Section 4, objection contre la proposition précedente, et réponse à l’objection
On me dira que je n’ai pas une idée juste de ce qui se passe dans la societé, quand je suppose que tous les génies remplissent leur vocation. Vous ignorez, ajoûtera-t-on, que les besoins de la vie asservissent, pour ainsi dire, la plûpart des hommes à la condition dans laquelle ils ont été élevez dès l’enfance.
Or la misere de ces conditions doit étouffer un grand nombre de génies, qui se seroient distinguez, s’ils fussent nez dans des conditions plus relevées.
La plûpart des hommes, appliquez dès l’enfance à de vils métiers, vieillissent donc sans avoir eu l’occasion d’apprendre ce qu’il étoit necessaire qu’ils sçussent, afin que leur génie pût prendre son essort ? On me dira en stile poëtique, que ce cocher couvert de haillons en lambeaux, qui gagne pauvrement sa vie, en assommant de coups de fouet deux chevaux étiques, liez à un carosse prêt à s’écrouler, seroit peut être devenu un Raphaël ou bien un Virgile, si né dans une famille honnête, il avoit reçû une éducation proportionnée à ses talens naturels.
Je suis déja tombé d’accord que les hommes, qui naissent avec le génie du commandement des armées, ou bien avec le génie de tous les grands emplois, et même, si l’on veut, avec le génie de l’architecture, ne peuvent se manifester qu’ils ne soient secondez par la fortune, et servis par les conjonctures.
Ainsi j’avouë que la plûpart de ces hommes passent quelquefois comme les hommes vulgaires, et qu’ils meurent sans laisser un nom qui apprenne à la posterité qu’ils ont été. Leurs talens restent enfoüis, parce que la fortune ne les déterre pas. Mais il n’en est pas de même des hommes qui naissent peintres ou poëtes, et c’est d’eux qu’il est ici question uniquement. Par rapport à ces derniers, je regarde l’arrangement des conditions diverses qui forment la societé, comme une mer. Les génies médiocres sont submergez ; mais les génies puissans trouvent enfin le moïen d’aborder au rivage.
Les hommes ne naissent pas ce qu’ils sont à l’âge de trente ans. Avant que d’être massons, laboureurs, ou cordonniers, ils sont long-temps des enfans.
Ils sont durant long-temps des adolescens, propres à faire encore l’apprentissage d’une profession, à laquelle ils seroient appellez par leur génie. Le temps que la nature a donné aux enfans destinez à être de grands peintres, pour faire leur apprentissage, dure jusques à vingt-cinq ans. Or le génie qui rend peintre ou poëte, prévient dès l’enfance l’asservissement de celui qui en est le dépositaire aux emplois mécaniques, et il lui fait chercher de lui-même les voïes et les moïens de s’instruire. Supposé qu’un pere soit assez dénué de toute protection, pour être hors d’état de procurer l’éducation convenable à son enfant, qui témoigne une inclination plus noble que celle de ses pareils, un autre en prend soin. Cet enfant la cherche de lui-même avec tant d’ardeur, qu’enfin le hazard la lui fournit. Quand je dis le hazard, j’entens chaque occasion prise en particulier, car ces occasions se présentent si fréquemment, qu’il faut que le hazard qui en fait profiter l’enfant dont je parle, arrive un peu plus-tôt ou un peu plus tard. Les enfans nez avec du génie, et ceux qui cherchent à instruire des enfans de ce caractere, se rencontrent à la fin.
On n’est pas en peine comment les enfans de génie, nez dans les villes, tombent entrent les mains des personnes capables de les instruire. Quant à la campagne, dans la meilleure partie de l’Europe, elle est parsemée de couvents, dont les religieux ne manquent jamais de faire attention sur un jeune païsan, qui montre plus de curiosité et plus d’ouverture d’esprit que ses pareils. On l’y reçoit pour servir à la messe, et le voilà à portée de faire les premieres études.
Il ne lui en faut pas davantage.
L’esprit qu’elles lui donnent lieu de montrer, engage d’autres personnes à l’aider, et lui-même il court au devant des secours qu’elles lui présentent. On doit à ces asyles de génies déplacez, une infinité d’excellens sujets. M. Baillet, à qui nous avons l’obligation d’un grand nombre de livres, remplis d’une érudition très-recherchée, étoit tombé dans cette piscine.
D’ailleurs, le génie qui détermine un enfant aux lettres, ou bien à la peinture, lui donne une grande aversion pour les emplois mécaniques, ausquels on applique ses égaux. Il prend donc en haine les métiers vils, ausquels on voudroit rabaisser l’élevation de son esprit.
Cette contrainte pénible dès l’enfance, lui devient insupportable à mesure que l’âge lui fait encore mieux sentir, et son talent et sa misere. Son instinct, et le peu qu’il entend dire du monde, lui donnent des lumieres confuses de sa vocation. Il sent bien qu’il est hors de sa place. Enfin il se dérobe de la maison paternelle, comme fit Sixte-Quint, et comme ont fait encore tant d’autres, pour venir dans une ville voisine. Si son génie le détermine à la poësie, et par consequent à l’amour des lettres, son heureux naturel méritera qu’un honnête homme le trouve digne de son attention.
