(1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs
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(1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

À Madame Marie Zoubow

En souvenir de mon voyage à Florence et de nos causeries inoubliables sur les royales terrasses de l’Ombrellino, je dédie ce livre comme un hommage de reconnaissance, d’admiration et de profond attachement filial.

A. A.

Préface

Dans un précédent ouvrage : L’art d’écrire enseigné en vingt leçons 1, j’ai tâché de donner une méthode pratique de style, d’après des règles et des procédés généraux. Je me suis efforcé de montrer quels sont les principes essentiels qui dominent l’art d’écrire, et comment l’application de ces principes peut engendrer et développer le talent individuel.

Près de 10 000 exemplaires de cet ouvrage, vendus en deux ans, m’ont prouvé que mes efforts répondaient à l’attente du public.

Le caractère nouveau de ce livre, qui est le rebours de tous les Cours de littérature, m’a valu la sympathie de la Presse et les encouragements des professeurs les plus compétents.

Pour continuer à mériter cette bienveillance, il me restait à préparer consciencieusement l’ouvrage que je présente aujourd’hui au public.

Il ne s’agit plus d’enseigner l’art d’écrire en soi ; il s’agit d’exposer comment on peut apprendre à écrire, en étudiant et en s’assimilant les procédés des bons écrivains, soit dans le style descriptif, soit dans le style abstrait. Décomposer ces procédés, les extraire des auteurs célèbres et en montrer l’application : tel est le but de ce livre. Les ouvrages d’enseignement littéraire recommandent bien l’assimilation comme méthode de formation du style ; mais ils négligent de nous dire comment il faut s’assimiler et ce qu’il faut s’assimiler. J’ai essayé de remplir cette lacune, en précisant le plus que j’ai pu la difficile démonstration de l’art d’écrire.

A. A.

Chapitre I — De la lecture comme procédé général d’assimilation.

Comment doit-on lire ? — Fausses méthodes de lecture. — Développement du goût. — La vraie lecture. — La lecture et le talent. — Faut-il beaucoup lire ? — But de la lecture. — Quels auteurs faut-il lire ? — Résultats généraux de la lecture.

La lecture peut être considérée comme la source même de tous les procédés d’assimilation du style. Elle les engendre et les résume. Elle sera donc le principe général de la méthode exposée dans ce livre.

Lire, c’est étudier ligne à ligne une œuvre littéraire. La lecture forme nos facultés, nous les fait découvrir, éveille les idées, crée et soutient l’inspiration. C’est par la lecture que nous naissons à la vie intellectuelle. C’est à la suite d’une lecture qu’on devient écrivain. Elle nous révèle à nous-mêmes. Elle enseigne l’art d’écrire, comme elle enseigne la grammaire et l’orthographe.

La lecture est la plus noble des passions. Elle nourrit l’âme, comme le pain nourrit le corps. « Ce geôlier, disait Napoléon Ier à Sainte-Hélène, en parlant d’Hudson Lowe, qui gênait ses promenades, ce geôlier devrait savoir que l’exercice est nécessaire à mes membres comme la lecture à mon esprit2. » Alphonse Karr a appelé la lecture : « Une absence agréable de soi-même ». Les grands écrivains ont passé la moitié de leur vie à lire. « Je n’ai jamais eu de chagrin, dit Montesquieu, dont un quart d’heure de lecture ne m’ait consolé. » Un livre est un ami sur qui l’on peut toujours compter. « Faites de belles lectures », écrivait Alphonse Daudet à un confrère en proie à un grand deuil.

Rappelez-vous la première lecture de votre jeunesse. Quelle impression ! Quel éblouissement ! Les années n’effacent pas ce souvenir. Il domine la vie. Pourtant, ce premier livre n’était peut-être qu’un livre ordinaire, qui vous paraîtrait insignifiant, si vous le relisiez aujourd’hui.

La plupart des Manuels de littérature insistent sur la nécessité de la lecture. Malheureusement ils ne donnent que des conseils superficiels. On doit lire, d’après eux, tel ou tel auteur, selon l’inclination que l’on a pour tel ou tel genre : étudier Bossuet, si l’on aime l’ample période ; prendre La Fontaine, si l’on préfère le pittoresque ; retenir Corneille, si l’on cherche la grandeur, et Racine, si l’on est amoureux de vérité. Autant de goûts personnels, autant d’auteurs différents.

« Ne sont-ce pas, nous dit-on, des qualités semblables qui attachent à La Fontaine l’adolescence comme le premier âge, la maturité comme la vieillesse ? Ses fables ne sont-elles pas toute la vie humaine mise en scène ? N’y trouve-t-on pas à chaque page un sentiment à côté d’une leçon, une larme après un sourire ? En général, Horace est moins goûté de la jeunesse : il faut avoir vécu pour apprécier la justesse de sa morale ; il faut avoir pris les leçons souvent amères de l’expérience pour se faire l’élève de cette sagesse pratique, où la prudence et la modération deviennent la règle de la vie et l’idéal de la vertu… »

Ce genre de conseils est sans utilité pratique. Je ne crois pas qu’on retire toujours du profit à lire ce que l’on préfère. Le danger d’un pareil choix est de se laisser guider par la pente des défauts que l’on a, bien plus que par le besoin des qualités que l’on cherche. Peut-être gagnerait-on davantage à essayer de goûter ce que l’on n’aime pas. Ces conseils, d’ailleurs, n’apprennent pas le métier d’écrire.

Le principe qu’on doit adopter pour lire avec fruit, le voici :

Il faut lire les auteurs dont le style peut apprendre à écrire, et laisser de côté ceux dont le style n’apprend pas à écrire.

En d’autres termes, il y a des auteurs dont on peut et d’autres dont on ne peut pas s’assimiler les procédés. Il faut lire les premiers, de préférence aux seconds.

Les Cours de littérature proposent plusieurs méthodes : l’analyse, le recueil d’expressions choisies, le recueil dépensées saillantes, la lecture à haute voix…

On peut, par l’analyse, se rendre compte de ce qu’on a lu ; mais elle n’enseigne pas à écrire. Juger la production des autres ne rend pas capable de produire. Bien des critiques experts en nuances littéraires seraient incapables de faire preuve de talent. C’est un art que d’apprécier ; c’en est un autre d’avoir du style.

Nous avons dit dans un précédent ouvrage3 comment l’analyse littéraire doit être faite pour offrir quelque utilité. Elle doit tendre à la décomposition même du talent et des moyens d’exécution. Nous renvoyons le lecteur à ce passage4.

Le « recueil d’expressions choisies » est également une erreur. On nous imposait autrefois, pour nous enseigner le latin, des recueils d’expressions choisies, qui n’étaient que des expressions toutes faites, de purs clichés pouvant servir tout au plus à pasticher un latin artificiel. Un catalogue d’expressions originales eût été meilleur. Lucrèce, Horace, Virgile, Tacite pouvaient fournir des exemples d’une langue pittoresque digne d’être étudiée ; nos livres ne formaient que des forts en discours latin, des élèves habiles à plaquer la banalité, mais incapables de créer les images et les mots du langage artiste.

Les résultats d’un pareil système sont pires en français, si l’on se propose de copier les expressions élégantes des grands écrivains.

Le défaut de ces sortes de recueils, c’est d’être des compilations sans discernement. On ne sait plus se borner ; qu’il s’agisse d’expressions ou de morceaux, on copie tout. On perd son temps à réunir des choses médiocres, qui peuvent meubler la mémoire, mais qui n’apprendront pas à écrire. C’est l’herbier, où la plante morte est étiquetée, non étudiée.

Il faut, au contraire, que la lecture soit une imprégnation générale, une véritable transfusion. Copier des expressions, même originales, ne suffit pas. Ce qu’on doit chercher, c’est à s’assimiler le ton, la tournure d’esprit, la sensibilité, le procédé intime et caché, qui font trouver précisément le genre de beautés qu’on admire.

Le but de la lecture est donc de mûrir l’intelligence, de produire une action réflexe, de nous féconder, de créer en nous les qualités que nous remarquons. Elle doit, en un mot, donner du talent. Nous verrons dans quelle mesure. Nous sommes donc loin de vouloir nous assimiler exclusivement le côté artificiel du style. C’est le fond que nous cherchons, et c’est le fond que nous trouverons, à travers la forme et par la forme même5.

Un autre danger des cahiers d’expressions, c’est qu’ils stérilisent l’inspiration en habituant l’esprit à une manie de collectionneur superficiel. La plupart des professeurs les condamnent, et certains Manuels proposent de les remplacer par des extraits de pensées choisies, c’est-à-dire par un recueil de considérations et de points de vue. On dit aux jeunes gens : « Lisez le crayon à la main, et notez ce qui vous frappe. »

« Il s’agit ici, dit un de ces Cours de littérature, non de remettre en honneur la méthode surannée des cahiers d’expressions… Bien différent est l’exercice que nous proposons. Dans les poètes, dans les orateurs, dans les historiens, dans les moralistes, on rencontre très souvent, nous l’avons dit, des pensées profondes, le plus souvent rapides, sur l’homme, ses vertus, ses vices, ses passions, ses relations avec ses semblables, avec la nature, avec Dieu, enfin sur tout ce qui fait l’objet de la littérature. On note d’un trait léger sur son livre tous ces passages ; puis, arrivé au logis, on recueille dans un cahier spécial le butin du jour.

« Mais suffit-il de les écrire à la suite, sans autre ordre que la succession des jours et des lectures ? Non ; pour que ce travail soit vraiment utile, il faut que les pensées soient rapprochées suivant leur nature, afin que la comparaison devienne possible, et qu’elles s’éclairent, se complètent, se commentent les unes par les autres. C’est ainsi qu’elles s’assimileront le mieux à l’esprit ; que celui-ci acquerra le plus de substance, en même temps que l’habitude de ces rapprochements lui donnera une force et une étendue singulière. »

Je ne crois pas à l’efficacité de cette méthode. Elle me paraît aussi stérilisante que l’ancien cahier d’expressions. C’est encore une façon mécanique de meubler la mémoire, de bibeloter la littérature. Le Manuel en question propose un exemple de ce que doit être ce genre d’extraits supérieurs. Il consiste à copier ce qu’ont dit les grands écrivains, latins ou français, sur un sujet donné, la gloire, la vertu, le courage. Remarquons que ce travail est déjà fait dans les tables analytiques qui complètent certaines éditions classiques, Pascal et Montaigne entre autres. On se demande le profit qu’un élève peut tirer de cet herbier philosophique. Sera-t-il capable d’inventer des pensées équivalentes, quand il aura aligné celles des meilleurs auteurs ? Pourquoi ne pas copier à la file tout ce qu’on a écrit sur la Paternité, l’Orgueil, la Vie, l’Humanité, le Cœur, l’Expérience, la Raison, etc. ?

N’insistons pas.

D’autres livres, pour développer les dispositions littéraires, recommandent la lecture à haute voix, par cette raison que l’art de lire suppose l’art de sentir, et que, pour bien comprendre un texte, il faut savoir en souligner les intonations, les valeurs et le ton. « Celui qui ne sait pas traduire de vive voix les pensées et les sentiments des grands maîtres et rendre sensible à toutes les oreilles l’harmonie de leur poésie ou de leur prose, prouve qu’il ne les comprend pas, qu’il ne les sent pas lui-même : le meilleur lecteur, comme le meilleur acteur dramatique, est celui qui saisit le mieux les beautés de son auteur. Pour en être l’interprète, il faut commencer par en avoir scruté toute la profondeur et distingué toutes les nuances. »

Cette théorie est insoutenable. L’art de lire est un talent spécial. On peut mal lire et sentir profondément les beautés d’une œuvre. La timidité empêche d’être bon liseur. Beaucoup de gens seraient lecteurs, acteurs, chanteurs et orateurs, s’ils avaient de l’aplomb et s’ils ne rougissaient pas du son de leur voix. Est-ce à dire qu’ils ne sentent pas ce qu’ils ne peuvent exprimer ? Il y a d’ailleurs bien des manières de lire ! La lecture monotone peut être aussi attrayante que la lecture nuancée.

« Pour bien lire un livre, nous dit-on encore, recueillez-vous, voyez s’il y a une idée générale qui résume l’œuvre, tâchez ensuite de dégager les idées secondaires, de façon à préciser le plan ; voyez si les développements sont naturels, logiquement déduits ; examinez chaque chapitre, chaque page, pour voir la qualité des pensées, leur valeur et leur profondeur. »

Le conseil est bon, à condition de n’en attendre aucun résultat. En quoi cette méthode formera-t-elle le style ? Examinez un Rubens avec ce procédé ; dégagez-en la pensée dominante, le plan, la composition, les proportions, les développements, les détails. Aurez-vous appris à peindre ? En aucune façon. Le dilettante, le philosophe, le critique liront avec fruit de cette manière. Celui qui veut apprendre à écrire lira tout autrement.

De quelque façon qu’on envisage la lecture, une qualité est indispensable : c’est le goût.

Le goût est la faculté de sentir les beautés et les défauts d’un ouvrage.

Cette faculté n’est pas donnée à tout le monde. On l’a rarement complète. Elle a ses excès, ses sécheresses et ses travers.

Des littérateurs, comme Théophile Gautier, n’aiment pas Molière. D’autres, comme Lamartine, ne comprennent pas La Fontaine. D’autres, comme Flaubert, ne comprennent pas Lamartine. De bons écrivains ont détesté Racine. Un poète m’a dit que Bernardin de Saint-Pierre écrivait mal. Ces lacunes sont fréquentes chez les auteurs qui n’admettent que leur méthode et leurs procédés. A une certaine époque, notre littérature répudiait Shakespeare et admirait Campistron.

Le goût suppose de la sensibilité, de l’imagination, de l’esprit, du sentiment et surtout de la délicatesse.

La Bruyère avait raison de dire :

« Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes ; ou, pour mieux dire, il y a peu d’hommes dont l’esprit soit accompagné d’un goût sûr et d’une critique judicieuse. »

Diderot ajoutait :

« Il y a mille fois plus de gens en état d’entendre un bon géomètre qu’un poète ; parce qu’il y a mille gens de bon sens contre un homme de goût, et mille personnes de goût contre une d’un goût exquis6. »

Le goût a eu ses tyrannies ; il a imposé des lois, des règles, un idéal d’art stérile à toute une génération d’artistes7. C’est ainsi que Boileau a méconnu Ronsard et qu’Homère a été méprisé par les partisans de Perrault, qui représentaient alors la culture intellectuelle française. Hippolyte Rigault a pu écrire avec raison :

« Qui avait plus de goût que Racine et Boileau ? Et pourtant Boileau découvre dans Homère la noblesse qu’Homère n’a jamais cherchée, et Racine invente Arcas, un de ces gentilshommes, comme dit Mme Dacier, qu’Agamemnon n’a jamais eus8. »

Pour lire avec discernement il faut donc avoir du goût. Le goût seul éclaire la lecture, montre les beautés et les défauts. Mais, s’il est nécessaire à priori, n’oublions pas qu’à son tour la lecture le crée, l’augmente, le transforme.

« Le goût, dit J.-J. Rousseau, se perfectionne par les mêmes moyens que la sagesse… On s’exerce à voir comme à sentir, ou plutôt une vie exquise n’est qu’un sentiment délicat et fin… Combien de choses qu’on n’aperçoit que par sentiment et dont il est difficile de rendre raison !… Le goût est en quelque manière le microscope du jugement ; c’est lui qui met les petits objets à sa portée, et ses opérations commencent où s’arrêtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver ? S’exercer à voir, ainsi qu’à sentir9. » Cet exercice, c’est à la lecture qu’il faut le demander. Pour cela, la lecture doit être variée. Il est nécessaire de connaître l’art sous tous ses aspects, pour échapper aux théories exclusives et aux préjugés d’école.

Efforcez-vous donc d’abord de n’avoir pas de parti pris. Persuadez-vous qu’il n’y a ni réalisme, ni idéalisme, ni bon ni mauvais sujet (je ne dis pas : ni morale, bien entendu) ; mais que, à part la morale, condition primordiale de toute œuvre, la grande question est celle-ci : « Y a-t-il du talent dans un ouvrage ? Pourquoi y en a-t-il ? et comment puis-je en profiter ? »

Si un livre, réputé bon, vous coûte à lire, surmontez-vous. Habituez-vous à comprendre ce que vous n’aimez pas, afin d’arriver à aimer ce que vous n’aviez pas compris. L’esprit a ses injustices, ses partialités, ses éloignements instinctifs. Je connais des gens qui s’y sont pris à plusieurs fois pour goûter cet admirable Montaigne qui devrait être le livre de chevet de tout littérateur. On ne s’assimile rien instantanément1.

Le livre que vous ne pouviez pas souffrir il y a dix ans, vous l’appréciez aujourd’hui ; et ce que vous admiriez autrefois vous paraît maintenant fade. Il y a des gens qui tranchent, rejettent et condamnent sans avoir lu. Tâchons de ne pas leur ressembler.

La lecture superficielle, hâtive, incomplète, voilà le fléau. Les vrais liseurs parlent gravement, même des livres qui leur déplaisent. Les faux liseurs seuls font les difficiles. N’oublions jamais le mot de Gœthe : « Il n’y a pas de mauvais ouvrage qui ne contienne quelque chose de bon. » Peu de gens ont le courage de dire qu’ils ne lisent pas. Vantez-leur Rousseau, Montesquieu, Chateaubriand, l’Émile, la Vie de Rancé, ils répondent dédaigneusement, faute d’avoir lu, et ils aiment mieux garder leur fausse opinion que d’avouer qu’ils n’ont pas le droit d’en avoir.

« Apprendre à lire, disait Gœthe dans les dernières années de sa vie, en 1830, apprendre à lire est le plus difficile des arts… J’y ai consacré quatre-vingts ans et je ne puis pas dire que je sois arrivé à me satisfaire. »

Les beautés littéraires sont fixes. Il faut seulement les reconnaître à travers les formes variables. Les habitudes d’esprit, les préjugés d’école nous créent des résistances injustes. Pour bien comprendre un auteur ; pour aimer, par exemple, nos écrivains contemporains, il faut se pénétrer de cette vérité, que le style évolue comme la langue et que l’art est toujours en marche. On ne peut plus écrire aujourd’hui comme on écrivait au XVIIIe siècle ; au XVIIIe siècle, on n’écrivait pas comme au XVIIe, et le style du XVIIe n’est plus le même que celui du XVIe. Victor Hugo est l’égal de Ronsard. Les Lettres de mon moulin de Daudet peuvent passer pour classiques, et Lamartine est supérieur à Malherbe.

« Le style, dit Mme de Staël, doit subir des changements par la révolution qui s’est opérée dans les esprits et dans les institutions ; car le style ne consiste point seulement dans les tournures grammaticales ; il tient au fond des idées, à la nature des esprits ; il n’est point une simple forme. Le style des ouvrages est comme le caractère d’un homme ; ce caractère ne peut être étranger ni à ses opinions ni à ses sentiments ; il modifie tout son être2. »

Joubert précise encore la question :

« Si, sur toutes sortes de sujets, dit-il, nous voulions écrire aujourd’hui comme on écrivait du temps de Louis XIV, nous n’aurions point de vérité dans le style ; car nous n’avons plus les mêmes humeurs, les mêmes opinions, les mêmes mœurs… Le bon goût lui-même, en ce cas, permet qu’on s’écarte du meilleur goût, car le goût change avec les mœurs, même le bon goût3. »

Certaines gens lisent pour passer le temps, et ne demandent qu’à être amusés. Ils sont hors de cause.

Les érudits lisent pour se documenter. Ils n’ont qu’un but : classer des fiches, sur lesquelles ils inscrivent reports, remarques, extraits, textes, dates, etc. A ceux-là la valeur littéraire est indifférente.

Le vrai littérateur doit lire en artiste. Il faut pour cela, quitter les idées que donnent les Manuels. Le grand principe est celui-ci : Il faut lire pour découvrir, admirer et s’assimiler le talent. Une seule chose doit nous préoccuper dans un livre : Il s’agit de savoir s’il y a du talent. Un livre où il n’y a pas de talent est indigne d’attirer notre attention. Intérêt, vie, émotion, mouvement, dépendent de ce qu’on y a mis de talent.

Mais en quoi consiste le talent ? et comment le reconnaître ? Evidemment le goût nous le dira ; mais il faut aussi des points de comparaison, c’est-à-dire de la lecture. L’éducation du goût existe. Elle est même quelquefois très lente, comme l’éducation de l’oreille en musique.

Et voici que se pose cette interrogation grave : Doit-on lire beaucoup d’auteurs ou doit-on lire peu d’auteurs ? En d’autres termes, quels auteurs doit-on lire ?

Selon Pline, il faut lire « beaucoup les auteurs, mais non pas beaucoup d’auteurs », ce qui signifie : « Ne lisez que des livres excellents ». Sénèque est formel là-dessus :

« La lecture d’une foule d’auteurs et d’ouvrages de tout genre pourrait tenir du caprice et de l’inconstance. Fais un choix d’écrivains pour t’y arrêter et te nourrir de leur génie, si tu veux y puiser des souvenirs qui te soient fidèles… Ceux dont la vie se passe à voyager, finissent par avoir des milliers d’hôtes et pas un ami. Même chose arrive nécessairement à qui néglige de lier commerce avec un auteur favori pour jeter en courant un coup d’œil rapide sur tous à la fois4 . »

Bonald a éloquemment constaté les inconvénients de l’excès des lectures. Lire trop de livres c’est risquer de tomber dans les réminiscences ; on devient « inhabile à produire », on n’ose plus être « original ». « Cet inconvénient du trop grand nombre de livres se faisait déjà sentir du temps de Hobbes, qui disait plaisamment en parlant de quelques savants de son temps : « Si j’avais lu autant de livres que tels et tels, je serais aussi ignorant qu’ils le sont5. »

M. Petit de Julleville est moins sobre dans ses conseils. La quantité des livres ne l’effraye pas.

« Croit-on, dit-il, qu’un écolier diligent ne puisse se réserver par jour une heure au moins pour la lecture ? Admettons que cette heure soit difficile à trouver à certains jours. N’en peut-on distraire trois ou quatre au moins des jours de congé ou de vacances ? Or, une heure par jour en moyenne, cela fait trois cent soixante-cinq heures en un an, ou mille quatre cent soixante heures en quatre années, de la troisième à la philosophie. En mille quatre cent soixante heures, on peut lire lentement, et même la plume à la main, quatre-vingts volumes in-8° de cinq cents pages chacun. L’élève qui, entrant en troisième, s’imposera un plan de lecture sagement conçu et restreint, aura, au bout de quatre ans, acquis un fonds de connaissances infiniment précieux pour la composition6. »

De pareilles prévisions sont excessives ; une trop vaste lecture offre des inconvénients. Spencer dit qu’il y a des estomacs qui absorbent beaucoup et digèrent peu, et d’autres qui, avec peu de nourriture, s’assimilent tout.

Voici notre conclusion :

Pour former son goût, pour acquérir du jugement, de l’impartialité critique, un discernement sûr, il faut lire beaucoup d’auteurs, ceux de premier, de deuxième et de troisième ordre. C’est la condition d’une éducation littéraire complète. Un médecin acquiert sa sûreté de diagnostic en voyant beaucoup de malades.

Pour l’assimilation même du métier d’écrire, c’est-à-dire pour la création de son propre talent, il est préférable de s’en tenir à quelques écrivains supérieurs. Non pas à un seul, — selon l’adage : Je crains l’homme d’un seul livre, — qui pourrait pousser à l’imitation servile, mais à ceux qui diffèrent entre eux, tout en restant les meilleurs. Il est entendu qu’Homère, la Bible, Don Quichotte, Shakespeare sont plus que des livres uniques. Ils contiennent tout l’art, tout l’idéal, toute la vérité humaine.

Le mieux serait de lire d’abord les bons ouvrages. Ils serviraient ensuite de critérium pour juger les autres, qui pourraient alors être lus sans péril.

Voici donc le principe : Se faire, par l’étude des écrivains supérieurs, un corps de doctrines qui permette de juger les écrivains ordinaires.

Pour apprendre l’art d’écrire par l’étude des modèles, il n’est donc pas nécessaire de lire beaucoup d’ouvrages ; l’important est d’en lire de bons.

Saint Cyprien lisait sans cesse Tertullien. Saint Augustin, Tertullien et la Bible étaient les livres de chevet de Bossuet. Rousseau ne quittait pas Montaigne et Plutarque. Amyot et les auteurs latins ont créé Montaigne, et les tragiques grecs Racine. Chateaubriand relisait toujours Bernardin de Saint-Pierre.

Tous nos écrivains ont été de grands lecteurs, même Joseph de Maistre. A en croire Lamartine, dans ses Confidences, de Maistre aurait « peu lu ». Or, de Maistre faisait au contraire, depuis l’âge de vingt ans, des recueils où « il analysait et résumait ses lectures ; lisant toujours la plume en main, il amassait dans ces arsenaux de science l’érudition qui a étonné tous ses lecteurs7 ».

On sait que La Fontaine se reconnut poète à la lecture d’une ode de Malherbe, et qu’il prit d’abord cet auteur pour modèle. Il lut ensuite Marot, Rabelais et l’Astrée de d’Urfé, où tout n’est pas mauvais8. Alors seulement il comprit que la naïveté et le pittoresque étaient sa vraie vocation. Il ne dut à Malherbe que « sa naissance poétique », comme l’a très bien dit Chamfort.

Grotius conseillait aux hommes d’État la lecture des poètes tragiques. D’Aguesseau, bon écrivain lui-même, les lisait aussi. Arnaud connaissait bien le fruit qu’on peut retirer de la lecture approfondie d’un auteur. Comme on lui demandait ce qu’il fallait faire pour acquérir un bon style, il répondit : « Lisez Cicéron. — Mais, reprit la personne qui le consultait, je voudrais apprendre à bien écrire en français. — En ce cas, répliqua Arnaud, lisez Cicéron. »

Pour l’art d’écrire, comme pour les beaux-arts, il y a, en effet, des principes généraux communs aux Anciens et aux Modernes, dont on peut tirer parti, non seulement dans les langues originales, mais même dans les traductions. On trouve chez Cicéron l’amplification, le talent, la verve, l’esprit, l’entraînement, les ressources de l’écrivain, à l’état de procédés visibles. Nous y reviendrons au chapitre de l’Amplification.

Un homme qui ne lit pas reste un ignorant. Un littérateur qui ne lit pas perd la moitié du talent qu’il pourrait avoir.

La lecture entretient la verve et la redonne quand on la perd. C’est une contagion à laquelle personne n’échappe. Ceux qui ne sont pas écrivains en demeurent vibrants. Ceux qui cherchent le style entrent par elle en ébullition productive. Ils jugent, comparent, rivalisent, découvrent des ressources et des procédés. L’écho de la parole écrite ne les quitte plus.

Les femmes lisent pour sentir.

Les savants lisent pour s’instruire.

Les littérateurs lisent pour goûter le talent.

La fiction suffit aux premières.

Les seconds cherchent l’érudition.

Les derniers seuls s’assimilent l’art.

Cette troisième manière de lire est la seule bonne pour former le style. Le style est un effort d’expression qui se développe sans cesse. « J’apprends tous les jours à écrire », a dit un grand prosateur. Flaubert ajoutait : « La prose n’est jamais finie ». Il n’y a pas de plus profonde jouissance que la lecture d’un beau style. L’idée que nous avons du style se modifiant avec la maturité de notre esprit, le plaisir éprouvé est toujours renouvelable. Le contact de notre intelligence avec une œuvre supérieure crée une source de rapports, de remarques, de leçons et d’exemples, un champ de beauté et d’analyse inépuisable.

Avez-vous des loisirs, employez-les à lire avant de produire. On lit peu à Paris. N’attendez pas d’y vivre pour commencer vos lectures.

Disons maintenant comment il faut lire

Il en est qui feuillettent à la légère, pour se prononcer ensuite gravement. Ceux-là ne comptent pas.

D’autres parcourent un livre pour avoir une idée de l’ensemble, puis y reviennent, le relisent, l’étudient. La méthode est bonne.

Néanmoins, pour n’être pas rebuté par l’obligation de cette relecture, j’aimerais mieux la lecture lente, réfléchie et totale, qui ne dispense pas non plus du devoir de relire.

Avancer peu à peu dans la connaissance d’un auteur est un plaisir éminemment profitable. Pour mon compte, j’ai pris l’habitude de lire lentement et m’en suis bien trouvé. Je n’ai jamais lu la plume à la main. Je me contente de souligner d’un coup de crayon les passages à retenir comme annotation, ou à admirer esthétiquement. La lecture finie, fût-ce au bout de plusieurs jours, je résume l’œuvre sur une fiche portant le nom de l’auteur ; j’écris mon impression critique ; j’indique les endroits à citer ou à étudier. Le procédé me paraît bon et bien des gens n’en ont pas d’autres. L’essentiel est de ne pas s’interrompre. La sensation qu’on peut avoir d’une œuvre dépend de la continuité de la lecture. Je crois qu’il faut s’abstenir d’apprendre par cœur. On retomberait dans les inconvénients des extraits de morceaux ou d’expressions choisies. La lecture doit donner une impression totale, qui se transfuse en vous précisément parce qu’elle est totale. Ceci n’empêche pas, bien entendu, de prendre des notes. Nous dirons bientôt dans quelle mesure9.

La façon de lire dépend du tempérament personnel. En tout cas, il est toujours nécessaire de relire. La « relecture » est la pierre de touche du talent. On n’a pas envie de relire les choses médiocres. Voulez-vous savoir si une œuvre est bonne ? Reprenez-la au bout de quelques mois. Mauvaise, elle ne supporte pas la relecture. Excellente, elle offre une saveur nouvelle. Ce qui séduit d’abord, c’est l’intérêt, le mouvement, la vie, le but de la composition. Ce n’est qu’après qu’on peut examiner la force de l’ensemble, le relief des détails, les moyens employés, le talent et les qualités d’exécution.

Parmi les auteurs à lire, lesquels faut-il choisir ? Incontestablement les classiques français, puis les grands écrivains du XIXe siècle, de Chateaubriand à Victor Hugo.

Notre jeunesse contemporaine a le tort de dédaigner nos classiques. Ceux qu’on appelle « les Jeunes », après des études sommaires, s’empressent de tourner le dos à leurs auteurs de collège et recherchent de préférence les écrivains étrangers à l’égard desquels l’engouement n’est qu’une mode. Ne leur parlez pas de Rousseau ; Montesquieu les fait sourire ; Buffon leur semble démodé. Quelques-uns ne peuvent souffrir Chateaubriand et louent M. Émile Zola de l’avoir déclaré « rococo » ; Bossuet lui-même leur paraît petit. Ils n’accordent du talent qu’aux littérateurs exotiques. Taine les indigne. Ils sont Norvégiens, Finlandais, Russes, Danois, tout ce qu’on voudra, excepté Français.

Ne les imitons pas. Faisons des grands écrivains de notre pays la base de notre éducation littéraire. Lisons les classiques, parce qu’ils sont nos maîtres, parce qu’ils ont écrit dans notre langue, parce que notre littérature est venue d’eux, et parce qu’enfin c’est le seul moyen pratique d’apprendre à écrire.

L’éducation classique qu’on donne au collège est insuffisante. Il faut la recommencer dès qu’on pense par soi-même. On nous faisait admirer les bons auteurs, mais ce n’était pas pour les raisons que nous découvrons plus tard. Il faut donc tout relire, si l’on veut avoir une idée du style. Avant d’étudier les auteurs étrangers, sachons ce que valent les nôtres.

Les classiques français doivent donc être notre lecture principale, concurremment avec les classiques grecs ou latins, Homère en tête, surtout Homère, qui est un monde et qui peut, à la rigueur, tout remplacer. La lecture des traductions d’auteurs grecs est une nécessité pour celui qui veut approfondir notre littérature classique, parce qu’elle est directement sortie des Latins et des Grecs.

 

D’une bonne lecture, c’est-à-dire de l’étude attentive des auteurs, se dégagent certaines constatations dont nous formerons les divisions de cet ouvrage. Ces constatations se sont imposées à nous au bout de vingt ans de lecture. Plus nous avons réfléchi, plus elles nous ont paru résumer les principes mêmes de l’art d’écrire.

La première chose qui nous frappera dans une bonne lecture, c’est d’abord l’importance capitale qu’il faut accorder au plan, à la composition d’un ouvrage, à son unité d’exécution et à l’enchaînement des parties. Ces qualités priment les autres. Le fond passe avant la forme.

Puis des principes féconds se dégageront.

Nous constaterons que le ton particulier à tel ou tel auteur provient des tours de phrases, des procédés de style, du travail d’exécution ; mais que ces tours de phrase, loin d’être le résultat d’une méthode artificielle, sont le résultat de la sensibilité intérieure, et que c’est cette sensibilité qu’il faut s’approprier, et non la partie matérielle du métier d’écrire.

A mesure que nous lirons, nous remarquerons que le goût, la tournure d’esprit, les expressions d’un auteur se transfusent en nous, et que nous imitons sans le vouloir le style qui nous passionne. Il y a donc une assimilation possible par l’imitation10.

Nous verrons qu’il nous vient une grande facilité, une grande envie de pasticher ces styles préférés ; mais nous constaterons aussi qu’on peut, en s’observant, éviter le pastiche servile, et rester dans la bonne imitation, qui consiste à mettre en valeur les choses que d’autres ont déjà dites.

Nous remarquerons aussi qu’éveillée par la lecture, notre faculté d’inspiration prend une force nouvelle, et nous nous sentirons capables de développer largement ce que nous trouvons indiqué ailleurs. Nous serons frappés de ce fait que l’art de développer est à lui seul la moitié de l’art d’écrire. D’où la méthode d’amplification.

Voici donc les premiers chapitres d’une théorie de la formation du style : assimilation par l’imitation, avec procédés d’efforts secondaires : pastiche, amplification, etc.

Puis nous nous demanderons comment on peut s’assimiler les styles ; quels sont ces styles ; ce qu’on y doit prendre, et dans quelle mesure on se les assimilera.

La lecture comparée des auteurs nous apprendra que chaque style a sa saveur. On ne cherche pas dans Bossuet ce qui plaît dans Voltaire. Montesquieu séduit par des qualités qui ne caractérisent ni Voltaire, ni Bossuet. Ce qui nous charme dans Saint-Simon, nous ne le découvrons pas dans Télémaque. Le style de Pascal est d’une essence dont on ne trouverait pas une goutte dans Bernardin de Saint-Pierre, etc.

Nous finirons par admettre une première et grande classification des styles : le style descriptif ou coloré et le style d’idées ou abstrait. Une page de L’Esprit des lois comparée à une page d’Atala suffit à le démontrer.

Nous aurons donc à étudier d’abord l’assimilation du style descriptif, ensuite l’assimilation du style abstrait.

Nous examinerons le style descriptif dans sa source et son origine ; puis dans ses diverses manifestations : pittoresque, images, réalité, vie intense.

Pour le style abstrait ou d’idées, nous serons amenés à conclure que son procédé le plus général et le plus fécond consiste dans l’antithèse. Les auteurs qui ont écrit ce style sont nombreux et forment la moitié de notre littérature française.

Enfin nous résumerons ce travail dans un dernier chapitre sur l’atticisme du style, c’est-à-dire le style en apparence inassimilable, sans procédé et sans rhétorique.

De ce premier chapitre sur la lecture sortiront donc les divisions de ce livre :

Assimilation par imitation : imitation, pastiche, amplification ;

Assimilation du style descriptif. La vraie description et l’unité d’imitation descriptive à travers les auteurs. Le faux style descriptif, la description générale et l’amplification descriptive ;

Assimilation du style abstrait ou d’idées : l’antithèse, considérée comme procédé général du style d’idées. L’unité d’imitation de ce procédé à travers les auteurs classiques ;

Enfin le style sans rhétorique.

Chapitre II. Assimilation par imitation.

Qu’est-ce que l’originalité ? — L’originalité par l’imitation. —    L’imitation. Procédés de Virgile. — Formation par l’imitation : Virgile. — Formation par l’imitation : Chénier. — L’imitation. Opinion de Boileau. — L’imitation. Opinion de Racine. —    Exemples d’imitation. — L’imitation chez les grands écrivains. — L’exemple de Lamartine. — En quoi consiste la bonne imitation.

L’imitation consiste à transporter et à exploiter dans son propre style les images, les idées ou les expressions d’un autre style.

L’imitation est le procédé le plus général, le plus efficace, le plus courant dans l’art d’écrire. Il est consacré par la tradition. C’est par l’imitation que s’est créée notre littérature française, issue des littératures grecque et latine, et c’est aussi par l’imitation que se forment les talents individuels.

Corneille, Boileau, Racine, Molière, La Fontaine, La Bruyère, tous nos classiques ont puisé leurs sujets, et souvent leurs développements, chez les auteurs de l’Antiquité. Imiter n’est ni copier ni pasticher. Le pastiche c’est l’imitation étroite et servile.

C’est, comme nous le verrons, un exercice de style, un moyen mécanique de se faire la main. Quant au plagiat, c’est le vol déloyal et condamnable.

La bonne imitation consiste à s’approprier une partie des conceptions ou des développements d’autrui, et à les mettre en œuvre suivant ses qualités personnelles et sa tournure d’esprit. Loin de supprimer le mérite individuel, ce procédé sert à le créer. L’originalité réside dans la façon nouvelle d’exprimer des choses déjà dites. L’expression modifie complètement les idées. Horace a dit : « Le noir chagrin s’installe derrière le cavalier ». Qui prétendra que Boileau n’a pas été original, en disant à son tour :

Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.

L’imitation de Phèdre, d’Ésope et des vieux fabliaux n’a pas empêché La Fontaine d’être le plus personnel de tous nos écrivains.

S’il est vrai, comme le dit Théophile Gautier, que « la poésie est un art qui s’apprend », il faut bien apprendre cet art quelque part. On ne doit donc pas se moquer du vers paradoxal du poète :

Qui pourrai-je imiter pour avoir du génie ?

Quand Horace dénonçait le « servile troupeau des imitateurs », il signalait la fausse imitation, la copie inerte, la paraphrase froide. Il savait mieux que personne, lui qui devait tant aux Grecs, que l’assimilation du talent d’autrui est une excellente méthode pour acquérir soi-même du talent.

Il faut partir de ce principe, incontestable pour tous ceux qui ont étudié les origines et la filiation des auteurs, que le talent (et même quelquefois le génie) ne se crée pas tout seul. « Le talent, dit Flaubert, se transfuse toujours par infusion. »

En traduisant une étude d’Edgar Poe, Baudelaire, poète maladif mais sincèrement épris de forme parfaite, déclarait ceci : « Edgar Poe répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité était chose d’apprentissage11. »

Dans sa Philosophie de la Composition, Edgar Poe ajoute textuellement ces paroles : « … Le fait est que l’originalité… n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement ; et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre… »

Quintilien n’était pas éloigné d’avoir cette opinion lorsqu’il écrivait :

« On n’en peut douter, en effet : l’art consiste en grande partie dans l’imitation, car, si la première chose, si la plus essentielle a été d’inventer, rien aussi ne saurait être plus utile que de prendre exemple sur ce qui a été bien inventé. Toute notre vie ne se passe-t-elle pas à vouloir faire ce que nous approuvons dans les autres ?… Nous voyons tous les arts se proposer, dans leurs commencements, un modèle quelconque à imiter ; et véritablement, il faut de deux choses l’une : ou que nous ressemblions à ceux qui ont bien fait, ou que nous soyons différents. Or, il est rare que la nature nous fasse semblables à eux : nous le devenons souvent par l’imitation12. »

La Bruyère, qui a immortellement imité Théophraste, constatait avec mélancolie que tout a été dit avant nous et que nous venons trop tard. L’Ecclésiaste le pensait bien avant lui : « Rien de nouveau sous le Soleil ». Et c’est ce que répondait Musset, qui a largement imité Byron :

On m’a dit l’an dernier que j’imitais Byron…
Vous ne savez donc pas qu’il imitait Pulci ?…
Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux13.

La Fontaine avouait son procédé habituel dans ces vers charmants :

… faute d’admirer les Grecs et les Romains,
On s’égare en voulant tenir d’autres chemins.
Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue.
J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage.

L’important, quand on imite, est de ne pas copier son modèle, mais de le mettre en valeur.

Il faut trouver autre chose, ou dire autrement ce qu’on a dit. Si quelqu’un a écrit : « Les zigzags de la foudre se précipitent et tombent dans l’eau », dites originalement avec Chateaubriand, en parlant de la foudre : « Son losange de feu siffle en s’éteignant dans les eaux ». Si l’on a dit : « Les éclairs brillent et frappent les rochers », écrivez encore avec Chateaubriand : « Les éclairs s’entortillent aux rochers ». On a employé le « scintillement des étoiles » ; creusez l’idée et mettez : « la palpitation des étoiles ». A. Daudet a écrit : « Le vent avive les étoiles » ; et Maupassant, dans « Une nuit de Noël » : « Les étoiles pétillent de froid ». Celui qui trouve des procédés d’imitation, et qui sait les appliquer et les dénaturer, celui-là est un homme de génie.

Virgile a assidûment imité Homère, non seulement pour le plan, mais même pour l’expression. Il n’y a peut-être pas une comparaison de l’Énéide qui ne soit dans l’lliade ou l’Odyssée. Théocrite est imité de plus près encore. Ce sont, dans Virgile, ses propres sujets, les mêmes images. Le génie de Virgile, c’était sa langue, son style exquis, d’une mélancolie et d’une création nuancée si profondes. L’expression et le style sont d’un grand poète. Ceux qui lui ont succédé, Claudius, Lucain, Silius Italicus, l’ont imité comme il avait imité ses prédécesseurs14 :

« Virgile, dit M. Benoist, a imité Théocrite dans ses Bucoliques, non seulement dans le choix des sujets, mais encore dans le détail de son style et dans le détail de sa versification. Il lui emprunte des vers et des développements tout entiers, se contentant quelquefois de le traduire15. »

Fox disait :

« J’admire Virgile plus que jamais, pour cette faculté qu’il a de donner l’originalité à ses plus exactes imitations ».

C’était l’opinion de Sainte-Beuve :

« La première Églogue, je veux dire la première en date, est toute parsemée des plus gracieuses images de Théocrite, de même que son premier livre de l’Enéide se décore des plus célèbres et des plus manifestes comparaisons d’Homère ; c’est tout d’abord et aux endroits les plus en vue qu’il les présente et qu’il les place. Loin d’en être embarrassé, il y met son honneur, il se pare de ses imitations avec orgueil, avec reconnaissance16. »

En constatant l’universelle imitation que les poètes ont faite d’Homère, Voltaire concluait :

« Si ce père de la poésie voulait reprendre sur ses descendants tout ce qu’ils lui ont emprunté, que nous resterait-il de l’Énéide, de la Jérusalem, du Roland, de la Lusiade, de la Henriade et de tout ce qu’on ose nommer en ce genre ? »

Les deux plus illustres exemples de la formation du talent par l’imitation bien comprise, sont Virgile chez les Anciens et Chénier chez les Modernes.

Un exemple pris dans Virgile montrera l’excellence de ce procédé.

Voici la description d’une tempête, que nous copions dans Homère :

Ayant ainsi parlé, il assembla les nuages et bouleversa la mer ayant saisi dans ses mains son trident, et il excitait tous les souffles impétueux des mille sortes de vents, et il couvrit de nuées la terre tout ensemble et la mer. La nuit se précipita du ciel. À la fois l’Eurus et le Notus s’élancèrent, et le violent Zéphyre, et le Borée qui balaye l’éther roulant d’énormes vagues. Et alors les genoux d’Ulysse et son cher cœur se délièrent d’effroi, et gémissant, il dit en son esprit magnanime : « Hélas ! malheureux que je suis ! que va-t-il m’arriver à ce dernier coup ? Je crains certes que la déesse ne m’ait parlé en toute vérité, quand elle m’a dit que, sur mer, avant d’arriver à la terre natale, je remplirais la mesure des maux : voilà maintenant que tout cela s’accomplit. De quels nuages Jupiter couronne-t-il de toutes parts le large ciel et il a bouleversé la mer ; et les souffles de tous les vents s’y poussent : c’est maintenant que m’est assurée la perte inévitable. Trois et quatre fois heureux les Grecs qui sont morts dans la vaste plaine de Troie en faisant bon office aux Atrides ! Que n’ai-je pu moi-même mourir et encourir mon destin, ce jour où les Troyens en foule me lançaient leurs javelots d’airain autour d’Achille expiré ! C’est alors que j’eusse obtenu des funérailles, et les Grecs eussent mené grand bruit et renom de moi. Mais maintenant il est décidé que je périrai de mort misérable… » — Lorsque nous eûmes quitté l’île (c’est Ulysse qui raconte), et quand il ne nous apparaissait plus aucune terre, mais seulement le ciel et la mer, alors le fils de Saturne, Jupiter, arrêta un noir nuage au-dessus du vaisseau creux et la mer s’en obscurcit alentour. La nef ne courut plus longtemps ; car aussitôt vint en sifflant le Zéphyre avec un tourbillonnement rapide. La force du vent brisa les deux cordages qui retenaient le mât : le mât tomba en arrière, et tous les agrès roulèrent dans la cale, et il alla frapper à la proue la tête du pilote, il en brisa tous les os à la fois ; et celui-ci, pareil à un plongeur, tomba du bord, et le souffle de vie l’abandonna. Jupiter tonna au même moment, et lança sur le vaisseau la foudre. La nef pirouetta tout entière, frappée du tonnerre de Jupiter, et elle se remplit de soufre : mes compagnons tombèrent du vaisseau. Pareils à des corneilles, autour du vaisseau noir, ils étaient portés sur les vagues, et un dieu leur enlevait le retour.

Voici maintenant l’imitation de Virgile :

Il dit, et d’un revers de sa lance il frappe la montagne par le flanc : et les vents, formant comme un escadron par l’issue qui leur est faite, se précipitent et couvrent la terre de leur tourbillon. Ils s’abattent sur la mer, et tout entière la bouleversent du fond des abîmes, — à la fois l’Eurus et le Notus, et le vent d’Afrique fréquent en ouragans ; et ils roulent contre le rivage les vagues monstrueuses. Il s’y mêle aussitôt le cri des hommes et le grincement des cordages. En un instant les nuages ont enlevé le ciel et le jour aux yeux des Troyens : une nuit noirâtre pèse sur l’onde ; la voûte céleste a tonné, et l’air se fend en fréquents éclairs : tout présente aux hommes la mort menaçante.

A cette vue, Énée se sent comme paralysé de froid dans tous ses membres, il gémit, et, tendant ses deux mains vers les astres, il profère ces paroles : « Ô trois et quatre fois heureux ceux à qui, sous les yeux de leurs parents, au pied des hautes murailles de Troie, il a été donné de succomber ! Ô le plus vaillant des Grecs, fils de Tydée, que n’ai-je pu tomber aussi dans les plaines d’ilion et verser mon sang de ta main, là où gît le terrible Hector, frappé par Achille, là où est gisant le grand Sarpédon, où le Simoïs entraîne et roule dans son onde tant de boucliers et de casques et de corps de héros ! »

Cependant la tempête fait de plus en plus fureur. Des vingt navires qui composent la flotte d’Énée, le plus grand nombre est dispersé ; les uns sont jetés contre des brisants, les autres vont échouer sur les côtes d’Afrique, dans, les syrtes et les bancs de sable ; un des vaisseaux périt à sa vue.

Un des vaisseaux, celui qui portait les Lyciens et le fidèle Oronte, sous les yeux mêmes d’Enée, reçoit un violent coup de mer qui le prend de la proue à la poupe ; le pilote est enlevé du bord et roule la tête la première : et, quant au vaisseau, trois fois le flot qui l’enveloppe le fait tournoyer sur lui-même, et le gouffre tourbillonnant l’engloutit. On n’aperçoit plus que quelques hommes à peine à la nage sur l’abîme immense, des armes, des rames, des planches flottantes, et les débris des richesses de Troie.

On voit, par cette comparaison, combien la tempête d’Homère est supérieure à celle de Virgile. Les détails les plus saisissants sont dans Homère. Virgile les imite et n’a de vraiment original que le trait : « le flot le fait tournoyer sur lui-même ». Néanmoins la tempête de Virgile fait bonne figure, ne s’oublie pas et demeure personnelle. Pourquoi ? Parce que cette imitation, dont le fond ne suffirait pas à légitimer la valeur de Virgile, est rehaussée, mise en œuvre, présentée en relief par le style du poète latin. C’est le style de Virgile qui donne l’originalité à cette imitation, par l’expression admirable, par le génie des mots, par la qualité des épithètes et la création de la langue.

 

Le cas d’André Chénier est aussi intéressant.

On sait que le grand mouvement littéraire de la Renaissance fut une rénovation de la littérature gréco-latine. Ronsard a été le roi de cette imitation à outrance.

Chénier renouvela cette tentative, en se servant de la langue de Racine. L’œuvre et le talent de Chénier s’expliquent par l’imitation, arrivée à l’état d’assimilation parfaite. On trouvera dans l’édition critique de Becq de Fouquières l’exposé complet des imitations de Chénier, tous les passages cités, même les simples notes, projets d’imitation, etc17. C’est l’exemple le plus concluant et le plus instructif que l’on puisse donner de notre théorie. Nous renvoyons le lecteur à ce livre indispensable. Chénier n’a peut-être pas une pièce, pas un tableau, pas une scène qu’il n’ait pris aux anciens.

Un autre livre de Becq de Fouquières nous apprend que Chénier collectionnait les images des anciens pour les transposer chez lui. C’est en étudiant Chénier à la lumière de ces deux livres qu’on constatera l’excellence, l’utilité et le mode pratique du procédé d’imitation18.

« Chénier, dit Fouquières, ne se fait l’imitateur des anciens que pour devenir leur rival. Tableaux, pensées, sentiments, il s’empare de tout, cherchant, poète français, à les vaincre, du moins à les égaler, sur leur propre terrain. Si Homère, Théocrite, Virgile, Horace, n’avaient eu à lui apprendre la langue, la diction poétique, à l’initier à ce qu’il y a de plus difficile, de plus exquis, de plus délicat dans tous les arts, à la forme, peut-être ne leur eût-il donné qu’une attention d’érudit, sachant bien, lui, philosophe et moraliste, que sciences, mœurs, coutumes, tout a changé depuis l’antiquité, et que désormais la lyre ne doit prêter ses accords qu’à des pensers nouveaux.

« Patient et laborieux, il se levait avant le jour, reprenant chaque matin ses projets de la veille, achevant une ébauche, esquissant une idylle ou une élégie. Ses papiers témoignent de la multiplicité et en même temps de la diversité de ses travaux. Sans cesse il revenait à ses chers auteurs grecs, à son Homère, à son Pindare, à son Aristophane, pour lequel il avait une prédilection. Il les étudiait, les annotait, se promettant d’imiter ce passage, de développer cette pensée, de s’approprier telle ou telle expression ; souvent il en faisait des extraits.

« Mais, dans ces innombrables lectures, il n’est pas emporté par un désir confus d’érudition ; un but logique, fixe, l’attire, le maintient toujours dans la même ligne, et ce but, il nous l’a dévoilé lui-même : Savoir lire et savoir penser, préliminaires indispensables de l’art d’écrire. Du reste, une des qualités d’André Chénier, qualité qu’il possédait à l’égal des plus grands esprits, était une rectitude de jugement remarquable.

