M. Émile de Girardin.
Émile 64.
Questions de mon temps, 1836 à 1856 65
Questions de l’année 66.
M. Émile de Girardin est certainement une des figures de ce temps-ci les plus caractérisées et les plus en évidence. Son nom, connu de tous, éveille, dès qu’on le prononce, des passions en bien des sens et mille questions à la fois, des discussions de toutes sortes, politiques, sociales ; la seule question littéraire est absente et fait défaut, à ce qu’il semble. Il paraît difficile de conquérir ce nom à la littérature ; et pourtant c’est ce que je voudrais faire jusqu’à un certain point. Je désirerais parler de lui sans l’aborder comme un politique actif, ou du moins sans le suivre sur le terrain de la polémique présente. On l’a assez fait dans ce journal, auprès de moi ; je laisse aux fines plumes, et plus alertes que la mienne, leur duel habile et tout leur jeu. Pour moi, j’avais, lorsque je recommençai il y a près de trois ans ici 67 cette série d’études, un dessein que je n’ai exécuté que très-imparfaitement ; on n’accomplit jamais tous ses desseins ; le mien eût été de neutraliser le pays des Lettres, non pas de le rendre à jamais inviolable et sacré comme l’était le territoire de Delphes dans l’Antiquité, — ce serait trop demander à nos mœurs et à nos usages, — mais de le rendre au moins plus hospitalier et plus ami, pour qu’on pût y être juste les uns envers les autres et que « les iniquités de la polémique » ne nous y suivissent pas. J’ai essayé tout d’abord d’appliquer cette idée à l’étude de M. Veuillot ; je l’ai essayé encore, ce qui était plus délicat en raison de la délicatesse même du sujet, à l’égard de M. Prevost-Paradol. J’eusse aimé à le faire pour M. Proudhon, pour M. Louis Blanc, pour bien d’autres. Les circonstances m’ont détourné. Aujourd’hui en venant choisir M. de Girardin et le prendre en dehors de la polémique proprement dite, je n’ai pas tant d’efforts à faire : M. de Girardin peut être quelquefois un adversaire, il n’est pas un ennemi. Il suffit, pour se sentir à l’aise en parlant de lui, de l’avoir rencontré souvent, de l’avoir trouvé si impartial envers les personnes, si oublieux de toute injure, si étranger à toute rancune, si oublieux des choses seules et des questions importantes, de celles du jour, de celles de demain, un esprit sincèrement, obstinément voué à la prédication des idées qu’il croit justes et utiles.
I.
Son premier écrit, Émile, publié en 1827 à l’âge de vingt et un ans, a été le point de départ de tout son développement ; c’est la clef de sa conduite ultérieure et de ses doctrines ; c’est aussi l’anneau par où il se rattache au passé et à toute une famille d’esprits que nous connaissons et qui est nôtre. Un jour que je l’avais entendu raconter avec feu ses premières années, il m’est arrivé d’écrire :
« Émile de Girardin est un produit de l’éducation naturelle. Né clandestinement, nourri avec mystère dans un quartier désert de Paris, puis emmené et comme perdu dans une campagne de Normandie, ayant reçu les premiers, les seuls éléments indispensables du curé du lieu, il grandit librement, sans assujettissement aucun ni discipline, et arrivé à l’âge de sentir, il trouva à sa disposition, dans un château voisin, une bibliothèque de dix ou vingt mille volumes, composée en grande partie d’histoires, de romans. Il lut tout cela pêle-mêle, avec avidité. Il avait d’abord, dit-il, des goûts de métaphysique, des goûts romanesques : ce ne fut qu’ensuite et par nécessité qu’il se fit positif. Il tua le René en lui ; mais il en avait eu le germe. Il est le chef et le type de ces générations résolues, tout appliquées au présent et à l’avenir. Il dira plus tard quand il verra Rome : « Je n’aime pas Rome, cela sent le mort. » La tradition ne lui est de rien ; le passé ne lui fera ni poids et gêne, ni contre-poids. Lui et ensuite M. de… (Morny) sont les premiers types et les plus nets, les plus distingués et les plus distincts, de ces générations du second tiers du siècle, guéries radicalement du René. »
On voit que j’entre aussitôt dans le vif avec lui. Le livre d’Émile, résultat de sa première éducation romanesque, et où il jeta son premier cri, est à la fois une confession déguisée à peine, et une imitation littéraire du genre mis en honneur par Chateaubriand, et qui se continuait chaque jour avec faveur par Adolphe, Édouard, Ourika , … toute cette postérité de René.
