(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — I. » pp. 162-179
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — I. » pp. 162-179

I.

On a dit que « la lie même de la littérature des Grecs dans sa vieillesse offre un résidu délicat ». Il en est un peu de même pour la littérature du siècle de Louis XIV. J’en voudrais donner aujourd’hui un exemple en m’occupant d’un personnage qui a été médiocrement remarqué jusqu’ici44, qui n’a été qu’un homme de société et très secondairement en scène, qu’on a rencontré un peu partout, nommé çà et là dans les mémoires du temps, et dont la figure assez effacée n’a guère laissé de souvenir qu’à ceux qui l’ont connu de plus près. Le connaître de près est pourtant facile, car il a écrit, il a fait imprimer dans sa vieillesse beaucoup de papiers sous ce titre : Recueil de différentes choses. Ce recueil en quatre volumes qui, même depuis sa réimpression, est resté rare, n’était destiné en premier lieu qu’à un petit nombre de lecteurs, et ce fut dans son château, pour plus de sûreté, que M. de Lassay le fit d’abord imprimer. On y trouve toutes sortes de pièces très mélangées, des histoires d’amour, des lettres de famille, des discussions de procès, des relations de guerre et de campagnes, des maximes, des portraits : l’auteur y entre pour très peu ; c’est l’homme de société, le vieillard oisif et amusé, qui vide pêle-mêle ses portefeuilles. À la longue, c’est absolument comme si l’on causait avec les personnes de ce monde-là. Profitons de cette facilité et donnons-nous ce plaisir : il est bon quelquefois de se détendre.

Saint-Simon, en deux ou trois endroits, a peint le marquis de Lassay en courant, et ce portrait nous le présente comme un type de ces hommes qui veulent être de tout, et qui, sans échouer absolument, n’arrivent jamais qu’à être dans l’à-peu-près ; bien moins un figurant, comme je l’ai dit pour abréger, qu’un homme qui n’a pu avoir les beaux rôles. Ce que je veux dans cet article, n’est que de faire littérairement, et à l’aide des mémoires de Lassay, le commentaire et la démontstration (sauf correctif) du portrait que Saint-Simon a donné de lui ; je laisse donc avant tout parler le maître. Saint-Simon ne rencontre Lassay qu’au milieu de sa carrière, lorsque celui-ci, âgé de quarante-quatre ans déjà (1696), fait son troisième mariage, et épouse à la fois par amour et par ambition Mlle de Châteaubriant, fille naturelle de M. le Prince (fils du Grand Condé) :

Lassay épousa à l’hôtel de Condé la bâtarde de M. le Prince et de Mlle de Montalais, qu’il avait fait légitimer. Elle était fort jolie et avait beaucoup d’esprit. Il en eut du bien et la lieutenance générale de Bresse… Lassay avait déjà été marié deux fois. D’une Sibour, qu’il perdit tout au commencement de 1675, il eut une fille unique… Il devint ensuite amoureux de la fille d’un apothicaire qui s’appelait Pajot, si belle, si modeste, si sage, si spirituelle, que Charles IV, duc de Lorraine, éperdu d’elle, la voulut épouser malgré elle, et n’en fut empêché que parce que le roi la fit enlever. Lassay, qui n’était pas de si bonne maison, l’épousa et en eut un fils unique ; puis la perdit et en pensa perdre l’esprit. Il se crut dévot, se fit une retraite charmante joignant les Incurables, et y mena quelques années une vie forte édifiante. À la fin il s’en ennuya ; il s’aperçut qu’il n’était qu’affligé, et que la dévotion passait avec la douleur. Il avait beaucoup d’esprit, mais c’était tout. Il chercha à rentrer dans le monde, et bientôt il se trouva tout au milieu. Il s’attacha à M. le Duc et à MM. les princes de Conti, avec qui il fit le voyage de Hongrie. Il n’avait jamais servi (inexact), et avait été quelque temps à faire l’important en Basse-Normandie ; il plut à M. le Duc par lui être commode à ses plaisirs, et il espéra de ce troisième mariage s’initier à la Cour sous sa protection et celle de Mme la Duchesse. Il n’y fut jamais que des faubourgs…

