(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XIII »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XIII »

Chapitre XIII

I. Une Visite de Noces. — II. La Princesse Georges.

I. Une Visite de noces

« Hors du temple et du sacrifice, ne montrez pas les intestins. » Je me rappelais ce beau précepte d’un ancien, en écoutant, l’autre soir, une Visite de Noces, où M. Alexandre Dumas, avec un art aussi consommé que cruel, dissèque, devant le public, un cœur gangrené. Depuis quelques années déjà, l’auteur de l’Ami des femmes exerce la morale comme une chirurgie ; il lui prête l’impudeur tranchante d’une science expérimentale qui a le droit de tout éventrer et de tout décrire. Tous les organes étant égaux devant le scalpel, il tranche dans le cœur comme dans l’estomac. Telle page de ses remarquables préfaces semble traduite, par un satirique, du traité De Matrimonio, de Sanchez. La droiture des intentions de M. Alexandre Dumas n’est pas contestable ; mais, tout en appréciant ce qu’il apporte de talent, de pénétration, de sagacité, nette et mordante, dans ces pénibles études, on peut trouver qu’il les pousse au degré où elles réclameraient le huis clos. Il oublie que la littérature finit où la pathologie commence, que l’analyse d’un caractère ne doit pas empiéter sur la dissection, qu’il est des types et des choses dont l’écrivain doit se garder, comme l’israélite du pourceau et comme le brame du paria : parce que ces choses et ces types ne sont ni de sa compétence ni de son ressort, qu’ils résistent à toutes les purifications de l’art et du style, et qu’il faut les renvoyer au lazaret dont ils dépendent, à la clinique qui les réclame et dont ils sont sujets exclusifs. La décence n’est pas seulement une vertu, c’est une vérité littéraire. Le voile ne se sépare pas de la femme ; l’habillement fait partie de l’homme. Pas plus au moral qu’au physique, il ne sied de les montrer nus sur la scène. Entre l’idéal qui transfigure et le pessimisme qui diffame la nature humaine, il y a un milieu que le drame et la comédie ne doivent pas dépasser.

Je comprends qu’on ose beaucoup dans un livre : le roman même, qui tient de l’histoire et de la critique, a des libertés presque égales. Il peut s’emparer hardiment d’une maladie des sens ou de l’âme, en scruter les plaies, en analyser les ressorts, compléter, par une étude hardie et profonde, la science de la vie à laquelle rien de ce qui est humain ne doit rester étranger. Le livre est abstrait de sa nature ; il se lit dans le cabinet, sous la lampe ; ses pages les plus vives restent toujours dans le clair-obscur. Mais transportez sur le théâtre cette physiologie crue et saignante, animez-la du mouvement de la scène, de la réalité des acteurs ; multipliez son impression par la diversité des mille spectateurs qui s’en remplissent l’esprit et les yeux ; servez, pêle-mêle, les fruits de l’Arbre du bien et du mal à cette foule souvent incapable de les discerner : qui peut affirmer la moralité d’un pareil spectacle ? Ce qui, pour l’un, n’aura été qu’un texte d’étude et de réflexion sera, pour l’autre, une révélation dangereuse. L’âme, comme le corps, a des mystères que les initiés peuvent connaître, mais qu’il ne faut pas montrer au public.

Une Visite de Noces dépasse en audace tout ce que l’auteur avait risqué jusqu’ici. C’est moins un drame qu’une opération implacable faite par un chirurgien ironique qui raille en dessous, mais ne sourcille pas. Ni préambule, ni vestibule : nous entrons, tout de suite, dans l’amphithéâtre. La fable est prête, l’instrument s’aiguise, et le patient n’est pas loin.

