Les dîners littéraires
I
Si les livres que l’on publie aujourd’hui sont, à bien peu d’exceptions près, des productions assez tristes et assez maussades, — comme, du reste, les gens malades, malsains ou mal faits le sont presque toujours, — la littérature, mère de ces livres, n’en vient pas moins d’écrire une des pages les plus gaies du siècle. Cette page unique et exhilarante, qui embarrassera peut-être les professeurs d’Athénée de l’avenir, si dans les athénées ou les cours publics les bons vivants ne remplacent pas les gens graves, s’appellera « les Dîners littéraires du xixe siècle » ; et elle formera, dans l’histoire des lettres de ce temps, la contrepartie de la page célèbre des banquets dans l’histoire politique, moins pourtant une révolution.
Nulle révolution, en effet, n’est encore sortie de ces dîners, vaillamment fondés dans un but d’excitation à la révolte contre la bêtise contemporaine, et pour ressusciter, dans sa jolie gloire, ce qu’on appelait autrefois l’esprit français.
Une autre différence encore qu’il faut noter entre ces dîners, dont probablement un 1858 ne sortira pas, et les banquets dont 1848 est sorti, c’est que les dîneurs intellectuels d’aujourd’hui ont sur les orateurs politiques d’autrefois l’avantage d’être beaucoup moins longs, puisqu’ils ne sont tenus qu’à un mot. Un mot et dix francs ! voilà tout le contingent obligatoire auquel sont tenus ces hommes, modestes par l’offrande, mais immenses par le dévouement, qui, de présent, se donnent la fonction de dîner chez Véfour pour ranimer, dans leurs personnes, l’esprit français, manifestement défaillant.
II
Certes ! c’est là un singulier spectacle, une bonne bouffonnerie de haute graisse, comme dirait Rabelais. On en peut tout d’abord sourire ou rire, sans malice, comme ont fait beaucoup de gens bienveillants et doux, lesquels n’ont pas manqué de dire : « Eh ! pourquoi des gens de talent et d’esprit, fatigués d’écrire, appesantis, ne dîneraient-ils pas ensemble, pour se donner le ton qu’ils n’ont plus ? Pourquoi la fleur de la littérature et des arts, lorsqu’elle se trouve desséchée et languissante, ne s’arroserait-elle pas un peu ?… » Et nous-même nous nous serions surpris à dire comme les gens bienveillants et doux, si l’exorbitante prétention de ces repas, encore inconnus jusqu’ici et inattendus en littérature, n’attestait clairement deux ou trois choses qui ôtent le rire des lèvres et que notre devoir est simplement de signaler.
III
Et la première, c’est la mort de l’esprit en France, ou du moins sa longue léthargie, pour parler comme ceux-là qui s’imaginent qu’en se cotisant d’un bon mot tous les mois, — ce qui n’est pas ruineux, — ils vont tout à l’heure le ressusciter et l’envoyer jouer à la fossette, comme le petit garçon de Sganarelle. De leur aveu, et c’est le nôtre aussi, l’esprit français n’est plus qu’une tradition perdue. Gauchie dans ses voies, mise hors des règles, qui sont la force, et hors des idées morales, qui sont l’honneur, la littérature de l’individualisme et de l’indépendance a tué l’esprit, qui, comme la mousse des vins pétillants, est toujours le résultat d’une compression.
Le Romantisme, qui n’eut jamais de gens d’esprit à son service (il n’eut que des gens de talent), le Réalisme, qui n’a ni les uns ni les autres, le Réalisme qui est le Romantisme du ruisseau lorsque le ruisseau n’est pas pur, sont deux faits d’ordre littéraire également mortels à plus d’une faculté de l’intelligence, et qui doivent, dans un temps donné, ruiner l’intelligence tout entière. Mais que nous le disions, nous, ici, que nous disions tristement, car c’est une chose fort triste, que l’intelligence de tout un pays est en danger de s’atrophier sous les sensations dont on l’enivre depuis trente années, et que déjà ce qu’il y avait dans cette intelligence de plus charmant, de plus fin et de plus sonore, — l’esprit, ce chant et ce coup de bec du colibri ! — n’existe plus, on verra sur-le-champ s’élever contre nous une insurrection d’amours-propres, tout autant que quand nous disons que la critique n’existe pas en France et que nous le prouvons, de la plus humble manière, par de la statistique et des faits.
