(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVI. Des oraisons funèbres et des éloges dans les premiers temps de la littérature française, depuis François Ier jusqu’à la fin du règne de Henri IV. »
/ 2113
(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVI. Des oraisons funèbres et des éloges dans les premiers temps de la littérature française, depuis François Ier jusqu’à la fin du règne de Henri IV. »

Chapitre XXVI.
Des oraisons funèbres et des éloges dans les premiers temps de la littérature française, depuis François Ier jusqu’à la fin du règne de Henri IV.

Après avoir suivi le genre des éloges chez les peuples barbares, ou ils n’étaient que l’expression guerrière de l’enthousiasme qu’inspirait la valeur ; chez les Égyptiens, où la religion les faisait servir à la morale ; chez les anciens Grecs, où ils furent employés tour à tour par la philosophie et la politique ; chez les premiers Romains, où ils furent consacrés d’abord à ce qu’ils nommaient vertu, c’est-à-dire, à l’amour de la liberté et de la patrie ; sous les empereurs, où ils ne devinrent qu’une étiquette d’esclaves, qui trop souvent parlaient à des tyrans ; enfin, chez les savants du seizième siècle, où ils ne furent, pour ainsi dire, qu’une affaire de style et un amas de sons harmonieux dans une langue étrangère qu’on voulait faire revivre ; il est temps de voir ce qu’ils ont été en France et dans notre langue même. Je m’arrêterai peu sur les anciens monuments que nous avons dans ce genre. L’esprit, le goût, l’éloquence, la langue même, rien n’était formé. Nous avons été longtemps des barbares pleins d’imagination et de gaieté, qui savions danser et combattre, mais qui ne savions pas écrire. L’esprit humain, toujours curieux, aime à revenir quelquefois sur ces temps de son enfance ; mais quand on a jeté un coup d’œil sur des masures ou des palais gothiques, on aime ensuite à se reposer sur les grands monuments de l’architecture moderne. En repassant les premiers temps de notre littérature, et les éloges écrits dans notre langue, il ne sera pas inutile de remarquer souvent à qui ces éloges ont été prodigués, et de comparer quelquefois les vertus dont le panégyriste parle, avec les vices plus réels dont parle l’histoire. Peut-être à force de reprocher aux hommes leur bassesse, parviendra-t-on à les faire, rougir : mais quand on ne pourrait l’espérer, il est doux du moins de venger la vérité, que la flatterie est toujours prête à immoler à l’intérêt. L’indignation même que l’on éprouve contre le mensonge, est utile ; elle affermit dans l’heureuse habitude d’être libre, et dans le besoin d’être vrai.

Les éloges funèbres que nous avons vu établir chez tous les peuples, ne furent connus en France que sur la fin du quatorzième siècle. On croit que le premier Français à qui on rendit cet hommage, fut le célèbre Du Guesclin. C’était le prix de ses victoires, et plus encore de ses vertus61. Ce grand homme mérita sans doute que cet usage commençât par lui. Il faudrait seulement que ce qui était alors une distinction flatteuse, n’eût pas cessé d’en être une. Mais il en est ainsi de presque tous les honneurs : la justice les institue, la politique les conserve quelque temps au mérite, bientôt la vanité les réclame comme un droit, le vice les usurpe par l’intrigue : au lieu d’honorer ceux à qui on les accorde, quelquefois ceux qui les obtiennent les déshonorent ; et ce qui devait être glorieux et rare, finit par être prodigué et avili. Voilà l’histoire des éloges funèbres parmi nous, et apparemment chez toutes les nations. Il sont devenus trop souvent des discours, où avec une fausse éloquence on célèbre des vertus encore plus fausses, et où l’on étale avec pompe des titres que le mort a flétris, des talents qu’il n’a point eus, et des services qu’il n’a pu rendre.

La collection des oraisons funèbres que nous avons dans notre langue, commence à peu près en 1547, c’est-à-dire, à la mort de François Ier.

Ce prince, qui eut bien plus l’éclat et les vertus d’un chevalier, que la politique et les talents d’un roi, fut loué sans réserve ; et il ne faut pas s’en étonner : une nation militaire et brave dut estimer sa valeur ; une noblesse, qui respirait l’enthousiasme de la chevalerie, dut applaudir ses propres vertus dans son chef. Les hommes de lettres et les savants, qui commençaient en France à s’emparer de l’opinion et dirigeaient déjà la renommée, durent célébrer à l’envi le prince qui les honorait. Ses malheurs même et la bataille de Pavie, où, à des fautes trop réelles, il mêla de la grandeur de caractère, durent ajouter à sa célébrité, en fixant sur lui les yeux de l’Europe, et devaient surtout intéresser un peuple qui pardonne tout pour le courage, et se rallie toujours au mot de l’honneur.