« En marchant vers le but qu’il s’était indiqué, André devait passer d’abord par l’imitation ; s’efforcer ainsi de plier la langue française à la peinture des sujets les plus habituels à la langue grecque ; puis, ayant alors à sa disposition une langue rompue à ce poétique exercice, s’en servir à la peinture de sujets nouveaux et français, et passer ainsi de l’imitation à la création, en se plongeant tout entier dans la vie moderne. C’est ce que développe avec une lucidité remarquable le poème de l’Invention.

« Le second procédé, plus complexe, consiste dans la création par assimilation antérieure. Ce procédé échappe souvent à la critique, et les poètes eux-mêmes ne s’en rendent pas toujours compte. Il faudrait parfois remonter bien haut pour découvrir les sources premières de l’inspiration. Mais, dans André, l’art se laisse saisir à tous les degrés de formation. Ainsi, le lecteur pourra lire la Ve élégie du livre III de Tibulle, ensuite l’élégie aux frères De Pange ; voir comment André imite Tibulle, ce qu’il omet, ce qu’il ajoute, ce qu’il modifie ; puis de l’élégie aux frères de Pange, passer à La Jeune captive, et se rendre compte du travail d’assimilation et d’appropriation qui a précédé cette création ; comment l’âme d’André a été, pour les pensées du poète latin, comme un second moule d’où elles sont sorties renouvelées, rajeunies, fécondées par une méditation interne et insaisissable. »

 

La bonne imitation est donc une question vitale pour la formation du stylé. Servile, elle tue le talent. Bien comprise, elle le crée et l’augmente.

Il y a un fond d’idées qui appartient à tout le monde. C’est la façon de les exprimer, de les développer qui constitue la valeur littéraire. On peut toujours voir et comprendre autrement ce qui a été vu et compris par d’autres. M. de Maurepas disait : « Les écrivains sont des gens qui pillent dans les auteurs tout ce qui leur passe par la tête. » La théorie du climat et des milieux est dans La Bruyère et dans l’abbé Du Bos. Voyez le parti qu’en a tiré Taine.

Boileau sentait bien ces vérités, lorsqu’il reprochait à Perrault ses attaques contre les Anciens.

« Quel est donc, disait-il, le motif qui vous a tant fait crier contre les Anciens ? Est-ce la peur qu’on ne se gâtât en les imitant ? Mais pouvez-vous nier que ce ne soit à cette imitation même que nos plus grands poètes sont redevables du succès de leurs écrits ? Pouvez-vous nier que ce ne soit dans Tite-Live, dans Dion Cassius, dans Plutarque, dans Lucain et dans Sénèque, que M. de Corneille a pris ses plus beaux traits ? Pouvez-vous ne pas convenir que ce sont Sophocle et Euripide qui ont formé M. Racine ? Pouvez-vous ne pas avouer que c’est dans Plaute et dans Térence que Molière a pris les grandes finesses de son art19 ?

Racine lui-même, qui a tant emprunté aux Grecs, jusqu’à traduire presque littéralement des scènes d’Euripide, Racine était convaincu qu’il faisait œuvre d’originalité, en cherchant du nouveau dans ce qui existait déjà.

« C’est le contraire, dit-il de nos poètes, qui ne disent que des choses vagues, que d’autres ont déjà dites avant eux et dont les expressions sont trouvées. Quand ils sortent de là, ils ne sauraient plus s’exprimer, et ils tombent dans une sécheresse qui est pire encore que leurs larcins. Pour moi, je ne sais pas si j’ai réussi, mais quand je fais des vers, je songe toujours à dire ce qui ne s’est point encore dit dans notre langue20 »

Toutes les littératures ont vécu d’imitation. On se transmet les inspirations, les récits, les images, les idées. Les sujets de la plupart des fables de La Fontaine remontent jusqu’à Phèdre et à Ésope. Les Grecs eux-mêmes ont exploité leurs traditions et leurs légendes nationales. Les Latins ont imité les Grecs. Ils ont alimenté les XVIe XVIIe et XVIIIe siècles ; et notre époque à son tour y retrempe son génie. Les Trophées de M. de Heredia, les traductions de Leconte de Lisle, la mythologie de Banville et même la poésie de Moréas ou de Henri de Régnier se rattachent directement à André Chénier, qui sort de Théocrite21.

Imiter un auteur, c’est donc étudier ses procédés de style, l’originalité de ses expressions, ses images, son mouvement, la nature même de son génie et de sa sensibilité. C’est s’approprier, pour le traduire autrement, ce qu’il a de beau, en laissant de côté ce qu’il a de médiocre.

Voici comment Horace présente cette pensée simple et commune : la mort n’épargne personne :

« La pâle mort heurte d’un pied égal les logis des pauvres et les tours des rois. »

Malherbe traite la même pensée :

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles.
On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier.

Puis il ajoute, en imitant Horace :

Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.

Virgile, en parlant d’une espèce de chêne, avait dit :

… Quae quantum vertice ad auras
Ætherias, tantum radice in tartara tendit.
(Géorgiques, liv. II, v. 291.)

(Littéralement : son sommet s’élève aussi haut dans les airs, que sa racine tend profondément dans les enfers.)

Et La Fontaine ne reste pas au-dessous de son modèle dans ces vers sublimes :

Le vent redouble ses efforts
Et fait si bien qu’il déracine
Celui [le chêne] de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
(Liv. I, fable 22.)

L’imitation peut consister à prendre le tour et quelques expressions d’un auteur, sans prendre la pensée ; ou à prendre sa pensée sans copier ni le tour ni l’expression22.

Lamothe Le Vayer pensait qu’il était plus louable d’emprunter des beautés littéraires aux Anciens qu’aux Modernes. Il absolvait le plagiat commis contre les Grecs, mais il voulait que ses contemporains fussent respectés23.

On imite avec plus de liberté, quand on puise dans une langue étrangère ; mais il faut du goût pour ne pas tomber dans l’écueil de la traduction, qui est la sécheresse. Lorsqu’on trouve dans les auteurs étrangers des pensées exagérées, on doit, autant que possible, les ramener à leur vérité naturelle.

Ainsi, dans Plaute, l’Avare se croit volé par son esclave ; il le fouille et, après lui avoir fait ouvrir les deux mains, il demande : la troisième. Le trait est excessif. La passion la plus forte ne peut aveugler au point de faire oublier que l’homme n’a pas trois mains. Molière tire bien meilleur parti de cette idée. La revue des mains faite, l’Avare dit : Et l’autre ? Ici l’Avare ne demande pas trois mains ; il est tellement absorbé par sa passion, qu’il croit seulement n’en avoir vu qu’une. C’est une exagération admissible.

Crevier conseille de bien choisir les auteurs qu’on veut imiter, et de se mettre en garde contre leurs défauts. Il tranche avec aplomb cette question délicate :

« Bossuet est grand, mais inégal ; Fléchier est plus égal, mais moins élevé et souvent trop fleuri. Bourdaloue est judicieux et solide, mais il néglige les grâces. Massillon est plus riche en images, mais moins fort en raisonnements. Je souhaite donc que l’orateur ne se contente pas de l’imitation d’un seul de ces modèles ; mais qu’il tâche de réunir en lui toutes leurs différentes vertus24. »

Conseil facile à donner, mais difficile à suivre.

Il y a chez certains auteurs des images et des expressions qui ont été souvent imitées. On les négligera, pour rechercher les moins connues, les plus rares, les plus curieuses.

Ainsi on s’abstiendra de comparer quelqu’un à une fleur qui n’a vécu qu’un jour et qui s’est fanée le soir.

L’imitation de cette pensée peut être, en effet, considérée comme épuisée.

Bossuet a dit :

Madame a passé du matin au soir ainsi que l’herbe des champs ; le matin elle fleurissait, avec quelle grâce vous le savez. Le soir nous la vîmes séchée…

Parlant de la brièveté de la vie des hommes, Massillon dit à son tour :

Il en est qui ne font que se montrer à la terre, qui finissent du matin au soir et qui, semblables à la fleur des champs, ne mettent point d’intervalle entre l’instant qui les voit éclore et celui qui les voit sécher et disparaître.

Fénelon a écrit dans Télémaque :

Les hommes passent comme les fleurs qui s’épanouissent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds.

Quatre lignes plus loin il ajoute :

Souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu’éclose.

La même pensée était déjà dans Malherbe :

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Voici un nouvel exemple de la fortune que peut avoir l’imitation d’une image qu’on trouve dans Virgile et que Delille a traduit par ces mots :

Du haut de ces rochers
Je vois la chèvre pendre…

J.-J. Rousseau a écrit :

Tantôt d’immenses rochers pendaient en ruines au-dessus de ma tête.

Nouvelle Héloïse, I, lettre XXIII.)

Dupaty :

Ces flots, cette hauteur, cet abîme, ce fracas, ces rocs pendants en précipice…

(Lettres sur l’Italie. — La grande cascade.)

Lamartine :

Et dans ces noirs sapins et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
(Le Lac.)

Musset :

Le chevreau noir qui broute,
Pendu sur son rocher,
L’écoute,
L’écoute s’approcher.
(Ballade à la Lune.)

Victor Hugo :

La chute la plus profonde
Pend au sommet le plus haut.

Horace avait dit :

Solvitur acris hiems.

Virgile à son tour :

Solvuntur frigore membra.

Montaigne :

« L’homme va béant après les choses futures. »

(Essais, III, 1re ligne.)

Chateaubriand :

« Béer aux lointains bleuâtres. »

(Mémoires. Enfance à Combourg.)

Malherbe :

Rien, afin que tout dure,
Ne dure éternellement.
(Sur la prise de Marseille.)

Racan :

Rien au monde ne dure
Qu’un éternel changement.
(Odes. — La venue du printemps.)
Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.
(Thomas Corneille, Comte d’Essex, IV, III.)
La honte est dans le crime et non dans le supplice.
(Voltaire, Artémise, fragment IV, III.)

« En termes de littérature, dit excellemment Laveaux25, on entend par imitation, l’emprunt des images, des pensées, des sentiments qu’on puise dans les écrits de quelque auteur, et dont on fait un usage soit différent, soit approchant, soit en enchérissant sur l’original… Virgile imite tantôt Homère, tantôt Théocrite, tantôt Hésiode, et tantôt les poètes de son temps ; et c’est pour avoir eu tant de modèles, qu’il est devenu un modèle admirable à son tour…

« L’imitation doit être faite d’une manière noble, généreuse et pleine de liberté. La bonne imitation est une continuelle invention. Il faut, pour ainsi dire, se transformer en son modèle, embellir ses pensées, et, par le tour qu’on leur donne, se les approprier, enrichir ce qu’on lui prend, et lui laisser ce qu’on ne peut enrichir. »

On ne saurait mieux dire ; mais encore faut-il du tact et de la prudence. Rappelons-nous le conseil de Sénèque :

« Cachons avec industrie ce que nous avons emprunté et ne faisons paraître que ce qui est à nous. Si l’on reconnaît dans un ouvrage quelques traits d’un auteur que vous estimiez particulièrement, que ce soit une ressemblance de fils et non pas le portrait, car le portrait est une chose morte. Quoi donc ! ne connaîtra-t-on pas de qui j’imite le style, de qui je prends les pensées et la façon d’argumenter ? Je crois même que l’on ne s’en apercevra pas, si c’est d’un habile homme26. »

Nos classiques français ont excellé à mettre ces conseils en pratique et à donner de l’originalité à leurs emprunts.

Boileau ne rougissait pas d’imiter les Anciens. Il avoue n’être « qu’un gueux revêtu des dépouilles d’Horace ». Il a traité tous les sujets d’Horace et n’a de vraiment original que son Lutrin.

Bossuet étudiait et s’assimilait la Bible, les Pères de l’Église, Saint Grégoire de Nazianze, Tertullien, Saint Augustin, Homère. On a dit qu’il se couchait en lisant Homère et qu’il se levait ensuite avec des pensées de génie27. On assure qu’il lisait Homère en grec chaque fois qu’il avait une oraison funèbre à écrire. Il appelait cela : « allumer son flambeau aux rayons du soleil ». Lebeau dit qu’il s’était d’abord formé par la lecture de l’Énéide.

Massillon savait Racine par cœur.

Les plus belles scènes de l’Avare et de l’Amphitryon de Molière sont dans Plaute.

Le dialogue-antithèse de Corneille est dans ses prédécesseurs, Rotrou, Mairet, Jodelle, Garnier, etc. (Voir Le Cornélianisme avant Corneille, de M. Brunetière.)

Les principales pièces de Shakespeare avaient déjà été traitées avant lui.

Racine a pris aux Grecs le sujet de ses tragédies et leurs principales scènes.

Voici ce qu’il déclare dans sa deuxième préface de Britannicus :

« J’ai travaillé sur des modèles qui m’avaient extrêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire de la cour d’Agrippine et de Néron. J’avais copié mes personnages d’après le plus grand peintre de l’antiquité, je veux dire d’après Tacite ; et j’étais alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu’il n’y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m’ait donné l’idée. J’avais voulu mettre dans ce recueil (son volume) un extrait des plus beaux endroits que j’ai tâché d’imiter ; mais j’ai trouvé que cet extrait tiendrait presque autant de place que la tragédie28. »

Et dans la préface de Phèdre : « Quoique j’aie suivi une route un peu différente d’Euripide, pour la conduite de l’action, je n’ai pas laissé d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru le plus éclatant dans la sienne. »

L’assimilation par imitation est la base de tous les procédés littéraires.

C’est ce qui faisait dire à un poète qui s’y connaissait :

« Quelle étrange recherche que celle des généalogies ! Le bon Homère… engendra Virgile, qui fit le pieux Énée ; Virgile engendra le Tasse, qui fit Armide et Clorinde, que Boileau n’aimait pas. Le Tasse engendra Dieu sait quoi, la Henriade. La Henriade enfanta M. Baour-Lormian. C’est ainsi que la tragédie grecque, cet océan majestueux et sublime, après avoir donné naissance à Racine et à Alfieri… engendra ces ramifications indécrottables de petites mares d’eau qui se dessèchent encore çà et là au soleil et qu’on nomme l’école de Campistron29. »

Sainte-Beuve a fait ressortir les nombreuses et inconscientes imitations qui ont suivi l’exemple de Chateaubriand. « On ne trouverait pas, dit-il, une seule page, chez tous nos écrivains, qui n’ait son germe dans Chateaubriand. » Lamartine, dans son Cours familier de littérature, cite un passage de Sainte-Beuve, où l’illustre critique montre la ressemblance de certaines Méditations, L’Isolement, Le Crucifix, L’Homme, Le Passé, avec des passages célèbres de Chateaubriand30

Nous ne pouvons qu’indiquer sommairement l’excellence du procédé d’imitation et sa tradition constante en littérature. Nous y reviendrons, dans notre chapitre sur la description, à propos de Chateaubriand, Homère et Flaubert.

Voici un exemple qui prouve que l’imitation, au moins comme exercice initial, détermine la formation des talents les plus personnels. Il s’agit encore de Lamartine.

L’auteur des Méditations lui-même chercha d’abord sa voie31 et commença par imiter.

Il avoue d’abord que Chateaubriand fut une des mains puissantes qui lui ouvrirent l’horizon de la poésie moderne. Il ajoute :

« Les poètes anti-poétiques du XVIIe siècle, Voltaire, Dorât, Parny, Delille, Fontanes, La Harpe, Boufflers, versificateurs spirituels de l’école dégénérée de Boileau, furent ensuite mes modèles dépravés, non de poésie, mais de versification. J’écrivais des volumes de détestables élégies amoureuses avant l’âge de l’amour, à l’imitation de ces faux poètes32.

« André Chénier n’avait pas encore été recueilli en volume ; je n’en connaissais que la sublime et divine élégie de la Jeune Captive, citée en partie par M. de Chateaubriand.

« Bien qu’André Chénier dans son volume de vers ne soit qu’un Grec du paganisme et par conséquent un délicieux pastiche, un pseudo-Anacréon d’une fausse antiquité, l’élégie de la Jeune Captive avait l’accent vrai, grandiose et pathétique de la poésie de l’âme… Ces vers avaient coulé, non plus de son imagination, mais de son cœur, avec ses larmes. Voilà le secret de cette élégie tragique de la Jeune Captive, qui ne ressemble en rien à cette famille d’élégies grecques que nous avons lues plus tard dans ses œuvres.

« Je m’écriai tout de suite en la lisant : Voilà le poète ! Cette révélation donna malgré moi le ton à plusieurs des essais de poésie vague et informe que j’écrivais au hasard dans mes heures d’adolescence.

« On en retrouvera quelque trace dans l’élégie intitulée la Fille du Pêcheur, qui n’a jamais été ni achevée ni publiée par moi. Je l’achève et je la publie ici pour la première fois… On y retrouvera, à travers les réminiscences grecques de Théocrite et d’Anacréon, quelque pressentiment d’André Chénier33… »

La pièce dont parle Lamartine et qu’il serait trop long de transcrire ici rappelle, en effet, de très près André Chénier :

Quand ton front brun fléchit sur la cruche à deux anses…
Ou bien sous le figuier, de son sucre prodigue…
Assise sous le toit, entre l’ombre et le fruit…
Éplucher en automne et retourner la figue
Que le vent de mer sale et que le soleil cuit…, etc.

« Un des dangers de la mauvaise imitation, c’est, dit Quintilien, d’outrer les défauts d’un auteur et de ne prendre que les vices qui touchent à ses qualités ; on remplace l’élévation par l’enflure, la concision par la maigreur, la force par la témérité, l’agrément par le mauvais goût, l’harmonie par le désordre et la simplicité par la négligence. »

« J’ai vu souvent, dit Cicéron, des imitateurs copier ce qu’il y avait de plus facile, et même ce qu’il y avait de défectueux, de vicieux dans leur modèle. Ils commencent par choisir mal ; et, si leur modèle, quoique mauvais, a quelque bonne qualité, ils la laissent et ne prennent de lui que ses défauts. »

Tout, en effet, s’affadit et se décolore sous la plume de ceux qui n’ont pas assez de talent pour savoir imiter ; car l’imitation suppose du talent. Sans dispositions pour l’art d’écrire, tous les efforts d’imitation demeurent stériles. Ou l’on copie servilement, ou l’on reste au-dessous de son modèle.

L’imitation n’est donc pas aussi facile qu’on peut le croire.

 

Résumons-nous.

Il y a deux sortes d’imitations :

L’une est un exercice littéraire individuel, d’ordre privé, excellent moyen de former son style, et qui conduit au pastiche, dont nous parlerons dans le chapitre suivant.

L’autre, la vraie, est une imprégnation générale. C’est l’ensemble des idées et des images, en quelque sorte la tournure d’esprit d’un auteur, qui finissent par être assimilés ; et c’est la combinaison de ces éléments digérés qui développe l’originalité personnelle. La bonne imitation conduit à l’assimilation et se confond avec elle. Elle consiste, comme le disait Dacier, à mettre son esprit à la teinture d’un auteur. Nous sommes donc tout à fait de l’avis d’Ernest Hello, lorsqu’il dit :

« Si le conseil de la Rhétorique, le conseil d’imiter les grands écrivains ou ceux qu’on appelle ainsi, est un conseil ridicule, le conseil de se les assimiler serait un conseil sérieux. Il peut se faire, en effet, qu’en vous plongeant dans le génie d’un grand homme, vous en soyez pénétré, imprégné ; que quelque chose de lui passe en vous… Cela ne peut se faire par la copie, par la découverte d’un procédé, mais par une communication intime de chaleur et de vie… L’écrivain donne son style, c’est-à-dire la parole. Il est permis de s’en nourrir34. »

On doit toujours avoir devant les yeux les grands modèles classiques ; se préoccuper incessamment de leur pensée, de leur forme, de leur style ; songer aux descriptions des maîtres, si l’on décrit ; aux mouvements d’éloquence des grands orateurs, si l’on parle ; aux belles phrases des meilleurs historiens, si l’on fait de l’histoire ; aux beaux vers de notre langue, si l’on est poète. C’est la méthode même de l’imitation, et c’est ce qu’exprime Longin dans cet admirable conseil :

« Il faut toujours se demander : Comment est-ce qu’Homère aurait dit cela ? Qu’auraient fait Platon, Démosthène, ou Thucydide même (s’il est question d’histoire), pour écrire ceci en style sublime ? Car ces grands hommes, que nous nous proposons d’imiter, se présentant de la sorte à notre imagination, nous servent comme de flambeaux, et nous élèvent l’âme presque aussi haut que l’idée que nous avons conçue de leur génie, surtout si nous nous imprimons bien ceci en nous-mêmes : Que penseraient Homère ou Démosthène de ce que je dis, s’ils m’écoutaient ? quel jugement feraient-ils de moi ? En effet, nous ne croirons pas avoir un médiocre prix à disputer, si nous pouvons nous figurer que nous allons sérieusement rendre compte de nos écrits devant un si célèbre tribunal, et sur un théâtre où nous avons de tels héros pour juges et pour témoins. »

Chapitre III — Du pastiche.

Le pastiche, bon exercice. — Caractères du pastiche. — Exemples de pastiche. — Opinion de Charles Nodier. — M. Hompsy.

Le pastiche est l’imitation artificielle et servile des expressions et des procédés de style d’un auteur.

Les écrivains originaux, c’est-à-dire ceux qui ont des tournures caractéristiques, sont les plus faciles à pasticher.

D’autres, comme La Fontaine, sont inimitables, parce qu’on n’arrive pas à surprendre leur manière, et qu’on ne sait comment ils ont fait pour avoir du génie. Marmontel raconte pourtant que Voltaire, dans sa jeunesse, réussit à faire passer une fable de Lamotte pour une fable de La Fontaine. Bossuet a aussi écrit une fable latine qu’il fit circuler sous le nom de Phèdre.

Les exemples de pastiche sont nombreux. Nous serons sobres de citations. Quelques-uns sont célèbres, et suffiront à donner une idée de ce genre d’exercice.

La Bruyère, rompu à tous les secrets du style, a très bien imité Montaigne, dans un morceau resté classique ;

Je n’aime pas un homme que je ne puis aborder le premier ni saluer ayant qu’il me salue, sans m’avilir à ses yeux et sans tremper dans la bonne opinion qu’il a de lui-même. Montaigne dirait : « Je veux avoir mes coudées franches et être courtois et affable à mon point, sans remords ni conséquence. Je ne puis du tout estriver contre mon penchant et aller au rebours de mon naturel qui m’emmène vers celui que je trouve à ma rencontre. Quand il m’est égal et qu’il ne m’est point ennemi, j’anticipe sur son bon accueil, je le questionne sur sa bonne disposition et santé, je lui offre mes bons offices, sans tant marchander sur le plus ou sur le moins, ne être, comme disent aucuns, sur le qui vive. Celui-là me déplaît qui, par la connaissance que j’ai de ses coutumes et façons d’agir, me tire de cette liberté et franchise : comment me ressouvenir, tout à propos et du plus loin que je vois cet homme, d’emprunter une contenance grave et imposante, et qui l’avertisse que je crois le valoir et bien au-delà ? Pour cela, de me ramentevoir de mes bonnes qualités et conditions, et des siennes mauvaises, puis en faire la comparaison ? C’est trop de travail, et ne suis du tout capable de si roide et si subite attention ; et quand bien même elle m’aurait succédé une première fois, je ne laisserais pas de fléchir et me démentir à une seconde tache : je ne puis me forcer et contraindre pour quelconque à être fier. »

Ce pastiche est bon, mais il est froid et sent le style fabriqué. Il y manque la vie. C’est le défaut des pastiches. On n’emprunte pas l’âme d’un auteur.

Le pastiche ne peut être qu’un exercice de gymnastique littéraire. Il n’a de valeur que comme moyen de métier, et n’est pas un but par lui-même. Des écrivains ordinaires ont réussi d’excellents pastiches. Attraper la manière d’un auteur prouve le profit qu’on a tiré de sa lecture. Plus on goûte un écrivain, plus on est tenté de le pasticher. On arrive presque à penser comme lui. C’est l’identification de la sensibilité intérieure qui fait trouver la similitude d’expressions ; mais la ressemblance, en général, s’arrête à ce contour extérieur. Les pastiches sont presque toujours froids, quelque illusion que donne la forme ; l’étincelle intérieure manque, l’inspiration personnelle fait défaut, on piétine sur place. Fruit naturel de la lecture, le pastiche est ordinairement le produit d’une facilité inconsciente, involontaire et souvent irrésistible.

« Il m’est arrivé dans ma jeunesse, dit Bayle, que, si j’écrivais quelque chose après avoir lu tout fraîchement un certain auteur, les phrases de cet auteur se présentaient à ma plume, sans même que je me souvinsse distinctement de les y avoir lues35. »

C’est un excellent résultat, facile à renouveler et qui forme l’esprit littéraire.

« Pour contrefaire d’une manière sensible le style d’un poète, on s’attache à certains traits caractéristiques, on les exagère et l’on procède comme les dessinateurs de caricatures, qui arrivent, par le moyen facile de la charge, à une ressemblance saisissante, mais disgracieuse36. »

Le pastiche est, en effet, un don que chacun peut avoir. Des écrivains très ordinaires, et pour leur compte incapables de style, arrivent à imiter admirablement le style d’autrui.

Le plus joli exemple que l’on connaisse de bon pastiche est l’histoire de Le Suire, mauvais écrivain d’ailleurs. Auteur de l’Aventurier français, Le Suire avait publié un roman précédé d’une lettre de J.-J. Rousseau. La lettre eut le plus grand succès. Elle était si bien imitée, qu’en la lisant Rousseau resta confondu de reconnaître sa propre tournure d’esprit, ses idées et son style même. Il se demanda un moment s’il n’avait pas écrit cette lettre.

M. Baragnon, un des plus habiles pasticheurs que je connaisse, me disait qu’à une époque de sa vie, il ne pouvait lire un auteur sans céder au besoin de l’imiter. Le style de Bossuet l’avait tellement passionné, qu’il se l’était en quelque sorte approprié, et que ses idées prenaient à son insu la forme naturelle du grand orateur.

Voici une lettre à la Bossuet, où le don de M. Baragnon est tout à fait remarquable :

Dieu, qui régit monarchiquement l’Univers, qui disposa notre corps sous la domination d’un chef, qui à la tête de la première société humaine plaça le père comme un roi, et à la tête de l’Église un infaillible monarque, a voulu nous signifier par cette politique suprême que la perfection du gouvernement réside dans la monarchie et qu’une nation peut être dite raisonnable, juste et prospère, à proportion qu’elle se règle sur cet idéal. Cependant nous voyons partout la monarchie en mépris. Le vicaire même du Roi universel la déconseille à nos Français, et les princes, s’abandonnant à l’esprit d’ignorance et de plaisir, en conservent une notion guère moins pure que celle des sujets. Serait-il vrai, monsieur, qu’en dirigeant votre conscience et votre conduite sur cette grande idée, vous ayez méconnu les principes tout ensemble et les réalités ? Vous avez beaucoup donné à la monarchie ; et que cette fidélité vous ait coûté les avantages, les emplois, les honneurs auxquels vous destinaient votre naissance, votre institution morale et un mérite si distingué, cela reste du tout négligeable, même à vos yeux ; car, pour bon citoyen que vous soyez, vous ne vous crûtes jamais nécessaire à l’État. Mais le plus grand des malheurs étant de penser mal, vous ne pouvez ne pas vous demander avec scrupule compte de votre pensée, puisqu’aussi bien le Pape et le Roi semblent la juger chimérique.

(Lettres à un royaliste, I.)

Il y a, dans ces lignes, un ton et un tour familiers à Bossuet, et qui ne semblent pas avoir été cherchés. C’est du pastiche adéquat.

L’auteur de ce pastiche Bossuetiste, d’ailleurs lui-même écrivain très pur, a publié dans la Revue Blanche, sous le titre de Mémoires inédits et imprévus de Saint-Simon, une série d’articles où les procédés de Saint-Simon sont admirablement démarqués. Citons un extrait :

Le Prince de V…, s’il faut admettre cette étrange princerie, disparut, environ ce temps, de la scène du monde où, si longtemps et pour néant, il s’était gonflé afin de faire figure de personnage. Il mourut méprisé de tout ce qui le connut et, s’il le faut dire au décri de la nature humaine, plus craint encore que méprisé. C’était une âme de boue qui toujours fermentait, à la surface de laquelle crevaient sans cesse en bouillons empoisonnés les atroces soupçons, les calomnies infâmes, les délations qui blessent et qui tuent. Il faisait métier de s’introduire dans le secret des familles, d’en pénétrer, sous couleur d’attachement et de services, le plus intime et le plus délicat ; après quoi, c’était à beaux écus qu’il fallait acheter son silence, et qui ne se fût exécuté, eût connu tout le poids des plus odieux propos, sa femme outragée, ses mère ou sœur ou fille, traînées dans la fange, et tout cela asséné d’une assurance hautaine et du plus infernal esprit. C’est miracle que, depuis plus de quarante ans qu’il déchirait ainsi, sans que nulle considération d’âge, de sexe ou de vertu ait pu museler sa malice, nul père, nul mari, ne se fût rencontré qui, lui coupant la gorge, eût à jamais clos sa gueule de maudit chien enragé. Sans doute, ses grands airs en imposèrent, car il passait pour brave et, de quelques rares duels où l’adversaire fut toujours trié, avait su se former une réputation de bretteur. C’est ici qu’il convient d’admirer sur quelles apparences se fondent parfois semblables renommées ; en son fond, il était plus que couard et lâche autant que pernicieux ; mais il eut toujours l’habileté de proposer la partie à qui il savait ne la devoir accepter, et de condescendre, pour son compte, aux seuls cartels de ceux dont il avait éprouvé l’inégalité aux armes. J’en sais bien le tu autem, qui si vainement le cherchai. Sur le tard, au surplus, il était trop notoirement diffamé, et son indignité trop publique, pour qu’un honnête homme daignât relever ses incartades.

On ne saurait mieux s’assimiler la tournure d’un auteur.

Beaucoup de prosateurs ont réussi le pastiche. Un des meilleurs est le chapitre en style Empire écrit par Edmond About dans l’Homme à l’oreille cassée (p. 130).

On connaît la traduction en vieux français de Daphnis et Chloé, par Paul-Louis Courrier.

Mme Riccoboni a achevé dans son style la Marianne de Marivaux.

Tout le monde a lu les célèbres poésies dites de Clotilde de Surville.

Boileau nous a laissé deux chefs-d’œuvre du genre, ses deux lettres à M. de Vivonne, imitées de Voiture et de Guès de Balzac.

Taine a écrit une douzaine de sonnets dans la manière de M. de Heredia.

Le romancier H. de Balzac a essayé également de s’assimiler le vieux style français dans ses Contes drôlatiques.

M. Albert Sorel, historien grave, a un merveilleux talent de pasticheur. Il a fait des imitations de Victor Hugo qui mériteraient d’être publiées.

Signalons enfin la prose illusionnante de M. François de Nion qui, notamment dans ses Derniers Trianons, a supérieurement réussi le style XVIIIe siècle.

Le marquis de Roure dit que le pastiche est facile, parce qu’il est, en effet, très aisé d’attraper les défauts d’un auteur, et il nous donne dans son ouvrage une suite de curieux pastiches de Rabelais, Sévigné, Pascal, La Bruyère, Voltaire, Rousseau37. Mais De Roure a tort de prétendre que ce qu’on appelle originalité ne consiste précisément que dans les défauts d’un auteur, et qu’un écrivain n’est original que par ses excès.

On sait que Charles Nodier passa sa jeunesse à pasticher. Il a dû peut-être à cet exercice une partie de sa souplesse, de sa dextérité littéraires.

Voici une de ses phrases, très bien pastichée de Bernardin de Saint-Pierre :

Au treillis serré qui garnit sa fenêtre rustique la capucine du Pérou accroche de toutes parts ses tymbales d’un vert mat et ses cornets mordorés, tandis qu’un vieux lierre, décoration naturelle de la maison du pauvre, garnit tout le mur extérieur de ses fraîches tentures, où pendent de petits bouquets de baies noires comme le jais.

En somme, le pastiche ne peut être qu’un exercice littéraire momentané. Il n’est bon généralement que parce qu’il est court.

« Je ne croirai pas aisément, dit Nodier, à la perfection d’une imitation de style d’une certaine étendue, parce que le système de la composition me détromperait, même quand la composition de la phrase me ferait illusion. Ainsi je comprendrai bien que Guillaume des Autels, ou un de ses contemporains, avec autant d’esprit que lui, eût réussi à intercaler dans Rabelais un petit chapitre qui se lierait avec le reste, sans inspirer de soupçons ; mais on aurait de la peine à me persuader qu’il en eût fait tout le dernier livre38. »

Sous le titre modeste de Ressorts poétiques, M. Gaston Hompsy a publié un recueil de poésies accompagnées de commentaires curieux. Chacune de ces pièces est imitée d’un auteur. Des notes très personnelles nous montrent le profit de cette méthode.

« Pour être un peu de l’avis de tout le monde, dit M. Hompsy, je ne recommanderai pas le pastiche comme un des meilleurs moyens d’arriver à l’étude poétique ; je le tiendrai néanmoins pour une étude utile qui pousse à approfondir les ressorts des maîtres et, par cela même, invite à en acquérir de personnels.  J’en ai semé quelques-uns dans cet ouvrage, en prenant garde toutefois de ne pas en abuser, bien que le profit que j’en ai retiré soit des plus engageants.  Charles Asselineau, dans un article sur Baudelaire, écrit : « Chacun a fait son petit Lac, son petit Pas d’armes du roi Jean, sa petite Comédie de la  Mort, sa petite Ballade à la lune. » Ce mépris s’explique. C’est un conseil à se méfier du travers dans lequel on tomberait, si l’on s’en tenait à ce genre d’exercice. Je comprendrais peu une exclusion absolue. La copie, l’imitation, le pastiche sont une règle d’éducation que tous subissent, depuis l’élève de quatrième jusqu’au Grand-Prix de Rome. Il n’y a pas de raisons pour le bannir de l’apprentissage poétique, à condition d’avoir la prudence de ne pas s’en faire une habitude39. »

Chapitre IV — De l’amplification.

L’amplification, procédé général du style. — L’amplification. Exemples pratiques. — Les procédés de style de Cicéron. — L’amplification et les sermons. — Les procédés de style de Démosthène. — Voltaire. — L’amplification dans La Bruyère.

L’amplification consiste à développer les idées par le style, de manière à leur donner plus d’ornement, plus d’étendue ou plus de force.

Longin la définit : « Un accroissement de paroles ».

On peut exercer l’amplification sur une phrase d’un auteur ou sur ses propres phrases. C’est un excellent procédé pour former son style. On le recommande dans l’enseignement classique. Un mot peut résumer le songe d’Athalie. Racine en a fait un récit. La véritable amplification, c’est l’art de développer un sujet insuffisamment présenté.

D’une idée en faire deux ; trouver les antithèses d’une pensée ; dédoubler les points de vue ; ajouter des traits frappants ; surenchérir sur ce qu’on a dit ; accroître le détail en évitant la prolixité ; féconder la sécheresse ; appliquer enfin et varier toutes les ressources de l’art d’écrire : tel est le but qu’on doit se proposer dans l’amplification.

On abusait autrefois de ce procédé, en l’utilisant à la dure confection des vers latins. Cette méthode donnait de mauvais résultats, parce que les élèves, ne possédant que superficiellement le génie latin, manquaient d’inspiration pour trouver les développements. Ils faisaient des vers à tiroir avec le Gradus, ou plaquaient le style des orateurs romains retenus par cœur. Dans la langue française, l’amplification donnait de meilleurs résultats. Elle était la base de l’art d’écrire.

Quoi qu’en dise Antonin Rondelet1, dans un ouvrage de considérations générales où l’on chercherait vainement un exemple, l’amplification ne va pas sans l’invention. L’invention, c’est la découverte. L’amplification, c’est la mise en œuvre. Elle résume essentiellement le don d’écrire.

L’amplification n’est pas du tout le rebours de la sobriété. Développer un sujet qui n’a pas besoin d’être développé ; délayer des périphrases, diluer des idées simples, surcharger inutilement son style, c’est tomber, en effet, dans la prolixité et la diffusion.

Un tableau, un paysage, un portrait, une harangue n’ont de valeur que par la condensation. Néanmoins une description de deux pages peut être aussi belle qu’un raccourci de vingt lignes.

En d’autres termes, il y a la bonne et la mauvaise amplification. Les sujets sont peu de chose. C’est la manière de les traiter qui est tout.

Ne blâmons donc pas les professeurs de donner à leurs élèves des sujets d’amplification surannés, tels que : coucher de Soleil, tempête, matinée de printemps, soir d’automne, chute de neige, etc. Ce qui est blâmable, c’est de conseiller le plaquage d’expressions banales pour développer ces sujets, et d’approuver qu’on puisse employer des détails ayant déjà servi pour n’importe quelle description de tempête, coucher de Soleil, matinée de printemps, chute de neige, etc. Cette habitude a discrédité l’amplification.

Le vice habituel consiste à délayer des pensées simples par des procédés de surcharges, en répétant les verbes synonymes, en ajoutant des épithètes aux substantifs. Moyen infaillible d’affaiblir son style.

Dans ses Lettres de Dupuis et Cotonnet, Alfred de Musset a spirituellement raillé ce genre d’amplification dont l’école romantique a tant abusé. Ses deux héros choisissent un texte classique et voici comment ils le développent :

Texte pris dans la première des « Lettres Portugaises »

« Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m’as trahi par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets ne te cause présentement qu’un mortel désespoir qu’on ne peut comparer qu’à la cruauté de l’absence qui le cause. Quoi ! cette absence !… »

Style romantique.

Considère, mon amour adoré, mon ange, mon bien, mon cœur, ma vie ; toi, que j’idolâtre de toutes les puissances de mon âme ; toi, ma joie et mon désespoir ; toi, mon rire et mes larmes ; toi, ma vie et ma mort ! — jusqu’à quel excès effroyable tu as outragé et méconnu les nobles sentiments dont ton cœur est plein et oublié la sauvegarde de l’homme, la seule force de la faiblesse, la seule armure, la seule cuirasse, la seule visière baissée dans le combat de la vie, lu seule aile d’ange qui palpite sur nous, la seule vertu qui marche sur les flots, comme le divin Rédempteur, la prévoyance, sœur de l’adversité.

« Tu as été trahi et tu as trahi ; tu as été trompé et tu as trompé, tu as reçu la blessure et tu l’as rendue ; tu as soigné et tu as frappé ; la verte espérance s’est enfuie loin de nous. Une passion si pleine de projets, si pleine de sève et de puissance, si pleine de crainte et de douces larmes, si riche, si belle, si jeune encore et qui suffisait à toute une vie d’angoisse et de délires, de joies et de terreurs, et de suprême oubli ; — cette passion consacrée par le bonheur, jurée devant Dieu comme un serment jaloux ; cette passion qui nous a attachés l’un à l’autre comme une chaîne de fer à jamais fermée, comme le serpent unit sa proie au tronc flexible du bambou pliant ; — cette passion qui fut notre âme elle-même, le sang de nos veines et le battement de notre cœur ; cette passion tu l’as oubliée, anéantie, perdue à jamais : ce qui fut ta joie et ton délice n’est plus pour toi qu’un mortel désespoir qu’on ne peut comparer qu’à l’absence qui le cause — quoi ! cette absence !… etc., etc.

Voici le second exemple (Portrait de deux enfants) :

Texte de Bernardin de Saint-Pierre dans « Paul et Virginie »

« Aucun souci n’avait ridé leur front, aucune intempérance n’avait corrompu leur sang, aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur cœur ; l’amour, l’innocence, la pitié développaient chaque jour la beauté de leurs âmes en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements. »

Style romantique.

Aucun souci précoce n’avait ridé leur front naïf ; aucune intempérance n’avait corrompu leur jeune sang, aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur cœur enfantin, fraîche fleur à peine entr’ouverte. L’amour candide, l’innocence aux yeux bleus, la suave pitié développaient chaque jour la beauté sereine de leur âme radieuse, en grâces ineffables, dans leurs souples altitudes et leurs harmonieux mouvements2.

Ces deux exemples montrent que tout ce qui a été ajouté au texte classique est inutile, insignifiant et banal. Quintilien avait raison de comparer une phrase trop chargée d’adjectifs à une armée où chaque soldat aurait derrière lui son valet de chambre.

Cicéron est resté le roi de l’amplification. Il en a fait le grand principe de l’art oratoire.

« Le mérite de l’éloquence, dit-il, est d’amplifier les choses en les ornant ; et cet art d’agrandir un objet et de l’élever au-dessus de lui-même sert aussi à le diminuer et à le rabaisser3. »

L’amplification était pour Cicéron l’art d’agrandir ou d’orner un sujet, une pensée, un argument, un tableau. Mais il est entendu qu’un ou deux traits explicatifs ne constituent pas ce qu’on appelle véritablement l’amplification.

Marmontel a donc raison de dire que « ce n’est point, dans Homère, amplifier l’idée de la force de ses héros, que d’exagérer le poids de leurs armes ; ce n’est point amplifier l’idée de la beauté d’Hélène, que de faire changer, à sa vue, l’indignation des vieillards troyens en une tendre admiration. Cette manière d’agrandir est une hyperbole passagère ; l’amplification demande un développement orné4.

Soyons franc : l’amplification que Cicéron conseille et qui est la marque de son talent, c’est tout bonnement la surcharge, le piétinement, l’abus des termes nuancés et synonymes, l’art d’ajouter et de varier les substantifs, verbes, épithètes, etc. Procédé d’accumulation et de gradation, méthode de Dupuis et Cotonnet employée avec génie.

Écoutons l’orateur romain :

Peut-on regarder la bonne foi comme ce qu’il y a de plus sacré dans la vie, et n’être pas ennemi d’un homme qui, nommé questeur, a osé dépouiller, abandonner, trahir, attaquer son consul, un consul qui lui avait communiqué ses secrets, livré sa caisse, confié tous ses intérêts ? Peut-on chérir la pudeur et la chasteté, et voir d’un œil tranquille les continuels adultères de Verrès, son immoralité, ses prostitutions, ses infamies domestiques ? Vous ne pouvez souffrir le mérite des hommes nouveaux ; vous dédaignez leur régularité, vous méprisez leur sagesse, vous voudriez éteindre leurs talents, étouffer leur vertu 40. Vous aimez Verrès, oui, je le crois ; à défaut de vertu, de mérite, d’innocence, de pudeur, de chasteté, vous trouverez des charmes dans son entretien, dans sa politesse, dans ses connaissances, etc41.

Cicéron a un tel génie des mots, une verve si exquise, tant d’imprévu dans la nuance, qu’il atteint par ce moyen oratoire, de grands effets d’éloquence. Mais on voit le péril qu’une pareille imitation peut offrir à un talent ordinaire.

Cicéron est un virtuose qui exécute des variations ; il orne, il répète, il diversifie et, comme dit Auger, il « épuise sa langue ». À chaque page de ses discours, on lit des tirades plus ou moins longues dans ce genre :

Dites-nous, Tubéron, que faisait votre épée dans les champs de Pharsale ? qui cherchait-elle à percer ? à qui en voulait votre appareil guerrier ? d’où vous venait ce courage, ce feu qui brillait dans vos regards, cette ardeur qui vous enflammait ! quels étaient vos projets et vos vœux ?

Ou encore ceci, contre Verrès :

Quel homme pensez-vous que nous avons cité à votre tribunal ? un voleur ? un adultère ? un sacrilège ? un assassin ? Non, messieurs, mais un spoliateur effréné, mais un monstre qui attente ouvertement à la pudeur, mais un misérable qui se joue de tout ce qu’il y a de plus inviolable et de plus sacré, mais le bourreau le plus cruel de ses propres concitoyens et des alliés du peuple romain  !

Et sa célèbre apostrophe contre Catilina :

Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? Combien de temps encore serons-nous le jouet de ta fureur ? Jusqu’où s’emportera ton audace effrénée ? etc.

Ainsi donc, Catilina, poursuis ta résolution ; sors enfin de Rome ; les portes sont ouvertes, pars. Il y a trop longtemps que l’armée de Manlius t’attend pour général. Emmène avec toi tous les scélérats qui te ressemblent ; purge celle ville de la contagion que tu répands ; délivre-la des craintes que ta présence y fait naître ; qu’il y ait des murs entre nous et toi. Tu ne peux rester plus longtemps ; je ne le souffrirai pas, je ne le supporterai pas, je ne le permettrai pas...

C’est toujours, on le voit, le délayage savant d’une même pensée.

« Cicéron abuse, dit La Harpe, de la facilité qu’il a d’être abondant, il lui arrive de se répéter… Il déborde parce qu’il est trop plein. Il est toujours si naturel et si élégant, qu’on ne sait ce qu’il faudrait retrancher ; on sent seulement qu’il y a du trop. »

Bonald, bon juge en ces matières, a eu le courage d’être plus sévère.

« Il y a, écrit-il, si j’ose le dire, de la vanité dans le style de Cicéron, dans ses périodes nombreuses et sonores, dans ses chutes harmonieuses et apprêtées. Cette majestueuse abondance est rarement l’expression d’une âme forte, plus briève dans ses discours et moins occupée des mots que du sens. Aussi, même de son temps, on désirait à l’éloquence de Cicéron plus de nerf et de vigueur, et quelques détracteurs l’appelaient fractum et elumbem oratorem 42. »

Pour se permettre cette surabondance de mots, ces répétitions d’idées similaires qui constituent l’amplification cicéronienne, il faut que le relief ou la couleur des expressions renforcent l’effet général. Si les pensées sont de qualité égale, s’il n’y a pas crescendo d’intensité, c’est un pur travail de rhéteur, comme dans ce passage de Massillon, qui, d’ailleurs, en dehors de ce procédé, contient des beautés réelles.

Nous soulignons l’amplification banale. Il s’agit du conquérant :

Sa gloire sera toujours souillée de sang : quelque insensé chantera peut-être ses victoires ; mais les provinces, les villes, les campagnes en pleureront ; on lui dressera des monuments superbes pour immortaliser ses conquêtes ; mais les cendres de tant de villes autrefois florissantes, mais la désolation de tant de campagnes dépouillées de leur ancienne beauté, mais les ruines de tant de murs sous lesquelles des citoyens paisibles ont été ensevelis, mais tant de calamités qui subsisteront après lui, seront des monuments lugubres qui immortaliseront sa vanité et sa folie.

L’exemple de Cicéron a gâté bien des talents oratoires. Pour vouloir imiter ce procédé facile, on se noie dans l’incontinence de paroles, l’insignifiance de pensées, la fausse grandeur, le verbiage solennel, l’élégant cliché, qui rendent illisibles les trois quarts des sermons et discours de notre temps43.

Les meilleurs orateurs prennent l’habitude de ce procédé facile :

L’ambition nous rend faux, lâches, timides, quand il faut soutenir les intérêts de la vérité. On craint toujours de déplaire, on veut toujours tout concilier, tout accommoder. On n’est pas capable de droiture, de candeur, d’une certaine noblesse qui inspire l’amour de l’équité, et qui seule fait les grands hommes, les bons sujets, les ministres fidèles et les magistrats illustres. Ainsi on ne sçauroit compter sur un cœur en qui l’ambition domine ; il n’a rien de sûr, rien de fixe, rien de grand ; sans principes, sans maximes, sans sentiment, il prend toutes les formes, il se plie sans cesse au gré des passions d’autrui, prêt à tout également, selon que le vent tourne, ou à soutenir l’équité, ou à prêter sa protection à l’injustice. On a beau dire que l’ambition est la passion des grandes âmes ; on n’est grand que par l’amour de la vérité, et lorsqu’on ne vent plaire que par elle.

(Massillon.)

Et ceci encore sur le même sujet :

N’est-ce pas l’ambition qui, selon les différentes conjonctures et les divers sentiments dont elle est émue, tantôt nous aigrit des dépits les plus amers, tantôt nous envenime des plus mortelles inimitiés, tantôt nous enflamme des plus violentes colères, tantôt nous accable des plus profondes tristesses, tantôt nous dessèche des mélancolies les plus noires, tantôt nous dévore des plus cruelles jalousies, qui fait souffrir à une âme comme une espèce d’enfer, et qui la déchire par mille bourreaux intérieurs et domestiques ?

(Bourdaloue.)

Que de fois a-t-on entendu des tirades de ce genre :

Toutes leurs démarches, dit l’Esprit Saint, sont vagues, incertaines, incompréhensibles. On a beau s’attacher à les suivre, on a beau s’efforcer de les atteindre, on les perd de vue à chaque instant ; ils changent de sentier, ils prennent d’autres routes, on s’égare avec eux ; on cherche leur trace et on les manque encore ; ils se lassent des hommages qu’on leur rend ; ils dédaignent les honneurs dont on les poursuit et sont piqués de ceux qu’on leur refuse, du culte qu’on ne leur offre pas, etc.

Ou celle-ci encore, plus significative :

Ce jour de ta justice, ce beau jour de lumière qui éclairera, qui illuminera, qui éblouira le monde, je l’attends, Seigneur, je l’espère, je le désire avec toute l’ardeur, avec toute la fièvre de ma foi inébranlable. Mais, je le sais, j’en suis sûr, nous en avons l’assurance, ce jour nous surprendra, nous étonnera et viendra confondre la folie humaine assoupie dans son indifférence, endormie dans sa volupté, engourdie dans l’oubli de Dieu. Réveil terrible, inouï, imprévu. Que ferons-nous ? Que dirons-nous ? Que répondrons-nous à ce justicier foudroyant, apparu sur les nuées avec la rapidité, la soudaineté, la violence de l’éclair ? Quelle parole aurons-nous sur les lèvres ? Quelle justification sortira de notre bouche ? etc.

On pourrait, en répétant les mêmes idées dans des termes différents, continuer pendant des pages ce morceau d’amplification, que je viens d’improviser.

Tout cela n’est pas de l’éloquence, parce que tout cela n’est pas de la force. Ce mode d’amplification ne fait qu’énerver la pensée et affadir le style. La véhémence et l’émotion dépendent du resserrement, de l’énergie intérieure, du développement sobre. « La véritable éloquence, a dit Pascal, se moque de l’éloquence. »

On n’imitera donc l’amplification de Cicéron qu’avec une extrême réserve. Même quand on n’a pas de talent, elle est facile ; et si l’on a du talent, elle est inutile. La preuve, c’est que Démosthène surpasse Cicéron, par des procédés tout à fait contraires44. Jamais orateur ne fut moins éloquent, au sens de l’amplification rhétoricienne où l’entendait Cicéron. Démosthène se moque de parler ; il ne s’applique qu’à prouver. A force de resserrement, il semble n’avoir pas de style, tant l’idée s’impose par sa seule énergie. On dirait de la géométrie littéraire. Le dédain de reflet oratoire se trahit à chaque paragraphe. Aucun lieu-commun, aucun morceau voulu, aucune apparence de facture. N’y cherchez pas d’ornements : il n’y a que des raisons. Les démonstrations et les arguments se croisent, s’accélèrent, se précipitent, font jaillir de superbes éclairs d’antithèses, et alors c’est de l’art, du grand art, celui qui vient du fond du sujet. Démosthène affecte d’être sec là où un autre eût brillé ; il se restreint partout où l’on pourrait s’étendre, et il se contente d’avoir raison sans paraître faire valoir ses raisons. On sent qu’il veut se borner à l’argumentation et qu’il méprise le secours de la forme, qui est pourtant chez lui si, raffinée. Mais lorsqu’il consent à s’en servir, il le fait en maître. Il ne cherche pas l’effet, il l’atteint sans qu’on y songe. Il ne prétend pas séduire, il veut convaincre ; son charme, ce sont ses preuves ; la concision, voilà sa verve. Il persuade, non par son style, mais par sa conviction. Il n’enchante pas, il entraîne. Il n’éblouit pas, il est irréfutable. Il renonce à plaire pour être sûr de mieux persuader.

