(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 17, quand ont fini les représentations somptueuses des anciens. De l’excellence de leurs chants » pp. 296-308
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 17, quand ont fini les représentations somptueuses des anciens. De l’excellence de leurs chants » pp. 296-308

Section 17, quand ont fini les représentations somptueuses des anciens. De l’excellence de leurs chants

L’art des pantomimes, celui des comédiens qui sçavoient executer la déclamation partagée en deux tâches, l’art des compositeurs de déclamation, en un mot, plusieurs des arts subordonnez à la science de la musique seront péris, suivant les apparences, quand les représentations somptueuses qui avoient donné l’être à la plûpart de ces representations, et qui faisoient subsister ceux qui les cultivoient, auront cessé sur le théatre de Marcellus et sur les autres théatres vastes et capables de contenir des milliers de spectateurs. En quel tems précisément ces théatres magnifiques, et dont la grandeur avoit donné lieu à mettre dans la représentation des pieces dramatiques tous les rafinemens dont nous avons parlé, furent-ils abandonnez ?

Je répons : nous voïons bien dans les ouvrages de saint Augustin, qui mourut l’an quatre cens trente de l’ère chrétienne, que dès son temps les théatres commençoient à se fermer dans la plûpart des villes de l’empire romain.

L’inondation des nations barbares qui se répandoient dans tout l’empire, ôtoit au peuple des païs désolez le moïen de faire la dépense des spectacles. nisi fortè… etc., dit ce pere, en parlant de la situation présente de l’état. Mais d’un autre côté nous voïons aussi dans plusieurs lettres de Cassiodore, qui ont été déja citées, et qui sont écrites vers l’an de Jesus-Christ cinq cens vingt, que les théatres étoient encore ouverts à Rome un siecle entier après les temps dont parle S. Augustin. Les grands théatres de cette capitale n’avoient pas été fermez, ou bien on les avoit rouverts.

Suivant les apparences, ils ne furent fermez pour toujours, que lorsque Rome eut été prise et ruinée par Totila.

Ce sac plus cruel dans toutes ses circonstances que les précedens, et qui fut la cause qu’on vit des femmes patriciennes mandier à la porte de leurs propres maisons, dont les barbares s’étoient rendus les maîtres, est la véritable époque de l’anéantissement presque total des lettres et des arts, que du moins on cultivoit toujours, quoique ce fut sans beaucoup de fruit. Les grands artisans étoient bien disparus depuis long-temps, mais ce ne fut que dans ce temps-là que les arts mêmes disparurent. Tous les nouveaux désastres qui suivirent de près le sac de Rome par Totila, firent sécher, pour ainsi dire, les plantes qu’il avoit déracinées.

Voilà quel fut le sort du théatre antique dans l’empire d’occident. Ces hommes nez plus industrieux que laborieux, et qui veulent toujours subsister d’un travail qui ne soit point pénible, ne pouvant plus vivre des profits du théatre qui les avoit nourris jusqu’alors, ou moururent de faim ou changerent de métier, et les personnes du même caractere qui vinrent après eux exercerent leurs talens dans d’autres professions.

J’interromprai ici par quelques lignes la suite de mon discours, pour expliquer en quel sens j’ai dit que les theatres avoient été fermez dans Rome, suivant toutes les apparences, quand cette ville fut saccagée par Totila. J’ai voulu dire seulement que le théatre de Marcellus et les autres théatres magnifiques furent détruits ou devinrent inutiles par le dommage qu’ils avoient souffert, et que ces représentations somptueuses qu’on y donnoient cesserent, mais je n’ai pas prétendu dire que toute représentation de comédies ait cessée, au contraire, je crois que dans Rome et dans les autres grandes villes qui avoient essuïé les mêmes malheurs que cette capitale, on commença dès que les temps furent redevenus moins orageux, à joüer des pieces de théatres, mais sans l’appareil ancien. Par une révolution ordinaire dans le monde, la scéne si somptueuse dans le douziéme siecle de la fondation de Rome, sera redevenuë dans le treiziéme siecle de cette ère, aussi simple qu’elle l’étoit au commencement de son cinquiéme siecle. Elle sera redevenuë dans l’état où Livius Andronicus l’avoit trouvée.

Nous avons une preuve sensible dans les capitulaires de nos rois de la seconde race, pour montrer que de leur temps il y avoit des comédiens de profession qui joüoient des pieces de théatre. C’est qu’ils y ont renouvellé la loi du code théodosien, laquelle défendoit toute sorte de profanation sur la scéne. nous condamnons, disent les capitulaires, à peine afflictive et à l’exil… etc. les comédiens auroient dû dans tous les temps s’interdire à eux-mêmes cette profanation. Cependant notre roi Charles IX fut encore obligé de la défendre dans l’édit qu’il publia en mil cinq cens soixante et un sur les cahiers et doleances des états generaux assemblez dans Orleans. L’article vingt-quatriéme de cet édit, porte : défendons à tous joüeurs de farces, bâteleurs et autres semblables… etc. ce qui prouve que cette loi ne fut point exactement observée, c’est qu’elle fut renouvellée dans l’édit que publia le roi Henri III sur les remontrances des états géneraux assemblez à Blois en mil cinq cens soixante et seize. On auroit aujourd’hui peine à le croire, ces loix si sages ne furent point encore observées. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans un livre intitulé : rémontrances très-humbles au roi de France et de Pologne Henri III du nom, imprimé en mil cinq cens quatre-vingt huit, et à l’occasion des états generaux que ce prince venoit de convoquer, et qu’on appelle communement, les seconds états de Blois , parce qu’ils furent encore tenus dans cette ville.