Il tombera dans les mains de quelqu’un qui le destinera aux emplois ecclesiastiques ; et toutes les communions chrétiennes sont remplies de personnes charitables qui se font un devoir de procurer l’éducation convenable à des étudians indigens, qui montrent quelque lueur de génie, et cela dans la vûë de procurer de bons sujets à leurs églises. Ces enfans devenus de jeunes gens, ne se tiennent pas toûjours obligez de suivre les vûës pieuses de leurs bienfaicteurs. Si leur génie les pousse à la poësie, ils s’y livrent, et ils prennent un emploi, pour lequel ils n’avoient pas été destinez, mais dont leur éducation les a rendus capables. Comment croire qu’il reste de bonnes graines sur la terre, quand le monde recueille avec soin, celle qui donne la moindre esperance ?
Je dirai encore plus. Quand la malignité des conjonctures auroit asservi l’homme de génie à une profession abjecte avant qu’il eut appris à lire, voilà ce qu’on peut supposer de plus odieux contre la fortune, son génie ne laisseroit pas de se manifester. Il apprendra à lire à vingt ans, pour joüir indépendemment de personne du plaisir sensible que font les vers à tout homme qui est né poëte… bien-tôt il fera lui-même des vers. N’avons-nous pas vû deux poëtes se former dans les boutiques de deux métiers, qui ne sont pas certainement des plus nobles : le fameux menuisier de Nevers, et le cordonnier, reparateur des brodequins d’Apollon ? Aubry maître paveur à Paris, n’a-t-il pas fait représenter depuis soixante ans des tragédies de sa façon ? Nous avons même pû voir un cocher, qui ne sçavoit pas lire, faire des vers, très-mauvais à la verité, mais qui ne laissent pas de prouver que la moindre étincelle du feu poëtique le plus grossier, ne sçauroit être si bien couverte, qu’elle ne jette quelque lueur. Enfin ce ne sont pas les lettres qu’on enseigne à un homme qui le rendent poëte : c’est le génie poëtique, que la nature lui donna en naissant, qui les lui fait apprendre, en le forçant de chercher les moïens d’acquerir les connoissances propres à perfectionner son talent.
L’enfant né avec le génie qui fait les peintres, craïonne avec du charbon, dès l’âge de dix ans, les saints qu’il voit dans son église : vingt années se passeront-elles avant qu’il trouve une occasion de cultiver son talent ? Ce talent ne frappera-t-il personne, qui le menera dans une ville voisine, où, sous le maître le plus grossier, il se rendra digne de l’attention d’un plus habile, qu’il ira bien-tôt chercher de province en province ? Mais je veux bien que cet enfant reste dans sa bourgade : il y cultivera son génie naturel, jusques à ce que ses tableaux surprennent quelque passant. Telle fut la destinée du Correge, qui se trouva être un grand peintre avant que le monde eut entendu dire qu’il y avoit dans le bourg de Corregio un jeune homme d’une grande esperance, et qui montroit un talent nouveau dans son art. Si la chose arrive rarement, c’est qu’il naît rarement des génies aussi puissans que celui du Correge, et qu’il est encore plus rare que de tels génies ne se trouvent point en leur place dès l’âge de vingt ans. Les génies qui demeurent ensevelis toute leur vie, je l’ai déja dit, sont des génies foibles ; ce sont de ces hommes qui n’auroient jamais songé à peindre ni à composer, si l’on ne leur avoit pas dit de travailler ; de ces hommes qui ne chercheroient jamais l’art d’eux-mêmes, mais ausquels il faut l’indiquer. Leur perte n’est pas grande ; ils n’étoient pas nez pour être d’illustres artisans.
L’histoire des peintres, des poëtes et des autres gens de lettres, est remplie de faits qui convaincront pleinement que rien ne sçauroit empêcher les enfans, nez avec du génie, de franchir la plus grande distance que la naissance puisse mettre entr’eux et les écoles. En une pareille matiere, les faits sont plus éloquens que le raisonnement ne peut l’être. Que ceux qui ne voudront pas se donner la peine de lire cette histoire, fassent du moins refléxion sur la vivacité de la jeunesse, sur sa docilité, sur les voïes sans nombre, dont nous n’avons indiqué qu’une partie, et qui peuvent toutes en particulier, conduire un enfant jusques à une situation où il puisse cultiver ses talens naturels. Ils seront convaincus qu’il est comme impossible, que de cent génies, un seul demeure toûjours enseveli, à moins que par une bizarrerie particuliere le hazard ne le fit naître parmi les tartares calmucs, ou qu’on ne l’eut transporté dès son enfance chez les lappons.