N’être jamais que des faubourgs, quand on vise au cœur de la place, fréquenter toute sa vie la Cour sans en avoir jamais pu être par le dedans, c’est là le cachet à la La Bruyère que Saint-Simon imprime au personnage de Lassay et qui, selon lui, le caractérise. Il lui reconnaît, d’ailleurs, des qualités : « Il avait de l’esprit, dit-il, de la lecture, de la valeur. » Disons tout de suite que Lassay, dans les aveux et les confidences qu’il nous fait sur lui-même, ne dément pas trop le jugement de Saint-Simon. Déjà vieux et hors de la carrière (et il ne mourut qu’à près de quatre-vingt-six ans), il disait avec un soupir, en rejetant ses regards sur le passé :

Je m’en irai sans avoir déballé ma marchandise ; et comme on ne m’a jamais mis en œuvre, on ne saura point si j’étais propre à quelque chose ; je ne le saurai pas moi-même : je m’en doute pourtant, et, croyant me sentir des talents, il y a eu des temps dans ma vie où je me suis trouvé affligé en songeant qu’ils étaient perdus, et en les comparant avec ceux des personnes à qui je voyais occuper les premières places.

En essayant, sans trop d’effort, de rejoindre ensemble ce que Saint-Simon nous dit de Lassay et ce que Lassay nous dit de lui-même, il arrivera pourtant que nous serons peut-être plus indulgent envers l’homme : c’est un résultat moins rare qu’on ne pense. Les hommes vus de près et dans l’intérieur sont souvent pires, mais quelquefois aussi ils valent mieux que quand on ne les voit et qu’on ne les juge que d’après le monde et sur l’étiquette de la renommée. Cela m’est déjà arrivé une fois à l’occasion de M. d’Antin ; nous le vérifierons encore aujourd’hui sur M. de Lassay, que nous allons trouver, au milieu de ses diversités de conduite, un homme d’esprit, de lecture et de coup d’œil.

Né le 28 mai 1652, de l’ancienne famille de Madaillan, originaire de Guyenne, fils du marquis de Montataire, père très peu tendre, il s’émancipa de bonne heure. Cet homme, qui passera une grande partie de sa vie auprès des grands et à s’insinuer dans leur fortune, avait en lui un certain principe d’indépendance le plus contraire au métier de courtisan ; il n’aimait pas à être soumis ni à obéir :

Je ne me soucie point de commander, disait-il, mais l’obéissance m’est insupportable. — Ce sentiment, ajoutait-il, est né avec moi ; je l’ai eu dès mon enfance, et à peine en étais-je sorti, que je secouai le joug de la domination paternelle aux dépens de tout ce qui m’en pouvait arriver ; et, pendant plusieurs années, je me réveillais la nuit avec un mouvement de joie que me donnait la pensée de ne plus dépendre de personne.

Il ne faut peut-être point chercher ailleurs la cause de la demi-fortune de Lassay et de ce qu’il resta toujours à moitié chemin de son ambition. Il avait en lui un ressort qui dérangeait le train de vie où il s’était mis et qui empêchait la suite, la persévérance nécessaire au plein succès. Son caractère n’était pas formé tout d’une chaîne, ou du moins dans cette chaîne il y avait un anneau peut-être d’un meilleur métal et plus pur que le reste : mais précisément c’était cet anneau qui rompait. Mme Sand a remarqué cela d’un des personnages de ses romans, et j’en crois l’application juste par rapport à M. de Lassay.

Il commença par servir vaillamment dès 1672, d’abord comme aide de camp du Grand Condé, puis il eut le guidon et bientôt l’enseigne de la compagnie des gendarmes de la garde du roi. À Seneffe (1674) il se trouva le seul officier sur pied de la compagnie et commanda les gendarmes durant l’action : il y reçut trois blessures et eut deux chevaux tués sous lui. Il avait fait la même année la campagne de la Franche-Comté. Il prit part aux divers sièges en Flandre, dans les années suivantes ; à la prise de Valenciennes (1677), il fut de ceux qui entrèrent les premiers dans la place. Mais durant cet intervalle s’était venu placer un événement qui fut décisif dans sa vie et qui brisa dès le commencement sa carrière. Veuf de sa première femme, en 1675, il s’éprit éperdument de Marianne Pajot, célèbre par son aventure avec le duc de Lorraine, et l’épousa. Saint-Simon nous a déjà dit un mot sur Marianne Pajot en la louant pour son esprit, sa beauté et sa sagesse. La Grande Mademoiselle, chez qui le père de Marianne avait l’office d’apothicaire et qui considérait Marianne elle-même comme une de ses domestiques, a parlé d’elle avec hauteur. Le vrai et le meilleur témoin est Lassay, qui a raconté en détail, et avec une admiration tendre, l’histoire de celle qu’il regretta toute sa vie.

