(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre second. Philosophie. — Chapitre II. Chimie et Histoire naturelle. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre second. Philosophie. — Chapitre II. Chimie et Histoire naturelle. »

Chapitre II.
Chimie et Histoire naturelle.

Ce sont ces excès qui ont donné tant d’avantages aux ennemis des sciences, et qui ont fait naître les éloquentes déclamations de Rousseau et de ses sectateurs. Rien n’est plus admirable, disent-ils, que les découvertes de Spallanzani, de Lavoisier, de Lagrange ; mais ce qui perd tout, ce sont les conséquences que des esprits faux prétendent en tirer. Quoi ! parce qu’on sera parvenu à démontrer la simplicité des sucs digestifs, ou à déplacer ceux de la génération ; parce que la chimie aura augmenté, ou, si l’on veut, diminué le nombre des éléments ; parce que la loi de la gravitation sera connue du moindre écolier ; parce qu’un enfant pourra barbouiller des figures de géométrie ; parce que tel ou tel écrivain sera un subtil idéologue, il faudra nécessairement en conclure qu’il n’y a ni Dieu, ni véritable religion ? quel abus de raisonnement !

Une autre observation a fortifié chez les esprits timides le dégoût des études philosophiques. Ils disent : « Si ces découvertes étaient certaines, invariables, nous pourrions concevoir l’orgueil qu’elles inspirent, non aux hommes estimables qui les ont faites, mais à la foule qui en jouit. Cependant, dans ces sciences appelées positives, l’expérience du jour ne détruit-elle pas l’expérience de la veille ? Les erreurs de l’ancienne physique ont leurs partisans et leurs défenseurs. Un bel ouvrage de littérature reste dans tous les temps ; les siècles même lui ajoutent un nouveau lustre. Mais les sciences qui ne s’occupent que des propriétés des corps voient vieillir dans un instant leur système le plus fameux. En chimie, par exemple, on pensait avoir une nomenclature régulière160 ; et l’on s’aperçoit maintenant qu’on s’est trompé. Encore un certain nombre de faits, et il faudra briser les cases de la chimie moderne. Qu’aura-t-on gagné à bouleverser les noms, à appeler l’air vital oxygène, etc. Les sciences sont un labyrinthe où l’on s’enfonce plus avant au moment même où l’on croyait en sortir. »

Ces objections sont spécieuses, mais elles ne regardent pas plus la chimie que les autres sciences. Lui reprocher de se détromper elle-même par ses expériences, c’est l’accuser de sa bonne foi, et de n’être pas dans le secret de l’essence des choses. Et qui donc est dans ce secret, sinon cette intelligence première qui existe de toute éternité ? La brièveté de notre vie, la faiblesse de nos sens, la grossièreté de nos instruments et de nos moyens, s’opposent à la découverte de cette formule générale que Dieu nous cache à jamais. On sait que nos sciences décomposent et recomposent, mais qu’elles ne peuvent composer. C’est cette impuissance de créer qui découvre le côté faible et le néant de l’homme. Quoi qu’il fasse, il ne peut rien, tout lui résiste ; il ne peut plier la matière à son usage, qu’elle ne se plaigne et ne gémisse : il semble attacher ses soupirs et son cœur tumultueux à tous ses ouvrages !

Dans l’œuvre du Créateur, au contraire, tout est muet, parce qu’il n’y a point d’effort ; tout est silencieux, parce que tout est soumis : il a parlé, le chaos s’est tu, les globes se sont glissés sans bruit dans l’espace. Les puissances unies de la matière sont à une seule parole de Dieu comme rien est à tout, comme les choses créées sont à la nécessité. Voyez l’homme à ses travaux ; quel effrayant appareil de machines ! Il aiguise le fer, il prépare le poison, il appelle les éléments à son secours ; il fait mugir l’eau, il fait siffler l’air, ses fourneaux s’allument. Armé du feu, que va tenter ce nouveau Prométhée ? Va-t-il créer un monde ? Non ; il va détruire : il ne peut enfanter que la mort !

Soit préjugé d’éducation, soit habitude d’errer dans les déserts, et de n’apporter que notre cœur à l’étude de la nature, nous avouons qu’il nous fait quelque peine de voir l’esprit d’analyse et de classification dominer dans les sciences aimables, où l’on ne devrait rechercher que la beauté et la bonté de la Divinité. S’il nous est permis de le dire, c’est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd’hui l’homme mammifère rangé, d’après le système de Linnæus, avec les singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant le laisser à la tête de la création, où l’avaient placé Moïse, Aristote, Buffon et la nature ? Touchant de son âme aux cieux, et de son corps à la terre, on aimait à le voir former, dans la chaîne des êtres, l’anneau qui lie le monde visible au monde invisible, le temps à l’éternité.