Cette visite de noces est rendue, un peu tardivement, par M. de Cvgneroi, accompagné de sa femme, portant entre ses bras un enfant de trois mois, à madame la comtesse Lydie de Morancé, jeune veuve qui finit à la campagne son année de deuil. L’entrevue semble périlleuse ; car la dame, comme pour un duel, a pris un témoin. Un ami dévoué, de tournure peu compromettante, M. Lebonnard, l’assiste en ce scabreux rendez-vous. Il s’agit, en effet, pour elle, de recevoir un ancien amant qui l’a abandonnée brusquement. Le premier abord est diplomatique : la comtesse complimente M. de Cygueroi, sans que sa voix tremble. Des réticences amères se glissent pourtant entre les mots polis qu’ils échangent. L’ironie voltige entre eux, comme une guêpe invisible. Resté seul avec Lebonnard, Cygneroi pousse le soupir essoufflé qui suit les corvées faites à contre-cœur, et déclare que sa femme ne reverra jamais plus son ancienne maîtresse. Et le voilà qui, tout en chantant l’épithalame de son bonheur conjugal, se prend à renier et à insulter l’amour coupable dont il a brisé la chaîne, après avoir traîné son boulet. En fin de compte, il n’a trouvé que de fausses joies dans cette liaison heureusement rompue. Et par quelles transes, par quelles terreurs, par quelles supercheries dégradantes il lui fallait payer ces heures de tête-à-tête dérobées à la vigilance d’un mari jaloux ! Pour s’écrire, ils étaient réduits à changer de sexe. Il signait Adèle, elle signait Alfred. Dans le carnaval de l’adultère, le déguisement est obligatoire. Tout compte fait, à peine a-t-il obtenu deux jours de rendez-vous ininterrompu. En trois ans, deux trains de plaisir par lesquels il est allé au Havre, dans une chambre d’auberge, dévorer hâtivement le fruit défendu. Et cette femme, après tout, il ne se souvient point de l’avoir aimée. Sa passion n’a jamais passé le désir. Jeune fille ou veuve, il n’aurait jamais demandé sa main : elle est de celles qu’on a, si l’on peut, mais qu’on n’épouse pas.

Cette vertueuse tirade n’édifie guère sur le caractère de celui qui la lance, et M. de Cygneroi produit déjà sur nous un fâcheux effet. Il ne sied pas à un galant homme d’insulter une ancienne maîtresse. C’est toujours une lâcheté de lapider la femme adultère ; mais que dire de l’homme qui l’a fait pécher, jetant sur elle le premier caillou ?

Quoi qu’il en soit, Lebonnard, qui a écouté, de son air narquois, cette palinodie, approuve fort M. de Cygneroi d’enterrer si lestement son amour défunt. Aussi bien la veuve de cet amour-là se consolait-elle à l’avance. Cygneroi n’a pas eu seulement un prédécesseur et un successeur, mais des collègues en plein exercice. Il proteste et il se récrie ; sur quoi Lebonnard lui déroule la liste de la comtesse. Ce n’est pas tout à fait celle de madame don Juan ; les mille n’y sont pas, mais les tre y sont. Don Alphonse ouvre la marche ; c’est la basse-taille du trio : un Espagnol, à la barbe de jais et au teint de bistre, ou le voit d’ici. Ensuite vient lui, Lebonnard patito très indigne, mais qui, mêlé à cet imbroglio, a obtenu de la dame cette récompense déshonnête des petits services qu’il a rendus. Lord Gamberfield, un Anglais grotesque, actuellement régnant, ferme cette dynastie interlope. Ajoutez Cygneroi, et cela forme un quadrige que la dame souvent a mené de front.

A cette révélation, Cygneroi s’indigne ; un accès de jalousie posthume le prend pour cette femme qu’il se vantait, tout à l’heure, de n’avoir jamais sérieusement aimée. Madame de Morancé, qui survient, essuie la tempête de récriminations et d’outrages qui grondait en lui. Il s’attend à la voir accablée d’humiliation, abîmée de honte ; il trouve une femme relevant, sous un petit front qui ne mugit plus, ses invectives. Elle ne nie pas les trois amants qu’il lui jette au visage, elle les avoue et elle les explique : celui-ci par l’ennui, cet autre par l’abandon, le troisième par la convoitise de la grande fortune qu’il va lui apporter, en devenant son mari. N’est-elle pas, après tout, une femme perdue par sa première faute ? Le vertige d’en bas l’a saisie : elle trouve une joie poignante à avilir l’amour qu’il avait brisé dans son cœur. Maintenant, son parti est pris, sa dernière larme est tombée. Elle s’arrange de sa déchéance et fait son lit dans sa chute. Cette confession effrontée, Lydie la fait avec une légère ivresse ; elle s’y complaît et elle insiste, la flamme aux yeux, le sourire aux lèvres. Les raffinements qu’elle y mêle semblent les vocalises d’une lascive mélodie. Il y aune sorte de volupté perverse dans la façon dont elle déshabille sa pudeur devant son amant.