Il résulte de son récit que, peu après la paix des Pyrénées, le duc Charles IV de Lorraine étant venu en France, et ayant fait avec le roi le traité par lequel il lui cédait ses États après lui et l’instituait héritier de ses duchés de Lorraine et de Bar, trouva encore à travers cela le temps de s’éprendre d’une violente passion pour Mlle Marianne, qu’il rencontrait au Luxembourg chez sa sœur Madame, épouse de Gaston duc d’Orléans. Les grâces et les qualités rares de cette jeune personne, sa distinction naturelle, l’avaient mise, même dans ce monde de cour, sur un pied tout différent de celui où la plaçaient sa condition et sa naissance. Elle plaisait à tous. M. de Lorraine, dans son empressement « s’aperçut bientôt que ce n’était pas une conquête aisée, et il l’estima assez pour la vouloir faire duchesse de Lorraine ». Le duc Charles n’était jamais en reste en fait de promesses de mariage, mais ici l’offre fut des plus sérieuses :

On peut aisément imaginer, dit Lassay, l’effet que fît une telle proposition sur une jeune personne dont l’âme était noble et élevée ; elle regarda un honneur si surprenant avec modestie, mais elle n’en fut point éblouie au point de s’en croire indigne. M. de Lorraine parla à ses parents de ses intentions, et la chose alla si loin qu’il y eut un contrat de mariage fait dans toutes les formes ; que les bans furent publiés, et le jour pris pour faire le mariage.

Le contrat qu’on a est à la date du 18 avril 1662, « fait et passé en la maison du sieur Tistonnet, maître apothicaire rue Saint-Honoré » ; le tout dressé en bonnes formes entre les deux parties contractantes, et en invoquant la juridiction du Parlement comme cela eût pu se pratiquer entre deux familles de bourgeois de Paris45. Le préambule motivé rend hommage à la pudeur et la sagesseg, au mérite et à la grande honnêteté de l’épousée. C’est alors que les derniers efforts furent tentés auprès de Louis XIV de la part de Madame, sœur du duc, pour rompre cette mésalliance. La raison d’État intervint, et le secrétaire d’État Le Tellier, instruit de ce qui se passait, et qui avait fait avec M. de Lorraine le traité par lequel les duchés devaient être cédés au roi, conseilla de profiter de la conjoncture et de cet intérêt de passion pour tâcher d’obtenir ou confirmation ou mieux commencement d’exécution immédiate de ce qui avait été convenu. Le conseil donné et agréé du roi, il n’y avait pas un moment à perdre, car le mariage était près d’être consommé. M. Le Tellier, accompagné d’un officier et de trente gardes, se rendit aussitôt à la maison où il savait qu’était Mlle Marianne : il la trouva à table chez un de ses oncles où se faisait le festin de noces, avec sa famille, et le duc de Lorraine à son côté :

Je crois, dit Lassay, que la surprise fut grande de voir arriver M. Le Tellier, qui demanda à parler en particulier à la mariée. Il remplit son ordre en homme qui avait fort envie de réussir ; il lui fit envisager tout ce qu’elle avait à craindre et à espérer, et il lui dit enfin qu’il ne tenait qu’à elle d’être reconnue le lendemain duchesse de Lorraine par le roi ; qu’elle n’avait qu’à faire signer à M. de Lorraine un papier qu’il avait apporté avec lui et qu’il lui montra, et qu’elle serait reçue au Louvre avec tous les honneurs dus à un si haut rang ; mais que, si elle refusait de faire ce que Sa Majesté souhaitait, il y avait à la porte un de ses carrosses, trente gardes du corps et un enseigne, qui avaient ordre de la mener au couvent de La Ville-l’Évêque ; ce que Madame demandait avec beaucoup d’empressement.