Ses contemporains gravèrent sur son tombeau le titre de grand. Il faut convenir que s’il avait pu le mériter, c’eût été par son respect pour les connaissances et le désir qu’il eut d’éclairer sa nation. Il entrevit ces principes étouffés tour à tour par l’ignorance et par l’orgueil, qu’il n’y a ni législation, ni politique sans lumières ; que ceux qui éclairent l’humanité, sont les bienfaiteurs des rois comme des peuples ; que l’autorité de ceux qui commandent n’est jamais plus forte que lorsqu’elle est unie à l’autorité de ceux qui pensent ; que le défaut de lumière, en obscurcissant tout, a quelquefois rendu tous les droits douteux, et même les plus sacrés, ceux des souverains ; qu’un peuple ignorant devient nécessairement ou un peuple vil et sans ressort, destiné à être la proie du premier qui daignera le vaincre ; ou un peuple inquiet et d’une activité féroce ; que des esclaves qui servent un bandeau sur les yeux, en sont bien plus terribles, si leur main vient à s’armer, et frappe au hasard ; qu’enfin, tous les princes qui avant lui avaient obtenu l’estime de leur siècle et les regards de la postérité, depuis Alexandre jusqu’à Charlemagne, depuis Auguste jusqu’à Tamerlan, né Tartare et fondateur d’une académie à Samarcande, tous dédaignant une gloire vile et distribuée par des esclaves ignorants, avaient voulu avoir pour témoins de leurs actions des hommes de génie, et relever partout la gloire du trône par celle des arts. Ce fut là le vrai mérite de François Ier. Il honora donc les lettres, et les lettres reconnaissantes ordonnèrent à l’Europe de célébrer ce prince, et de placer le vaincu à côté du vainqueur.

Après François Ier, Henri II, son successeur et son fils, eut l’honneur d’un panégyrique, même de son vivant. Où trouve, en 1555, un éloge qui lui est adressé sur la grandeur de son règne. Qu’on ne s’étonne pas de ce mot : tous les peuples désirent que leur maître, soit grand, et aiment à se le persuader. La vanité de celui qui obéit, s’enorgueillit des titres prodigués à celui qui commande. L’esclave même veut donner de la dignité à ses fers ; à plus forte raison le sujet libre, et qui obéit aux lois sous un monarque. À l’égard de Henri II, son nom aujourd’hui ne réveille plus l’idée de grandeur. Ce roi brave, mais d’une valeur moins éclatante que son père protecteur des lettres, mais sans cette espèce de passion qui tient de l’enthousiasme, et le fait naître chez les autres ; avide de gloire, mais incapable de cette hauteur de génie qui s’ouvre de nouvelles routes pour y parvenir ; gouverné par des favoris qui dirigeaient à leur gré sa faiblesse ou sa force, et poussé en même temps par l’esprit de sa nation et de son siècle, qu’il trouva créé et auquel il n’ajouta rien, n’eut ni dans l’esprit, ni dans l’âme, cette espèce de ressort qui fait la grandeur. On peut dire que son règne ne fut qu’une représentation affaiblie du règne de François Ier. Dans la religion, dans la guerre, dans la finance et dans les lois, il suivit les sentiers tracés. Les événements eurent de l’importance, sans avoir une sorte de caractère ; et presque toujours en action, mais sans être animé de ces forces vives qui font les grands changements et dessinent avec énergie les caractères, soit en bien, soit en mal, ce prince donna beaucoup de mouvement à l’Europe, sans acquérir beaucoup de célébrité.

L’homme d’état juge : le panégyriste loue, et n’a besoin que d’un prétexte ; encore s’en passe-t-il quelquefois. Henri II, estimable à plusieurs égards, dut être célébré, et surtout dans l’époque de ses succès. On sait que dans la suite il eut des revers, et se laissa écraser par cet ennemi actif, dont la vigilance sombre et terrible, étendue à la fois sur les deux mondes, enchaînait l’Amérique, gouvernait l’Espagne et désolait l’Europe. Les batailles de Gravelines et de Saint-Quentin ne furent que des malheurs ; mais la paix de Cateau-Cambrésis fut une honte. Au rapport de tous les historiens, elle déshonora le roi et le trône ; au rapport d’un panégyriste, ce fut le sacrifice d’un grand homme au bien de l’Europe. Il n’est pas inutile d’ajouter que l’oraison funèbre de ce prince fut comparée dans le temps à la Cyropédie, le roi à Cyrus, et l’orateur à Xénophon62.