Et, au contraire, qu’un homme qui voit juste en cela le dise comme nous, — mais que, pour mieux l’affirmer, il établisse une fondation de post-obit, une espèce de repas des funérailles comme les Écossais en font à la mort de leurs parents, le tout, dit-il, en se moquant un peu de nous, pour ressusciter le défunt, ce qui serait un miracle auquel ne croient pas les Écossais, ni lui non plus, tous les gens d’esprit de France et de Navarre qui l’entendent, cette redoutable impertinence, ne s’insurgent ni ne se gendarment, et disent même, en approuvant : « Tiens, c’est une idée ! » D’où vient cette différence ? Ah ! toute la différence de cet accueil vient de la gimblette. Nous, nous ne fondons pas de dîner, nous ne donnons pas le gâteau de miel à Cerbère, qui n’a pas trois gueules pour ne rien manger. Nous ne sacrifions point aux Grâces hospitalières. Nous nous appelons le Réveil ! — non le Réveillon !
IV
Mais ceci — qu’on y prenne bien garde ! — n’est pas un simple fait à plus ou moins de drolatique physionomie. C’est un signe du temps. Le fondateur des Dîners littéraires, à bon mot et à dix francs, n’est pas seulement un professeur d’hygiène intellectuelle aussi simple que cet ivrogne de Sheridan, qui disait : « Quand la pensée est lente à venir, un verre de bon vin la stimule, et quand elle est venue, un verre de vin la récompense »
, c’est un homme plus profond que cela : il connaît son temps et sait jouer du vice de son temps. C’est un homme d’esprit, qui sait ce qu’il veut faire et qui réussit. Ce n’est pas lui que nous blâmons. Le matérialisme a tout envahi. Il se sert du matérialisme, dans des intérêts… spirituels. C’est bien. Il a tout calculé et tout prévu. C’est le Machiavel de la Table Ronde. Pour lui, c’était un coup d’État… ou d’éclat, de ranger autour de sa personne toute la littérature, — foule de satellites dont il serait le soleil ! — sous prétexte que l’esprit français ne bougeait plus et qu’il fallait le ranimer par des expériences culinaires, faites sur le vif des gens de lettres de tous les étages. Il s’est dit qu’aucune dissidence d’opinion, aucune répugnance, aucune animosité, aucune hauteur de caractère ne tiendrait contre le charme d’un dîner galvanisateur, et il a eu raison. Excepté Scribe, qui a répondu : Non ! avec une énergie qui n’est pas de rigueur au vaudeville, la plus grande partie de la littérature est venue à ce dîner de Lucullus chez Lucullus, puisque chacun payait son écot, et, lorsqu’elle n’est pas venue, elle a écrit, pour s’excuser, des lettres qu’on publiait, — ce qui était une manière d’y venir encore, — des lettres presque aussi travaillées, aussi brossées, aussi époussetées que les mots qu’elle y apportait… dans ses agendas !
V
Eh bien, oui ! c’est là un spectacle qui appartient exclusivement au xixe siècle. Avant cette époque de jouissances physiques, de facilité à vivre tous ensemble, coude à coude, dans la communauté de la monarchie, et à faire un tas de toutes les individualités, rien de pareil ne s’était vu. Des dîners littéraires ! Nous avons bien lu quelque part qu’autrefois on avait soupé ou dîné à Auteuil, entre gens de lettres et de génie, et qu’au dessert chacun disait des vers, qui se sont trouvés des chefs-d’œuvre retentissants et immortels !
