporte, et il se laisse aller à des espérances riantes d’avenir ; car il était très bien avec la petite cour du duc de Bourgogne, lequel, par la mort de son père, se trouvait ainsi à la veille de régner. Tandis que Monseigneur se meurt à Meudon, « Versailles, dit Saint-Simon, présentait une autre scène. M. et Mme la duchesse de Bourgogne y tenaient ouvertement la cour, et cette cour ressemblait à la première pointe de l’aurore. » Pendant cinq jours on reste dans ces fluctuations et ces incertitudes dont il ne nous laisse rien perdre. Enfin le malade, qui semblait mieux, a une rechute et meurt. On apprend à Versailles cette extrême agonie, et, à l’instant, toute la Cour se porte d’un flot chez la duchesse de Bourgogne pour y adorer le soleil levant. C’est ici que commence chez Saint-Simon un tableau qui surpasse tout ce qu’on peut imaginer de la sagacité d’observation et du génie d’expression en matière humaine. Saint-Simon, au premier bruit de la rechute et de l’agonie, court donc chez la duchesse de Bourgogne, et y trouve tout Versailles rassemblé, les dames à demi habillées, les portes ouvertes, un pêle-mêle confus, et une des occasions les plus belles qu’il ait jamais rencontrées de lire à livre ouvert dans les physionomies des acteurs : « Ce spectacle, dit-il, attira toute l’attention que j’y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme. » Et il se met à exercer sa faculté de dissection et d’analyse sur chaque visage en particulier, en commençant par les deux fils du moribond, par leurs épouses, et ainsi par degrés sur tous les intéressés :

Tous les assistants, dit-il avec une jubilation de curieux qui ne se peut contenir, étaient des personnages vraiment expressifs ; il ne fallait qu’avoir des yeux, sans aucune connaissance de la Cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux qui n’étaient de rien ; ceux-ci tranquilles à eux-mêmes, les autres pénétrés de douleur, ou de gravité et d’attention sur eux-mêmes pour cacher leur élargissement et leur joie.

En disant qu’il suffisait d’avoir des yeux pour lire toutes ces diversités d’intérêts sur les visages, Saint-Simon prête aux autres quelque chose de sa propre sagacité. Il oublie que cette sagacité, poussée à ce degré, est un don qui, heureusement, n’a été accordé qu’à un petit nombre. Autrement, s’il était donné à tous de lire si aisément dans les cœurs et de pénétrer les motifs cachés, la plupart des liaisons, des amitiés, et la sûreté même du commerce social, y périraient. Car un tel don est difficile à ménager et à conduire avec prudence, avec discrétion, et en n’en abusant jamais. Salomon a dit quelque part dans le livre des Proverbes : « Comme on voit se réfléchir dans l’eau le visage de ceux qui s’y regardent, ainsi les cœurs des hommes sont à découvert aux yeux des sages. » Mais il est difficile de rester prudent et sage quand on lit à ce degré jusqu’au fond dans l’âme des autres hommes ; il est difficile, même lorsqu’on n’en abuserait point pour des fins intéressées et sordides, de ne point haïr, de ne point mépriser, de ne point marquer ses propres antipathies et ses instincts ; et le faible de Saint-Simon comme homme, de même qu’une partie de sa gloire comme peintre, est de s’être livré avec passion et flamme à tous les mouvements de réaction que cette seconde vue, dont il était doué, excitait en lui.

Saint-Simon arrive donc au milieu de toute cette foule en déshabillé, qui lui est la plus agréable des fêtes. Il confesse encore une fois ses propres sentiments secrets sur cette mort de Monseigneur ; comme on n’en était encore qu’à savoir l’agonie, il n’est pas complètement rassuré : « Je sentais malgré moi, dit-il, un reste de crainte que le malade en réchappât, et j’en avais une extrême honte. » Il n’y a point d’homme en qui, s’il était bien connu, il n’y ait, à certains moments, de quoi le faire rougir. Saint-Simon le sait, et il le prouve par lui-même. Cela dit, et sa propre confession faite, il arrive délibérément à celle des autres, et il entame en toute conscience cette espèce de dissection universelle, cette ouverture impitoyable des âmes, qui le fait ressembler, au milieu de cette foule éparse, à un loup qui serait entré dans la bergerie, ou encore à un chien de meute qui serait à la curée.