C’est ici qu’éclate, à l’état aigu, ce qu’il faudrait appeler « le cas de M. de Cygneroi », ce cas impur, presque obscène, qui fait le fond de la pièce, et qui s’y étale dans toute sa hideur. Cette femme qu’il n’aimait pas tant qu’il l’a crue aimante et fidèle, il l’adore maintenant qu’il la croit souillée. La maîtresse lui semblait fade, la courtisane lui paraît exquise. Le haut fumet de corruption qu’elle exhale monte à sa tête, enivre ses sens. Chacune de ses paroles lui fait la morsure d’une cantharide. Le mépris ravive et exaspère son désir ; il entrevoit des voluptés enflammées, à travers la dépravation qu’elle lui montre. Il a faim, comme d’un gibier faisandé, de cette chair entamée par d’autres. Subitement, sans vergogne, il propose à Lydie de quitter sa femme, d’abandonner son enfant, de fuir avec elle. Le remords, le devoir, l’idée du cœur qu’il va briser, tout le sel et tout le levain moral de son être ont fondu à la chaleur de la luxure qui brûle. Ce n’est plus de la passion, c’est du rut sauvage et presque bestial. Notez que, tout à l’heure, il était un mari modèle et qu’il berçait son nouveau-né dans ses bras, avec des tendresses de père nourricier. Pour expliquer une métamorphose si monstrueuse, il ne faudrait guère moins que cette baguette de la sorcière antique qui changeait ses amants en bêtes immondes.

Il fallait un exorcisme à cette scène démoniaque ; l’air avait besoin d’être purifié. A peine Cygneroi a-t-il disparu que la jeune femme arrache son masque et fait explosion. C’est une comédie qu’elle vient de jouer, concertée avec Lebonnard, qui n’a trouvé que ce remède, impudique plutôt qu’héroïque, pour la guérir d’un indigne amour. La cure opère, comme un vomitif. Cet homme qu’elle a aimé et qui la prend pour une prostituée, ne lui inspire plus maintenant qu’indignation et dégoût. A aucun prix, elle ne veut le revoir et elle charge Lebonnard de le chasser de sa maison, comme elle le chasse de son cœur.

La pièce pouvait finir par ce grand éclat, le cauchemar par ce pur éclair. Mais l’auteur ne l’a pas voulu ; il tient son cadavre et ne le lâche pas. L’experimentum in anima vili sera poussé jusqu’au bout. Cygneroi revient donc, plus que jamais prêt à passer sur le berceau de son enfant, pour suivre sa maîtresse devenue drôlesse. Lebonnard l’arrête en ce beau chemin, et lui apprend qu’il a été dupe d’une scène bien jouée : madame de Morancé n’a, dans sa vie, que la triste faute de l’avoir aimé. Il n’a jamais été pour elle qu’un ami-servant. Don Alfonse est un amoureux en Espagne ; et lord Gamberfield qu’un Anglais pour rire. Les trois Amants imaginaires, tel pourrait être le titre de la comédie qui l’a mystifié. Tout d’abord, Cygneroi ne veut rien en croire, il déclare connaître la rubrique des aveux qu’on a laissé échapper, dans un accès de franchise, et qu’on essaie ensuite de rattraper en les rétractant. Lebonnard insiste et il prouve. Voilà un homme qui se dégrise et qui se refroidit à vue d’œil. Quoi ! l’Espagnol était un mythe et Lebonnard une chimère ! il ne peut même plus compter sur l’Anglais ! Chaque tache de boue qu’on efface de sa maîtresse est, pour lui, un charme enlevé. Mais, si Lydie est une honnête femme, qu’a-t-il donc besoin de l’enlever ? N’a-t-il pas la sienne ? Sur quoi il s’enfuit, et en toute hâte, comme un homme qu’on allait voler et qui court encore. Le cynisme n’a jamais poussé un cri plus complet.

Voilà, sur ma parole, un abominable homme !

Mais le tort de l’auteur a été de poser en type un petit monstre à mettre sous verre, dans un cabinet de raretés morales. « Les hommes ne sont pas jaloux parce qu’ils sont amoureux ; ils sont amoureux parce qu’ils sont jaloux. » Tel est, en effet, le proverbe de la pièce et son mot final. Le pessimisme en personne n’admettrait pas un pareil axiome. Que l’amour, plus fort que la mort, soit aussi plus fort que le mépris, ce phénomène humiliant est prouvé par d’innombrables exemples. Quelquefois encore, il peut renaître du mépris lui-même : le phénix consumé ressuscite de la boue mêlée à ses cendres. Mais que, dans un être organisé à l’état normal, le mépris soit le principe et la substance de l’amour, que l’homme préfère, d’instinct, la courtisane à la vierge et l’abreuvoir à la source vive ; que les taches fassent, pour lui, partie de la séduction de la femme, comme elles font partie de la beauté de la bête, c’est là un paradoxe excessif qui calomnie la nature humaine. Sa conséquence serait de détruire la jalousie même, qui, d’après ce système, ne serait plus qu’un aphrodisiaque excitant. Othello, croyant aux mensonges d’Iago, n’en trouverait sa femme que plus désirable. Il se mettrait au lit avec Desdémone, au lieu de l’étouffer sous son oreiller.