Intimités, confidences d’amis qui s’estiment, paix et mystère à la table de leur foyer, qu’y eut-il là qu’on puisse comparer aux agapes littéraires d’aujourd’hui ?… La postérité n’eût rien su de ces repas friands et voilés, entre quelques grands et charmants esprits, si la main toute-puissante et indiscrète de la gloire n’avait écarté le discret rideau qu’ils avaient su tirer sur eux. Encore une fois, quel rapport y aurait-il là entre ces dînettes du génie chez soi et les gros bataillons de toute une littérature s’attablant bruyamment dans un phalanstère de cuisine attrayante, et consommant matériellement, non les perles de Cléopâtre, mais dix francs, pour produire intellectuellement d’autres perles et relever victorieusement l’esprit français sur la pointe de leurs fourchettes !
Laissons à César ce qui est à César. Une telle nouveauté dans les lettres décorera et caractérisera la littérature du xixe siècle. Nos enfants liront dans nos annales que cette littérature périssait, qu’elle se sentait périr avec angoisse, mais qu’un homme décidé en organisa le sauvetage par des dîners qui n’étaient pas chers.
VI
Mais est-elle sauvée ? Sera-t-elle sauvée ? Voilà la question. Voilà ce qu’il importe, à nous critiques, de connaître ! Nous ne disons pas que le résultat intellectuel est le premier de tous. Nous ne le croyons pas ; il n’est que le second. Ce qui passe avant, c’est la fierté, c’est la pureté, c’est la hauteur morale de la vie. Mais enfin, nous le demandons, ces dîners, entrepris dans un but un peu coquet, peut-être un peu fat, de dévouement à l’esprit français, ont-ils abouti… littérairement ? Puisque nous sortons de Cabanis, qui a fait un livre de l’influence du physique sur le moral de l’homme ; puisque c’est la plus puissante inspiration du cerveau de ce temps qu’une bonne digestion stimulée ; puisque nous appliquons en grand la doctrine de Broussais, que l’homme tout entier n’est qu’un tube ouvert aux deux bouts, nous demandons le résultat cérébral du dîner et de la doctrine. Quelle œuvre ou quel fragment d’œuvre a jailli de cette serre chaude d’un dessert entre gens de bonne humeur et qui se conviennent ? L’expérience est-elle manquée définitivement, ou doit-elle continuer ? N’y a-t-il plus d’espérance ?
Les dîners pour le réveil de l’esprit français seront-ils moins heureux que les dîners du Caveau, qui ne réveillèrent pas non plus la gaîté française, mais qui, du moins, produisirent par mois leur ration de chansons lugubres ; car nous ne savons rien de plus triste que ces flons-flons païens, bachiques et grivois, enfantés par des têtes maniaques dans l’ivresse. Des croque-morts chrétiens seraient plus gais ! Seulement les dîneurs du Caveau n’étaient, après tout, qu’une spécialité littéraire, tandis que les dîneurs de Véfour sont toutes les assises de la littérature ; et si rien ne sort de là après le dîner, faudra-t-il souper encore, et déjeuner peut-être le lendemain ?
À ce compte-là, ce n’est pas l’esprit qui y gagnerait, mais le restaurant !
Ce qui est certain, c’est que rien ne peut faire croire encore au résultat qu’on avait obtenu. Le journal, moniteur officiel du buffet de ces dîners, spiritualisés par le motif, ne nous a encore donné que le plan géométrique de la table, le nom des convives et leurs places, — plus deux à trois bons mots de quelques-uns de ces messieurs. Rari manducantes pro gurgite vasto ! Évidemment, ce n’est point assez. Nous sommes persuadés qu’une fois les convives échauffés les uns par les autres les dîners littéraires seraient bien plus spirituels que leur petit mot de rigueur. Eh bien, nous votons pour qu’on puisse les entendre et qu’ils dînent en public, — comme autrefois le Roi !