(1875) Premiers lundis. Tome III «  Chateaubriand »
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(1875) Premiers lundis. Tome III «  Chateaubriand »

Chateaubriand

Atala, René, Le Dernier Abencerage42

Le volume qui contient Atala, René et Le Dernier Abencerage, renferme à peu près tout le génie de Chateaubriand artiste : si l’on y joignait, entre René et le Dernier Abencerage, la confession d’Eudore, extraite des Martyrs et contenant l’épisode de Velléda, on aurait toute son œuvre d’art en abrégé, exquise. Il n’y manquerait rien. On y embrasserait dans un seul coup d’œil les premiers essais gigantesques, excessifs, un peu extravagants, d’un talent pittoresque et passionné, tout neuf, sa perfection presque aussitôt, sa saison toute classique dans René et dans Eudore, sa manière parfaite encore, mais déjà un peu sèche et roide, dans l’Abencerage.

On a fait bien des critiques d’Atala, et dans le temps même où elle parut et depuis. Toutes ou presque toutes sont justes. Ce petit roman qui ne devait être primitivement qu’un épisode de la grande épopée des Natchez en a les défauts. Je dis roman et j’ai tort. Dans la pensée de l’artiste, c’était moins un roman qu’un poème, un poème moitié descriptif, moitié dramatique, renchérissant sur les anciens, sur les modernes, sur le poème de Paul et Virginie, le dernier en date. L’auteur voulait présenter un tableau du trouble de la passion chez des natures sauvages et primitives, placées au sein d’un désert inconnu et non encore décrit. Il voulait, de plus, mettre cette passion en contraste et aux prises, à la fin, avec le calme de la religion, — de la religion qui, telle qu’il fallait peindre, devenait une nouveauté aussi, une résurrection et comme une découverte. Qu’il y ait eu de l’arrangement et de la symétrie jusque dans le désordonné des peintures ; que les paysages soient tout composites, et ne se retrouvent nulle part, avec tout cet assemblage imaginatif, dans la nature même et dans la réalité ; qu’à côté de ces impossibilités d’histoire naturelle, il y ait des anachronismes non moins visibles dans les sentiments ; qu’il y ait des effets forcés et voulus ; que, sous prétexte d’innovation, l’auteur moderne ait sans cesse des réminiscences de l’Antiquité ; qu’il parodie souvent Homère et Théocrite en les déguisant à la sauvage, tout cela est vrai ; et il est vrai encore que les caractères de ses deux personnages principaux ne sont pas consistants et qu’ils assemblent des qualités contraires, inconciliables, tenant à des âges de civilisation très différents. Le christianisme, on l’a dit, est plaqué dans le personnage d’Atala ; il n’y a pas en elle cette fusion insensible qui fait le charme ; il y a du tatouage. Que sais-je encore ? Mais quand on a dit tout cela, on n’a rien prouvé ; le talent de l’auteur, dans ce qu’il a précisément de neuf, de puissant et de grand, ne laisse pas de vous prendre, de vous remuer étrangement et de triompher. Qu’on relise d’une part cet adorable livre de Paul et Virginie   : qu’on relise ensuite Atala ! On est enlevé malgré soi, entraîné, enivré. Je l’ai dit ailleurs : « malgré tout, Atala garde non pas son charme (c’est un mot trop doux et que j’aime mieux laisser à Virginie), mais son ascendant troublant ; au milieu de toutes les réserves qu’une saine critique oppose, la flamme divine y a passé par les lèvres de Chactas ou de l’auteur, qu’importe ? Il y a de la grandeur même dans la convulsion. L’orage du cœur y vibre et y réveille les échos les plus secrets. On y sent le philtre, le poison qui, une fois connu, ne se guérit pas ; on emporte avec soi la flèche empoisonnée du désert. »

M. Joubert, l’ami intime, l’ami du cœur et du génie de M. de Chateaubriand, écrivait à madame de Beaumont, inquiète et craintive, à la veille de la publication d’Atala (mars 1801), cette lettre qui est restée le jugement définitif et qu’enregistre la postérité :

« Je ne partage point vos errantes, car ce qui est beau ne peut manquer de plaire ; et il y a dans cet ouvrage une Vénus, céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous.

Ce livre-ci n’est point un livre comme un autre. Son prix ne dépend point de sa matière qui sera cependant regardée par les uns comme son mérite, et par les autres comme son défaut ; il ne dépend pas même de sa forme, objet plus important, et où les bons juges trouveront peut-être à reprendre, mais ne trouveront rien à désirer. Pourquoi ? Parce que, pour être content, le goût n’a pas besoin de trouver la perfection. Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l’ouvrier. Il l’aura mis partout, parce qu’il a tout manié, et partout où sera ce charme, cette empreinte, ce caractère, là sera aussi un plaisir dont l’esprit sera satisfait. Je voudrais avoir le temps de vous expliquer tout cela, et de vous le faire sentir, pour chasser vos poltronneries ; mais je n’ai qu’un moment à vous donner aujourd’hui, et je ne veux pas différer de vous dire combien vous êtes peu raisonnable dans vos défiances. Le livre est fait, et, par conséquent, le moment critique est passé. Il réussira, parce qu’il est de l’Enchanteur. S’il y a laissé des gaucheries, c’est à vous que je m’en prendrai ; mais vous m’avez paru si rassurée sur ce point, que je n’ai aucune inquiétude. Au surplus, eut-il cent mille défauts, il a tant de beautés qu’il réussira : voilà mon mot. J’irai vous le dire incessamment. »