La situation d’Émile est celle même de l’auteur. Émile est fils
naturel ; il est pis que cela, il est fils adultérin, et en naissant il n’a pas été
reconnu par sa mère pas plus qu’il n’est accepté par son vrai père. Il n’est pas même un
enfant trouvé, il est un enfant abandonné. Il naît dans une société marâtre, désavoué
par elle, repoussé de tous les côtés, et il débute par un cri de révolte à la
Jean-Jacques, de ce Jean-Jacques dont il a reçu le baptême par le nom d’Émile, et qui
est mort l’ami et l’hôte de ses grands parents. Tous ses premiers sentiments, ses
premières pensées se ressentent nécessairement de cette position fausse ; les deux
Émile, celui du roman et celui de la réalité, se confondent sans qu’on les puisse
distinguer, si ce n’est par la conclusion. « J’ai fait, disait Émile à vingt ans,
j’ai fait du malheur de ma naissance la méditation de toute ma vie. »
Cela est
vrai d’Émile à vingt ans, de l’Émile du roman qui nous est montré se consumant dans sa
méditation et succombant sous son malheur. L’Émile de vingt et un ans aura, lui, autre
chose à faire qu’à méditer ; il en a assez désormais de la mélancolie, il coupe court à
la plainte, et s’il s’enfonce l’aiguillon, c’est pour agir.
La composition n’est rien dans Émile ; ce sont des feuillets épars, des
fragments écrits jour par jour, à celle qu’il aime, à Mathilde, fille d’un général ami
de son père et qu’il a l’espérance d’épouser, si une demande bien tardive d’adoption est
accueillie et si l’Arrêt qui doit prononcer de son sort lui est favorable. Durant quinze
nuits de veille et d’insomnie, il raconte toute sa vie de vingt ans, déjà si pleine, son
enfance, la distribution des prix où tous ses rivaux sont heureux et environnés de
caresses, où, lui, il n’a point de mère à embrasser ; la confidence du proviseur, l’acte
de naissance produit, avec son déguisement, l’inscription de rente qui l’accompagne, le
tout déchiré et mis en pièces par le jeune homme indigné ; la solitude d’un jeune cœur,
le besoin d’aimer, le besoin d’une famille, la plainte de la nature, l’amer abandon de
celui dont il a été dit : « Cui non risere
parentes. »
Ceux qui sont si empressés à refuser aux hommes engagés dans la vie active et dans l’âpreté des luttes publiques la faculté de sentir et de souffrir n’ont pas lu Émile, où se rencontrent, au milieu d’une certaine exaltation de tête, tant de pensées justes, délicates ou amères nées du cœur :
« A l’âge où les facultés sont usées, où une expérience stérile a détruit les plus douces illusions, l’homme, en société avec son égoïsme, peut rechercher l’isolement et s’y complaire ; mais, à vingt ans, les affections qu’il faut comprimer sont une fosse où l’on est enterré vivant. »
« Cette proscription qui désole mon existence ne cessera entièrement que lorsque j’aurai des enfants que je vous devrai (il s’adresse à celle qu’il considère déjà comme sa compagne dans la vie) ; je le sens, j’ai besoin de recevoir le nom de père pour oublier que le nom de fils ne me fut jamais donné. »
Émile parle de source et, quand il le pourrait, il n’a à s’inspirer d’aucun auteur
ancien ; la tradition, je l’ai dit, ne le surcharge pas ; elle commence pour lui à
Jean-Jacques, et guère au-delà : c’est assez dans le cas présent. Mais de même que je me
rappelais tout à l’heure Virgile en le lisant, je ne puis m’empêcher encore de me
reporter à cette autre parole d’Andromaque dans Euripide, laquelle, au plus fort de ses
douleurs et de ses alarmes maternelles, s’écrie : « … Oui, cela est vrai pour
tous les hommes : leurs enfants, c’est leur âme même, et celui qui, pour n’en avoir
pas l’expérience, dit le contraire, celui-là souffre moins, mais il est
heureux sans bonheur. »
Ce qu’Andromaque dit là et qui s’applique aux
célibataires ou aux époux sans enfants, on peut le dire réciproquement des enfants
orphelins ou abandonnés et qui n’ont ni père ni mère. Même lorsqu’ils peuvent sembler
heureux ou contents, ils sont heureux sans bonheur. Cette parole me
revenait en lisant Émile et en assistant à l’analyse si ferme, si
douloureuse et si ardente de cette situation profondément fouillée.
