Livre III. Zoïle aussi éternel qu’Homère
I
Ce courtisan grossier du profane vulgaire.
Cet alexandrin est de La Harpe, qui le dirige sur Shakespeare. Ailleurs La Harpe dit : « Shakespeare sacrifie à la canaille. »
Voltaire, bien entendu, reproche l’antithèse à Shakespeare ; c’est bien. Et La Beaumelle reproche l’antithèse à Voltaire ; c’est mieux.
Voltaire, quand il s’agit de lui, pro domo sua, se fâche. — « Mais, écrit-il, ce Langleviel, dit La Beaumelle, est un âne ! Trouvez-moi, je vous en défie, dans quelque poëte et dans quelque livre qu’il vous plaira, une belle chose qui ne soit pas une image ou une antithèse ! »
Voltaire se coupe à sa critique. Il blesse et est blessé. Il qualifie ainsi l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques : — « Œuvres sans ordre, « pleines d’images basses et d’expressions grossières. »
Peu de temps après, furieux, il s’écrie :
On m’ose préférer Crébillon le barbare !
Un fainéant de l’Œil-de-Bœuf, talon rouge et cordon bleu, adolescent et marquis, M. de Créqui, vient à Ferney et écrit avec supériorité : J’ai vu Voltaire, ce vieux enfant.
Que l’injustice ait un contre-coup sur l’injuste, rien de plus équitable, et Voltaire a ce qu’il a mérité. Mais la pierre jetée aux génies est une loi, et tous y passent. Être insulté, cela couronne, à ce qu’il paraît.
Pour Saumaise, Eschyle n’est que farrago 8, Quintilien ne comprend rien à l’Orestie. Sophocle dédaignait doucement Eschyle. « Quand il fait bien, il n’en sait rien », disait Sophocle. Racine rejetait tout, excepté deux ou trois scènes des Choéphores, amnistiées par une note en marge de son exemplaire d’Eschyle. Fontenelle dit dans ses Remarques : « On « ne sait ce que c’est que le Prométhée d’Eschyle. Eschyle est une « manière de fou. » Le dix-huitième siècle en masse raille Diderot admirant les Euménides.
Tout le Dante est un salmigondis, dit Chaudon. — Michel-Ange m’excède, dit Joseph de Maistre. — Aucune des huit comédies de Cervantes n’est supportable, dit La Harpe. — C’est dommage que Molière ne sache pas écrire, dit Fénelon. — Molière est un infâme histrion, dit Bossuet. — Un écolier éviterait les fautes de Milton, dit l’abbé Trublet, autorité comme une autre. — Corneille exagère, Shakespeare extravague, dit ce même Voltaire qu’il faut toujours combattre et toujours défendre.
— « Shakespeare, dit Ben Jonson, conversait « lourdement et sans aucun esprit. » — « Without any wit. » Le moyen de prouver▶ le contraire ! Les écrits restent, la conversation passe. C’est toujours cela de nié. Cet homme de génie n’avait pas d’esprit ; comme cela caresse les innombrables gens d’esprit qui n’ont pas de génie !
Un peu avant que Scudéry appelât Corneille : Corneille déplumée, Green avait appelé Shakespeare : Corbeau paré de nos plumes. En 1752, Diderot fut mis à Vincennes pour avoir publié le premier volume de l’Encyclopédie, et le grand succès de l’année fut une estampe vendue sur les quais, laquelle représentait un cordelier donnant le fouet à Diderot. Quoique Weber soit mort, circonstance atténuante pour ceux qui sont coupables de génie, on se moque de lui en Allemagne, et depuis trente-trois ans un chef-d’œuvre est exécuté par un calembour ; l’Euryanthe s’appelle l’Ennuyante.
D’Alembert fait coup double sur Calderon et Shakespeare. Il écrit à Voltaire (lettre CV) : « J’ai annoncé à l’Académie votre Héraclius de Calderon ; elle le lira avec plaisir comme elle a lu l’arlequinade de Gilles Shakespeare. »
Que tout soit perpétuellement remis en question, que tout soit contesté, même l’incontestable, qu’importe. L’éclipse est une bonne épreuve pour la vérité comme pour la liberté. Le génie, étant vérité et étant liberté, a droit à la persécution. Que lui fait ce qui passe ? Il était avant et sera après. Ce n’est pas du côté du soleil que l’éclipse fait l’ombre.
Tout peut s’écrire. Le papier est un grand patient. L’an passé, un recueil grave imprimait ceci : Homère est en train de passer de mode.
