Addisson, et Pope.
Addisson étoit au milieu de sa carrière, lorsque Pope commençoit la sienne. L’un sentit contre l’autre cette jalousie secrette, que les gens à talens devroient abandonner aux petites ames. Rarement les anciens favoris d’Apollon, ainsi que ceux de Mars, voient sans dépit leur gloire balancée. La plus grande louange qu’on puisse donner à Corneille est de n’avoir pas cabalé contre Racine.
Pope naquit à Londres en 1688 : il étoit d’une ancienne famille noble de la comté d’Oxford. Les auteurs de sa naissance, catholiques romains, le laissèrent sans fortune, la leur ayant été presque épuisée par les doubles taxes, & par les autres loix penales que le roi Guillaume imposa à ceux de cette communion. Pope, d’une santé délicate, ne fut point envoyé au collège, mais d’habiles maîtres se chargèrent de son éducation. On peut le mettre au rang de ces génies heureux qui n’ont point eu d’enfance. A douze ans, il fit une ode sur la vie champêtre, que les Anglois comparent aux meilleures odes d’Horace. A quatorze, il donna quelque morceaux traduits de Stace & d’Ovide, qu’ils mettent au dessus des originaux. A seize, on vit de lui des pastorales dignes de Virgile & de Théocrite. L’essai sur la critique parut en 1709. On compara ce poëme à l’Art poëtique de Boileau, si même on ne le préféra. Mais la différence qui se trouve entre ces deux ouvrages didactiques, n’est, au yeux de l’impartialité, qu’à l’avantage de Despréaux. Autant il y a, dans l’Art poëtique, d’ordre & de liaison, autant on remarque de confusion & d’embarras dans les matières de l’Essai sur la critique. La Boucle des cheveux enlevée fut imprimée en 1712. C’est un petit poëme en cinq acte, plus galant & plus enjoué que le Lutrin de Boileau, aussi légèrement écrit que le Vert-vert. Il est bien supérieur au poëme de Gai sur l’évantail, poëme cependant dicté par les graces, le naturel & la fine plaisanterie. On vient de traduire le The Fan, ainsi que les fables du même auteur, poëte estimable & très-bon ami de Pope. L’Essai sur l’homme par ce dernier eut encore les plus grands applaudissemens : mais de tous les ouvrages de Pope, le plus considérable fut sa traduction en vers de l’Illiade, & de l’Odissée. Toute l’Angleterre souscrivit pour cette traduction. On prétend que l’auteur y gagna près de deux cent mille écus. Quand l’Homère Anglois parut, il ne fit qu’augmenter l’idée qu’on en avoit conçue. Dans l’excès de l’enthousiasme, on plaça cet Homère au-dessus de l’autre. Ce fut le temps de la plus grande gloire de Pope ; mais ce fut également celui où l’envie lui suscita le plus d’ennemis.
Addisson & ses partisans cabalèrent pour faire tomber cette traduction. Ils lui en préférèrent une autre froide & pitoyable. Ils se servirent de tous les mauvais poëtes d’Angleterre, comme autant de trompettes propres à publier les taches qu’ils croyoient appercevoir dans un ouvrage qu’ils ne trouvoient que trop beau. On répandit mille odieuses personnalités contre le modèle des traducteurs. Pope, en très-peu de temps, se vit environné d’un tourbillon d’insectes acharnés à lui nuire. Ils attaquèrent sa taille & sa figure, & prétendirent qu’il n’entendoit point le Grec, parce qu’il étoit puant, laid & bossu. Pope étoit effectivement un second doyen de Killerine. Ces injures, trop grossières pour devoir blesser l’amour propre, révoltèrent le sien. Il les repoussa vivement, & se monta sur le ton injurieux de ses ennemis.