Les sentiments naturels et affectueux, mortellement affligés, se compliquent, chez Émile, de l’orgueil froissé, irrité et d’autant plus susceptible ; c’était inévitable. Il y a trois classes dans la société : la classe supérieure et privilégiée, la classe moyenne et bourgeoise, la classe laborieuse et besogneuse. Émile de bonne heure a fait son choix : c’est dans la première qu’il aspire à marquer son rang, à le reconquérir. La seconde ne lui semble pas digne de quiconque a reçu de la nature une ambition véritable :
« Si vous avez ce véritable orgueil indépendant des circonstances, cet élan du mérite ; si vous avez un cœur doué de sensibilité, ne souhaitez jamais cet état intermédiaire qui place entre les grands qu’il faut être attentif à ménager et les pauvres que l’on est impuissant à secourir, entre le ton protecteur qui blesse et la prière qui afflige… »
J’ai noté ce passage, parce qu’il est empreint de la marque de Jean-Jacques. Il y est question des grands, et il n’y en a plus aujourd’hui. Mais à vingt ans, sous la Restauration, dans ce cadre nouvellement réparé et redoré à neuf ou à l’antique, il était permis de s’y tromper. Émile n’a cessé depuis de se former et d’apprendre ; il ne tardera pas à en appeler de ces trois classes, et, tout en marquant toujours sa place dans les premiers rangs, il ne verra bientôt plus autour de lui qu’une société moderne, ouverte à tous, et ne portant sur sa bannière que trois mots inscrits : Activité, talent, fortune.
Il est difficile aux auteurs de ne pas se peindre, surtout dans un premier ouvrage : Émile, qui ne fait autre chose que se raconter à Mathilde, essaye à un endroit de se peindre aussi, ou du moins de tracer l’idéal relatif qu’il a parfois devant les yeux et qu’il est tenté de réaliser :
« Il y aurait, dit-il, un caractère intéressant à développer dans un roman ; ce serait celui d’un jeune homme né comme moi sans famille, sans fortune, suffisant à tout ce qui lui manquerait par sa seule énergie, et dont les forces croîtraient avec les obstacles ; un jeune homme qui se placerait au-dessus d’une telle position par un tel caractère ; qui, loin de se laisser abattre par les difficultés, ne penserait qu’à les vaincre, et, esclave seulement de ses devoirs et de sa délicatesse, aurait su parvenir, en conservant son indépendance, à un poste assez élevé pour attirer sur lui les regards de la foule et se venger ainsi de l’abandon. Tracer ce caractère, raconter cette vie, ce serait remonter aux droits primitifs de l’homme, ce serait toucher à toutes les conditions sociales, ce serait appeler l’attention du philosophe et du législateur sur des questions qui n’ont pas encore été soulevées… Un tel caractère serait sans doute un modèle que je me suis plus d’une fois proposé. »
Émile a résolu, depuis, le problème, un peu autrement sans doute que dans cette donnée première qui supposait alors une société monarchique, à demi aristocratique et parfaitement régulière. Il a rencontré devant lui, en avançant, des obstacles bien autrement multipliés et périlleux que ceux qu’il prévoyait d’abord dans sa jeune misanthropie, encore austère. Il a dû changer d’armes plus d’une fois et se transformer pour se faire égal aux circonstances ; mais, certes, ce qui ne lui a jamais manqué, c’est le courage ; ce n’est pas non plus l’intelligence des temps, des moments et de la société moderne largement envisagée, hardiment comprise, et si souvent talonnée par lui ou devancée en plus d’un sens.
Le duel joue un grand rôle dans ce roman d’Émile, et il y a dans cet
épisode du livre comme un pronostic singulier et un sinistre augure. Émile, qui va dans
le monde comme on irait en pays ennemi, s’est fait de bonne heure une contenance qu’il
nous définit ainsi, à un moment où il juge à propos de la modifier : « Au lieu de
cet air grave qu’on m’avait reproché si souvent, comme me donnant un maintien
important et dédaigneux, je conservai le ton railleur et caustique que j’avais adopté
pour me dispenser de répondre directement aux questions… »
Il a souvent
rencontré un jeune homme, Édouard de Fontenay, qui l’a regardé d’un air qui lui
déplaît ; il a résolu de lui donner une leçon. Un mot qu’il laisse échapper devant son
excellent maître et ami l’abbé de La Tour éveille les craintes de ce dernier et, pour
prévenir un malheur, l’abbé croit devoir révéler à son élève le mystère de sa naissance
qu’il lui avait caché jusqu’alors. Cet Édouard, contre lequel Émile se montre si irrité
et qu’il veut châtier, est son propre frère utérin, le fils légitime de sa mère, et
l’abbé lui nomme alors cette mère pour la première fois. — « J’ai donc des
parents, repris-je vivement avec un mouvement qui ressemblait à de la joie, mais qui
dura moins de temps qu’il n’en fallut pour
l’exprimer. »
— Ceci est beau, beau de nature ; car, au
moment même où cette joie le traverse, une angoisse cruelle a saisi l’âme d’Émile : il
avait déjà provoqué Édouard, déjà le duel est réglé, c’est le lendemain malin qu’il doit
se battre, et il apprend que c’est contre un frère !