On complète l’appréciation du philosophe, de l’artiste, ou du poëte, par le portrait de l’homme.
Byron a tué son tailleur. Molière a épousé sa fille. Shakespeare a « aimé » lord Southampton.
Et pour voir à la fin tous les vices ensemble,Le parterre en tumulte a demandé l’auteur.
Tous les vices, c’est Beaumarchais.
Pour Byron, mentionnons ce nom une seconde fois, il en vaut la peine, lisez Glenarvon, et écoutez, sur les abominations de Byron, lady Bl***, qu’il avait aimée, et qui s’en vengeait.
Phidias était entremetteur ; Socrate était apostat et voleur, décrocheur de manteaux ; Spinosa était renégat et cherchait à capter des testaments ; Dante était concussionnaire ; Michel-Ange recevait des coups de bâton de Jules II et s’en laissait apaiser par cinq cents écus ; d’Aubigné était un courtisan couchant dans la garde-robe du roi, de mauvaise humeur quand on ne le payait pas, et pour qui Henri IV était trop bon ; Diderot était libertin ; Voltaire était avare ; Milton était vénal ; il a reçu mille livres sterling pour son apologie en latin du régicide ; Defensio pro se, etc., etc., etc., — qui dit ces choses ? Qui raconte ces histoires ? Cette bonne personne, votre vieille complaisante, ô tyrans, votre vieille camarade, ô traîtres, votre vieille auxiliaire, ô dévots, votre vieille consolatrice, ô imbéciles ! la calomnie.
II
Ajoutons un détail.
La diatribe est, dans l’occasion, un moyen de gouvernement.
Ainsi il y avait de la police dans l’estampe de Diderot fouetté, et le graveur du cordelier était un peu cousin du guichetier de Vincennes. Les gouvernements, plus passionnés qu’il ne faudrait, négligent d’être étrangers aux animosités d’en bas. La persécution politique d’autrefois, c’est d’autrefois que nous parlons, s’assaisonnait volontiers d’une pointe de persécution littéraire. Certes, la haine hait sans être payée, l’envie n’a pas besoin, pour envier, que le ministre l’encourage et lui fasse une pension et il y a la calomnie, s. g. d. g. Mais une sacoche ne nuit pas. Quand Roy, poëte de la cour, rimait contre Voltaire : Dis-moi, stoïque téméraire, etc., la place de trésorier de la chambre des aides de Clermont et la croix de Saint-Michel ne faisaient aucun tort à son enthousiasme pour et à sa verve contre. Un pourboire est doux après un service rendu ; les maîtres là-haut sourient ; on reçoit l’ordre agréable d’injurier qui l’on déteste ; on obéit abondamment ; liberté de mordre à bouche-que-veux-tu ; on s’en donne à cœur-joie ; c’est tout bénéfice, on hait, et l’on plaît. Jadis l’autorité avait ses scribes. C’était une meute comme une autre. Contre le libre esprit rebelle, le despote lâchait le grimaud. Torturer ne suffisait point ; par-dessus le marché on taquinait. Trissotin s’abouchait avec Vidocq, et de ce tête-à-tête sortait une inspiration complexe. La pédagogie, ainsi adossée à la police, se sentait partie intégrante de l’autorité, et compliquait son esthétique d’un réquisitoire. C’était altier. Le pédant élevé à la dignité d’argousin, rien n’est hautain comme cette bassesse. Voyez, après les luttes des arminiens et des gomaristes, de quel air superbe Sparanus Buyter, la poche pleine des florins de Maurice de Nassau, dénonce Josse Vondel, et ◀prouve, de par Aristote, que le Palamède de la tragédie de Vondel n’est autre que Barneveldt ; rhétorique utile, d’où Buyter extrait contre Vondel trois cents écus d’amende et pour lui une bonne prébende à Dordrecht.
L’auteur du livre Querelles littéraires, l’abbé Irail, chanoine de Monistrol, demande à La Beaumelle : Pourquoi injuriez-vous tant monsieur de Voltaire ? — C’est que ça se vend, répond La Beaumelle. Et Voltaire, informé de la demande et de la réponse, conclut : — C’est juste, le badaud achète l’écrit, et le ministre achète l’écrivain. Ça se vend. Françoise d’Issembourg de Happoncburt, femme de François Hugo, chambellan de Lorraine, et fort célèbre sous le nom de Mme de Graffigny, écrit à M. Devaux, lecteur du roi Stanislas : — « Mon cher Pampan, Atys étant éloigné (Usez : Voltaire étant banni), la police fait pulluler contre lui quantité de petits écrits et pamphlets qu’on vend un sou dans les cafés et les théâtres. Cela déplairait à la marquise9, si cela ne plaisait au roi. »
Desfontaines, cet autre insulteur de Voltaire, lequel l’avait tiré de Bicêtre, disait à l’abbé Prévost qui l’engageait à faire sa paix avec le philosophe : — Si Alger ne faisait pas la guerre, Alger mourrait de faim.