En 1563 parut un éloge qui dut intéresser la nation : c’était celui de ce François de Guise, assassiné par Poltrot, devant Orléans. Il fut, comme on sait, le plus grand homme de son siècle. Ce fut lui qui défendit Metz contre Charles-Quint, qui rendit Calais à la France, et combattit avec succès l’Espagne, l’Angleterre et l’Empire. Son crime fut d’être trop puissant : c’en était un dans une minorité orageuse, et sous un gouvernement faible où plusieurs grands hommes se choquent, et où l’autorité sans vigueur ne peut tenir la balance entre des forces extrêmes qui se combattent. Sa mort fut le premier des assassinats que le fanatisme de ce siècle fit commettre. On connaît de lui ce mot employé dans une de nos plus belles tragédies : « Ta religion t’a ordonné de m’assassiner ; la mienne m’ordonne de te pardonner et de te plaindre. » Ce mot, dont on se souvient, est fort au-dessus d’une oraison funèbre qu’on oublie.

En 1571, c’est-à-dire, quelques mois avant la Saint-Barthélemi, fut prononcé et publié un panégyrique en l’honneur de Charles IX. On y vante les grandes actions d’un prince de vingt ans, qui n’avait pu encore que prêter son nom aux malheurs de son règne. On y célèbre sa bonté ; et dans quel moment ! À sa mort il se trouva des orateurs pour le louer. J’ai lu l’oraison funèbre de ce prince, que Muret prononça à Rome, en présence du pape Grégoire XIII. Non, lorsque Antonin ou Trajan moururent autrefois dans cette même ville, et que la douleur publique prononça leur éloge en présence des citoyens, dont ils avaient fait le bonheur pendant vingt ans, je suis bien sûr qu’on n’y parla pas davantage de vertu, de justice, de larmes et de désolation des peuples. Tous les éloges prononcés à Paris ou dans la France, en l’honneur de Charles IX, sont du même ton. L’unique différence, c’est que nos orateurs français insultent à l’humanité en prose faible et barbare, dans ce jargon qui n’était pas encore une langue ; au lieu que l’orateur d’Italie, écrivant avec pureté dans la langue de l’ancienne Rome, ses mensonges du moins sont doux et harmonieux. Il est triste que les orateurs, chargés des éloges funèbres des hommes puissants, se soient trop souvent réduits eux-mêmes à ne parler que le langage des cours. Ils auraient pu, dans des siècles surtout où la religion avait tant d’autorité, faire de ces discours la consolation des peuples et la leçon des grands ; mais sans doute il faut que chez les hommes tout soit petit, corrompu et faible.

Les panégyriques se succèdent comme les règnes. Si on loua Charles IX, on dut louer Henri III. Nous avons un panégyrique qui lui fut adressé en 1574, à son retour de Pologne. L’orateur alors n’était que l’interprète de la voix publique. Le nom de ce prince avait de l’éclat en Europe ; et tant qu’il ne régna point, il parut digne de régner. Tout le monde sait comment ces espérances et ces éloges furent démentis. Quiconque, dans des moments d’orage, n’est pas un grand homme, paraît même au-dessous de ce qu’il est. Il fut précipité dans l’avilissement et le malheur, et par ses amis et par ses ennemis, et par la force des événements, et par sa propre faiblesse, et parce qu’il ne sut presque jamais s’arrêter ni dans l’abandon, ni dans l’usage de ses droits. On connaît d’ailleurs ses confréries et ses scandales, et ce mélange bizarre de superstition et de licence, où il trouvait l’art de se déshonorer également par ses vertus et par ses vices. Cela n’empêcha point que, dans des panégyriques de son temps, et même après sa mort, il n’ait été appelé le grand Henri III. On ne sait comment de pareils exemples n’ont point dégoûté à jamais les souverains d’être loués.

