(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XIII : De la méthode »
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(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XIII : De la méthode »

Chapitre XIII :
De la méthode

Il y a encore à Paris des philosophes qui vivent dans une chambre. On en rencontre jusqu’à cinq ou six, et, après quelques années de soins, si l’on aime véritablement la discussion abstraite, on acquiert le droit d’aller se chauffer, le soir au coin de leur feu. J’en sais de diverses espèces, plusieurs tout à fait excentriques, sceptiques, polythéistes, bouddhistes, matérialistes purs, panthéistes parfaits. Presque tous sont des gens austères, et quelques-uns, sceptiques déterminés, sont des modèles de vertu ; la méditation amortit les sens, et les vues générales impriment dans l’âme la préoccupation du bien public. J’en connais deux assez âgés, et je les appellerai M. Pierre et M. Paul.

Ils n’ont ni femme, ni enfants, ni neveux ; ils ne vont point dans le monde ; ils ne jouent point au whist ; ils ne prennent point de tabac ; ils ne font point de collections. Ils aiment à raisonner.

Je les ai longtemps trouvés bizarres, et j’ai fini par les juger conséquents. Ils inventent en causant : ce mot explique leur vie. J’ai vu un mathématicien qui donnait ses leçons, tête baissée, sans rien dire, occupé à jeter de petits morceaux de craie par la fenêtre. Par instants, il sursautait, apercevait une idée, écartait l’élève, effaçait d’un revers de main les écritures du tableau, et griffonnait violemment sa formule nouvelle. Mes deux philosophes lui ressemblent. Les idées jaillissent en eux inattendues, subites ; ils en jouissent comme d’une découverte ; ils sont devant elles comme un provincial à l’Opéra. On s’en aperçoit aux éclairs de l’œil, à l’accent, aux gestes brusques, aux interruptions, aux vives reprises. Vers onze heures du soir, ordinairement tous deux sont en verve, et le spectacle est curieux. Ils pensent trois ou quatre fois plus vite que d’habitude, avec des abréviations étranges. Ils s’entendent à demi-mot, chacun achevant la phrase de l’autre ou lui coupant la parole pour lui dire : « Bien, assez, j’ai compris. » Ils se contredisent rarement, et plus volontiers s’attellent tour à tour à la même idée pour la dévider jusqu’au bout. Véritablement, au mouvement de leurs yeux et de leurs lèvres, on voit travailler leurs cervelles. Parfois les bougies s’éteignent au beau milieu d’un raisonnement ; ils le continuent en brandissant des allumettes. Souvent l’un reconduit son ami ; arrivé, celui-ci reconduit l’autre, et ainsi de suite, eux toujours causant, avec une franche amitié et de la meilleure foi du monde, sans jamais disputer, tellement que chacun prend à l’occasion l’opinion de son adversaire et lui fournit des arguments. Je vais chez eux chaque semaine ; ils me permettent de les écouter ; quelquefois même ils veulent bien me donner des conseils, dont je sais mal profiter.

M. Pierre a soixante ans, une petite tête spirituelle et sereine, des traits nets vivement coupés, des yeux souriants et perçants, un beau front uni, un peu fuyant, régulièrement encadré par des lignes géométriques de cheveux gris, rien de maladif, d’inquiet, d’âpre ou de vague, comme dans nos figures modernes. Il a la démarche agile, et pourtant égale, sans hâte ni saccade, en homme dont l’âme saine et gaie se tient d’elle-même en action et en équilibre sans enivrement, ni abattements, ni efforts. Fort attentif aux bienséances, il est soigné, quoique simple sur sa personne. On le voit quelquefois au Jardin des Plantes, chez M. Brongniart, à l’École de médecine, chez M. Denonvilliers : ce sont les deux cours qu’il préfère ; Sa cravate blanche irréprochable, et son habit bleu, à boutons d’or, fermé jusqu’au col, font contraste avec les paletots qui l’entourent, et l’on regarde volontiers cette tête enjouée, un peu antique, au milieu de ces jeunes visages salis et flétris par l’École pratique et par l’estaminet. De temps en temps, il prend des notes sur un cahier relié fort propre, avec un porte-crayon d’argent, toujours rempli de mine de plomb choisie, d’une petite écriture régulière et nette, qu’un copiste admirerait. Rentré chez lui, il détache la page, y met la date, la range à sa place dans un carton de faits semblables. Trois ans après, dans la discussion la plus vive, il la cite aussi exactement que s’il venait de l’écrire, ouvre le carton à l’endroit précis, et la présente à son adversaire pour ne rien dire que pièces en main.