Pourquoi, dit-il dans une de ses Philippiques, pourquoi Philippe a-t-il mieux réussi que nous dans la guerre précédente ? Faut-il vous parler sincèrement ? C’est que lui, à la tête des troupes, commandant en personne, il endure toutes les fatigues, affronte tous les périls, brave la rigueur des saisons, profile de toutes les occasions ; et que nous, à dire vrai, nous languissons ici dans une molle indolence, différant toujours, faisant des décrets, nous demandant les uns aux autres, dans la place publique, si l’on dit quelque chose de nouveau ; comme s’il y avait rien de plus nouveau qu’un Macédonien qui brave la république d’Athènes, et qui nous écrit des lettres telles que celles qu’on vient de vous lire.

Certes, il y avait là matière à amplification. Démosthène s’en abstient. La dernière pensée fait bien plus d’effet qu’un éloquent délayage.

Rappelez-vous avec quelle simplicité énergique débute son fameux discours sur la Couronne et comment il dénonce son ennemi Eschine.

Eschine, dans ce procès, a sur moi deux grands avantages. Le premier, c’est que nos périls ne sont pas égaux. Je risque bien plus à déchoir de votre bienveillance, que lui à ne pas triompher dans son accusation. Je risque, moi… mais je veux éviter toute parole sinistre, en commençant à vous parler ; lui, au contraire, n’a rien à perdre, s’il perd sa cause.

Le second avantage, c’est qu’il est dans la nature de l’homme d’écouter avec plaisir l’accusation et l’injure, et de ne supporter qu’avec peine l’apologie et l’éloge. Ce qui est fait pour plaire était donc le partage de mon adversaire ; ce qui déplaît presque généralement, est maintenant le mien. Si, d’un côté, par un sentiment de crainte, je n’ose vous entretenir de mes actions, je paraîtrai n’avoir pu détruire les reproches d’Eschine, ni établir mes droits à la récompense qu’il voudrait me ravir. De l’autre, si j’entre dans les détails de la vie publique et privée, je serai forcé de parler souvent de moi. Je le ferai du moins avec la plus grande réserve ; et ce que la nature de ma cause m’obligera de dire, il est juste de l’imputer à celui qui a rendu ma justification nécessaire.

Donnons un dernier exemple du grand effet que Démosthène obtenait par l’énergie brève et la sobriété puissante. C’est le parallèle de sa propre vie avec celle d’Eschine.

Vous étiez valet d’école : moi j’étais écolier ; vous serviez dans les initiations : j’étais initié ; vous dansiez dans les jeux : j’y présidais ; vous étiez greffier : moi magistrat ; vous étiez acteur des troisièmes rôles : moi spectateur ; vous vous laissiez tomber sur le théâtre : je sifflais ; dans le ministère, vous agissiez pour nos ennemis : moi pour la patrie ; et, pour finir le parallèle, aujourd’hui même où il est question pour moi d’une couronne, on rend justice à mon innocence : vous, au contraire, vous êtes reconnu pour un calomniateur, et il s’agit de décider si, dans ce jugement, on vous imposera silence pour toujours, en ne vous accordant point la cinquième partie des suffrages. Vous le voyez, Eschine, la fortune brillante qui vous a constamment suivi, vous donne le droit de mépriser la mienne.

Les plus belles amplifications de Cicéron n’eussent pas plus terriblement accablé Eschine que ce procédé de condensation voulue.

Je ne sais comment Cicéron aurait développé ce passage : je n’ai ni le génie des mots ni la trouvaille de nuances qui faisaient le charme de sa virtuosité ; mais je me figure qu’un de ses imitateurs se serait à peu près exprimé ainsi :

Vous étiez valet d’école, vous nettoyiez la classe, vous enleviez les ordures ; moi j’étais écolier, j’apprenais la science, je cultivais les lettres. Vous serviez dans les initiations, vous prépariez les pupitres, vous dressiez des listes ; j’étais initié, je méritais des distinctions, je conquérais les titres. Vous dansiez dans les jeux, vous étiez bouffon, vous amusiez le public ; je présidais, je donnais les récompenses, je décernais les prix. Vous étiez greffier, vous attendiez les ordres, vous transcriviez les copies. J’étais magistrat, je jugeais les causes, j’ordonnais les débats. Vous étiez acteur des troisièmes rôles, comparse, subordonné, négligé. J’étais spectateur, j’appréciais, je décidais, etc.

« Je suis persuadé, dit Blair, que dans un danger national et pressant, qui fixeroit l’attention du peuple, une harangue dans le genre véhément de Démosthènes produiroit un plus grand effet que la manière de Cicéron et toute sa magnificence. Si on prononçoit aujourd’hui les Philippiques de Démosthènes devant une assemblée d’Anglais, dans des circonstances semblables à celles où la Grèce se trouvoit alors, elles produiroient encore tout leur effet. La rapidité du style, la force des arguments, la véhémence de la prononciation, la hardiesse, la liberté, etc., rendroient le succès infaillible dans une assemblée moderne quelconque, et je ne crois pas qu’il en fût de même d’une harangue de Cicéron. Son éloquence,, quoiqu’étincelante de beautés et parfaitement adaptée au goût romain, incline souvent vers la déclamation, et s’éloigne trop de la manière dont on se sert ordinairement parmi nous pour traiter les affaires ou plaider les causes importantes. »

Les Manuels nous apprennent, d’après Quinlilien, qu’on amplifie pour augmenter ou pour diminuer ; qu’on amplifie : 1° les définitions ; 2° les circonstances ; 3° l’énumération des parties ; 4° la cause et les effets ; 5° les antécédents et les conséquents ; 6° les exemples et les comparaisons ; 7° les contraires ou les répugnants ; 8° la gradation.

Laissons ces subtilités. A force de vouloir décomposer les parties, on finit par ne plus voir le tout.

On voit la différence, et de quel côté se trouve la véritable éloquence.

L’imitation de Démosthène offre cependant des inconvénients. Avec Cicéron, on risque de tomber dans le verbiage ; avec Démosthène, on risque de tomber dans la sécheresse. Le meilleur moyen est de s’inspirer des deux et de corriger l’un par l’autre.

Voilà, je crois, ce qu’on peut dire de plus pratique sur l’amplification oratoire. Depuis Longin jusqu’à Marmontel, les « Manuels de littérature », à cet égard, restent dans le vague, ou ne précisent que des classifications stériles, empruntées à Quintilien.

Voltaire n’aimait pas l’amplification.

« On prétend, dit-il, que c’est une belle figure de rhétorique ; peut-être aurait-on plus raison, si on l’appelait un défaut. Quand on dit tout ce qu’on doit dire, on n’amplifie pas ; et quand on l’a dit, si on amplifie, on dit trop. Présenter aux juges une bonne ou mauvaise action sous toutes ses faces, ce n’est point amplifier, c’est ajouter, c’est exagérer et ennuyer. J’ai vu autrefois dans les collèges donner des prix d’amplification. C’était réellement enseigner l’art d’être diffus. Il eût mieux valu peut-être donner des prix à celui qui aurait resserré ses pensées, et qui par là aurait appris à parler avec plus d’énergie et de force : mais, en évitant l’amplification, craignez la sécheresse. »

Ces lignes résument notre chapitre. Il n’en est pas moins vrai que l’amplification est un excellent procédé et que l’art de développer un sujet est un art qui existe45

Les portraits de Gnaton l’égoïste, de Cliton le gourmand, de Télèphe, du Nouvelliste, auraient pu être considérablement développés.

« Destouches, dit M. Émile Faguet, avait une méthode que nous avons indiquée par avance en traitant de La Bruyère. Il prenait un caractère ou portrait de La Bruyère, lui donnait un nom, un état civil et un état social, le faisait causer avec un certain nombre de personnes, et il était bien sûr d’avoir fait une comédie de caractère. Il s’en fallait peut-être de quelque chose. C’est ainsi qu’il construisit L’Ingrat, L’Irrésolu, Le Médisant, L’Ambitieux, L’Indiscret, Le Glorieux. »

Il y a dans La Bruyère des maximes et des réflexions qu’un auteur dramatique pourrait transformer en personnages de roman ou de comédie.

Par exemple, ce passage :

On voit des gens brusques, inquiets, suffisants, qui, bien qu’oisifs et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu’à se dégager de vous ; on leur parle encore, qu’ils sont partis et ont disparu ; ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous arrêtent seulement pour vous ennuyer ; ils sont peut-être moins incommodes.

Voilà des traits avec lesquels on peut reconstituer un personnage, de même que l’observation du personnage a fourni ces traits à La Bruyère.

Ou encore ceci :

Quelques jeunes personnes ne connaissent point assez les avantages d’une heureuse nature, et combien il leur serait utile de s’y abandonner ; elles affaiblissent ces dons du ciel, si rares et si fragiles, par des manières affectées et par une fausse imitation ; leur son de voix et leur démarche sont empruntés ; elles se composent, elles se recherchent, regardent dans un miroir si elles s’éloignent assez de leur naturel. Ce n’est pas sans peine qu’elles plaisent moins.

On voit le parti qu’on tirerait de ces détails, et le joli type de femme qu’un auteur pourrait créer, en transformant en action les indications de La Bruyère. La pente est si naturelle, de la maxime au portrait et du portrait à la mise en action, que La Bruyère y cède à chaque instant46.

Une autre façon très profitable d’amplifier consiste à comparer ce qu’on a écrit soi-même avec ce que de bons auteurs ont écrit sur le même sujet. C’est un excellent exercice. Il décourage d’abord ; puis il excite les idées, en montrant ce qu’on eût pu trouver par plus d’attention ; on est fier de se rencontrer ; on sent croître ses forces par cette émulation.

C’est en écrivant, en pratiquant le style, qu’on découvrira les nombreuses ressources que fournit l’amplification.

Chapitre V — Assimilation du style descriptif.

Le style descriptif et le style abstrait. — Principe fondamental de la description. — Procédés descriptifs d’Homère. — Le réalisme d’Homère. — Les traductions d’Homère. Mme Dacier, — Opinion de Taine. — La traduction de Leconte de Lisle.

Nous avons étudié la lecture, l’imitation, l’amplification, etc., comme méthodes de travail et procédés généraux pour former son style.

Occupons-nous maintenant de la matière même qui constitue le style.

Dans notre Art d’écrire enseigné en vingt leçons, nous avons divisé le style d’après ses qualités.

On peut également le classer, selon sa nature, en deux divisions, qui renferment à peu près tous les genres :

1° Style descriptif, ou style de couleur ;

2° Style abstrait, ou style d’idées.

Le style descriptif suppose la couleur, le relief, l’imagination, l’image, la magie plastique des mots, la vie représentative et physique : description, tableau, observation, gestes, portraits, détails.

Le style abstrait vit surtout d’idées, d’intellectualité, de compréhension, de tours, de rapports, de nuances : histoire, philosophie, morale, métaphysique, maximes, critique, psychologie.

« H. Balzac, dit M. Georges Renard, distinguait deux classes d’écrivains : les écrivains d’idées, ceux qui s’adressent surtout à l’intelligence, recherchent le raisonnement serré, la langue vive, sèche et abstraite ; ils ont dominé chez nous au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle ; les écrivains d’images, ceux qui tiennent à parler aux sens et veulent les frapper par l’évocation directe des choses visibles ; ces derniers ont abondé au XVIe siècle ; ils ont retrouvé un éclat éphémère sous la minorité de Louis XIV ; puis ils ont reparu avec le Romantisme et plus encore avec les écoles qui l’ont suivi47. »

Ces deux styles n’ont rien d’incompatible entre eux. Il peut y avoir de la description et de la couleur en histoire, de même qu’on peut mettre de la psychologie abstraite dans un roman descriptif. Ce sont deux modes d’écrire distincts, mais qui se mêlent. Paul et Virginie est du style descriptif. Grandeur et décadence des Romains est du style d’idées. Stendhal avait un style abstrait. Chateaubriand eut par excellence le style de couleur et d’images. La description forme le fond même du style descriptif.

Nous avons déjà traité la description dans notre précédent ouvrage.

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit. Nous considérerons ici la description, non comme une portion limitée d’un genre littéraire, mais comme une faculté générale, comme l’art même de décrire et de peindre.

Nous examinerons sommairement en quoi consiste cet art de décrire et de peindre ; chez quels auteurs il faut aller l’apprendre ; quels sont les écrivains descriptifs qu’on doit s’assimiler et quels sont ceux qu’il ne faut pas imiter. Nous donnerons à l’appui de notre enseignement des exemples rigoureux, impératifs, où le métier du style sera décomposé autant qu’il est possible.

Nous avons défini la description : Un tableau qui rend visibles les choses matérielles. En d’autres termes, la description est la peinture animée des objets.

Nous avons donné des conseils pour apprendre à voir les choses ; nous avons expliqué la tournure d’esprit qu’il faut avoir pour sentir et rendre saisissant ce qu’on veut peindre.

Il nous reste à montrer le profit d’assimilation qu’on peut retirer par l’imitation de l’art descriptif pris dans les auteurs anciens ou modernes.

De tout ce que nous avons dit résulte ce grand principe, qu’on devrait inscrire en grosses lettres dans les Manuels de littérature :

Pour être vivante, la description doit être matérielle.

« En poésie et en éloquence, dit Marmontel, la description ne se borne pas à caractériser son objet ; elle en présente le tableau dans ses détails les plus intéressants et avec les couleurs les plus vives. Si la description ne met pas son objet comme sous les yeux, elle n’est ni oratoire ni poétique : les bons historiens eux-mêmes, comme Tite-Live et Tacite, en ont fait des tableaux vivants ; et, soit qu’on parle du combat des Horaces ou du convoi de Germanicus, on dira qu’il est peint, comme on dira qu’il est décrit. »

Il faut donc que tous les détails soient peints, dessinés, de contour net. Pour cela ne craignez pas de les accuser et de les pousser. Demandez-vous ce que serait ce tableau, s’il était peint à l’huile, et tâchez de le décrire aussi crûment que si vous l’écriviez d’après cette peinture, qu’il s’agisse d’une scène animée ou d’une scène de nature, en gardant toujours, bien entendu, les gradations de plan et l’importance des perspectives, comme sur la toile.

« La description, dit Blair dans son très beau Cours de Rhétorique, est la grande épreuve de l’imagination d’un poète : c’est elle qui distingue un génie original d’un esprit du second ordre. Lorsqu’un écrivain d’un mérite médiocre essaie de décrire la nature, il la trouve épuisée par ceux qui l’ont précédé dans la même carrière. Il n’aperçoit rien de nouveau ou d’original dans l’objet qu’il veut peindre ; ses idées sont vagues et indécises, et par conséquent sa diction faible et sans coloris. Il prodigue des mots plutôt que des pensées ; nous reconnaissons bien, il est vrai, le langage de la description poétique, mais nous ne concevons pas clairement ce qu’il décrit : au lieu qu’un vrai poète nous fait croire que nous avons l’objet sous nos yeux ; il en saisit les traits distinctifs ; il lui donne les couleurs de la vie et de la réalité ; il le place dans son vrai jour, en sorte qu’un peintre pourrait le copier d’après lui. Cet heureux talent est dû surtout à une imagination puissante, qui reçoit d’abord une vive impression de l’objet ; puis, en employant un choix convenable de circonstances pour le décrire, transmet cette impression dans toute sa force à l’imagination des autres. »

Le maître immortel de la description matérielle, c’est Homère. C’est chez lui qu’il faut aller s’assimiler l’art de peindre fortement. C’est dans Homère qu’on trouve le germe de tous les procédés d’évocation en relief, de sensations physiques, de vision immédiate employés après lui et exploités par les grands poètes, comme Virgile, et plus tard par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand.

L’Iliade et l’Odyssée doivent donc être les livres de chevet de tous ceux qui veulent se former un style descriptif.

La marque de la description homérique, c’est la sobriété dans le détail, et le trait matériel dessiné, appuyé, toujours réaliste. Homère n’est pas un réaliste d’intention. Il est réaliste parce qu’il est observateur impitoyable, et qu’il voit par la matérialité les hommes et les choses. L’aspect physique le préoccupe constamment. C’est son génie. L’Iliade est une série de carnages. Homère ne recule devant aucun détail. Il nous précise les moindres blessures :

Il le frappa sous le sourcil, au fond de l’œil, d’où la pupille fut arrachée. Et la lance, traversant l’œil, passa derrière la tête, et Ilioneus, les mains étendues, tomba. Puis, Pénéléôs, tirant de la gaîne son épée aiguë, coupa la tête, qui roula sur la terre avec le casque, la forte lance encore fixée dans l’œil 48.

Et ailleurs :

Et Harpanon, évitant la mort, se réfugia dans la foule de ses compagnons, regardant de tous côtés pour ne pas être frappé de l’airain. Et, comme il fuyait, Mèrionès lui lança une flèche d’airain, et il le perça à la cuisse droite, et la flèche pénétra, sous l’os, jusque dans la vessie. Et il tomba entre les bras de ses chers compagnons, rendant l’âme. Il gisait comme un ver sur la terre, et son sang noir coulait, baignant la terre.

Homère se complaît à rendre l’attitude humaine exactement prise sur le vif :

Comme Adamas fuyait la mort dans les rangs de ses compagnons, Mèrionès, le poursuivant, le perça entre le bas-ventre et le nombril, là où une plaie est mortelle pour les hommes lamentables. C’est là qu’il enfonça sa lance, et Adamas tomba palpitant sous le coup, comme un taureau dompté par la force des liens, que des bouviers ont mené sur les montagnes. Ainsi Adamas blessé palpita, mais peu de temps, car le héros Mèrionès arracha la lance de la plaie, et les ténèbres se répandirent sur les yeux du Troyen.

Parfois le tableau est du pur bas-relief où tout est en saillie. Le moindre geste du mécanisme humain est noté, qu’on me passe le mot, photographiquement :

Et il frappa d’abord Pronoos, de sa pique éclatante, dans la poitrine découverte par le bouclier. Et les forces du Troyen furent rompues, et il retentit en tombant. Et il attaqua Thestôr, fils d’Enops. Et Thestôr était affaissé sur le siège du char, l’esprit troublé ; et les rênes lui étaient tombées des mains. Patroklos le frappa de sa lance à la joue droite, et l’airain passa à travers les dents, et comme il le ramenait, il arracha l’homme du char. Ainsi un homme, assis au faîte d’un haut rocher qui avance, à l’aide de l’hameçon brillant et de la ligne, attire un grand poisson hors de la mer. Ainsi Patroklos enleva du char, à l’aide de sa lance éclatante, Thestôr, la bouche béante ; et celui-ci, en tombant, rendit l’âme. Puis il frappa d’une pierre dans la tête Eryalos, qui s’élançait, et dont la tête s’ouvrit en deux, sous le casque solide, et qui tomba et rendit l’âme, enveloppé par la mort.

Homère parle quelque part d’un homme qui reçoit par derrière un coup mortel et qui « tombe sur ses genoux en beuglant comme un taureau ». Un autre a le ventre ouvert, et tombe « en saisissant ses entrailles à pleines mains ».

D’un autre, il dit :

Il frappa du fouet éclatant les chevaux aux belles crinières ; et, sous le fouet, ceux-ci entraînèrent rapidement le char entre les Troyens et les Akhaiens, écrasant les cadavres et les armes. Et les jantes et les moyeux des roues étaient aspergés du sang qui jaillissait sous les sabots des chevaux.

Ce réalisme, que n’a pas su imiter Fénelon, mais dont Chateaubriand a en partie hérité et que Flaubert a exagéré dans Salammbô, ce réalisme qui n’est que le don de voir et de peindre, ne quitte jamais Homère.

Il est partout fidèle à ce procédé matériel, dans les descriptions et dans les comparaisons.

Le sens qu’Homère avait de la nature et de la vie physique atteint des largeurs de peinture admirables » :

La mer inondait la plage jusqu’aux tentes et aux nefs, et les deux peuples se heurtaient avec une grande clameur ; mais ni l’eau de la mer qui roule sur le rivage, poussée par le souffle furieux de Borée, ni le crépitement d’un vaste incendie qui brûle une forêt, dans les gorges des montagnes, ni le vent qui rugit dans les grands chênes, ne sont aussi terribles que n’était immense la clameur des Akhaiens et des Troyens, se ruant les uns sur les autres.

Homère n’est pas seulement peintre de détails réalistes dans les sujets de carnages49. Il a les mêmes procédés descriptifs dans les sujets idéalistes, comme dans les adieux d’Hector et d’Andromaque, où le geste du petit Astyanax est si gracieusement pris sur nature.

Du haut des remparts, Andromaque voit le cadavre de son mari Hector traîné par les chevaux d’Achille.

Alors, une nuit noire couvrit ses yeux, et elle tomba à la renverse, inanimée. Et tous les riches ornements se détachèrent de sa tête, la bandelette, le nœud, le réseau, et le voile que lui avait donné Aphroditè d’or, le jour où Hektôr au casque mouvant l’avait emmenée de la demeure d’Eétiôn, après lui avoir donné une grande dot. Et les sœurs et les belles-sœurs de Hektôr l’entouraient et la soutenaient dans leurs bras, tandis qu’elle respirait à peine.

Tout le poème de l’Odyssée est écrit avec les mêmes procédés, bien que les tableaux domestiques, de nuances et de repos, dominent le récit.

La description d’Homère n’est pas seulement vivante et matérielle ; elle est aussi, elle est surtout circonstanciée, particularisée, spécialisée. Les détails ne se rapportent qu’à ce qu’il décrit ; ils concourent au but et n’existeraient pas sans cela. Ulysse lutte contre la tempête. La description qu’en donne Homère n’est faite que pour montrer les efforts et le péril d’Ulysse. Pas de hors-d’œuvre, point de digression ; jamais de description générale, de description lieu-commun, par accumulation et par amplification, dont nous parlerons ci-après.

« C’est dans le choix des circonstances, dit le critique Blair, que consiste le grand art des descriptions pittoresques. D’abord il faut que les circonstances ne soient pas communes et vulgaires, telles qu’elles ne méritent point d’être remarquées : elles doivent, autant qu’il est possible, être neuves et originales, capables d’attacher l’esprit et d’exciter l’attention. En second lieu, elles doivent caractériser l’objet décrit, et le peindre fortement. En troisième lieu, toutes les circonstances employées doivent être en harmonie ; c’est-à-dire que, lorsque nous décrivons un objet important, toutes les circonstances que nous présentons aux spectateurs doivent contribuer à l’agrandir. Enfin les circonstances d’une description doivent être exprimées avec concision et simplicité ; car lorsqu’elles sont ou trop exagérées, ou trop développées et trop étendues, elles ne manquent jamais d’affaiblir l’impression qu’elles devraient produire. La brièveté contribue presque toujours à la vivacité. Ces règles générales seront mieux éclaircies par des preuves puisées dans des exemples particuliers. »

Particulariser la description par le choix des circonstances, c’est créer l’individualité même de cette description ; et Blair a raison d’ajouter que cette démonstration ne peut se faire que par des exemples.

Voici par quels détails circonstanciés Homère peint le meurtre du premier prétendant, assis à table avec les autres. Ulysse le vise, du seuil de la porte.

dirigea la flèche amère contre Antinoos. Et celui-ci allait soulever à deux mains une belle coupe d’or à deux anses, afin de boire du vin, et la mort n’était point présente à son esprit. Et, en effet, qui eût pensé qu’un homme, seul au milieu de convives nombreux, eût osé, quelle que fût sa force, lui envoyer la mort ? Mais Ulysse le frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le cou délicat. Il tomba à la renverse, et la coupe s’échappa de sa main inerte, et un jet de sang sortit de sa narine, et il repoussa des pieds la table, et les mets roulèrent épars sur la terre, et le pain et la chair rôtie furent souillés. Les prétendants frémirent dans la demeure, quand ils virent l’homme tomber. Et, se levant en tumulte de leurs sièges, ils regardaient de tous côtés sur les murs sculptés, cherchant à saisir des boucliers et des lances 50.

Tous les détails frappent, non seulement parce qu’ils sont matériels, mais parce qu’ils s’identifient avec le sujet, parce qu’ils ne conviennent qu’à ce sujet et qu’ils font corps avec le récit. Le prétendant va boire et ne pense point à la mort. Personne n’y pouvait penser, puisque Ulysse n’est pas reconnu et passe pour un mendiant. Le prétendant tombe à la renverse par la violence du coup et par sa position d’homme qui va boire en tenant une coupe à deux mains. Homère ne nous dit pas qu’il tomba baigné dans son sang, comme auraient dit vaguement Fénelon, Florian, Raynal ou Saint-Lambert. Il nous dit : « Un jet de sang sortit de sa narine ». On rend le sang par le nez : voilà qui est circonstancié. Il « repousse la table du pied », même procédé. « S’agitant ou se raidissant dans des convulsions » eût été de la description générale et non circonstanciée. Il y a bien des façons, en effet, d’avoir des « convulsions », comme il y a bien des façons d’être « baigné dans son sang ». Il fallait particulariser le détail. Homère n’y manque pas : « Il repousse la table du pied. » Les prétendants « frémissent, ils se lèvent en tumulte de leurs sièges et regardent de tous côtés sur les murs, cherchant à saisir les boucliers et les lances ». Ce dernier trait peint tout. C’est le mouvement vrai, le premier mouvement. Ils ont suspendu leurs armes pour se mettre à table. Ils n’ont qu’une pensée : les reprendre.

Les circonstances seules font la force d’une description. Quelques traits bien circonstanciés suffisent à donner l’intensité et la vie. Voici, sous ce rapport, une des plus belles descriptions d’Homère :

Ulysse et Nestor réveillent pendant la nuit les officiers et les soldats Grecs pour aller surveiller le camp ennemi.

Et ils se rendirent auprès de Diomède, et ils le virent hors de sa tente avec ses armes. Et ses compagnons dormaient autour, le bouclier sous la tête. Leurs lances étaient plantées droites, et l’airain brillait comme l’éclair. Et le héros dormait aussi, couché sur la peau d’un bœuf sauvage, un tapis splendide sous la tête…

Les chefs ne dormaient point et veillaient en armes avec Vigilance ; et le doux sommeil n’abaissait point leurs paupières pendant cette triste nuit ; mais ils étaient tournés du côté de la plaine, écoutant si les Troyens s’avançaient. »

Mais, de leur côté, les Troyens envoient un des leurs, Dolôn, pour surveiller à son tour le camp des Grecs.

Et Dolôn jeta aussitôt sur ses épaules un arc recourbé, se couvrit de la peau d’un loup, prit une lance.

Mais il est aperçu par Ulysse et son compagnon, qui le suivirent.

Dolôn les entendit et il s’arrêta inquiet. Il pensait dans son esprit que ses compagnons accouraient pour le rappeler par l’ordre d’Hector ; mais à une portée de trait environ, il reconnut des guerriers ennemis, et agitant ses jambes rapides, il prit la fuite, et les deux Argiens le poussaient avec autant de hâte… Et le robuste Diomède, agitant sa lance, parla ainsi : — Arrête ! ou je te frappe de ma lance, et je ne pense pas que tu évites longtemps de recevoir la dure mort de ma main. Il parla et fit partir sa lance, qui ne perça point le Troyen ; la pointe du trait effleura seulement l’épaule droite et s’enfonça en terre. Et Dolôn s’arrêta, plein de crainte, épouvanté, tremblant, pâle, et ses dents claquaient…

On lui fait grâce de la vie. Il renseigne les Troyens ; puis on se ravise : « Si on te fait grâce, lui dit Diomède, tu reviendras nous espionner. Si tu meurs, tu ne peux plus nous nuire. »

Il parla ainsi ; et, comme Dolôn le suppliait en lui touchant la barbe de la main, il le frappa brusquement de son épée au milieu de la gorge, et trancha les deux muscles. Et le Troyen parlait encore, quand la tête tomba dans la poussière.

C’est là certainement un des beaux passages descriptifs d’Homère, un de ceux qui portent le plus irréfutablement le caractère homérique. Il est regrettable que la critique érudite enseigne qu’il n’est pas d’Homère. Les raisons qu’elle en donne sont contestables. Ce qu’il y a de curieux, c’est que le trait final se retrouve dans l’Odyssée, à la fin du meurtre des prétendants : « Ayant ainsi parlé, il saisit à terre, de sa main vigoureuse, l’épée qu’Agélaos tué avait laissé tomber, et il frappa Léiôdès au milieu du cou, et, comme celui-ci parlait encore, sa tête roula dans la poussière. »

La Bruyère avait donc raison d’affirmer que « Moïse, Homère, Platon, Virgile, Horace ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et leurs images. Il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement… On ne saurait surpasser les anciens que par leur imitation ».

Nous n’avons pas la prétention de découvrir et de révéler le génie d’Homère. On a dit depuis des siècles qu’il était vivant, exact, animé, peintre admirable, grand observateur, etc. Mais on s’est trop contenté de nous le dire ; on ne nous l’a pas assez montré. L’intensité matérielle de la description homérique n’apparaît pas dans toutes les traductions. On ne la trouve que dans celle de Leconte de Lisle. Le goût classique a fait tout ce qu’il a pu pour noyer cette énergie dans le bon français incolore dont se servaient alors les traducteurs. Le meilleur des anciens traducteurs d’Homère, Mme Dacier, était une femme de grande érudition, qui entendait le grec mieux que personne ; mais sa conception du style élégant la condamnait à n’exprimer que le sens d’Homère, et à affaiblir sa force descriptive, faite de réalité et de crudité.

Sa traduction est écrite en style inorganique sans relief, sans image, sans couleur. C’est le Télémaque de l’art de traduire. Comment deviner la vie d’Homère derrière cette fadeur ? L’helléniste Émile Egger, qui s’y connaissait, a jugé cette traduction en quelques lignes.

« Toutes réflexions faites, dit-il, voici l’idée que cette savante dame nous donne de son travail : elle pense qu’il rappellera l’original grec à peu près comme le corps d’Hélène, embaumé et conservé à la manière des Égyptiens, rappellerait les divines beautés de cette princesse. Assurément on ne saurait être plus modeste. Cette comparaison peint fidèlement Mme Dacier, avec l’honnêteté de son caractère et l’insuffisance de son esprit. Mme Dacier savait fort bien le grec, mais elle avait peu de goût. »

Émile Egger cite des passages de cette traduction, qui rappellent le « Brutus dameret » de Boileau et qui montrent que Mme Dacier n’a jamais eu le sens de l’antiquité grecque. Elle écrivait tranquillement : « Tant de rares qualités l’avaient fait rechercher par le prince le plus brave et le mieux fait qui fût à Troie. »

« Ne croirait-on pas, dit Egger, lire quelque page de la Clélie ? Rien n’est moins épique, rien n’est moins antique que cette pompe de langage… Elle répand sur les personnages homériques je ne sais quelle teinte de fade élégance qui rappelle les romans de La Calprenède et de MlIe de Scudéry…

« Le défaut capital de cette traduction, conclut Egger, c’est je ne sais quelle platitude bourgeoise, qui ne ressemble pas mieux à la naïveté d’Homère que les fleurs du style romanesque51 ! »

« La Bible de Royaumont, le Télémaque, Rollin, l’Homère de Mme Dacier me paraissent aller bien ensemble pour la couleur », dit Sainte-Beuve, qui loue d’ailleurs avec indulgence la traductrice du XVIIe siècle52 !

« Qui n’a lu que Mme Dacier n’a point lu Homère », dit Voltaire53, lequel ajoute après avoir critiqué ses infidélités et ses défigurations ; « Vous avez partout retranché ou ajouté, et ce n’est pas à moi de décider si vous avez bien ou mal fait54. »

Dans un livre dont la préface contient une excellente appréciation des styles, Victor Hugo résume en ces termes ce qu’il faut penser des anciens traducteurs d’Homère :

« Mme Dacier a changé la simplicité d’Homère en platitude ; Lamotte-Houdard en sécheresse, et Bitaubé en fadaise55. »

 

Il ne pouvait en être autrement avec les principes de traduction adoptés à cette époque. Pour André Dacier la traduction doit être une « imitation » large où l’on peut se permettre « des expressions et des images très différentes du texte », quoique semblables56.

Quant à Mme Dacier, son but était de « donner à son siècle une traduction » d’Homère « qui, tout en conservant les principales beautés de ce grand poète, pût faire revenir les gens du monde de leur préjugé57 ».

Comment s’étonner qu’avec de pareilles idées on ait tant tardé à nous donner une traduction vraie d’Homère ?

« Dacier, dit Palissot, traduisait Homère laborieusement et pesamment, comme il eût traduit les aphorismes d’Hippocrate58. »

« L’erreur, déclare Sainte-Beuve, c’était de croire qu’un poète dont l’expression est un tableau et une peinture continuelle, fût fidèlement rendu par une traduction tout occupée d’être suffisante, polie et élégante59. »

Boileau le sentait bien, lorsqu’il disait, malgré ses éloges officiels décernés à Mme Dacier, que « si Homère était bien traduit, il ferait l’effet qu’il a toujours fait ».

La plupart des hellénistes professionnels nous ont donné des traductions exactes, mais sans style.

Taine a eu le courage d’expliquer pourquoi notre littérature classique s’est trouvée impuissante à bien traduire les Anciens. Ce qu’il dit vient à l’appui de nos théories précédentes sur l’évolution du style et de la langue.

« Ce style classique, dit Taine, est incapable de peindre ou d’enregistrer complètement les détails infinis et accidentés de l’expérience. Il se refuse à exprimer les dehors physiques des choses, la sensation directe du spectateur, les extrémités hautes et basses de la passion, la physionomie prodigieusement composée et absolument personnelle de l’individu vivant, bref, cet ensemble unique de traits innombrables, accordés et mobiles60 qui composent, non pas le caractère humain en général, mais tel caractère humain et qu’un Saint-Simon, un Balzac, un Shakespeare lui-même ne pourraient rendre, si le langage copieux qu’ils manient et que leurs témérités enrichissent encore ne venait prêter ses nuances aux détails multipliés de leur observation. Avec ce style (classique) on ne peut traduire ni la Bible, ni Homère, ni Dante, ni Shakespeare ; lisez le monologue d’Hamlet dans Voltaire et voyez ce qu’il en reste, une déclamation abstraite, à peu près ce qui reste d’Othello dans Orosmane. Regardez dans Homère, puis dans Fénelon, l’Ile de Calypso : l’île rocheuse, sauvage, où nichent « les mouettes et les autres oiseaux de mer aux longues ailes » devient dans la belle prose française un parc arrangé « pour le plaisir des yeux ».

« Il n’y a place dans cette langue que pour une portion de la vérité, portion exiguë et que l’épuration croissante rend tous les jours plus exiguë encore. Considéré en lui-même, le style classique court toujours risque de prendre pour matériaux des lieux communs minces et sans substance61. »

Le reproche semble sévère, mais il est juste, bien qu’il n’ôte rien à la valeur de nos chefs-d’œuvre classiques.

Il faut lire, dans les notes de Voltaire sur Corneille, l’étroitesse de style qu’il impose aux écrivains français. Tout à fait, rêver, songer, bas étage, à demain, le dehors, le dedans, divertir, subsister en cour, âme tout en feu, coups d’essai, coups de maître, avoir le dessus, brave homme, vous autres, donc, coutumière, métier, anciennement, de tous points, quitter la campagne, brouiller les images, supercherie, curée, humeur, gens, bourse, langue, etc., autant d’expressions qu’il interdit d’employer dans le style noble62.

En affirmant qu’on ne peut avec un pareil style traduire ni la Bible, ni Homère, ni Dante, ni Shakespeare, Taine ajoute en note, comme preuve d’oppositions :

« Comparez les traductions de la Bible par M. de Sacy et par Luther, celles d’Homère par Dacier, Bitaubé, etc., et par Leconte de Lisle. »

Dans son Cours à l’École des beaux-arts, Taine recommandait hautement la traduction Leconte de Lisle comme la meilleure.

Jusqu’alors, en effet, Homère n’avait été traduit que par des savants, par des hommes de cabinet : avec Leconte de Lisle, Homère est enfin traduit par un artiste. C’est Leconte de Lisle qui a rendu Homère lisible et l’a fait sortir de la légende d’ennui où on le reléguait.

On reproche à Leconte de Lisle sa recherche de termes archaïques, ses méprises de noms propres, sa dureté, sa crudité, ses contresens63. On l’accuse d’avoir changé en rudesse l’inexprimable douceur du style homérique. Tout cela est vrai. Mais Mme Dacier et les autres n’ont rendu ni la vie intense ni la matérialité de la description homérique. Or, ce mérite, du moins, se trouve bien dans Leconte de Lisle, et c’est le fond même d’Homère, son caractère, son génie. Quant à sa langue, personne malheureusement n’en exprimera jamais la qualité incomparable. En tout cas, la fadeur de Mme Dacier défigurait Homère bien plus que la brutalité de Leconte de Lisle ; car, s’il y a dans Homère la noblesse, la délicatesse, la grandeur, la profondeur des caractères, le récit, l’âme, l’idéal, il y a aussi un réalisme, une crudité, une violence de peinture qui ont frappé tous les critiques, en tête desquels le précurseur Vico, qui insiste longuement sur le côté barbare, brutal et sauvage d’Homère.

« Ce style, dit-il, si fier et d’un effet si terrible, avec lequel Homère décrit dans toute la variété de leurs accidents les plus sanglants combats, avec lequel il diversifie de cent manières bizarres les tableaux de meurtre qui font la sublimité de l’Illiade64. »

« A côté de l’élévation et de la dignité, dit Bonald, on retrouve fréquemment dans Homère la naïveté du premier âge et la familiarité grossière des premières mœurs65. »

Non seulement Homère est un admirable réaliste ; mais il disparaît de son œuvre, il n’intervient pas, il est impassible. C’était, on le sait, la théorie favorite de Flaubert.

« Homère, dit Fénelon, met toute sa gloire à ne point paraître pour vous occuper des choses qu’il peint, comme un peintre songe à vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups du pinceau… Platon assure qu’en écrivant on doit toujours se cacher, se faire oublier et ne produire que les choses et les personnes qu’on veut mettre devant les yeux du lecteur66. »

Chapitre VI — L’imitation descriptive à travers les auteurs.

Chateaubriand et Homère. — Flaubert et Homère. — Comment imiter Homère. — La filiation descriptive. — Procédés descriptifs de Chateaubriand. — Chateaubriand et Bernardin de Saint-Pierre. — Chateaubriand et Buffon. — Chateaubriand et Flaubert. — La couleur descriptive. — Assimilation de la couleur descriptive. — La mauvaise imitation de Chateaubriand : Marchangy et d’Arlincourt. — Jules Vallès.

Ce qu’il faut donc imiter dans Homère, c’est la réalité, le détail vrai, le trait circonstancié, le mouvement vu, le geste, l’attitude prise sur nature, la matérialité des scènes et des êtres. On n’aura plus qu’à appliquer ensuite ce genre de peinture en relief aux choses modernes, à une bataille du XIXe siècle comme à un tableau de nature.

Posons en principe ce fait qu’il n’y a qu’une seule sorte de description : c’est la description homérique. « Tu imiteras les effets de la Nature, en toutes tes descriptions, suivant Homère67. » Toutes les fois qu’un écrivain fait une bonne description, on peut dire qu’il fait de l’Homère, non pas exactement du vrai Homère (le filon est trop pur pour être transposé), mais du procédé homérique, reconnaissable en tant que manière68.

Toutes les bonnes descriptions des bons écrivains rappellent la description homérique, que ces écrivains s’appellent Hésiode, Théocrite, Virgile, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Erckmann-Chatrian, Tourgueneff, Flaubert, Zola, Daudet, Paul et Victor Margueritte, Maupassant, Paul Adam, Jules Vallès, etc.

Tous ces écrivains s’engendrent les uns les autres. On le démontrerait jusqu’à l’évidence, en faisant l’histoire du procédé matériel dans la description.

Rappelez-vous les épisodes de bataille cités plus haut, et voyez si ces lignes n’en sortent pas directement :

Mérovée à son tour lance son angon, qui, par ses deux fers recourbés, s’engage dans le bouclier du Gaulois. Au même instant, le fils de Clodion bondit comme un léopard, met le pied sur le javelot, le presse de son poids, le fait descendre vers la terre et abaisse avec lui le bouclier de son ennemi. Ainsi forcé de se découvrir, l’infortuné Gaulois montre la tête. La hache de Mérovée part, siffle, vole, et s’enfonce dans le front du Gaulois comme la cognée dans la cime d’un pin. La tête du guerrier se partage, sa cervelle se répand des deux côtés, ses yeux roulent à terre, son corps reste encore un moment debout, étendant des mains convulsives, objet d’épouvante et de pitié.

(Chateaubriand, Les Martyrs, ch. vi.)

Et ceci encore :

On voyait les signaux du porte-étendard qui plantait le jalon des lignes, la course impétueuse du cavalier, les ondulations des soldats qui se nivelaient sous le cep du centurion. On entendait de toutes parts les grêles hennissements des coursiers, le cliquetis des chaînes, les sourds roulements des balistes et des catapultes, les pas réguliers de l’infanterie, la voix des chefs qui répétaient l’ordre, le bruit des piques qui s’élevaient et s’abaissaient au commandement des tribuns. Les Romains se formaient en bataille aux éclats de la trompette, de la corne et du lituus…

Ouvrons Flaubert maintenant :

Par-dessus la voix des capitaines, la sonnerie des clairons et le grincement des lyres, les boules de plomb et les amandes d’argile passant dans l’air, sifflaient, faisaient sauter les glaives des mains, la cervelle des crânes. Les blessés, s’abritant d’un bras sous leur bouclier, tendaient leur épée en appuyant le pommeau contre le sol, et d’autres, dans des mares de sang, se retournaient pour mordre les talons. La multitude était si compacte, la poussière si épaisse, le tumulte si fort, qu’il était impossible de rien distinguer ; les lâches qui offrirent de se rendre ne furent même pas entendus. Quand les mains étaient vides, on s’étreignait corps à corps ; les poitrines craquaient contre les cuirasses, et des cadavres pendaient la tête en arrière, entre deux bras crispés.

Et encore ceci :

Les Barbares se ruèrent en foule compacte ; les éléphants se jetèrent au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail comme des proues de navires fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils les éventraient, les lançaient en l’air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs d’ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d’autres, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu’à la garde et périssaient écrasés…

(G. Flaubert, Salammbô. Le Macar.)

N’est-ce pas là à la fois du Chateaubriand et de l’Homère ?

Appliquez maintenant ce procédé du détail matériel à des sujets modernes, et vous aurez transposé de l’Homère :

Nous entrâmes dans cette maison, dont la grande chambre en bas, toute sombre, parce qu’on avait blindé les fenêtres avec des sacs de terre, était déjà pleine de soldats. On apercevait dans le fond un escalier en bois, très roide, où le sang coulait ; des coups de fusils partaient d’en haut. Et leurs éclairs montraient, de seconde en seconde, cinq ou six des nôtres affaissés contre la rampe, les bras pendants, et les autres qui leur passaient sur le corps, la baïonnette en avant, pour forcer l’entrée de la soupente. C’était quelque chose d’horrible que tous ces hommes — avec leurs moustaches, leurs joues brunes, la fureur peinte dans les rides, — qui voulaient monter à toute force. En voyant cela, je ne sais quelle rage me prit, et je me mis à crier :

« En avant !… pas de quartier !… »

(Erckmann-Chatrian, Waterloo, p. 250.)

Et ailleurs :

Lorsque j’arrivai derrière Zébedé, tout était encombré de morts et de blessés, les fenêtres en face avaient sauté, le sang avait éclaboussé les murs, il ne restait plus un Prussien debout, et cinq ou six des nôtres se tenaient adossés aux meubles en souriant et regardant d’un air féroce ; ils avaient presque tous des balles dans le corps ou des coups de baïonnette, mais le plaisir de la vengeance était plus fort que le mal. Quand je songe à cela, les cheveux m’en dressent sur la tête.

Je n’entendais pour ainsi dire plus. Le bruit devait être épouvantable, car la fusillade d’en bas et celle des fenêtres éclairait toute la rue, comme une flamme qui se promène. Nous avions renversé l’échelle, et nous étions encore six : deux sur le devant qui tiraient, quatre derrière qui chargeaient et leur passaient les fusils.

(Erckmann-Chatrian, Waterloo, p. 151, 152, 260, 264.)

On remplirait des volumes avec des citations de ce genre, prises dans Tolstoï (La Guerre et la Paix, et surtout Le Siège de Sébastopol), dans Émile Zola (La Débâcle), dans Paul et Victor Margueritte (Le Désastre), dans Paul Adam (La Force), dans Camille Lemonnier (Les Charniers), etc., etc.

Cette méthode de notation matérielle, notre littérature contemporaine l’a prise, soit directement dans Homère, soit de seconde main dans Chateaubriand, qui en a été le vulgarisateur de génie, pour une moitié de son œuvre.

Chateaubriand s’est formé par l’étude de Bernardin de Saint-Pierre. Il l’a lu toute sa vie et ne s’en cachait pas.

La description vivante et réelle appliquée au paysage est déjà dans Bernardin de Saint-Pierre (Paul et Virginie et le Voyage à l’île de France). On retrouve dans Bernardin, à qui J.-J. Rousseau avait transmis ce sens déjà coloré de la nature, le procédé descriptif de Chateaubriand et son vocabulaire d’écrivain tout entier.

Ne croirait-on pas lire une page de Chateaubriand en lisant ces lignes de Paul et Virginie :

Un de ces étés qui désolent de temps à autre les terres situées entre les tropiques, vint étendre ici ses ravages. C’était vers la fin de décembre, lorsque le soleil, au Capricorne, échauffe pendant trois semaines l’île de France de ses feux verticaux. Le vent du Sud, qui y règne presque toute l’année, n’y soufflait plus. De longs tourbillons restaient suspendus en l’air. La terre se fendait de toutes parts ; l’herbe était brûlée, des exhalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s’élevaient de dessus les plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d’un incendie. La nuit même n’apportait aucun rafraîchissement à l’atmosphère embrasée. L’orbe de la lune, tout rouge, se levait dans un horizon embrumé, d’une grandeur démesurée. Les troupeaux, abattus sur les flancs des collines, le cou tendu vers le ciel, aspirant l’air, faisaient retentir les vallons de tristes gémissements. Le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre pour y trouver de la fraîcheur : mais partout le sol était brûlant, et l’air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes, qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

Le paysage, dans Chateaubriand, comme dans Bernardin, c’est la nature rendue par la photographie homérique69. Seulement l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe a traduit cette photographie avec une magnificence incomparable.

C’est pour cela que Chateaubriand est le roi de la description et, après Homère, l’auteur qu’il faut le plus étudier, celui dont l’assimilation sera le plus profitable. Il a la vie et la grandeur.

Lisez ce coucher de lune sur la mer :

Établie par Dieu gouvernante de l’abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil ; mais, comme lui, elle ne se retire pas solitaire : un cortège d’étoiles l’accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroit son silence qu’elle communique à la mer ; bientôt elle tombe à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.

Cela, c’est le Chateaubriand idéaliste. Voici son réalisme, une peinture du club des Cordeliers sous la Révolution :

Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient été arrachés ; la basilique écorchée, ne présentait plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l’église, où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des établis de menuisiers servaient de bureau au président, quand la séance se tenait dans l’église… Les métaphores des discours étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout était appelé par son nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération, on ne démêlait que cela à travers l’argot sauvage dont les oreilles étaient assourdies. Les harangueurs, à la voie grêle ou tonnante, avaient d’autres interrupteurs que leurs opposants : les petites chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches s’éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d’abord à l’ordre par le tintamarre de l’impuissante sonnette ; mais ne cessant pas leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence : elles tombaient, palpitantes, blessées et fatidiques, au milieu du Pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l’épaule ou les bras nus croisés.

L’étude de Chateaubriand peut remplacer celle de tous les écrivains de notre temps, parce qu’il les contient tous. On ne trouve plus dans ses Mémoires d’Outre-Tombe la grisaille de style fénelonienne, qui rend les Natchez si ennuyeux et fait des Martyrs un poème inégal et froid. Les Mémoires donnent la sensation de la réalité transfigurée par une imagination sublime. Ce livre a engendré toute notre littérature descriptive. Flaubert déclarait que cet ouvrage dépassait sa réputation. Alphonse Daudet n’en parlait qu’avec une émotion stupéfaite. Les frères de Goncourt en avaient fait leur livre de chevet.

Il n’y a pas seulement dans Chateaubriand la littérature de Flaubert,, d’où sont sortis nos romanciers contemporains. Il y a aussi le style de Théophile Gautier, de Paul de Saint-Victor, de Barbey d’Aurévilly. Chateaubriand va aussi loin dans le neuf, le pittoresque, le néologisme et l’écriture artiste que les Goncourt et Loti.

Connaissez-vous quelque chose de plus contemporain, de plus nouvelle école que cette description de la fin du jour dans les forêts d’Amérique :

Le soleil tomba derrière le rideau des arbres ; un rayon glissant à travers le dôme d’une futaie scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre ; la lumière, divergeant entre les troncs et les branches, projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c’étaient des lilas, des azaléas, des lianes annelées aux gerbes gigantesques ; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fumées de rose ou cardées de soie. On voyait dans ces nues s’entr’ouvrir des gueules de four, s’amonceler des tas de braise, couler des rivières de lave ; tout était éclatant, radieux, doré, opulent, saturé de lumière. A l’orient la lune reposait sur des collines lointaines ; à l’occident la voûte du ciel était fondue en une mer de diamants et de saphirs dans laquelle le soleil à demi plongé semblait se dissoudre. La terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l’ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée comme la prière redescend sur celui qui prie… Je me reposai au bord d’un massif d’arbres : son obscurité, glacée de lumière, formait la pénombre où j’étais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrêpés et s’éclipsaient lorsqu’elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et du reflux du lac, les sauts du poisson d’or, le cri rare de la cane plongeuse.

C’est par milliers qu’on pourrait citer des exemples de relief plastique aussi intense que les descriptions de Flaubert et que n’ont jamais dépassé les efforts de toute l’école réaliste contemporaine. S’il veut peindre l’aurore, Chateaubriand vous dira comme Flaubert ou Zola : « Une barre d’or se forma à l’Orient ». Il comparera le soleil couchant « dépouillé de ses rayons, à une meule de fer rougie », ou il dira simplement : « Son disque élargi s’enfonçait dans les flots. » Il a vu « la lumière dorée des étoiles trembler dans la mer », les « nuages voler dans le ciel sur la face de la lune, qui semblait courir rapidement ». Il vous montre l’orage d’un mot : « Les éclairs s’entortillent aux rochers ». Il remarque, avant le lever de la lune, « son aube qui s’épanouit par degrés devant elle ». Il nous décrit à la fin du jour les « clartés alenties du soleil sur les étangs », les « ombrelles des pins », les « montagnes cendrées de bleu ». Il distingue, la nuit, le « firmament répété dans les vagues et qui a l’air de reposer au fond de la mer, et par intervalles des brises passagères troublant dans la mer l’image du ciel ». Si des corneilles volent, ce qui le frappe, ce sont « leurs ailes noires et lustrées, glacées de rose par les premiers reflets du jour ». Il mentionne dans les Mémoires d’Outre-Tombe « les sons veloutés du cor, les sons liquides de l’harmonica, le nasillement d’une musette ». Il nous fait voir « l’horizon de la mer intersectant la lune, qui s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues ». Il observe tantôt la mer « toute blanche de lumière » ; tantôt les « lames minces comme une gaze, se déroulant sur le sable sans bruit et sans écume ». En voyage, il n’oublie pas le grignotement de la pluie sur la capote de sa voiture. Il note « l’ombre mobile d’un jet d’eau à la clarté de la lune, les montagnes lointaines lavées de bleu, les hirondelles qui s’enfoncent en criant dans les trous des murailles ». Évoquant la tranquillité de la nuit au bord d’un lac, il dit : « L’azur du lac veillait derrière les feuillages. Une brise, passant et se retirant à travers les saules, s’accordait avec l’aller et le venir de la vague. » Se promenant à Rome, il « écoute le silence et regarde passer son ombre de portique en portique, le long des aqueducs éclairés par la lune ». Il aperçoit le Carmel comme « une tache ronde au-dessous des rayons du soleil ».