L’année 1586 nous présente un spectacle différent. C’est le célèbre Ronsard, le plus fameux poète de son siècle, et qui fut aimé tour à tour et protégé de quatre rois, loué après sa mort par l’abbé Duperron, depuis cardinal. On rendit à un homme qui n’avait que des talents, le même honneur que s’il avait eu le privilège de faire du bien à la nation dans quelque grande place63. Ces distinctions accordées au génie, dans certains siècles, sont une espèce de réparation des injustices qu’il a trop souvent essuyées dans d’autres. Elles servent encore à prouver qu’il y a dans les talents une grandeur personnelle, qu’on a crue quelquefois égale à celle des dignités. Quoi qu’il en soit, Duperron prononça cette oraison funèbre, qui eut alors beaucoup de succès, et qu’on ne peut plus lire. Il y emploie près de vingt pages à dire qu’il ne sait comment s’y prendre pour traiter un sujet si grand. Ces puérilités s’appelaient alors de l’éloquence ; et Duperron comme orateur, et Ronsard comme poète, sont aujourd’hui également inconnus. Cent ans plus tard, ils eussent été probablement de grands hommes. Ainsi Fontenelle a dit de Saint Thomas, que, dans d’autres circonstances, il eût peut-être été Descartes ; et il n’a manqué à Roger Bacon, moine au treizième siècle, que d’être le contemporain des Leibnitz et des Newton, pour être leur égal.

Deux ans après, le cardinal Duperron fut choisi par le roi pour faire un éloge funèbre, qui prêtait bien plus à l’éloquence ; c’était celui de la fameuse Marie Stuart. On sait qu’à tous les agréments de la figure, elle joignit tous ceux de l’esprit. Sa beauté fit ses malheurs, parce qu’elle produisit ses faiblesses, et peut-être ses crimes. Égarée par l’amour, et poursuivie par l’intérêt et la vengeance, elle trouva une prison dans un pays où elle avait cherché un asile, et fut décapitée par la politique barbare de cette Elisabeth, qui n’était que son égale et n’avait pas le droit d’être son juge. Il y a des sujets qui ne peuvent manquer de réussir. La mort d’une femme et d’une reine sur l’échafaud, tant de beauté jointe à tant d’infortune, la pitié si naturelle pour le malheur, l’attachement des Français pour une princesse élevée parmi eux, et qui avait été l’épouse d’un de leurs rois ; l’intérêt qu’on prend peut-être malgré soi à des malheurs causés par l’amour ; le nom même de la religion, car elle fut mêlée à ce grand événement ; et l’Europe, agitée alors de fanatisme, regardait presque la querelle de deux reines rivales, comme la querelle des catholiques contre les protestants : tout contribua au grand succès de cet éloge funèbre. Duperron tira des larmes de toute l’assemblée. On oublia que Marie Stuart, peu de temps après que son mari eût fait tuer son amant sous ses yeux, avait épousé l’assassin même de son mari ; et l’on ne vit que la plus belle femme de son siècle, fille, veuve, mère de roi, et reine elle-même, qui avait péri sous le fer d’un bourreau. La pitié et l’esprit de parti lui donnèrent des panégyristes en foule ; et ce qu’il n’est pas inutile d’observer, son malheur sembla la justifier aux yeux de la postérité, qui même aujourd’hui ne prononce pas encore son nom sans intérêt.