L’idée traitée par M. Dumas n’est pas tout à fait nouvelle : M. Emile Augier l’avait mise en scène dans son drame de Paul Forestier. Comme Cygneroi, Paul Forestier a quitté, pour se marier, une maîtresse. La nuit même de ses noces, par une sorte de talion infâme, Léa se livre au premier venu. L’amant apprend cette prostitution vengeresse ; le voilà remordu au cœur, plus que jamais fou d’amour. Cette réaction était déjà outrée et choquante ; mais Paul Forestier a, du moins, passionnément aimé la femme vers laquelle la jalousie le ramène. Le feu mal éteint couvait dans son cœur : il se rallume au souffle de la colère. Ce phénomène est dans la nature ; on le comprend en le condamnant. Ici, l’amant transi, devant la femme sincère et fidèle, ne dégèle et ne s’enflamme que lorsqu’il la prend pour une pécheresse éhontée. Ce n’est pas quoique, c’est parce que impure qu’il la convoite et qu’il la désire. Il dédaignait la Vénus pudique, il adore Vénus vulgivague. Nous sortons de la règle pour entrer dans l’exception dépravée.

Comment admettre qu’une femme, délicate et fière, telle que madame de Morancé nous est présentée, consente à jouer ce rôle de fausse courtisane ? Un pareil masque salit le front qui le porte. Les faux aveux qu’il oblige à faire équivalent à leur vérité. Honnête comme on nous l’assure, elle ne peut songer à débaucher son ancien amant du berceau de son enfant, des bras de sa femme. C’est donc pour soutenir une gageure ? Le jeu ne vaut pas la chandelle de ce bas et sordide amour si grossièrement rallumé.

La talent n’est pas en cause ; rarement l’auteur a montré une dextérité plus précise, un esprit plus net et plus acéré. L’impression, au fond, reste desséchante et amère. L’art est-il fait pour des expériences si cruelles, pour un désabusement si glacial ? Son rôle n’est-il point d’embellir la vie, de la voiler et de l’attendrir, plutôt que de tordre ses fibres intimes, pour en extraire la lie et le fiel ? Il semble qu’une piqûre anatomique vous ait atteint au milieu de cette brillante autopsie ; on en sort l’esprit aigri et comme ulcéré par un fin poison.

II. La Princesse Georges

L’égalité de l’homme et de la femme devant l’adultère, le droit de mort donné à l’épouse trahie, aussi bien qu’au mari trompé : telle est l’idée que M. Dumas a mise en scène dans la Princesse Georges. La thèse est du reste posée plutôt que plaidée : laissons la thèse et voyons le drame. Irrésistible aux deux premiers actes, il chancelle et tombe au dernier.

Séverine de Périgny a épousé, par amour, avec quatre millions de dot, le prince Georges de Birac. Le monde, qui l’honore et qui l’aime, l’appelle « la princesse Georges », avec une sorte de familiarité respectueuse et tendre. Ce nom vaillant est comme une aigrette chevaleresque qu’il lui met au front.

Lorsque la toile se lève, la princesse Georges est jalouse. Après un an de mariage, son bonheur vient de se briser en éclats. Son mari la trompe avec la comtesse Sylvanie de Terremonde, une amie intime, à qui elle dit tu, qui loge dans l’hôtel contigu au sien, presque sous le même toit… La trahison est double ; c’est un poignard à deux tranchants qu’elle a dans le cœur. Une lettre anonyme l’a avertie, comme un cri poussé dans l’obscurité. Elle a fait suivre par une camériste dévouée le prince qui l’a quittée, la veille, en lui disant qu’il allait chasser, à Versailles. Il s’est croisé dans la gare de l’Ouest avec la comtesse, sans faire semblant de la reconnaître. Elle est montée dans le wagon des dames ; il a pris le compartiment des fumeurs. A Rouen, la bifurcation s’est rejointe. Le prince et la comtesse sont montés dans la même voiture et ont passé la nuit dans le même hôtel.

« Voilà la cause, ô mon âme ! » comme dit Othello de Shakespeare. Voilà pourquoi la noble femme se désespère et s’indigne. Voilà pourquoi, par un télégramme hâtif et désolé comme le glas d’un tocsin, elle a appelé auprès d’elle sa mère, douairière frivole, un peu étonnée du ton tragique que met sa fille à ses confidences.