L’alternative était grande, et il y avait lieu d’être tentée. Marianne ne balança pas un moment, et elle répondit à M. Le Tellier qu’elle aimait beaucoup mieux demeurer Marianne que d’être duchesse de Lorraine aux conditions qu’on lui proposait ; et que, si elle avait quelque pouvoir sur l’esprit de M. de Lorraine, elle ne s’en servirait jamais pour lui faire faire une chose si contraire à son honneur et à ses intérêts ; qu’elle se reprochait déjà assez le mariage que l’amitié qu’il avait pour elle lui faisait faire. M. Le Tellier, touché d’un procédé si noble, lui dit qu’on lui donnerait, si elle voulait, vingt-quatre heures pour y songer. Elle répondit que son parti était pris, et qu’elle n’avait que faire d’y penser davantage ; et puis elle rentra dans la chambre où était la compagnie pour prendre congé de M. de Lorraine qui, ayant appris de quoi il était question, se mil dans des transports de colère effroyables ; après l’avoir calmé autant qu’elle put, elle donna la main à M. Le Tellier, laissant la chambre toute remplie de pleurs, et monta dans le carrosse du roi sans verser une seule larme.

C’est par ce noble procédé que Marianne montrait vraiment un cœur de princesse, au moment où on lui refusait de le devenir. À quelques jours de là, elle renvoyait à M. de Lorraine la valeur d’un million de pierreries qu’il lui avait données, « lui disant qu’il ne lui convenait pas de les garder, n’ayant pas l’honneur d’être sa femme ».

Lassay n’était âgé que de dix ans au moment où arriva cette aventure, et sa jeune imagination en avait été frappée ; il avait eu l’occasion presque au sortir de l’enfance de rencontrer Marianne et s’était accoutumé à l’admirer, à l’aimer. Devenu à vingt-trois ans veuf de sa première femme, il songea à faire un mariage d’amour, et crut pourvoir au bonheur de toute sa vie en épousant une personne accomplie, mais qui était restée dans une position fausse, duchesse de Lorraine durant quelques heures, et puis bourgeoise après comme devant. Tout le monde disait du bien d’elle, et tout le monde le blâma de l’épouser. Il prit un grand parti : il rompit à peu près avec la Cour et avec la ville ; l’enseigne des gendarmes du roi quitta le service et renonça à sa charge tout en se réservant de faire les campagnes comme volontaire. C’est alors qu’il s’éloigna de Paris pour s’en aller résider plus habituellement en Basse-Normandie, et, selon les railleurs, faire le noble en province. Il avait au Mont-Canisy un château au bord de la mer, dans un site d’une beauté surprenante, « où l’on se promène, disait-il, sur les plus belles pelouses du monde, et d’où l’on voit l’univers ». Il avait d’autres terres encore voisines de là46. Il y mena quelque temps une vie d’indépendance, d’union parfaite, de bonheur sans nuage auprès de la personne distinguée qui (autant qu’on peut l’entrevoir) lui était supérieure et qui semblait l’avoir fixé. Il la perdit après peu d’années de mariage, et tomba dans un abattement et un désespoir qu’il crut éternel ; on lui doit cette justice qu’il fit tout son effort pour conserver et consacrer cette disposition d’âme, et il eût volontiers écrit alors à M. de Tréville, ou à tel autre de ses amis avancé dans la pénitence, cette belle parole qui résume toute la piété d’un deuil vertueux : « Priez Dieu d’accroître mon courage et de me laisser ma douleur. »

On a dans plusieurs lettres de lui, et dans des réflexions écrites en ce temps-là, l’expression très naturelle et très vive de ses sentiments ; il s’écriait :

Dieu a rompu la seule chaîne qui m’attachait au monde ; je n’ai plus rien à y faire qu’à mourir ; je regarde la mort comme un moment heureux… Que je me trouve jeune ! la longueur de ma vie me paraît insupportable quand je la compare à la longueur des jours que j’ai passés depuis la perte effroyable que j’ai faite. Je suis demeuré seul sur la terre… Quand on a connu le plaisir d’aimer et d’être aimé par une personne qui ne vivait que pour vous, et pour qui seule on vivait, on ne veut plus de la vie à d’autres conditions.