C’était alors, dans presque toute l’Europe, le temps des crimes et des meurtres ; mais la barbarie était tantôt impétueuse et ardente, tantôt froide et tranquille. L’année 1588 fut marquée par l’assassinat de Henri, duc de Guise, au château de Blois. Il n’y a personne qui ne sache, et les motifs et les circonstances de ce meurtre. Cet homme hardi et brillant, fait pour éblouir le peuple, pour subjuguer les grands, pour opprimer le roi, courant à la grandeur par les factions, et à la renommée par l’avilissement de son maître ; qui s’occupait de le détrôner sans daigner le haïr ; et qui, par mépris, ne s’apercevait pas même qu’il s’en était fait craindre, vivant pouvait être coupable, mais assassiné ne parut qu’un héros. La mort de Louis, son frère, massacré le lendemain, révolta encore plus, car il était cardinal. Il ne faut point demander si les deux frères furent célébrés par des éloges publics. Les éloges parurent en foule ; mais il y en eut un plus remarquable que les autres. Dans ces temps où la superstition se mêlait à la fureur, on voyait d’un côté des empoisonnements, des assassinats, et les crimes de la plus flétrissante volupté ; de l’autre, des processions, des confréries et des pénitents blancs et noirs ; comme si des cérémonies, sans le remords et la vertu, pouvaient expier les crimes ; comme si elles n’étaient pas un nouvel outrage pour la divinité, qu’on faisait semblant d’apaiser en la déshonorant. Henri III lui-même avait institué des confréries, et, suivi de ses mignons, marchait à leur tête. Ses confrères, les pénitents de Lyon, n’approuvèrent point du tout la justice qu’il s’était rendue à lui-même, et firent une grande pompe funèbre « en déploration du massacre fait à Blois, sur Louis et Henri de Lorraine, suivie d’une oraison sur le même sujet ». Dans tous ces éloges on eut bien l’audace de peindre le duc de Guise comme l’appui, le héros et le martyr de la religion, lui pour qui l’église n’avait été qu’un prétexte de déchirer l’État ; lui, qui n’était catholique que pour être factieux ; lui, dont toute la religion était l’envie d’usurper le trône, et qui s’armait du fanatisme pour marcher à la révolte. Mais il y a apparence que de si lâches mensonges n’étaient ni pour les grands, ni pour les esprits déliés ; c’était l’appât grossier du peuple, qui, dans ces temps de factions et de guerres, était souvent opprimé, égorgé et trompé.

Ce double assassinat en produisit un autre l’année suivante 1589, celui de Henri III ; et ce qu’il y eut alors de plus étrange, ce fut l’éloge même de l’assassin. Il faut qu’on sache dans tous les siècles que ce Jacques Clément, dominicain et parricide, fut loué publiquement dans Paris et dans Rome : le fanatisme qui inspira le meurtre, fit l’apothéose du meurtrier.

On a remarqué que le temps des grands crimes est presque toujours celui des grandes vertus. La nature agitée et secouée, pour ainsi dire, dans tous les sens, déploie alors toute son énergie ; ses productions sont extraordinaires, elle fait naître en foule des monstres et des grands hommes. En 1595, on vit dans Paris un éloge dont le sujet est à jamais respectable ; c’était l’éloge du président Brisson, pendu quatre ans auparavant pour la cause des rois. Ce citoyen, trop éclairé pour être fanatique, et trop vertueux pour être rebelle, parla aux Seize, comme un homme qui préfère son devoir à sa vie ; et il en fut récompensé en mourant pour l’État. L’infamie de son supplice fut un titre de plus pour sa gloire. Il faut louer l’orateur qui s’honora lui-même en faisant son éloge ; pour l’éloge même il n’ajouta rien à la mémoire de Brisson ; il n’en avait pas besoin.

On aime à voir aussi en 1609, un panégyrique adressé au duc de Sully ; il fut composé par un receveur des finances. Cet ouvrage est faible, et peu digne de son sujet ; mais c’était du moins un hommage rendu à un grand homme, dans un temps où ce grand homme servait l’État, et où, pour récompense, il n’avait que les calomnies de la cour, les fureurs des traitants et la haine de la nation à qui il faisait du bien. Il est vrai qu’un an plus tard, l’éloge eût été plus honorable encore, et pour le panégyriste et pour le héros, car, en 1610, Sully n’était plus rien. Mais il ne faut pas trop exiger des hommes ; et s’il y a un exemple d’une statue élevée à un roi après sa mort, il n’y en a pas de panégyrique adressé à un ministre après sa disgrâce.