C’est que la princesse Georges n’est pas une femme ordinaire. Il y a de l’or et de l’acier dans ce caractère énergique et pur. Le mariage est, pour elle, une réciprocité ardente et loyale. Elle le conçoit selon la fière formule de la loi romaine : ubi tu Caïus, ibi ego Caïa, « là où tu seras Caïus, je serai Caïa. » Elle aime passionnément son mari, elle s’est donnée à lui corps et âme ; donc elle a le droit d’exiger qu’il se donne à elle tout entier. Et cet amour qui est sa vie, son bien, son trésor, on veut le lui prendre en brisant son être ! Non, elle luttera, elle se défendra, comme elle ferait contre des meurtriers, contre des voleurs. Mais comment ? par quels moyens et par quels recours ? Il n’y a pas de contraintes pour ressaisir l’amour qui s’échappe ; la loi ne lui offre que des satisfactions dérisoires. Ainsi prise entre des malheurs sans issue, la princesse Georges ressemble à une femme qui, attaquée dans sa chambre, dans son lit, se redresserait éperdument et courrait partout, en cherchant des armes.

Cependant, le mari revient de son voyage adultère. Séverine l’interroge ardemment, les yeux sur ses yeux. Il soutient sans rougir, leur feu pur et clair ; il ment avec un imperturbable sourire, avec des adresses qui éludent et des tendresses qui persuadent. Ce voyage à Rouen n’était que le dénouement d’une ancienne liaison, la vieille histoire des lettres à rendre et du dernier rendez-vous. Demain, ils partiront ensemble, pour fuir jusqu’à l’ombre de la tentation. Or, demain, c’est avec sa maîtresse qu’il doit s’évader, en emportant deux millions volés à sa femme. Le notaire de la famille, auquel il vient de les enlever, s’effrayait, tout à l’heure de ce détournement mystérieux, comme d’un larcin domestique. Mais la princesse a la foi de sa candeur, l’aveuglement de l’amour. La voilà subjuguée par la voix de son mari, reprise par ses caresses. Plus enivrée que confiante, voulant le croire malgré tout, elle se jette entre ses bras, et s’y berce comme un enfant, pour endormir l’angoisse douloureuse qui l’oppresse encore. Elle lui dit mille choses touchantes et poignantes : qu’il est à elle, qu’elle le garde, qu’elle ne saurait vivre sans lui, qu’elle l’aimerait mieux mort qu’infidèle. Une sourde menace gronde, par moments, à travers tant de douces paroles ; un éclair luit sous ses yeux humides, où brillent les belles larmes des réconciliations amoureuses : mais il passe et s’éteint, bientôt, dans une effusion de tendresse. Rien de chaste et rien de touchant comme cet élan d’une jeune âme blessée, ressaisissant la vie, se rattachant au bonheur qu’elle croyait perdu. Pause délicieuse entre deux orages ! Cela fait l’effet d’une fleur respirée, au bord d’un abîme.

Donc, Séverine a recouvré la paix de son cœur ; elle croit et elle aime ; le prince lui a même fait promettre de recevoir, madame de Terremonde, ce soir, tout à l’heure, comme d’habitude, le sourire aux lèvres. A peine est-il sorti, que le serpent qui la ronge, un instant engourdi, se redresse, la remord au cœur. Si c’était une rupture ! pourquoi a-t-il passé la nuit avec elle ? Le charme est rompu, la plaie s’est rouverte.

Le second acte, c’est la soirée où les deux rivales vont se retrouver face à face. Il appartient tout entier a Sylvanie de Terremonde, qui y fait son entrée impatiemment attendue. Entrée triomphale à laquelle ne manque même pas le groupe qui dénigre. Seulement, il la précède, au lieu de la suivre. Elles sont là trois dames, à langue vipérine, qui s’emparent de la réputation de la comtesse, la criblent à jour et la déchiquètent. Il y aurait du sang sur le parquet du salon, si les médisances entraient dans la chair. Une légende antique rapporte que Laïs fut tuée, à coups d’aiguilles, aux pieds de la statue de Minerve, par les honnêtes femmes de la ville d’Athènes. Les commérages des trois railleuses rappellent ce vertueux supplice. Seulement, ce n’est pas avec les aiguilles de fileuse qu’elles égorgillent leur ennemie, mais avec les ongles lustrés au citron de mondaines envieuses plutôt qu’indignées. Nous apprenons par elles que Sylvanie, fille d’une mère équivoque, a du sang de courtisane dans les veines, et qu’elle chasse âprement de race. Sa première proie a été son mari, le comte de Terremonde, une espèce de sanglier d’Érymanthe pris d’un coup de filet. En quelques mois, elle a dépecé sa fortune. Maintenant qu’il est ruiné, elle s’attaque aux quatre millions du prince de Birac, tout en guettant, du coin de l’œil, le patrimoine de M. de Fondette, un petit jeune homme affolé d’amour. Cette femme insatiable a la froideur du vampire. Absorbante et vide, comme un gouffre, elle prend tout et elle ne rend rien, pas même la volupté qu’elle inspire. Son coeur est stérile, ses sens sont glacés. « Ô ma hien-aimée ! pourraient, comme le poète, lui dire ses amants, l’été, le brûlant été réside sur tes joues ; mais l’hiver, le froid hiver habite dans ton cœur. ».