" il y a encore un autre grand mal qui se commet et tollere… etc. " c’est trop nous écarter de notre sujet, et retournons aux théatres qui subsistoient à Rome avant qu’elle eut été dévastée par les barbares.

On voit par un passage d’Ammien Marcellin que le nombre des personnes qui de son temps vivoient à Rome des arts qui, pour ainsi dire, montoient sur le théatre, étoit prodigieux. Cet historien raconte avec indignation que Rome se trouvant menacée de la famine, on avoit pris la précaution d’en faire sortir tous les étrangers, même ceux qui professoient les arts liberaux. Mais, ajoûte-t’il, tandis qu’on chassoit les sçavans comme bouches inutiles, et qu’on leur prescrivoit même un temps fort court pour sortir, on ne dit mot aux gens de théatre ni à tous ceux qui voulurent bien se mettre à l’abri de ce beau titre. On laissa demeurer tranquillement dans Rome trois mille danseuses, et autant d’hommes qui joüoient dans les choeurs, ou de professeurs en arts musicaux.

Qu’on juge par-là combien étoit prodigieux le nombre des gens de théatres qui pouvoient être à Rome aux temps de Diocletien et du grand Constantin.

Quand il y avoit un si grand nombre de personnes qui faisoient leur profession des arts musicaux ; faut-il s’étonner que les anciens eussent tant de méthodes et tant de pratiques relatives à la science de la musique, lesquelles nous n’avons pas.

C’est la multitude des artisans qui font profession d’un certain art, qui lui donne de l’étenduë, et qui est cause qu’il se subdivise en plusieurs arts particuliers.

La science de la musique subsista bien après la cloture des théatres, mais le plus grand nombre des arts musicaux périt donc pour toujours. Je ne sache pas même qu’il nous soit resté aucun monument de la musique rithmique, de l’organique, de l’hypocritique et de la metrique. Nous retrouvons les regles de la musique poëtique dans les vers des anciens, et je crois que l’église peut bien nous avoir conservé quelqu’unes de leurs mélopées dans le chant de son office.

Parmi les réponses aux questions des chrétiens, ouvrage attribué à S. Justin martyr qui vivoit dans le second siecle, on en trouve une, qui décide que les fideles pouvoient emploïer à chanter les loüanges de Dieu des airs composez par les payens pour des usages prophanes, à condition qu’on executât cette musique avec modestie comme avec décence. Ce passage peut s’expliquer par ce que dit saint Augustin dans un des discours qu’il prononça aux anniversaires du martyre de saint Cyprien.

Les circonstances du temps et du lieu font voir que ce passage doit s’entendre des chrétiens. D’ailleurs, ce fut l’évêque qui fit cesser le desordre. " il n’y a pas encore long-temps, c’est la traduction du latin, que les danseurs osoient venir exercer leur art dans ce lieu si respectable, et jusques sur le tombeau de notre saint martyr. Durant toute la nuit on y chantoit des airs profanes, et les gesticulateurs y déclamoient. " apparemment que quelque chrétien avoit mis en vers la passion de saint Cyprien, et qu’on executoit ce poëme sur son tombeau, de la même maniere qu’on executoit les pieces prophanes sur le théatre. Ainsi ce que Justin ne veut pas, c’est qu’en chantant dans les églises les airs composez par les payens, on les y déclame, il veut qu’on les chante sans faire aucun geste.

Quoi qu’il en soit, l’office de l’église contient plusieurs hymnes composées avant le sac de Rome par Totila. Toute hymne se chantoit. si non cantatur non est hymnus, dit Isidore. Or comme les chants de ces hymnes sont les mêmes dans tous les offices, il est raisonnable de penser que ces chants furent composez dans le temps où ces hymnes furent faites. Poursuivons cette matiere.

L’office ambrosien qui se chante encore dans plusieurs églises est composé ou reglé par ce saint, mort cent cinquante ans avant le sac de Rome par Totila. Lorsque cet évenement arriva, saint Gregoire Le Grand, le même qui a composé ou reglé l’office et le chant gregorien qui sont encore en usage dans un très-grand nombre d’églises catholiques, étoit déja né. Ces saints ne créerent pas une nouvelle musique pour composer ceux des chants de leur office qu’ils firent lorsqu’ils reglerent ces offices : car il paroît par la maniere dont s’expliquent les auteurs contemporains qu’ils admirent dans les églises plusieurs chants dont on se servoit déja. Mais tous ces chants soit qu’ils ayent été composez avant saint Gregoire, soit qu’ils aïent été faits de son temps, peuvent toûjours servir à donner une idée de l’excellence de la musique des anciens. Si dans mille ans d’icy les chants prophanes qui sont composez depuis quatre-vingt ans étoient perdus, et si les chants d’église qui se sont faits depuis le même temps s’étoient conservez, ne pourroit-on pas alors se faire une idée de la beauté de nos chants prophanes sur celle de nos chants d’église.

Quoique le caractere de ces chants soit different, ne reconnoît-on pas l’auteur d’Armide dans le dies irae de Lulli ? Ce qui est de certain, c’est que tous les connoisseurs admirent la beauté de la preface et de plusieurs autres chants de l’office gregorien, quoique comme nous l’avons remarqué dès le commencement de cette troisiéme partie, il s’éloigne beaucoup moins de la déclamation naturelle, que ne s’en éloignent nos chants musicaux.

Je reviens au sujet de tant de discussions, je veux dire à l’usage de composer et d’écrire en notes la declamation qui avoit lieu autrefois.