Chateaubriand s’est formé par l’assimilation de Bernardin de Saint-Pierre, en étendant, en repétrissant, en poussant la description de Paul et Virginie, des Harmonies, des Études et des Voyages. Sa filiation est reconnue par tous les critiques.

Ne croirait-on pas lire du Chateaubriand quand on ouvre cette page de Bernardin :

Le lieu de la scène était, pour l’ordinaire, au carrefour d’une forêt, dont les percés formaient autour de nous plusieurs arcades de feuillage. Nous étions, à leur centre, abrités de la chaleur pendant toute la journée ; mais quand le soleil était descendu à l’horizon, ses rayons, brisés par les troncs des arbres, divergeaient dans les ombres de la forêt en longues gerbes lumineuses qui produisaient le plus majestueux effet. Quelquefois son disque tout entier paraissait à l’extrémité d’une avenue, et la Tendait toute étincelante de lumière. Le feuillage des arbres, éclairé en dessous de ses rayons safranés, brillait des feux de la topaze et de Témeraude. Leurs troncs moussus et bruns paraissaient changés en colonnes de bronze antique ; et les oiseaux déjà retirés en silence sous la sombre feuillée pour y passer la nuit, surpris de revoir une seconde aurore, saluaient tous à la fois l’astre du jour par mille et mille chansons. Les singes, habitants domiciliés de ces forêts, se jouent dans leurs sombres rameaux, dont ils se détachent par leur poil gris et verdâtre, et leur face toute noire ; quelques-uns s’y suspendent par la queue et se balancent en l’air ; d’autres sautent de branche en branche, portant leurs petits dans leurs bras. Jamais le fusil meurtrier n’y a effrayé ces paisibles enfants de la nature. On n’y entend que des cris de joie, des gazouillements et des ramages inconnus de quelques oiseaux des terres australes, que répètent au loin les échos de ces forêts. La rivière qui coule en bouillonnant sur un lit de roches, à travers les arbres, réfléchit çà et là dans ses eaux limpides leurs masses vénérables de verdure et d’ombre, ainsi que les jeux de leurs heureux habitants ; à mille pas de là, elle se précipite de différents étages de rocher, et forme, à sa chute, une nappe d’eau unie comme le cristal, qui se brise, en tombant, en bouillons d’écume. Mille bruits confus sortent de ces eaux tumultueuses ; et, dispersés par les vents dans la forêt, tantôt ils fuient au loin, tantôt ils se rapprochent tous à la fois, et assourdissent comme les sons des cloches d’une cathédrale. L’air, sans cesse renouvelé par le mouvement des eaux, entretient sur les bords de cette rivière, malgré les ardeurs de l’été, une verdure et une fraîcheur qu’on trouve rarement dans cette île, sur le haut même des montagnes.

Voici comment Chateaubriand peint le fleuve Meschacebé :

Ce dernier fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée, que les habitants des États-Unis appellent le Nouvel Eden, et à laquelle les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, rillinois, l’Arkanza, l’Ohio, le Wabache, le Tenase, l’engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l’hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, les arbres déracinés s’assemblent sur les sources. Bientôt la vase les cimente, les lianes les enchaînent, et des plantes, y prenant racine de toutes parts, achèvent de consolider ces débris. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent au Meschacebé : le fleuve s’en empare, les pousse au golfe mexicain, les échoue sur des bancs de sable et accroît ainsi le nombre de ses embouchures. Par intervalles, il élève sa voix en passant sur les monts et répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux indiens ; c’est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter, le long des rivages, des Iles flottantes de pistia et de nénufar, dont les roses jaunes s’élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles, s’embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d’or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve.

Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue ; leurs flots de verdure, en s’éloignant, semblent monter dans l’azur du ciel, où ils s’évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes errer à l’aventure des troupeaux de trois ou quatre buffles sauvages. Quelquefois un bison chargé d’années, fendant les flots à la nage, se vient coucher, parmi de hautes herbes, dans une île du Meschacebé. A son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives.

On retrouve les sources de cette inspiration dans Buffon :

Des fleuves d’une largeur immense, tels que l’Amazone, la Plata, l’Orénoque, roulant à grands flots leurs vagues écumantes, et se débordant en toute liberté, semblent menacer la terre d’un envahissement et faire effort pour l’occuper toute entière. Des eaux stagnantes et répandues près et loin de leur cours couvrent le limon vaseux qu’elles ont déposé, et ces vastes marécages, exhalant leurs vapeurs en brouillards fétides communiqueraient à l’air l’infection de la terre, si bientôt elles ne retombaient en pluies précipitées par les orages ou dispersées par les vents. Et ces plages, alternativement sèches et noyées » où la terre et l’eau semblent se disputer des possessions illimitées ; et ces broussailles de mangles jetées sur les confins indécis de ces deux éléments ne sont peuplées que d’animaux immondes qui pullulent dans ces repaires, cloaques de la nature, où tout retrace l’image des déjections monstrueuses de l’antique limon. Les énormes serpents tracent de larges sillons sur cette terre bourbeuse ; les crocodiles, les crapauds, les lézards et mille autres reptiles à larges pattes en pétrissent la fange ; des millions d’insectes enflés par la chaleur humide en soulèvent la vase ; et tout ce peuple impur, rampant sur le limon ou bourdonnant dans l’air qu’il obscurcit encore, toute cette vermine dont fourmille la terre attire de nombreuses cohortes d’oiseaux ravisseurs dont les cris confus, multipliés et mêlés aux coassements des reptiles, en troublant le silence de ces affreux déserts, semblent ajouter la crainte à l’horreur pour en écarter l’homme et en interdire l’entrée aux autres êtres sensibles : terres d’ailleurs impraticables, encore informes, et qui ne serviraient qu’à lui rappeler l’idée de ces temps voisins du premier chaos, où les éléments n’étaient pas séparés, où la terre et l’eau ne faisaient qu’une masse commune, et où les espèces vivantes n’avaient pas encore trouvé leur place dans les différents districts de la nature.

(Buffon, Description du Kamichi.)

C’est donc, parmi les Modernes, dans Chateaubriand, et surtout dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, qu’il faut étudier la description vivante.

Après Chateaubriand, vient immédiatement Gustave Flaubert.

De même, Flaubert s’est formé par l’assimilation de Chateaubriand. L’auteur de Salammbô déclarait, vers la fin de sa vie, qu’il donnerait tous ses ouvrages pour deux lignes de Chateaubriand.

La préoccupation de peindre réalistement, quoique poétiquement, la nature est visible dans Atala, dans l’ltinéraire et surtout dans les Mémoires d’Outre-Tombe ; mais Chateaubriand n’est pas continuellement et exclusivement réaliste.

Flaubert, qui l’avait bien lu, et qui, à force d’admiration, s’était incarné en lui, comprit du premier coup le parti qu’on pouvait tirer de cet art d’écrire. Consciemment ou non, il devina qu’il pouvait en sortir une littérature nouvelle, comme on pressent l’école réaliste contemporaine lorsqu’on lit pour la première fois Madame Bovary.

C’est en comparant Salammbô et Les Martyrs qu’on peut apprécier la nouvelle méthode d’art inaugurée par Flaubert. Prenons au hasard un exemple. Dans la bataille des Francs et des Romains, Chateaubriand dit : « La hache de Mérovée s’enfonce dans le front du Gaulois ; la tête se partage ; sa cervelle se répand des deux côtés ; son corps reste encore un moment debout, étendant ses mains convulsives. » De pareilles phrases sont du Flaubert pur ; l’auteur de Salammbô les adoptera ; vous les retrouverez telles quelles, son réalisme n’ira pas plus loin. Seulement, ce relief et ce rendu, il les appliquera d’un bout à l’autre de son œuvre ; il rejettera l’ancienne comparaison classique, la périphrase grise qui ne montre rien et, au lieu de retomber dans la banalité imprécise et d’ajouter avec Chateaubriand : « Les cornes des taureaux portaient des lambeaux affreux », il écrira, lui, fidèle à son procédé réaliste, en parlant des éléphants : « De longues entrailles pendaient à leurs crocs d’ivoire, comme des paquets de cordages à des mâts ».

En d’autres termes, Flaubert a exploité le côté vital de Chateaubriand en se montrant réaliste partout et toujours. C’est son mérite et son défaut. Il a eu les qualités et le parti pris de ce système. En disant de Chateaubriand : « Quel homme c’eût été sans l’imitation de Fénelon ! » Flaubert, moins la grandeur du style, a essayé d’être ce que Chateaubriand n’a pas été. Lorsqu’on compare minutieusement Flaubert avec son illustre modèle, on reste confondu de voir pour ainsi dire à chaque page naître et se former la pensée et le style de Flaubert.

Cette imitation de Chateaubriand par Flaubert est un des meilleurs exemples de la création d’un talent par voie d’assimilation.

C’est ainsi que Flaubert s’est fait une originalité et a justifié son mot favori : « Le talent se transfuse toujours par infusion. » Cette originalité a été si féconde, qu’il peut être considéré comme le père de la moitié de notre littérature contemporaine. C’est de Chateaubriand d’abord, mais plus directement de Flaubert, que sont sortis, en effet, comme procédés descriptifs, A. Daudet, les Goncourt, Maupassant, Zola, Loti, et même Ferdinand Fabre, Theunet et l’école réaliste atténuée.

On pourra s’en rendre compte en étudiant Salammbô, Trois Contes, la Tentation de saint Antoine et ce chef-d’œuvre de description qui s’appelle : Par les champs et par les grèves.

Voici, pour finir, un exemple topique de l’art avec lequel Flaubert savait pousser un procédé et surpasser son modèle en l’imitant :

Prenons la description de l’Extrême-Onction dans un roman de Sainte-Beuve.

Le prêtre fait les onctions sur le corps de la mourante :

A ces yeux d’abord, comme au plus noble et au plus vif des sens ; à ces yeux, pour ce qu’ils ont vu, regardé de trop tendre, de trop perfide en d’autres yeux, de trop mortel ; pour ce qu’ils ont lu et relu, d’attachant et de trop chéri ; pour ce qu’ils ont versé de vaines larmes sur les biens fragiles et sur les créatures infidèles, pour le sommeil qu’ils ont tant de fois oublié le soir en y songeant !

A l’ouïe aussi, pour ce qu’elle a entendu et s’est laissé dire de trop doux, de trop flatteur et enivrant ; pour ce suc que l’oreille dérobe lentement aux paroles trompeuses, pour ce qu’elle y boit de miel caché !

A cet odorat ensuite, pour les trop subtils et voluptueux parfums des soirs de printemps au fond des bois, pour les fleurs reçues le matin et tout le jour respirées avec tant de complaisance !

Aux lèvres, pour ce qu’elles ont prononcé de trop confus ou de trop avoué ; pour ce qu’elles n’ont pas répliqué en certains moments ou ce qu’elles n’ont pas révélé à certaines personnes ; pour ce qu’elles ont chanté dans la solitude de trop mélodieux ou de trop plein de larmes ; pour leur murmure inarticulé, pour leur silence !

Au cou, au lieu de la poitrine, pour l’ardeur du désir, selon l’expression consacrée ; oui, pour la douleur des affections, des rivalités, pour le trop d’angoisses des humaines tendresses, pour les larmes qui suffoquent un gosier sans voix, pour tout ce qui fait battre un cœur ou tout ce qui le ronge.

Aux mains aussi, pour avoir serré une main qui n’était pas saintement liée ; pour avoir reçu des pleurs trop brûlants ; pour avoir peut-être commencé d’écrire, sans l’achever, quelque réponse non permise !

Aux pieds, pour n’avoir pas fui, pour avoir suffi aux longues promenades solitaires, pour ne s’être pas lassés assez tôt au milieu des entretiens qui sans cesse recommenaçaient.    (Sainte-Beuve, Volupté.)

Cette description n’est que rhétorique et amplification fleurie.

« Ce que les yeux ont lu de trop tendre, d’attachant, de trop cher… Vaines larmes, créatures infidèles… trop doux, trop flatteur et enivrant… miel caché, paroles trompeuses, voluptueux parfum, mélodieux, plein de larmes, murmure articulé, tendresses, pleurs brûlants, longues promenades », etc. C’est le style employé partout, de la synonymie facile, du remplissage élégant et banal.

Voici maintenant comment Flaubert condense ce thème. Ici, tout est en relief, tout est créé : pensée, mot, image. C’est du vrai style.

Le prêtre récita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brise tiède et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait frémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses désirs et qui maintenant ne marcheraient plus.

Ce qui fait la magie de la Tentation de saint Antoine, le synthétisme de sensation qui donne une sorte de beauté orientale à tout ce qui est couleur ou passion chez Flaubert, aux paroles de Mathô, aux déclarations de la reine de Saba, aux incantations mélancoliques des terrasses carthaginoises, tout cela encore est du Chateaubriand authentique. Ce sont les mêmes moules, presque les mêmes phrases : « Le seul frémissement de ta robe sur ces marbres me fait tressaillir, dit l’Abencérage. L’air n’est parfumé que parce qu’il a touché ta chevelure. Tes paroles embaument cette retraite comme les roses de l’Yémen. » Et Velléda : « As-tu entendu le gémissement d’une fontaine et la plainte d’une brise dans l’herbe qui croît sous ta fenêtre ? Je me glisserai chez toi sur les rayons de la lune. Je volerai sur le haut de la tour que tu habites… Les cygnes sont moins blancs que les filles des Gaules. Nos yeux ont la couleur et l’éclat du ciel. Nos cheveux sont si beaux que les Romaines nous les empruntent pour en ombrager leurs têtes. » N’est-ce pas le lyrisme de Flaubert lorsqu’il écrit : « Mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur. Nous dormirions sur des duvets plus mous que des nuées, nous boirions des boissons froides dans des écorces de fruits et nous regarderions le soleil à travers des émeraudes. Noie mon âme dans le souffle de ton haleine. Que mes lèvres s’écrasent à baiser tes mains. »

L’énumération mélodieuse et symbolique, la poésie transportée dans l’érudition descriptive, qui font un continuel cantique de la Tentation de saint Antoine, tout cela encore vous le trouvez avant Flaubert dans les Natchez, Atala ou les Martyrs. C’est Chateaubriand qui a en quelque sorte fait passer le premier, dans la prose, le charme exotique et musical de phrases comme celle-ci : « La brise alanguie de la Syrie nous apportait indolemment la senteur des tubéreuses sauvages… J’ai vu les ruines de la Grèce baignées dans une rosée de lumière, que répandaient comme un parfum les brises de Salamine et de Délos… Volez, oiseaux de Lybie, volez au sommet del’Ithôme et dites que la fille d’Homère va revoir les lauriers de la Messénie. »

Flaubert a poussé très loin cette couleur dans Salammbô.

Lisez ce portrait du grand prêtre :

Personne à Carthage n’était savant comme lui. Dans sa jeunesse il avait étudié au collège des Magbeds à Borsippa, près Babylone ; puis visité Samothrace, Pessinunte, Éphèse, la Thessalie, la Judée, les temples des Nabathéens qui sont perdus dans les sables ; et des cataractes jusqu’à la mer parcouru à pied les bords du Nil. La face couverte d’un voile et en secouant des flambeaux, il avait jeté un coq noir sur un feu de sandaraques, devant le poitrail du Sphinx, le père de la Terreur. Il était descendu dans les cavernes de Proserpine ; il avait vu tourner les cinq cents colonnes du labyrinthe de Lemnos et resplendir le candélabre de Tarente portant sur sa tige autant de lampadaires qu’il y a de jours dans l’année. La nuit parfois il recevait des Grecs pour les interroger. La constitution du Monde ne l’inquiétait pas moins que la nature des dieux ; avec les armilles placés dans le portique d’Alexandrie, il avait observé les équinoxes et accompagné jusqu’à Cyrène les bématistes d’Evergète qui mesurent le ciel en calculant le nombre de leurs pas ; si bien que maintenant grandissait dans sa pensée une religion particulière, sans formule distincte, et à cause de cela même toute pleine de vertiges et d’ardeurs. Il ne croyait plus la terre faite comme une pomme de pin ; il la croyait ronde, et tombant éternellement dans l’immensité, avec une vitesse si prodigieuse, qu’on ne s’aperçoit pas de sa chute.    (Salammbô.)

M. Maindron a très originalement adapté ce procédé :

Libre de bonne heure par la mort de ses parents, il avait versé dans les aventures, parcouru les Indes où les brahmes adorent des déesses dont les yeux de pierreries brillent au fond des sanctuaires, pénétré avec les Portugais dans le pays des essences précieuses, de la nacre et des épices. Dans les Moluques, il avait vécu avec les marchands de muscade, bataillé contre les Malais, conquis les bonnes grâces du sultan de Ternate, vu ses deux cents femmes vêtues de soie blanche, dansé des Canaries processionnelles avec les poutries et les bockies en couronnes de fleurs du frangipanier dont le parfum excite l’amour. Il avait atteint Tidore dont la haute montagne est surmontée d’un panache de flammes, Halmaheiro où Saavédra avait élevé un fort. Il était difficile d’aller plus loin, car, au dire des pilotes, on trouvait bien encore, vers le sud, quelques îlots dangereux, puis ce n’était plus qu’une mer sans fin. Cependant, sa caravelle avait mouillé dans les criques des grandes îles de l’Est, où vit la manucodiaque. C’est un oiseau rare, semblant fait de verre filé, couleur d’écarlate, et sa queue porte deux mains avec lesquelles il se suspend aux arbres.

Sa soif des nouveautés était si grande, qu’il lui avait fallu aller à Luçon, à Manille, et aussi à l’île de Banka, où les Malais exploitent des mines d’étain. Et puis il avait continué à voyager, pour apprendre. Dans les hypogées de l’Egypte, il avait cherché à surprendre les secrets des morts ; et des vieux, persécutés par les gens de Mahom, lui avaient révélé le mystère du scorpion. Il se rappelait leur voix chevrotante, quand ils lui disaient les arcanes que leurs ancêtres tenaient des derniers sacerdotes : la mort d’Osiris, le Rituel des Juges, le Livre des Ames, la douleur d’Isis, le dévouement du fidèle Anubis, les cynocéphales gardiens des tombeaux. Et, encore, il s’en était allé, pour entendre la parole des Parsis et des Guèbres, adorateurs du feu, qui font manger leurs morts par les oiseaux du ciel. Il ne s’était pas scandalisé de ces choses, non plus que des sorciers des Nègres. Ceux-là n’étaient cependant guère sages, car ils clouaient les crânes des voyageurs au tronc des arbres et s’imaginaient que les harpes suspendues aux branches des sycomores étaient touchées la nuit par les Esprits. Ce qui l’amena à penser aux derviches qui tournaient, à en mourir, avec des robes en forme de cloche ; d’autres se tailladaient le visage avec des lames tranchantes, et ils paraissaient pleurer du sang ; d’autres, encore, exhibaient, au son des flûtes, des serpents enroulés dans des corbeilles, et puis ils les faisaient danser.

(Maurice Maindron, Le Tournoi de Vauplassans.)

Un autre auteur écrit, dans ce genre, cette paraphrase poétique sur les Indes :

Appuyée à mon bras, elle me décrivait la suavité de ce voyage, elle m’énumérait les merveilles à voir ; les palais des radjas aux dômes blancs sous la lune ; les temples inouïs avec leurs colosses aux yeux en boule de verre, qui dorment muets et terribles au fond des salles éternellement ténébreuses ; les nécropoles démesurées, les monuments où sont entassées plus de pierres que pour une ville, les terrasses chaudes où piétine au son des tambours le tournoiement des bayadères lascives, rafraîchissant au vent de leurs danses les fumeurs à longues pipes, assis en rond, les jambes croisées.

Nous franchirions les portes énormes des citadelles. Nos pieds se prolongeraient dans le miroitement des mosaïques qui dallent les mosquées. Nous irions chez les Gounds. Nous entendrions aboyer les chacals. Nous regarderions les fakirs ouvrir leurs paupières au soleil et les jongleurs charmer les reptiles en jouant de la flûte.

Nous mangerions du miel dans les cabanes des Védahs. Balancés en palanquins, portés sur le dos des éléphants, nous traverserions des forêts de cocotiers pleines de paons et de colibris. Nous visiterions les couvents boudhiques, les habitations des padishas, et nous voguerions en Caïques sur le Gange au parfum des orangers et des jasmins, au bas des montagnes où l’on trouve l’onyx et le lappi-lazzuli.

Si Flaubert est un frappant exemple de la bonne assimilation de Chateaubriand, Marchangy et le vicomte d’Arlincourt sont restés célèbres par leur mauvaise imitation du même auteur. En faisant le rebours de ce qu’avait fait Flaubert, c’est-à-dire en empruntant seulement ce que Chateaubriand avait de caduc, ils se sont solennellement ensevelis dans un oubli mérité.

Lisez ces lignes :

Tandis que l’indomptable chevalier se livrait ainsi à la fougue de sa brute imagination, les lueurs du foyer prolongeaient jusqu’au fond de la salle l’ombre démesurée de sa noble stature qui s’élevait jusqu’aux voûtes blasonnées. On eût dit le génie des temps barbares70 renouvelant ses grandes invasions ; ou plutôt ce superbe athlète du régime féodal semblait l’archange des ténèbres71 placé aux portes de la lumière pour l’empêcher de pénétrer dans un monde heureux de son ignorance, de ses pudiques illusions, de sa crédulité et de ses mystères.

(Marchangy, Tristan le Voyageur, ch. i.)

Et ceci encore :

Si par hasard le chasseur perce l’épaisseur des bois qui ferment l’entrée de la résidence ignorée, s’il pénètre à travers l’aubépine qui a poussé entre les pierres du seuil infréquenté72, il s’étonne à la vue de cette femme charmante devant laquelle se sont arrêtés les siècles

L’ivresse est pour les Bretons, ce qu’est le sommeil à ceux qui souffrent, ce qu’est le délicieux opium que distille le pavot noir de la Thébaïde pour l’amoureux Abencerrage rêvant au bruit des fontaines de l’Alhambra.

C’est tout à fait le style de Chateaubriand en réminiscence et en platitude.

Voici, pour finir, un passage de D’Arlincourt où l’imitation de la mauvaise description de Chateaubriand fait aujourd’hui l’effet d’une charge.

La cloche sainte venait d’appeler aux prières du soir les fidèles de la vallée. Déjà la chapelle du prieuré, seule église du hameau, rassemblait les villageois revenus de leurs travaux ; Élodie est sous la voûte sacrée ; et ses ardentes prières demandent à l’Être Suprême la conservation de son père adoptif. Les ombres du soir couvraient le monastère. Le chant du prêtre, les cantiques des montagnards et les douces voix de l’enfance s’élevant en chœurs aux dômes éternels avaient plongé l’âme d’Élodie dans une pieuse et sainte tristesse… À la faible clarté perçant les vieux vitraux de la chapelle latérale, elle aperçoit un étranger… L’office du soir est achevé : un silence profond succède aux hymnes saintes. La foule lentement s’écoule sous le portique et l’ange de la prière a repris son vol vers le trône immortel

Ici encore on reconnaît le vocabulaire de Chateaubriand. « L’ange de la prière » n’est pas même oublié.

Après les grands maîtres, il y a un ouvrage qu’il faut lire pour former son style descriptif. C’est L’Enfant de Jules Vallès. Jules Vallès, révolutionnaire démagogue, a passé sa vie à bafouer Homère et les classiques, et personne ne ressemble plus que lui à Homère. Je ne connais pas de lecture plus passionnante que celle de L’Enfant, livre aux chapitres brusques, qu’on dirait écrit au crayon sur un carnet. Son procédé de description va droit au fond.

Parlant d’un gamin sans pitié, il dit : « Il a coupé une fois la queue d’un chat avec un rasoir, et on la voyait dégoutter comme un bâton de cire à la bougie. » Il écrit, après la déroute de la Commune : « Je regarde le ciel du côté où je sens Paris. Il est d’un bleu cru avec des nuées rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang. » Lisez ce portrait : « Tête mobile, masque gris, grand nez en bec, cassé bêtement au milieu, bouche démeublée où trottine, entre les gencives, un bout de langue rose et frétillante comme celle d’un enfant ; teint de violette. Au-dessus de tout cela, un grand front, et des prunelles qui luisent comme des éclats de houille. C’est Blanqui. »

Vallès était un simple et un instinctif. Il a compris la nature à la façon antique. Il détache deux ou trois détails frappants et dédaigne l’ensemble. C’est une suite d’idées triées :

Le cimetière est près de l’église et il n’y a pas d’enfants pour jouer avec moi : il souffle un vent dur qui rase la terre avec colère parce qu’il ne trouve pas à se loger dans le feuillage des grands arbres. Je ne vois que des sapins maigres, longs comme des mâts, et la montagne apparaît là-bas, nue et pelée comme le dos décharné d’un éléphant… C’est vide, vide, avec seulement des bœufs couchés, ou des chevaux plantés debout dans les prairies. Il y a des chemins aux pierres grises comme des coquilles de pèlerins, et des rivières qui ont les bords rougeâtres, comme s’il y avait eu du sang ; l’herbe est sombre… Mais, peu à peu, cet air cru des montagnes fouette mon sang et me fait passer des frissons sur la peau… J’ouvre la bouche toute grande pour le boire, j’écarte ma chemise pour qu’il me batte la poitrine. Est-ce drôle ? Je me sens, quand il m’a baigné, le regard si pur, la tête si claire !… S’il monte un peu de fumée, c’est une gaieté dans l’espace, elle monte comme un encens du feu de bois mort allumé là-bas par un berger ou du feu de sarment frais sur lequel un petit vacher souffle dans cette hutte, sous ce bouquet de sapins… Il y a le vivier où toute l’eau de la montagne court en moussant, et si froide quelle brûle les doigts ; quelques poissons s’y jouent. On a fait un petit grillage pour empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense des quarts d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe blanche sur les pierres… La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois jusqu’aux cuisses ; j’ai cru que j’avais les jambes coupées avec une scie de glace. C’est ma joie maintenant d’éprouver ce premier frisson. Puis, j’enfonce mes mains dans les trous, et je les fouille. Les truites glissent entre mes doigts ; mais le père Régis est là, qui sait les prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de lames d’argent avec des piqûres d’or et de petites taches de sang.

On dirait une description de Théocrite.

Comment se défendre de citer cette sensation de campagne :

On me conduit à ma chambre, qui est près du grenier, — le grenier où l’on a, l’hiver dernier, pendu les raisins, entassé les pommes avec des bouquets de fenouil et des touffes sèches de lavande. Il en est resté une odeur, et je laisse la porte ouverte pour qu’elle entre chez moi… Je me mets à la fenêtre et je regarde au loin s’éteindre les hameaux. Un rossignol froufroute dans un tas de fagots et se met à chanter. Il y a le coucou qui fait hou-hou dans les arbres du grand bois, et les grenouilles jacassent… J’écoute et finis par ne rien entendre… Le coq me réveille en sursaut, je m’étais endormi le front dans mes mains et je me déshabille avec un frisson pour dormir d’un sommeil sans rêve, étourdi de parfum, écrasé de bonheur… Deux jours comme cela, — avec des disputes et des raccommodailles près des buissons, dans les fleurs, dans le foin le grand jeu du fléau, le chant doux des rivières et l’odeur du sureau...

Homère peignait ainsi par juxtapositions, par touches séparées. Si Vallès fait un portrait, c’est toujours le procédé du rond de bosse, le relief, le trait isolé, nettoyé de ce qui l’entoure. Lisez ce portrait de sa jeune tante :

Une grande brune avec des yeux énormes, des yeux noirs, tout noirs, et qui brûlent ; elle les fait aller, comme je fais aller, dans l’étude, un miroir cassé, pour jeter des éclairs ; ils roulent dans les coins, remontent au ciel et vous prennent avec eux.

même vision, s’il peint une mule en marche :

La bête va l’amble, ta ta ta, ta ta ta ! toute raide ; on dirait que son cou va se casser, et sa crinière couleur de mousse roule sur ses gros yeux qui ressemblent à des cœurs de mouton.

Il parle des passagers qui sont avec lui dans le bateau :

Ils sont plus remuants que moi et ne s’arrêtent pas au milieu du pont, les lèvres entr’ouvertes et le nez frémissant, pour respirer et boire le petit vent qui passe : brise du matin qui secoue les feuilles sur les cimes des arbres et les dentelles au cou des voyageurs. Le ciel est clair, les maisons sont blanches, la rivière bleue ; sur la rive, il y a des jardins pleins de roses et j’aperçois le fond de la ville qui dégringole tout joyeux !

Certaines de ses phrases sont de l’Homère pur :

Tout le monde remuait, courait, s’échappait, comme les insectes, quand je soulevais une pierre au bord d’un champ.

Une étable de village :

En entrant dans cette écurie, il y a une odeur chaude de fumier et de bêtes en sueur, qui avance, comme une buée, de l’écurie.

La foule dans une émeute :

Un îlot de peuple me submerge et m’emporte… On ne distingue pas grand’chose dans le flux et le reflux ; la poussée des incidents brise et confond les rangées humaines, comme la marée roule et mêle les cailloux, sur le sable des plages.

Et ceci :

En 93 les baïonnettes sortirent de terre avec une idée au bout, comme un gros pain.

Et c’est tout le temps ainsi : de la matérialité visible, la touche du grand peintre, qui sait qu’on montre mieux les choses par deux ou trois détails saillants que par une description générale. C’est trop, en effet, que de vouloir tout dire ; il s’agit de choisir et de mettre en relief ce qu’on a choisi. Tout l’art est là, et c’est en cela que Vallès est suprêmement artiste.

Chapitre VII — Le faux style descriptif.

La mauvaise description : Télémaque. — Télémaque, fausse imitation d’Homère. — Homère et Mistral. — La description incolore de Télémaque. — Opinions sur Télémaque.

Nous venons de voir que les auteurs à imiter sont ceux qui ont fait la description vivante, vue et circonstanciée.

Il est essentiel de signaler maintenant la fausse description, celle qui croit peindre et qui ne montre rien, parce qu’elle est faite d’imagination et qu’elle veut se passer de réalité. Cette description artificielle est encore en honneur dans certains Cours de littérature. Le préjugé est si tenace, qu’il nous faut parler nettement pour mettre en garde les talents inexpérimentés. Le livre qui incarne la description artificielle, c’est Télémaque.

Disons-le bien haut : jamais on n’arrivera à se créer un style descriptif, en prenant Télémaque pour modèle, bien que Fénelon soit excellent écrivain. Laissez dire les amateurs de routine littéraire, et essayez de leur faire corriger une copie d’élève. Ou ils n’auront aucun sens du style, ou ils seront obligés de blâmer chez l’élève les banalités qu’ils approuvent dans Télémaque.

Une pareille imitation est la stérilité même de l’art d’écrire. Œuvre de style froid, Télémaque a fait bien du mal à notre littérature. Sans Télémaque, Chateaubriand n’eût pas écrit son poème en prose des Natchez et des Martyrs, inexpressif et incolore pour une bonne moitié ; il l’eût écrit, du moins, dans la langue d’Atala ou des Mémoires d’Outre-Tombe. Sans Télémaque, nous n’aurions pas eu la longue école de description fade qui finit à Florian, Raynal, Marmontel, Barthélémy et Ballanche, etc.

Quand on compare Télémaque aux récits d’Homère, on est stupéfait de voir un homme qui a si profondément senti l’Antiquité noyer son talent dans une rhétorique si glaciale.

Contentons-nous, pour le moment, de dénoncer Télémaque comme l’écueil de l’art descriptif, le rebours de toute peinture vivante. L’enseignement professoral le proposait pour modèle. Il faut le proscrire.

Voici comment Fénelon décrit une course de chars.

Nous partons : un nuage de poussière vole et couvre le ciel. Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune Lacédémonien, nommé Crantor, laissait d’abord tous les autres derrière lui. Un Crétois, nommé Polyclète, le suivait de près. Hippomaque, parent d’Idoménée, qui aspirait à lui succéder, lâchant les rênes à ses chevaux fumants de sueur, était tout penché sur leurs crins flottants ; et le mouvement des roues de son chariot était si rapide, qu’elles paraissaient immobiles comme les ailes d’un aigle qui fend les airs. Mes chevaux s’animèrent, et se mirent peu à peu en haleine ; je laissai loin derrière moi presque tous ceux qui étaient partis avec tant d’ardeur. Hippomaque, parent d’Idoménée, poussant trop ses chevaux, le plus vigoureux s’abattit, et ôta par sa chute à son maître l’espérance de régner. Polyclète, se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse ; il tomba : les rênes lui échappèrent, et il fut trop heureux de pouvoir en tombant éviter la mort. Grantor, voyant avec des yeux pleins d’indignation que j’étais tout auprès de lui, redoubla son ardeur : tantôt il invoquait les dieux, et leur promettait de riches offrandes ; tantôt il parlait à ses chevaux pour les animer : il craignait que je ne passasse entre la borne et lui ; car mes chevaux, mieux ménagés que les siens, étaient en état de le devancer : il ne lui restait plus d’autre ressource que celle de me fermer le passage. Pour y réussir, il hasarda de se briser contre la borne ; il y brisa affectivement sa roue, etc.

(Télémaque, liv. V.)

Sauf le trait : « les chevaux fumants de sueur » et la comparaison des roues qui semblent « immobiles comme les ailes d’un aigle », tout le reste, inexpressivement imité d’un peu d’Homère et de Virgile, est une description inorganique, purement indicative, un bon français de rhétorique.

Voici maintenant l’énergique description d’Homère, qui précise les détails sans les multiplier et donne la vision matérielle de la course.

Et tous ensemble, levant le fouet sur les chevaux et les excitant du fouet et de la voix, s’élancèrent dans la plaine, loin des nefs. Et la poussière montait autour de leurs poitrines, comme un nuage ou comme une tempête ; et les crinières flottaient au vent ; et les chars tantôt semblaient s’enfoncer en terre, et tantôt bondissaient au-dessus. Mais les conducteurs se tenaient fermes sur leurs sièges. Quand les chevaux rapides, ayant atteint la limite de la course, revinrent vers la blanche mer, l’ardeur des combattants et la vitesse de la course devinrent visibles. Et les rapides juments du Phèrètiade parurent les premières ; et les chevaux troyens de Diomèdès les suivaient de si près, qu’ils semblaient monter sur le char. Et le dos et les larges épaules d’Eumèlos étaient chauffés de leur souffle, car ils posaient sur lui leurs têtes. Et, certes, Diomèdès eût vaincu ou rendu la lutte égale, si Phoibos Apollon, irrité contre le fils de Tydeus, n’eût fait tomber de ses mains le fouet splendide. Et des larmes de colère jaillirent de ses yeux, quand il vit les juments d’Eumèlos se précipiter plus lapides, et ses propres chevaux se ralentir, n’étant plus aiguillonnés.

Mais le Tydéide arriva, agitant sans relâche le fouet sur ses chevaux, qui, en courant, soulevaient une haute poussière qui enveloppait leur conducteur. Et le char, orné d’or et d’étain, était élevé par les chevaux rapides ; et l’orbe des roues laissait à peine une trace dans la poussière tant ils couraient rapidement. Et le char s’arrêta au milieu du stade ; et des flots de sueur coulaient de la tête et du poitrail des chevaux. Et Diomèdès sauta de son char brillant et appuya le fouet contre le joug. Et, sans tarder, le brave Sthénélos saisit le prix. Il remit la femme et le trépied à deux anses à ses magnanimes compagnons, et lui-même détela les chevaux.

Le rapprochement de ces deux morceaux est plus éloquent que tous les commentaires.

Ne quittons pas encore ce sujet.

Fénelon peint la lutte (pugilat) entre Hippias et Télémaque :

Hippias, qui voulait profiter de l’avantage de sa force, se jeta pour l’arracher des mains du jeune fils d’Ulysse. L’épée se rompt dans leurs mains ; ils se saisissent et se serrent l’un l’autre. Les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; le feu brille dans leurs yeux ; ils se raccourcissent, ils s’allongent, ils s’abaissent, ils se relèvent, ils s’élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà aux prises, pied contre-pied, main contre main : ces deux corps entrelacés semblaient n’en faire qu’un. Mais Hippias, d’un âge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre jeunesse était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d’haleine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant ébranlé, redoublait ses efforts. C’était fait du fils d’Ulysse ; il allait porter la peine de sa témérité et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui, et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril que pour l’instruire, n’eût déterminé la victoire en sa faveur 73.

(Télémaque, liv. XIII.)

Tout ceci n’est que de la description sans relief, une lutte athlétique comme un prélat du bon ton peut se la figurer du fond de son cabinet. Elle ne contient que des traits généraux, la physionomie de convention de cette mêlée qui s’appelle un combat à coups de poing. Rien n’est circonstancié, rien n’est matériel.

Les passages d’Homère que nous avons cités peuvent faire deviner comme ce grand poète eût peint la scène. Nous aurions eu des sensations saisissantes, des fracassements de mâchoires ; on eût vu couler la sueur ; on eût montré le vaincu vomissant le sang.

Et c’est bien ainsi, en effet, qu’Homère nous décrit la lutte entre Epéios et Euryale, dans le dernier chant de l’lliade :

Les deux combattants s’avancèrent au milieu de l’enceinte. Et tous deux, levant à la fois leurs mains vigoureuses, se frappèrent à la fois, en mêlant leurs poings lourds. Et on entendait le bruit des mâchoires frappées ; et la sueur coulait chaude de tous leurs membres. Mais le divin Epéios, se ruant en avant, frappa de tous les côtés la face d’Euryalos qui ne put résister plus longtemps et dont les membres défaillirent. De même que le poisson qui est jeté, par le souffle furieux de Boréas, dans les algues du bord, et que l’eau noire ressaisit ; de même Euryalos frappé bondit. Mais le magnanime Epéios le releva lui-même, et ses chers compagnons, l’entourant, l’emmenèrent à travers l’assemblée, les pieds traînants, vomissant un sang épais et la tête penchée. Et ils l’emmenaient ainsi, en le soutenant, et ils emportèrent aussi la coupe ronde.

On voit la différence : un bas-relief à côté d’une pâle fresque.

Mais, dira-t-on, Fénelon n’est pas Homère. Sans doute ; seulement il a voulu l’imiter, c’était son but.

Or, son imitation est incolore, et nous avons le droit de dire qu’il ne faut pas la prendre comme exemple. Mais, objecte-t-on encore, il a imité Homère à la manière de son temps. C’est possible. Cette manière est détestable, voilà tout. A quoi lui servaient donc la connaissance du grec, la vie du texte, la ressource de la littéralité que recherchait tant Bossuet ? La vérité c’est que Fénelon n’avait aucun talent descriptif. Il comprenait assez Homère pour l’admirer ; il ne le sentait pas assez pour l’imiter. Mistral n’a pas eu besoin de savoir le grec pour exploiter magistralement le procédé homérique.

Voici la même scène, prise dans Mireille :

Ils se saisissent, se pétrissent, s’accroupissent et s’allongent, épaule contre épaule, orteil contre orteil. Les bras se tordent, se frottent comme des serpents qui s’entortillent. Sous la peau les veines bouillent. Les efforts ’ font saillir les muscles des mollets. Longtemps ils se raidissent immobiles ; leurs flancs palpitent comme l’aile d’un outardeau pesant. Inébranlables, la langue muette, s’accotant l’un l’autre dans leur poussée, comme les piles grandes et brutes du pont prodigieux qui enjambe le Gardon. Et tout d’un coup ils se séparent et de nouveau les poings se ferment ; de nouveau le pilon égruge le mortier. Dans la fureur qui les étreint ils y vont des dents et des ongles. Dieu ! quels coups Vincent lui assène ! Dieu ! quels soufflets énormes lance le bouvier. Accablantes étaient les bourrades que celui-ci déchargeait à pleins poings. Mais Vincent, frappant avec la rapidité d’une grêle qui crève, bondit et rebondit autour de lui, comme une fronde tourbillonnante. Mais au moment où il courbe le dos en arrière pour mieux frapper son agresseur, le vigoureux bouvier l’empoigne par les flancs, à la manière provençale, le lance derrière l’épaule, comme le blé avec la pelle, et au loin Vincent va frapper des côtes au milieu de la plaine. (Mistral, Mireille, ch. v.)

Ceci est d’un artiste qui sait voir et montrer les choses. Fénelon est un doux lettré. Mistral est un grand poète, qui n’a pas menti lorsqu’il s’appelait modestement : « humble écolier du grand Homère74 »

Nos lecteurs pourront compléter ce genre de démonstration, en comparant les batailles de Fénelon (XIIIe et XVe livres) avec celles d’Homère. Fénelon dissimule dans du bon français la réalité terrible qu’Homère donne à ses scènes de carnage. Télémaque vit d’expressions toutes faites :

Adraste lui-même, l’épée à la main, marchant à la tête d’une troupe choisie des plus intrépides Dauniens, poursuit, à la lueur du feu, les troupes qui s’enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce qui a échappé au feu ; il nage dans le sang, et il ne peut s’assouvir de carnage : les lions et les tigres n’égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec leurs troupeaux. Les troupes de Phalante succombent, et le courage les abandonne.

L’imitation d’un procédé aussi éteint serait fatale aux débutants, toujours trop enclins à cultiver la périphrase, le style rhétoricien et convenu.

Donc proscrivons Télémaque. Fénelon peut avoir bien écrit, mais il a certainement mal décrit.

Ce qui a poussé tant d’auteurs dans le gris et l’inexpressif, c’est qu’ils s’imaginaient faire de la description vraie, en faisant de la description artificielle.

On avait à peindre une forêt, par exemple. On y mettait naturellement des arbres-vieux comme le monde. Les prairies ne manquaient jamais et toujours dans ces prairies de gras pâturages, des agneaux qui bêlent, des brebis qui bondissent. Les ruisseaux étaient de rigueur, le climat toujours doux. On n’oubliait ni les fleurs ni les fruits. S’il y avait des montagnes, elles louchaient le ciel, et on couvrait leur front de glaces éternelles. On répétait tous les traits prévus et appris qui constituaient le lieu commun. On ornait cela avec des expressions clichées, des épithètes attendues et banales : gras pâturages, vaste forêt, branches épaisses, tendres agneaux, herbe fraîche, le printemps qui règne, les vives couleurs, etc. Et on croyait avoir peint un tableau.

C’est bien ainsi, en effet, que Fénelon décrit le site où se trouve la ville de Tyr :

Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les astres ; une glace éternelle couvre son front ; des fleuves pleins de neiges tombent, comme des torrents, des pointes des rochers qui environnent sa tête. Au-dessous on voit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où ils sont plantés, et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les nues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages dans la pente de la montagne. C’est là qu’on voit errer les taureaux qui mugissent, les brebis qui bêlent avec leurs tendres agneaux qui bondissent sur l’herbe fraîche : là coulent mille ruisseaux d’une eau claire, qui distribuent l’eau partout. Enfin, on voit au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne qui est comme un jardin : le printemps et l’automne y règnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi, qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon, n’ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.

Voltaire a très bien senti la banalité des peintures de Télémaque. Il cite une description de ce livre en soulignant ce qu’elle a d’incolore, les clichés d’expression, les tours monotones, le mauvais style : « de laquelle on descendait… par lequel… de laquelle les mortels n’osaient s’approcher… tout autour… tout alentour… les flots amers… l’herbe amère… immoler… funeste contagion… » Et Voltaire conclut : « Rien n’est si petit que de mettre à l’entrée de l’enfer des grappes de raisin qui se dessèchent. Toute cette description est dans un genre trop médiocre et il règne une abondance de choses petites, comme dans la plupart des lieux communs dont le Télémaque est plein 75 ».

Sainte-Beuve lui-même, malgré ses déférences traditionnelles, est obligé de reconnaître « qu’il y a dans le Télémaque de Fénelon un certain désaccord fondamental avec l’abondance impétueuse et le plein courant d’Homère76 ».

Voici comment Émile Egger, qui connaissait à fond la langue d’Homère, apprécie le style de Télémaque, que Voltaire (et Dussault après lui) prenait pour le style ordinaire et convenu des traductions77 : « J’ouvre au hasard le Télémaque, dit M. Egger, et, malgré ce charme naturel qui caractérise le génis de Fénelon, je suis frappé de graves différence, entre ce style abstrait et métaphysique d’un peuple vieilli et la naïveté pittoresque du langage antique78 ». Pour montrer dans quel style est écrit Télémaque, Egger cite l’exemple suivant :

« Mentor, qui avait pris plaisir à voir la tendresse avec laquelle Nestor venait de recevoir Télémaque, profita de cette heureuse disposition… avec ce gage qui est venu de lui-même s’offrir… — Toutes ces différentes nations frémissaient de courroux et croyaient perdu tout le temps où l’on retardait le combat… — Nation insensée, qui nous a réduits à prendre un parti de désespoir… (Liv. XI). — C’est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein du chaste Télémaque. Quelle innocence ! Quelle vertu ! Quelle horreur du vice. Quel courage contre les honteux plaisirs ! (Liv. VII) ».

Voltaire signale comme exemple des descriptions banales du Télémaque, la description de l’Amour (Liv. IV) et celle d’une armée (Liv. X).

« On ne voit dans Télémaque, dit-il, que des princes comparés à des bergers, à des taureaux, à des lions, à des loups avides de carnage. En un mot, ses comparaisons sont triviales et, comme elles ne sont pas ornées du charme de la poésie, elle dégénèrent en langueur…

« On m’a demandé souvent s’il y avait quelque bon livre en français écrit dans la prose poétique du Télémaque. Je n’en connais point, et je ne crois pas que ce style pût être bien reçu une seconde fois. Le Télémaque est écrit dans le goût d’une traduction en prose d’Homère et avec plus de grâce que la prose de Mme Dacier ; mais enfin c’est de la prose79… »

M. Remy de Gourmont croit que Télémaque est mauvais et qu’il est devenu un cliché parce qu’il a été trop imité.

« Télémaque, dit-il, l’œuvre la plus imitée, phrase à phrase, de toutes les littératures, est pour cela même définitivement illisible. C’est dommage, peut-être, et c’est injuste ; mais comment goûter encore « les gazons fleuris — ces beaux lieux — qu’elle arrosait de ses larmes — un silence modeste — une simplicité rustique — les doux zéphirs — une délicieuse fraîcheur — le doux murmure des fontaines » ?

Voici la fameuse grotte tapissée de vigne, de cette vigne devenue vierge au cours des années ; voici les mille fleurs naissantes qui émaillent toujours les vertes prairies ; voici le doux nectar, la vie lâche et efféminée, la jeunesse présomptueuse ; voici « le serpent sous les fleurs ». Oui, latet anguis in herba : tout cela en somme est traduit du latin. Sans doute, mais Télémaque eut cependant une grâce qu’il eût conservée, si les imitateurs avaient été moins empressés à effacer sous leurs grossières caresses le velouté du fruit80 »

M. de Gourmont est trop indulgent. Le style de Télémaque était déjà lui-même une imitation et un cliché. On le retrouve dans la Clélie, Cyrus et surtout dans l’Astrée. Seulement, dans Télémaque, ce style est manié par un homme qui savait écrire, comme suffirait à le prouver sa Lettre à l’Académie.

Chapitre VIII — La description générale.

La description générale : Mignet. — La description générale : Florian. — La description générale : Fléchier. — La description générale : Lamartine. — Exemples et dangers des descriptions générales. — Une description de Pline. — Une page de Bernardin de Saint-Pierre.

Ce que nous avons dit de la description superficielle et banale nous amène à résoudre une question.

Y a-t-il, oui ou non, une description générale ?

Je yeux peindre un ensemble, un tableau total. Ne suis-je pas libre de n’en dégager que le côté général ? Un pays, une contrée ne peuvent se décrire par le menu. N’ai-je pas le droit d’exposer en soi, in abstracto, le tableau de ce que peut être une tempête, une bataille, une inondation ?

Il y a confusion de mots.

On appelle improprement générale la description d’un ensemble ou d’un pays.

La vraie description générale est celle qui est faite avec des généralités.

Peindre un pays n’est pas faire de la description générale. Le sujet est plus vaste, mais c’est un sujet. Témoin la belle description de la France dans Michelet. On doit seulement y mettre ce qui se rapporte à la France et écarter, en principe, ce qui se rapporte à une autre contrée. En peignant les savanes d’Amérique, Chateaubriand nous a ravis par des images qu’on n’avait pas vues ailleurs De même Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie. Quand Chateaubriand (Itinéraire) décrit la Palestine : « Au premier aspect de cette région désolée, etc. » la majeure partie de ce qu’il va dire ne peut s’appliquer qu’à ce sujet (terre travaillée par les miracles, etc.). Si les détails eussent convenu à n’importe quel pays, il aurait fait précisément de la description générale.

Sans doute, il y a des choses qui sont communes à tous les sujets ; mais elles ne doivent pas constituer le fond même d’une description. Tout cela, évidemment, est affaire de tact. La règle, c’est qu’on doit montrer le plus d’originalité possible pour spécialiser et individualiser la description. On peut peindre des sujets généraux, mais jamais avec des généralités, des clichés, des lieux-communs, des passe-partout.

Le pire, c’est de décrire artificiellement et par généralités des sujets qui n’existent pas. La tempête, l’ouragan, le lever du soleil, la nuit, l’aurore n’ont pas de réalité en soi. Il y a seulement des tempêtes, des ouragans, des levers de soleil, des nuits, des aurores déterminés et particuliers, qu’il faut présenter comme tels.

Si un écrivain ayant à peindre une femme, se contente de dire qu’elle a de beaux yeux, la fraîcheur du teint, des cheveux noirs, la taille souple, qu’elle est ravissante, qu’un charme inexprimable se dégage de sa personne, etc., il n’aura rien montré, et sa description ne sera pas bonne, parce qu’elle s’appliquera à des milliers d’autres femmes non définies, et parce que l’auteur n’aura pas eu devant ses yeux une femme, mais le type général féminin, qui n’a rien de commun avec un portrait individuel.

Voici un portrait de Luther par Mignet :

Luther avait trente-quatre ans. Sa stature était moyenne, sa poitrine large, son front vaste, ses yeux pleins de feu, d’énergie et de fierté. Sous cette vigoureuse enveloppe, il y avait une intelligence puissante, un cœur indomptable, une âme ardente et profonde. Luther alliait les caractères les plus contraires. Il était violent et bon, austère et enjoué, convaincu et adroit, persuasif et impérieux, etc.

Ce portrait est bien celui de Luther ; mais il pourrait aussi bien s’appliquer à un autre. Mirabeau aussi avait « le front vaste, la poitrine large, les yeux pleins de feu, l’enveloppe vigoureuse, l’intelligence puissante, un cœur indomptable, une âme ardente, etc.81 ».

Mais justement, dira-t-on, si je veux peindre la femme comme type opposé à l’homme, ne ferai-je pas malgré moi une description générale ? Non, si les détails de votre tableau, moral ou physique, se rapportent exclusivement au type-femme. Votre description sera générale, c’est-à-dire mauvaise, si vos traits sont généraux, c’est-à-dire se rapportent à d’autres types qu’au type-femme. Vous dites, par exemple, que la femme a les yeux brillants. Cela ne signifie rien parce que les enfants, les adolescents et bien des hommes aussi ont les yeux brillants.