Enfin, le monstre arrive, annoncé par ces fanfares injurieuses, un monstre de la plus pure et de la plus calme beauté. C’est vraiment un type grandement taillé que celui de Sylvanie de Terremonde. L’âme est, absente de son corps superbe. Sa corruption est si naturelle qu’elle prend l’irresponsabilité d’un instinct. Elle a besoin de luxe, comme on a besoin d’air. Elle en prend n’importe où, sans remords, dans la prostitution et dans l’adultère, comme on boit de l’eau à une mare lorsque l’on est altéré. L’éclat est son élément. Ses diamants lui tiennent à la peau, ainsi qu’elle le dit elle-même, « comme les taches de la panthère tiennent à sa robe… Elle veut briller, elle veut resplendir, exploiter le monde et en jouir, vivre dans le rayonnement dont l’or entoure la beauté suprême ; et, pour atteindre ce but, elle marchera, d’un pas tranquille, à travers la ruine, la mort et le désespoir de toutes les existences qu’elle traversera. Cette volonté perverse a tué en elle tous les sentiments. Elle-même, répondant au notaire, qui cherche à la deviner, lui explique clairement son énigme. Comme une Vénus anatomique qui ouvrirait sa poitrine de sa propre main, elle lui montre vide l’endroit de son cœur, et, à sa place, le rouage unique et presque fatal qui la fait mouvoir. Cette femme de marbre excite pourtant des passions effrénées ; il y a de la magie dans ses yeux de diamant qu’aucune larme n’a jamais ternis. Ses amants l’aiment, comme les Indiens adorent l’idole qui les écrase sous les roues de son char. Et, de fait, c’est moins une femme vivante qu’une idole, l’idole splendide et rigide, qu’on nourrit d’encens et de chair humaine, et qui sourit indifféremment.

Il faut la voir entrer, la tête haute, dans ce salon bruyamment hostile, et le fendre d’un long sillage, et démêler, en passant, d’un mot furtif, d’un geste imperceptible, les deux ou trois intrigues dont elle tient les fils. A M. de Fondette, l’adolescent ébloui qui la regarde, du fond de sa timidité embrasée, comme un ver luisant amoureux d’un astre, elle donne un rendez-vous, sous le balcon de sa fenêtre, qui s’entrouvrira. Au prince de Birac, elle indique un billet, caché dans son manteau, qui fixe au lendemain sa fuite avec lui. Le mari, amusé par un prêt de trois cent mille francs, doit partir, cette nuit même, pour sauver son château croulant sous les hypothèques. Pendant que se trame ce complot perfide, Séverine, au piano, fiévreusement inquiète, l’œil aux aguets, l’oreille aux écoutes, module, d’une main distraite, une vague mélodie. Cela fait un émouvant jeu de scène. La victime chante, tandis que des mains encore invisibles la lient dans l’ombre et vont la tuer.