Ce Desfontaines, abbé aussi, mourut d’hydropisie, et ses goûts très connus lui valurent cette épitaphe : Periit aqua qui meruit igné.
Dans les publications supprimées au siècle dernier par arrêt du parlement, on remarque un document imprimé par Quinet et Besogne, et mis au pilon sans doute à cause des révélations qu’il contenait et que le titre promet : L’Arétinade, ou Tarif des Libellistes et Gens de lettres Injurieux.
Madame de Staël, exilée à quarante-cinq lieues de Paris, s’arrête aux quarante-cinq lieues juste, à Beaumont-sur-Loire, et de là écrit à ses amis. Voici un fragment d’une lettre adressée à madame Gay, mère de l’illustre madame de Girardin : « Ah ! chère madame, quelle persécution que ces exils !… » (Nous supprimons quelques lignes.)… Vous faites un livre, défense d’en parler. Votre nom dans les journaux déplaît. Permission pourtant d’en dire du mal. »
III
Quelquefois la diatribe s’assaisonne de chaux vive.
Tous ces noirs becs de plume finissent pas creuser de sinistres fosses.
Parmi les écrivains abhorrés pour avoir été utiles, Voltaire et Rousseau sont au premier rang. Ils ont été déchirés vivants, déchiquetés morts. La morsure à ces renommées était action d’éclat et comptée sur les états de service des sbires de lettres. Une fois Voltaire insulté, on était cuistre de droit. Les hommes du pouvoir y encourageaient les hommes du libelle. Une nuée de moustiques s’est ruée sur ces deux illustres esprits, et bourdonne encore.
Voltaire est le plus haï, étant le plus grand. Tout était bon pour l’attaquer, tout était prétexte : Mesdames de France, Newton, madame du Châtelet, la princesse de Prusse, Maupertuis, Frédéric, l’Encyclopédie, l’Académie, même Labarre, Sirven et Calas. Jamais de trêve. Sa popularité a fait faire à Joseph de Maistre ce vers : Paris le couronna, Sodome l’eût banni. On traduisait Arouet par A rouer. Chez l’abbesse de Nivelles, princesse du Saint-Empire, demi-recluse et demi-mondaine, et ayant, dit-on, recours, pour se mettre du rose aux joues, au même moyen que l’abbesse de Montbazon, on jouait des charades ; entre autres celle-ci : — La première syllabe est sa fortune ; la seconde serait son devoir. — Le mot était Vol-taire. Un membre célèbre de l’Académie des sciences, Napoléon Bonaparte, voyant en 1803 dans la bibliothèque de l’Institut, au centre d’une couronne de lauriers, cette inscription : Au grand Voltaire, raya de l’ongle les trois dernières lettres, ne laissant subsister que Au grand Volta.
Il y a particulièrement autour de Voltaire un cordon sanitaire de prêtres, l’abbé Desfontaines en tête, l’abbé Nicolardot en queue. Fréron, quoique laïque, faisant de la critique de prêtre, est de cette chaîne.
Voltaire débuta à la Bastille. Sa cellule était voisine du cachot où était mort Bernard Palissy. Jeune, il goûta de la prison ; vieux, de l’exil. Il fut vingt-sept ans éloigné de Paris.
Jean-Jacques, sauvage et un peu loup, fut traqué en conséquence. Paris le décréta de prise de corps, Genève le chassa, Neufchâtel le rejeta, Môtiers-Travers le damna, Bienne le lapida, Berne lui donna le choix entre la prison et l’expulsion, Londres, hospitalière, le bafoua.
Tous deux moururent, se suivant de près. Cela ne fit pas d’interruption aux outrages. Un homme est mort, l’injure ne lâche pas prise pour si peu. La haine mange du cadavre. Les libelles continuèrent, s’acharnant sur ces gloires, pieux.
La Révolution vint, et les mit au Panthéon.
Au commencement de ce siècle, on menait volontiers les enfants vouées deux tombes. On leur disait : C’est ici. Cela faisait une forte vision pour leur esprit. Ils emportaient à jamais dans leur pensée cette apparition de deux sépulcres côte à côte, l’arche surbaissée du caveau, la forme antique des deux monuments revêtus provisoirement de bois peint en marbre, ces deux noms : Rousseau, Voltaire, dans le crépuscule, et le bras portant un flambeau qui sortait du tombeau de Jean-Jacques.