Quoique fort bon, il n’est point philosophe humanitaire. Il trouve ennuyeux d’écrire, et ne publiera jamais rien ; il n’a pas envie de sauver le genre humain ; d’ailleurs pour cela il ne compte pas sur les livres. Il est gourmet en matière de science, et ne raisonne que pour lui seul. Il prend son plaisir où il le trouve, et prétend que les autres font comme lui. Il ne croit guère au dévouement et n’aime que médiocrement les gens à principes. Sa bienveillance, qui est extrême, vient de son tempérament, non de son raisonnement. Il n’est point du tout poëte : très-froid et très-lucide, ses nerfs s’animent sans que son sang s’échauffe ; la verve multiplie ses idées sans les colorer. Son grand besoin est de voir clair ; il veut toujours se rendre compte, et dans la discussion dit quinze fois par heure : « Je n’entends pas. » Un peu sceptique, parfois moqueur, destructeur par occasion, surtout en matière d’illusions poétiques et métaphysiques, il a des habitudes d’algébriste, et a copié de sa main la Langue des calculs. Mais il a gardé la politesse du dernier siècle, et, si vivement qu’il vous réfute, il est impossible que vous lui vouliez du mal.

Il habite rue Bretonvilliers, à la pointe extrême de l’île Saint-Louis ; c’est la plus belle vue de Paris. De ses fenêtres on domine le Jardin des Plantes, et les yeux embrassent la magnifique courbure de la Seine qui descend de l’est, étalée largement entre ses deux quais déserts. Quand le soleil se lève, et qu’un grand pan de clarté vient argenter les petits flots innombrables, l’appartement s’emplit tout entier d’une lumière blanche, et les rayons irisés dansent avec une gaieté inexprimable dans les vieux carreaux. Les chambres sont hautes, lambrissées, avec des panneaux et des peintures dans le goût du dix-huitième siècle. Beaucoup d’espace, beaucoup de jour, peu de meubles ; en fait de livres, une bibliothèque toujours ouverte où sont les quatre-vingt-quatre volumes de Voltaire, et les trente-deux volumes de Condillac ; une autre, énorme, comblée d’ouvrages de fonds, mémoires des académies, journal des savants, recueils des mémoires et des historiens originaux, catalogues de faits de toute espèce et de toute forme ; dans un cabinet, quelques herbiers, deux ou trois squelettes, des cartons de portraits ou d’estampes, bref un choix de spécimens. Pour le maître, on le trouve ordinairement à sa table devant la fenêtre, regardant parfois les deux lignes grandes et simples qui dessinent le cours de la Seine, occupé plus volontiers à dresser des listes et à composer des groupes de faits.

Ces jours derniers, il rencontra les articles que vous venez de parcourir, cher et redoutable lecteur. Il me demanda en souriant ce que je faisais dans cette galère : révéler au public que M. Cousin est un orateur, M. Royer-Collard un dictateur, M. Jouffroy un homme intérieur, et M. de Biran un abstracteur de quintessence, c’est annoncer que Napoléon fut ambitieux ; il est inutile de faire ces découvertes. Je m’excusai comme je pus, alléguant que j’avais voulu exposer la méthode, et confessant que j’y avais mal réussi. J’ajoutai qu’en ce moment j’avais recours à lui, ne pouvant achever seul ; si je ne faisais clairement cette exposition, mon travail restait inutile ; il serait sot de montrer les fautes sans indiquer les moyens de les éviter ; ayant affirmé que la méthode de l’école est mauvaise, je devais expliquer la bonne ; pour dégager les gens d’une voie, il fallait les engager dans une autre, et pour cela j’avais compté sur lui.

« Vous pensez donc, mon cher enfant, me dit-il, qu’on décrit une méthode par occasion au bout d’un livre, en un chapitre, ou bien un soir entre un verre d’eau sucrée et une tasse de thé ? Vous êtes prompt en besogne ; au besoin, vous pourriez répondre à ces bonnes gens qui arrêtent un homme sur le trottoir, le priant de leur expliquer, au pied levé, ce qu’il pense de Dieu, du monde, de l’âme et du reste. N’importe, venez ce soir. Paul y sera. Nous causerons, et, s’il se dit quelque chose d’utile, vous en ferez ce qu’il vous plaira. »

Le soir venu, il me prit la main avec sa grâce ordinaire, m’installa dans un fauteuil, me versa du thé, m’avertit d’en boire beaucoup, disant qu’il voulait me tenir éveillé, qu’il en avait besoin, qu’il allait faire le professeur, que c’était la première fois de sa vie, et que d’avance il m’en demandait pardon. « Je ne vous parlerai que d’analyse. C’est mon état. Paul fera le reste. »

« Analyser, à mon avis, c’est traduire. Traduire, c’est apercevoir sous les signes des faits distincts. Si je lis le nombre 27, je puis indiquer aussitôt que 27 c’est 26 + 1 ? que 26 c’est 25 + 1, et ainsi de suite ; je fais ainsi l’analyse de 27. Pareillement, quand je prononce le mot force, digestion, volonté, ou tout autre, je dois pouvoir indiquer en quels mots il se résout, et à quels faits ces mots correspondent ; alors seulement je l’ai analysé.