La description des préparatifs est très-sentie, et l’événement qui a tant marqué depuis dans la vie de M. de Girardin y donne un sens particulier et comme prophétique :
« Le mystère qu’il faut mettre à tous les apprêts d’un duel, ces apprêts mêmes, ont quelque chose d’horrible ; les soins, les précautions qu’il faut prendre, le secret qu’il faut garder, tout cela ressemble aux préparatifs d’un crime.
« Ces préparatifs peuvent n’avoir rien d’horrible, lorsque l’homme, altéré par la haine ou le ressentiment, a soif de la vengeance ; mais, lorsque le cœur est sans fiel et que l’imagination n’a pas usé toutes les douces émotions, il faut, pour ne pas s’effrayer de la pensée toujours affreuse d’un duel, toute la force d’un préjugé qui résiste aux lois mêmes qui le condamnent. »
Le duel, malgré sa menace, n’a rien ici de fratricide : le pistolet à la main, Émile fait des excuses à Édouard ; un témoin s’en étonne à haute voix plus qu’il ne convient, et c’est lui qu’Émile choisit à l’instant pour adversaire, priant Édouard lui-même de lui servir de témoin. Émile, blessé au bras gauche et qui s’abstient de tirer, a fait désormais ses preuves : il aura le droit d’être plus patient et moins susceptible à l’avenir.
Ce qui frappe le plus dans ce roman d’Émile, fait et publié par un
auteur de vingt et un ans « qui a connu la souffrance à l’âge où les jeunes gens,
en général, ne connaissent encore que le plaisir »
, c’est l’expérience précoce
du monde, la connaissance anticipée des hommes. Il s’y détache comme des profils
nettement tranchés, celui de l’homme de guerre, par exemple, tel qu’il apparaissait à nu
et se dessinait au lendemain du premier Empire :
« L’homme qui a toujours vécu dans les camps réduit toutes les questions de morale au mot d’honneur, tous les devoirs à l’observation de la discipline, et la vertu à la bravoure. Le plaisir est un butin qui lui appartient ; partout où il le trouve, il s’en empare sans scrupules et en jouit sans remords. Rien ne lui paraît plus dans la nature qu’un enfant naturel ; s’il n’a pas de famille, il est mis dans un régiment ; à défaut de mère, il a son colonel, et s’il n’a pas de nom, qu’il s’en lasse un sur le champ de bataille. Avec une telle perspective peut-on se plaindre de son sort ? »
C’est pris sur le fait et enlevé on ne peut mieux. La netteté, la résolution de l’esprit se retrouvent dans la parole qui ne fait qu’un saut sur le papier, et sans songer à ce qu’on appelle le style, ni y faire songer, il se trouve qu’on en a un. C’est le cas, quoiqu’on l’ait contesté, pour M. de Girardin.
Je note dans Émile quantités de pensées délicates et pures sur les femmes :
« La femme qui vous aime n’est qu’une femme ; celle que nous aimons est un être céleste dont tous les défauts se cachent sous le prisme à travers lequel il vous apparaît. »
Ou encore :
« Une femme dont on est aimé est une vanité ; une femme que l’on aime est une religion : vous serez tout pour moi, existence, vanité, religion, bonheur, tout. »
« Les femmes, qui sont si habiles en dissimulation, feignent plus adroitement que nous un sentiment qu’elles n’éprouvent pas ; mais elles cachent moins bien que les hommes une affection sincère et passionnée, parce qu’elles s’y adonnent davantage. »
Sur le bienfait, qui produit des effets si différents selon la terre qui le reçoit, selon les cœurs sur lesquels il tombe :
« Toutes les fois que le bienfait ne pénètre et ne touche pas le cœur, il blesse et irrite la vanité. »
Sur le désabusement qui vient si tôt, qui devance les saisons, et qui n’est pas même en rapport avec la durée naturelle de la vie :