Des différens portraits que sa plume, conduite par la fureur & la
vengeance, fit alors, le portrait le moins chargé de tous fut celui
d’Addisson. Cet écrivain méritoit ce ménagement par ceux qu’il avoit
toujours gardés, même en donnant naissance à la cabale. Ce nom de sage,
qu’il a reçu pour avoir cherché, dans tous ses écrits, à plier le génie
Anglois à l’ordre, aux règles, aux convenances, il le mérita également par
son caractère & sa bonne conduite. Il montra, dans la littérature, toute
la politique d’un courtisan. Il détestoit Pope dans le fond du cœur ; mais
il prenoit sur lui de le
ménager au dehors. Cette
timidité, ces manœuvres sourdes n’échappèrent point à Pope. Il représente
son ennemi caché, entouré de ridicules beaux-esprits qui lui font
habituellement leur cour, qui répétent à l’envi chacune de ses maximes,
& qui vont partout rapporter, comme un bon mot, une sottise qu’il leur a
débitée avec emphase. Il dit qu’Addisson condamne avec des louanges
affectées, qu’il approuve avec une politesse maligne ; qu’il ne raille
point, mais qu’il excite à railler ; qu’il voudroit blesser, mais qu’il
craint de frapper ; qu’il fait penser à la faute qu’il remarque, mais qu’il
hésite à la condamner ; qu’également réservé dans sa critique & dans ses
louanges, il est à la fois ennemi timide & ami peu sur. Avec quelque
génie, ajoute-t-il, que cet écrivain soit né pour réussir dans tout ce qu’il
embrasse, tout lui fait ombrage. « Il prétend règner seul sur le
parnasse. Il ne veut, ainsi que le grand Turc, qu’aucun de ses frères
partage le trône. Les mêmes talens qui l’ont rendu célèbre doivent le
faire haïr. »
Pope, en relevant les défauts & les ridicules de son ennemi, lui reconnoît d’ailleurs du mérite. Addisson en avoit réellement. Les Anglois n’oublieront jamais son poëme sur la campagne de 1704, sa tragédie de Caton & son Spectateur. Quoique poëte, on le fit secrétaire d’état.
Autant Addisson fut ménagé, autant les instrumens de sa jalousie & de sa
vengeance secrette furent peints comme ils méritoient de l’être. Milord
Harvey, pour se donner de la considération, s’étoit mis à la tête de ce tas
d’écrivains obscurs & conjurés contre Pope. Aussi ce Milord, bel-esprit
factieux, se fit-il mocquer de lui. Pope, dans une épitre satyrique,
l’apostrophe en ces termes : « Tremble, Sporus ; tremble, automate
vétu de soie, excrément de lait d’ânesse. Mais, hélas ! Sporus, c’est en
pure perte que la satyre lance sur toi ses traits. Tu n’es capable ni de
les sentir ni de connoître la raison. Qu’est-il besoin, pour mettre en
pièces un papillon, de faire aller une grande roue ? Laissez-moi écraser
cette punaise aux aîles dorées, cet insecte né de la boue pour piquer,
pour
infecter. Son bourdonnement est l’effroi
des belles & des hommes qui pensent. Il est aussi hors d’état de
discerner le mérite que de jouir de la beauté… Ne vous imaginez-vous pas
entendre discourir une marionette, à laquelle Brioché suggère des
paroles… ? Quel homme que celui dont le caractère est une contradiction
honteuse, une vile antithèse, animal équivoque, ayant, en même temps, la
tête occupée de riens & le cœur rempli de crimes. »
Si Pope eût voulu mépriser d’indignes ennemis & leurs cris impuissans, il se fût épargné bien des chagrins. Mais il se fit un devoir de résister à la cabale, à cet essaim d’êtres malfaisans, ridiculement entêtés de mesure & de rimes. Ils n’en bourdonnèrent que davantage. Enfoncés dans le bourbier de l’Hélicon Anglois, ils en firent sortir des exhalaisons affreuses, dont Pope fut la victime. Point d’horreurs qu’ils n’aient rimées contre lui, de sottise qu’ils n’aient imaginée. Ils le traitèrent d’ignorant, d’âne, de fou, de monstre, d’homicide, d’empoisonneur, de traître. Un rimailleur, se croyant plus d’esprit que les autres, fit un poëme afin de prouver en règle que Pope étoit un sot.