Dans cette traduction je vois deux pas. Le premier est la traduction exacte : c’est celle que la doctrine de Condillac explique ; le second est la traduction complète ; c’est celle que donnent les progrès de l’observation. Excusez ces formules ; j’arrive aux exemples précis, et je vais essayer devant vous des analyses du premier genre.

Vous savez que les physiologistes, après avoir décrit, compté, classé les fonctions et les organes, concluent ordinairement en admettant une force vitale. Selon eux, il y a une force qui réside dans le germe, le développe, l’organise, maintient l’ordre des parties, rend l’estomac capable de digérer, le cœur de se contracter, le foie de sécréter la bile, le poumon d’amener le sang au contact de l’air, les nerfs de remuer les muscles, les muscles de se bander en tirant les tendons et les os. Ils l’appellent vitale, parce qu’elle entretient les opérations qui composent la vie.

Les uns se la figurent comme un fluide invisible et impalpable répandu dans tout le corps ; les autres, comme un être immatériel et inétendu, appliqué sur les parties matérielles et étendues ; les autres, comme une chose inexplicable et hors de la portée de l’esprit humain. C’est tantôt un liquide subtil, tantôt une monade, tantôt un mystère. Quant à moi, je ne puis rien dire encore. Je n’entends pas le mot, je suis obligé de l’analyser.

Pour cela, je vais le faire naître, et je le ferai naître en observant les cas particuliers où il se, produit.

Regardez les dents, la langue, les glandes salivaires, toutes les parties de la bouche et leur emploi. Si quelqu’une manque, l’animal ne peut plus mâcher. Ainsi, pour que l’animal mâche, il faut qu’elles soient comme elles sont.

Même remarque, si vous considérez l’action d’avaler et de digérer. Pour qu’elle se fasse, il faut que les organes soient comme ils sont. Mais si la mastication, la digestion ou la déglutition manquent, l’animal ne peut plus se nourrir. Ainsi, pour que la nutrition se fasse, il faut que l’animal puisse mâcher, avaler et digérer.

Même remarque sur toutes les fonctions du corps. En les réunissant, vous trouvez que si la respiration, la nutrition ou la circulation manquent, le mouvement de destruction et de rénovation qui est la vie cesse. Donc, pour que la vie subsiste, il faut que toutes les opérations subordonnées puissent s’effectuer. Il faut ! il faut ! n’avez-vous pas remarqué ce mot qui revient sans cesse ? Il faut que ces opérations se fassent. Il y a nécessité pour que ces opérations se fassent. Force est que ces opérations se fassent : toutes traductions de la même chose. Nous touchons au sens cherché.

La vie est la fin, les opérations sont les moyens. La vie nécessite les opérations, comme une définition ses conséquences. Cette nécessité ou force amène, entraîne et produit des opérations, comme elle amène, entraîne et produit des conséquences. Qu’est-elle ? Un rapport. Un rapport entre la vie et les opérations, entre la définition et les conséquences. Si vous voulez, transformez-la en qualité, pour la commodité du langage : vous direz alors qu’elle est une propriété du corps vivant. Si vous voulez, transformez-la en substance, pour la commodité du langage : vous direz alors qu’il y a une force dans le corps organisé. Mais dans tous les cas, souvenez-vous de l’analyse. La force vitale n’est ni une qualité, ni une substance, mais un simple rapport.

Je ne vois plus de fluide, de monade, de mystère, mais seulement deux ordres de faits : un fait principal, le mouvement de destruction et de rénovation qu’on nomme vie ; des faits subordonnés, les fonctions et la structure qui rend ces fonctions possibles ; un rapport, la nécessité qui attache ces faits subordonnés au fait principal. Des faits, des rapports, il n’y a rien d’autre. Nous avons purgé notre esprit d’un être métaphysique. C’est une bonne œuvre, et ce n’est pas une petite œuvre. On a passé des siècles à raisonner sur la force vitale ; et des gens fort savants, à Montpellier, dépensent encore en son honneur la moitié de leur temps et tout leur esprit.