Il n’y a plus rien dans le monde pour moi ; je n’ai d’espérance qu’en la mort ; elle seule peut finir mes maux, il n’est pas au pouvoir de tous les hommes de me donner un moment de plaisir ; la plus aimable personne du monde n’est plus ; une personne qui ne vivait que pour moi, que la perte de la vie n’a pu occuper un moment en mourant, et qui n’a senti que la douleur de me quitter ; qui était si parfaite, que mon imagination ne me saurait fournir un endroit par où je me puisse consoler ; je ne la verrai plus. Hélas ! que je serais heureux s’il avait plu à Dieu de me réduire à l’aumône, et de me la conserver ! Nous eussions partagé nos peines, et elles n’eussent plus été des peines. À quinze ans je l’ai connue, et à quinze ans j’ai commencé à l’aimer ; depuis, cette passion a toujours réglé ma vie, et il n’y a rien que je ne lui aie sacrifié…

Il n’y a plus de lieu où j’aie envie d’aller, tout m’est égal ; ma chère Marianne donnait de la vie à tout ; et, en la perdant, tout est mort pour moi ; je découvrais tous les jours en elle de nouveaux sujets de l’aimer, sans pouvoir jamais en découvrir aucun de ne la pas aimer.

Sa douleur, comme toutes les vraies douleurs, est inépuisable dans l’expression et se complaît dans les redites. Il est sur le point de renoncer au monde sérieusement et pour jamais, à ce qu’il croit ; il se faisait arranger alors cette retraite près des Incurables dont Saint-Simon nous a parlé ; il ne la voulait d’abord que triste, monotone et sans autre douceur que celle de pleurer. Ce renoncement suprême en vue de Marianne ne lui paraissait pas même mériter le nom de sacrifice : « Je ne sens que de la joie, disait-il, en songeant que je vais, en attendant la mort, mener une vie plus triste qu’elle, et j’aime si fort ma douleur qu’il me semble que c’est encore un moindre malheur de la souffrir que de la perdre ; si ma chère Marianne la peut voir, elle lui fait plaisir. » Il haïssait les biens, les grandeurs, tout ce qu’il ne pouvait plus partager ; il n’aimait que cette douleur, la seule chose qui lui restât de son amie ; il en parlait, d’ailleurs, comme d’une peine poignante, qui le tenait cruellement éveillé durant les nuits et qui prolongeait ses insomnies jusqu’au matin, où il ne s’assoupissait qu’à la fin et par excès de fatigue : « Mais j’ai beau faire, je ne saurais perdre de vue l’objet de mon tourment. En m’éveillant, il vient se saisir de moi, et me serre le cœur avant que ma raison soit encore éveillée et m’ait appris la cause de ma douleur. » Tout cela est très vrai, d’un accent très senti, et vaut mieux que toutes les railleries du monde qui a commencé par en sourire, et qui a triomphé ensuite quand cette grande résolution n’a pas duré.

Lassay, en cet âge de vingt-six à vingt-sept ans, eut donc une peine aussi profonde que sa nature le comportait ; il eut un accès ardent de pénitence, une veine religieuse bien sincère. On a une lettre de lui « à un mari et à une femme qui s’aimaient fort, et qui avaient beaucoup de piété » ; il leur disait :

J’ai vu les jours heureux que vous voyez ; il a plu à Dieu de me faire sentir la douleur mortelle de les voir finir ; et il lui plaît encore d’entretenir cette douleur si vive dans mon cœur… Tous mes jours sont trempés dans le fiel ; je ne me repose que dans la pensée de la mort, et, ce que Dieu seul peut faire, au milieu de tout cela je suis heureux, sans perdre rien de ma douleur. Personne ne saurait connaître la douceur qu’il y a à s’affliger et à sacrifier sa douleur à Dieu, que ceux qui l’ont sentie.

Mais bientôt cette affliction pieuse qu’il chérissait, et à laquelle il s’était voué comme dans un oratoire mystérieux, eut le sort des choses humaines et s’affaiblit par degrés chaque jour. Le temps opéra, la jeunesse en lui reprit son cours, et, la dévotion lui passant d’abord et s’évanouissant, il se trouva tout étonné de l’engagement solennel qu’il avait juré. Toutes les religions se tiennent, et celle envers Dieu venant à lui manquer ne faisait qu’annoncer que son culte pour la mémoire de Marianne allait finir. Peu d’âmes sont assez fermes, peu de cœurs assez profondément tendres pour savoir conserver une grande douleur. Dès l’abord, M. de Tréville, cet homme d’esprit, cet ancien ami de Madame Henriette d’Angleterre, devenu l’un des amis de Port-Royal, ce pénitent sincère, mais qui avait lui-même ses variations, avait averti Lassay en essayant de le consoler ; et ce dernier lui répondait :

Je sais que vous me faites l’honneur de me dire que le temps adoucit les douleurs les plus vives ; mais les grandes afflictions font le même effet sur l’âme que les grandes maladies font sur le corps : quoique l’on en guérisse, le tempérament est attaqué ; on vit, mais on ne jouit plus d’une santé parfaite : il en est de même de l’âme, elle ne peut plus jamais sentir une joie pure.