« Il y a un certain âge dans la vie où l’exaltation n’est plus possible ; la sensibilité peut être assez profonde pour assister au spectacle de tant de maux et de tant de douleurs sans être entièrement usée, mais l’exaltation n’a jamais résisté à l’expérience du cœur humain. Il y a dans le cœur des hommes plus de pauvreté qu’il n’y a de misère dans la vie. »
La sévérité morale, si naturelle à la première jeunesse que rien n’a corrompue, s’y marque en bien des pensées :
« Dès que l’on aime, on a besoin de s’estimer ; la dignité est inhérente à tous les sentiments passionnés et au désir de plaire. »
« La sensibilité profonde est aussi rare que la vertu ; … le cœur qui peut se laisser séduire un instant ne s’attache véritablement qu’à ce qu’il respecte. L’estime est la plus forte de toutes les sympathies. »
La religion n’est pas absente dans Émile ; sans parler de l’abbé de La Tour qui la représente dignement par la plus pure morale, le nom de Dieu y revient souvent et y est invoqué par la bouche d’Émile :
« Il est impossible à l’homme qui médite souvent sur lui-même de ne pas remonter à la cause qui l’a fait naître ; toutes les grandes pensées aboutissent à Dieu…
« Dieu existe ! Quiconque a reçu la faculté de sentir et de penser ne peut nier cette mystérieuse assertion ; mais quiconque aussi voudra prouver▶ l’existence de Dieu ne pourra l’expliquer qu’à l’aide d’arguments que je m’abstiens de qualifier, parce que toutes les croyances doivent être inviolables, et qu’elles sont toutes sacrées pour moi tant qu’elles ne me sont point imposées. »
Les religions, on le voit, y sont respectées dans leur formes et honorées dans leur principe :
« Je crois que toutes les religions sont bonnes, je crois que, hors le fanatisme, toutes les erreurs des cultes obtiendront grâce devant Dieu, car notre ignorance est aussi son ouvrage… J’adopte toutes les idées religieuses qui peuvent élever l’esprit, je rejette celles qui le rétrécissent ; et s’il fallait décider entre toutes les religions établies celle qui me paraîtrait la meilleure, je répondrais : — La plus tolérante. »
À un endroit où le fils abandonné se suppose forçant enfin la destinée par sa vertu, parvenant à percer par ses œuvres, et méritant que sa mère revienne s’offrir à lui comme fit un jour la mère de D’Alembert au savant déjà illustre, il y a une apostrophe pieuse, un mouvement dans le goût de Jean-Jacques :
« Dieu ! que j’acquière quelque renom et que mes parents s’offrent à moi comme la comtesse de Tencin à son fils ! si je déchire leur cœur, ce ne sera qu’en leur prodiguant les témoignages d’un attachement et d’un respect…, etc. »
Toute cette partie d’Émile est bien d’un jeune écrivain qui a en lui du sang de cette famille chez qui Jean-Jacques trouva un asile et un tombeau. Émile a respiré de cet esprit qui flotte et murmure encore sous les saules et les peupliers d’Ermenonville.
Mais à côté de ces pensées délicates, généreuses, désintéressées, il se rencontre d’autres maximes effrayantes de précision, qui dénotent l’esprit positif du siècle, et qui ◀prouvent qu’à vingt ans Émile avait déjà deviné le sphinx :
« Aujourd’hui, se demande-t-il, quel moyen de sortir de l’obscurité ? A peine peut-on espérer atteindre aux limites de l’esprit : quel homme prétendrait les reculer ?
« Il n’y a plus à choisir entre la mort et un nom ; la gloire n’est plus qu’un mot creux : il ne sonne pas l’argent. La République et Napoléon ont usé l’enthousiasme. La fortune, arrêtée dans sa course par les débris de nos armes, agite le bonnet de la liberté comme une vaine marotte, ou bien en trafique comme d’une enseigne mercantile. La fortune est la religion du jour, l’égoïsme l’esprit du siècle.