Voici un combat de taureaux par Florian. C’est pour le coup qu’il fallait relire Homère. L’intensité du tableau était, non dans le nombre, mais dans la particularité des détails. Florian, au contraire, n’a vu qu’un combat de taureaux en général. Il nous en donne le caractère total, il peint ce qui s’y passe habituellement, il en fait un cliché de narration facile. Du bruit, des cris ; le taureau furieux, regarde, hésite, se précipite. Le cavalier se gare, attaque, évite les cornes, lance son voile et frappe. La bête bondit, mugit, parcourt l’arène et expire.

Sur ce thème Florian brode un peu de littérature, de rhétorique et d’amplification, et c’est tout ; qu’on en juge :

Le signal se donne, la barrière s’ouvre, le taureau s’élance au milieu du cirque ; mais, au bruit de mille fanfares, aux cris, à la vue des spectateurs, il s’arrête, inquiet et troublé ; ses naseaux fument ; ses regards brûlants errent sur les amphithéâtres ; il semble également en proie à la surprise, à la fureur. Tout à coup il se précipite sur un cavalier qui le blesse et fuit rapidement à l’autre bout. Le taureau s’irrite, le poursuit de près, frappe à coups redoublés la terre, et fond sur le voile éclatant que lui présente un combattant à pied. L’adroit Espagnol, dans le même instant, évite à la fois sa rencontre, suspend à ses cornes le voile léger, et lui darde une flèche aiguë qui de nouveau fait couler son sang. Percé bientôt de toutes les lances, blessé de ces traits pénétrants dont le fer courbé reste dans la plaie, l’animal bondit dans l’arène, pousse d’horribles mugissements, s’agite en parcourant le cirque, secoue les flèches nombreuses enfoncées dans son large cou, fait voler ensemble les cailloux broyés, les lambeaux de pourpre sanglants, les flots d’écume rougie, et tombe enfin épuisé d’efforts, de colère et de douleur.

(Florian, Gonzalve de Cordoue, V).

 

Nous ne blâmons pas, bien entendu, la scène, l’intention, le drame. Florian avait le droit de choisir la façon dont les choses se sont passées. Nous nous plaignons que tout cela ne soit ni réel ni vu, et qu’aucun détail vivant ne rompe cette facture conventionnelle. On a traité là un fait divers dans ses caractères prévus. Jamais Homère ne décrit ainsi.

De pareils défauts sont plus choquants encore dans la description oratoire. L’éloquence vivant d’amplification, on conçoit combien il est facile de tomber dans le lieu commun, à l’aide de jolies phrases qui ne sont pas des peintures.

Fléchier entreprend de décrire la désolation qui a éclaté partout à la mort de Turenne. Il ne sait pas grand’chose là-dessus ; il ne connaît guère que le bruit public. Il ne cite donc pas de faits. Il fait son morceau de rhétorique et décrit cette désolation comme eût pu le faire un élève de seconde : Ici on pleure sa mort ; là on bénit sa mémoire ; l’un a vu ses récoltes sauvées par lui ; l’autre a gardé l’héritage de ses pères, etc.

Voici le passage :

Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne ! L’un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit encore en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre : ici, l’on offre le sacrifice adorable de J.-C. pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là, on lui dresse une pompe funèbre, où l’on s’attendoit de lui dresser un triomphe : chacun choisit l’endroit qui lui paroît le plus éclatant dans une si belle vie ; tous entreprennent son éloge ; et chacun, s’interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l’avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d’un homme seul est une calamité publique.

(Fléchier, Oraisons funèbres.)

Tous ces détails, bien présentés et élégamment exprimés, pourraient s’appliquer à la mort de n’importe quel bienfaiteur de l’humanité ou de n’importe quel grand homme. C’est le développement rhétoricien et oratoire de ce thème : « Il a fait du bien et on le regrette ». Sujet de discours français développé par un bon élève.

Ces sortes de descriptions abondent malheureusement dans notre littérature. Encore une fois ce n’est pas le sujet, c’est le procédé d’exécution qui les rend générales. On pourrait citer, dans ce genre, bien des morceaux de Saint-Lambert, Fénelon, Thomson, Raynal, Marmontel.

Dans une pièce de ses Nouvelles Méditations intitulée Préludes, Lamartine nous a donné plusieurs descriptions générales où il a mis bien du talent. Nous voulons parler de sa fameuse Bataille. Ce tableau contient des sensations et des images admirables, qui ne sont belles que parce qu’en ce moment-là elles se particularisent et peuvent s’isoler, donner le change. Ce qui est blâmable c’est de faire avec cela un ensemble anonyme, un devoir de rhétorique. Ce genre est faux. On nous décrit un fils qui meurt en songeant à sa mère, un fiancé qui ne reverra plus sa fiancée ; on nous dit que le canon gronde ; on nous représente la mêlée humaine, les hommes fauchés, etc. Comme tout cela peut se dire de n’importe quelle bataille, le talent et la vie que vous déploierez ne prouveront qu’une chose : l’effort que vous aurez fait pour circonstancier, pour particulariser votre description, pour la tirer précisément de cette abstraction, de cet anonymat qui la condamne.

« Aucune description perdue dans des généralités ne peut être bonne, dit le critique Blair ; car nous ne concevons clairement aucune abstraction : toutes nos idées distinctes se forment sur des objets individuels. »

Un exemple saisissant va nous faire toucher du doigt cette vérité ; voici une description de Marmontel :

Éruption d’un volcan avec tempête.

Une épaisse nuit enveloppe le ciel et le confond avec la terre ; la foudre, en déchirant ce voile ténébreux, en redouble encore la noirceur ; cent tonnerres qui roulent et semblent rebondir sur une chaîne de montagnes, en se succédant l’un à l’autre, ne forment qu’un mugissement qui s’abaisse, et qui se renfle comme celui des vagues. La terre tremble, le ciel gronde, de noires vapeurs l’enveloppent, le temple et les palais chancellent, et menacent de s’écrouler ; la montagne s’ébranle, et sa cime entr’ouverte vomit, avec les vents enfermés dans son sein, des flots de bitume liquide et des tourbillons de fumée qui rougissent, s’enflamment et lancent dans les airs des éclats de rochers brûlants qu’ils ont détachés de l’abime : superbe et terrible spectacle de voir des rivières de feu bondir à flots étincelants à travers des monceaux de neige, et s’y creuser un lit vaste et profond !

(Marmontel, Les Incas.)

Ces lignes ont l’air énergiques ; elles sont insignifiantes.

Lacépède suit le même procédé :

Une montagne voisine, s’entr’ouvrant avec effort, lance au plus haut des airs une colonne ardente, qui répand au milieu de l’obscurité une lumière rougeâtre et lugubre ; des rochers énormes volent de tous côtés ; la foudre éclate et tombe ; une mer de feu s’avançant avec rapidité inonde les campagnes ; à son approche, les forêts s’embrasent, la terre n’offre plus que l’image d’un vaste incendie qu’entretiennent des amas énormes de matières enflammées… Où fuyez-vous, mortels infortunés…    

(Lacépède, Poétique de la musique.)

C’est le même morceau, aussi inexpressif.

Poursuivons ce développement.

Un autre écrivain continue, en décrivant la tempête :

D’horribles éclairs brillent d’une lumière effrayante dans la profondeur des cieux ; le tonnerre retentit de toutes parts, rendu plus affreux par les échos de la contrée. Le lac, violemment agité, soulève en mugissant ses vagues écumantes ; les vents soufflent avec fureur ; le pin altier, le chêne orgueilleux, chancellent sur leurs troncs robustes ; l’humble arbrisseau se tourmente sur sa tige flexible ; au haut des airs, les nuages s’entrechoquent…

(Bergasse, Fragments sur la manière dont nous distinguons le bien et le mal.)

Raynal renchérit :

Tout à coup, au jour vif et brillant de la zone torride succède une nuit universelle et profonde ; à la parure d’un printemps éternel, la nudité des plus tristes hivers. Des arbres aussi anciens que le monde sont déracinés et disparaissent. Les plus solides édifices n’offrent en un moment que des décombres. Où l’œil se plaisait à regarder des coteaux riches et verdoyants, on ne voit plus que des plantations bouleversées et des cavernes hideuses. Des malheureux, dépouillés de tout, pleurent sur des cadavres, ou cherchent leurs parents sous des ruines.

(Raynal, Les deux Indes, liv. X, 5.)

N’oublions pas l’orage de l’abbé Barthélémy :

Bientôt nous vîmes la foudre briser à coups redoublés cette barrière de ténèbres et de feu suspendue sur nos têtes ; des nuages épais rouler par masses dans les airs, et tomber en torrents sur la terre ; les vents déchaînés fondre sur la mer, et la bouleverser dans ses abîmes. Tout grondait, le tonnerre, les vents, les flots, les antres, les montagnes ; et, de tous ces bruits réunis, il se formait un bruit épouvantable qui semblait annoncer la dissolution de l’univers.

Nous pourrions continuer à citer de pareils extraits pris dans Dupaty, Saint-Lambert, Delille, etc.

C’est le triomphe de la description générale. Ces écrivains croyaient peindre fortement. Leurs descriptions sont sans éloquence, parce que rien n’est vu, rien n’est particularisé. Cette abondance tonitruante glace l’émotion pour vouloir l’outrer.

Voici, maintenant, comme contraste, une vraie éruption de volcan. C’est la première éruption du Vésuve, en l’an IV. Elle a été décrite par un témoin oculaire, Pline le Jeune, qui en fait le récit suivant à son ami Tacite :

Mon oncle était à Misène et commandait la flotte en personne. Le neuvième jour avant les calendes de septembre, vers la septième heure, ma mère l’avertit qu’il apparaissait un nuage d’une grandeur et d’une forme extraordinaire… Mon oncle demande ses sandales et monte dans l’endroit d’où ce prodige était le plus visible. A le voir de loin, il était difficile de distinguer de quelle montagne sortait le nuage. (Nous sûmes depuis que c’était du Vésuve.) Le pin est de tous les arbres celui qui en représente le mieux la ressemblance et la forme.

C’était comme un tronc fort allongé qui s’élevait très haut et se partageait en un certain nombre de rameaux. Je suppose qu’il était d’abord soulevé par un souffle impétueux ; puis qu’abandonné par ce souffle qui faiblissait ou même affaissé par son propre poids, il s’atténuait en s’élargissant. Il était tantôt blanc, tantôt sale et tacheté, selon qu’il avait entraîné de la terre ou de la cendre. Un savant tel que mon oncle jugea ce phénomène considérable et digne d’être étudié de plus près…

Déjà la cendre tombait sur les vaisseaux, et, plus on approchait, plus elle était chaude et épaisse ; puis c’étaient des pierres ponces et des cailloux noircis, calcinés, brisés par le feu ; déjà le fond de la mer s’était subitement élevé et la montagne en s’écroulant rendait le rivage inabordable… Cependant on voyait luire en plusieurs endroits du Vésuve des flammes très larges et des jets de feu s’élevant très haut, dont la lueur éclatante était avivée par les ténèbres de la nuit. Pour calmer la frayeur de ses hôtes, mon oncle leur répétait que des paysans, dans leur fuite précipitée, avaient laissé du feu dans leurs maisons et que c’étaient les maisons qui brûlaient dans la solitude… Mon oncle alla se coucher et dormit d’un réel sommeil.

La pluie de cendres est telle qu’on le réveille, car il n’aurait pu sortir de sa chambre. On délibère pour savoir s’il ne vaut pas mieux aller en rase campagne.

Pline continue :

Les bâtiments chancelaient. Ébranlés par de violentes secousses et comme arrachés de leurs fondements, ils semblaient aller de côté et d’autre, puis revenir à leur place. D’autre part, en plein air, on avait à redouter la chute des pierres ponces. La comparaison fit choisir ce dernier péril. On s’attacha des oreillers sur la tête avec des linges, c’était un rempart contre ce qui tombait. Déjà il faisait jour ailleurs ; ici c’était la nuit, la plus noire et la plus épaisse de toutes les nuits. On décida d’aller au rivage et de voir si la mer était tenable…

C’est dans ce trajet que mourut Pline l’Ancien, suffoqué par les rafales de cendre et l’odeur du soufre, pendant que Pline le Jeune était à Misène.

Il reprend son récit dans une seconde lettre à Tacite :

C’était déjà la première heure et le jour était encore douteux et languissant. Tous les bâtiments étaient ébranlés ; et, quoique le lieu où nous nous trouvions fût à découvert, il était si étroit, que nous avions la crainte, la certitude même d’être ensevelis sous les décombres. Alors seulement nous nous décidâmes à quitter la ville. La foule nous suit, effarée ; par un effet de la peur qui ressemble à la réflexion, elle préfère l’idée d’autrui à la sienne, et une longue file de fugitifs marche sur nos pas, et nous presse. Une fois sortis de la ville, nous nous arrêtons. Là, mille faits stupéfiants s’offrent à nous, nous souffrons mille terreurs. Les voitures que nous avions fait avancer étaient, quoique le terrain fût tout plat, poussées dans des directions différentes, et même, en les fixant avec des pierres, on ne pouvait les faire tenir en place. En outre, la mer semblait s’absorber en elle-même et être refoulée. Du moins, le rivage s’était avancé et retenait sur le sable sec une foule de bêtes marines. De l’autre côté apparaissait un nuage noir et effrayant ; déchiré par un souffle de feu qui le sillonnait de traits tortueux et rapides, il présentait en s’entr’ouvrant de longues traînées de flammes, semblables à des éclairs, mais plus grandes encore… Peu de temps après, le nuage s’abaisse vers la terre et couvre la mer. Il enveloppait l’île de Caprée, la dérobait aux regards et le promontoire de Misène avait disparu… Je force ma mère à presser le pas… Elle m’obéit à regret et se reproche de me ralentir. La cendre commençait à tomber, mais elle était encore clairsemée. Je me retourne : d’épaisses ténèbres s’avançaient sur nous et, se répandant sur la terre comme un torrent, nous suivaient de près. « Quittons la route, dis-je à ma mère, tandis que nous voyons encore, de peur d’être renversés et écrasés dans les ténèbres par la foule de nos compagnons. » A peine nous étions-nous arrêtés, que la nuit se fit, non la nuit qui règne quand le ciel est sans lune et couvert de nuages : c’était l’obscurité d’un lieu fermé où l’on a éteint les lumières. On entendait les lamentations des femmes, les gémissements prolongés des petits enfants, les cris des hommes. Ils appelaient à haute voix, les uns leurs parents, d’autres leurs enfants, ou ils essayaient de les reconnaître au son de leur voix ; ceux-ci déploraient leur sort ;’ ceux-là le sort de leur famille ; quelques-uns par peur de la mort invoquaient la mort ; beaucoup levaient leurs mains vers les dieux ; un plus grand nombre déclaraient qu’il n’y avait plus de dieux, et que c’était la dernière nuit du monde, la nuit éternelle… Il apparut une faible lueur qui nous semblait annoncer, non le jour, mais l’approche du feu. C’était le feu, mais il s’arrêta assez loin de nous ; les ténèbres revinrent, puis la cendre recommença à tomber, épaisse et lourde…

(Pline le Jeune, Lettres, liv. VI, let. XVI et XX.)

Voilà la vraie description. Plus de rhétorique, plus d’amplification, plus d’effet ostentatoire et voulu. Chercheur de style et amateur d’antithèses, Pline eût pu trouver des développements qu’on lui eût volontiers pardonnés. Il s’en est abstenu, et son éloquence vient précisément de la sobriété, de la qualité des détails qui ne peuvent figurer que là. Il ne cherche ni à étonner ni à terrifier. Il dit ce qu’il a vu. Ce qu’il eût écrit de plus n’eût rien ajouté à sa peinture. Le superflu ne pouvait être que du banal. Marmontel et les autres ont exploité le cliché d’un sujet. Pline en donne la vie.

Voilà comment il faut décrire.

Mais, dira-t-on, on n’assiste pas tous les jours à l’éruption d’un volcan. Comment ferai-je, si j’ai besoin de peindre ce phénomène ?

Il faut étudier les descriptions qui ont été faites sur nature, et appliquer ensuite à votre sujet artificiel les procédés de facture vraie. C’est le seul moyen de donner l’apparence de la vie à ce qui est imaginé. La lettre de Pline était connue. Si les écrivains dont nous parlons l’avaient eue devant les yeux, ils auraient rougi de leur rhétorique.

Pour atteindre cette intensité, efforçons-nous de ne pas dire ce que les autres ont dit, ou du moins disons-le autrement82 ; cherchons la vérité par l’originalité sans excès ; observons et peignons le réel ; trouvons des traits similaires à ceux que nous admirons ; si un auteur tire un effet de tel détail, tirons nous-mêmes un effet semblable de tel autre détail, etc.

Suivons enfin l’excellent conseil de Voltaire : « Quant aux peintures, dit-il, leur effet dépend de la grandeur, de l’éclat et de la manière neuve de voir un objet, et d’y faire remarquer ce que l’œil inattentif n’y voit pas. »

Ces qualités vous frapperont dans cette description de naufrage, extraite de Bernardin de Saint-Pierre, digne du naufrage de Paul et Virginie :

Comme le roulis m’empêchait de dormir, je m’étais jeté sur mon lit en bottes et en robe de chambre : mon chien paraissait saisi d’un effroi extraordinaire. Pendant que je m’amusais à calmer cet animal, je vis un éclair par un faux jour de mon sabord, et j’entendis le bruit du tonnerre. Il pouvait être trois heures et demie. Un instant après, un second coup de tonnerre éclata, et mon chien se mit à tressaillir et à hurler. Enfin un troisième éclair, suivi d’un troisième coup, succéda presque aussitôt, et j’entendis crier sous le gaillard que quelque vaisseau se trouvait en danger ; en effet, ce bruit fut semblable à un coup de canon tiré près de nous, il ne roula point. Comme je sentais une forte odeur de soufre, je montai sur le pont, où j’éprouvai d’abord un froid très vif. Il y régnait un grand silence, et la nuit était si obscure que je ne pouvais rien distinguer. Cependant ayant entrevu quelqu’un près de moi, je lui demandai ce qu’il y avait de nouveau. On me répondit : « On vient de porter l’officier de quart dans sa « chambre ; il est évanoui, ainsi que le premier pilote. » Le tonnerre est tombé sur le vaisseau, et notre grand « mât est brisé. » Je distinguai, en effet, la vergue du grand hunier tombée sur les barres de la grande hune. Il ne paraissait, au-dessus, ni mât, ni manœuvre. Tout l’équipage était retiré dans la chambre du conseil.

Au point du jour, je remontai sur le pont. On voyait au ciel quelques nuages blancs, d’autres cuivrés. Le vent venait de l’ouest, où l’horizon paraissait d’un rouge ardent, comme si le soleil eût voulu se lever dans cette partie ; le côté de l’est était tout noir. La mer formait des lames monstrueuses, semblables à des montagnes pointues formées de plusieurs étages de collines. De leur sommet s’élevaient de grands jets d’écume qui se coloraient de la couleur de l’arc-en-ciel. Elles étaient si élevées, que du gaillard d’arrière elles nous paraissaient plus hautes que les hunes. Le vent faisait tant de bruit dans les cordages, qu’il était impossible de s’entendre. Nous fuyions vent arrière sous la misaine. Un tronçon du mât de hune pendait au bout du grand mât, qui était éclaté en huit endroits jusqu’au niveau du gaillard ; cinq des cercles de fer dont il était lié étaient fondus ; les passavants étaient couverts des débris des mâts de hune et de perroquet. Au lever du soleil, le vent redoubla avec une fureur inexprimable : notre vaisseau, ne pouvant plus obéir à son gouvernail, vint en travers. Alors la misaine ayant fasié, son écoute rompit ; ses secousses étaient si violentes, qu’on crut qu’elle amènerait le mât à bas. Dans l’instant, le gaillard d’avant se trouva comme engagé ; les vagues brisaient sur le bossoir de bâbord, en sorte qu’on n’apercevait plus le beaupré. Des nuages d’écume nous inondaient jusque sous la dunette. Le navire ne gouvernait plus ; et étant tout à fait en travers à la lame, à chaque roulis il prenait l’eau sous le vent jusqu’au pied du grand mât, et se relevait avec la plus grande difficulté.

Dans ce moment de péril, le capitaine cria au timonier d’arriver ; mais le vaisseau, sans mouvement, ne sentait plus sa barre. Il ordonna aux matelots de carguer la misaine, que le vent emportait par lambeaux : ces malheureux, effrayés, se réfugièrent sous le gaillard d’arrière. J’en vis pleurer un, d’autres se jetèrent à genoux en priant Dieu. Je m’avançai sur le passavant de bâbord en me cramponnant aux manœuvres ; un jacobin, aumônier du vaisseau, me suivit, et le sieur Sir André, passager, vint après. Plusieurs gens de l’équipage nous imitèrent, et nous vînmes à bout de carguer cette voile, dont plus de la moitié était emportée. On voulut border le petit foc pour arriver, mais il fut déchiré comme une feuille de papier.

Nous restâmes donc à sec, en roulant d’une manière effroyable. Une fois, ayant lâché les manœuvres où je me retenais, je glissai jusqu’au pied du grand mât, où j’eus de l’eau jusqu’aux genoux. Enfin, après Dieu, notre salut vint de la solidité du vaisseau, et de ce qu’il était à trois ponts, sans quoi il se fût engagé. Notre situation dura jusqu’au soir, que la tempête s’apaisa^ Une partie de nos meubles fut bouleversée et brisée ; plus d’une fois je me trouvai les pieds perpendiculaires sur la cloison de ma chambre.

(Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Île de France.)

L’écueil de l’art descriptif réside dans sa nature même. La description trop longue devient monotone et ennuie.

Delille, Saint-Lambert, Thompson, Boucher, etc., malgré leurs qualités d’imagination, n’ont réussi qu’à fatiguer les lecteurs.

Leur tort a été de n’avoir fait que de la description générale, de la description lieu commun.

Ils emploient tous les mêmes moyens, la même facture. C’est de la pure rhétorique. Saint-Lambert n’a pas échappé à cet écueil, bien qu’il l’ait signalé dans la Poétique qui précède les Saisons.

Nos prosateurs romantiques sont tombés dans le même défaut. Ils ont renouvelé la matière, ils ont décrit plus réalistement. C’était saisissant de vie et de couleur ; mais l’uniformité a lassé le public et a justifié le mot de Sainte-Beuve : « Ils font du Delille flamboyant. »

Laissons de côté ces auteurs. Nous n’avons rien à gagner avec eux.

Chapitre IX — Essais de description.

Une théorie de Jules Lemaître. — Canevas de descriptions. Procédés. — Développements. — Exemples de sensations descriptives.

De tout ce qui précède il résulte que la description, pour être bonne, doit être faite avec des détails, des sensations et des perceptions observés sur nature, ou évoquées d’après la nature.

M. Jules Lemaître a très bien exposé cette théorie :

« Nous passons, dit-il, près d’un arbre où chante un oiseau. La plupart de nos classiques et toutes les femmes (sauf une ou deux) écriront : « L’oiseau fait entendre sous le feuillage son chant joyeux. » Cette phrase n’est pas pittoresque : pourquoi ? C’est qu’on exprime par elle non pas le premier moment de la perception, mais le dernier. D’abord on décompose la perception ; on sépare, on distingue celle de la vue et celle de l’ouïe ; on met d’un côté le feuillage de l’autre le chant de l’oiseau, bien que dans la réalité on ait perçu en même temps le feuillage et la chanson. Mais on ne s’en tient pas là. Après avoir analysé la perception personnelle, on cherche à exprimer surtout le sentiment de plaisir qu’elle produit, et l’on écrit : « chant joyeux ». Et voilà pourquoi la phrase n’est pas vivante. Elle n’est pas une peinture, mais une analyse, et elle ne traduit pas directement les objets, mais les sentiments qu’ils éveillent en nous.

« Eh bien de tout temps, les femmes ont écrit et elles écrivent encore aujourd’hui comme cela (ou plutôt dans ce goût (car je ne tiens pas du tout à mon exemple ; je ne l’ai pris que pour la commodité). Et, si elles écrivent ainsi, c’est justement parce qu’elles sentent très rapidement, parce que pour elles une perception (ou un groupe de perceptions) se transforme tout de suite en sentiment et que le sentiment est ce qui les intéresse le plus, qu’elles en sont possédées, qu’elles ne vivent que par lui.

« Or, le style pittoresque (à son plus haut degré et dans la plupart des cas) me paraît consister essentiellement à saisir et à fixer la perception au moment où elle éclôt, avant qu’elle ne se décompose et qu’elle ne devienne sentiment. Il s’agit de trouver des combinaisons de mots qui évoquent chez le lecteur l’objet lui-même tel que l’artiste l’a perçu avec ses sens à lui, avec son tempérament particulier. Il faut remonter, pour ainsi dire, jusqu’au point de départ de son impression, et c’est le seul moyen de la communiquer exactement aux autres. Mais ce travail, les femmes en sont généralement incapables, pour la raison que j’ai dite.

« Pourtant Mme de Sévigné l’a fait, cette fois, par une grâce spéciale, par une faveur miraculeuse. Elle a su fixer le premier moment de la perception, celui où l’on perçoit à la fois le feuillage et le chant. « C’est joli, dit-elle, une feuille qui chante ! »

« Mais là encore ne vous semble-t-il pas que la femme se trahisse, quand même, dans le tour de phrase ? On dirait qu’elle se sait bon gré d’avoir trouvé cela ; elle a l’air de penser : « C’est joli aussi,  mon alliance de mots, qu’en dites-vous ? »

« Tous les hommes qui ont cherché l’expression pittoresque, de La Fontaine à M. Edmond de Goncourt, écriront tout uniment : « La feuille chante83 ».

Tout cela est d’une grande justesse et prouve que les vrais écrivains n’ont pas d’autres principes que ceux que nous enseignons.

Maintenant que nous avons décomposé les procédés descriptifs d’Homère et que nous avons vu de quelle façon les meilleurs auteurs les ont exploités, essayons nous-mêmes, d’après ces principes, de développer un canevas descriptif.

Nous allons d’abord exposer la matière ; puis nous tacherons de l’exploiter.

1er exemple —  La Morgue du mont Saint-Bernard.

Supposons que nous ayons à décrire la morgue de l’hospice du mont Saint-Bernard. On y expose les morts qu’on a trouvés ensevelis dans la neige. Comme il fait très froid, les cadavres se conservent indéfiniment. C’est un sujet lugubre, mais qui rendra le procédé saisissant.

Que ferait Homère devant un tel sujet ? Il décrirait les victimes une à une, à l’aide de quelques traits ; il montrerait chaque attitude, chaque physionomie, chaque personne.

Vous allez donc imaginer le portrait physique de chaque corps, comme s’il posait devant vous, l’un debout, l’autre penché, celui-ci très grand, bouche béante, cet autre de profil, les yeux clos. Vous trouverez deux ou trois détails pour caractériser chacun d’eux, expressions de figure différente, habillements dissemblables, etc.

Essayons, en nous souvenant d’isoler chaque trait, de faire visible et court.

Ces morts, alignés dans une pose vivante, étaient épouvantables à voir. Ils ressemblaient à des gens ivres, qui s’appuieraient pour ne pas tomber, ou à des mannequins de grandeur naturelle, qu’on aurait posés contre un décor de théâtre.

Un porte-balles, sac au dos, en veston de laine bleue, avait la tête renversée en arrière. Son ventre se bombait en avant, entre ses bras qui pendaient. Ses yeux fixaient le plafond. Les poils roux de ses moustaches se hérissaient tout droits sous les narines. La bouche était demeurée ouverte, et on voyait sa langue au fond de son gosier.

A côté de lui, un vieux en guêtres de cuir se tenait si courbé, que son front lui touchait les genoux. Ses mains aussi pendaient, la paume tournée en dehors, tous les doigts écartés. Son crâne chauve brillait comme de l’ivoire ; à chacune de ses tempes bouffait une touffe de cheveux gris.

Plus loin, un grand brun, hâlé, de haute taille, dépassait tous les autres des épaules. Il était si bien planté, qu’on l’eût dit cloué au mur. Coiffé d’une casquette, il vous considérait avec un affreux rire lui élargissant la bouche jusqu’aux oreilles. Celui-là vous saisissait. C’était, sans le vouloir, toujours lui qu’on regardait.

Il y en avait un autre, vêtu d’un sarrau bleu, dont la tête touchait le sol. L’affaissement du corps ayant accroché le sarrau à un clou placé derrière lui, il avait l’air d’être pendu à la muraille par un bout de sa blouse.

Un autre, en chapeau de feutre, avec un foulard noué sous le menton, était accoté de flanc, la joue collée au mur, où son profil se détachait plus nettement qu’un masque de cire, etc…

Ceci n’est qu’un simple essai ; mais en travaillant ce brouillon, en tâchant de donner le relief et le détail circonstancié à la façon d’Homère, vous pourriez peut-être faire une description qui ne serait pas banale et qui donnerait l’impression du vu.

2e exemple —  Napoléon à Waterloo.

Prenons un autre exemple chez un auteur connu.

Vous voulez faire raconter par un soldat, au moment de la bataille de Waterloo, le passage à cheval de Napoléon Ier, entrevu au loin, dans le fourmillement d’une armée.

Si vous restez fidèle au procédé homérique, vous vous contenterez de deux ou trois détails matériels ; mais bien caractéristiques, qui donneront la vision de l’Empereur. Napoléon était en capote grise et, à cette époque, un peu gros, un peu voûté. Voilà les deux traits qu’il faudra faire voir, dans la rapidité d’une lointaine revue à cheval, au milieu de l’acclamation des soldats. Rapidité, acclamation, aspect physique de l’Empereur, tout est là, et quelques lignes suffiront.

Essayez d’écrire la scène et, quand elle sera faite, comparez-la au tableau que nous en donnent Erckmann-Chatrian :

Je me souviens qu’on entendit tout à coup à gauche s’élever, comme un orage, les cris de : Vive l’Empereur ! et que ces cris se rapprochaient en grandissant toujours ; qu’on se dressait sur la pointe des pieds en allongeant le cou… Les chevaux eux-mêmes hennissaient, comme s’ils avaient voulu crier… En ce moment, un tourbillon d’officiers généraux passa devant notre ligne, ventre à terre. Napoléon s’y trouvait. Je crois bien l’avoir vu, mais je n’en suis pas sûr ; il allait si vite et tant d’hommes levaient leurs schakos au bout de leurs bayonnettes, qu’on avait à peine le temps de reconnaître son dos rond et sa capote grise au milieu des uniformes galonnés84

Quand nous disons que la description doit être matérielle, cela veut dire qu’il faut à tout prix faire voir, peindre, montrer ; pour cela, il faut voir soi-même. D’où la nécessité de décrire d’après la vie.

Sans doute il est difficile de voir d’après nature des scènes imaginées, batailles, disputes… en un mot tout ce qui compose l’infinie variété des choses décrites dans un livre. Nous avons dit plus haut comment on peut y suppléer.

Pour les tableaux de nature, il est aisé de les faire sur place, et nous avons montré que c’est précisément ce qui fait le mérite des descriptions.

Les exemples de mise en valeur de notes de ce genre pourraient être nombreux.

Citons-en quelques-uns. Vous avez pris, par exemple, chez vous, les notes suivantes, à une époque où vous habitiez une petite ville, un jour qu’il neigeait :

3e exemple —  Chute de neige.

Notes.— On se secoue les pieds en entrant sur le seuil. Petit vent sifflant aigu et doux au dehors. La neige tombe : flocons tantôt passant vite, tantôt des plumes en l’air. Bruit de pelles sur les portes pour racler la neige. On entend parler sans entendre marcher. Neige sur l’ardoise de la fenêtre, qui obstrue les persiennes. Le moindre bruit frappe dans le grand silence. Part un vol d’oiseaux dans la campagne fixe. La neige poudre tout, en farine. De la poudre mélangée à de gros flocons. Lumière blanche immobile dans les appartements. Dehors on a beau écouter, on n’entend rien ; rien que le sifflement doux et continu du petit vent. La neige tombe toujours.

On pourrait avec ces lignes faire une description. Il n’y a plus qu’à mettre ces notes en français, avec le moins de littérature et le moins de phrases possible. Essayons.

J’ouvris ma fenêtre. Il neigeait. De rares passants, qu’on n’entendait pas marcher, longeaient les trottoirs d’un air pressé. Des voisins se secouaient les pieds en rentrant chez eux. Un petit vent aigre ne cessait pas de souffler, emportait la neige, l’éparpillait en poudre fine. C’étaient tantôt de larges flocons ; tantôt des plumes légères qui ne parvenaient pas à tomber ; puis une sorte de poussière volante. Le grand silence de la rue n’était troublé que par le bruit des pelles que remuaient deux ou trois bonnes femmes raclant la neige devant leurs portes. La couche blanche était si épaisse sur l’ardoise de ma fenêtre, que j’eus de la peine à rabattre mes persiennes. Je regardais un instant cette poussière fine, qui poudrait tout, les toits, les pavés, les saillies des façades, et renvoyait dans ma chambre une réverbération immobile. Sans le froid qui me prenait, j’aurais passé des heures à écouter cette neige tombant toujours, ce bruit dissous, imperceptible, dans le sifflement continu du petit vent glacé, qui ne dérangeait rien…

On peut ainsi se choisir soi-même des sujets et, Homère sous les yeux, essayer de les développer d’après le procédé de sensations vraies et de copie réelle.

Un exemple encore pour finir :

4e exemple

Vous voulez décrire la fin d’un beau jour en plein désert, un site d’Egypte. Je suppose que vous écriviez sur place. Bien des détails vous frapperont. Vous pourrez tracer des pages et des pages :

Notes. — A droite et à gauche, des rochers ; au fond, le désert immense, le sable, sa couleur, ses vagues, ses aspects. Plus loin, les montagnes de Lybie, leurs nuances, leurs vapeurs, leurs contours, dégradation, etc. Au nord, des nuages échelonnés : bien des images se présenteront. Enfin l’aspect total de la terre, fertile en évocations picturales, avec la poussière de la lumière éparse partout.

Vous pouvez, avec ces notes, faire une interminable description, chatoyante et féconde, dans le genre de Théophile Gautier ; mais une ou deux fortes sensations sur chaque objet : le sable, la montagne, les nuages et la lumière foudroyante, suffiront sous la plume d’un maître, à donner l’intense et concise description que voici :

La vue est bornée à droite et à gauche par l’enceinte des roches. Mais, du côté du désert, comme des plages qui se succéderaient, d’immenses ondulations parallèles d’un blond cendré s’étirent les unes derrière les autres, en montant toujours ; — puis au-delà des sables, tout au loin, la chaîne libyque forme un mur couleur de craie, estompé légèrement par des vapeurs violettes. En face, le soleil s’abaisse. Le ciel, dans le nord, est d’une teinte gris-perle, tandis qu’au zénith des nuages de pourpre, disposés comme les flocons d’une crinière gigantesque, s’allongent sur la voûte bleue. Ces rais de flamme se rembrunissent, les parties d’azur prennent une pâleur nacrée ; les buissons, les cailloux, la terre, tout maintenant paraît dur comme du bronze ; et dans l’espace flotte une poudre d’or tellement menue, qu’elle se confond avec la vibration de la lumière.

(G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine.)

Voici encore la grande impression de solitude que donne Flaubert, après avoir décrit les ruines d’un ancien château féodal. C’est par un ciel blanc, sans nuage, mais sans soleil. La solitude de la campagne. Quelques traits suffisent à l’écrivain :

On n’entendait aucun bruit, les oiseaux ne chantaient pas, l’horizon même n’avait point de murmure, et les sillons vides ne vous envoyaient ni les glapissements des corneilles ni le bruit doux du fer des charrues. Nous sommes descendus, à travers les ronces et les broussailles, dans une douve profonde et sombre, cachée au pied d’une grande tour qui se baigne dans l’eau et dans les roseaux. Une seule fenêtre s’ouvre sur un de ses pans, un carré d’ombre coupé par la raie grise de son croisillon de pierre. Une touffe folâtre de chèvrefeuille sauvage s’est pendue sur le rebord et passe au dehors sa bouffée verte et parfumée. Les grands mâchicoulis, quand on lève la tête, laissent voir d’en bas, par leurs ouvertures béantes, le ciel seulement ou quelque petite fleur inconnue qui s’est nichée là, apportée par le vent, un jour d’orage, et dont la graine aura poussé à l’abri, dans la fente des pierres.

Tout à coup un souffle est venu, doux et long, comme un soupir qui s’exhale, et les arbres dans les fossés, les herbes sur les pierres, les joncs dans l’eau, les plantes des ruines et les gigantesques lierres qui, de la base au faîte, revêtissaient la tour sous leur couche uniforme de verdure luisante, ont tous frémi et clapoté leur feuillage ; les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes, qui s’allongeaient, s’allongeaient toujours sur les têtes mobiles des épis ; la mare d’eau s’est ridée et a poussé un flot sur le pied de la tour ; les feuilles de lierre ont toutes frissonné ensemble et un pommier en fleur a laissé tomber ses boutons roses.

(Flaubert, Par les champs et par les grèves.)

Dans la description des jeux qui terminent l’Iliade, voici par quelles simples sensations très frappantes, Homère montre les coureurs :

Ils se placèrent de front, et Akhilleus leur montra le but, et ils se précipitèrent. L’Oiliade les devançait tous ; puis, venait le divin Odysseus. Autant la navette qu’une belle femme manie habilement, approche de son sein, quand elle tire le fil à elle, autant Odysseus était proche d’Aias, mettant ses pieds dans les pas de celui-ci, avant que leur poussière se fût élevée. Ainsi le divin Odysseus chauffait de son souffle la tête d’Aias.

C’est le procédé, nous l’avons dit, qu’on retrouve toujours chez Flaubert, comme dans ce passage (les moines donnant la chasse aux Ariens) :

La foule s’arrête, et regarde du côté de l’occident, d’où s’avancent d’énormes tourbillons de poussière.

Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un cantique de guerre et de religion avec ce refrain : « Où sont-ils ? où sont-ils ? »

Antoine comprend qu’ils viennent pour tuer les Ariens.

Tout à coup les rues se vident, — et l’on ne voit plus que des pieds levés.

Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables bâtons, garnis de clous, tournent comme des soleils d’acier. On entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y a des intervalles de silence. Puis de grands cris s’élèvent.

D’un bout à l’autre des rues, c’est un remous continuel de peuple effaré.

Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois, deux groupes se rencontrent, n’en font qu’un ; et cette masse glisse sur les dalles, se disjoint, s’abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux reparaissent.

(Flaubert, La Tentation de saint Antoine.)

Chapitre X — Description accumulative et description par amplification.

Description accumulative : M. É. Zola. — L’amplification descriptive. — Procédés artificiels. — L’amplification descriptive de Lamartine.

Ce qui rend la description insupportable, c’est l’interminable procédé d’accumulation et d’amplification.

1° Description accumulative ;

2° Description par amplification ;

Voilà les deux fléaux de l’art descriptif.

On tombe dans ces excès lorsqu’on se laisse aller à une imagination trop abondante, lorsqu’on prend l’intempérance pour une qualité, lorsqu’on ne s’astreint pas à regarder sobrement et à peindre d’après nature. C’est la force et non l’étendue qui fait l’intensité descriptive.

 

Description accumulative

La description accumulative consiste à entasser inutilement les détails.

On cherche l’effet ; on n’atteint que l’ennui ; il est plus difficile de bien employer son talent que d’avoir du talent.

Sans citer les interminables hors-d’œuvre critiqués par Boileau chez les auteurs de son temps, nos poètes et prosateurs contemporains abondent en exemples d’accumulation descriptive.

M. Émile Zola reste le type de cette manie de décrire qui ravage notre littérature.

Ses livres ne sont qu’un entassement de détails. Il en a pris son parti. C’est son procédé.

La description de Paris fait tous les frais d’Une page d’amour. Il décrit Paris vu des hauteurs de Passy, Paris vu la nuit, l’illumination quartier par quartier, rue par rue, Paris vu sous la pluie, la pluie à droite, à gauche, au fond, dans le lointain, monument par monument, Paris au soleil, sous les nuages. Il enfile la Seine, ce sont les Invalides, les Champs-Elysées, l’Hôtel de Ville ; puis les becs de gaz, puis les étoiles, etc., etc.

La nuit arrive. Les becs de gaz s’allument. Lisez ceci :

Paris entier était allumé. Les petites flammes dansantes avaient criblé la mer de ténèbres d’un bout de l’horizon à l’autre, et maintenant leurs milliers d’étoiles brûlaient avec un éclat fixe, dans une sérénité de nuit d’été. Pas un souffle de vent, pas un frisson n’effaraient ces lumières, qui semblaient comme suspendues dans l’espace. Paris, qu’on ne voyait pas, en était reculé au fond de l’infini, aussi vaste qu’un firmament. Cependant, en bas des pentes du Trocadéro, une lueur rapide, les lanternes d’un fiacre ou d’un omnibus, coupait l’ombre de la fusée continue d’une étoile filante ; et là, dans le rayonnement des becs de gaz, qui dégageaient comme une buée jaune, on distinguait vaguement des façades brouillées, des coins d’arbres, d’un vert cru de décor. Sur le pont des Invalides, les étoiles se croisaient sans relâche ; tandis que, en dessous, le long d’un ruban de ténèbres plus épaisses, se détachait un prodige, une bande de comètes dont les queues d’or s’allongeaient en pluie d’étincelles ; c’étaient, dans les eaux noires de la Seine, les réverbérations des lanternes du pont. Mais, au-delà, l’inconnu commençait. La longue courbe du fleuve était indiquée par un double cordon de gaz, que rattachaient d’autres cordons, de place en place ; on eût dit une échelle de lumière, jetée en travers de Paris, posant ses deux extrémités au bord du ciel dans les étoiles.

Et cela dure pendant des pages, avec un véritable parti pris de monotonie. On voit le péril qu’il y aurait, pour des écrivains ordinaires, à imiter un procédé inadmissible même chez des écrivains supérieurs.

La description par amplification

L’amplification descriptive est également un procédé d’accumulation, mais plus factice, avec moins de base réelle.

L’accumulation consiste dans l’abondance des détails juxtaposés. On dit trop de choses.

L’amplification exploite la rhétorique écrite, multiplie les comparaisons, dédouble les métaphores, varie les images, épuise les épithètes.

Dans l’accumulation, qu’on me permette le mot, on compose son plat avec une énorme quantité de petites choses.

Dans l’amplification, c’est la sauce qu’on allonge. M. Zola est encore le roi du genre.

Dans la Faute de l’abbé Mouret, il décrit un parc. On dirait une classification. Quand il entame les roses, toutes les espèces de roses y passent.

Autour d’eux les rosiers fleurissaient. C’était une floraison folle, amoureuse, pleine de rires rouges, de rires roses, de rires blancs… Il y avait là des roses jaunes effeuillant des peaux dorées de filles barbares, des roses paille, des roses citron, des roses couleur de soleil, toutes les nuances des nuques ambrées par des cieux ardents. Puis les chairs s’attendrissaient, les roses prenaient des moiteurs adorables… d’une finesse de soie, légèrement bleuie par le réseau des veines. La vie rieuse du rose s’épanouissait ensuite : le blanc-rose à peine teinté d’une pointe de laque, neige d’un pied de vierge qui tâte l’eau d’une source… fleurs en boutons, fleurs à demi ouvertes des lèvres soufflant le parfum d’une haleine tiède. Et les rosiers grimpants, les grands rosiers à pluie de fleurs blanches, habillaient tous ces roses, toutes ces chairs, de la dentelle de leurs grappes, de l’innocence de leur mousseline légère ; tandis que çà et là des roses lie de vin… Il y en avait de petites alertes, gaies, etc.

Cette débauche d’imagination continue, sans répit, sans variété, pour rien, pour le plaisir d’aligner des phrases.

Puis vient une description de toutes sortes de plantes à noms bizarres, pris dans les Manuels Roret. Et cela recommence, et cela dure pendant des pages, sans pitié pour le lecteur.

Des cortèges de pavot s’en allaient à la file, puant la mort, épanouissant leurs lourdes fleurs… Des anémones tragiques faisaient des foules désolées, au teint meurtri, tout terreux de quelque souffle épidémique. Des daturas trapus élargissaient leurs cornets violâtres où des insectes las de vivre venaient boire le poison du suicide. Des soucis sous leurs feuillages engorgés ensevelissaient leurs fleurs, des corps d’étoiles agonisants, exhalant déjà la peste de leur décomposition. Et c’étaient encore d’autres tristesses : les renoncules charnues…

La même symphonie recommence pour le jardin potager : description romantique des pruniers, abricotiers, cerisiers, pommiers, melons, citrouilles, pastèques, framboisiers, arbousiers, aliziers, grenadiers, citronniers, etc.

Puis ce sont les herbes, sainfoin, luzerne, coquelicots, boutons d’or…

Puis c’est la futaie, les grands arbres qui prennent des attitudes voulues, un langage, des poses spéciales, érables, ormes, bouleaux, platanes, mélèzes, chênes, tout cela décrit avec le même procédé que les roses.

M. Zola n’oublie pas les plantes grasses, si longuement décrites dans un de ses autres livres, La Curée.

Passe encore quand cette manie s’exerce sur des fleurs et des plantes ! Mais songez que M. Zola a appliqué la même méthode dans son Ventre de Paris à tous les genres de fromages, aux légumes, aux denrées, aux victuailles.

On le voit, il n’y a pas seulement ici accumulation de détails et de sensations ; c’est l’exploitation pure et simple d’une verve d’écrivain, une virtuosité d’images, un pétillement de mots, tout ce qu’on voudra, sauf une vraie description.

En dehors de ces deux excès, accumulatif et amplificatif, il y a d’autres abus descriptifs qu’on ne peut rigoureusement condamner, mais dont l’emploi demande une extrême réserve.

Depuis Flaubert, on trouve commode de traiter la description par alinéa. On s’interrompt, on va à la ligne, et on se met à décrire. Comme le morceau est servi à part, le lecteur le supprime et poursuit sa lecture.

Il faut, au contraire, mêler ses descriptions au récit ; elles doivent l’accompagner, le pénétrer, le soutenir, de façon qu’on ne puisse en omettre une ligne. Rien de factice. Pas de morceau. Tout doit faire corps.

La lecture de l’Évangéliste et de l’Immortel d’Alphonse Daudet sera, à ce point de vue, très utile. Il y a peu de livres où l’élément descriptif soit si étroitement assimilé à la trame du récit. Un autre défaut consiste à poser les détails côte à côte.

Le soleil se levait. Un coq chantait. La voiture se mit en marche. L’air fraîchissait. Le vent balançait les arbres. Il s’endormit.

Ou encore :

Il était midi ; les maisons avaient leurs volets fermés… Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient. (Flaubert.)

Ce procédé sent l’artificiel. Mieux vaudrait faire de bonnes phrases. Mais la littérature contemporaine dédaigne l’architecture du style.

Cette façon de décrire, tirée au cordeau, est évidemment une formule. Mais c’est aussi une formule de bourrer ses phrases pour y mettre ce qu’on aurait pu isoler. Cet entassement de participes, d’incidents, d’épithètes, de bavures, sans gradations, sans perspective, finit par éblouir et par fatiguer. On sait à quel point les Goncourt en ont abusé.

La vérité, c’est qu’il n’y a pas de littérature sans formule, et que toutes sont bonnes, pourvu qu’elles expriment des choses excellentes. C’est le fond qui transfigure la forme.

Ce que nous pourrions ajouter sur la mauvaise description, le lecteur le trouvera dans un chapitre de notre précédent ouvrage.

Il faut éviter aussi l’emploi continu de la description de fantaisie, si voisine de la description-charge, où tombe si souvent Dickens. Un homme gros tourne chez lui au pot à tabac. Si la marmite bout, elle chante, on nous raconte ce qu’elle dit, etc. Des girouettes se meuvent comme des marionnettes qui font des signes… Des tourelles ont l’air de causer entre elles parce qu’elles sont rapprochées, etc. On voit le genre.

Les « défauts descriptifs » formeraient le sujet d’un volume.

Tenons-nous-en aux grands principes que nous avons posés.

Voici, pour terminer, une description de Lamartine où il y a de réelles beautés, et qui finit dans le vice que nous signalons :

Vous approchez des Alpes. Les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament profond comme une mer ; l’étoile s’y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’Océan de l’espace infini ; les ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins ; des chaumières isolées et suspendues à des promontoires, comme des nids d’aigles, fument du feu du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ; quelques voiles glissent sur sa surface, chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où sa femme et ses enfants l’attendent au seuil de sa maison ; ses filets y sèchent sur la grève ; un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés interrompent par moment le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au rivage, les foyers brûlent çà et là à travers les vitraux des chaumières ; on n’entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac et, de temps en temps, le retentissement sourd d’une avalanche de neige, dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins ; des milliers d’étoiles maintenant visibles flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames ; le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce coin de terre ; l’âme la quitte, elle se sent à la hauteur et à la proportion de s’approcher de son créateur presque visible dans cette transparence de firmament nocturne, elle pense à ceux qu’elle a connus, aimés, perdus ici-bas et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour, « rejoindre bientôt dans la vallée éternelle, elle s’émeut, elle s’attriste, elle se console, elle se réjouit, elle croit parce qu’elle voit, elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther, avec la divinité du spectacle. »

(Lamartine, Cours familier de littérature. CLXVII.)

Cette description est belle, vivante, vibrante de poésie élevée. Les dernières lignes sont malheureusement un exemple de la mauvaise amplification de rhétorique. Il n’y a pas de raison de ne pas continuer la paraphrase finale (comme ceci, comme cela, — etc.). Évitons ces facilités imaginatives, avec laquelle Lamartine a souvent gâté de bien beaux tableaux.

Chapitre XI — L’assimilation du style abstrait par l’antithèse.

Décomposition de l’antithèse. — Valeur de l’antithèse. — Mécanisme de l’antithèse. — La phrase-antithèse. — L’antithèse énumérative. — L’antithèse symétrique. — L’antithèse-portrait. — Le portrait « général » et « banal ». — Le portrait « banal » : Massillon. — Le vrai portrait : Bossuet. — Le parallèle. — L’esprit d’antithèse. — Mauvaises antithèses. — Défauts de l’antithèse : V. Hugo. — Antithèses faciles. — L’antithèse vraie. — Exemples. — Opinion de Taine. — L’antithèse chez les Grecs.

Nous avons étudié dans les chapitres précédents les procédés d’imitation par lesquels on peut acquérir le style descriptif, la couleur, le relief, l’image.

Mais il y a des auteurs qui ne se proposent pas de montrer des scènes ou de peindre des tableaux. Ce sont les écrivains de style abstrait ou style d’idées.

Voltaire, Montesquieu, Saint-Évremond, Guès de Balzac, Montaigne, Rousseau (dans la plus grande partie de son œuvre), peuvent être considérés comme des écrivains d’idées.

Nous avons appris à imiter descriptivement.

Il nous reste à apprendre la façon abstraite d’écrire.

En d’autres termes, nous allons chercher quel est le procédé-type pour acquérir le style abstrait dans ce qu’il a d’original et de saillant.

Lorsqu’on lit attentivement Montaigne ; lorsqu’on s’efforce de décomposer le mécanisme de sa phrase ; lorsqu’on fait le même travail sur Guès de Balzac, Saint-Évremond, sur la partie abstraite de Bossuet, Rousseau, Fléchier, Massillon, Montesquieu, La Rochefoucauld, La Bruyère, Duclos, en un mot sur les bons écrivains, quels que soient leur genre ou leurs goûts, on arrive à cette conclusion que le procédé intrinsèque de leur style, ce qui fait la variété de leurs phrases, la raison de leur force et de leur éclat, c’est l’antithèse.