Louis XVIII rentra. La restauration des Stuarts avait arraché du sépulcre Cromwell ; la restauration des Bourbons ne pouvait faire moins pour Voltaire.
En mai 1814, une nuit, vers deux heures du matin, un fiacre s’arrêta près de la barrière de la Gare, qui fait face à Bercy, à la porte d’un enclos de planches. Cet enclos entourait un large terrain vague, réservé pour l’entrepôt projeté, et appartenant à la ville de Paris. Le fiacre arrivait du Panthéon, et le cocher avait eu ordre de prendre par les rues les plus désertes. La clôture de planches s’ouvrit. Quelques hommes descendirent du fiacre et entrèrent dans l’enclos. Deux d’entre eux portaient un sac. Ils étaient conduits, à ce qu’affirme la tradition, par le marquis de Puymaurin, plus tard député à la chambre introuvable et directeur de la Monnaie, accompagné de son frère, le comte de Puymaurin. D’autres hommes, plusieurs en soutane, les attendaient. Ils se dirigèrent vers un trou fait au milieu du champ. Ce trou, au dire d’un des assistants, qui a été depuis garçon de cabaret aux Marronniers à la Râpée, était rond et ressemblait à un puits perdu. Au fond du trou il y avait de la chaux vive. Ces hommes ne disaient pas un mot, et n’avaient pas de lumière. Le blêmissement du point du jour éclairait. On ouvrit le sac. Il était plein d’ossements. C’étaient, pêle-mêle, les os de Jean-Jacques et de Voltaire qu’on venait de retirer du Panthéon. On approcha l’orifice du sac de l’ouverture du trou, et l’on jeta ces os dans cette ombre. Les deux crânes se heurtèrent ; une étincelle, point faite pour être vue par ces hommes, s’échangea sans doute de la tête qui avait fait le Dictionnaire philosophique à la tête qui avait fait le Contrat social et les réconcilia. Quand cela fut fini, quand on eut secoué le sac, quand on eut vidé Voltaire et Rousseau dans ce trou, un fossoyeur saisit une pelle, rejeta dans l’ouverture le tas de terre qui était à côté, et combla la fosse. Les autres piétinèrent dessus pour lui ôter son air de terre fraîchement remuée, un des assistants prit pour sa peine le sac comme le bourreau prend la défroque, on sortit de l’enclos ; on referma la porte, on remonta en fiacre, et sans se dire une parole, en hâte, avant que le soleil fut levé, ces hommes s’en allèrent.
IV
Saumaise, ce Scaliger pire, ne comprend pas Eschyle, et le rejette. À qui la faute ? Beaucoup à Saumaise, un peu à Eschyle.
L’homme attentif qui lit les grands livres éprouve parfois au milieu de la lecture de certains refroidissements subits suivis d’une sorte d’excès de chaleur. — Je ne comprends plus. — Je comprends ! — frisson et brûlement, quelque chose qui fait qu’on est un peu dérouté, tout en étant fortement saisi ; les seuls esprits du premier ordre, les seuls génies suprêmes, sujets à des absences dans l’infini, donnent au lecteur cette sensation singulière, stupeur pour la plupart, extase pour quelques-uns. Ces quelques-uns sont l’élite. Comme nous l’avons remarqué ailleurs, cette élite, accumulée de siècle en siècle et toujours ajoutée à elle-même, finit par faire nombre, devient avec le temps multitude, et compose la foule suprême, public définitif des génies, souverain comme eux.
C’est à ce public-là qu’on finit toujours par avoir affaire.
Cependant il y a un autre public, d’autres appréciateurs, d’autres juges, dont il a été dit un mot tout à l’heure. Ceux-là ne sont pas contents.
Les génies, les esprits, ce nommé Eschyle, ce nommé Isaïe, ce nommé Juvénal, ce nommé Dante, ce nommé Shakespeare, ce sont des êtres impérieux, tumultueux, violents, emportés, extrêmes, chevaucheurs des galops ailés, franchisseurs de limites, « passant les bornes », ayant un but à eux, lequel « dépasse le but », volant brusquement d’une idée à l’autre, et du pôle nord au pôle sud, parcourant le ciel en trois pas, peu cléments aux haleines courtes, secoués par tous les souffles de l’espace et en même temps pleins d’on ne sait quelle certitude équestre dans leurs bonds à travers l’abîme, indociles aux « aristarques », réfractaires à la rhétorique de l’État, pas gentils pour les lettrés asthmatiques, insoumis à l’hygiène académique, préférant l’écume de Pégase au lait d’ânesse.