« Dans ce siècle même, dit Buffon, où les sciences paraissent être cultivées avec soin, je crois qu’il est aisé de s’apercevoir que la philosophie est négligée, et peut-être plus que dans aucun siècle ; les arts, qu’on veut appeler scientifiques, ont pris sa place ; les méthodes de calcul et de géométrie, celles de botanique et d’histoire naturelle, les formules, en un mot, et les dictionnaires, occupent presque tout le monde : on s’imagine savoir davantage, parce qu’on a augmenté le nombre des expressions symboliques et des phrases savantes, et on ne fait point attention que tous ces arts ne sont que des échafaudages pour arriver à la science, et non pas la science elle-même ; qu’il ne faut s’en servir que lorsqu’on ne peut s’en passer, et qu’on doit toujours se défier qu’ils ne viennent à nous manquer, lorsque nous voudrons les appliquer à l’édifice161. »

Ces remarques sont judicieuses, mais il nous semble qu’il y a dans les classifications un danger encore plus pressant. Ne doit-on pas craindre que cette fureur de ramener nos connaissances à des signes physiques, de ne voir dans les races diverses de la création que des doigts, des dents, des becs, ne conduise insensiblement la jeunesse au matérialisme ? Si pourtant il est quelque science où les inconvénients de l’incrédulité se fassent sentir dans leur plénitude, c’est en histoire naturelle. On flétrit alors ce qu’on touche : les parfums, l’éclat des couleurs, l’élégance des formes, disparaissent dans les plantes pour le botaniste qui n’y attache ni moralité ni tendresse. Lorsqu’on n’a point de religion, le cœur est insensible, et il n’y plus de beauté : car la beauté n’est point un être existant hors de nous ; c’est dans le cœur de l’homme que sont les grâces de la nature.

Quant à celui qui étudie les animaux, qu’est-ce autre chose, s’il est incrédule, que d’étudier des cadavres ? À quoi ses recherches le mènent-elles ? quel peut être son but ? Ah ! c’est pour lui qu’on a formé ces cabinets, écoles où la Mort, la faux à la main, est le démonstrateur ; cimetières au milieu desquels on a placé des horloges pour compter des minutes à des squelettes, pour marquer des heures à l’éternité !

C’est dans ces tombeaux où le néant a rassemblé ses merveilles, où la dépouille du singe insulte à la dépouille de l’homme ; c’est là qu’il faut chercher la raison de ce phénomène, un naturaliste athée : à force de se promener dans l’atmosphère des sépulcres, son âme a gagné la mort.

Lorsque la science était pauvre et solitaire ; lorsqu’elle errait dans la vallée et dans la forêt, qu’elle épiait l’oiseau portant à manger à ses petits, ou le quadrupède retournant à sa tanière, que son laboratoire était la nature, son amphithéâtre les cieux et les champs ; qu’elle était simple et merveilleuse comme les déserts où elle passait sa vie, alors elle était religieuse. Assise à l’ombre d’un chêne, couronnée de fleurs qu’elle avait cueillies sur la montagne, elle se contentait de peindre les scènes qui l’environnaient. Ses livres n’étaient que des catalogues de remèdes pour les infirmités du corps, ou des recueils de cantiques, dont les paroles apaisaient les douleurs de l’âme. Mais quand des congrégations de savants se formèrent ; quand les philosophes, cherchant la réputation et non la nature, voulurent parler des œuvres de Dieu, sans les avoir aimées, l’incrédulité naquit avec l’amour-propre, et la science ne fut plus que le petit instrument d’une petite renommée.

L’Église n’a jamais parlé aussi sévèrement contre les études philosophiques, que les divers philosophes que nous avons cités dans ces chapitres. Si on l’accuse de s’être un peu méfiée de ces lettres qui ne guérissent de rien, comme parle Sénèque, il faut aussi condamner cette foule de législateurs, d’hommes d’état, de moralistes, qui se sont élevés beaucoup plus fortement que la religion chrétienne contre le danger, l’incertitude et l’obscurité des sciences.

Où découvrira-t-elle la vérité ? Sera-ce dans Locke, placé si haut par Condillac ? dans Leibnitz, qui trouvait Locke si faible en idéologie, ou dans Kant, qui a, de nos jours, attaqué et Locke et Condillac ? En croira-t-elle Minos, Lycurgue, Caton, J.-J. Rousseau, qui chassent les sciences de leurs républiques, ou adoptera-t-elle le sentiment des législateurs qui les tolèrent ? Quelles effrayantes leçons, si elle jette les yeux autour d’elle ! Quelle ample matière de réflexions sur cette histoire de l’arbre de science, qui produit la mort ! Toujours les siècles de philosophie ont touché aux siècles de destruction.

L’Église ne pouvait donc prendre, dans une question qui a partagé la terre, que le parti même qu’elle a pris : retenir ou lâcher les rênes, selon l’esprit des choses et des temps ; opposer la morale à l’abus que l’homme fait des lumières, et tâcher de lui conserver, pour son bonheur, un cœur simple et une humble pensée.

Concluons que le défaut du jour est de séparer un peu trop les études abstraites des études littéraires. Les unes appartiennent à l’esprit, les autres au cœur ; or, il se faut donner de garde de cultiver le premier à l’exclusion du second, et de sacrifier la partie qui aime à celle qui raisonne. C’est par une heureuse combinaison des connaissances physiques et morales, et surtout par le concours des idées religieuses, qu’on parviendra à redonner à notre jeunesse cette éducation qui jadis a formé tant de grands hommes. Il ne faut pas croire que notre sol soit épuisé. Ce beau pays de France, pour prodiguer de nouvelles moissons, n’a besoin que d’être cultivé un peu à la manière de nos pères : c’est une de ces terres heureuses où règnent ces génies protecteurs des hommes, et ce souffle divin qui, selon Platon, décèle les climats favorables à la vertu162.