Ce grand poëte, celui de tous qui fait le plus d’honneur à sa nation par
l’élégance, par la correction & l’harmonie qu’on remarque dans ses
poësies, se sentit alors moins maître que jamais de sa fureur. Il déshonora
sa verve brillante & son beau feu poëtique, par une satyre terrible. Je
parle de la fameuse Dunciade, c’est-à-dire, l’Hébétiade ou la Sottisade. L’auteur y passe en
revue les écrivains & même les libraires de Londres. Il eut honte, dans
la suite, d’avoir composé cette satyre sanglante, & n’hésita point à la
jetter au feu en présence du docteur Swift, qui la retira promptement &
lui rendit le mauvais office de la conserver. Swift, le Rabelais
d’Angleterre, aimoit beaucoup la Dunciade. Un autre
écrivain Anglois s’écrie, au sujet de ceux qui y sont déchirés :
« Troupeau d’hébétés, dont le pinceau d’un grand maître a si bien
caractérisé la sottise, c’est dans ce poëme que vous irez à
l’immortalité. On parlera de vous, tant que l’on
parlera l’Anglois. L’illustre Pope, par humanité pour vous, a bien
voulu rendre compte à la postérité de votre esprit, de vos ouvrages, de
vos goûts, de vos mœurs, du temps de votre naissance & de votre
mort. Il a fallu des couleurs très-vives pour vous peindre. Elles sont
une espèce d’écriteau où l’on lit, en gros caractère, ce qui vous a
mérité ce traitement si dur. »
Les ennemis de Pope, terrassés par la Dunciade, & voyant qu’il étoit plus fort qu’eux en écrits satyriques, se relevèrent furieux & lui portèrent un coup accablant. Ils lui firent subir l’ignominie la plus cruelle, celle d’une flagellation infâme. On en cria la relation dans les rues de Londres. Le titre étoit : Relation véritable & remarquable de l’horrible & barbare flagellation qui vient d’être commise sur le corps de maître Alexandre Pope, poëte, pendant qu’il se promenoit innocemment à Hamwalks, sur le bord de la Tamise, méditant des vers pour le bien public. Cette flagellation a été faite par deux hommes mal intentionnés, en dépit & vengeance de quelques chansons sans malice que ledit poëte avoit faites contr’eux.
La relation porte que les deux malintentionnés, après avoir fouetté, jusqu’au sang, le malheureux Pope, l’avoient à peine laissé, qu’il fut apperçu dans cet état par mademoiselle Blount, personne charitable & proche voisine du poëte. Elle prit, au plus vîte, ce petit homme dans son tablier, remit sa culotte, le porta au bord de la rivière & fit venir un bateau pour le transporter chez lui. Cette demoiselle Blount étoit une très-jolie Angloise qu’il aimoit beaucoup.
Pope eut un chagrin mortel de cette aventure vraie ou supposée. Il ne se contenta pas de faire imprimer un Avis au public, où il attestoit qu’il n’étoit pas sorti de sa maison le jour marqué dans la relation ; il voulut encore, pour se venger de ses ennemis, retoucher la Dunciade & y ajouter de nouveaux traits. Mais tous ces mouvemens de vengeance ne furent que les vains efforts d’un homme qui, chargé d’un poids énorme & voulant le secouer, finit par en être accablé. Il est mort en 1744, dans une maison de campagne proche de Londres, moins encore de ses infirmités que des peines cruelles qu’il éprouva pour avoir été trop sensible à la satyre.
Après l’amour de la gloire & de cette vaine fumée ordinaire aux poëtes,
sa passion dominante étoit la liberté. « Puissé-je, dit-il dans une
de ses lettres, vivre & mourir dans l’indépendance ; vivre &
mourir en paix ; soutenir l’aisance & la dignité d’un poëte ; voir
les amis & lire les livres qu’il me plaira ; être au dessus du
besoin d’avoir un protecteur, quoique je veuille bien appeller
quelquefois un ministre mon ami ! Voilà toute mon ambition. Je ne suis
point né pour les cours ni pour les grandes affaires. Je paye mes
dettes ; je crois en dieu & dis mes prières. »
La langue
Angloise est redevable à cet excellent écrivain d’un caractère qu’elle
n’avoit pas. Addisson & lui sont parvenus à réduite ses siflemens aigres
& désagréables à des sons un peu plus doux & plus harmonieux.