Continuons l’analyse, ou plutôt continuez-la seul ; vous réduirez de même à des faits ou à des rapports toutes les expressions des sciences physiques. L’air pesant est une force ; cela veut dire qu’en l’appliquant sur la cuvette du baromètre, il forcera le mercure à monter, en d’autres termes, que l’air s’appliquant sur le baromètre, le mercure montera nécessairement. — La chaleur a une force de dilatation : cela veut dire que la chaleur forcera cette barre à se dilater, en d’autres termes, que cette barre étant chauffée se dilatera nécessairement. — Le fer et l’oxygène ont une force d’affinité réciproque : cela veut dire que le fer exposé à l’air humide se combinera nécessairement avec l’oxygène. Nécessité, nécessairement, le même mot chaque fois se répète ; chaque fois il y a deux faits, et chaque fois il s’agit d’un rapport qui les lie. La présence de l’air et l’élévation du mercure ; la présence de la chaleur et la dilatation de la barre ; la présence du fer entouré d’air humide et la naissance de la rouille : dans tous ces cas, le premier fait étant donné, le second devient nécessaire, ce qu’on exprime en disant que le premier a la force de produire le second. La force n’est que la liaison ou dépendance du second vis-à-vis du premier, ou, si vous l’aimez mieux, la propriété qu’a le premier d’être nécessairement suivi du second. Il n’y a là non plus ni fluide, ni monade, ni mystère, mais un rapport.

Traduisez de même les autres expressions un peu compliquées ou vagues, en reproduisant les circonstances où elles peuvent naître. Vous trouverez qu’une fonction est un groupe de faits concourant à un effet unique, que la nature d’un être est le groupe des faits principaux et distinctifs qui le composent, qu’une loi est un couple formé de deux faits généraux, qu’unindividu est un système distinct de faits dépendants les uns des autres, que laperfection ou l’imperfection d’un être consiste dans la complexité ou la simplicité des faits qui le constituent. Et partout, pour arriver à ces définitions, vous pratiquerez la même sorte d’analyse. Pour savoir ce qu’est une fonction, vous prendrez la digestion, qui en est une, puis la circulation, la respiration, la locomotion, qui en sont d’autres, et vous regarderez quelle circonstance commune fait jaillir dans tous ces cas distincts le mot fonction, Pour savoir ce qu’est une nature, vous prendrez un animal, une plante, un minéral dont vous noterez les propriétés, et vous verrez que le mot nature apparaît au moment précis où vous avez fait la somme des faits importants et distinctifs. Partout enfin la conclusion sera la même, et le mot produit par l’analyse désignera une portion, une combinaison, ou un rapport de faits.

Portez-la dans le monde moral ; essayez de vous entendre quand vous parlez de la destinée d’un peuple, du génie d’une nation, des forces vives de la société, de l’influence d’un climat ou d’un siècle, de l’expansion d’une race, de la puissance des anciennes institutions. Tous ces mots savants désignent des choses vagues qui ont l’air de lutter, de s’accoupler, et d’agir bien au-dessous des événements dans un bas-fond obscur. Tirez-les au jour, et voyez ce qu’il en reste après la traduction.

« La destinée de Rome était de conquérir l’univers. » Je ne vous entends pas. Peut-être vous êtes prophète ; vous me révélez (après coup) ce que les puissances d’en haut avaient décrété. Fort bien pour Virgile qui est poëte, et poëte du gouvernement à Rome ; quant à moi, je demande une idée claire. Votre phrase signifie pour moi que le peuple romain conquit le bassin de la Méditerranée avec quelques contrées du nord-ouest, et que cela était nécessaire. Cela était nécessaire, parce qu’il eut, sept siècles durant, de très-bonnes armées et de très-bons politiques, et que ses adversaires furent moins braves, ou moins disciplinés, ou moins habiles que lui. Ma traduction m’apprend que la destinée d’un peuple n’est rien que l’effet combiné des circonstances, de ses facultés et de ses penchants.

« Le génie de la France est monarchique. » Comme il vous plaira, et grand bien nous fasse. En tout cas, traduisons. Cela signifie que depuis cinq cents ans, les Français ont eu presque toujours des gouvernements presque absolus ; qu’étant vaniteux et sociables, ils ne savent pas inventer leurs opinions et leurs actions ; qu’étant théoriciens et moqueurs, ils font mal et respectent mal leurs lois ; qu’étant vifs et imprudents, ils se prennent d’enthousiasme et d’alarme trop vite, trop fort, et mal à propos, dans leurs résolutions et dans leurs révolutions. L’axiome fataliste se réduit à un fait d’histoire politique et à un groupe d’habitudes morales ; on l’entend, et dès lors on peut le discuter, le vérifier, le prouver, le réfuter et le limiter.