Malgré tout cela, après quelque temps, après quelques années de ce genre de vie, Lassay, qui avait remis un pied dans la société tout en ayant l’autre dans la retraite, comprit trop bien qu’il n’y pouvait tenir, et que ce qui, dans le principe, avait été de sa part une consécration pieuse envers une chère défunte, n’était plus qu’une gageure d’amour-propre envers le monde. Il prit son parti et résolut de se remettre dans le train ordinaire par quelque coup d’éclat, qui rompît avec le passé. La victoire de Sobieski devant Vienne retentissait dans l’Occident. Les jeunes princes de Conti partaient alors secrètement pour faire leurs premières armes en Hongrie et guerroyer contre les Turcs ; Lassay s’arrangea pour être avec eux de l’entreprise et de la croisade. Au moment de partir, il écrivait naïvement à la maréchale de Schomberg ses raisons et ses excuses :

Demeurer aux Incurables sans dévotion, lui disait-il, être à Paris sans voir le roi, porter une épée à mon côté sans aller à la guerre, passer ma vie avec des femmes sans être amoureux d’aucune, était une vie qui me rendait trop ridicule à mes yeux pour que je la pusse supporter plus longtemps.

Quiconque redevient si sensible à l’impression du ridicule et à la raillerie n’est plus bien affligé. Lassay pourtant voulait encore le paraître, et il ajoutait comme dernière raison à toutes les autres sa douleur et l’idée de celle qu’il avait perdue et qui lui était, disait-il, aussi présente que le premier jour. La différence toutefois, c’est qu’il était arrivé à cette période finale où l’on cherche à se distraire de sa douleur ; il n’était plus dans celle où on la veut nourrir en silence et honorer.

Il a raconté dans une relation historique fort précise, et dans des lettres écrites au maréchal de Bellefonds, toute cette campagne de Hongrie contre les Turcs (1685). Les généraux allemands dans cette guerre étaient l’électeur de Bavière et, avant tout, le duc de Lorraine (neveu de celui qui avait autrefois voulu épouser Marianne). La campagne fut assez faiblement menée des deux parts ; elle commença tard et finit tôt. Il y eut pourtant deux sièges et une bataille. Les jeunes princes amoureux du métier des armes y étaient accourus de tous côtés et s’y étaient donné rendez-vous comme à une école : « Il y a une si grande quantité de princes dans notre armée que je ne crois pas qu’on en ait jamais vu tant ailleurs, hors dans les romans. » Le prince Eugène, à ses débuts, y était. Les princes de Conti y firent leurs preuves, et le plus jeune qui survécut à son frère, et qui fut le Conti élève du Grand Condé, le Conti de Steinkerque et de Neerwinden, y montra des vues et des intentions de capitaine. Lassay nous fait bien connaître le caractère des généraux, les tâtonnements et les fautes, les qualités et les différences de tactique des deux armées ; enfin son récit a de la netteté et montre du jugement. Lorsque le duc de Lorraine s’est porté du siège de Neuhaeusel qu’il est sur le point de prendre, au secours de Gran que les Turcs étaient près de forcer, on assiste à toute cette marche et à tous les accidents qui précédèrent la bataille ; la rapidité des Turcs, leur hardiesse à passer et repasser un ruisseau assez large et profond dont les bords sont escarpés, sous les yeux d’une armée ennemie de trente mille hommes, est bien rendue : « Il faut avouer que cette nation-là fait de belles diligences. » Pendant la bataille, les trois charges des Turcs, dont la première s’annonçait comme vive et dont la dernière est tout à fait molle, se dessinent aux yeux. Au moment de la première charge, voyant qu’on ne s’ébranlait pas, ils s’arrêtèrent à vingt ou trente pas des escadrons et bataillons allemands, sauf un petit nombre qui poussèrent à fond :

Dans ce moment, dit Lassay, nos petites pièces de canon ayant commencé à tirer, et les bataillons à faire un feu prodigieux, on leur vit faire un mouvement quasi pareil à celui que fait le blé qui est agité par le vent ; et ensuite ils tournèrent, mais assez lentement ; toute notre ligne s’ébranla pour les suivre, mais fort lentement aussi, craignant de se rompre…

En un mot, toutes les particularités et les circonstances de cette victoire de Gran se comprennent à merveille par le récit de Lassay. Il nous fait voir le houssard hongrois, le houssard primitif, avec ses fuites rapides et ses retours aussi prompts : « Ce sont gens qui vont bon train, montés sur de petits chevaux maigres, ayant sur le dos des peaux de loups, auxquelles ceux qui ont fait quelque belle action joignent des ailes d’aigles. » Il a, çà et là, des traits assez pittoresques en passant.