Les cours de littérature se contentent de présenter l’antithèse comme une figure de pensée qu’ils opposent aux figures de mots. On ne lui accorde pas plus de valeur qu’au parallèle, à l’allusion, à la périphrase ou à l’hyperbole.

Il faut rompre avec cette routine.

L’antithèse ne doit pas être considérée comme un simple et occasionnel artifice de pensée. C’est un procédé d’écrire, une façon d’enfanter, de dédoubler et d’exploiter des idées, procédé qui s’applique à tout le style abstrait, et par lequel on peut traiter n’importe quel sujet, mettre en relief n’importe quelle suite de phrases.

L’antithèse est la clef, l’explication, la raison génératrice de la moitié de la littérature française, ou, si l’on veut, du style français écrit par nos meilleurs auteurs, depuis Montaigne jusqu’à Victor Hugo.

La Bruyère a défini l’antithèse : « Une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’une à l’autre ».

C’est insuffisant. Donner du jour à deux vérités l’une par l’autre n’est pas nécessairement faire une antithèse.

Le P. Bouhours la compare au mélange des ombres et des clairs dans la peinture.

C’est encore inexact. Comme le remarque Marmontel85, il y a dans le style des oppositions de couleurs, de lumière et d’ombres, et des diversités de tons, sans aucune antithèse. Souvent même il y a antithèse sans ce mélange.

Il est difficile de bien définir l’antithèse, parce qu’elle revêt mille formes.

Marmontel l’appelle « un rapport d’opposition entre des objets différents ou dans un même objet entre ses qualités ou ses façons d’agir ». Ce qui revient à dire qu’elle consiste à opposer les pensées les unes aux autres pour leur donner du relief.

D’une façon générale, c’est bien là l’antithèse ; mais il faut préciser, si l’on veut bien comprendre cette façon d’écrire, qui n’est pas un moyen artificiel de style, mais en quelque sorte une culture et une habitude d’esprit.

 

Prenons cette antithèse de Montaigne :

Les princes me donnent beaucoup, s’ils ne m’ôtent rien, et me font assez de bien, quand ils ne me font point de mal.

Il y a bien là deux pensées qui « s’opposent l’une à l’autre et qui se donnent du jour » ; mais l’antithèse est plus que cela.

C’est une méthode de création d’idées par les contraires.

En d’autres termes, l’antithèse est l’art de tirer d’une pensée le contraire de cette pensée, et d’engendrer ainsi une série de contrastes et d’oppositions.

Saint Paul a dit :

On nous maudit et nous bénissons ; on nous persécute et nous souffrons ; on nous dit des injures et nous répondons par des prières. (Corinthiens, I, iv.)

On peut constater ici l’engendrement de la seconde pensée par la première. Chaque seconde pensée était contenue dans la première.

Diderot écrit à Rousseau qu’il croit devoir lui donner un bon conseil, même en pensant qu’il ne le suivra pas. Un peu de réflexion lui fait trouver l’accouplement des contraires de son idée, et il écrit ceci :

J’ai cru devoir vous donner un conseil, et j’ai mieux aimé risquer de vous en donner un que vous ne suivriez pas, que de manquer à vous en donner un que vous devriez suivre.

(Diderot, Lettre à J.-J. Rousseau, 1757.)

Il s’agit, on le voit, de pousser une pensée pour en extraire son contraire ou quelque opposition parallèle.

De cette idée qu’il y a des historiens qui ont du génie, c’est-à-dire de l’inspiration, et d’autres qui n’ont que de l’érudition, l’esprit trouve un rapport des contraires dont Montesquieu fait cette phrase :

Parmi les auteurs qui ont écrit sur l’histoire de France, les uns avoient peut-être trop d’érudition pour avoir assez de génie, et les autres trop de génie pour avoir assez d’érudition.

(Montesquieu, Pensées diverses. Œuvres posthumes.)

Prenons une autre pensée.

Il y a des gens qui aiment la brièveté dans les œuvres. C’est qu’ils y ajoutent du leur ; mais les auteurs y perdent. Plutarque méprisait l’érudition, mais voulait avoir du jugement.

De cette idée on peut extraire ceci :

« La brièveté est un moyen de se laisser désirer au lieu de rassasier ;

« Même dans les excellentes choses, c’est un défaut de trop parler ;

« Lorsqu’on a le corps grêle, on le rembourre ; de même lorsqu’on a peu de choses à dire, on multiplie les paroles. »

Nous avons là une série d’idées obtenues par contraste. Elles se trouvaient dans la première ; nous les avons fait sortir par un effort à rebours.

Voici maintenant comment Montaigne présente la chose :

C’est dommage que les gens d’entendement ayment tant la briefveté : sans doubte leur réputation en vault mieulx ; mais nous en valons moins. Plutarque ayme mieulx que nous le vantions de son jugement, que de son sçavoir ; il ayme mieulx nous laisser désir de soy, que satiété : il sçavoit qu’ez choses bonnes mesme ôn peult trop dire. Ceulx qui ont le corps graile, le grossissent d’embourrures ; ceulx qui ont la matière exile, renflent de paroles.

(Montaigne, Essais, I, 25.)

L’art de l’antithèse consiste ainsi à faire deux pierres d’un coup, et ensuite de chacune d’elles deux encore, etc.

Les sots, par exemple, ayant remarqué que la singularité (ou originalité) est agréable, lorsqu’elle n’est pas voulue, s’efforcent à leur tour d’être singuliers, mais en le faisant exprès. Ils veulent plaire, et ils déplaisent. Ils ne se résignent pas à être inaperçus, et ils aiment mieux n’être pas naturels que de n’être pas remarqués. Ils mettent leur amour-propre à passer pour ridicules, et les gens d’esprit seraient malheureux de ce qui fait leur bonheur.

Ces antithèses arrivent toutes seules sous la plume. C’est un simple procédé. Aussi n’est-il pas étonnant que Duclos ait écrit là-dessus ces jolies lignes :

Les sots qui connoissent souvent ce qu’ils n’ont pas, et qui s’imaginent que ce n’est que faute de s’en être avisés, voyant le succès de la singularité, se font singuliers, et l’on sent ce que ce projet bizarre doit produire.

Au lieu de se borner à n’être rien, ce qui leur convenoit si bien, ils veulent à toute force être quelque chose, et ils sont insupportables. Ayant remarqué, ou plutôt entendu dire que des génies reconnus ne sont pas toujours exempts d’un grain de folie, ils tâchent d’imaginer des folies, et ne font que des sottises. Ne pouvant être illustres, ils tâchent du moins d’être fameux ; ils veulent qu’on parle d’eux, qu’on en soit occupé ; ils aiment mieux être malheureux qu’ignorés. Celui dont les malheurs attirent l’attention, est à demi consolé.

(Duclos, Considérations sur les mœurs, p. 199 et 107.)

L’antithèse est la force du style abstrait. On peut l’employer concurremment avec la description ; mais, en dehors du style descriptif, elle est la grande ressource de l’art d’écrire.

Le don de l’antithèse est par conséquent la première des assimilations que doit acquérir celui qui veut former son style, mettre en valeur son talent et multiplier ses moyens d’inspiration.

« Les grandes pensées, dit Marmontel, prennent habituellement la forme de l’antithèse. »

L’histoire de l’antithèse serait l’histoire même de la littérature. C’est le fleuve où s’est alimentée la production de tous nos grands prosateurs. Elle règne souverainement dans Tacite. Elle est l’essence de Montaigne. Guès de Balzac, Saint-Évremond, Pascal, Bossuet, Montesquieu, Rousseau, lui doivent les trois quarts de leur talent. Nous dirons tout à l’heure comment il faut l’étudier chez eux. Tâchons d’abord de nous assimiler ce procédé, en laissant de côté ses inconvénients, que nous examinerons plus tard.

Son emploi est si important dans l’art d’écrire, que les Grecs divisaient l’histoire de leur rhétorique en trois époques : la première, celle de la juxtaposition des idées ; la seconde, celle de l’antithèse ; la troisième, celle de la période86.

Ce qui rend l’antithèse suspecte à beaucoup d’auteurs, c’est qu’en général elle est facile.

Prenons, par exemple, cette brillante page de Chateaubriand sur les Pyramides :

La philosophie peut gémir ou sourire, en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Ghéops qu’un amas de pierre et qu’un squelette ? Ce n’est point par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est par l’instinct de son immortalité : ce sépulcre n’est point la borne qui annonce la fin d’une carrière d’un jour, c’est la borne qui marque l’entrée d’une vie sans terme ; c’est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l’éternité. La vue d’un tombeau n’apprend-elle donc rien ? Si elle enseigne quelque chose, pourquoi se plaindre qu’un roi ait voulu rendre la leçon perpétuelle ? Tout est tombeau chez un peuple qui nés plus. Quand l’homme a passé, les monuments de sa vie sont encore plus vains que eux de sa mort. Son mausolée est au moins utile à ses cendres ; mais ses palais gardent-ils quelque chose de ses plaisirs ?

(Chateaubriand, Itinéraire, VIe partie.)

Ce morceau superbe tire surtout son effet de sa sobriété. Chateaubriand avait trop de goût pour abuser des antithèses dans un sujet si fécond. Mais on voit combien le développement est aisé, et que de phrases on pourrait ajouter. Essayons de continuer nous-mêmes :

C’est par l’affirmation de leur néant que ces rois ont perpétué leur durée. C’est l’image de la mort qui a donné de la gloire à leur vie. Ils sont demeurés justement par ce qui passe, et c’est le côté périssable de leur destinée qui a sauvé leur mémoire. Leur souvenir n’a persisté que par la glorification de leur oubli. Ils se sont préparé l’immortalité en exagérant le signe de leur mort. Cet acte d’orgueil n’était au fond qu’un acte de foi. Ils ont voulu dominer la mort en la subissant. La nécessité de finir leur a donné la pensée de se survivre, et c’est l’inspiration même de leur âme que dégage cette glorification de leur corps, etc.

Voilà ce que peut inspirer l’usage de l’antithèse. Il n’y a plus qu’à choisir, à renforcer, à développer ; car tout cela évidemment n’est pas également bon, ni bon à la fois, et il y en a trop.

Volney a parlé lui aussi des Pyramides. Comparez sa froide rhétorique avec le morceau de Chateaubriand :

Elles semblent s’éloigner à mesure qu’on s’en approche ; on en est encore à une lieue, et déjà elles dominent tellement sur la tête, qu’on croit être à leur pied ; enfin, l’on y touche, et rien ne peut exprimer la variété des sensations qu’on y éprouve ; la hauteur de leur sommet, la rapidité de leur pente, l’ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mémoire des temps qu’elles rappellent, le calcul du travail qu’elles ont coûté, l’idée que ces immenses rochers sont l’ouvrage de l’homme, si petit et si faible, qui rampe à leur pied, tout saisit à la fois le cœur et l’esprit d’étonnement, de terreur, d’humiliation, d’admiration, de respect. Mais, il faut l’avouer, un autre sentiment succède à ce premier transport ; après avoir pris une si grande opinion de la puissance de l’homme, quand on vient à méditer l’objet de son emploi, on ne jette plus qu’un œil de regret sur son ouvrage ; on s’afflige de penser que, pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une nation entière ; on gémit sur la foule d’injustices et de vexations qu’ont dû coûter les corvées onéreuses et du transport, et de la coupe, et de l’entassement de tant de matériaux. (Volney, Voyage en Syrie.)

Prenons encore ces lignes comme exemple : « La jeunesse est si belle, que si on avait à revivre, on voudrait revivre sa jeunesse. La jeunesse se passe à désirer et la vieillesse à regretter. Les expériences de la vie ont presque autant de charme, que les promesses que nous rêvions. Les regrets ont la douceur du désir et du bonheur même. Il faut se consoler d’avoir perdu sa jeunesse et tâcher que les autres ne s’en aperçoivent pas trop. »

Transformons ces lignes par des antithèses :

La jeunesse est la plus belle chose qui existe. Si l’on pouvait revivre, on ne demanderait ni l’or ni le luxe ; on redemanderait la jeunesse. Jeune, on désire ; vieux, on regrette. C’est le même charme. Autrefois la vie était belle par ce qu’elle promettait ; maintenant elle paraît belle par ce qu’elle vous lègue. Rien n’était plus enivrant que l’illusion du désir ; rien n’est plus doux que la mélancolie du regret. Le souvenir de nos déceptions prend aujourd’hui la même magie qu’autrefois l’attente du bonheur. Il faut avoir dans l’intelligence assez de ressources pour se consoler d’avoir perdu sa jeunesse, et dans le cœur assez de qualités pour faire oublier aux autres qu’on l’a perdue.

Ainsi remanié, le morceau a de l’originalité. Nous avons introduit des mots pour amener des chocs : l’illusion du désir, la mélancolie du regret… (pour faire pendants) souvenir des déceptions, attente du bonheur… dans l’intelligence, dans le cœur, etc.

Nous traiterons plus loin la question de la préciosité et de la facticité, qui sont l’écueil de cette méthode et le défaut des lignes ci-dessus. Notre but pour l’instant est de décomposer le procédé.

Il faut tout d’abord savoir tirer parti d’une idée et apercevoir les contraires qu’elle comporte.

Étudions un dernier exemple : Un peuple entier se soumet à la tyrannie. Vous voulez reprocher leur honte à ces milliers de citoyens. Tous vos développements dépendront de la façon dont vous exploiterez cette idée :

« Vous êtes des milliers contre un. C’est votre faiblesse qui fait sa force. Il vous dompte parce que vous vous soumettez. Vous ne savez pas résister à quelqu’un qui ne sait même pas ce que c’est que se battre. Vous n’avez les mains liées que parce vous les tendez. Vous ne cultivez la terre que pour qu’il vous la prenne… »

Adoptez cette tournure d’esprit consistant à dégager le contraire des choses, et les idées arriveront, se dédoubleront, s’engendreront : vous vous étonnerez d’avoir tant de verve ; et avec de l’habitude et du travail, vous écrirez peut-être sur ce sujet un beau morceau, comme celui de La Boétie qu’on va lire :

Quel vice, ou plutôt quel malheureux vice, voir un nombre infini non pas obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayans ny biens, ny parens, ny enfants, ny leur vie mesme qui soit à eux ? souffrir les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare, contre lequel il faudrait dépendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul, non pas d’un Hercule ny d’un Samson, mais d’un seul homme, et le plus souvent du plus lasche et féminin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand’-peine au sable des tournois…

Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos citez, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des vostres ? Comment a-t-il aulcun pouvoir sur vous, que par vous aultres mesmes ? Comment vous oseroit-il courir sus, s’il n’avoit intelligence avecques vous ? Que vous pourroit-il faire, si vous n’estiez recelleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traistres de vous mesmes ? Vous semez vos fruicts, à fin qu’il en face le degast ; vous meublez et remplissez vos maisons, pour fournir à ses voleries ; vous nourrissez vos enfants, à fin qu’il les mene à la boucherie… (La Boétie, Servitude volontaire.)

Voici les excellents conseils que donne Rondelet sur le mécanisme de l’antithèse :

« A quelque genre qu’appartienne une composition, qu’elle ressorte du familier ou du sublime, il n’en est pas moins absolument certain que personne jamais, dans la conversation véritable, ne s’est exprimé ainsi, et n’a cherché ou réussi à atteindre ce degré exact de précision ou de sobriété. On n’écrit pas comme on parle, pas plus qu’on ne doit parler comme on écrit. Il y a là des mérites qui s’excluent, et c’est à l’ignorance de cette loi élémentaire qu’il faut attribuer l’insuffisance des écrivains comme la faiblesse des orateurs. Quoi qu’il en soit, et pour nous en tenir à notre sujet actuel, il n’est point douteux que le lecteur s’attend, ne fût-ce que par déférence à sa dignité, à un certain souci et à de certaines attentions de la part de l’écrivain. S’il ne demande pas qu’on mette sur la table le surtout d’argenterie et le service du Japon, il s’attend au moins à trouver la nappe propre et les enfants débarbouillés. Le style écrit, pour familier qu’on l’accepte et pour bas qu’on l’imagine, ne laisse pas d’être une expression trouvée la plume à la main, dont on reçoit la communication par l’intermédiaire d’un livre et non point par l’impression fugace d’un entretien.

« Il résulte de ces remarques, lesquelles ne souffrent absolument pas d’exception, que la composition écrite comporte une certaine densité de pensées, une sobriété nerveuse d’expressions, une façon de juger et de rendre qui dépasse en valeur le tissu ordinaire et un peu lâche de la vie.

« Donnons un ou deux exemples de ce genre d’améliorations. Aussi bien y a-t-il là une source féconde de beautés dont les jeunes écrivains ne tireront pas un médiocre avantage. « Soit à exprimer cette pensée : « L’homme peut toujours retirer un certain profit des épreuves auxquelles il est soumis. Les obstacles qui nous sont opposés fortifient notre volonté, et, dans cette lutte que nous soutenons contre l’adversité, nous pouvons devenir par nous-mêmes un exemple et comme un enseignement salutaire, de façon à en tirer des idées plus justes sur le devoir. »

« Assurément tout cela est fort raisonnable, et rien n’est plus digne d’être pratiqué ; mais je me demande si cela vaut la peine d’être redit sous cette forme languissante qui effleure à peine l’esprit. C’est peut être la morale de M. de La Palisse ou des quatrains de Pibrac ; mais il n’y a pas là ce travail de concentration qui transforme le parfum d’une fleur en une essence. On y entrevoit une idée principale, l’action salutaire du malheur, et deux effets, qui se produisent l’un sur l’esprit, l’autre sur la volonté. Cherchez à dégager, de cette pensée un peu complexe et un peu touffue, le fond essentiel qui la résume, de façon à ce que chaque mot puisse jouer à lui seul le rôle d’une synthèse, et vous obtiendrez cet effet particulier du style qu’on appelle la profondeur et l’éclat, en formulant la maxime suivante : « Le malheur ne « grandit pas seulement le caractère qui lui résiste par la lutte, mais l’intelligence qui en profite par et la contemplation. »

« Donnons un second exemple.

« Soit à exprimer cette pensée un peu banale que « les hommes remettent toujours au lendemain. C’est assurément de leur part une bien grande erreur. S’ils se trouvent dans une situation heureuse, ils « feront bien d’en profiter sur-le-champ ; car il est sage de ne pas compter sur une prospérité d’une trop longue durée. Si, au contraire, leur situation est précaire et leur avenir incertain, la plus vulgaire sagesse est de se mettre en marche dès l’heure présente pour l’améliorer, sans attendre je ne sais quels hasards favorables qui ne se présenteront peut-être jamais. »

« Voilà, on peut le dire, des idées raisonnables, encore bien qu’un peu banales. Sous cette forme, elles n’ont assurément rien qui saisisse, et ce sont là de simples propos, comme on en entend chaque jour dans la conversation. Sans doute ils passent et sont même accueillis suivant la fortune de la parole ; mais on ne saurait admettre sur le papier cette forme délayée et languissante.

« Il faudrait resserrer la pensée, mettre en présence les deux alternatives qu’elle implique, en les subordonnant au conseil qu’elle renferme ; chercher deux ou trois expressions complexes et caractéristiques, qui renferment sous une forme concise et frappante autant et plus que la paraphrase précédente. On arrivera alors à quelque chose d’analogue à cette maxime : « Le vrai malheur d’un grand nombre d’hommes, c’est qu’ils remettent toujours au lendemain ou la jouissance de vivre ou la possibilité de travailler. »

« Il ne manquera pas de gens pour dire qu’avec de pareils soins le style manque de naturel, qu’il y a là une recherche difficilement supportable et que des expressions aussi fortement concentrées et aussi savamment équilibrées ne sauraient venir d’elles-mêmes à la plume) qu’il y a par suite un effort visible et conséquemment pénible tout à la fois pour l’écrivain et pour le lecteur.

« Si la paresse ne prêtait pas la main à de pareils raisonnements ils ne paraîtraient pas un seul instant soutenables. La médiocrité qui est l’incontestable partage de la moyenne des hommes n’est pas rigoureusement exigée lorsqu’on se mêle d’écrire ; et si l’on n’a point par devers soi quelque faculté ou quelque travail de plus, ce n’est guère la peine de livrer à J’impression exactement ce que chacun peut avoir dit dans les mêmes termes ou le matin ou la veille.

« Ces formules, que vous trouvez trop réussies pour être naturelles, se présentent d’elles-mêmes aux esprits supérieurs. Ceux-là ont la faculté éminente de concentrer leurs réflexions et de les faire tenir dans quelque formule vive et brève. Il n’est pas même besoin d’appartenir à cette famille d’esprit hors ligne pour rencontrer soi-même, à l’occasion, ces petits bonheurs de style ; ils nous viennent parfois même dans le dialogue le plus abandonné, et à plus forte raison, lorsque, la plume à la main, nous tendons fortement tous les ressorts de notre esprit. L’art d’écrire consiste précisément à introduire dans ses compositions une sorte de bonheur continu. On dit bien qu’à certains jours on est en verve : on se lance avec plus de hardiesse, on se soutient avec plus d’aplomb, on réussit avec plus de chance. Ce sont ces moments-là que les auteurs fantaisistes s’empressent de saisir et de mettre à profit pour noircir plus heureusement leur papier : en effet, ils ont parfois à ces heures fortunées un nerf, un éclat, une vigueur qu’à tout autre moment il ne faudrait point leur demander87.

L’antithèse est donc la grande, la principale ressource de l’inspiration d’idées. Si la verve tarde, si la pensée résiste, essayez de vaincre par ce moyen. C’est en songeant au moule qu’on crée la pâte. Le don d’écrire dépend plus qu’on ne croit de la volonté et du travail.

On voit les beaux effets de style que peut engendrer l’antithèse.

Elle peut être courte, un simple choc de mots.

Le fils de Dieu s’est fait homme afin de nous faire enfants de Dieu ; il a été blessé pour guérir nos plaies ; il s’est fait esclave pour nous rendre libres ; il est mort enfin pour nous faire vivre.

(Saint Cyprien, Sermon sur l’Aumône.)

Ce sont là des raccourcis d’antithèses, produits par l’envers brusque de l’idée.

Il suffit parfois d’un qualificatif-contraste pour dessiner une antithèse :

Elle a des imaginations heureuses aussi éloignées d’un art affecté, qui nous déplaît, que d’un naturel outré, qui nous blesse. (Saint-Évremond, Madame de Mazarin.)

Une fois qu’on sait extraire ces sortes d’effets d’une pensée, on n’a qu’à redoubler le procédé, à le traiter par séries, et l’on obtient différents genres d’antithèses :

1° L’antithèse par phrases entières ;

2° L’antithèse énumérative ;

3° L’antithèse symétrique ;

4° L’antithèse-portrait ou le Portrait ;

5° L’antithèse-parallèle ou le Parallèle.

1° L’antithèse par phrases

C’est le développement continu de l’antithèse par choc de mots :

Comme il n’y a point de peuple qui n’ait à se garantir des violences étrangères quand il est faible, ou à se rendre sa condition plus glorieuse par ses conquêtes quand il est puissant ; comme il n’y en a point qui ne doive assurer son repos par la constitution d’un bon gouvernement, et la tranquillité de sa conscience par les sentiments de la religion… (Saint-Evremond, Les Historiens.)

Fléchier a souvent exploité ce balancement d’idées, comme dans ce passage :

Il prenait des mesures presque infaillibles ; et pénétrant non seulement ce que les ennemis avaient fait, mais encore ce qu’ils avaient dessein de faire, il pouvait être malheureux, mais il n’était jamais surpris. Il distinguait le temps d’attaquer du temps de défendre. Il ne hasardait jamais rien que lorsqu’il avait beaucoup à gagner, et qu’il n’avait presque rien à perdre. Lors même qu’il semblait céder, il ne laissait pas de se faire craindre. Telle enfin était son habileté, que lorsqu’il vainquait, on ne pouvait en attribuer l’honneur qu’à sa prudence ; et lorsqu’il était vaincu, on ne pouvait en imputer la faute qu’à la fortune. (Fléchier, Oraison funèbre de Turenne.)

2° L’antithèse énumérative

On peut comprendre, sous le nom d’antithèse énumérative, celle qui consiste à présenter deux pensées opposées à développements parallèles indéfinis.

Deux idées avaient soulevé le moyen âge hors de l’informe barbarie : l’une religieuse, qui avait dressé de gigantesques cathédrales et arraché du sol les populations pour les pousser sur la Terre Sainte ; l’autre séculière, qui avait bâti les forteresses féodales et planté l’homme de cœur debout et armé sur son domaine ; l’une qui avait produit le héros aventureux ; l’autre qui avait produit le moine mystique ; l’une qui est la croyance en Dieu ; l’autre qui est la croyance en soi. Toutes deux, excessives, avaient dégénéré par l’emportement de leur propre force ; l’une avait exalté l’indépendance jusqu’à la révolte ; l’autre avait égaré la pitié jusqu’à l’enthousiasme ; la première rendait l’homme impropre à la vie civile, la seconde activait l’homme de la vie naturelle ; l’une, instituant le désordre, dissolvait la société ; l’autre, intronisant la déraison, pervertissait l’intelligence. Il avait fallu réprimer la chevalerie, qui aboutissait au brigandage et réfréner la dévotion qui amenait la servitude. La féodalité turbulente s’était énervée comme la théocratie oppressive ; et les deux grandes passions maîtresses, privées de leur sève et retranchées de leur tige, s’alanguissaient jusqu’à laisser la monotonie de l’habitude et le goût du monde germer à leur place et fleurir sous leur nom.

(Taine, Littérature anglaise, I, p. 168.)

L’antithèse ne consiste plus ici dans le choc bref des mots, mais dans la longue opposition des faces réciproques de deux idées.

3° L’antithèse symétrique

Au lieu d’être purement énumérative, l’antithèse peut se morceler, se saccader et devenir symétrique par petites oppositions, comme dans cette belle définition d’une armée :

C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la Patrie ; c’est une troupe d’hommes armez qui suivent aveuglément les ordres d’un chef dont ils ne sçavent pas les intentions ; c’est une multitude d’âmes, pour la pluspart viles et mercenaires, qui sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des Rois et des Conquérants ; c’est un assemblage confus de libertins qu’il faut assujettir à l’obéissance, de lâches qu’il faut mener au combat, de téméraires qu’il faut retenir, d’impatiens qu’il faut accoûtumer à la constance.

(Fléchier, Éloge de Turenne.)

4° L’antithèse-portrait

Le portrait est bien connu comme genre littéraire. On en rencontre chez les orateurs, les historiens, les romanciers. C’est la peinture d’une personne ou d’un animal. La Bruyère en a de très beaux. Saint-Simon a peint des portraits complets : physique, moral et caractère. Buffon a des portraits d’animaux très remarquables.

C’est ordinairement l’antithèse qui fait la valeur et le relief d’un portrait. Quel qu’il soit, on peut toujours le traiter par l’antithèse.

Les Portraits de Tacite sont célèbres : celui de Porsennius, de Sallustius Crispus, Séjan, Tibère, Poppée, Agricola. L’antithèse y domine. Voici comment est résumé celui de Galba : « Plus fortuné sujet qu’heureux prince ; plutôt sans vices que vertueux ; au-dessus de la condition privée, tant qu’il y resta ; et, au jugement de tout le monde, capable d’être empereur, s’il ne l’eût été. » On cite aussi le portrait de Catilina, uniquement composé d’antithèses, dans le discours de Cicéron Pro Cœlio.

Les détails qui composent un portrait ne doivent s’appliquer exclusivement qu’au modèle que l’on veut peindre.

Si ce qu’on dit peut se rapporter à un autre, le portrait n’est pas vivant : c’est un cliché.

Beaucoup d’auteurs croient ainsi nous montrer quelqu’un, alors qu’on ne voit personne.

Marie Stuart était très avancée pour son âge. Elle était grande et belle. Ses yeux respiraient l’esprit et resplendissaient d’éclat. Elle avait les mains les mieux tournées du monde. Sa voix était douce, son aspect noble et gracieux, son langage animé et son attrait déjà fort grand. (Mignet.)

Ces lignes peuvent s’appliquer non seulement à Marie Stuart, mais à n’importe quelle femme intelligente et jolie. Un pareil portrait n’est qu’un lieu commun.

Daunou a écrit sur ce sujet de très intéressantes réflexions :

« Si le portrait, dit-il, n’est en quelque sorte qu’une contre-épreuve plus ou moins affaiblie d’une figure déjà connue, il vaudrait mieux nous en avertir en deux mots que de reproduire si péniblement et si confusément des traits qui nous ont été présentés ailleurs avec bien plus de précision et de vérité. Ce qui ressemble à tant de monde ne peut servir à caractériser personne. Les exemples de ces portraits vagues sont extrêmement communs. Je vais en citer un qui pourra tenir lieu de tous les autres : vous y trouverez rassemblées presque toutes les idées qu’on a coutume d’emprunter aux anciens écrivains, pour en composer, sans aspirer à aucune ressemblance, ces sortes d’images artificielles. Je veux parler du portrait que Sarrasin a placé à la tête d’un ouvrage historique qu’il n’a point achevé et qui a pour titre : La conjuration de Valstein. Ce morceau a eu de la célébrité au milieu du XVIIIe siècle ; il est un des monuments remarquables de l’état de notre langue en 1650 et des progrès que l’art d’écrire en prose commençait à faire parmi nous. Mais vous pourrez l’envisager particulièrement comme un type général de ces compositions étudiées, comme le recueil le plus complet de ces idées antiques qui, à force d’être reproduites par les modernes, sont devenues des lieux communs.

« Albert Valstein eut l’esprit grand et hardi, « mais inquiet et ennemi du repos ; le corps vigoureux et haut, le visage plus majestueux qu’ait gréable. Il fut naturellement fort sobre, ne dormant quasi point, travaillant toujours, supportant aisément le froid et la faim, fuyant les délices et surmontant les incommodités de la goutte et de l’Age par la tempérance et par l’exercice ; parlant peu, pensant beaucoup ; écrivant lui-même toutes ses affaires ; vaillant et judicieux à la guerre ; admirable à lever et à faire subsister les armées ; sévère à punir les soldats ; prodigue à les récompenser, pourtant avec choix et dessein ; toujours ferme contre le malheur ; civil dans le besoin, ailleurs orgueilleux et fier ; ambitieux sans mesure ; envieux de la gloire d’autrui, jaloux de la sienne ; implacable dans la haine ; cruel dans la vengeance ; prompt à la colère ; ami de la magnificence, de l’ostentation et de la nouveauté ; extravagant en apparence, mais ne faisant rien sans dessein, et ne manquant jamais du prétexte du bien public, quoiqu’il rapportât tout à l’accroissement de sa fortune ; méprisant la religion qu’il faisait servir à la politique ; artificieux au possible et principalement à paraître désintéressé ; au reste très curieux et très clairvoyant dans les desseins des autres ; très avisé à conduire les siens, surtout adroit à les cacher et d’autant plus impénétrable qu’il affectait en public la candeur et la liberté, et blâmait en autrui la dissimulation dont il se servait en toutes choses. Cet homme, ayant étudié soigneusement les maximes et la conduite de ceux qui d’une condition privée étaient arrivés à la souveraineté, n’eut jamais que des pensées vastes et des espérances trop élevées, méprisant ceux qui se contentaient de la médiocrité. En quelque état que la fortune l’eût mis, il songea toujours à s’accroître davantage ; et enfin étant venu à un tel point de grandeur, qu’il n’y avait que les couronnes au-dessus de lui, il eut le courage de songer à usurper celle de Bohême sur l’empereur ; et quoiqu’il sût que ce dessein était plein de péril et de perfidie, il méprisa le péril qu’il avait toujours surmonté, et crut toutes les actions honnêtes quand, outre le soin de se conserver, on les faisait pour régner. »

« On peut assurer, dit Daunou, que de toutes ces idées il n’y en a presque pas une seule qui appartienne à Sarrasin, ni qui convienne à Valstein plutôt qu’à tout autre ambitieux. Nous pourrions dire, au contraire, qu’elles sont ici fort mal appliquées ; car il paraît que Valstein ne conçut des projets d’usurpation ou de révolte que lorsqu’il eut reconnu que l’empereur Ferdinand II, dont il commandait les armées, se défiait de lui et l’avait pris en haine. »

Après avoir montré la fausseté historique des traits qui composent cette figure, Daunou conclut en disant :

« Il serait superflu d’entrer dans de plus longs détails ; j’ai voulu seulement montrer que le portrait tracé par Sarrasin est de pure fantaisie ; mais, à vrai dire, ce n’est pas même un jeu d’imagination, ce n’est qu’un tissu de centons. Tant de qualités n’y sont attribuées à Valstein que parce qu’elles avaient jadis appartenu à Catilina et à d’autres. C’est dans Salluste bien plus que dans le témoignage des Allemands du XVIIe siècle, qu’il a puisé les couleurs et les nuances de ce portrait de Valstein88 ».

Cette page de Daunou résume nos conseils. De pareilles remarques ont une importance capitale, parce que, soit qu’on écrive de l’histoire, soit qu’on écrive des romans, des nouvelles, des contes, les règles restent les mêmes. Si les traits d’un personnage de roman peuvent s’appliquer à toute espèce de personnes, le personnage est mauvais. Il faut des personnages généraux, mais avec des détails particuliers. Un tel peut exister à des milliers d’exemplaires, mais il faut qu’on reconnaisse que c’est un tel et non pas un autre. Les romanciers médiocres font des portraits de jeunes filles ; mais bien peu savent faire le portrait d’une jeune fille.

« Lorsque Massillon, dit l’abbé Maury, prêcha son sermon sur l’assomption de la sainte Vierge, aux religieuses de Chaillot, devant la reine d’Angleterre, il crut devoir placer, de courtoisie, dans ce discours le portrait du prince d’Orange, comme un moyen adroit et convenable de plaire à l’épouse du roi détrôné par lui, Jacques II, en présence de laquelle il parlait. Son talent le servit fort mal dans cette occasion. Il parut oublier, en ajoutant aux prétéritions de la plus injuste partialité les pléonasmes d’une élocution déclamatoire, et surtout en déguisant mal la flatterie sous le voile de la détraction, qu’il serait jugé lui-même un jour sur cette même diatribe à laquelle il abaissait son ministère. Massillon ne nous présente qu’une seule pensée pour peindre Guillaume III, et après l’avoir exprimée dès sa première phrase, sans approfondir le caractère de stathouder, sans grouper et même sans saisir les plus mémorables résultats de son histoire.

« Voici donc ce portrait, si diffus et si peu connu : Pour l’usurpateur, qui s’est élevé par des voies injustes, qui a dépouillé l’innocent et chassé l’héritier légitime pour se mettre à sa place, et se revêtir de sa dépouille, hélas ! sa gloire sera ensevelie avec lui dans le tombeau, et sa mort développera la honte de sa vie. C’est alors que, la digue qu’opposaient aux discours publics ses succès et sa puissance étant ôtée, on se vengera sur sa mémoire des fausses louanges qu’on avait été contraint de donner à sa personne ; c’est alors que, tous les grands motifs de crainte et d’espérance a n’étant plus, on tirera le voile qui couvrait les circonstances les plus honteuses de sa vie. On découvrira le motif secret de ses entreprises glorieuses que l’adulation avait exaltées, et on en exposera l’indignité et la bassesse. On regardera de près « ces vertus héroïques que l’on ne connaissait que sur la bonne foi des éloges publics, et on n’y trouvera que les droits les plus sacrés de la nature et de la société FOULÉS AUX PIEDS. On le dépouillera alors de cette gloire barbare et injuste dont il avait joui ; on lui rendra l’infamie et la mauvaise foi de ses attentats, qu’on avait bien voulu se cacher à soi-même. Loin de l’égaler aux héros, on l’appellera un fils dénaturé, un de ces hommes dont parle saint Paul, sans culte, sans affection et sans principes ; sa fausse gloire n’aura duré qu’un instant, et son opprobre ne finira qu’avec les siècles : la dernière postérité ne le connaîtra que par ses crimes, que par la piété filiale FOULEE AUX PIEDS à la face des rois et des nations qui ont eu la lâcheté d’applaudir à son usurpation ; enfin, que par l’attentat qui lui a fait détrôner un père et un roi juste, pour se mettre à sa place. Les histoires, fidèles dépositaires de la vérité, conserveront jusqu’à la fin son nom avec sa honte ; et le rang où il s’est élevé aux dépens des lois de l’honneur et de la probité, le faisant entrer sur la scène de l’univers, ne servira qu’à immortaliser son ambition et son ignominie sur la terre. »

« Cette amplification, ou plutôt cette diffamation inexcusable dans la bouche d’un orateur chrétien, qui ne doit offenser personne, était beaucoup plus propre à consoler la reine d’Angleterre qu’à faire connaître le prince d’Orange ; elle peut servir d’exemple pour prouver que Massillon s’étendait trop sur la même idée, et abusait étrangement de sa facilité, en se livrant quelquefois à des répétitions fastidieuses ; mais écartons pour le moment cette discussion critique, à laquelle nous ne serons que trop obligé de revenir.

« Voulez-vous voir maintenant comment Bossuet a peint le protecteur Cromwell, bien autrement odieux que le prince d’Orange ? Comparez à cette stérile abondance de l’évêque de Clermont l’énergique impétuosité de l’évêque de Meaux ; rien ne marque mieux la différence de leur génie. Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre ; qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil ou par prévoyance ; mais, au reste, si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées ; enfin un de ces esprits remuants et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde. »

« Massillon effleure les choses et épuise les mots : Bossuet, comme on vient de voir, fait précisément le contraire, et il n’est pas possible de prononcer un jugement plus digne de fixer l’opinion de la postérité. C’était elle seule, et non pas les cours de France ou d’Angleterre, que ce grand homme se représentait devant la justice de ses pensées, quand il en sut anticiper ainsi l’arrêt89 » ;

5° Le parallèle

Quand on compare entre eux deux sujets (caractères ou portraits, etc.) le morceau s’appelle : Parallèle. C’est un genre facile dont l’effet est sûr.

On connaît le beau parallèle de Condé et de Turenne par Bossuet90 celui de Corneille et Racine par La Bruyère91; de Rome et de Carthage par Montesquieu92 ; le portrait du riche et du pauvre dans La Bruyère93 Démosthène et Cicéron par Fénelon94 ; Caton et César dans Salluste ; Pierre le Grand et Charles XII par Voltaire ; ceux du P. Rapin95, ceux de Fontenelle, de Thomas (Éloges), etc.

Les Parallèles de Plutarque ont eu une grande réputation classique. Plutarque a comparé vingt-quatre hommes illustres de la Grèce avec un nombre égal de Romains célèbres, depuis Thésée et Romulus jusqu’à Démétrius Poliorcète et Marc-Antoine.

La comparaison étant en elle-même une source d’oppositions, le parallèle est, par sa nature, le triomphe de l’antithèse. La différence des sujets fait naturellement jaillir les contrastes.

Lisez ces lignes sur Socrate et Caton. L’antithèse y est à l’état naturel.

La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes ; mais, entre César et Pompée, Caton semble un Dieu parmi les mortels. L’un instruit quelques particuliers, combat les sophistes, et meurt pour la vérité ; l’autre défend l’Etat, la liberté, les lois contre les conquérants du monde, et quitte enfin la terre, quand il n’y avoit plus de patrie à servir. Un digne élève de Socrate seroit le plus vertueux de ses contemporains ; un digne émule de Gaton en seroit le plus grand. La vertu du premier feroit son bonheur ; le second chercheroit son bonheur dans celui de tous. Nous serions instruits par l’un et conduits par l’autre, et cela seul décideroit de la préférence : car on n’a jamais fait un peuple de sages, mais il n’est pas impossible de rendre un peuple heureux.

(J.-J. Rousseau, Discours sur l’Economie politique.)

La facilité même du parallèle nuit malheureusement à sa bonne qualité. Sorte d’a priori littéraire, il tend à supprimer les ressemblances, à exagérer les oppositions, à remplacer par le parti pris des contrastes le naturel et les gradations nuancées.

Il faut savoir combattre cette tentation et ne pas hasarder des parallèles à propos de tout. Méfions-nous surtout du parallèle restrictif, trop limité, trop tranchant. On a fait autrefois du parallèle à outrance.

Il est aisé, précisément parce que l’antithèse est facile. Pour beaucoup de gens, c’est du métier, un simple « truc ». Voilà l’écueil. L’antithèse devient alors haïssable.

Des écrivains l’ont prodiguée dans leurs écrits : Sénèque, Pline le Jeune, Salvien, Lucain, saint Augustin, chez les Anciens ; et chez les Modernes Guès de Balzac, Voiture, Saint-Évremond, Fléchier, Duelos, et de nos jours Victor Hugo, Vacquerie.

En forçant l’antithèse, on tombe dans le style précieux, dans le gongorisme, le trait, l’affectation, le jeu de mots. On altère des pensées vraies, on fait passer des pensées fausses ; tout ce qu’on écrit est artificiel ou puéril.

Voici quelques antithèses-traits d’esprit, qui ne sont acceptables que si l’on n’en abuse pas.

On s’ennuie presque toujours avec ceux que l’on ennuie.

Nous aimons mieux voir ceux à qui nous faisons du Lien que ceux qui nous en font96

Un homme à qui personne ne plaît est bien plus malheureux que celui qui ne plaît à personne. (Saint-Réal.)

Sous Auguste, la liberté ne perdit que les maux qu’elle peut causer, rien du bonheur qu’elle peut produire.

(Saint-Evremond, Les Romains.)

Je disais à madame du Châtelet : Vous vous empêchez de dormir pour apprendre la philosophie ; il faudrait, au contraire, étudier la philosophie pour apprendre à dormir.

(Montesquieu, Pensées diverses.)

Il faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.

(La Bruyère.)

« Il ne faut pas, dit un penseur qui a fait sur le style un ouvrage de considérations générales, il ne faut pas faire contraster les mots entre eux, ni les mots avec les choses ; il faut que les contrastes soient entre les idées97. »

C’est pour avoir oublié ce précepte que tant d’auteurs sont insupportables. Au XVIIe siècle, toute une littérature avait adopté ce mauvais goût ; si bien que le public eut de la peine à trouver détestable le sonnet d’Oronte dans le Misanthrope :

Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours…

Des écrivains comme Fléchier osaient écrire sérieusement :

Ces soupirs contagieux qui sortent du sein d’un mourant pour faire mourir ceux qui vivent.

Cette manie est plus ridicule encore en vers.

En me cherchant, j’ai perdu bien des jours ;
Et me perdant, j’ai trouvé bien des peines.
(Bertaut.)

L’afféterie a quelquefois inspiré à Racine des vers comme celui-ci, que dit Pyrrhus, grand brûleur de vaisseaux :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai…

C’est à peu près ce qu’écrivait le P. Lemoyne :

Louis impatient saute de son vaisseau ;
Le beau feu de son cœur lui fait mépriser l’eau.

Molière avait raison de dire :

Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est pas ainsi que parle la Nature.

Ces sortes de pointes ne sont admissibles que lorsqu’on en tire un effet comique, comme dans ces vers :

Monsieur, ici présent,
M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent.
(Racine, Les Plaideurs.)

On arrive au jeu de mots et au calembour, comme dans cette phrase de J.-J. Rousseau :

Le repas serait le repos ; mon maître d’hôtel ne me servirait pas du poison pour du poisson.

Voici le chef-d’œuvre du genre :

Fataliste dans son Histoire, fatal dans ses conseils, fat dans ses résistances, réunissant en lui tout ce qu’inspirent et contre la Providence le culte du hasard, et contre le pouvoir le génie du renversement, et contre soi-même l’excès de la vanité ; s’amusant avec son esprit, s’abusant avec son ambition, s’usant avec ses roueries.

(Mocquart, Portrait de Thiers. Cité par Granier de Cassagnac dans ses Souvenirs du Second Empire, p. 139.)

C’est cet abus qui a disqualifié l’antithèse. On l’a confondue avec le faux esprit, et c’est pour cela que tant d’écrivains la déconseillent, au lieu de reconnaître qu’elle est, malgré ses abus, un procédé fondamental de style, l’art même de féconder sa pensée.

« Je plains avec vous les prédicateurs qui débitent des antithèses ; l’esprit de Dieu n’entre point par là », a dit Bossuet. « Les jeunes gens sont éblouis de l’éclat de l’antithèse et s’en servent », a dit La Bruyère, qui s’en est servi plus qu’un autre.

« Comme elles ne consistent, dit Rollin, que dans certains tours et un certain arrangement de paroles, et que les paroles ne doivent servir qu’à exprimer les pensées, on sent assez qu’il serait absurde de s’attacher à ces tours et à cet arrangement, en négligeant le fond même des pensées et des choses. Mais, quelque solides qu’on les suppose, ces figures doivent être employées rarement, parce que plus l’art et l’étude s’y montrent, plus l’affectation se fait sentir et devient vicieuse. »

Pascal ajoute avec raison :

« Ceux qui font des antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes. »

Blair est du même avis : « Les antithèses fréquentes, particulièrement lorsque l’opposition des mots est fixe et recherchée, rendent le style désagréable. »

Charles Nodier est, à cet égard, plus sévère encore98. Arnauld accuse l’antithèse de fausser la vérité99.

Les bonnes antithèses n’en restent pas moins la marque des grands écrivains. « Les grandes pensées, dit Marmontel, prennent habituellement la forme de l’antithèse. »

« Les moralistes, ajoute M. Brunetière, ne sauraient se passer de l’antithèse, non plus que les géomètres du syllogisme et les poètes de la métaphore100. »

Les défauts de l’antithèse

Les antithèses sont mauvaises, lorsqu’elles sont cherchées et pas naturelles ; lorsqu’elles ne font pas corps avec l’idée et qu’à leur place on eût pu en trouver d’aussi vraisemblables ; quand leur développement est prévu et trop facile ; quand elles reposent sur des artifices de rhétorique ; quand elles répondent à des symétries insignifiantes ; quand elles restent vagues, douteuses, sans consistance.

Le Napolitain a la liberté matérielle ; l’Allemand a la liberté morale. La liberté du lazzarone a fait Rossini ; la liberté de l’Allemand a fait Hoffmann… Les Allemands ont la liberté de la rêverie ; nous avons la liberté de la pensée.    (V. Hugo, Le Rhin. Conclusion.)

Voilà des antithèses suspectes, parce qu’au fond elles sont fausses. Les Allemands, en effet, ont eu la liberté de penser tout comme nous. Kant, Fichte, Hegel et Strauss ne se contentaient pas de la liberté de rêver. Quant à Rossini, il n’était pas de Naples, pays des lazzaroni ; il était né à Pesaro (Marches).

Ouvrons encore Victor Hugo :

Mirabeau était pape, en ce sens qu’il menait les esprits ; il était dieu, en ce sens qu’il menait les événements.    (V. Hugo, Philosophie mêlée.)

C’est peut-être vrai ; mais la pensée pourrait s’appliquer à bien d’autres tribuns.

Gracchus joignait à l’amour du bien une haine du mal encore plus forte. Il avait de la compassion pour les opprimés et plus d’animosité contre les oppresseurs ; en sorte que, la passion prévalant sur la vertu, il haïssait insensiblement plus les personnes que les crimes. Il poursuivait par un esprit de faction ce qu’il avait commencé par un sentiment de vertu.

(Saint-Evremond, Les Romains.)

Voilà des antithèses douteuses. L’auteur a poussé le trait peut-être au détriment de la vérité. On ne voit rien d’irréfutable dans cette conclusion du caractère de Gracchus, Était-il ainsi ? et l’était-il pour les raisons qu’on nous donne ?

Il y a des antithèses énumératives tellement vagues, tellement inconsistantes, qu’on peut les multiplier indéfiniment.

Le catholicisme avait établi… une seule pensée sous une seule autorité, la soumission de l’esprit à la loi, du pouvoir politique au pouvoir religieux, pour repousser tant d’invasions transformer tant de peuples, assouplir tant de rudesse, maîtriser tant de passions, surmonter tant de désordres…     

(Mignet, Luther.)

Il n’y a pas de raison pour ne pas continuer ces énumérations et dire : résoudre tant de périls, concilier tant d’intérêts, braver tant de révoltes, etc.

M. Thiers n’est pas le plus éloquent de nos orateurs. Il n’a pas l’ampleur de M. de Guizot ; il n’a pas la splendeur de M. de Lamartine ; il n’a pas la dialectique passionnée de M. Berryer ; il n’a pas la grâce perfide et caustique de M. de Montalembert ; il n’a pas la fougue grandiose de M. Ledru-Rollin ; mais il a la netteté, la limpidité, la méthode, la logique, l’imprévu, l’audace, la vigueur, tout ce qui captive, tout ce qui séduit, tout ce qui fascine. (De la Guéronnière, Portraits politiques.)

 

Ceci est mauvais encore. Si l’on voulait énumérer tout ce que n’avait pas l’éloquence de M. Thiers, on remplirait des pages d’antithèses ; et par contre, il serait aussi aisé de citer les qualités qu’il possédait, en employant des expressions banales : audace, vigueur, ce qui captive, séduit, fascine… (mots identiques).

Médiocre élève du Lamartine des Girondins, La Guéronnière a excellé dans l’antithèse facile, défaut où Mignet est aussi tombé trop souvent.

L’abus est glissant. On accumule les contrastes de même nature ; on n’en voit pas la banalité, et l’on va au hasard de la verve.

Fier sans orgueil, confiant sans présomption, ambitieux sans égoïsme, fin sans rouerie, aimable sans légèreté, instruit sans prétention, ferme sans brusquerie, etc.

(La Guéronnière, Portraits politiques ; Morny.)

Pourquoi s’arrêter ? On peut continuer : spirituel sans insolence, ironique sans méchanceté, sceptique sans moquerie, calculateur sans avarice, poli sans fadeur, impertinent sans grossièreté, etc.

Tels sont les vices, les abus, les inconvénients, les multiples écueils qu’il faut éviter à tout prix dans l’emploi de l’antithèse.

Si l’on parvient à s’en garantir, on verra que l’antithèse est un des moyens les plus puissants de renouveler son style, de féconder l’inspiration. Avec la couleur et l’image, elle comprend à peu près tout l’art d’écrire. Par elle on peut tout traiter. On l’exploitera, mais en l’atténuant, en fuyant les oppositions artificielles, en dosant les chocs, en les variant, en les défigurant en quelque sorte. Le champ de l’antithèse est vaste comme le style même. Elle comprend le trait d’esprit, l’alliance de mots, l’allitération, le parallélisme, l’énumération de pensées, la symétrie de phrases, la période, le nombre, l’antinomie des faits. Elle peut éclater dans une ligne, résumer un paragraphe, se faire attendre ou se laisser deviner, suspendre ses coups pour frapper plus sûrement.

Mais, répétons-le et que ce soit un principe bien entendu : un style uniquement composé d’antithèses serait un style absurde. Il faut s’interrompre, revenir à la simplicité, laisser reposer le lecteur, détendre ses muscles, quitter l’effort. C’est une nécessité absolue. La continuité d’un procédé, quel qu’il soit, énerve. Un prosateur abstrait n’est pas d’ailleurs nécessairement ennemi de la description ou de l’image. Il doit se délasser, reprendre haleine, mêler les tons.

L’accumulation obstinée de l’antithèse est le pire des défauts. J’ai vu des jeunes gens n’écrire que par pointes. Leur style n’était plus qu’un organisme mort, une structure compliquée et inerte. Ils croyaient dire quelque chose, et n’exprimaient que des formules.