Les braves pédants ont la bonté d’avoir peur pour eux. L’ascension provoque au calcul de la chute. Les culs-de-jatte compatissants plaignent Shakespeare. Il est fou, il monte trop haut ! La foule des cuistres, c’est une foule, s’ébahit et se fâche. Eschyle et Dante font à tout moment fermer les yeux à ces connaisseurs. Cet Eschyle est perdu ! Ce Dante va tomber ! Un dieu s’envole, les bourgeois lui crient : Casse-cou !
V
En outre, ces génies déconcertent.
On ne sait sur quoi compter avec eux. Leur furie lyrique leur obéit ; ils l’interrompent, quand bon leur semble. Ils paraissaient déchaînés. Tout à coup ils s’arrêtent. Ces effrénés sont des mélancoliques. On les voit dans les précipices se poser sur une cime et replier leurs ailes, et ils se mettent à méditer. Leur méditation n’est pas moins surprenante que leur emportement. Tout à l’heure ils planaient, maintenant ils creusent. Mais c’est toujours la même audace.
Ils sont les géants pensifs. Leur rêverie titanique a besoin de l’absolu et de l’insondable pour se dilater. Ils pensent comme les soleils rayonnent, avec l’abîme autour d’eux pour condition.
Leurs allées et venues dans l’idéal donnent le vertige. Rien n’est trop haut pour eux, et rien n’est trop bas. Ils vont du pygmée au cyclope, de Polyphème aux Myrmidons, de la reine Mab à Caliban, et d’une amourette à un déluge, et de l’anneau de Saturne à la poupée d’un petit erifant. Sinite parvulos venire. Ils ont une prunelle télescope et une prunelle microscope. Ils fouillent familièrement ces deux effrayantes profondeurs inverses, l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Et l’on ne serait pas furieux contre eux ! et l’on ne leur reprocherait pas tout cela ! Allons donc ! Où irait-on si de tels excès étaient tolérés ? Pas de scrupule dans le choix des sujets, horribles ou douloureux, et toujours l’idée, fût-elle inquiétante et redoutable, suivie jusqu’à son extrémité, sans miséricorde pour le prochain. Ces poëtes ne voient que leur but. Et en toute chose une façon de faire immodérée. Qu’est-ce que Job ? un ver sur un ulcère. Qu’est-ce que la Divine Comédie ? une série de supplices. Qu’est-ce que l’Iliade ? une collection de plaies et blessures. Pas une artère coupée qui ne soit complaisamment décrite. Faites un tour d’opinions sur Homère ; demandez à Scaliger, à Terrasson, à Lamotte, ce qu’ils en pensent. Le quart d’un chant au bouclier d’Achille, quelle intempérance ! Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. Ces poëtes agitent, remuent, troublent, dérangent, bouleversent, font tout frissonner, cassent quelquefois des choses çà et là, peuvent faire des malheurs, c’est terrible. Ainsi parlent les athénées, les sorbonnes, les chaires assermentées, les sociétés dites savantes, Saumaise, successeur de Scaliger à l’université de Leyde, et la bourgeoisie derrière eux, tout ce qui représente en littérature et en art le grand parti de l’ordre. Quoi de plus logique ! la toux querelle l’ouragan.
Aux pauvres d’esprit s’ajoutent ceux qui ont trop d’esprit. Les sceptiques prêtent main-forte aux jocrisses. Les génies, à peu d’exceptions près, sont fiers et sévères ; ils ont cela dans la moelle des os. Ils ont dans leur compagnie Juvénal, Agrippa d’Aubigné et Milton ; ils sont volontiers revêches, méprisent le panem et circenses, s’apprivoisent peu et grondent. On les raille agréablement. C’est bien fait.
Ah ! poëte ! ah ! Milton ! ah ! Juvénal ! ah ! vous entretenez la résistance, ah ! vous perpétuez le désintéressement, ah ! vous rapprochez ces deux tisons, la foi et la volonté, pour en faire jaillir la flamme ! ah ! il y a de la vestale en vous, vieux mécontent ! ah ! vous avez un autel, la patrie ! ah ! vous avez un trépied, l’idéal ! ah ! vous croyez aux droits de l’homme, à l’émancipation, à l’avenir, au progrès, au beau, au juste, au grand, prenez garde, vous vous arriérez. Toute cette vertu, c’est de l’entêtement. Vous émigrez dans l’honneur, mais vous émigrez. Cet héroïsme ne sied plus. Il ne va plus à l’air de notre époque. Il vient un moment où le feu sacré n’est plus à la mode. Poëte, vous croyez au droit et à la vérité, vous n’êtes plus de votre temps. À force d’être éternel, vous passez.