Jamais parmi nous, peut-être, la louange ne fut quelque chose de si respectable et de si grand, que lorsqu’elle fut destinée à célébrer Henri IV ; jamais elle ne fut si unanime. Il y a eu quelquefois des réputations, quoiqu’en petit nombre, qui choquaient les mœurs et les idées générales dominantes dans un pays ; c’était comme un aveu involontaire et forcé, que certaines qualités brillantes arrachaient à ceux même qui étaient le plus loin de les partager : mais quand le mérite d’un grand homme se concilie parfaitement avec les préjugés, le caractère et les penchants d’un peuple, alors sa célébrité doit augmenter, parce que l’amour-propre de chaque citoyen protège pour ainsi dire la réputation du prince ; et c’est ce qui arriva à Henri IV. On peut dire qu’il fut véritablement le héros de la France. Ses talents, ses vertus, et jusqu’à ses défauts, tout, pour ainsi dire, nous appartient. Mornay et Sully purent blâmer l’excès de sa valeur, mais la nation aimait à s’y reconnaître ; la politique même le justifiait. Pour rassurer ses amis, pour étonner ses ennemis, il fallait des prodiges, et il n’avait presque que des vertus à opposer à des armées. Alors la témérité même cessait de l’être ; et ce grand homme appuyait le peu de forces qu’il avait des forces réelles de l’admiration et de l’enthousiasme. Sa gaieté au milieu des combats, ses bons mots dans la pauvreté et le malheur, toutes ces saillies d’une âme vive et d’un caractère généreux, cette foule de traits que l’on cite, et qui sont à la fois d’un homme d’esprit et d’un héros, semblaient peindre en même temps l’imagination française, et le genre d’esprit avec le caractère national. Enfin, ses amours, ses faiblesses, tous ces sentiments, qui le plus souvent étaient des passions, et que les grâces d’un chevalier ennoblissaient encore, lorsqu’ils n’étaient que des goûts, ne paraissaient pas des défauts qu’on pût lui reprocher. La nation en l’admirant, aimait à se persuader qu’on peut mêler la galanterie à la grandeur et que le caractère d’un Français fut en tout temps d’allier la valeur et les plaisirs. Mais ce qui a consacré sa réputation dans l’Europe, c’est sa bonté, c’est cette vertu qui ne permit jamais à la haine d’entrer dans son cœur, qui fit que, sans politique et sans effort, il pardonna toujours, et se serait cru malheureux de punir ; qui, avec ses amis, lui donnait la familiarité la plus douce, envers ses peuples la bienveillance la plus tendre, avec sa noblesse la plus touchante égalité ; ce sentiment si précieux qui quelquefois, dans des moments d’amertume et de malheur, lui faisait verser les larmes d’un grand homme au sein de l’amitié ; ce sentiment qui aimait à voir la cabane d’un paysan, à partager son pain, à sourire à une famille rustique qui l’entourait, ne craignit jamais que les larmes et le désespoir secret de la misère, vinssent lui reprocher des malheurs ou des fautes : voilà ce qui lui a concilié les cœurs de tous les peuples, voilà ce qui le fait bénir à Londres comme à Paris. Et qui, en voyant sur presque toute l’étendue de la terre, les hommes si malheureux, tant de fléaux de la nature, tant de fléaux nés des passions et du choc des intérêts, le genre humain écrasé et tremblant, éternellement froissé entre les malheurs nécessaires, et les malheurs que l’indulgence et la bonté auraient pu prévenir, peut se défendre d’un attendrissement involontaire, lorsqu’il voit s’élever un prince qui n’a d’autre passion et d’autre idée, que celle de rétablir le bonheur et la paix ? Il semble, en s’occupant de lui, en suivant ses actions, en pénétrant dans son cœur, qu’on respire un air plus doux, et que le calme et la sérénité se répandent, du moins pour quelques moments, sur ce globe infortuné qu’on habite.

Peu de princes dans l’histoire ont eu ce caractère de bonté, comme Henri IV. Celle d’Auguste fut la bonté d’un politique qui n’a plus d’intérêts à commettre des crimes ; celle de Vespasien fut souillée par l’avarice et par des meurtres ; celle de Titus est plus connue par un mot à jamais célèbre, que par des actions ; celle des Antonins fut sublime et tendre, mais une certaine austérité de philosophie qui s’y mêlait, lui ôta peut-être ces grâces si douces auxquelles on aime à la reconnaître ; parmi nous, celle de Louis XII, à jamais respectée, manque pourtant un peu de la dignité des talents et des grandes actions : car, il faut en convenir, nous sommes bien plus touchés de la bonté d’un grand homme que de celle d’un prince qui a de mauvais succès et des fautes à se faire pardonner. Mais la bonté de Henri IV fut tout à la fois celle d’un particulier aimable et d’un héros. Il ne faut donc pas s’étonner si, pendant sa vie ou après sa mort, il fut célébré par plus de cinq cents panégyristes, tant poètes qu’orateurs ; il ne faut pas s’étonner si, malgré l’éloquence brute et sauvage de son siècle, on ne trouve presque aucune des oraisons funèbres de ce prince, où il n’y ait quelque mouvement éloquent sur sa mort.

Ici ce sont des imprécations contre le lieu où le meurtre a été commis. L’orateur veut que tous les citoyens en passant dans cette rue malheureuse, s’arrêtent pour y verser des larmes ; il veut que la dernière postérité des Français vienne s’attendrir sur le lieu qui a été teint du sang du meilleur des rois.