Après Atala, René. Ici la perfection est atteinte ; la mesure est trouvée. Un souffle égal, soutenu, harmonieux, anime chaque phrase, chaque couplet de cette confession mélancolique. L’auteur, en retraçant dans la figure de René son propre portrait de jeunesse, son portrait idéalisé, a par là même présenté comme un type de la maladie morale des imaginations à cette époque et pour les générations qui ont suivi. Toutes les contradictions qui se rencontrent dans le caractère de René se retrouvaient également, à quelques variantes près, dans celui de bien des jeunes gens d’alors, surtout quand la lecture de René les en eut avertis. Tel est l’effet magique de ces petits chefs-d’œuvre venus à leur moment : ils sont comme un miroir où chacun se reconnaît et apprend, pour ainsi dire, à se nommer ; on se fût cherché sans cela vaguement, bien longtemps encore, sans se bien comprendre ; mais voilà qu’on se regarde à l’improviste dans un autre, dans le grand artiste de la génération dont on est, et l’on s’écrie tout à coup : C’est moi, c’est bien moi ! René est bien le fils d’un siècle qui a tout examiné, tout mis en question ; mais le fils ne s’en tient pas au testament du père, il veut recommencer la vie et ne sait comment ; une intelligence avancée, consommée, qui a tout décomposé de bonne heure et tout analysé, se trouve chez lui en désaccord flagrant avec une imagination réveillée et puissante, avec un cœur avide, désenchanté et inassouvi. Auparavant l’on ne désirait que ce que l’on connaissait : c’était comme une vérité établie, proverbiale : Ignoti nulla cupido, disait Ovide.

On ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas,

répétait à son tour Voltaire. Mais René ne s’en tient pas là ; il recommence précisément où Voltaire finit : il fait mentir l’observation morale positive : lui, il désirera surtout ce qu’il ignore. Sans être saint, il fait comme les saints, il aspire à l’impossible. René a toutes les ambitions, toutes les velléités ou les extrémités d’ambition ; il les épuise : qu’il traverse les choses ou qu’il les effeure, il se dégoûte vite, il pénètre le néant de tout, il s’ennuie, et cet ennui n’est peut-être au fond, à le bien prendre, que l’amour de la gloire littéraire et poétique à laquelle il croit plus qu’à tout le reste et qui ne le satisfera pourtant pas, quand il l’aura obtenue. Le roman qui est propre à René, cette passion d’une sœur pour un frère, n’est fort heureusement qu’un cas particulier ; mais chaque jeune homme qui a du René en soi trouve moyen, à son heure, de s’exagérer son cas particulier de passion et de s’en faire quelque chose d’étrange, quelque chose d’unique. La religion de René, qui n’est que dans l’imagination et qui ne régénère pas le cœur, ressemble fort aussi à celle qui a régné dans le premier tiers de ce siècle ; on en était aux regrets du passé et à ne plus le maudire ; on n’avait plus pourtant la force ou la faiblesse de croire, on aspirait à un avenir incertain dont on ne se formait pas l’idée, et l’on se berçait ainsi, avec soupirs et gémissements, sur un nuage de sentiments contradictoires qui ne donnaient aucun fonds à la vie, aucun point d’appui à l’action. Le petit livre de René garde l’honneur d’avoir, le premier, et du premier coup, trouvé une expression nette et précise à ce qui semblait indéfinissable ; il a même donné cette expression tellement noble, flatteuse et séduisante, qu’il a pu sembler dangereux à son heure. Ce danger-là est passé depuis longtemps.

Le Dernier Abencerage, enfin, qui marque chez l’auteur une manière plus avancée, paraîtra sans doute aujourd’hui concerté, antithétique, un peu guindé. La confession d’Eudore, dans une lecture graduelle, dans un cours de littérature pratique (comme je le conçois), devrait précéder ; on y verrait le René agrandi, développé, hellénisé par une transposition ingénieuse et savante : on y admirerait Chateaubriand au complet dans son charme et sa splendeur. Le Dernier Abencerage ne viendrait qu’après : il est, avant tout, d’une grande distinction d’élégance. L’auteur a cherché, sous ces beaux noms étrangers et chevaleresques, à consacrer et à immortaliser une flamme rapide de passion qu’il avait lui-même ressentie et exhalée à son passage dans ce délicieux Alhambra. Mais trop pressé déjà par le temps, trop appelé et tenté par la politique et par ses passions dévorantes, il se hâta de dresser le monument de son souvenir ; il fit ses personnages un peu roides ; il les drapa : au lieu de donner le ton cette fois, il semble avoir suivi lui-même le goût des peintres de l’Empire. C’est du bon et très-bon Malek-Adel, mais Aben-Hamet y fait penser.