Tant pis, sans nul doute, pour ces génies bougons, habitués au grand, et dédaigneux de ce qui n’est plus cela. Ils sont tardigrades lorsqu’il s’agit de honte ; ils sont ankylosés dans le refus de courbette ; quand le succès passe, honnête ou non, mais salué, ils ont une barre de fer dans la colonne vertébrale. Ceci les regarde. Tant pis pour ces gens de la vieille mode et de la vieille Rome. Ils sont de l’antiquité, et de l’antiquaille. Se hérisser à tout propos, c’était bon jadis ; on ne porte plus de ces grandes crinières-là ; les lions sont perruques. La révolution française a tout à l’heure soixante-quinze ans ; à cet âge, on radote. Les gens d’à présent entendent être de leur temps, et même de leur minute. Certes, nous n’y trouvons rien à reprendre. Ce qui est doit être ; il est excellent que ce qui existe, existe ; les formes de prospérité publique sont diverses ; une génération n’est pas tenue de répéter l’autre ; Caton calquait Phocion, Trimalcion ressemble moins, c’est de l’indépendance. Vous autres vieillards de mauvaise humeur, vous voulez que nous nous émancipions ? Soit. Nous nous débarrassons de l’imitation de Timoléon, de Thraséas, d’Artevelde, de Thomas Morus, de Hampden. C’est notre façon de nous délivrer. Vous voulez de la révolte, en voilà. Vous voulez de l’insurrection, nous nous insurgeons contre notre droit. Nous nous affranchissons du souci d’être libres. Être des citoyens, c’est lourd. Des droits enchevêtrés d’obligations sont des entraves pour qui a envie de jouir tout bonnement. Être guidés par la conscience et la vérité dans tous les pas que nous faisons, c’est fatigant. Nous entendons marcher sans lisières, et sans principes. Le devoir est une chaîne ; nous brisons nos fers. Que vient-on nous parler de Franklin ? Franklin est une copie d’Aristide, assez servile. Nous poussons l’horreur du servilisme jusqu’à préférer Grimod de la Reynière. Bien manger et bien boire est un but. Chaque époque a sa manière à elle d’être libre. L’orgie est une liberté. Cette façon de raisonner est triomphante, y adhérer est sage. Il y a eu, c’est vrai, des époques où l’on pensait autrement ; dans ces temps-là les choses sur lesquelles on marchait le prenaient quelquefois mal, et se soulevaient ; mais c’était l’ancien genre, ridicule maintenant, et il faut laisser dire les fâcheux et les grognons affirmant qu’il y avait plus de notion du droit, de la justice et de l’honneur dans les pavés d’autrefois que dans les hommes d’aujourd’hui.
Les rhétoriques, officielles et officieuses, nous avons signalé cette sagesse, prennent de fortes précautions contre les génies. Ils sont peu universitaires ; qui plus est, ils manquent de platitude. Ce sont des lyriques, des coloristes, des enthousiastes, des fascinateurs, des possédés, des exaltés, des « enragés », nous avons lu le mot, des êtres, qui, lorsque tout le monde est petit, ont la manie de « faire grand ». Que sais-je ? ils ont tous les vices. Un médecin a récemment découvert que le génie est une variété de la folie. Ils sont Michel-Ange maniant des colosses ; ils sont Rembrandt peignant avec une palette toute barbouillée de rayons de soleil ; ils sont Dante, Rabelais et Shakespeare, excessifs. Ils vous apportent un art farouche, rugissant, flamboyant, échevelé comme le lion et la comète. Quelle horreur ! On se coalise contre eux, et l’on fait bien. Il y a, par bonheur, les teetotallers de l’éloquence et de la poésie. J’aime la pâleur, disait un jour un bourgeois de lettres. Le bourgeois de lettres existe. Les rhétoriques, inquiètes des contagions et des pestes qui sont dans le génie, recommandent avec une haute raison, que nous avons louée, la tempérance, la modération, le « bon sens », l’art de se borner, les écrivains expurgés, émondés, taillés, réglés, le culte des qualités que les malveillants appellent négatives, la continence, l’abstinence, Joseph, Scipion, les buveurs d’eau ; tout cela est excellent ; seulement il faut prévenir les jeunes élèves qu’à prendre ces sages préceptes trop au pied de la lettre on court risque de glorifier une chasteté d’eunuque. J’admire Bayard, soit ; j’admire moins Origène.