« Le ciel de l’Italie inspire et produit les artistes. » Cela est douteux ; il n’est pas sûr qu’un Groënlandais transporté à Rome à l’âge de six mois, et occupé douze heures par jour à regarder le ciel, devînt un grand peintre. En traduisant, je trouve qu’il s’agit ici d’une question non résolue. Étant donnés le climat, les aliments, le type héréditaire, l’espèce de gouvernement et de religion, l’aspect du sol et du ciel, on sait que cet amas de causes produit des gens d’imagination, ayant le don d’inventer et de contempler avec émotion de beaux systèmes de formes, de sons ou de couleurs. Quelle part l’aspect du ciel y a, petite ou grande, personne ne le sait. Ma traduction met sous la phrase un fait douteux et vague. C’est quelque chose ; j’apprends à me défier de cette phrase, et je sais désormais qu’il faut s’en servir peu ou point.

Vous trouveriez de même que les forces vives d’une société ne sont que le degré de vigueur musculaire de chaque citoyen, son aptitude à trouver des idées utiles, et sa capacité d’obéir à des idées abstraites ; que les penchants fondamentaux d’un homme ou d’une race se réduisent aux classes d’idées les plus agréables à cet homme ou à cette race ; et cent autres choses semblables. Avant la traduction, vous raisonniez à l’aveugle ; après la traduction, vous avancez, avec une certitude presque mathématique, d’équation en équation.

Comment trouvé-je ces traductions ? Ayant considéré la vie d’un homme, d’un peuple, d’un animal, j’ai trouvé que le mot destinée me venait aux lèvres, lorsque je saisissais les faits principaux qui composent la vie de chacun d’eux, et que je les jugeais nécessaires. Ayant considéré le génie d’un poëte, d’un politique, d’un savant, j’ai trouvé que ce nom m’apparaissait lorsque j’apercevais l’action principale de leur vie, avec les facultés et les inclinations qui les y portaient. J’ait fait de même pour les autres. Dans tous les cas, j’ai recréé mon idée, en reproduisant la circonstance particulière qui l’a fait naître ; j’ai démêlé cette circonstance en la rendant sensible ; je l’ai rendue sensible en la grossissant ; et je l’ai grossie en la répétant plusieurs fois.

Voilà le premier pas de l’analyse. Nous avons traduit chaque mot par un fait douteux ou non, complet ou non. Nous n’opérons plus sur des mots vides, mais sur les choses ; si nous n’avons pas accru les faits que nous savions, nous avons contrôlé les termes dont nous usions ; si nous n’avons pas beaucoup diminué notre ignorance, nous avons beaucoup diminué nos erreurs ; nous avons refait toutes nos idées, et nous avons refondu notre esprit. Et pour cela, nous avons pris un moyen simple : nous avons ramené les noms compliqués et généraux aux cas particuliers et singuliers qui les suscitent ; en réunissant plusieurs exemples, nous avons démêlé et détaché la circonstance commune qu’ils désignent ; nous les avons réduits à exprimer cette circonstance. Aussitôt les êtres métaphysiques sont tombés, et il n’est plus resté que des portions, des combinaisons ou des rapports de faits.

Ce premier pas en amène un autre ; l’analyse des mots conduit à l’analyse des choses ; la traduction exacte pousse à la traduction complète. Nous imitons les algébristes : après avoir transformé le problème en équation précise, nous traduisons par des quantités connues les inconnues de l’équation.

« L’animal digère. » Rien de plus clair que cette phrase ; nous la traduisons à l’instant par un fait : j’ai vu le pain et la viande qu’il avalait ; une heure après, ouvrant son estomac, j’ai trouvé une bouillie acide : ce changement est la digestion. Mais remarquez qu’il est entouré et précédé d’une longue suite d’inconnues. Par quels états intermédiaires l’aliment a-t-il passé ? Quelles positions dans l’estomac a-t-il tour à tour occupées ? Quels mouvements ont causé et varié ces positions ? Quelle substance l’a transformé ? Par quels éléments divers ? Quelle est la proportion de ces éléments ? D’où venait-elle ? Comment s’est-elle formée ? Comment s’est-elle appliquée sur lui ? Quelle espèce de transformation y a-t-elle produite ? Vous voyez que ma traduction n’était pas complète ; mon expression indiquait un fait, mais non les parties de ce fait ; elle désignait un passage ou changement d’état, mais en gros, sans détailler tout ce qui le compose. J’étais comme un voyageur placé sur le haut d’une montagne ; de loin il voit une tache grise et dit : « C’est Paris » ; le nom correspond à un fait ; mais le fait traduit le nom incomplètement. Ici intervient la seconde analyse ; il s’agit de remplacer la tache grise par un plan ordonné de toutes les maisons. Cette substitution est le vrai progrès des sciences positives ; tout leur travail et tout leur succès depuis trois siècles consistent à transformer les grosses masses d’objets qu’aperçoit l’expérience vulgaire en un catalogue circonstancié et détaillé de faits chaque jour plus décomposés et plus nombreux.