On doit cultiver l’antithèse en oubliant tout parti pris. Pour cela, il faut se l’assimiler comme tournure d’esprit. Quand elle fera partie intégrante de votre pensée, vous la doserez malgré vous, vous la présenterez avec tact, vous l’éviterez si elle fatigue, vous l’exploiterez si elle frappe. Elle doit mouler voire façon dépenser, parce que son usage en littérature n’est pas accidentel, mais général, comme va le prouver l’exemple de tous nos grands prosateurs.

Le principe à retenir pour atteindre cette éducation est celui-ci : courte ou longue, condensée ou amplifiée, phrases ou mots, l’antithèse, pour être bonne, doit sortir du sujet logiquement, naturellement, impérieusement. Il faut qu’elle paraisse n’avoir été ni cherchée, ni arrangée ni combinée mais involontairement constatée. Les faits seuls doivent la faire éclater, comme la sève crève le bourgeon. « Ces sortes d’antithèses, dit Condillac, sont toujours bonnes. »

Dans son plaidoyer pour Milon, Cicéron prouve par les faits qu’il est invraisemblable que son client, ayant pu se débarrasser de Claudius facilement et en sûreté, ait tenté de le tuer dans les circonstances les plus défavorables et au risque d’être puni. Énoncer ces faits, c’est formuler des antithèses. Cicéron n’était pas maître de ne pas les présenter.

Est-il croyable, dit-il, qu’après avoir rejeté les occasions d’ôter la vie à Clodius, avec l’approbation générale, il en ait formé la résolution dans une circonstance où cette action devoit lui faire beaucoup d’ennemis ? Pouvez-vous supposer qu’après avoir respecté sa vie, lorsqu’il pouvoit la lui arracher avec justice, dans un lieu, à un moment favorable, avec la certitude de l’impunité, il ait pu l’entreprendre contre toute justice, dans un lieu suspect, dans une circonstance défavorable, au risque d’être puni capitalement ?

Cicéron n’a pas créé ces antithèses. Ce sont les faits qui parlent.

Thémistocle, dit Plutarque, fut banni, après avoir sauvé sa patrie, Camille sauva sa patrie, après avoir été banni. Camille est le plus grand des Romains avant son exil ; et après son exil il est supérieur à lui-même.

Y a-t-il rien de moins recherché et de plus naturel que cette opposition ?

Nous avons cité de mauvaises antithèses de Mignet. En voici une excellente, tirée du sujet, sans arrangement et sans effort.

Séyiès a été l’ami ou le maître des hommes les plus considérables de notre temps. Quelques-unes de ses idées sont devenues des institutions. Il a vu avec un coup d’œil sûr arriver une révolution, qui devait se faire par la parole, se terminer par l’épée ; et il a donné la main en 1789 à Mirabeau pour la commencer ; au 18 brumaire à Napoléon pour la finir, associant ainsi le plus grand penseur de cette révolution à son plus éclatant orateur et à son plus puissant capitaine.

(Mignet, Pages choisies, Libr. Armand Colin, p. 261.)

Chaque antithèse répond ici à un fait d’histoire. L’auteur disparaît et semble n’avoir pas eu besoin d’artifice pour opposer ses idées.

Guès de Balzac, grand amateur d’antithèses précieuses, en a trouvé quelquefois de spontanées, comme ces lignes sur Montaigne :

Montaigne sait bien ce qu’il dit, mais il ne sait pas toujours ce qu’il va dire. S’il a dessein d’aller en un lieu, le moindre objet qui lui passe devant les yeux le fait sortir de son chemin pour courir après ce second objet. Mais l’important est qu’il s’égare plus heureusement qu’il n’allait tout droit. Ses digressions sont très agréables et très instructives. Quand il quitte le bon, d’ordinaire, il rencontre le meilleur, et il est certain qu’il ne change guère de matière, que le lecteur ne gagne en ce changement…

Ceci est encore de l’antithèse-type, sans mot d’auteur. Tout est vrai. C’est Montaigne, son procédé, sa manière. Guès de Balzac disparaît.

Le même Guès de Balzac écrit, en parlant de l’Incarnation du Christ :

Si nous nous sommes égarés, mon Dieu, ç’a été en vous suivant. Si nous n’avons pas écouté notre raison, vos miracles en sont cause. Si nous avons adoré un homme, vous vous êtes entendu avec cet homme pour nous faire croire qu’il était Dieu. Vous lui avez prêté votre puissance pour nous obliger à lui rendre notre culte. Nous sommes excusables, mon Dieu, d’avoir reconnu celui qui ne saurait être que vous, si vous ne venez vous-même nous déclarer qu’il est un autre que vous.

Ce sont là des antithèses admirables, dignes de Pascal.

Retenons donc cette vérité fondamentale : Une antithèse n’est bonne que par la vérité absolue des choses qu’elle exprime.

Voici un dernier exemple de ce genre supérieur d’antithèse appliqué à une abstraction. Il s’agit de définir ce que doit être la vraie conversation.

Le ton de la bonne conversation est coulant et naturel ; il n’est ni pesant ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoque. Ce ne sont ni des dissertations, ni des épigrammes ; on y raisonne sans argumenter, on y plaisante sans jeux de mots, on y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes et les saillies, l’ingénieuse raillerie et la morale austère. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n’approfondit pas les questions de peur d’ennuyer ; on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité, la précision mène à l’élégance ; chacun dit son avis et l’appuie en peu de mots ; nul n’attaque avec chaleur celui d’autrui ; nul ne défend opiniâtrement le sien. On discute pour s’éclairer, on s’arrête avec la dispute, chacun s’amuse, tous s’en vont contents : et le sage même peut rapporter de ces instructions des sujets dignes d’être médités en silence.

(Rousseau, Nouvelle Héloïse, IIe partie, lett. XIV.)

Ces oppositions sont excellentes, parce qu’elles représentent exactement les idées, les possibilités, l’idéal que chacun se forme d’une bonne conversation. On sent qu’elle doit être cela. Les points de vue sortent d’un sujet que tout le monde comprend de même façon. Ce sont des constatations, des vérités admises. On ne songe plus à Rousseau, mais à la conformité de ce qu’il dit avec ce qu’on sent soi-même.

Habituons-nous donc à découvrir l’antithèse vraie qu’on peut tirer d’une pensée. C’est cette tournure d’esprit qu’il faut acquérir à l’état d’habitude. On s’accoutumera ainsi à envisager les choses sous leur côté le plus fertile, les contraires étant d’une ressource plus féconde que les similitudes et les rapprochements. On hésitera à faire de mauvaises antithèses, le jour où l’on aura appris comment on en fait de bonnes.

Voici comment Taine, qui a lui-même de beaux exemples du style à antithèses, loue le style antithétique de Cornelis de Witt, auteur d’un ouvrage sur Washington :

« Les symétries de la pensée sont opposées membre à membre, pour que la symétrie des tours mette en lumière la symétrie des idées ; et la phrase, construite avec la force d’un système, se déroule avec la noblesse d’une période. En voici un exemple : « De toutes les fonctions du pouvoir, celle dont les partis révolutionnaires ont le moins l’intelligence, c’est le gouvernement des relations extérieures. Habituées à ne tenir compte que des fantaisies chimériques de leur esprit ou des élans déréglés de leurs désirs, ils méconnaissent le droit des gens, et les faits géographiques, et les obligations morales et les obstacles matériels. Eux-mêmes, sans mesure dans leur sentiment, sans scrupule dans leur conduite, ils ne peuvent comprendre ni les sympathies nationales, lorsqu’elles ne vont point jusqu’à l’oubli des intérêts nationaux, ni l’habileté diplomatique, lorsqu’elle ne prend point les allures de la perfidie, ni la dignité, lorsqu’elle ne revêt point les dehors de la violence. »

« Ce n’est point là, conclut Taine, du style à facette. Toutes ces nuances et antithèses de mots sont des antithèses de pensée101. »

L’antithèse a incarné le grand art d’écrire non seulement chez nous, mais chez les Grecs. Dans une page qui est une vraie leçon de style pratique, M. Croiset nous a montré de quelle façon certains écrivains grecs ont volontairement exploité l’antithèse.

« Gorgias, dit-il, transforma surtout la phrase. Il la rendit antithétique et vibrante. S’appuyant sur l’aptitude du génie grec à opposer les idées deux à deux, il fit de ce procédé, jusque-là instinctif, une méthode : les idées ne se présentèrent plus à lui que par couples, l’une éclairant l’autre par le contraste. Les couples ainsi formés, presque toujours brefs, débarrassés de tout parasite, nets et frappants, s’ajoutèrent les uns aux autres, presque sans liaison, en phrases souvent longues, de manière à produire sur l’esprit, par le retour incessant de ces chocs répétés, une impression forte. Tout était calculé d’ailleurs pour que l’antithèse ressortît : non seulement les mots, mais même les membres de phrases ainsi opposés avaient autant que possible le même nombre de syllabes, et présentaient à l’oreille des espèces de rimes ou d’assonances qui rendaient sensible à l’oreille le rapport des idées.

« Il y avait assurément dans cet art de graves défauts : d’abord il était d’une monotonie fatigante et à la longue insupportable ; la période d’Isocrate, sans parler de celle de Demosthène, est bien plus variée dans ses effets et bien plus riche ; elle est aussi bien plus puissante, plus capable d’entraîner. En outre, dans toute cette symétrie du style de Gorgias, l’artifice est trop visible ; il va sans cesse jusque la puérilité ; les « fausses fenêtres » y abondent ; c’est souvent l’antithèse qui mène l’écrivain, comme la rime chez nous mène un mauvais poète.

« Ces défauts sautent aux yeux, et la gloire de Gorgias fut vite contestée. Elle était cependant légitime en grande partie. Ce qu’il avait inauguré, c’était un tour de phrase d’un rythme déjà oratoire et, en outre, merveilleusement conçu pour stimuler la finesse de l’intelligence. Le moule était bon ; il s’agissait seulement de n’en pas abuser et ensuite de le bien remplir. Mais c’était déjà beaucoup d’avoir trouvé ce moule : quand la forme de la phrase est nette, « cela conduit insensiblement dit La Bruyère, à y mettre de l’esprit102 ».

Chapitre XII — L’antithèse, procédé général des grands écrivains.

L’antithèse dans Tacite. — L’antithèse dans Montaigne. — Les antithèses de Pascal. — Le style de Bossuet. — L’antithèse. Procédés de Bossuet. — L’antithèse dans Rousseau. — Le style de Rousseau. — L’assimilation de Rousseau : Lamennais. — L’assimilation de Rousseau : Robespierre. — L’antithèse dans Montesquieu. — Dangers de l’antithèse : Fléchier. — L’antithèse : Saint-Évremond et Balzac. — Les procédés de Victor Hugo. — Le style de Louis Blanc. — L’antithèse dans Lamartine. — Taine et l’antithèse.

Il serait excessif de conseiller aux lecteurs ordinaires l’étude des auteurs grecs pour apprendre les procédés d’antithèse. Nous nous en tiendrons aux écrivains français qui, pour la plupart, ont formé leur style chez les Latins et les Grecs.

Nous recommanderons sans réserve Montaigne, Pascal, Bossuet, Montesquieu, J.-J. Rousseau ; ensuite, avec de fortes réserves, Guès de Balzac, Saint-Évremond, Fléchier, Duclos. Nous dirons enfin comment la lecture de quelques auteurs contemporains, Victor Hugo, Lamartine, Louis Blanc, peut être également profitable.

Mais, objectera-t-on, pourquoi remonter si loin et ne pas se contenter des prosateurs de notre temps ? Personne n’a plus magistralement employé l’antithèse que Victor Hugo. Mignet y a excellé. Taine en fourmille. Pourquoi nous obliger à lire les vieux auteurs ?

Nous répondrons : parce que les écrivains modernes sont des exemples de quatrième main, tandis que l’antithèse des classiques garde sa saveur latine ; parce que le style de ces derniers est à l’état pur, à l’état de lingot non monnayé ou de monnaie non dépréciée ; parce qu’il n’y a qu’un moyen de rajeunir les procédés d’écrire, c’est de les prendre à leur source ; parce que le talent des modernes n’est qu’un reflet du génie classique, et que toute assimilation doit être directe pour être profitable.

La majorité des lecteurs, après avoir essayé l’épreuve des traductions, s’en tiendra donc aux classiques français. Quant à ceux qui savent le latin et le grec, ils feront bien d’étudier dans le texte Tacite, Démosthène, Cicéron et surtout Sénèque.

Tacite

Tacite est l’exemple immortel de la condensation et de l’antithèse qui sort des faits.

Il y a, dit-il comme préface à son Histoire, deux grands défauts qui donnent atteinte à la vérité : la fureur de louer les puissances pour leur plaire ; le plaisir secret d’en dire du mal pour se venger. Il ne faut pas s’attendre que de tels historiens qui sont ou flatteurs, ou ennemis déclarés, ménagent fort l’estime de la postérité.

On est choqué d’une basse flatterie, parce qu’elle sent la servitude : mais on ouvre volontiers ses oreilles à la médisance, dont la malignité se couvre d’un air de liberté.

Ses contrastes d’idées résument et caractérisent une époque.

Le dernier siècle, dit-il, a vu ce qu’il y avait d’extrême dans la liberté, le nôtre a vu ce qu’il y a d’extrême dans l’esclavage. Les recherches des délateurs nous ont ôté jusqu’à la liberté de parler et d’entendre, et nous eussions perdu le souvenir même avec la voix, s’il était aussi facile à l’homme d’oublier que de se taire.

En attendant, dit-il, je consacre ce livre en l’honneur d’Agricola mon beau-père ; et dans ce projet, ma tendresse pour lui me servira ou d’excuse ou d’éloge.

Les descriptions mêmes de Tacite ont cette qualité de saillie par les contraires, comme dans le passage suivant, que j’ai tâché de traduire presque littéralement :

Galba était porté ça et là par le mouvement et le îlot de la foule, sinistre à voir, qui remplissait les temples et les édifices. Aucune clameur des citoyens et de la populace ; mais des visages consternés et l’attention tournée partout. Ce n’était pas le tumulte, ce n’était pas le calme, mais le silence de la grande épouvante et de la grande colère.

Tacite a été l’inspiration et le livre favori de tous les écrivains d’antithèse depuis Montaigne jusqu’à Rousseau.

« J’étudiais, écrit M. de Ségur, en 1815, avant d’entreprendre son histoire, j’étudiais nos livres d’histoire moderne ; quel que fût leur mérite, il m’inspira peu. Quant aux classique, tels que Salluste, Tite-Live, Bossuet, Montesquieu, je m’échauffais au génie de ces grands hommes, sans toutefois oser commencer moi-même. Je n’étais pas entièrement satisfait ; je cherchais toujours, j’espérais trouver un guide plus en rapport avec mon sentiment intérieur, lors qu’enfin Tacite, que j’avais seul oublié, me revint à la mémoire. À cette lecture, saisi, transporté d’enthousiasme, je reconnus le type de perfection que j’avais rêvé. Je criai de ravissement : Voilà mon œuvre.

« C’est ordinairement vers quatre heures du matin et dans mon lit que je reprenais ma tâche. Alors, si la fatigue de la veille ou quelque souffrance m’alanguissait, j’ouvrais au hasard mon Tacite. Jamais je n’achevais la seconde page sans que les coups de pinceau si profondément révélateurs du cœur de l’homme en action, de ses mouvements intérieurs et extérieurs, des faits et de leur mobile, me frappant d’une admiration génératrice, ne me fissent ardemment saisir la plume103 ».

Montaigne.

Parmi les écrivains classiques français, Montaigne est celui dont la lecture a le plus d’utilité et le plus d’importance pour le but que nous nous proposons. Ses Essais ne plaisent pas toujours à vingt ans.

L’expérience de la vie est nécessaire pour les goûter. Nous n’avons pas un bon écrivain classique qui ne soit sorti de Montaigne. C’est le père de la prose française et du style d’idées. Gardons-nous de nous laisser rebuter par son vieux français, sous lequel palpite un style aussi vivant que s’il datait d’hier. Un volume d’Extraits serait à la rigueur suffisant, mais il sera toujours préférable de connaître toute son œuvre. C’est une force que d’avoir bien lu Montaigne.

L’antithèse est le procédé habituel de son style. Il l’emploie partout, mais sans ostentation ; il n’y cherche pas l’éclat ; il ne s’en fait pas un moyen artificiel ; il n’en tire des effets que lorsque l’idée s’y prête et qu’elle le déborde. Personne n’a mieux possédé l’art de faire heurter ses pensées. C’est surtout chez lui qu’on voit les ressources que peut donner cette tournure d’esprit. Ajoutez la variété de ses formes, sa naïveté, son audace, ses trouvailles de style, sa familiarité pittoresque, sa profondeur originale, et vous comprendrez l’attrait d’une pareille lecture. Partout ce sont des pages parfaites qui, orthographiées, seraient du style français d’aujourd’hui, comme ce beau morceau purement antithétique sur le mépris de la mort, qui contient les qualités et les habitudes de sa manière :

Notre religion n’a point eu de plus assuré fondement humain, que le mépris de la vie. Non seulement le discours de la raison nous y appelle, car pourquoy craindrions-nous de perdre une chose, laquelle perdue ne peult estre regrettée ? Mais aussi, puisque nous sommes menacez de tant de façons de mort, n’y a-t-il pas plus de mal à les craindre toutes qu’à en soutenir une ? Que chault-il quand ce soit, puisqu’elle est inévitable ? A celui qui disoit à Socrates : Les trente tyrans t’ont condamné à la mort : « Et nature, eulx », respondit il. Quelle sottise de nous peiner, sur le poinct du passage à l’exemption de toute peine ! Comme notre naissance nous apporta la naissance de toutes choses ; aussi nous apportera la mort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c’est pareille folie de pleurer de ce que d’icy à cent ans nous ne vivrons pas, que de pleurer que de ce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est origine d’une aultre vie ; ainsi pleurasmes nous, ainsi nous cousta-t-il d’entrer en cette cy, ainsi nous despouillasmes nous de nostre ancien voile en y entrant. Rien ne peult estre grief, qui n’est qu’une fois. Est-ce raison de craindre si longtemps chose de si brief temps ? Le long temps vivre et le peu de temps vivre, est rendu tout un par la mort : car le long et le court n’est point aux choses qui ne sont plus. Aristote dict qu’il y a des petites bestes sur la rivicre de Hypanis, qui ne vivent qu’un jour ; celle qui meurt à huict heures du matin, elle meurt en jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa décrépitude. Qui de nous ne se mocque de veoir en considération d’heur ou de malheur ce moment de durée ? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à l’éternité, ou encores à la durée des montaignes, des rivières, des estoiles, des arbres, et mesme d’aulcuns animaulx, n’est pas moins ridicule. Le premier jour de vostre naissance vous achemine à mourir comme à vivre. Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie ; c’est à ses dépens. Le continuel ouvrage de vostre vie, c’est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie ; car vous estes après la mort quand vous n’estes plus en vie ; ou, si vous rainiez mieulx ainsi, vous estes mort aprez la vie, mais pendant la vie, vous estes mourant ; et la mort touche bien plus rudement le mourant que le nioit, et plus vifvement et essentiellement. Si vous avez faict vostre profit de la vie, vous en estes repu : allez vous-en satisfaict. Si vous n’en avez pas su user, si elle vous estoit inutile, que vous chault-ilde l’avoir perdu ? à quoi faire la voulez-vous encores ?

Dans cette admirable page, chaque pensée se dédouble par son contraire ; partout l’antithèse éclate et sort de l’idée même, née avec elle, inséparable d’elle. Point de travail, point de parti pris. En trouvant l’idée, Montaigne trouve l’antithèse. C’est la vraie, la seule, l’inimitable, celle qui se confond avec l’idée même.

Pascal.

On nous dispensera d’insister sur l’étude de Pascal. C’est un des plus grands écrivains de la langue française. Il a écrit sans littérature, avec l’idée toute nue, raccourcie, souple, violente. Issu de Montaigne mais avec une éloquence inconnue à Montaigne104, il a par-dessus tout la force et les nerfs du style. L’antithèse fait la vigueur de ses Pensées. Elle y est toujours à l’état latent ; très souvent à l’état brut, généralement en idées parallèles. Le choc retentit et broie tout sur son passage.

Comme le fond des Pensées est un contraste perpétuel, il n’est pas étonnant que l’antithèse y domine. Quand elle ne fait pas saillie, elle est toujours mêlée au sang et à la chair de ce style.

Voici quelques lignes (Misère et grandeur de l’homme, qui montrent le procédé général et le ton ordinaire des Pensées :

La misère se concluant de la grandeur, et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère, d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable, qu’on est tombé de plus haut ; et les autres, au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres par un cercle sans fin, étant certains qu’à mesure que les hommes ont de la lumière, ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. En un mot, l’homme connaît qu’il est misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît.

Et ailleurs :

S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait pas sa corruption ; s’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi, il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

Tout l’ouvrage des Pensées est écrit dans ce ton d’antithèse, souvent voulue et éclatante, la plupart du temps latente et sourde.

On voit le profit qu’on peut tirer de ce magnifique style.

Bossuet.

Pour Bossuet, les exemples sont presque inutiles. C’est l’écrivain complet. Il n’est pas de beautés littéraires qu’on ne trouve chez lui à l’état sublime : images de génie, création de mots, expressions inattendues, relief, coloration, audace, toutes les grandeurs, toutes les surprises du style. Ses antithèses roulent comme des diamants à travers les flots toujours débordés de sa majestueuse éloquence. Elles partent de loin, se déroulent, se balancent et ondulent avec la draperie de ses périodes. Elles sortent de l’éclat des mots ; elles font osciller les pôles de ses phrases et heurter les verbes et les épithètes. Tout est imprévu, tout est créé, tout est vivant. C’est le plus grand de nos prosateurs.

Citons au hasard :

Où courez-vous, mortels abusés, et pourquoi allez-vous errants de vanités en vanités, toujours attirés et toujours trompés par des espérances nouvelles ? Si vous recherchez des biens effectifs, pourquoi poursuivez-vous ceux du monde, qui passent légèrement comme un songe ? Et si vous vous repaissez d’espérances, que n’en choisissez-vous qui soient assurées ? Dieu vous promet : pourquoi doutez-vous ? Dieu vous parle : que ne suivez-vous ? Il vaut mieux espérer de lui que de recevoir les faveurs des autres ; et les biens qu’il promet sont plus assurés que tous ceux que le monde donne. (Panégyrique de sainte Thérèse.)

Plusieurs ont une douleur qui ne les change pas, mais qui les trompe ; plusieurs ont une honte qui veut qu’on la flatte, et non pas qu’on l’humilie ; plusieurs cherchent dans la pénitence d’être déchargés du passé, et non pas d’être fortifiés pour l’avenir : ce sont les trois caractères de fausses conversions. (Sermon sur l’intégrité de la Pénitence.)

Qui ne sait que le Fils de Dieu, tant qu’il a prêché sur la terre, a toujours eu peu de spectateurs, et que ce n’est que depuis sa mort que les peuples ont couru à ce divin Maître ? Quel est, Messieurs, ce nouveau miracle ? Méprisé et abandonné pendant tout le cours de sa vie, il commence à régner après qu’il est mort. Ses paroles toutes divines, qui devaient lui attirer les respects des hommes, le font attacher à un bois infâme ; et l’ignominie de ce bois, qui devait couvrir ses disciples d’une confusion éternelle, fait adorer par tout l’univers les vérités de son Evangile. (Panégyrique de saint Paul.)

Ô mort ! nous te rendons grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance. Toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fais connaître notre dignité. Si l’homme s’estime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si l’homme se méprise trop, tu sais relever son courage… et tu lui apprends ces deux vérités… qu’il est infiniment méprisable en tant qu’il finit dans le temps, et infiniment estimable en tant qu’il passe à l’éternité. (Sermon sur la mort.)

Parfois le grand orateur précipite les contrastes avec un relief de mots et une noblesse incomparables :

Un enfant revêtu de langes, couché dans la crèche… courez à cet enfant nouvellement né, vous y trouverez : qu’y trouverons-nous ? Une nature semblable à la vôtre, des infirmités telles que les vôtres, des misères au-dessous des vôtres. « Et hoc vobis signum. » Reconnoissez à ces belles marques qu’il est le Sauveur qui vous est promis.

Quel est ce nouveau prodige ? que peut servir à notre foiblesse que notre médecin devienne infirme, et que notre libérateur se dépouille de sa puissance ? Est-ce donc une ressource pour des malheureux, qu’un Dieu en vienne augmenter le nombre ? Ne semble-t-il pas, au contraire, que le joug qui accable les enfants d’Adam est d’autant plus dur et inévitable, qu’un Dieu même est assujetti à la supporter ? Cela seroit vrai, mes Frères, si cet état d’humiliation étoit forcé, s’il y étoit tombé par nécessité, et non pas descendu par miséricorde. Mais comme son abaissement n’est pas une chute, mais une condescendance : « Descendit ut levaret, non cecidit ut jaceret » ; et qu’il n’est descendu à nous que pour nous marquer les degrés par lesquels nous pouvons remonter à lui, tout l’ordre de sa descente fait celui de notre glorieuse éléva-tion ; et nous pouvons appuyer notre espérance abattue sur ces trois abaissements du Dieu-homme.

Est-il bien vrai ? le pouvons-nous croire ? quoi ! les bassesses du Dieu incarné, sont-ce des marques certaines qu’il est mon Sauveur ? Oui, fidèle, n’en doute pas ; et en voici les raisons solides qui feront le sujet de cet entretien. Ta nature étoit tombée par ton crime ; ton Dieu l’a prise pour la relever : tu languis au milieu des infirmités ; il s’y est assujetti pour les guérir : les misères du monde t’effrayent ; il s’y est soumis pour les surmonter et rendre toutes ses terreurs inutiles. Divines marques, sacrés caractères par lesquels je connois mon Sauveur, que ne-puis-je vous expliquer à cette audience avec les sentiments que vous méritez ! Du moins efforçons-nous de le faire, et commençons à montrer dans ce premier point que Dieu prend notre nature pour la relever.

Ceci représente la grande manière de Bossuet ; mais, quand sa pensée se resserre, il précipite les antithèses, il les accumule, il les fait violentes :

Malgré le mauvais succès de ses armes (Charles Ier), si on a pu le vaincre, on n’a pu le forcer ; et, comme il n’a jamais refusé ce qui était raisonnable étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui était injuste étant captif.

Et ailleurs :

Sire, c’est aux sujets à attendre, et c’est aux rois à agir. Eux-mêmes ne font pas tout ce qu’ils veulent ; mais ils doivent considérer qu’ils rendront compte à Dieu de ce qu’ils peuvent.

Ces antithèses sobres, mais toujours puissantes, fourmillent chez Bossuet. On n’a qu’à ouvrir ses Sermons au hasard.

Massillon a parfois des élans qui rappellent les antithèses de Bossuet :

Ô hommes ! dit Massillon, vous ne connaissez pas les objets que vous avez sous l’œil, et vous voulez voir clair dans les profondeurs éternelles de la foi ! La nature est pour vous un mystère, et vous voudriez une religion qui n’en eût point ! Vous ignorez les secrets de l’homme, et vous voudriez connaître les secrets de Dieu ! Vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, et vous voudriez approfondir ce qui est si fort au-dessus de vous ! L’univers, que Dieu a livré à votre curiosité et à vos disputes, est un abîme où vous vous perdez ; et vous voulez que les mystères de la foi, qu’il n’a exposés qu’à votre docilité et à votre respect, n’aient rien qui échappe à vos faibles lumières ! Ô égarement !

J.-J. Rousseau.

Rousseau, qui sort tout entier de Montaigne, est de tous nos écrivains celui dont les procédés sont le plus directement assimilables et dont l’étude offre, par conséquent, le plus de profit. Son éloquence a sa source dans l’antithèse. Il la traite dans un style superbe, droit, architectural, harmonieux, d’une netteté savoureuse. L’imagination et le sentiment assouplissent la raideur de ses procédés. C’est le mordant de la pensée et l’opposition des phrases qui font la qualité de ce style. Rousseau est le père de la littérature romantique. On trouvera dans Villemain105 la longue descendance de ce beau talent, depuis Bernardin de Saint-Pierre jusqu’à George Sand. C’est un bon chapitre de littérature synthétique.

Dans un livre consacré au métier d’écrire, nous nous abstiendrons d’apprécier les idées de Rousseau, pour ne parler que de son style : or, ce style est éminemment assimilable. C’est une des nourritures littéraires qui passent le mieux dans notre sang. Les critiques l’ont remarqué, et nous connaissons des professeurs qui recommandent expressément la lecture de Rousseau, bien qu’il soit plus ingénieux que profond, et qu’on sente toujours la rhétorique à travers son éloquence. C’est sec, c’est tendu, le vernis craque. Mais, le fond mis à part, le style de l’Émile et des Confessions est de premier ordre.

« Il y a, dit le comte de Ségur, deux espèces d’admirations : l’une stérile, l’autre fertile. Et, par exemple, pourquoi Voltaire, en ravissant mon esprit, laisse-t-il ma veine improductive ? Ou, du moins, pourquoi ne fait-il de moi comme tant d’autres qu’un imitateur froid et secondaire, tandis que Rousseau, Corneille, Bossuet et Tacite surtout fécondent mon âme et, lui laissant sa personnalité, son originalité, me rendent, comme eux, créateur selon la portée de mon mérite106. »

Ce qu’il y a de remarquable dans Rousseau, ce sont les digressions et les hors-d’œuvre. La Nouvelle Héloïse en est remplie107. Comme mise en valeur de l’antithèse, il faut lire surtout l’Èmile, les premières Lettres de la Montagne (que Villemain recommande à tous les journalistes), les Lettres à M. de Malesherbes et les Rêveries d’un promeneur solitaire, où le procédé s’exaspère et « saute aux yeux ».

On dédaigne trop Rousseau. Ses paradoxes rebutent les lecteurs. Ceux qui aiment la forme impeccable ont pourtant tout à gagner à cette lecture. Pour le déclarer ennuyeux, il faut ne l’avoir jamais lu.

Son antithèse brille même dans les sujets familiers. Voyez ce qu’écrit Julie en apprenant le mariage de son amie Claire. C’est le ton général de l’Héloïse :

A présent elle doit compte de sa conduite à un autre ; elle n’a pas seulement engagé sa foi ; elle a aliéné sa liberté. Dépositaire en même temps de l’honneur de deux personnes, il ne lui suffît pas d’être honnête, il faut encore qu’elle soit honorée ; il ne lui suffît pas de ne rien faire que de bien, il faut encore qu’elle ne fasse rien qui soit approuvé. Une femme vertueuse ne doit pas seulement mériter l’estime de son mari, mais l’obtenir ; s’il la blâme, elle est blâmable ; et fût-elle innocente, elle a tort sitôt qu’elle est soupçonnée, car les apparences mêmes sont au nombre de ses devoirs.

(Nouvelle Héloïse, IIe partie, lett. XVIII.)

Et ceci sur le duel :

Quand il serait vrai qu’on se fait mépriser, en refusant de se battre, quel mépris est le plus à craindre : celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal ? Croyez-moi, celui qui s’estime véritablement lui-même est peu sensible à l’injuste mépris d’autrui, et ne craint que d’en être digne… L’homme droit, dont toute la vie est sans tache, et qui ne donna jamais aucun signe de lâcheté, refusera de souiller sa main d’un homicide, et n’en sera que plus honoré. On voit aisément qu’il craint moins de mourir que de mal faire, et qu’il redoute le crime et non le péril. Si les vils préjugés s’élèvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent ; et, dans une conduite si bien liée, on juge d’une action sur toutes les autres.

Les hommes si ombrageux et si prompts à provoquer les autres, sont pour la plupart de malhonnêtes gens, qui, de peur qu’on ose leur montrer ouvertement le mépris qu’on a pour eux, s’efforcent de couvrir de quelques affaires d’honneur l’infamie de leur vie entière.

Tel fait un effort et se présente une fois, pour avoir le droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de constance et moins d’empressement. La force de l’âme qui l’inspire est d’usage dans tous les temps : elle met toujours la vertu au-dessus des événements, et ne consiste pas à se battre, mais à ne rien craindre.

(Nouvelle Héloïse, Ire partie lett. VII.)

Citons encore ces lignes pour bien montrer le ton de ce procédé :

Quoi ! faut-il abdiquer mon autorité lorsqu’elle m’est le plus nécessaire ? Faut-il abandonner l’adulte à lui-même, au moment qu’il sait le moins se conduire, et qu’il fait les plus grands écarts ? Faut-il renoncer à mes droits, quand il lui importe le plus que j’en use ?

Les arguments froids peuvent déterminer nos opinions, non nos actions ; ils nous font croire, et non pas agir ; on démontre ce qu’il faut penser, non ce qu’il faut faire.

(Émile, liv. IV.)

C’est le style ordinaire de Rousseau :

Les pays où l’on emmaillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus, de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens contrefaits de toute espèce. De peur que les corps ne se déforment par des mouvements libres, on se hâte de les déformer en les mettant en presse. On les rendrait volontiers perclus pour les empêcher de s’estropier.

Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs ? Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers dons qu’ils reçoivent de vous sont des chaînes ; les premiers traitements qu’ils éprouvent sont des tourments. N’ayant rien de libre que la voix, comment ne s’en serviraient-ils pas pour se plaindre ? Ils crient du mal que vous leur faites : ainsi garrottés, vous crieriez plus fort qu’eux.

(Émile, I.)

Et encore ceci :

Otez à nos savants le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public ; ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui ; et ils ne se soucieraient plus de l’étude, s’ils n’avaient plus d’admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage ; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer.

(Émile, II.)

Toujours au hasard dans Émile :

Tout n’est que folie et contradiction dans les institutions humaines. Nous nous inquiétons plus de notre vie à mesure qu’elle perd de son prix. Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens ; ils ne veulent pas perdre les apprêts qu’ils ont faits pour en jouir ; à soixante ans, il est bien cruel de mourir avant d’avoir commencé de vivre. On croit que l’homme a un vif amour pour sa conservation, et cela est vrai ; mais on ne voit pas que cet amour, tel que nous le sentons, est en grande partie l’ouvrage des hommes.

On dirait souvent du Montaigne :

L’art d’interroger n’est pas si facile qu’on pense : c’est bien plus l’art des maîtres que des disciples ; il faut avoir déjà beaucoup appris de choses pour savoir demander ce qu’on ne sait pas. Le savant sait et s’enquiert, dit un proverbe indien ; mais l’ignorant ne sait pas même de quoi s’enquérir. Faute de cette science préliminaire, les enfants en liberté ne font presque jamais que des questions ineptes qui ne servent à rien, ou profondes et scabreuses, dont la solution passe leur portée ; et puisqu’il ne faut pas qu’ils sachent tout, il importe qu’ils n’aient pas le droit de tout demander.

(Nouvelle Héloïse, V, III.)

On a dit de Rousseau qu’il avait corrompu le style français et brisé la tradition classique, faite de simplicité et de naturel. Beaucoup d’auteurs conseillent de ne pas l’imiter. « Ceux qui veulent se former le goût doivent se défier de Jean-Jacques », affirme gravement Godefroy. Laissons dire. Rousseau peut être un sophiste, mais c’est un écrivain de race. Victor Cousin a résumé le jugement qu’on doit porter sur lui : « Rousseau, dit-il, n’en est pas moins, comme Tacite, un grand écrivain. Nul écrivain, Pascal excepté, n’a laissé sur la langue une pareille empreinte. »

Rousseau incarne la condensation nerveuse, la forme opulente et inflexible, l’inspiration haute et soutenue, l’art de dédoubler ses pensées, de faire jaillir les contraires, d’épuiser une idée, de la tailler sous toutes ses faces. Son antithèse semble toujours née du sujet.

Deux exemples montrent le profit que présente l’étude de Rousseau. Je veux parler de Sénancour et de Lamennais. Sénancour, dans Obermann, c’est Rousseau refroidi, rigide et durci, mais c’est bien sa manière travaillée et solennelle. Cette imitation est tellement criante, que nous n’insisterons pas. Il suffit de lire n’importe quelle page d’Obermann, où il y a cependant de belles descriptions (les paysages et les glaciers).

De même pour Lamennais. Rousseau fut sa lecture favorite. L’imitation de Rousseau est significative dans l’Essai sur l’indifférence, ouvrage de discussion religieuse et philosophique. Quand on comparé l’Émile au célèbre ouvrage de Lamennais, on est frappé par la similitude des procédés, l’identité des expressions, l’imitation non déguisée des tours de phrases et des antithèses. Ceux qui n’ont qu’une vague connaissance de Rousseau ou qui ont lu superficiellement Lamennais contesteront seuls cette ressemblance. Les exemples seraient curieux, mais doubleraient les proportions de ce volume108. Lisez bien ces deux auteurs, et vous verrez que le mérite littéraire de l’Essai sur l’indifférence (Lamennais s’en défendait à peine) est d’être un reflet de Rousseau109. À l’époque où parut l’Essai, Rousseau était dédaigné, et l’on ne remarqua pas cette transposition, qui d’ailleurs n’empêche pas l’œuvre de Lammenais d’être un beau livre. Cela prouve, en tout cas, qu’on peut, par les voies d’imitation, se faire un nom en littérature.

Alfred de Musset, dans ses Mélanges 110, note en badinant et sans aigreur, puisqu’on ressemble toujours à quelqu’un, la similitude de l’Essai de Lamennais avec un livre du célèbre Huet, évêque d’Avranches111. En parcourant cet ouvrage Musset affirme y avoir retrouvé non seulement des pensées, mais des pages entières du livre de l’Indifférence.

Le talent de Lamennais fut d’ailleurs essentiellement assimilateur. Après l’Essai, il imita le style apocalytique de la Bible dans les Paroles d’un croyant, écrites en versets, œuvre de démocratie mystique, qui eut autant de retentissement que les Girondins de Lamartine.

« Lamennais, dit le P. La Broise dans son beau livre de critique sur Bossuet112, Lamennais n’a été en proie qu’à une inspiration factice ; il a composé à force d’imagination ; il a écrit par emprunts et par réminiscences ; il manque à ce style le naturel. »

« Les Paroles d’un croyant, dit Wey113, pastiche des saints Évangiles, constituent un ouvrage indigne du talent de son auteur. Ce style est aussi vain qu’ambitieux. »

Sénancour et Lamennais sont deux exemples d’assimilation qui méritent d’être étudiés. Je n’en connais pas de plus frappants, sauf peut-être le cas de Vacquerie, imitateur-né de Victor Hugo.

L’imitation de Rousseau a inspiré à peu près toute la littérature révolutionnaire depuis le commencement de la Législative jusqu’à la fin de la Convention. Girondins et terroristes étaient imbus de son style. Cette adaptation devient détestable chez certains orateurs. Robespierre, par exemple, le plus pédant pasticheur de Rousseau, obtenait du succès à la Convention en débitant la pire des rhétoriques.

Il passait des heures à limer ses phrases, un Rousseau ouvert sur sa table.

Écoutez avec quel sérieux il épuise l’antithèse ridicule :

Peuple malheureux, on se sert de tes vertus pour te tromper ! Peuple vertueux, on se sert de tes malheurs pour t’opprimer ! Peuple vertueux et malheureux, oublie ta générosité naturelle et sers-toi de ta force pour protéger ta vertu et te sauver de ton malheur.

Et ceci encore :

Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime puissant, heureux, à un peuple aimable et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la République à tous les vices et à tous les ridicules de la Monarchie.

(Robespierre, Rapport du 18 pluviôse an II, sur les principes du gouvernement, etc.)

Voilà comment les mauvais imitateurs dénaturent leur modèle. Ils empruntent la forme, mais ils n’ont pas d’âme pour la vivifier. Robespierre orateur est la caricature de Rousseau écrivain.

Montesquieu.

Montesquieu est un des plus solides prosateurs du XVIIIe siècle. Il est urgent de bien lire ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. Nerveux, raccourci jusqu’à la sécheresse, Montesquieu paraît toujours vrai, même lorsqu’il conjecture, parce que sa pensée est toujours frappante.

La qualité de ses idées fait oublier qu’il a trop d’esprit. Ses Considérations sont écrites en menus paragraphes, et ses paragraphes en phrases courtes qui se choquent et étincellent.

Voici, au hasard, deux exemples de sa manière :

A Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le Sénat eût la direction des affaires. A Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.

Les Romains étaient ambitieux par orgueil et les Carthaginois par avarice ; les uns voulaient commander et les autres voulaient acquérir ; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre l’aimer.

(Grandeur et Décadence, etc., ch. IV.)

Et ceci encore

Ceux qui avaient d’abord été corrompus par leurs richesses, le furent ensuite par leur pauvreté. Avec des biens au-dessus d’une condition privée, il fut difficile d’être un bon citoyen ; avec les désirs et les regrets d’une grande fortune ruinée, on fut prêta tous les attentats ; et, comme dit Salluste, on vit une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patrimoine ni souffrir que d’autres en eussent.    

(Ibid., ch. x.)

C’est à peu près sur ce ton que sont écrits les passages saillants des Considérations sur les Romains. L’Esprit des Lois est plus piquant encore. Voltaire l’a appelé un « recueil de saillies et d’épigrammes ». Le procédé de ce style peut se résumer d’un mot : balancement symétrique de petites antithèses menues, comme dans ces lignes prises au hasard :

Dans les monarchies extrêmement absolues les historiens trahissent la vérité, parce qu’ils n’ont pas la liberté de la dire ; dans les États extrêmement libres ils trahissent la vérité, à cause de leur liberté même ; chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction qu’il le seroit d’un despote.

(L’Esprit des Lois, liv. XIX, ch. XXVII.)

Et encore ce passage :

Il y a des criminels que le magistrat punit, il y en a d’autres qu’il corrige : les premiers sont soumis à la puissance de la loi, les autres à son autorité ; ceux-là sont retranchés de la société ; on oblige ceux-ci de vivre selon les règles de la société.

Dans l’exercice de la police, c’est plutôt le magistrat qui punit que la loi : dans les jugements des crimes, c’est plutôt la loi qui qui punit que le magistrat. Les matières de police sont des choses de chaque instant, et où il ne s’agit ordinairement que de peu : il ne faut donc guère de formalités. Les actions de la police sont promptes, et elle s’exerce sur des choses qui reviennent tous les jours : les grandes punitions n’y sont donc pas propres. Elle s’occupe perpétuellement de détails : les grands exemples ne sont donc point faits pour elle. Elle a plutôt des règlements que des lois. Les gens qui relèvent d’elle sont sans cesse sous les yeux du magistrat ; c’est donc la faute du magistrat s’ils tombent dans des excès. Ainsi il ne faut pas confondre les grandes violations des lois avec la violation de la simple police : ces choses sont d’un ordre différent.

De là il suit qu’on ne s’est point conformé à la nature des choses, dans cette république d’Italie où le port des armes à feu est puni comme un crime capital, et où il n’est pas plus fatal d’en faire un mauvais usage que de les porter.

Il suit encore que l’action tant louée de cet empereur, qui fit empaler un boulanger qu’il avoit surpris en fraude, est une action de sultan, qui ne sait être juste qu’en outrant la justice même.

(L’Esprit des lois, liv. XXVI, ch. XXIV.)

Tels sont les auteurs114 où l’on étudiera sans réserves les ressources que peut offrir l’antithèse, au sens où l’entendaient Isocrate, Gorgias et l’école grecque. Même excessifs ou affectés, comme Rousseau et Montesquieu, ces auteurs contiennent assez de qualités pour faire oublier leurs défauts.

Il nous reste à indiquer les écrivains chez qui l’étude de ce procédé ne peut être faite qu’avec une extrême réserve.

Fléchier

Fléchier est le roi de l’antithèse à l’état aigu. Il l’étalé, il l’épuisé, il la raffine. Son éloquence n’est qu’une antithèse.

Fléchier, dit Taine, use et abuse de la symétrie et de l’antithèse… Ces oppositions prolongées plaisaient au XVIIe siècle, comme un mot piquant au XVIIIe siècle, ou une image imprévue aujourd’hui115. »

Nous avons déjà cité du Fléchier. Nous n’en abuserons pas.

Dans son Oraison funèbre de la duchesse d’Aiguillon, il tire un beau parti de la résignation que montra Mme d’Aiguillon au moment de mourir. Les antithèses sortent bien du sujet et il n’y a pas à les critiquer. Contentons-nous de remarquer avec quel soin il les présente et les isole.

On la vit souffrir, mais on ne l’entendit pas se plaindre : elle fit des vœux pour son salut, et n’en fit pas pour sa santé. Prête à vivre pour achever la pénitence, prête à mourir pour consommer son sacrifice ; soupirant après le repos de la Patrie, supportant patiemment les peines de son exil ; entre la douleur et la joie, entre la possession et l’espérance, se réservant tout entière à son Créateur, elle attendit tout ce qui pouvoit arriver, et ne souhaita que ce que Dieu voudroit faire d’elle. »

Ceci peut se louer ; mais il est rare que Fléchier ne tombe pas dans le bel esprit. La préciosité dépare tous ses ouvrages.

Voici comment il raconte le discours prononcé devant les magistrats par les Pères de l’Oratoire :

Il fallut haranguer devant le premier orateur du Parlement, et prêcher la justice à ceux qui la rendent ; il fallut leur prononcer les maximes de l’Évangile avec autant de gravité qu’ils prononcent leurs arrêts ; se faire le juge des juges mêmes et leur parler de la chaire avec autant d’autorité qu’ils parlent de leur tribunal.

Citons enfin le portrait de Fléchier par lui-même :

Il parle peu, mais on s’aperçoit qu’il pense beaucoup. Certains airs fins et spirituels marquent sur son visage ce qu’il approuve ou ce qu’il condamne, et son silence même est intelligible.

Lorsqu’il parle, on voit bien qu’il saurait se taire ; et lorsqu’il se tait, on voit bien qu’il sauroit parler. Il écoute les autres paisiblement, et les paie souvent de la patience ou de l’attention qu’il fait paroître à les écouter. Il leur pardonne aisément d’avoir peu d’esprit, pourvu qu’ils ne veuillent pas lui faire accroire qu’ils en ont beaucoup. Ce qui fait qu’il est bien reçu dans les compagnies, c’est qu’il s’accommode à tous et ne se préfère à personne. Il ne se pique pas de faire valoir ce qu’il sait ; il aime mieux leur donner le plaisir de dire eux-mêmes ce qu’ils savent…

Il y a surtout du trait. Fléchier fait de l’esprit pour se flatter. On sent la facticité derrière le parti pris.

Saint-Évremond.

Saint-Évremond est aussi très souvent un bon modèle d’antithèses. Il a beaucoup écrit, et Sainte-Beuve le place très haut. Le recueil des extraits de Saint-Évremond qu’a publié M. Gidel (édit. Garnier) nous suffira. Le tort de Saint-Évremond, c’est d’avoir abusé du bel esprit. C’est une ingéniosité fatigante, mais qui pétille dans un bon style.

Son portrait fait par lui-même donne bien l’idée de sa manière :

C’est un philosophe également éloigné du superstitieux et de l’impie ; un voluptueux qui n’a pas moins d’aversion pour la débauche que d’inclination pour les plaisirs ; un homme qui n’a jamais senti la nécessité, qui n’a jamais connu l’abondance. Il vit dans une condition méprisée de ceux qui ont tout, enviée de ceux qui n’ont rien, goûtée de ceux qui font consister leur bonheur dans leur raison. Jeune, il a haï la dissipation, persuadé qu’il fallait du bien pour les commodités d’une longue vie. Vieux, il a de la peine à souffrir l’économie, croyant que la nécessité est peu à craindre, quand on a peu de temps à être misérable. Il se loue de la nature ; il ne se plaint pas de la fortune ; il hait le crime, il souffre les fautes, il plaint le malheur ; il ne cherche point dans les hommes ce qu’ils ont de mauvais poulies décrier ; il trouve ce qu’ils ont de ridicule pour s’en réjouir ; il se fait un plaisir secret de le connaître ; il s’en ferait un plus grand de le découvrir aux autres, si la discrétion ne l’en empêchait : il ne s’attache point aux écrits les plus savants pour acquérir la science, mais aux plus sensés pour fortifier sa raison : tantôt il cherche les plus délicats pour donner de la délicatesse à son goût ; tantôt les plus agréables pour donner de l’agrément à son génie.

(Éloges et Portraits, p. 133-134.)

Ce portrait rappelle celui de Fléchier, mais il est moins apprêté et d’un genre d’esprit plus gravement pittoresque.

Au même rang que Saint-Evremond nous placerons Guès de Balzac et après lui Voiture.

Le Socrate chrétien de Balzac est admirable de condensation et de belles antithèses. C’est un ouvrage à relire, bien que le style soit vernissé, doré, laqué avec une coquetterie qui fatigue. Quant à Voiture, ses Lettres sont séduisantes, mais désespérantes d’effort, de fadeur et de bel esprit.

Au XVIIIe siècle, il nous reste à signaler, pour les exemples d’antithèses, les Éloges de Fontenelle ; l’Essai sur les Éloges de Thomas et tout particulièrement les Considérations sur les Mœurs de Duclos, ouvrage sec, mais qu’on n’oublie pas.

Victor Hugo.

Parmi nos auteurs contemporains, il en est un qui incarne l’antithèse, c’est Victor Hugo. Son talent est une perpétuelle création d’antithèses. Sujets, caractères, drames, romans, style, tout est antithèse. Il l’exploite par l’image ; il la poursuit avec affectation ; il la monte en diamant. Insister serait puéril. On n’a qu’à ouvrir ses poésies116.

Sa prose est plus significative encore, parce que la continuité du procédé y est plus visible. Il étale l’antithèse en phrases apocalyptiques. Prendre deux pierres, les briser de mille façons pour éblouir les yeux et en tirer des éclairs : voilà sa méthode.

L’ouragan de son imagination fait tout passer. Il a tant de verve, un tel ruissellement de mots et d’images, qu’on oublie cette exploitation artificielle. Signalons, dans ses Misérables 117, quatre pages d’antithèses étourdissantes dont Philarète Chastes, qui se connaissait en style, critiquait avec raison la facticité symétrique. On lira également dans les Misérables le célèbre portrait de Louis-Philippe, une gageure, un feu d’artifice d’antithèses118. Dans ses Discours cette méthode devient la tournure d’esprit, la substance même de son talent comme dans ces lignes sur les « messieurs » de Port-Royal :

Resserrer le lien de l’Église au dedans et à l’extérieur par plus de discipline chez le prêtre et plus de croyance chez le fidèle ; réformer Rome en lui obéissant ; faire à l’intérieur et avec amour ce que Luther avait tenté au dehors et avec colère ; créer en France, entre le peuple souffrant et ignorant et la noblesse voluptueuse et corrompue, une classe intermédiaire, saine, stoïque et forte, une haute bourgeoisie intelligente et chrétienne ; fonder une Église modèle dans l’Église, une nation modèle dans une nation, telle était l’ambition secrète, tel était le rêve profond de ces hommes qui étaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd’hui par le résultat littéraire. Tandis que le siècle retentissait d’un bruit de fête et de victoire ; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les esprits le grand règne, eux, ces rêveurs, ces solitaires, promis à l’exil, à la captivité, à la mort obscure et lointaine ; enfermés dans un cloître dévoué à la ruine et dont la charrue devait effacer les derniers vestiges ; perdus dans un désert à quelques pas de ce Versailles, de ce Paris, de ce grand règne, de ce grand roi, laboureurs et penseurs, cultivant la terre, étudiant les textes, ignorant ce que faisaient la France et l’Europe, cherchant dans l’écriture sainte les preuves de la divinité de Jésus, cherchant dans la création la glorification du créateur, l’œil fixé uniquement sur Dieu, méditaient les livres sacrés et la nature éternelle, la bible ouverte dans l’église et le soleil épanoui dans les cieux !