« Pour surgir de l’obscurité il n’est plus qu’un moyen, grattez la terre avec vos ongles, si vous n’avez pas d’outils, mais grattez-la jusqu’à ce que vous ayez arraché une mine de ses entrailles… Quand vous l’aurez trouvée, on viendra vous la disputer, peut-être vous l’enlever ; mais, si vous êtes le plus fort, on viendra vous flatter, et, quand vous n’aurez plus besoin de personne, on viendra vous secourir. »
Et ceci encore, qui est dit d’ailleurs en bonne part et sans amertume :
« Le temps de la métaphysique a passé. La morale ne doit plus être qu’une démonstration mathématique dans un siècle où tout se réduit au positif des intérêts ; ce ne sont plus des préceptes qu’il faut, ce sont des exemples. La morale a changé de nom ; elle s’appelle maintenant statistique : c’est de la comparaison seule des faits que la vérité doit désormais jaillir… »
Tel est ce petit livre où l’on ne saurait méconnaître le talent et dans lequel, à défaut d’éclat et d’originalité de forme ou de style, il y a exaltation, chaleur, et même de l’éloquence. Comme il n’a été suivi d’aucune œuvre littéraire proprement dite, on ne lui avait pas rendu jusqu’ici assez de justice littérairement ni moralement. M. de Girardin y a fait, sans y songer, le testament de sa première jeunesse. Le premier Émile, celui du roman, meurt de désespoir et dans un transport au cerveau pour s’être vu enlever Mathilde au moment de l’obtenir : le second Émile, celui à qui nous aurons affaire désormais, sort de cette épreuve, au contraire, trempé, résolu, aguerri et enhardi, regardant la société en face, certain d’y entrer, décidé à forcer la barrière et à emporter l’obstacle, fut-ce d’assaut. Ceux qui l’ont connu à cet âge de première jeunesse et à cette heure de transition nous le dépeignent le plus charmant jeune homme, d’une figure agréable, très-distingué de tournure, très-élevé de sentiments, tout à fait de race ; tel d’ailleurs de caractère et d’humeur qu’on le voit encore aujourd’hui dans l’intimité, avec des intermittences de gaieté et de sérieux, habituellement doux comme un enfant, naïf même, et, quand il le faut, d’une audace, d’une vaillance et d’une intrépidité rares ; ayant naturellement le goût du bien, mais subissant l’influence des divers milieux. Tant de luttes et de combats, tant d’inimitiés soulevées depuis, tant de bruits contradictoires, d’injures et de calomnies même, ont pu obscurcir l’idée qu’on se fait de l’homme et en altérer l’impression, que j’ai tenu à dégager nettement ce premier portrait authentique d’Émile. Les amateurs recherchent les portraits avant la lettre ; je fais comme eux, et, quoi qu’il arrive ensuite, je suis sûr que, pour les lignes essentielles ou délicates, ces premières épreuves à l’usage des amis, et qui ne sont point dans le commerce, ne trompent pas.
I.
M. de Girardin, marié en 1831 avec la personne si distinguée qui doubla pendant tant d’années son existence, était mis en demeure plus que jamais de se frayer son chemin dans une société que les événements de 1830 avaient fort mélangée à la fois et simplifiée. Il imagina et entreprit coup sur coup plusieurs journaux et publications de divers genres qui répondaient à des besoins du temps, à des besoins encore vagues qu’il était l’un des premiers à deviner et à pressentir. Doué d’un coup d’œil économique précis, il comprit surtout cette vérité moderne, et qui régira de plus en plus tous les ordres d’activité, à savoir que c’est à tous désormais qu’il faut s’adresser pour réussir, et qu’il n’y a rien de tel pour fonder quelque chose et pour être quelqu’un que d’avoir notoriété et crédit chez chacun, chez tout le monde. Des instincts d’élégance et de distinction naturelle lui disaient assez en même temps que, si l’on se mettait au taux et au niveau de tout le monde, ce devait être pour élever ce niveau et non pour s’y rabaisser. Une pensée généreuse de progrès et d’amélioration sociale qu’il ne perdait jamais de vue le lui disait non moins nettement : car cet homme, qui parut de bonne heure si mêlé et si plongé dans les affaires, avait son but, sa visée supérieure et constante. Émile avait sauvé cela de ses premiers rêves, et toutes ses réflexions et ses expériences successives ne firent que l’y confirmer : il avait son système, son plan parfait et son idéal de société future, ce qu’on a pu appeler son coin d’utopie.
