Chapitre XXX
Années 1673 (suite de la huitième période) — Mort de Molière. Nouvelles directions de ses amis. — Madame Scarron concentrée dans l’éducation des enfants du roi. — L’inclination du roi pour elle commence à percer. — Madame Scarron commence à voir quelques amies. — Légitimation des trois bâtards du roi.
Le commencement de l’année 1673 fut marqué par la mort de Molière, arrivée le 17 février. Cet événement fut au nombre de ceux qui concoururent, dans la période de 1670 à 1680, à opérer de grands changements dans la situation, dans l’esprit et le caractère du roi, et a confirmer l’ascendant qu’avaient pris sur les mœurs de la cour les exemples des personnes en qui s’étaient conservées les traditions morales de l’hôtel de Rambouillet. Ce ne fut pas seulement la mort de Molière qui marqua un terme à la protection que les lettres donnaient à la société licencieuse contre la société d’élite ; l’esprit satirique de Boileau, la courtoisie de Racine, la licence de La Fontaine, s’arrêtèrent en même temps devant les progrès de cette société : comme ces progrès atteignaient la cour elle-même, nos poètes virent que le temps était venu de prendre un autre ton, une autre direction, et ils furent plusieurs années à contempler en silence le changement qui s’opérait. Nous en parlerons plus loin, ici nous suivons le cours de la fortune qui favorisait madame Scarron.
Dans cette même année 1673, sa situation éprouva un nouveau changement : madame de Coulanges écrit à madame de Sévigné, le 20 mars : « Nous avons enfin retrouvé madame Scarron, c’est-à-dire que nous savons où elle est ; car, pour avoir commerce avec elle, cela n’est pas aisé. »
La suite de cette lettre prouve que madame de Coulanges était instruite de bien des particularités concernant madame Scarron. « Il y a chez une de ses amies », dit madame de Coulanges, « un certain homme qui la trouve si aimable et de si bonne compagnie, qu’il souffre impatiemment son absence. Elle est cependant plus occupée de ses anciens amis qu’elle ne l’a jamais été. Elle leur donne le peu de temps qu’elle a, avec un plaisir qui fait regretter qu’elle n’en ait pas davantage. Je suis assurée que vous trouverez que 2 000 écus de pension sont médiocres. J’en conviens ; mais cela s’est fait d’une
manière qui peut laisser espérer d’autres grâces. Le roi vit l’état des pensions, il trouva 2 000 liv. pour madame Scarron. Il les raya et mit 2 000 écus. »
Il est évident que ce certain homme c’était le roi, et que celle des amies de madame Scarron, chez qui se trouvait ce certain homme, c’était madame de Montespan ; et que les absences que le certain homme souffrait impatiemment, celaient celles de madame Scarron quand elle retournait dans la maison de Paris94.
Madame de Coulanges félicita madame Scarron de l’augmentation de pension qui laissait espérer d’autres grâces. Madame Scarron lui répond dans des termes où l’on reconnaît plutôt la crainte d’être soupçonnée d’avoir trop les bonnes grâces du roi que l’effusion de la reconnaissance qu’elle ressentait sûrement. « Les 2 000 écus sont au-dessus de mon mérite, dit-elle, mais rien n’est au-dessus de mes soins. Je consume les plus beaux jours de ma vie au service d’autrui… Je vis dans une action continuelle ; pas un moment à donner à mes amis ; les bontés du roi ne sauraient me dédommager de toutes ces pertes. »
On pourrait trouver une nuance d’ingratitude dans ces paroles, si l’on n’y voyait la sage précaution d’une femme intacte contre des soupçons offensants.
Le 1er septembre 1673, madame de Sévigné écrit à sa fille : « J’ai soupé avec l’amie de Quanto (avec madame Scarron). Vous ne serez point attaquée dans ce pays-là que vous ne soyez bien défendue. Cette dame (madame Scarron) a parlé de vous avec une tendresse et une estime extraordinaires ; elle dit que personne n’a jamais tant touché son goût, qu’il n’y a rien de si aimable ni de si assorti que votre esprit et votre personne. »
Cette lettre est rapportée ici pour montrer l’union et la conformité de mœurs et
d’esprit qui existaient entre madame Scarron, madame de Sévigné, sa fille, et leur société.
Le jour de Noël 1673, la même à la même : « Rien n’est changé dans ce qu’il y a de principal dans le pays. Madame de Coulanges et deux ou trois amies sont allées voir le dégel (madame Scarron) dans sa grande maison ; on ne voit rien de plus. Je compte y aller un de ces jours et je vous en manderai des nouvelles. »
Le dégel, c’était madame Scarron, dont la triste et froide médiocrité s’était changée en une condition plus douce.
La visite des deux ou trois amies suppose que le mystère dont le roi et madame de Montespan avaient voulu envelopper l’existence de leurs enfants, s’était éclairci quelque peu, dans l’intervalle de mars 1670 au milieu de 1671. La liaison des deux amants était devenue, par le nombre de leurs enfants, qui était alors de quatre, une espèce de mariage avoué ; c’était une bigamie ouverte95.
En vertu du régime alors établi dans la vie conjugale, nous verrons désormais une alternative continuelle de brouilleries et de raccommodements entre madame de Montespan et le roi, entre madame Scarron et madame de Montespan. Durant ces misérables vicissitudes, madame Scarron fera des progrès suivis dans la faveur du roi ainsi que dans l’estime et l’affection de la reine.