VI
Résumé : Les grands esprits sont importuns ; les éconduire quelque peu est judicieux.
Après tout, achevons d’en convenir et complétons le réquisitoire, il y a du vrai dans les reproches qu’on leur fait. Cette colère se conçoit. Le fort, le grand, le lumineux, sont, à un certain point de vue, des choses blessantes. Être dépassé n’est jamais agréable ; se sentir inférieur, c’est être offensé. Le beau existe tellement par lui-même qu’il n’a, certes, nul besoin d’orgueil ; mais qu’importe, la médiocrité humaine étant donnée, il humilie en même temps qu’il enchante ; il semble que naturellement la beauté soit un vase à orgueil, on l’en suppose remplie, on cherche à se venger du plaisir qu’elle vous fait, et ce mot, superbe, finit par avoir deux sens, dont l’un met en défiance contre l’autre. C’est la faute du beau, nous l’avons dit déjà. Il excède. Un croquis de Piranèse vous déroute ; une poignée de main d’Hercule vous meurtrit. Le grand a des torts. Il est naïf, mais encombrant. La tempête croit vous arroser, elle vous noie ; l’astre croit vous éclairer, il vous éblouit, quelquefois il vous aveugle. Le Nil féconde, mais déborde. Le trop n’est pas commode ; l’habitation de l’abîme est rude ; l’infini est peu logeable. Une maisonnette est mal située sur la cataracte du Niagara ou dans le cirque de Gavarnie ; il est malaisé de faire ménage avec ces farouches merveilles ; pour les voir habituellement sans en être accablé, il faut être un crétin ou un génie.
L’aurore elle-même nous semble parfois immodérée ; qui la regarde en face, souffre ; l’œil, à de certains moments, pense beaucoup de mal du soleil. Ne nous étonnons donc pas des plaintes faites, des réclamations incessantes, des colères et des prudences, des cataplasmes apposés par une certaine critique, des ophthalmies habituelles aux académies et aux corps enseignants, des précautions recommandées au lecteur, et de tous les rideaux tirés et de tous les abat-jour usités contre le génie. Le génie est intolérant sans le savoir à force d’être lui-même. Quelle familiarité voulez-vous qu’on ait avec Eschyle, avec Ézéchiel, avec Dante ?
Le moi, c’est le droit à l’égoïsme. Or la première chose que font ces êtres, c’est de rudoyer le moi de chacun. Exorbitants en tout, en pensées, en images, en convictions, en émotions, en passion, en foi, quel que soit le côté de votre moi auquel ils s’adressent, ils le gênent. Votre intelligence, ils la dépassent ; votre imagination, ils lui font mal aux yeux ; votre conscience, ils la questionnent et la fouillent ; vos entrailles, ils les tordent ; votre cœur, ils le brisent ; votre âme, ils l’emportent.
L’infini qu’ils ont en eux sort d’eux et les multiplie et les transfigure devant vous à chaque instant, fatigue redoutable pour votre regard. Vous ne savez jamais avec eux où vous en êtes. À tout moment, l’imprévu. Vous ne vous attendiez qu’à des hommes, ils ne peuvent pas entrer dans votre chambre, ce sont des géants ; vous ne vous attendiez qu’à une idée, baissez la paupière, ils sont l’idéal ; vous ne vous attendiez qu’à des aigles, ils ont six ailes, ce sont des séraphins. Sont-ils donc en dehors de la nature ? est-ce que l’humanité leur manque ?
Non certes, et loin de là, et bien au contraire. Nous l’avons dit déjà, et nous y insistons, la nature et l’humanité sont en eux plus qu’en qui que ce soit. Ce sont des hommes surhumains, mais des hommes. Homo sum. Cette parole d’un poëte résume toute la poésie. Saint Paul se frappe la poitrine et dit : Peccamus. Job vous déclare qui il est : “Je suis le fils de la femme.” Ils sont des hommes. Ce qui vous trouble, c’est qu’ils sont des hommes plus que vous ; ils sont trop des hommes, pour ainsi dire. Là où vous n’avez que la parcelle, ils ont le tout ; ils portent dans leur vaste cœur l’humanité entière, et ils sont vous plus que vous-même ; vous vous reconnaissez trop dans leur œuvre ; de là votre cri. À cette nature totale, à cette humanité complète, à cette argile, qui est toute votre chair et qui en même temps est toute la terre, ils ajoutent, et ceci achève votre terreur, la réverbération prodigieuse de l’inconnu. Ils ont des échappées de révélation, et subitement, et sans crier gare, à l’instant où l’on s’y attend le moins, ils crèvent la nuée, font au zénith une trouée d’où tombe un rayon, et ils éclairent le terrestre avec le céleste. Il est tout simple qu’on recherche médiocrement leur familiarité et qu’on n’ait point le goût de voisiner avec eux.