Sa fondation essentielle et vivante, à laquelle son nom restera attaché et qui fit révolution dans le journalisme par le bon marché et toutes les conséquences qui en découlent, est celle du journal La Presse, en juillet 1836. La contradiction qu’excita cette nouveauté inouïe, scandaleuse, d’un journal quotidien à quarante francs et la coalition soudaine des intérêts froissés et menacés allumèrent une polémique dans laquelle intervint alors, on le sait trop, la plus noble plume et la plus désintéressée en ces questions, celle d’Armand Carrel. Là où se pesaient des chiffres, il crut devoir jeter son nom et tout aussitôt son épée dans la balance. Il s’ensuivit un duel trop célèbre, dans lequel chacun des adversaires arrivant sans haine et sans fiel fit preuve d’un courage et d’un sang-froid qui ne conjura aucun danger. L’un fut grièvement blessé, l’autre périt. La situation de M. de Girardin, qui était député depuis déjà deux ans, fut profondément modifiée par cet accident fatal. Il avait désormais contre lui tout un parti, tout un groupe d’hommes passionnés qui, ardents à venger les résultats d’une rencontre qui n’avait rien eu d’inévitable et qu’on aurait pu prévenir, s’étaient juré de tout faire pour le perdre politiquement, socialement, et qui ne reculèrent devant aucun moyen. Il fallut à M. de Girardin, pour tenir tête à ces attaques réitérées et qui se renouvelaient sous toutes les formes depuis celle de l’insulte directe jusqu’à celle de la légalité la plus chicanière et la plus inquisitive, un sang-froid, un calme, une intrépidité bien supérieure encore à ce qu’il lui en avait fallu dans la rencontre funeste. Il avait de plus, en ne faiblissant pas de ce côté, à observer de l’autre la mesure convenable, à porter, sans l’afficher, le deuil même de sa victoire. Sa conduite, en ce dernier sens, fut des plus nobles, des plus dignes et, pour tout exprimer d’un mot, elle fut digne jusqu’au bout de l’illustre victime qu’il n’était pas allé chercher et dont il avait tout le premier essuyé le feu. Ayant vu, quelques années après, tomber également dans un duel mortel son collaborateur de La Presse, Dujarier, il prononça sur sa tombe, le 14 mars 1845, des paroles qui méritent d’être rappelées et qui témoignent d’un sentiment profond :
« Si j’élève ici la voix, disait-il, ce n’est pas seulement pour exprimer de vains regrets et rendre un pieux hommage aux rares qualités que m’avaient fait reconnaître et honorer en lui des relations dont chacune était une épreuve journalière et décisive… Mais, placé entre la tombe qui est sous mes yeux et celle qui demeure ouverte et cachée dans mon cœur, je sens que j’ai un devoir impérieux à remplir, devoir trop douloureux pour n’être pas solennel !
« Que ces mots : « Je vais me battre en duel pour la cause la plus futile et la plus absurde », écrits d’une main calme et ferme par Dujarier, une heure avant qu’il reçut le coup mortel, ne s’effacent jamais de la mémoire d’aucun de nous.
« Moins qu’à tout autre, je le sais, il m’appartient, en cette douloureuse circonstance, de prononcer ici les noms de la Religion et de la Raison ; aussi leur langage élevé n’est-il pas celui que je viens faire entendre, mais l’humble langage qui me convient… »
Et il donnait quelques conseils pratiques, des conseils qui s’adressaient particulièrement aux témoins, seuls juges du cas d’inévitable extrémité auquel il fallait réduire de plus en plus cette odieuse pratique, débris persistant d’une autre époque.
Enfin au lendemain de février 1848, après la proclamation de la République, un projet de députation ayant été formé dans les Écoles pour aller rendre un hommage public à la mémoire d’Armand Carrel sur sa tombe, M. de Girardin déclara qu’il y serait des premiers et se joindrait au cortège, ce qu’il ne manqua pas de faire. Il se mêla le jeudi 2 mars à cette foule républicaine, qui partit de l’Hôtel de Ville pour le cimetière de Saint-Mandé, et il prononça sur la tombe de celui dont il portait en lui l’image voilée quelques paroles émues et simples qui obligèrent Marrast lui-même à lui donner la main.
Aujourd’hui que les cendres sont refroidies et que les mânes sont apaisés, pourquoi ne dirait-on pas tout ce qu’on pense ? Dans ce duel fatal, qui priva en 1836 l’opposition républicaine et anti-dynastique de son chef le plus estimé, ce n’étaient pas deux individus qui étaient en présence, c’étaient deux systèmes, deux doctrines, et dont l’une devait tôt ou tard tuer l’autre.
Les individus en eux-mêmes, on vient de le voir, n’avaient rien d’hostile : ces deux hommes que six années d’âge distançaient à peine et qui n’étaient séparés que par une génération, ne se connaissaient pas, ils ne s’étaient peut-être jamais vus auparavant, ils n’avaient certainement pas causé ensemble ; ils n’avaient rien de personnel l’un contre l’autre. Ce fut un duel sans colère, sans fiel aucun, et en quelque sorte abstrait, pour l’honneur du drapeau.
Quel était donc ce double drapeau ? et que représentent pour nous aujourd’hui, et vus ainsi de loin, ces deux rivaux signalés et comme désignés à l’avance ?