Comparez les deux traductions, la complète et l’incomplète, la moderne et l’ancienne, et vous apercevrez l’analyse, sa nature, ses instruments et ses effets :

« L’estomac change les aliments en bouillie. » Voilà la science ancienne ; elle tient en une ligne. Regardez ; le fait resserré va se déployer comme un éventail.

Avec des couteaux et des scalpels, on met à nu l’estomac, et on remarque que, lorsqu’il reçoit les aliments, il change de forme et de direction. Sa grande courbure se porte en avant et en haut. Il s’arrondit vers la partie épigastrique. La contraction et le relâchement alternatifs du bas de l’œsophage, joints à l’effet d’un sphincter, empêchent l’aliment de remonter. La tunique musculeuse se distend. Les plis de la tunique muqueuse s’effacent. La capacité de l’estomac s’est augmentée.

Avec un scalpel, on fait un trou dans l’estomac, ou bien l’on regarde par une fistule pratiquée. On voit que la contraction des fibres musculaires pousse l’aliment vers le pylore, lui fait suivre la petite courbure, le jette dans la grande, et le ramène au pylore, où le cercle recommence.

En regardant par la fistule, on voit un liquide pleuvoir sur l’aliment qui circule. Avec le scalpel et le microscope, on constate qu’il vient de diverses glandes tubuleuses, les unes à cellules arrondies, les autres à cellules cylindriques.

On recueille le suc des premières avec des éponges ou par des fistules, ou en tuant l’animal. On l’étudié par des procédés chimiques. On le trouve acide, on constate sa composition, on l’appelle gastrique, et on remarque qu’il ne jaillit qu’en présence des aliments.

On verse ce suc sur des aliments, à une température convenable, et l’on voit l’aliment se désagréger peu à peu et devenir liquide. C’est donc le suc gastrique qui opère la digestion.

On décompose ce suc par des moyens chimiques ; on y démêle un ferment, la pepsine, et un acide. On s’assure que, privé de ce ferment ou de cet acide, il n’opère point ; que ce ferment et cet acide, réduits à eux-mêmes, opèrent. On conclut que ce sont eux qui opèrent la digestion.

On constate par la chimie le changement subi par l’aliment liquéfié. On remarque qu’il est non seulement dissous, mais encore métamorphosé, sans avoir reçu, du reste, aucune substance nouvelle, et l’on dit qu’il a fermenté.

On étudie par la chimie la nature nouvelle de ce liquide ; on trouve que tout aliment composé de matières neutres azotées s’est transformé en une substance définie, nommée albuminose, laquelle peut être assimilée, c’est-à-dire réparer les pertes du corps.

Voilà une seconde traduction. Le mot digestion n’exprime pas à présent un fait plus distinct que tout à l’heure ; il exprime un fait plus complexe. Il n’a pas gagné en clarté, mais en fécondité. Il ne désigne pas des circonstances plus nettes, mais plus de circonstances : et désormais tout l’effort des physiologistes est d’accroître cette quantité.

Mais vous voyez en même temps par quel procédé ils l’accroissent. L’observation directe, telle que la fait le vulgaire, leur fournit très-peu de faits. S’ils s’y enfermaient, ils auraient beau être attentifs, ils n’en découvriraient guère. Ils sont obligés à chaque pas de modifier l’objet, ou de remplacer leurs propres sens ; ils modifient l’objet par des coupures, des macérations, des injections, des opérations chimiques ; ils remplacent leurs propres sens par le microscope, ou par les indications des réactifs. Vous voyez que l’analyse consiste dans la multiplication des faits, et que la multiplication des faits a pour moyens indispensables le pouvoir et l’art de remplacer les instruments observateurs ou de modifier les objets observés.