Aussitôt la campagne finie, les princes de Conti revinrent en France où ils avaient à se faire pardonner de Louis XIV, étant partis sans sa permission. Lassay, qui ne revint point avec eux, aurait bien voulu désarmer pour son compte le mécontentement du roi, qui à son égard datait de plus loin47 : dans une lettre sérieuse, assez politique, et où il mêle des vues sur les armées, sur les finances et l’administration des États de la maison d’Autriche, il loue délicatement Louis XIV et son gouvernement : « Comme on ne juge bien des choses que par comparaison, écrit-il, en vérité il faut sortir de France pour connaître parfaitement la puissance du roi. » On voit, par le désordre qu’il décrit, que l’Autriche n’avait pas eu alors ses Louvois et ses Colbert. Il signale les vices d’organisation dans l’armée des Impériaux ; il en reconnaît les éléments solides, la supériorité de la cavalerie sur l’infanterie, et par où pèche celle-ci : « Ils ont peu d’officiers ; et on ne voit point dans ceux qu’ils ont un certain désir de gloire qui est dans les officiers français. » Lorsqu’il en vient aux Turcs et à leur gouvernement, il donne aussi ses idées, ses pronostics ; il se livre à des considérations proprement dites, et tourne le tout à la plus grande gloire de Louis XIV qu’il se plaît à supposer voisin de l’Empire ottoman, pour lui faire faire de ce côté des conquêtes plus faciles à exécuter, prétend-il, que ne l’a été celle des Pays-Bas. Lassay, en bon courtisan, supprime ici les difficultés qu’il avait jusque-là fort bien entrevues. Si cette lettre habilement flatteuse avait pu être montrée au roi, il avait de quoi espérer de reprendre pied en cour, et peut-être serait-il devenu un personnage employé et utile, au lieu qu’il tourna encore au roman.

Après être resté quelque temps à Vienne à observer les intrigues politiques et, qui sait ? à en nouer déjà d’un autre genre, il partit pour l’Italie : Marianne alors était complètement oubliée. Dans les lettres écrites pendant son séjour d’Italie (1685-1686), on le voit épris de plus d’une beauté soit romaine, soit étrangère. Il avait trente-trois ans, il était Français, il venait de faire le paladin en Hongrie, et avait une certaine auréole d’extraordinaire, même par sa douleur et sa pénitence manquée : c’était assez pour avoir tous les succès. Il vit à Rome Mme des Ursins, alors Mme de Bracciano, qui réunissait le meilleur monde. Dans la visite qu’il fait à une charmante villa à Bagnaia près Viterbe, il est évident, à la manière dont il y est accueilli et dont il en parle, qu’il s’y considérait volontiers en passant comme le maître de la maison. La maîtresse en était absente, et, en la remerciant de l’hospitalité donnée en son nom, il lui écrivait avec un vif sentiment de la nature italienne :

Vous ne m’aviez point dit assez de bien de Bagnaia, madame ; c’est le plus aimable lieu du monde que j’aie jamais vu ; on y trouve en même temps une belle vue, de grands arbres aussi verts qu’en France et qu’il ne faut point aller chercher, et des quantités de fontaines qui vont quand les maîtres n’y sont point : jamais ordre n’a été plus inutile que celui que vous aviez donné au jardinier de les faire toutes aller ; elles n’attendent pas vos ordres pour jeter des torrents de la plus belle eau du monde.