(Avant l’exil, p. 86 : Réponse à Sainte-Beuve.)

Ce passage est du bon Hugo. Le parti pris y a de la justesse et se fait supporter. On sait à quels excès le grand poète a dans la suite poussé l’antithèse. Son William Shakespeare (un gros volume) semble une charge drôlatique de ce procédé en prose, comme les Chansons des rues et des bois résument l’abus de son antithèse en vers.

Louis Blanc.

On trouvera des antithèses dignes d’être étudiées dans deux autres écrivains de notre époque : Louis Blanc et Lamartine.

Laissons de côté la qualité doctrinale de l’Histoire de la Révolution et de l’Histoire de dix ans de Louis Blanc. La forme doit seule nous préoccuper. Louis Blanc est un prosateur vigoureux. Marqué au coin de la forte antithèse, son style sort directement de Rousseau, mais plus sec, écourté, recroquevillé pour ainsi dire, visant l’effet, cherchant l’éclat et la profondeur. Les portraits de sa Révolution, ceux de Marat, Robespierre, Bailly, La Fayette, vrais ou faux, sont surprenants. A chaque instant, il a des mots qui rappellent Tacite. C’est Louis Blanc qui a dit : « Avant 89 on avait le pain sans la liberté ; aujourd’hui on a la liberté sans le pain ». Sur le cardinal Dubois, à son lit de mort : « Entouré de quelques amis, car il eut des amis. » Parlant du soupçon d’inceste qui a pesé sur la mémoire du duc d’Orléans : « L’accusation n’est pas prouvée ; mais c’est son arrêt qu’on en doute », etc., etc.

Voici le portrait de La Fayette, qui résume la manière de Louis Blanc :

Comment lui fut-il donné de convenir à la bourgeoisie sans cesser d’être grand seigneur ?

Cela tient à l’art qu’il possédait de se faire pardonner les avantages de sa haute naissance, nul n’ayant jamais poussé plus loin que lui les séductions de la dignité sans morgue et de la familiarité habile. Il avait, d’ailleurs, aux yeux de cette classe moyenne qui détestait le passé et s’alarmait de l’avenir, l’inappréciable mérite de ne vouloir rien de décisif. Le pouvoir l’attirait et l’effrayait tour à tour. Il en était accablé et enchanté. Il aimait, du peuple, non sa domination, mais ses applaudissements ; de sorte que, toujours poussé en avant par le goût de la popularité, il était toujours ramené en arrière par le secret effroi que lui inspirait la démocratie.

Républicain de sentiment, royaliste d’occasion, défenseur infatigable, par ses actes, d’un trône qu’il ne laissait pas de miner par ses discours ; énergique dans la résistance, non dans l’attaque, et totalement dépourvu d’audace, quoique plein de courage, ses contradictions mêmes et ses perpétuels balancements le rendaient propre à tenir une situation intermédiaire.

Lamartine.

Il y a dans les Girondins un Lamartine prosateur que nous ne retrouvons dans aucune autre de ses œuvres. Le style des deux premiers volumes est d’un grand prosateur. Lamartine a écrit là, uniquement par l’antithèse, une œuvre d’une élévation extraordinaire. Ses portraits resteront des modèles de littérature. On y rencontre à chaque page des morceaux de premier ordre, parmi lesquels il serait difficile de choisir. Peu d’écrivains ont prodigué tant d’éloquence soutenue, tant de rapprochements saisissants, une telle hauteur d’appréciations, un accord si complet entre les pensées et les faits. C’est le triomphe de l’antithèse irréprochable. Il faut relire sans cesse les deux premiers volumes des Girondins. C’est plus que du procédé, et c’est plus que du talent.

Nous n’avons qu’à ouvrir l’ouvrage au hasard pour lire des pages comme celles-ci :

Mirabeau s’élève entre tous les partis et au-dessus d’eux. Tous le détestent, parce qu’il les domine ; et tous le convoitent, parce qu’il peut les perdre ou les servir. Il ne se donne à aucun, il négocie avec tous ; il pose, impassible, sur l’élément tumultueux de cette Assemblée, les bases de la constitution réformée… Le caractère de son génie, tant défini et tant méconnu, est encore moins l’audace que la justesse. Il a sous la majesté de l’expression l’infaillibilité du bon sens. Les vices mêmes ne peuvent prévaloir sur la netteté et sur la sincérité de son intelligence. Au pied de la tribune, c’est un homme sans pudeur et sans vertu ; à la tribune, c’est un honnête homme. Livré à ses déportements privés, marchandé par les puissances étrangères, vendu à la cour pour satisfaire ses goûts dispendieux, il garde dans ce trafic honteux de son caractère l’incorruptibilité de son génie.

De toutes les forces d’un grand homme sur son siècle, il ne lui manqua que l’honnêteté… La cour fut vengée par sa mort des affronts qu’il lui avait fait subir. L’aristocratie irritée aimait mieux sa chute que ses services. Il n’était pour la noblesse qu’un apostat de son ordre. La dernière honte pour elle était d’être relevée un jour par celui qui l’avait abaissée… Mirabeau de moins, M. de La Fayette paraissait plus grand : il en était de même de tous les orateurs de l’Assemblée. Il n’y avait plus de rival, mais il y avait des envieux. Son éloquence, toute populaire qu’elle fût, était celle d’un patricien.

(Girondins, liv. I, ch. IV.)

Ayant, ailleurs, à reparler de Mirabeau, l’inspiration antithétique de Lamartine ne faiblit pas :

Les désordres mêmes de sa vie, les immoralités de sa jeunesse, la renommée bruyante, mais douteuse, de son nom lui faisaient comprendre, avec une sévère sagacité de jugement sur lui-même, que, s’il avait assez d’éloquence pour un factieux, il n’avait pas assez de vertu pour un républicain. Il savait que le peuple, même dans ses popularités révolutionnaires, ne s’attache solidement qu’à des noms qui flattent son honnêteté instinctive par la réputation de probité, de désintéressement, d’austérité même, qui honorent son attachement pour ses grands tribuns. Mirabeau n’avait aucune de ces vertus chères à la multitude ; il ne lui était plus même permis d’avoir de l’hypocrisie. Le vice pardonnable et populaire, mais enfin le vice, respirait dans son nom, dans ses traits, dans sa vie entière. Il pouvait être un démagogue utile, il ne pouvait plus être un Catilina, jamais un Gracque. Robespierre et Pétion, assis dans l’ombre derrière lui, avaient sur lui cet avantage de situation qu’il ne leur soupçonnait pas encore. Mais il comprenait parfaitement déjà que Necker, Bailly, La Fayette auraient à ce titre le pas sur lui dans une république, et qu’il n’y serait, malgré son incommensurable supériorité naturelle, que le second de ces médiocrités populaires. Ambitieux par ses nécessités privées, qui lui faisaient un besoin de la fortune, la république, qui vit de désintéressement, ne l’enrichirait pas. Ambitieux par le sentiment de sa supériorité, qui lui montrait toute autre place que la première comme subalterne, la république, qui ne l’estimerait pas, ne lui offrait que des fonctions secondaires. Une cour seule, et une cour aux abois, pouvait recourir à lui comme à son salut suprême, jeter le voile de l’indulgence nécessaire dans les cœurs corrompus sur sa propre corruption, lui demander des lumières au lieu de principes, de la politique au lieu de désintéressement, des services au lieu de vertus, le placer comme un Richelieu ou un Mazarin entre le peuple et elle, l’élever, le combler de dignités et de richesse, et lui faire, dans la difficulté des circonstances, une existence aussi grande que son génie. Tribun d’un peuple vainqueur ou soutien d’un roi vaincu, c’étaient les deux rêves de Mirabeau.

(Histoire des Constituants, t. II, liv. VII, § 49.)

Et ceci encore :

Le gouvernement qu’on imposait à Louis XVI lui semblait une expérience pour ainsi dire philosophique que la nation voulait faire avec son roi. Il n’oubliait qu’une chose : c’est que les expériences des peuples sont des catastrophes. Un roi qui accepte des conditions de gouvernement impossibles accepte d’avance son renversement. L’abdication réfléchie et volontaire est plus royale que cette abdication journalière à subir par la dégradation du pouvoir. Un roi y sauve sinon sa vie, du moins sa dignité. Il est plus séant à la majesté royale de descendre que d’être précipitée. Du moment qu’on n’y est plus roi, le trône est la dernière place du royaume.    

(Girondins, liv. VI, ch. XI)

Et ces lignes, après la fuite à Varennes :

En cas de succès, Louis XVI ne trouvait que des forces étrangères ; en cas d’arrestation, il ne trouvait qu’une prison dans son palais. De quelque côté qu’on l’envisageât, la fuite était donc funeste. Il n’y a qu’une route pour fuir d’un trône, quand on n’y veut pas mourir : c’est d’abdiquer… Le roi n’abdiqua pas. Il consentit à accepter le pardon de son peuple. Il jura d’exécuter une constitution qu’il avait fuie. Il fut un roi amnistié. L’Europe ne vit en lui qu’un échappé du trône ramené à son supplice, le peuple qu’un traître, et la Révolution qu’un jouet.

(Girondins, liv. II, ch. xxx.)

Les deux ou trois premiers volumes des Girondins fourmillent de pareils exemples. Lamartine a quelquefois le resserrement antithétique de Saint-Évremond ou de Balzac, comme dans ce portrait de Fouché :

Acteur consommé sous les deux visages de l’homme de ruse et de l’homme d’audace, il ne lui manqua rien en habileté, peu en bon sens, tout en vertu. Ce mot le définit, mais ce mot le juge. On le regardera éternellement, on l’admirera quelquefois, on ne l’estimera jamais.

(Histoire de la Restauration.)

H. Taine.

Dans un de ses meilleurs livres, plein de charme, de bonhomie et de pénétration, son Histoire de la littérature française, M. Émile Faguet écrit ces lignes :

« Le style de Taine est un miracle de volonté. Il est tout artificiel. On sent que non seulement il n’est pas l’homme, mais qu’il est le contraire de l’homme. Ce logicien, qui a vécu dans l’abstraction, a voulu se faire un style plastique, coloré et sculptural, tout en relief et tout en image, et il y a réussi. Et c’est pour cela que Taine est un modèle ; car, puisque le style naturel ne s’apprend pas, il reste que c’est dans Taine et dans les écrivains qui lui ressemblent que l’on apprendra le style qui se peut apprendre. »

Sarcey, dans ses Souvenirs, nous avait déjà dit que Taine, d’abord écrivain abstrait, avait plus tard coloré son style artificiellement. Le docteur Brissaud, un maître de la science médicale française, qui n’a pas cessé d’aimer la littérature, et qui a beaucoup connu Taine, nous a personnellement confirmé ces détails.

On sait que Taine a poussé l’art de l’assimilation jusqu’à imiter admirablement la manière poétique de M. de Heredia, dans quatorze sonnets sur les chats, publiés par le Figaro (n° du 11 mars 1893)119.

L’importance de l’antithèse ne pouvait échapper à un esprit aussi littéraire. Taine a donc écrit à son tour de belles pages en style d’antithèses.

En voici une, à propos de Troplong et de Montalembert :

La doctrine du droit divin a péri. Particuliers et gouvernement, chacun reconnaît aujourd’hui que l’unique propriétaire d’un peuple, c’est lui-même ; que la nation n’est pas faite pour le gouvernement, mais le gouvernement pour la nation ; que nulle autorité n’est légitime que par le consentement du public ; que nulle autorité n’est stable que par l’appui de l’opinion ; que si le peuple paye des impôts et fournit des soldats, c’est pour que ses intérêts soient défendus, pour que son bien-être soit augmenté, pour que sa volonté soit exécutée. La théorie, descendant dans la pratique, s’est prouvée par les événements et depuis soixante ans fait l’histoire. Au-dessus de tous les gouvernements, à travers tous les gouvernements a régné un seul roi : l’opinion publique. Ils ont été les instruments, elle a été la maîtresse ; ils ont agi, elle a voulu. Si grande que fut leur puissance ou si ingénieux que fut leur mécanisme, leur puissance s’est affaissée et leur mécanisme s’est déconcerté lorsqu’elle s’est retirée d’eux. Elle les a employés tous et ne s’est attachée à aucun. Elle les prend comme ils viennent, tels que les hasards, la défaite, l’émeute, l’intrigue, la loi, l’illégalité les présentent ; mais elle ne les garde que lorsqu’ils suivent sa pente. Quels qu’ils soient, elle les subit sans beaucoup de choix ; quels qu’ils soient, elle les défait sans beaucoup de peine. Elle les rencontre comme des chars sur la route ; elle y monte, sauf à les quitter s’ils dévient ; elle les quitte, sauf à les reprendre quand elle les a quittés.

(Essais de critique et d’histoire, p. 297.)

Dans ce même article, ses procédés d’antithèse prennent les allures un peu sentencieuses d’une page de Montesquieu. Il compare Troplong et Montalembert :

Tous deux regardent l’histoire d’un peuple étranger pour savoir quel gouvernement est bon et durable en France ; mais l’un, considérant Rome, trouve que ce gouvernement est la monarchie absolue ; l’autre, considérant l’Angleterre, trouve que ce gouvernement est l’aristocratie libérale. La vérité est qu’ils n’ont cherché dans l’histoire que des arguments pour leur doctrine et des armes pour leur cause. De ce que le gouvernement absolu était nécessaire et durable à Rome, il ne suit pas qu’il soit nécessaire et durable partout. De ce que l’aristocratie libérale est utile et durable en Angleterre, il ne suit pas qu’elle soit utile et durable ailleurs. Chaque peuple a son génie distinct ; c’est pourquoi chaque peuple a son histoire distincte. La France n’est point Rome et l’Angleterre n’est point la France. Nul ne trouvera chez nous les causes qui établirent à Rome la monarchie absolue ; nul ne découvrira chez nous les forces qui maintiennent en Angleterre l’aristocratie libérale.

(Essais de critique et d’histoire, p. 278.)

Et plus loin, à propos de la France :

Vous y découvrirez à tous les âges le don d’être clair et d’être agréable. Cette légèreté empêche de vouloir fortement ; cette sociabilité empêche de vouloir par soi-même. L’une affaiblit l’énergie des volontés, l’autre ôte aux volontés l’initiative. L’homme ainsi doué ne sait ni ouvrir la résistance, ni persévérer dans la résistance. Il change facilement de conviction et reçoit facilement sa conviction des autres. Il est disposé, sinon à servir, du moins à obéir. Il accepte volontiers, sinon la tyrannie, du moins la discipline. Quoiqu’il aime la moquerie, il est resté catholique. Quoiqu’il ait horreur de l’ennui, il a vénéré la régularité littéraire. Un peuple ainsi composé ressemble à un troupeau de chevaux fringants, mais dociles. Ils ne vont qu’ensemble et sur les pas d’un chef.    

(Essais de critique et d’histoire, p. 317.)

Tels sont les écrivains, classiques ou modernes, qu’il est nécessaire d’étudier, pour féconder son style par l’assimilation de l’antithèse, considérée comme procédé général d’écrire et comme tournure d’esprit à acquérir. Il n’est pas besoin, bien entendu, d’étudier minutieusement tous ces auteurs. Il suffit d’en choisir deux ou trois qui répondent à vos goûts.

Ces exemples de bon style, grandioses surtout chez Bossuet et que l’on trouve chez tous les bons écrivains, prouvent combien Charles Nodier a eu tort d’appeler l’antithèse « une figure symétrique et maniérée, qui ne se montre en abondance que dans les littératures dégénérées ; figure aussi incompatible avec la belle construction poétique qu’elle l’est avec la vérité et la raison ; qui brise, qui mutile, qui dénature la pensée ; qui donne à la période un ton sec, monotone, qui contraint l’esprit à s’occuper sans cesse de comparaison et de contrastes120. »

En résumé, de tout ce que nous venons de dire dans ces deux derniers chapitres il résulte que l’antithèse est, au contraire, un des plus sûrs moyens d’inspiration littéraire, et qu’elle est le fil conducteur unissant les grands écrivains de style abstrait. Les partisans du parler par phrases, de la forme incolore et de l’expression banale répudieront ces conseils. Leurs objections, nous les connaissons ; les écueils de l’antithèse, nous les avons signalés. Il faut les éviter à tout prix, ne pas jouer avec les mots, s’interdire l’antithèse factice ; la rejeter dès qu’elle ne sort pas du sujet. Mais cette réserve faite, cette prudence observée, dédaignez les récriminations, marchez hardiment dans cette voie : l’expérience vous apprendra qu’elle est la bonne.

Chapitre XIII — De quelques procédés assimilables.

Style ample et style concis. — Les épithètes. — L’emploi des épithètes. — Le choix des épithètes. — Les épithètes vagues. — Les épithètes de Bossuet. — Les substantifs de Bossuet.

 

Au point de vue de la structure et de l’architecture des phrases, certains auteurs ont divisé le style en style ample et en style concis. La diffusion est le défaut de l’ampleur. La sécheresse est le défaut de la concision. On peut également être bon écrivain en employant la phrase courte ou la phrase longue. Tacite, Montesquieu dans Grandeur et décadence des Romains et son Esprit des lois, sont des exemples de concision. Cicéron est, au contraire, nous l’avons vu, le type de l’abondance et de la pompe. Chez nous, c’est Bossuet qui représente le grand style à période.

Les procédés de concision ne garantissent pas toujours de la prolixité. Michelet, qui écrivait haché menu, a souvent des longueurs. Sénèque est souvent monotone.

Buffon a tiré de beaux effets de la pose drapée et majestueuse.

Voici un de ses morceaux, écrit en style assez ample et qui pourtant ne manque pas de vie :

Rien n’égale la vivacité de ces petits oiseaux, si ce n’est leur courage, ou plutôt leur audace. On les voit poursuivre avec furie des oiseaux vingt fois plus gros qu’eux, s’attacher à leur corps, et, se laissant emporter par leur vol, les becqueter à coups redoublés jusqu’à ce qu’ils aient assouvi leur petite colère. Quelquefois même ils se livrent entre eux de très vifs combats : l’impatience paraît être leur âme ; s’ils s’approchent d’une fleur et qu’ils la trouvent fanée, ils lui arrachent les pétales avec une précipitation qui marque leur dépit. Ils n’ont point d’autre voix qu’un petit cri : screp ! screp ! fréquent et répété ; ils le font entendre dans les bois dès l’aurore, jusqu’à ce qu’aux premiers rayons du soleil tous prennent l’essor et se dispersent dans les campagnes.

(Buffon, Hist. nat., Oiseaux.)

Voici maintenant la même description prise dans Michelet. Le style en est tout différent.

La vie, chez ces flammes ailées, le colibri, l’oiseau-mouche, est si brûlante, si intense, qu’elle brave tous les poisons. Leur battement d’aile est si vif, que l’œil ne le perçoit pas ; l’oiseau-mouche semble immobile, tout à fait sans action. Un hour ! hour ! continuel en sort, jusqu’à ce que, tête basse, il plonge le poignard de son bec au fond d’une fleur, puis d’une autre, en tirant les sucs et pêle-mêle les petits insectes : tout cela d’un mouvement si rapide, que rien n’y ressemble ; mouvement âpre, colérique, d’une impatience extrême, parfois emporté de furie, contre qui ? contre un gros oiseau qu’il poursuit et chasse à mort, contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne pas de ne point l’avoir attendu. Il s’y acharne, l’extermine, en fait voler les pétales.

(Michelet, L’Oiseau.)

Il n’y a pas de raisons pour conseiller l’emploi du style à longues phrases de préférence au style à phrases courtes. La nature du sujet guide le goût. Le meilleur est de mêler les deux genres.

« La littérature, dit un critique, est une des branches de l’art qui ne se peuvent pas apprendre par spéculation seulement et qui exigent pour le classement des écoles et l’intelligence des styles une pratique longue et réfléchie. Indépendamment de tout ce que fait acquérir l’étude des théories et la méditation attentive des modèles, il faut encore s’astreindre et s’astreindre longtemps à ce qu’on pourrait appeler le doigté du style, c’est-à-dire à l’examen détaillé et minutieux de la structure des phrases, de leurs attaches, de leur superposition, dans l’édifice général du discours. On reconnaît bien vite les écrivains qui n’ont pas sérieusement étudié les procédés élémentaires du style, à des phrases boiteuses, molles, lézardées, sans proportion dans la structure et sans accord dans l’harmonie121 ».

Nous avons longuement parlé du style abstrait ou d’idées et du style descriptif ou de couleur. L’idéal serait d’employer tour à tour le style copieux et le style concis. Mais il y a peu d’écrivains qui aient tous les dons.

 

Si les limites de cet ouvrage étaient plus étendues, nous pourrions revenir ici sur bien des points intéressants de la composition littéraire. Un des plus importants est la qualité des épithètes et des images, qui tirent tout leur mérite de leur nouveauté et de leur vérité.

J. de Maistre a dit très justement :

« Les épithètes significatives sont le talent qui distingue le grand écrivain et surtout le grand poêle. L’heureuse imposition d’une épithète illustre un substantif, qui devient célèbre sous ce vocable. Les exemples se trouvent dans toutes les langues… Quel homme lettré ignore l’avare Achéron, les coursiers attentifs, le lit effronté, les timides supplications, le frémissement argenté, le destructeur rapide, les pâles adulateurs, etc.122 ».

« Faites la guerre dit M. Sayous, non aux épithètes, mais à l’excès, à l’habitude routinière des épithètes, et vous-même, ne vous laissez pas surprendre par l’espèce de charme poétique et musical qu’elles donnent à la phrase, charme décevant, charme de la première minute, qui, en se prolongeant, a procuré à plus d’un orateur le silence et la froideur, là où il avait compté sur des applaudissements.

« A propos de l’usage à faire des épithètes, je prends sur moi de vous recommander la distinction à la fois théorique et pratique que voici. Le propre de l’épithète étant, en quelque sorte, de spécifier le substantif par la couleur ou l’ornement qu’elle y ajoute, il est naturel qu’elle le précède ; tandis que l’adjectif dont le sens est de nécessité vient naturellement après, comme à la suite d’un verbe sous-entendu, qui affirmerait sa convenance. Rigoureusement, un épais brouillard est une sorte de brouillard ; un brouillard épais est un brouillard que l’on qualifie expressément d’épais, parce que cette circonstance est essentielle au sens de la phrase.

« Sur ce principe, je dirais : Un épais brouillard couvrait la campagne, et : Un brouillard épais (sous-entendu qui était) nous empêchait de voir à deux pas de nous. De cette théorie, il résulterait qu’il n’est pas indifférent de placer les adjectifs avant ou après leur substantif, et que la délicatesse de l’expression, comme la précision du sens, gagnerait beaucoup si cette distinction était observée à propos. Je dis à propos, parce que, dans beaucoup de cas, elle est sans importance, et qu’en d’autres cas nombreux aussi, l’oreille, comme l’imagination, assigne à l’adjectif la place qui lui convient le mieux. Par exemple, j’avoue que, dans les phrases ci-dessus, il serait assez indifférent qu’épais fût avant ou après brouillard,

         Pascal Zapatan,
Ou Zapatan Pascal,
car il n’importe guère
Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.

Toujours est-il que le principe est bon en soi, et fournit à l’écrivain un moyen de variété réel et fort précieux. Je me bornerai ici à quelques exemples, moins pour établir ma petite théorie que pour l’expliquer et vous en indiquer l’usage.

« Un prosateur a écrit : « La puissance humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par  elle-même », et non l’humaine puissance ni la divine puissance ; le même a dit plus loin : « En méditant  sur la nature de l’homme, j’ai cru découvrir deux principes distincts, dont l’un élevait à l’étude des vérités éternelles (et non des éternelles vérités), à l’amour de la justice, etc… » Rousseau, car c’est lui que je cite, traçant le tableau poétique qui doit servir de cadre à l’entretien solennel d’où ces phrases sont tirées, tourne au contraire en épithètes et place avec leur substantif tous les adjectifs qu’il emploie : « Le bon ecclésiastique me mena hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne ; dans l’éloignement, l’immense « chaîne des Alpes couronnait le paysage, etc… » Les fertiles rives est plus poétique que les rives fertiles. Ainsi placé, l’adjectif a je ne sais quelle grâce harmonieuse qui a conduit un charmant prosateur de ma connaissance à placer habituellement ses adjectifs avant les substantifs, d’où est résulté un peu de manière. Et pourtant des écrivains qu’on n’accusera pas de manquer d’imagination et de grandeur font très bien et habituellement la distinction que je vous ai signalée. Pour prendre les premiers exemples venus, Bossuet écrit : « Cet empire formidable (et non ce formidable empire) qu’Alexandre avait conquis ne dura pas plus longtemps que sa vie, qui fut courte » ; et l’auteur des Martyrs : « Régulus, conduit à Carthage, éprouva les traitements les plus inhumains et non les plus inhumains traitements) ; on lui fit expier les durs triomphes de sa patrie. »

« De toutes les qualités que peut offrir le bon style, la simplicité est aujourd’hui la plus rare, comme elle est la moins prisée. La prose poétique et oratoire créée par M. de Chateaubriand de l’essence même de nos écrivains les plus éloquents ou les plus pittoresques, a envahi peu à peu, depuis cinquante ans, tous les genres de composition, et particulièrement la langue des journaux ; si bien que le goût du public, habitué à ce langage sonore et coloré, trouve froid ce qui est simple, et que la critique elle-même ne peut s’empêcher de traiter de style sans éclat un style qui ne fait pas de tapage. Les maîtres, heureusement, ne se laissent point aller à cet entraînement du goût général, et la belle langue étoffée, mais unie, du XVIIe siècle, qui a servi à tant d’œuvres excellentes, est encore pour eux le modèle auquel ils regardent pour donner à la claire expression de leur pensée de la solidité, de la souplesse, une élégance grave ou familière, selon les sujets, enfin une délicate simplicité123.

Blair est plus précis encore :

« La beauté des descriptions poétiques dépend, en grande partie, du choix des épithètes ; les poëtes, en général, n’y font pas assez d’attention. Ils se servent des épithètes pour compléter le vers ou le faire rimer avec le précédent ; et il en résulte un las de mots inutiles qui, loin d’ajouter au sens, tendent à l’énerver. On est forcé de convenir que les « liquidi fontes de Virgile, et les prala canis albicant pruinis » d’Horace sont de cette espèce ; car rien ne ressemble mieux à de la tautologie, que de dire que l’eau est liquide, et que la neige est blanche. L’épithète doit ajouter une idée au mot qu’elle qualifie, ou au moins augmenter l’énergie de sa signification ordinaire. Parmi les épithètes générales, il y en a qui semblent avoir cette dernière propriété mais, à force d’être rebattues, elles sont devenues insipides ; telles sont la discorde funeste, l’odieuse envie, les guerres sanglantes, les scènes affreuses, et tant d’autres de la même espèce. On les rencontre dans les meilleurs poëtes, mais les génies médiocres les entassent en profusion, et semblent les considérer comme la principale base du sublime. Elles donnent une sorte d’enflure au discours, et l’élèvent un peu au-dessus de la prose ordinaire, mais elles n’ajoutent rien à la description de l’objet dont il est question, et elles chargent le style d’une verbosité inutile et insipide.

« Une épithète heureusement choisie forme quelquefois une image frappante ; un seul mot présente toute une scène à l’imagination. Telle est l’épithète qu’Horace donne dans le passage suivant à la rivière Hydaspes. L’homme de bien n’a pas, dit-il, besoin d’armes.

Sive per syrtes iter aestuosas,
Sive facturus per inhospitalem
Caucasum ; vel quae loça fabulosus
Lambit Hydaspes.

« Un des commentateurs d’Horace a changé l’épithète de fabulosus, et y a substitué sabulosus, ou sablonneux : ce troc maladroit indique un manque de goût bien étrange. L’épithète de sabulosus ou sablonneux est insignifiante et triviale, tandis que fabulosus présente une superbe image, en nommant l’Hydaspes, la scène romantique des aventures fabuleuses.

« En expliquant pourquoi Dédale n’avait point élevé un monument à la mémoire de son fils Icare, Virgile se sert d’une épithète très heureuse

Bis conatus erat casus affingere in auro
Bis patriae cecidere manus.

« Ces exemples et ces observations peuvent donner une idée des véritables descriptions poétiques. On est toujours fondé à douter du goût et des talents d’un auteur pour les descriptions, lorsqu’on lui voit entasser les lieux communs et les épithètes générales 124. »

 

L’abbé Maury a donné sur ce sujet de très bons conseils :

« Toute épithète qui n’est pas nécessaire pour la clarté, l’énergie, la couleur ou l’harmonie, et qui ne figure point sensiblement dans une période, ne doit jamais y trouver place. Proscrivez-la comme un pléonasme quand elle n’est pas commandée par ces divers besoins. La règle est facile et sûre ; et c’est elle seule que doit consulter votre goût quand vous relisez, la plume à la main, chaque page de votre composition, pour l’émonder, comme d’autant de bourgeons superflus, de toutes ces épithètes oiseuses, qui affaiblissent toujours l’idée quand elles ne contribuent pas à la fortifier.

« Les épithètes sans fonction rendent l’élocution lâche et traînante. Horace, si brillant dans le choix et la grâce de ses épithètes, a prononcé le plus irrévocable anathème contre toute espèce de superfluité dans le style.

« Il est des discours étincelants de traits ingénieux, et qui paraissent néanmoins vides ou pauvres d’idées, comme nous l’avons déjà reproché au père de Neuville, uniquement parce qu’on pourrait en retrancher des lignes entières, sans rien couper dans le vif et sans y laisser la moindre obscurité.

« Mais si les épithètes vagues donnent au style de la diffusion et de la langueur, les épithètes à prétention peuvent le rendre bizarre et burlesque, par le ridicule d’une fausse énergie.

« Bossuet est original et admirable dans le choix de ses épithètes, dont l’emploi est presque toujours une invention de son génie. Elles lui fournissent des rapports nouveaux et sublimes, comme, par exemple, ce contraste étonnant que son imagination découvre entre le néant et la magnificence des décorations funèbres dans la représentation du mausolée du grand Condé, lorsqu’il dit dans sa péroraison : « Jetez les yeux de toutes parts : voilà donc tout ce qu’a pu faire la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant125 ».

En résumé, il ne faut pas abuser des épithètes ; et quand on les emploie, elles doivent être neuves, caractéristiques, frappantes, imprévues. Les meilleures sont celles qui sont des images, comme dans les deux phrases de Chateaubriand :

Le génie de la nuit secouait dans les airs sa chevelure bleue…
La lueur gris-perle de la lune descendait sur la cime indéterminée des forêts…

Et celles-ci de Bossuet :

Notre volonté volage et précipitée…
Son état était une douleur mortelle, tuante et crucifiante…
Votre unité, votre simplicité plus souveraine et plus détruisante que tous les foudres et tous les tourments…

« L’homme, dit Bonald, n’est pas seulement intelligence et imagination, il est encore faculté d’éprouver des sentiments. Le style pour être l’expression de l’homme, pour être l’homme même, selon M. de Buffon, sera donc aussi sentiment, comme il est idées et images. Le style sera donc idées ou pensées, sentiment, images ; et voilà tout le style. La nature, je le répète, connaît seule le secret de cette composition ; et les leçons sur cette matière ne peuvent être tout au plus que des exemples.

« Si Bossuet se fut contenté de dire : « L’homme conserve jusqu’au dernier moment des espérances qui ne se réalisent jamais », il eut énoncé sans images, sans sentiment, une idée vraie et morale qui se présente à tous les esprits et que l’écrivain le plus médiocre ne pourrait rendre avec plus de simplicité ou plutôt de sécheresse ; mais admirez comme ce beau génie revêt cette pensée d’une image sublime et les fond l’une et l’autre, si j’ose le dire, dans un sentiment profond et douloureux : « L’homme, dit-il, « marche vers le tombeau, traînant après lui la longue « chaîne de ses espérances trompées. » Ce n’est plus, comme dans la phrase que nous citions tout à l’heure, un froid moraliste qui disserte ; ici Bossuet est orateur par la pensée, poëte par le sentiment, peintre par l’image ; et l’on pense, l’on sent, l’on voit ce malheureux esclave attaché à cette longue chaîne dont il ne peut atteindre le bout, la traîner avec effort jusqu’au moment où le tombeau, s’ouvrant sous ses pas, l’engloutit, lui et le poids importun dont il s’était surchargé dans le court trajet de la vie. L’image est dans cette longue chaîne que l’homme traîne, dans ce tombeau qu’il rencontre comme un piège ; le sentiment est dans ce douloureux eflort, toujours vain, toujours trompé, jusqu’à l’instant fatal qui voit s’évanouir toutes les espérances, ou plutôt toutes les illusions ; la pensée est partout, et ce tout forme un tableau achevé, un tableau réel et qu’un peintre pourrait transporter sur la toile.

« Et remarquez, à l’honneur de notre langue, comme les mots eux-mêmes, non pas assemblés à force d’art et quelquefois avec effort et recherche, comme dans l’onomatopée des Grecs et des Latins, mais les mots les plus naturels et même les seuls dont Bossuet pût se servir, ont ici toute l’harmonie nécessaire à l’expression d’un travail pénible et d’un sentiment douloureux. Ces mots sont tous graves, lents et lourds, traîne, tombeau, longue chaîne d’espérances trompées. Ce même génie de la langue, fidèle à la nature des choses, rejette impérieusement à la fin de la phrase le mot trompées, parce que la pensée qu’il exprime est la dernière de la vie.

« Un historien qui aurait eu à raconter la mort de Mme la duchesse d’Orléans aurait dit simplement : Ce fut une nuit affreuse, que celle où l’on apprit tout à coup que Madame se mourait, que Madame était morte. » Et peut-être un panégyriste ordinaire n’aurait rien trouvé de plus. Mais quelle impression terrible et profonde dut produire Bossuet, lorsque, traduisant cette pensée dans la langue de son génie, il s’écria du haut de la chaire : « Ô nuit désastreuse, ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! »  Et sans doute alors il renforçait sa voix pour imiter en quelque sorte les cris de douleur et d’effroi qui furent entendus dans les rues de Versailles. Tout est image dans l’expression, tout est sentiment dans l’exclamation ; et cette nuit effroyable, et ces cris lugubres, et la consternation qu’ils répandirent, à la voix de cet orateur sublime recommencèrent pour les auditeurs126 ».

Il ne sera peut-être pas inutile en terminant, de dire un mot de la construction et de ce que nos pères appelaient le tour de phrases. Il faut entendre par là la variété qu’on doit mettre dans l’architecture matérielle des phrases, dans les façons de les présenter, de les bâtir, de les compartimenter, de les graduer, de les tenir entre elles. La lecture et l’étude des auteurs nous apprendront ce grand art par une constante observation d’esprit, résultat du goût personnel.

Parmi les variétés de tours dont abonde l’art d’écrire, il en est une particulière à Bossuet, qui fait le plus grand effet et qu’aucun Manuel n’a mentionnée. Je veux parler de la phrase substantive.

Le substantif règne en maître dans le style de Bossuet. Il l’accumule, il l’étalé, il en renforce ses phrases. Bien plus, il extrait le substantif d’un autre substantif saisissant, et cet accouplement imprévu est une des belles surprises de sa manière d’écrire, surtout quand il emploie le pluriel.

On n’a qu’à ouvrir au hasard ses Sermons pour trouver des exemples :

Cette loi de la dilection des ennemis, cette sévérité de la pénitence et de la mortification chrétienne, ce précepte terrible du détachement du monde, de ses vanités et de ses pompes.

Je suis presque toujours en désordre par la véhémence de mes passions et par la violente précipitation de mes mouvements.

Elle se met de tous côtés sous le joug ; elle se souvient des tristes jalousies du monde, et s’abandonne sans réserves aux douces jalousies d’un Dieu bienfaisant, qui ne veut avoir les cœurs que pour les remplir des douceurs célestes…

De là naissent des vices inconnus, des monstres d’avarice, des raffinements de volupté, des délicatesses d’orgueil qui n’ont point de nom ; et tout cela se soutient à la face du genre humain…

Que si elle s’est construit un sanctuaire éternel et incorruptible dans le cœur du sage Michel Le Tellier, c’est que, libre des empressements de l’ambition, il se voit élever… .

J’ai dessein de vous faire entendre les douceurs de son amour attirant et les menaces de son amour méprisé…

L’amour impur a ses agitations violentes, ses résolutions irrésolues et l’enfer de ses jalousies… L’ambition a ses captivités, ses craintes… Nous languissons dans l’amour des choses mortelles.

On ferait un catalogue avec ses accouplements de substantifs :

Les délires de nos convoitises…
Le foudroiement de nos grandeurs…
Les glorieuses bassesses du christianisme.
Les abondances du cœur.
Les complaisances de la pensée.
Les infidélités de la vie.
Les hennissements de la passion.
Les gémissements de son âme.
Les obscurcissements de la raison.
Les attachements périssables.
Les contentements d’orgueil.
Le dépérissement de son cœur.
Nos complaisances pour les créatures.
Les langueurs de la grâce.
Les empressements infinis de sa charité.
Les abandonnements de l’amour.
Vos joies pernicieuses.
Les ondes de la douleur.
Les véhémences de la foi.
Ces égarements agréables.
Nos méconnaissances.
Nos convoitises indociles.
Les profusions d’amour.
L’éternelle consistance de la vérité.
Sa détestation.
Ses immolations précoces.
Les abaissements.
Les arrachements.
Nos encensements.
Nos désaffections.
Nos pauvretés.
Nos obscurcissements, etc, etc…

Ce sont là ses substantifs à l’état isolé. Ils produisent un effet surprenant, on vient de le voir, lorsqu’ils sont accouplés ou plutôt lorsqu’ils sortent l’un de l’autre comme dans le premier exemple :

Les douceurs de son amour attirant et les menaces de son amour méprisé.

C’est un procédé admirable, mais à condition que le premier substantif soit de qualité originale et que, par opposition, il produise la surprise d’une création127.

Mignet avait bien lu Bossuet et, à son tour, il a souvent usé de ce procédé. Seulement la qualité des substantifs employés par Mignet est celle d’un écrivain de troisième ordre, et l’effet est bien moins saisissant, comme dans ces passages :

Ces écoles sont aussi sujettes aux dangereux défauts que donnent les précipitations de la théorie ou les timidités de la pratique.

(Nouveaux Éloges historiques, Savigny.)

Napoléon avait ouvert à la France les perspectives éblouissantes de la gloire, pour la détourner des laborieuses recherches de la liberté… Il avait fait subir aux peuples les abaissements de la défaite et les duretés de l’invasion.

(Nouveaux Éloges, p. 25.)

Et ailleurs :

Paul IV passait des sévérités de la vie claustrale aux pompes et aux délicatesses de la vie souveraine.

Il n’y a de vraiment saisissant dans ces phrases que : les timidités, les abaissements, les duretés, les sévérités qui sont pris dans le vocabulaire de Bossuet. Les autres substantifs font partie du style ordinaire.

Ce sont là, on le voit, des procédés facilement assimilables à l’aide desquels on peut embellir et varier son style, qu’il soit abstrait ou coloré.

Souvenons-nous, d’ailleurs, que le grand art est de mêler tous les genres de style, et que les images donnent une singulière force aux idées, lorsqu’on peut unir la couleur à la pensée.

Chapitre XIV — Le style sans rhétorique.

Le style sans rhétorique. — Voltaire. — Le style et ses procédés. — Les formules du style.

Nous avons exposé quelles sont les méthodes générales à l’aide desquelles on peut former son style : lecture, imitation, pastiche, description, amplification, antithèse.

Il nous reste un mot à dire.

Il y a une grande qualité de style qui ne repousse pas l’antithèse, mais qui ne la recherche pas, qui vise la clarté plus que la profondeur et qui, par le naturel et la simplicité, donne la sensation du style français éminemment spontané et classique.

Cette qualité, nous l’appellerons l’atticisme.

C’est Voltaire qui résume ce genre de style sans rhétorique.

On s’étonnera que nous ayons si rarement cité Voltaire.

La nature même de son style explique notre discrétion. Pour l’assimilation des procédés d’écrire, l’étude de Voltaire est sans profit immédiat. On peut dire qu’il n’a pas de procédés. Le ton général seul est à retenir chez lui. C’est ce ton que j’appelle atticisme, faute d’un mot plus exact.

J’entends par atticisme une certaine tenue, la justesse de l’ensemble, cet air de facilité sans effort, que donnent la clarté, l’élégance, l’esprit, le naturel, la variété, la correction.

En d’autres termes, il s’agit ici du style sans rhétorique (en gardant au mot « rhétorique » son sens de démonstration pratique).

Voltaire est le maître de ce style. Il s’est bien défini, lorsqu’il a dit ; « Je suis comme les ruisseaux : clair et transparent, parce que je suis peu profond ».

Certes, Voltaire a cultivé l’antithèse. Il en abuse dans sa correspondance ; mais elle n’était ni son mode de penser ni l’habitude de sa phrase. Il a l’inspiration cursive ; sa prose est droite, légère, courante. L’esprit et la facilité sont l’âme de son style. Le tact, le goût, l’aisance, voilà ses caractères. Il a exposé son idéal dans une lettre de conseils à une jeune fille :

Les bons auteurs n’ont de l’esprit qu’autant qu’il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens, et s’expriment avec clarté. Il semble qu’on n’écrive plus qu’en énigmes. Rien n’est simple, tout est affecté, on s’éloigne en tout de la nature ; on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres.

Tenez-vous-en, mademoiselle, à tout ce qui vous plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Les Italiens n’ont dégénéré, après le Tasse et l’Arioste, que parce qu’ils ont voulu avoir trop d’esprit ; et les Fiançais sont dans le même cas. Voyez avec quel naturel Mme de Sévigné et d’autres dames écrivent ; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans. Je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de Mme Deshoulières qu’aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle simplicité notre Racine s’exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu’il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers : croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple, aussi élégant, ne vaudra rien du tout.

Vos réflexions, mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s’accoutume à bien parler en lisant souvent ceux qui ont bien écrit ; on se fait une habitude d’exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n’est point une étude ; il n’en coûte aucune peine de lire ce qui est bon et de ne lire que cela. On n’a de maître que son plaisir et son goût.

Pardonnez, mademoiselle, à ces réflexions ; ne les attribuez qu’à mon obéissance à vos ordres.

J’ai l’honneur, etc.

Fénelon (Lettre à l’Académie), George Sand, Edmond About, Renan, Anatole France, Feuillet, Sandeau, nous donnent également la sensation de ce style, bien que Renan soit souvent plastique et très coloré.

On ne cherchera, dans ces écrivains, ni effort d’écrire, ni antithèse savante, ni sublimité de métaphores, ni création de mots, ni choc pittoresque, ni surprises, ni ajustage, ni cette profondeur de science, d’effets, de volonté que nous constatons chez les écrivains antithétiques.

Mais on trouvera chez eux tout ce qui se transmet par instinct, tout ce que fournit l’inspiration tranquille, l’ensemble des qualités de bon sens, de clarté, de finesse, d’équilibre qui font un ton général.

Ce ton, il faut aller le prendre chez Voltaire. Plus vous le lirez, plus vous sentirez vos facultés d’écrire s’éclaircir, se vivifier, se mouvoir à l’aise.

L’objection qu’on nous fera, après avoir lu ce livre, est celle-ci :

« Le vrai style n’est pas celui qu’on apprend par le travail : c’est un don de facilité. Le vrai style n’a ni procédés ni rhétorique. C’est l’expression de la pensée à l’état spontané et inconscient. Rhétorique, mécanisme, règles, labeur, parti pris ne servent qu’à faire du style faux, du style artificiel. »

Voilà l’objection.

De bons écrivains la confirment. Nous avons lu la déclaration de Voltaire. Voici celle de Renan :

« L’ouvrage accompli est celui où il n’y a aucune arrière-pensée littéraire, où l’on ne peut soupçonner un moment que l’auteur écrit pour écrire ; en d’autres termes, où il n’y a pas une trace de rhétorique. Port-Royal est le seul réduit du XVIIe siècle où la rhétorique n’a pas pénétré128 ».

Taine exprime à peu près la même pensée :

« Dans nos collèges les bons élèves imitent les coupes savantes et la symétrie de Claudien plutôt que l’aisance et la facilité de Virgile129. »

On voit l’objection. La part de vérité qu’elle contient ne détruit pas la légitimité d’un enseignement démonstratif du style. Sans doute il est difficile d’imiter Virgile. Mais Virgile n’a cessé d’imiter Théocrite et Homère. On peut donc apprendre beaucoup par l’imitation, et qui dit imitation dit démonstration visant le fond et la forme.

Il n’est pas exact non plus que l’ouvrage accompli soit celui où, comme dit Renan, il n’y a pas trace de rhétorique.

Nous avons prouvé par des exemples, nombreux et faciles à multiplier, qu’on trouve non seulement traces de rhétorique chez les écrivains les plus accomplis, mais que cette rhétorique est le fondement même de leur talent. Les procédés de rhétorique de Cicéron, ceux de Montaigne, Bossuet, Montesquieu, Rousseau, tous ces modes d’écrire, visibles et analysables, n’empêchent pas ces auteurs d’être de grands écrivains. Pourquoi ? Parce que l’emploi de ces procédés n’est pas suspect et se dissimule sous la force de la pensée. Gluck est plein de formules du temps. Qu’importe, si son expression musicale vient du fond de l’âme ?

Sans doute, l’abus de l’imitation donne quelque apparente grossièreté à l’enseignement des formules, et les mauvais ouvriers n’en voient que le côté extérieur ; mais, puisque nous reconnaissons que c’est la qualité de la pâte qui fait valoir le moule, l’objection tombe.

« Je sais, dit Daunou130 dans son bel ouvrage, je sais qu’on reproche à quelques écrivains d’avoir abusé des formes qui expriment les rapprochements ou les contrastes, et j’avoue que, plus les idées sont neuves, moins le langage doit être ambitieux ; mais aussi gardons-nous d’excuser ou de préconiser l’insignifiance, en l’appelant simplicité, et de réprouver comme recherché tout ce qui n’est pas vulgaire : un malheur plus triste et plus ordinaire que la profusion des antithèses est de redire d’un ton familier des choses communes, ou bien de déguiser des idées banales sous des formes inusitées ; travail ingrat qui amène l’affectation ou la sécheresse, et qui ne laisse aucune énergie au discours. »

Les élèves de Voltaire possèdent une partie de l’idéal du style. Les écrivains complets l’ont tout entier. C’est ce qui faisait dire à quelqu’un, à propos de Voltaire : « C’est aussi bien, mais pas comme cela qu’il faut écrire ». Au surplus, il y a de la rhétorique et des antithèses dans Voltaire131, et Bossuet a, comme lui, l’ampleur naturelle et la facilité sans effort.

Ma conviction profonde, c’est que même ce style-là est assimilable par le travail, et, par exemple, qu’un esprit littéraire ne peut sortir d’une longue lecture de Voltaire sans en retenir le ton. Il sentira naître en lui une facilité nouvelle, le don d’écrire aisément et limpidement. C’est ainsi qu’Edmond About a pu mériter parfois le titre de « petit-fils de Voltaire », qu’Anatole France a souvent des pages qui sont du pur Renan, que M. Barrès a gardé cette tradition classique, et que bien d’autres écrivains se sont, à leur tour, merveilleusement assimilé le ton de M. Anatole France.

« Le style naturel ne s’apprend pas », dit M. Faguet. Je veux bien le croire, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que l’écrivain le plus naturel, La Fontaine, est celui qui a le plus travaillé. Il refaisait jusqu’à douze fois la même fable. Ses manuscrits sont noirs de ratures. Celui-là a certainement appris le style naturel par le travail. Condillac a dit très justement que le naturel était l’art passé en habitude. Une danseuse arrive à danser avec naturel à force d’avoir travaillé. C’est par un effort constant qu’on fait disparaître l’apparence de tout effort. « Les ouvrages les plus naturels, a dit Boileau, sont ceux qui ont été travaillés avec le plus de soin. »

Les écrivains sans rhétorique blâment la préoccupation des procédés. Ils n’admettent que leur propre manière d’écrire ; et, parce qu’ils trouvent naturellement le naturel, ils nient qu’on puisse l’atteindre par le labeur. Ils ont tort. Leurs qualités sont une partie du style. Il y en a d’autres.

On constate soi-même que ce style sans rhétorique, ces phrases droites, qui ne remuent plus, cette marche fluide et continue, cette spontanéité coulante, cette allure souple d’inspiration toujours égale et discrète, on les obtient aussi en travaillant son style, en éliminant les épithètes, en accentuant la sobriété, en équilibrant la charpente des phrases, en évitant l’accumulation, en supprimant les végétations parasitaires qui encombrent et bousculent les phrases.

En résumé, naturel et rhétorique doivent former une seule et même chose.

Si le changement d’un mot crée une nuance ; s’il y a des oppositions qui doublent les effets ; s’il y a un art de présenter sa pensée ; s’il y a des combinaisons infinies dans la façon de présenter une idée ; s’il y a des constructions ou des inversions qui ont plus de force que d’autres, c’est qu’il existe des procédés et une rhétorique du style.

« Le style, dit un critique, est l’art des formules… Les lois du style sont des procédés à l’aide desquels on parvient à trouver ces formules, à les créer, à les modifier, à les juger… Si on lit à un écrivain, sachant sa langue, une phrase où le mot « dont » soit placé comme dans celle-ci : « Surtout ma mère étant morte, dont on ne peut m’ôter le bien », il dira sans hésiter qu’elle appartient à la première moitié du règne de Louis XIV132 »

C’est très exact. Tout a sa valeur, tout a sa marque dans le style. Le fond des choses a bien moins d’importance que la forme ; c’est la manière dont on les dit qui les rend saisissantes et qui en fait l’originalité. Cinq peintres de talent peindront différemment le même paysage. La matière n’aura pas changé. C’est l’exécution qui la fera autre.

Il faut donc créer son style par l’étude de la forme telle qu’elle est exploitée par les bons auteurs. Pour cela, il n’y a qu’un moyen : revenir aux classiques.

Nos jeunes gens n’aiment pas assez les classiques. Ils s’acharnent à se créer une personnalité par l’assimilation des auteurs contemporains ou des auteurs exotiques.

Jamais l’art d’écrire n’a été si facile pour la médiocrité ; jamais le vrai talent ne fut plus rare. Nos formes de style sont si usées, que l’inspiration n’a plus le courage de les adopter. On raffine pour produire du nouveau, et on fait de l’étrange de peur de faire du banal. La langue, le goût, le naturel disparaissent dans ce parti pris de production surchauffée. Nous sommes, comme on l’a dit, très justement, en présence d’un jargon « où les hommes supérieurs impriment le sceau de leur talent, dont les auteurs médiocres s’emparent et se servent en y mettant le cachet de leur faiblesse ambitieuse, que le public admire inconsidérément, séduit par les uns, ou blâme témérairement, rebute par les autres, tandis que quelques juges seulement savent discerner dans ce mélange vicieux les principes de bien et de mal ».

L’étude de nos grands écrivains classiques est le seul moyen de réagir contre ce mal et de former son style.

S’il est vrai que « l’objet du style est d’obtenir la plus grande quantité de sensations possibles à la fois133 », n’oublions pas que l’art d’écrire seul les fera jaillir, par la science même de l’expression ; et que cet art d’écrire est un don qu’on possède d’abord par innéité, mais qui se développe par l’étude de ceux qui ont été et qui resteront les maîtres de la littérature française.