C’est pourquoi toute multiplication des faits engendre un fragment de science, et tout moyen nouveau de remplacer l’instrument observateur ou de modifier l’objet observé multiplie les faits. Ainsi le microscope a créé l’embryogénie, l’anatomie microscopique, l’anatomie et la physiologie des animaux inférieurs. Ainsi les nouvelles compositions et décompositions chimiques ont créé la chimie organique et une partie de la physiologie récente. Ainsi les vivisections ont créé presque toute la physiologie du système nerveux. Le télescope est l’auteur de l’astronomie ; la pile, de la physique électrique ; le thermomètre, le baromètre, l’hygromètre, de la météorologie. De tous ces instruments, les mesureurs sont les plus utiles ; car, discernant et notant les quantités différentes, lesquelles sont en nombre infini, ils multiplient à l’infini le fait auquel on les applique. Ainsi croissent les sciences physiques, ouvrage de l’analyse servie par les transformations des objets observés et par l’invention des instruments observateurs.

La même analyse crée les sciences morales, et par le même moyen.

« Rabelais a écrit le Pantagruel » Chacun traduit cette phrase à l’instant par le fait le plus net. On voit le vieux petit volume, la reliure de parchemin, les événements racontés, tout le détail des cinq ou six cents pages. Mais remarquez que ce fait extérieur et apparent traîne autour de lui un long cortège d’inconnues. Quelle est la philosophie de Rabelais ? Comment raisonne-t-il ? Quelle est l’espèce et la mesure de son imagination ? Dans quel ordre, avec quelle intensité, selon quelle proportion les images et les idées s’enchaînent-elles dans son cerveau ? En quoi consiste sa bouffonnerie ? Quelle part y ont la philosophie, la prudence et le tempérament ? Quelle est la conformité de son livre et des mœurs du temps ? Pourquoi les ordures et les folies y ont-elles une si grande place ? Quel est son style ? D’où vient ce mélange de termes populaires et de termes savants de vieilleries et de néologismes ? D’où vient ce débordement effréné de bavardages, d’énumérations, de citations, d’inventions, d’extravagances, de philosophie, de gaudrioles ? Quelles facultés personnelles et quelles mœurs environnantes ont produit ce géant en goguette, ce métaphysicien ivre, cette cervelle dévergondée et sublime, cette prodigieuse lanterne magique où se heurte le pêle-mêle vertigineux des formes tournoyantes, où s’enchevêtre le chaos de toutes les idées et de toutes les sciences, où la sensualité secoue sa torche rouge et fumeuse, où le génie fait flamboyer tous ses éclairs ? Vous voyez qu’il y a une analyse à faire dans un écrit comme dans une digestion. De loin c’est un fait unique ; de près c’est un fait multiple. Au premier aspect on n’aperçoit que l’effet apparent : dans l’estomac, la métamorphose des aliments ; dans le livre, l’assemblage des vingt mille phrases. Mais l’assemblage des vingt mille phrases, comme la métamorphose des aliments, est accompagné par un nombre infini de circonstances inconnues. Dans l’examen de Rabelais comme dans l’histoire de la digestion, nos faits multipliés ont complété notre traduction et composé notre analyse. Dans les sciences morales comme dans les sciences physiques, le progrès consiste dans l’emploi de l’analyse, et tout l’effort de l’analyse est de multiplier les faits que désigne un nom.

Voici une Passion par Albert Durer ; chaque mouvement, chaque forme y est l’effet visible d’une suite de sentiments invisibles. Le vulgaire aperçoit cet effet ; l’analyse tire cette suite à la lumière. La férocité des visages, l’abus de la laideur méchante et vulgaire, la violente et universelle horreur pour le bonheur et la beauté, l’intensité de l’émotion, la lugubre rêverie, l’invention fantastique d’apparitions et de monstres, le déchaînement des fantômes de l’Apocalypse et du moyen âge à travers un cerveau malade ; par-dessus tout une précision de traits, une vigueur de dessin, une surabondance de détails, un fini qui accable ; le génie consciencieux, spiritualiste, visionnaire et mélancolique d’un Allemand de la Renaissance : voilà une partie du groupe moral qui entoure le fait physique et le produit. Chaque fait en histoire traîne après soi une semblable compagnie. Un beau meurtre, dans Grégoire de Tours, laisse apercevoir les passions aveugles et soudaines des barbares ; une cérémonie sous Louis XIV indique la politesse, la hauteur, la servilité et les jalousies de grands seigneurs oisifs et bien élevés ; une institution marque le caractère national et l’état d’esprit qui la fonde. Art, littérature, philosophie, religion, famille, société, gouvernement, tout établissement ou événement extérieur nécessite et dévoile un ensemble d’habitudes et d’événements intérieurs. Le dehors exprime le dedans, l’histoire manifeste la psychologie, le visage révèle l’âme. L’analyse ajoute le monde moral au monde physique, et complète les événements par les sentiments.