L’un, homme d’épée, républicain plus théorique que pratique, sachant l’histoire, se rattachant aux anciens partis, ayant ses principes, mais aussi ses prédilections, ses antipathies, ses haines, cherchant à combiner et à nouer dans un seul faisceau plus de choses sans doute qu’il n’est donné d’en concilier, représentait avec un talent vigoureux et des mieux trempés la presse sévère, probe, mais fermée, exclusive, ombrageuse et méfiante, un peu sombre, la presse à la fois libérale, guerrière, patriotique et anti-dynastique ; moins encore un ensemble de doctrines ou un système d’idées qu’une position stratégique et un camp. L’autre représentait, à cette date, l’esprit d’entreprise, l’innovation hardie, inventive, l’esprit économique et véritablement démocratique, le besoin de publicité dans sa plénitude et sa promptitude, les intérêts, les affaires, les nombres et les chiffres avec lesquels il faut compter, la confiance qui est l’âme des grands succès, l’appel à tous, l’absence de toute prévention contre les personnes, y compris les personnages dynastiques, l’indifférence aux origines pourvu qu’il y eût valeur, utilité et talent ; il était l’un des chefs de file et des éclaireurs de cette société moderne qui n’est ni légitimiste ni carbonariste, ni jacobine ni girondine, ni quoi que ce soit du passé, et qui rejette ces dénominations anciennes, surannées déjà ; qui est pour soi, pour son développement, pour son progrès, pour son expansion en tous sens et son bien-être ; qui, par conséquent, est pour la paix et pour tout ce qui la procure et qui l’assure, et pour tout ce qu’elle enfante ; qui aurait pris volontiers pour son programme, non pas la revanche des traités de 1815 ou la frontière du Rhin, mais les chemins de fer avant tout.
Je ne pose que les points principaux et comme les premiers jalons de la double route ; mais il est clair qu’il y avait antagonisme, antipathie, incompatibilité entre les esprits et les procédés. Ces deux hommes d’ailleurs, également courageux et sans peur, marchant également tête haute et la poitrine en dehors, aimaient la liberté, mais différemment : l’un, qui n’a pas donné son dernier mot et dont on ne peut que deviner l’entière pensée tranchée avant l’heure, aimait la liberté, mais armée, glorieuse, imposante, et, pour tout dire, la liberté digne d’un consul : — il faut convenir aussi que cette forme a bien de l’éclat et de l’attrait ; — il aimait la liberté réglée par les mœurs, par les lois mêmes, la liberté organisée et peut-être restreinte ; l’autre aimait et voulait la liberté complète, cosmopolite, individuelle au suprême degré dans tous les genres, civile, religieuse, intellectuelle, industrielle, commerciale, à la manière d’un Hollandais, d’un Belge ou d’un citoyen de New-York : le plus Américain des deux n’était pas celui qui croyait l’être. L’un avait le dégoût prompt et altier ; l’autre ne l’avait pas et suivait son idée à travers tout. L’un, fier et chevaleresque, jetait le gant aux Gouvernements existants et se tenait debout, presque seul à la fin, dans une position étroite, difficile, contentieuse, se couvrant des habiletés et de la vigueur de sa plume, disputant le terrain pied à pied, sans rompre d’une semelle, comme on dit. L’autre jetait le gant aussi, mais il le jetait aux préjugés, à la routine, quelquefois en apparence au sens commun, et, pour mieux frapper, il poussait l’idée neuve, l’idée juste jusqu’au paradoxe, jusqu’au scandale et à l’impossible, sauf à reculer légèrement après : il faisait trois pas en avant pour en gagner deux. Il savait que le plus grand ennemi de tout progrès et de toute réforme sociale, surtout en cette France qui passe pour le pays des nouveautés et qui est « la patrie des abus », c’est la paresse, l’apathie, et que la première chose à faire est de la piquer au vif, cette apathie, et de la faire sortir d’elle-même, dût-on l’avoir d’abord contre soi. Obtenez d’emblée et avant tout qu’on fasse attention et qu’on y regarde, le reste suivra. L’essentiel, en tout début, est de mordre sur le public ; si vous y atteignez, le plus fort est fait. On ne prend les très-gros poissons qu’en les harponnant. Il y a des mots pour cela, des étiquettes de pensée, des têtes d’article, il y a des formules saisissantes, pénétrantes, et qui réveillent le monstre en sursaut. On regimbe, mais on a été secoué. C’est beaucoup, savez-vous ? quand on est journaliste, publiciste, d’avoir le génie et le démon de la publicité.
Je laisse chacun achever un parallèle qui n’est pas de pure forme, et où tant d’idées se pressent. L’issue du duel de Saint-Mandé ne fut donc pas seulement un accident fatal, ce fut un signe. On peut gémir, regretter ; il y avait l’âge d’or dans le passé, je l’accorde, l’âge d’or dans la presse : on a aujourd’hui l’âge d’argent. Qu’y faire ? C’est l’éternelle loi. Jupiter détrône Saturne et le mutile ; Romulus a tué Remus. Pourquoi faut-il que le mythe sanglant ait été, cette fois encore, une réalité ? Mais, à travers tout, les faits sociaux s’accomplissent ; les entraves devenues trop étroites se brisent ; les cercles s’élargissent à l’infini ; la publicité coule à pleins bords : si c’est l’inconnu, c’est aussi la vie et la condition de l’avenir.