À une certaine heure de la nuit, et la nouvelle positive de la mort s’étant répandue, nous assistons par lui, dans cette grande galerie de Versailles, à un immense tableau dont la confusion apparente laisse apercevoir pourtant une sorte de composition, que je ne ferai qu’indiquer.

Au bout de la galerie, dans un salon ouvert, sont les deux princes, fils du mort, le duc de Bourgogne et le duc de Berry, ayant chacun sa princesse à ses côtés, assis sur un canapé, près d’une fenêtre ouverte, le dos à la galerie, « tout le monde épars, assis et debout, en confusion, et les dames les plus familières par terre à leurs pieds ». Le groupe est jeté : vous voyez le tableau.

Puis viennent les appartements de la galerie, et le spectacle qu’ils renferment. À l’autre bout, dans les premières pièces, c’est-à-dire les plus éloignées du salon des princes, sont les valets, contenant mal leurs mugissements, et désespérés de la perte d’un maître si vulgaire, « si fait exprès pour eux ». Parmi ces valets désolés il s’en glisse d’autres plus avisés, envoyés là par leurs maîtres pour voir et observer ; les Figaros du temps, accourus aux nouvelles, « et qui montraient bien à leur air de quelle boutique ils étaient balayeurs ».

Puis en avant, après les valets, venaient les courtisans de toute espèce : « Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et avec des yeux égarés et secs louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté… » Puis, après les sots, on a les plus fins ; on en a même quelques-uns sincèrement affligés ou frappés ; on a les politiques et les méditatifs qui réfléchissent dans des coins aux suites d’un tel événement. D’autres affectent la gravité et l’immobilité, pour dissimuler leur peu de douleur ; ils ont peur de se trahir par leurs mouvements trop vifs et trop dégagés :

Mais leurs yeux suppléaient au peu d’agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout ; un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres ; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer ; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux les distinguaient, malgré qu’ils en eussent.

Après avoir ainsi épuisé avec une curiosité avide et subtile, et une richesse de langue inimaginable, toutes les formes, toutes les postures et les attitudes plus ou moins naturelles ou contraintes de cette vaste désolation de Versailles, il revient alors à ses deux princes et princesses du premier salon, et aux physionomies de première qualité qu’il nous livre également dans toutes leurs nuances. À le voir les décrire avec des expressions si particulières et si précises, on dirait d’un Hippocrate au chevet d’un mourant, qui étudie chaque symptôme, chaque crispation de la face, et qui lui assigne son caractère avec l’autorité d’un maître. Mais, ici, l’Hippocrate ne sait pas garder son sang-froid ; il laisse échapper la joie qu’il y prend et à quel point sa curiosité se délecte ; il s’écrie, en présence de cette multitude de sujets de son observation :

La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’étonnement de ne pas trouver ce qu’on avait cru de quelques-uns, faute de cœur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on n’avait pensé, tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui le sait prendre, qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.

Deux ou trois incidents burlesques, tels que le bras du gros Suisse endormi, qu’on voit s’allonger tout à coup près du canapé, ou l’apparition de Madame, en grand habit de cour, pleurant et hurlant de douleur à tue-tête sans savoir pourquoi, viennent se joindre à ces différentes formes de deuil pour les varier et les égayer ; car Saint-Simon n’oublie rien de ce qui est dans la nature. Cette longue nuit étant ainsi plus qu’à demi écoulée, chacun à bout d’émotion et de drame va se coucher enfin, et les plus affligés dorment le mieux ; mais Saint-Simon, encore enivré d’une telle orgie d’observation, dort peu. Dès sept heures du matin il est debout : « Mais il faut l’avouer, remarque-t-il, de telles insomnies sont douces, et de tels réveils savoureux. »