Quiconque n’a pas une vigoureuse éducation d’âme les évite volontiers. Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes. Il faut être robuste pour ouvrir Jérémie, Ézéchiel, Job, Pindare, Lucrèce, et cet Alighieri, et ce Shakespeare. La bourgeoisie des habitudes, la vie terre à terre, le calme plat des consciences, le « bon goût » et le « bon sens », tout le petit égoïsme tranquille est dérangé, avouons-le, par ces monstres du sublime.
Pourtant, quand on s’y enfonce et quand on les lit, rien n’est plus hospitalier pour l’âme à de certaines heures que ces esprits sévères. Ils ont tout à coup une haute douceur, aussi imprévue que le reste. Ils vous disent : entrez. Ils vous reçoivent chez eux avec une fraternité d’archanges. Ils sont affectueux, tristes, mélancoliques, consolants. Vous êtes subitement à votre aise. Vous vous sentez aimé par eux ; c’est à s’en croire connu personnellement. Leur fermeté et leur fierté recouvrent une sympathie profonde ; si le granit avait un cœur, quelle bonté il aurait ! Eh bien, le génie est du granit bon. L’extrême puissance a le grand amour. Ils se mettent comme vous en prière. Ils savent bien, eux, que Dieu existe. Collez votre oreille à ces colosses, vous les entendrez palpiter. Avez-vous besoin de croire, d’aimer, de pleurer, de vous frapper la poitrine, de tomber à genoux, de lever vos mains au ciel avec confiance et sérénité, écoutez ces poëtes, ils vous aideront à monter vers la douleur saine et féconde, ils vous feront sentir l’utilité céleste de l’attendrissement. Ô bonté des forts ! leur émotion, qui peut être, s’ils veulent, tremblement de terre, et par instants si cordiale et si douce qu’elle semble le remuement d’un berceau. Ils viennent de faire naître en vous quelque chose dont ils prennent soin. Il y a de la maternité dans le génie. Faites un pas, avancez encore, surprise nouvelle, les voilà gracieux. Quant à leur grâce, c’est l’aurore même.
Les hautes montagnes ont sur leur versant tous les climats, et les grands poëtes tous les styles. Il suffit de changer de zone. Montez, c’est la tourmente ; descendez, ce sont les fleurs. Le feu intérieur s’accommode de l’hiver dehors, le glacier ne demande pas mieux que d’être cratère, et il n’y a point pour la lave de plus belle sortie qu’à travers la neige. Un brusque percement de flamme n’a rien d’étrange sur un sommet polaire. Ce contact des extrêmes fait loi dans la nature où éclatent à tout moment les coups de théâtre du sublime. Une montagne, un génie, c’est la majesté âpre. Ces masses dégagent une sorte d’intimidation religieuse. Dante n’est pas moins à pic que l’Etna. Les précipices de Shakespeare valent les gouffres du Chimboraço. Les cimes des poëtes n’ont pas moins de nuages que les sommets des monts. On y entend des roulements de tonnerres. Du reste, dans les vallons, dans les gorges, dans les plis abrités, dans les entre-deux d’escarpements, ruisseaux, oiseaux, nids, feuillages, enchantements, flores extraordinaires. Au-dessus de l’effrayante arche de l’Arveyron, au milieu de la Mer de Glace, ce paradis appelé le Jardin, l’avez-vous vu ? Quel épisode ! un chaud soleil, une ombre tiède et fraîche, une vague exsudation de parfums sur les pelouses, on ne sait quel mois de mai perpétuel blotti dans les précipices. Rien n’est plus tendre et plus exquis. Tels sont les poëtes ; telles sont les Alpes. Ces grands vieux monts horribles sont de merveilleux faiseurs de roses et de violettes ; ils se servent de l’aube et de la rosée, mieux que toutes vos prairies et que toutes vos collines, dont c’est l’état pourtant ; l’avril de la plaine est plat et vulgaire à côté du leur, et ils ont, ces vieillards immenses, dans leur ravin le plus farouche, un charmant petit printemps à eux, bien connu des abeilles.