Mais, par l’entremise vigilante et avisée du notaire et par la rouerie d’un valet qui cherche fortune en fouillant dans les secrets de ses maîtres, le billet révélateur tombe entre les mains de la princesse Georges. Alors éclate une scène foudroyante. D’un élan de guerrière, Séverine s’élance sur son ennemie ; son bras se lève, comme s’il tirait une épée nue du fourreau. Penchée sur elle et prête à l’étreindre, elle la maudit à voix basse et lui crache de sanglants mépris au visage. Chaque mot marque, chaque trait déchire ; il semble qu’on entende frémir un fer rouge et siffler un fouet. On dirait qu’après lui avoir arraché son masque, elle lui casse ce masque sur la figure. — » Hors d’ici ! va-t’en, misérable ! et sans répliquer, et sans faire un signe, ou je te chasse publiquement ! » Cependant la courtisane subit, sans fléchir, ces invectives écrasantes. Elles ne courbent même pas sa tête orgueilleuse. Telle une statue grecque foudroyée, qui garderait, sous le feu du ciel, sa morgue olympienne et son sourire impassible. Son insolence se redresse à la hauteur de l’indignation qui la frappe. Elle n’avoue rien, elle ne s’explique pas, elle n’essaye point, comme une femme vulgaire ferait à sa place, de balbutier d’inutiles mensonges ; mais elle s’enveloppe lentement dans les plis d’un manteau de reine, essuie tranquillement les regards moqueurs ou irrités qui la visent, et s’éloigne d’un pas résolu. Sou attitude est si fière, que l’horreur qu’elle devrait inspirer se change en une sorte d’admiration stupéfaite. Place à Vénus Libitine, reprenant le chemin de son mausolée !

Cette terrible scène fait coup double ; l’arme immédiatement rechargée éclate de nouveau. Voici venir M. de Terremonde qui cherche sa femme. Tout à l’heure, on le comparait à un sanglier ; il en a l’œil torve et le poil hirsute : chaque fois qu’il entre, on dirait qu’il troue une broussaille. Mais ce marcassin est aussi jaloux, comme un tigre ; la polygamie est un cas de mort pour ce monogame. Sylvanie a dompté, mais non apprivoisé son sylvain farouche. Le violent mâle tient à sa femelle : gare aux amants qu’il verrait tourner autour de sa bauge conjugale ! Il les découdrait d’un coup de boutoir. La princesse Georges sait cela ; toute à sa colère, elle lui répond qu’elle vient de chasser sa femme. « Et pourquoi ? » — Parce qu’il ne lui convient pas que sa femme vienne, dans sa maison, chercher son amant. L’homme pâlit de rage, ses yeux s’injectent, sa voix devient rauque : « L’amant ? vous mentez ! et qui donc ? — Cherchez », lui crie-t-elle. L’acte finit par ce mot sifflant, acéré, mortel, qu’on voit partir en s’effrayant de la fureur qu’il va déchaîner. La toile d’une pièce est rarement tombée sur une crise plus vive et plus saisissante.

Au troisième acte, ce drame, jusqu’alors si vivant, si franc, si hardi, qui semblait gros d’un dénouement tragique, avorte subitement. Il tâtonne, il frappe à côté, il dévie, par un étrange égarement, de l’inflexible voie qu’il s’était tracée et se perd dans un terrain vague, sans issue et sans direction.

La princesse Georges rentre dans sa chambre, la tête en feu, le cœur déchiré : son mari la trahit, la ruine, l’abandonne ; il va la laisser seule, comme dans un désert, à un veuvage désolé par toutes les horreurs de la jalousie. Que faire pour empêcher ce crime ? après ce meurtre moral, pourra-t elle revivre, du moins, d’une nouvelle existence ? Elle questionne le notaire, elle interroge sa mère ; la famille et la loi lui répondent par des fins de non-recevoir. Dans d’autres pays, une issue lui serait ouverte, le divorce. Le Code français a muré cette porte ; il ne lui offre qu’une triste et sombre impasse, pleine de risques et de scandales : un procès en séparation. Au fond de cette impasse, sa chambre de jeune fille, dans la maison maternelle, asile équivoque, exposé à tous les bruits de la calomnie, où elle végétera sans appui. Voilà tout ce que la société peut faire pour la femme délaissée qui veut rester pure. C’est bien ! elle avisera, elle verra, elle prendra une résolution extrême et suprême. Elle se fera juge de sa propre cause, puisque toute justice lui est refusée. À ce moment, un frémissement parcourait la salle. On sentait que la princesse Georges venait de juger son mari et qu’elle l’avait condamné. L’attente était au comble de l’émotion et de la terreur.

Justement Némésis lui envoie un de ses esclaves. Le laquais diplomatique qui circule dans la pièce, espionnant des deux yeux, rusant des deux mains, tantôt pour la princesse, tantôt pour le prince, vient lui apprendre que M. de Terremonde, après un faux départ, est rentré chez lui, qu’il s’est embusqué, un pistolet au poing, derrière la porte de son hôtel, et qu’il attend là, à l’affût, l’amant annoncé. Ce valet craint que son maître ne tombe dans le piège et il vient prévenir madame du danger qu’il court. L’avis est bon, mais la bouche par laquelle il passe lui donne l’accent d’un dernier outrage. Ainsi la livrée furète dans les plus intimes secrets de son cœur ; son alcôve donne dans l’antichambre ; sa pudeur est déshabillée, maniée, exploitée par des mains serviles ! Rien ne manque à son supplice ; après la lie de l’affront, il faut qu’elle boive sa souillure.