Tout cela s’explique par le résumé des faits passés. Le roi avait déclaré, en voyant la douleur que ressentait madame Scarron de la mort du premier de ces enfants,
qu’il serait doux d’être aimé par madame Scarron.
Il avait augmenté de son propre mouvement sa pension, et l’avait portée de 2 000 à 6 000 livres. Il avait placé le frère de madame Scarron d’inclination. Sous prétexte d’aller voir ses enfants dans la maison de Vaugirard, il allait souvent voir madame Scarron, qui alors le renvoyait désespéré et non rebuté ; comme depuis elle le renvoyait affligé et non désespéré. Enfin, madame de Montespan était informée de ces visites, le roi trouvait à qui parler quand il revenait chez elle. Voilà l’inclination du roi bien indiquée par ses empressements pour madame Scarron, et la jalousie de madame de Montespan bien motivée par la faveur de la gouvernante.
Une lettre que madame Scarron écrit à son frère, de Tournay, le 16 juin 1673 (elle était alors en chemin avec le duc du Maine pour aller
consulter un empirique hollandais sur l’état de cet enfant), montre qu’à cette époque elle était brouillée avec madame de Montespan. « N’espérez pas de plaisir, dit-elle à son frère, sur le récit de ce voyage, ni sur la citadelle de Tournay. Je suis trop ennuyée pour pouvoir faire une relation agréable. Je trouverais en mon chemin à vous dire des choses qui ne vous amuseraient pas. Je me porte fort bien : je suis très contente, car je suis disgraciée96. »
Cette dernière phrase peut se traduire ainsi : le suis très contente, car je suis disgraciée par madame de Montespan, parce que je suis eu faveur auprès du roi.
Il est constant, par une lettre de madame de Sévigné à sa fille, du 7 août 1675, qu’à peu près à la même époque de l’année 1673, madame de Montespan et madame Scarron étaient en guerre ouverte. « Depuis près de deux ans, dit-elle, cette belle amitié (de mesdames de Montespan et Scarron) s’est changée en une véritable aversion, une aigreur, une antipathie comme du blanc au noir. Vous me demanderez d’où vient cela : c’est que l’orgueil de l’amie (madame Scarron) la rend révoltée contre les ordres de madame de Montespan : elle n’aime pas à obéir. Elle veut bien être au père, mais pas à la mère. Elle fait le voyage à cause de lui, point du tout pour l’amour d’elle. »
(Ceci peut se
rapporter au voyage de Tournay de 1673, ou à celui de Barèges de 1675), « Elle rend compte à l’un et point à l’autre. On gronde l’ami (le roi) d’avoir trop d’amitié pour cette glorieuse. »
Tout ce que madame de Sévigné dit, au milieu de 1675, des griefs de madame de Montespan, s’applique également à cette époque et à celle de 1673, puisqu’elle a dessein d’expliquer d’où vient cette brouillerie de deux ans. Il me semble donc clair que, en 1673, la jalousie de madame de Montespan était en pleine irritation, et la jalousie de madame de Montespan est tout ensemble l’accusation et la preuve du trop d’amitié du roi pour cette glorieuse de Scarron.
Madame de Sévigné, fort aimée de madame Scarron, était instruite, comme madame de Coulanges, de beaucoup de particularités secrètes des relations de la gouvernante avec madame de Montespan et le roi. Leur amitié est attestée par une lettre de madame Scarron à madame de Saint-Géran, et par celles que nous avons déjà vues de madame de Sévigné à sa fille.
Vers la fin de 1671, non seulement la bigamie du roi n’était plus un mystère, mais elle devint un titre patent et solennel d’orgueil pour l’adultère : en décembre, furent données et vérifiées, au parlement des lettres de légitimation au duc du Maine, âgé de moins de quatre ans ; au comte de Vexin, âgé d’environ trois ans ; et à mademoiselle de Nantes, qui fut depuis madame la duchesse (seconde), âgée de deux ans.
Les deux fils furent, en conséquence, qualifiés de princes. Plus tard en 1680, des lettres patentes ordonnèrent qu’ils porteraient le nom de Bourbon.
Saint-Simon remarque, à cette occasion, que ces enfants, qui, dit-il, furent tirés du profond non-étre des doubles adultérins, furent enrichis de tous les droits des légitimes dans la société, décorés du surnom de la maison régnante, et de noms de provinces que les princes du sang même ne portaient pas97.
L’élévation des enfants confiés à madame Scarron était aussi la sienne. Elle lui donnait une existence considérable : et ce progrès de la fortune de la gouvernante n’était sans doute pas ce qui plaisait le plus à madame de Montespan, dans l’élévation de ses enfants. Mais elle pouvait bien l’endurer pour le prix qu’elle en recevait. Sa position était bizarre. Elle ne pouvait se dissimuler que l’éducation donnée à ses enfants, par madame Scarron, avait contribué, dans l’esprit du roi, à la faveur qu’il leur accordait ; elle devait donc de la reconnaissance à la gouvernante qui plaisait trop au roi. Elle était placée entre cette reconnaissance et la jalousie la plus ombrageuse et la mieux fondée.