La seconde scène que je recommande à ceux qui veulent prendre sur le fait le génie pittoresque et la passion inextinguible de Saint-Simon, est celle du Conseil de régence et du lit de justice où fut dégradé le duc du Maine (26 août 1718). Là aussi il ne dort pas de joie durant les nuits qui précèdent, dans l’attente où il est de ce grand jour qui va le venger enfin de tant d’affronts et de colères étouffées. Dans cette seconde scène toute dramatique, notez-le bien, il est le conseiller, l’instigateur ; il a monté la machine, et il jouit de la voir jouer, se déployer graduellement, et frapper les coups aux yeux de tous ceux qui sont moins informés à l’avance et qui s’en étonnent, ou qui en gémissent. S’il continue de se montrer grand peintre et observateur implacable, il l’est moins innocemment et d’une façon moins désintéressée que dans la scène de la mort de Monseigneur ; sa cruauté vindicative s’y donne trop visiblement, carrière et s’y déchaîne trop à outrance. Le pauvre duc du Maine et tous ses adhérents y passent. Quand Saint-Simon s’acharne une fois à quelqu’un, il ne le lâche plus ; il vous le saccage de fond en comble. Au moment où, dans le Conseil de régence, le duc d’Orléans, soufflé par Saint-Simon, est arrivé à déclarer sa résolution de remettre les bâtards de Louis XIV à leur simple rang de pairs, et où la batterie contre ces favoris déchus se démasque, il faut lire cette page étonnante et voir tous ces nuages d’un brun sombre qui, à l’instant, s’abaissent sur les visages des assistants, des Villars, des Tallard, des d’Estrées, et autres membres du Conseil : toutes les diversités de ce nuageux et de ce sombre y sont marquées. Quant à Saint-Simon, qui tâche de ne point paraître du secret, et de faire le modéré et le modeste dans le triomphe, il faut l’entendre se dépeindre lui-même et nous confesser l’ivresse presque sensuelle de sa joie :

Contenu de la sorte, dit-il, attentif à dévorer l’air de tous, présent à tout et à moi-même, immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d’une jouissance la plus démesurément et la plus persévéramment souhaitée, je suais d’angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse même était d’une volupté que je n’ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce beau jour. Que les plaisirs des sens sont inférieurs à ceux de l’esprit, et qu’il est véritable que la proportion des maux est celle-là même des biens qui les finissent !

On ne s’aperçoit déjà que trop, et, si je poussais plus loin les citations dans la suite et le développement des scènes, on s’apercevrait de plus en plus que l’auteur ne se contient pas ; il déborde : c’est là son défaut. Irrassasiable d’émotions et infatigable à les exprimer, il ne tarde pas à pousser la langue jusqu’à ses dernières limites. Elle est, entre ses mains, comme un cheval qui a fourni sa course : elle est rendue, mais lui il ne l’est pas, et il lui demande encore ce qu’elle ne sait plus comment lui donner. Elle ne peut suffire à porter toute sa joie et toute sa fougue.

Restons-en sur l’incroyable aveu de jubilation qu’on vient de lire, et disons hardiment : Tel était cet homme qui ne ment pas, qui ne dissimule pas, qui ne se fait pas meilleur qu’il n’est, et qui se trahit lui-même par son pinceau comme il traduit les autres. Il n’est pas douteux qu’avec des passions aussi ardentes et aussi opiniâtres que celles que lui-même accuse, il a dû se tromper plus d’une fois, excéder la mesure, prêter du sien aux autres, user et abuser de ce don si rare de sagacité dont il était doué. Toutefois, s’il a dû être injuste, excessif ou téméraire en plus d’une application de détail, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup à rabattre dans l’ensemble. Ce qu’il avait surtout en horreur et à quoi il était le plus antipathique, c’était la platitude, la servilité, la bassesse, l’asservissement d’un chacun à ses plus étroits intérêts, la cabale personnelle et sans un but élevé, l’oubli, la ruine de tous et de l’État en vue de soi ; en un mot, ce qui faisait le grand fonds de corruption des cours, et ce qui peut-être n’a pas cessé d’être encore la plus grande plaie des hommes réunis en commun, voire même des assemblées dites constitutionnelles, nationales ou populaires. Supposez un moment un Saint-Simon non plus à Versailles, mais dans une de ces grandes assemblées modernes, et demandez-vous ce qu’il y verra.