Il juge en curieux et parle à ravir des autres parties de la villa, de la forme et de l’intérieur de l’appartement ; il conseille à la princesse romaine, maîtresse de ce beau lieu, et qu’il ne nomme pas, d’y faire des changements qui soient propres à l’embellir encore. Lassay avait du goût pour les jardins et pour les bâtiments, comme il le prouva plus tard en accommodant l’hôtel Lassay, comme il l’avait déjà montré en petit dans sa jolie maison de retraite près des Incurables ; il avait le goût simple et uni, et avec peu il obtenait d’heureux effets :

Je vous demande encore, disait-il à la maîtresse de cette villa de Bagnaia, de faire abattre, à hauteur d’appui, la muraille qui est devant vos fenêtres, car cette muraille vous donne une vue effroyable et vous en cache une fort belle ; et, si on prétend qu’elle est nécessaire pour votre maison, il n’y a qu’à faire un petit fossé derrière. Je souhaiterais encore une chose, ce serait de remplir de fleurs et d’orangers la petite allée qui est à droite en entrant, et d’abattre les murs qui enferment votre parterre, vous verriez quelle gaieté cela lui donnerait.

Puis, après ces devis d’embellissements et profitant du cadre trouvé, il en revenait au roman : « Vivre en paix dans un beau séjour avec une personne qui ne vit que pour vous, y avoir une compagnie de gens qui vous conviennent, est une vie qui n’est propre qu’à un fainéant comme moi. » Ce dernier mot était un trait indirect à l’adresse de M. de Torcy, en qui il entrevoyait pour le moment un rival, mais trop occupé, selon lui, et trop destiné à la politique pour être longtemps et parfaitement amoureux.

Cependant la grande passion de Lassay à Rome fut pour la jeune princesse de Hanovre, Sophie-Dorothée, femme du futur électeur de Hanovre et roi d’Angleterre, Georges Ier : on a les lettres qu’il lui écrit et qui prouvent que, malgré les contrariétés, les obstacles et les jalousies qui vinrent à la traverse de cette liaison, il ne s’en trouva pas trop malheureux. Ces lettres de Lassay à la princesse sont assez jolies, mais pâles ; ce n’est point là le langage de la passion vraie : il a beau dire en dénouant et en s’éloignant : « Il vaut mieux que je meure et que vous viviez moins malheureuse. Cessez donc d’écrire à un homme qui traîne tous les malheurs après lui, et dont l’étoile est empoisonnée… » Lassay fera toute sa vie grand usage de cette étoile, pour lui imputer tout ce qui sera faute ou légèreté de sa part : et quant à vouloir mourir sans cesse, cette manière de dire le mènera jusqu’à quatre-vingt-six ans.

Ce n’est qu’après cette aventure de quelques mois que Lassay rentra en France en 1686 : il me semble que nous commençons à le connaître et que nous pouvons nous rendre compte de la réputation d’inconsistance et d’inégalité qu’il s’était faite, et dont il ne se releva jamais qu’imparfaitement. Il passait alors pour un homme léger, qui, avec de l’esprit, n’avait fait que des folies, qui avait obéi à des fantaisies et à des fougues, qui avait pris de grands partis sans les tenir :

Impie, dévot, jaloux amant,
Courtisan, héros de province,

disait ou allait dire de lui la chanson ; on l’appelait le Don Quichotte moderne ; des gens qui valaient moins que lui par l’esprit et par le cœur le raillaient, et il n’y était pas insensible. Cette considération, qui le fuyait et qu’il ne rattrapera point, était précisément ce qui lui tenait le plus à cœur : vers la fin, il la regagna petit à petit et en détail moyennant les longues années qu’il vécut, mais jamais à temps ni avec éclat, et sur le pied qu’il aurait souhaité. Aurait-il évité tout cela si Marianne avait vécu ? aurait-il sauvé ses défauts, et son caractère eût-il été fixé par son cœur ? Il le croyait du moins, et récapitulant sa vie dans sa vieillesse, revoyant ses affections passées dans leur vrai jour, et ne comptant que celles qui méritaient de survivre, il disait : « La source de tous mes malheurs et ce qui ne se peut réparer, est d’avoir perdu une femme que j’avais choisie selon mon cœur, et pour qui j’avais tout quitté. Je suis un exemple qu’on ne meurt point de douleur, puisque je ne suis pas mort en la perdant. » Si c’est une dernière illusion de Lassay, de croire qu’il aurait évité ses échecs et ses fautes en supposant que Marianne eût vécu, c’est du moins une illusion touchante et qui honore sa sensibilité.

Allons ! cet homme valait un peu mieux que Saint-Simon ne nous l’a dit. Il nous reste à le serrer d’aussi près que nous pourrons dans la dernière moitié de sa vie, et à tirer de lui, observateur et moraliste, quelques fruits d’expérience.