Un autre parle tout à coup au meurtrier comme s’il était présent, et lui reproche de ne pas s’être laissé attendrir par les vertus d’un si excellent prince. Il peint la haine et la fureur du peuple, qui aurait voulu arracher ce monstre des mains des bourreaux, pour le déchirer de ses propres mains. Il peint des Français témoins du supplice, et par un mélange affreux de férocité et de tendresse, changés tout à coup en cannibales, dévorant la chair sanglante de l’assassin.

Un autre s’adresse au peuple qui l’environne et le prie de suspendre ses larmes, parce qu’il ne peut résister lui-même à un spectacle si touchant, et craint d’être obligé de s’interrompre. Il parle des bienfaits qu’il a lui-même reçus de ce prince dont il était aimé ; il joint sa douleur particulière à celle de toute la France, et il finit par faire à son bienfaiteur et à son prince, les adieux les plus passionnés, comme l’ami le plus tendre pourrait les faire sur le tombeau et à la vue des cendres de son ami.

Enfin, je citerai encore un de ces discours, dont l’exorde m’a paru aussi simple que touchant. L’orateur raconte qu’un des Hébreux captifs aux bords de l’Euphrate, voulant adoucir l’ennui de ses malheurs, fait préparer un repas dans sa cabane, et envoie son fils inviter quelques-uns de leurs frères pour se réunir et se consoler ensemble. Un moment après, son fils accourt, pâle, les yeux en pleurs, et palpitant d’effroi. « Ô mon père ! dit-il au vieillard, plus de festin, plus de joie ; je viens de rencontrer un de nos frères égorgé dans la rue… »« et moi aussi, dit l’orateur, j’ai vu le plus affreux des spectacles : j’ai vu dans Paris, au milieu de la pompe et de l’appareil des fêtes, j’ai vu : un corps sanglant et percé de coups. Non, ce n’était pas celui d’un de nos frères, c’est celui de notre père, celui du meilleur des rois, de Henri IV », etc.

C’est ainsi que dans un siècle où l’on n’avait encore aucune idée de la vraie éloquence, la force d’un sujet pathétique et terrible, inspirait aux orateurs ou des mouvements, ou des traits heureux64.

Il est triste qu’un pareil sujet n’ait pas été alors traité par un homme véritablement éloquent, et qui, en prononçant cet éloge funèbre, se proposât un but utile à la nation. En effet, qu’on suppose un orateur doué par la nature de cette magie puissante de la parole, qui a tant d’empire sur les âmes et les remue à son gré ; qu’il paraisse aux yeux de la nation assemblée pour rendre les derniers devoirs à Henri IV ; qu’il ait sous ses yeux le corps de ce malheureux prince ; que peut-être, le poignard, instrument du parricide, soit sur le cercueil et exposé à tous les regards ; que l’orateur alors élève sa voix, pour rappeler aux Français tous les malheurs que depuis cent ans leur ont causés leurs divisions et tous les crimes du fanatisme et de la politique mêlés ensemble ; qu’en commençant par la proscription des Vaudois et les arrêts qui firent consumer dans les flammes vingt-deux villages, et égorger ou brûler des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, il leur rappelle ensuite la conspiration d’Amboise, les batailles de Dreux, de Saint-Denis, de Jarnac, de Montcontour, de Coutras ; la nuit de la Saint-Barthélemi, l’assassinat du prince de Condé, l’assassinat de François de Guise, l’assassinat de Henri de Guise et de son frère, l’assassinat de Henri III ; plus de mille combats ou sièges, où toujours le sang français avait coulé par la main des Français ; le fanatisme et la vengeance faisant périr sur les échafauds ou dans les flammes, ceux qui avaient eu le malheur d’échapper à la guerre ; les meurtres, les empoisonnements, les incendies, les massacres de sang-froid, regardés comme des actions permises ou vertueuses ; les enfants qui n’avaient pas encore vu le jour, arrachés des entrailles palpitantes des mères, pour être écrasés ; qu’il termine enfin cet horrible tableau par l’assassinat de Henri IV, dont le corps sanglant est dans ce moment sous leurs yeux ; qu’alors attestant la religion et l’humanité, il conjure les Français de se réunir, de se regarder comme des concitoyens et des frères ; qu’à la vue de tant de malheurs et de crimes, à la vue de tant de sang versé, il les invite à renoncer à cet esprit de rage, à cette horrible démence qui, pendant un siècle, les a dénaturés, et a fait du peuple le plus doux un peuple de tigres ; que lui-même prononçant un serment à haute voix, il appelle tous les Français pour jurer avec lui sur le corps de Henri IV, sur ses blessures et le reste de son sang, que désormais ils seront unis et oublieront les affreuses querelles qui les divisent ; qu’ensuite, s’adressant à Henri IV même, il fasse, pour ainsi dire, amende honorable à son ombre, au nom de toute la France et de son siècle, et même au nom des siècles suivants, pour cet assassinat, prix si différent de celui que méritaient ses vertus ; qu’il lui annonce les hommages de tous les Français qui naîtront un jour ; qu’en finissant il se prosterne sur sa tombe et la baigne de ses larmes : quelle impression croit-on qu’un pareil discours aurait pu faire sur des milliers d’hommes assemblés, et dans un moment où le spectacle seul du corps de ce prince, sans être aidé de l’éloquence de l’orateur, suffisait pour émouvoir et attendrir ? Peut-être l’effet de ce discours ne se serait-il pas borné à une émotion passagère, peut-être par la suite aurait-il pu prévenir de nouvelles divisions et de nouveaux crimes.