Ainsi donc, sans prétendre garantir l’opinion de Saint-Simon sur tel ou tel personnage, et en en tenant grand compte seulement en raison de l’instinct sagace et presque animal auquel il obéissait et qui ne le trompait guère, on ne peut dire qu’en masse il ait calomnié son siècle et l’humanité ; ou, si cela est, il ne l’a calomniée que comme Alceste, et avec ce degré d’humeur qui est le stimulant des âmes fortes et la sève colorante du talent.

Saint-Simon pourtant, dans son ensemble, n’était point un homme tout à fait supérieur, en ce sens qu’avec des portions et des facultés supérieures de l’esprit, avec des dons singuliers, il n’a point su gouverner, distribuer le tout, et donner à ses points de vue la proportion et l’harmonie qui remettent à leur place les vanités ou les préjugés, et qui laissent régner les lumières. Il était, en quelque sorte, en proie à lui-même, à ses instincts et à ses talents ; mais ils en paraissent d’autant plus merveilleux et extraordinaires.

Si l’on avait du temps et de l’espace pour s’égayer, il y aurait mille choses curieuses et piquantes à dire à son sujet ; on rirait de son opinion sur Voltaire, sur tout ce qui était de robe ou de plume ; on rirait de ses entichements nobiliaires. Je sais des couplets assez plaisants sur son compte, où on l’appelle greffier des pairs, petit hussard du Régent de la France, et autres représailles plus ou moins spirituelles. Mais il faut en toute matière, quand on a peu d’instants, aller au principal et au sérieux. Saint-Simon aurait voulu l’impossible pour la noblesse de son temps, déjà si asservie et si décapitée ; il aurait voulu, comme Boulainvilliers, lui obtenir et lui rendre crédit, splendeur, indépendance, une part légitime dans l’exercice du pouvoir législatif et de la souveraineté. Il oubliait que cette noblesse, de tout temps bien légère en France et dès lors sans base, n’était plus qu’une noblesse de cour, et il n’allait pas à pressentir que, moins de vingt-cinq ans après sa mort, les plus chevaleresques seraient les premiers à changer d’idole et à faire la cour aux révolutions. Il s’indignait de voir autour de lui ces types de plate et servile courtisanerie, cette race des Villeroi, des Dangeau, des d’Antin, et il ne prévoyait pas encore, dans un avenir prochain, ces autres extrêmes et qui ne l’auraient pas moins désolé, ces gentilshommes passés à la démocratie et la guidant à l’assaut, les Mirabeau, les La Fayette, les Lameth, et le plus excentriquement démocrate de tous, son propre descendant à lui-même. Qu’importe ? Si Saint-Simon n’a pu faire rendre si tard à la noblesse française une influence politique et aristocratique qui n’était point sans doute dans les conditions de notre génie national et dans nos destinées, il a fait pour elle tout ce qu’il y a de mieux après l’action, il lui a donné, en sa propre personne, le plus grand écrivain qu’elle ait jamais porté, la plume la plus fière, la plus libre, la plus honnête, la plus vigoureusement trempée et la plus éblouissante, et ce duc et pair dont on souriait alors se trouve être aujourd’hui, entre Molière et Bossuet (un peu au-dessous, je le sais, mais entre les deux certainement), une des premières gloires de la France27.