La princesse fait appeler son mari ; elle lui dit qu’elle sait tout, elle le confesse, elle l’adjure. C’est ici que le drame commence à se perdre. Ce gentilhomme faux et froid, dont nous ne connaissions jusqu’ici que la dissimulation correctement boutonnée, se débraille tout à coup et devient cynique. Son amour ressemble à de l’ivrognerie ; il réplique par des éclats insultants aux supplications de sa femme ; il étale devant elle ses grossiers transports, il l’accuse de calomnier sa maîtresse, lorsqu’elle l’avertit que Sylvanie a d’autres amants. Aux serments sacrés que l’épouse trahie lui rappelle, il oppose le serment parjure qui le rive à cette prostituée. C’est trop, beaucoup trop ; le dégoût survient et glace déjà la terreur. Certes, la passion est une redoutable sorcière : elle a des philtres qui rendent fous et des enchantements qui dépravent. Mais l’ensorcellement brutal du prince Georges excède outrageusement sa puissance. Quoi ! pas une lueur de repentir, pas un mouvement de bonté, pas un mot d’affection ou de compassion pour l’admirable femme qui se traîne et s’humilie à ses pieds ! Et c’est un gentilhomme qui, à défaut de cœur, devrait, du moins, avoir de l’honneur, que nous voyons déchoir et tomber si bas ! En vérité, devant ce prince si monstrueusement dégradé, je me rappelle Saint-Simon nous rapportant le mot indigné qui échappa à mademoiselle de Sabran, dans une orgie de la Régence. Prise d’une nausée amère, à la vue de ces princes du sang, de ces grands seigneurs avilis par l’ivresse et par la luxure, elle s’écria que les princes et les laquais « avaient été faits de la même pâte, que Dieu avait, dans la création, séparée de celle dont il avait tiré tous les autres hommes. »

Il va donc aller à ce rendez-vous où l’attend la mort ; la princesse n’a qu’à le laisser partir pour être vengée. Tout l’excite à le pousser vers le châtiment : son ressentiment, sa nature ardente, l’idée de justice et de talion conjugal qu’elle n’a, jusqu’ici, cessé de poursuivre ; l’espoir, à jamais perdu, de ramener cet homme perverti par une passion basse… A peine a-t-il fait un pas vers la porte qu’elle se jette au-devant de lui et, de ses bras ouverts, qui bientôt l’enlacent, lui barre le passage. — « N’y va pas ! il te tuerait ! » A ce mot, la vengeresse tombe ; son caractère s’efface, son originalité disparaît. Le drame perd toute logique et toute raison d’être ; sa conception vigoureuse se termine par une déception.

Que nous importe, à présent, le coup de feu qui retentit derrière la coulisse et l’entrée effarée de M. de Terremonde venant nous apprendre qu’il a tué le petit Fondette, pris eu flagrant délit d’escalade galante ? Les coups de pistolet, tirés à la cantonade, ratent d’ordinaire et ne portent pas. Celui-ci n’a éveillé, dans la mémoire du public, que le risible dénouement des Intimes de M. Sardou. On s’est rappelé le mari burlesque qui s’élance hors de sa chambre, en saisissant un fusil. On croit qu’il va tuer l’amant de sa femme ; il reparaît en secouant triomphalement un renard qui dévastait ses cactus. C’est bien, en effet, une bête inoffensive que vient d’immoler ce hobereau furibond. Le petit Fondette joue, dans la pièce, le rôle de la biche substituée à Iphigénie, sous le couteau de Chaleas. Le comparse paye pour le personnage vraiment odieux et vraiment coupable : cote mal taillée, s’il en fut jamais !

Ce dénouement n’est pas seulement injuste, il est impossible, sans lendemain et sans avenir. Quelle vie vont mener ce mari et cette femme remis à la chaîne, mais non réunis ? Séverine aura beau pardonner, — et le pardon est pour elle l’abjuration de son être, — le prince aura beau se repentir, — et il paraît incapable d’un sérieux retour, — toute intimité est, entre eux, à jamais détruite.

Quel dommage ! un drame lancé d’une main si forte et si sûre, et qui s’abat sur lui-même, en touchant le but ! il survivra peut-être à sa défaillance. Les deux premiers actes entraîneront le troisième et vaincront pour lui.