Au reste, les louanges prodiguées à la mémoire de Henri IV, à l’instant de sa mort, ne furent point semblables à tant d’éloges de princes ou d’hommes puissants qui, après avoir retenti sous les voûtes des temples dans une cérémonie funèbre, semblent le moment d’après aller se perdre et s’ensevelir avec eux dans la tombe qui les attend. La justice et la renommée qui le louèrent sur son tombeau, ne s’éloignèrent des bords du mausolée, que pour aller répéter ces éloges de pays en pays et de siècle en siècle.

On peut dire qu’aujourd’hui ce prince a une espèce de culte parmi nous ; tous les talents et tous les arts ont été employés à lui rendre hommage. Les mémoires de Sully, en peignant les détails de sa vie domestique, nous ont rendu son souvenir encore plus cher, parce qu’ils montrent partout l’homme sensible à côté du grand homme. Un homme célèbre a immortalisé ses vertus comme sa valeur. Le pinceau de Rubens a tracé son apothéose sur la toile : l’art des Phidias offre sa statue aux regards de tous les citoyens. L’éloquence et le zèle ont produit une foule d’ouvrages qui lui sont tous consacrés, et où la sensibilité loue la vertu. Le pinceau, la gravure, la sculpture même, ont multiplié ses bustes ou ses portraits. Le citoyen obscur aime à décorer son appartement de cette image, comme il aime à voir le portrait d’un ami ou d’un père. On a représenté quelques-unes des époques de sa vie, en bronze et en marbre ; on les a fait servir d’ornement à ces boîtes, invention et amusement du luxe, que le goût et les modes françaises font valoir et distribuent dans l’Europe : le peuple même connaît et bénit sa mémoire. Le peuple, courbé sous ses travaux, prononce souvent le nom de Henri IV, et attache à ce nom des idées qui l’intéressent. Enfin, lorsque la mort, parmi nous, ouvre les tombeaux où reposent les cendres de nos rois, la foule des citoyens qu’une curiosité inquiète et sombre précipite sous ces voûtes, pour y voir à la fois les monuments de la grandeur et de la faiblesse humaine, à la lueur des flambeaux et des torches funèbres qui éclairent ces lieux, semble ne demander, ne chercher que Henri IV. Ils s’arrêtent au pied de son cercueil, ils l’examinent, ils l’entourent, ils semblent lui redemander un grand homme, et se livrent avec un mélange d’attendrissement et de terreur à toutes les idées que la vue de ce tombeau leur inspire65. Tel est l’hommage qu’au bout de 190 ans la reconnaissance des peuples rend encore aux vertus des rois. On ne peut comparer cette espèce de culte qu’à celui que les habitants de l’ancienne Rome rendirent à la mémoire d’Antonin. On sait que pendant deux siècles chaque citoyen dans sa maison eut l’image de cet empereur. On sait que les pères de famille l’invoquaient ; et les tyrans même prenant le surnom d’Antonin pour en imposer, se couvraient de ce nom sacré, comme, dans les pays et dans les temps d’asiles, les assassins couraient se mettre à l’abri sous les statues des dieux.