Mais vous voyez qu’ici, comme dans les sciences physiques, pour multiplier les faits observables, il a fallu transformer l’instrument observateur. L’historien s’est créé un thermomètre, son âme. En s’observant, en étudiant les hommes, en écrivant, en agissant, il a fini par découvrir les divers genres de sentiments qui produisent les divers genres de phrases, de formes, d’attitudes et d’actions. Dorénavant, quand il en rencontre une, il éprouve et aperçoit l’émotion qu’elle signifie, comme le chimiste connaît, par les différentes teintes de son papier de tournesol, qu’une dissolution est neutre, alcaline ou acide. En vain vous auriez les meilleurs yeux et la plus grande science du monde, vous n’apercevriez dans un tableau que des lignes et dans une charte qu’une écriture, si votre imagination n’est pas devenue sensible et si vous n’avez pas au dedans de vous un réactif indicateur.

C’est pour cela qu’aujourd’hui la psychologie est méprisée et paraît stérile. Les savants disent que la science de M. Jouffroy a pour objet de couper les cheveux en quatre ou d’enseigner le français aux enfants ; non sans raison. Réduite à l’observation directe, la psychologie ne peut pas découvrir de vérités importantes et nouvelles. L’attention la plus assidue n’y fait que préciser les notions vulgaires. M. Jouffroy lui-même avouait qu’il n’enseignait rien de neuf à ses auditeurs, que tout son travail était d’éclaircir leurs idées obscures, qu’il les acceptait pour juges, et que leur assentiment ou leur incertitude vérifiait ou réfutait ses descriptions. Demandez à un physicien s’il se contente de préciser les idées vagues de son auditoire, et si, dans l’histoire de la chaleur, il ne fait que développer la notion vulgaire de la chaleur. Si la psychologie est une science, son objet est de découvrir des faits inconnus, inaccessibles à l’observation directe ; et si on la dédaigne, c’est qu’elle n’en découvre pas. Il y en a et elle peut en trouver. Elle en possédera un, par exemple, le jour où elle aura prouvé que la perception extérieure est une hallucination vraie. Et pour faire ces découvertes, elle a besoin, comme les autres sciences, de remplacer l’instrument observateur ou modifier l’objet observé. Elle remplace cet instrument, lorsqu’à l’observation directe employée par Reid, elle substitue l’étude des signes qui précèdent la perception ou qui la suivent, et qui tiennent lieu de réactifs indicateurs. Elle modifie cet objet, quoique d’une manière indirecte, lorsqu’à la Salpêtrière elle observe les idées et les sentiments altérés par l’aliénation.

L’analyse s’arrête ici ; vous savez en quoi elle consiste : traduire les mots par des faits ; voilà sa définition ; traduction exacte, traduction complète ; voilà ses deux parties. Dans la traduction exacte, on ramène les mots obscurs, vagues, abstraits, de sens compliqué et douteux, aux faits, aux portions de faits, aux rapports ou aux combinaisons de faits qu’ils signifient. Pour cela on met le mot dans les cas particuliers, singuliers et déterminés où il peut naître ; on le fait ainsi renaître ; et en répétant l’opération plusieurs fois, sur des exemples distincts et semblables, on finit par démêler la circonstance à laquelle il correspond. C’est le premier pas. Dans la traduction complète qui est le second, on ajoute à la connaissance de chaque fait noté la connaissance des inconnues qui l’entourent. Pour cela, on modifie l’objet observé ou l’on remplace l’instrument observateur. — Ces deux opérations accomplies, je ne vois plus rien à faire. Vous avez d’abord ramené la science à son objet ; maintenant vous agrandissez son domaine. Vous avez d’abord traduit chaque mot par un fait suivi d’un groupe d’inconnues ; maintenant vous traduisez chaque mot par un groupe de faits connus. Vous avez d’abord supprimé les êtres métaphysiques ; maintenant vous multipliez les êtres réels. Vous étiez dans une grande bibliothèque, sachant le nom de Virgile. Au premier moment, ce nom ne désignait pour vous aucun livre. Au second moment, vous l’avez aperçu sur la couverture d’un volume, et vous avez représenté parce nom le volume. À présent, vous avez ouvert le livre, et vous représentez par ce nom les cinquante pages que vous avez lues. Vos successeurs liront vingt pages de plus et rendront votre traduction plus complète. Leurs fils avanceront plus loin encore, et ainsi de suite. Le livre ne finit pas. » Son ami se leva et dit : « Peut-être. »