(1874) Premiers lundis. Tome I « M. Tissot. Poésies érotiques avec une traduction des Baisers de Jean Second. »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « M. Tissot. Poésies érotiques avec une traduction des Baisers de Jean Second. »

M. Tissot
Poésies érotiques avec une traduction des Baisers de Jean Second.

Quand, au milieu d’une société riante et légère, le chevalier de Parny laissa échapper ses élégies immortelles, naïves inspirations du loisir et de la volupté, ce fut dans le monde un murmure flatteur de louanges, ou plutôt un frémissement de plaisir. Ses accents étaient si vrais et si conformes aux passions des cœurs, il y avait dans ses chants tant de jeunesse, un si profond enivrement de la jouissance, une incurie si profonde de l’avenir ! la chaste langue de Racine n’avait jamais prêté des sons plus purs à une sensualité plus exquise. Mais bientôt de graves pensées survinrent ; aux fêtes des salons succédèrent les orages de la place publique, et les ris étincelants des amours s’éteignirent par degrés dans l’immense clameur populaire. Après qu’enfin on eut retrouvé le calme et le loisir, on se mit à rappeler le temps passé ; on le rêva dans le présent, on le chanta avec ses joies sans retour évanouies. Mais ces chants, nés trop tard, n’étaient que des souvenirs d’autrefois, décolorés et sans vie, comme des souvenirs. Il restait au fond des cœurs quelque chose d’ineffaçable, imprimé par l’adversité, je ne sais quoi de vague qui attristait, jusque sous les doigts des Millevoye et des Legouvé, la lyre épicurienne. De là l’indécision et la faiblesse de cette école sans caractère, reflet gracieux, mais pâle, d’un siècle déjà sous l’horizon. Quelques années encore, et les nouveaux besoins déposés dans nos cœurs se sont démêlés ; chaque jour ils se démêlent davantage. Sérieux, et, si l’on veut, un peu tristes, inquiets et sur nous et sur d’autres que nous aussi, citoyens avant tout, nous voulons que, même dans nos chants de plaisir, une part soit faite à ces nobles soucis ; nous voulons qu’en nous parlant d’amour, on nous parle de tout ce que nous aimons ; telles nos affections se tiennent et se confondent en nous, telles nous en demandons au poète la pleine et vive image. Le poète érotique pour nous, c’est celui qui transporte la patrie, la liberté, l’humanité, dans l’amour, qui consacre les tourments et les désirs de la volupté par des douleurs et des espérances bien autrement viriles ; c’est celui qui nous enivre de notre gloire en même temps que de la beauté, qui, dans le délire des sens, a une pensée encore pour les malheurs du monde : nommons-le, le poète érotique pour nous, c’est Béranger, plaçant le message d’Athènes jusque sous l’aile de la colombe amoureuse. Il est là tout entier le Parny de notre âge. Et remarquez que je n’oublie pas ici M. de Lamartine. Mais, en introduisant la divinité et l’immortalité dans l’amour, M. de Lamartine n’a fait qu’obéir à des besoins individuels, lesquels ne retentissent au dehors que par des sympathies délicieuses et profondes sans doute, mais nécessairement solitaires. C’est une religion que sa poésie ; la poésie de Béranger est une pensée ou mieux une opinion populaire.

Ces idées nous font apprécier l’ensemble des poésies érotiques de M. Tissot ; il est disciple de Parny dans l’élégie, comme il est disciple de Delille dans la description, comme il le fut de La Harpe dans la critique. Œuvres de jeunesse pour la plupart, autant que nous en pouvons juger, les pièces qu’il publie n’ont pas un mérite d’art assez éminent pour faire oublier toujours l’uniformité ou même le vide du fond. Si M. Tissot les avait plus récemment composées, il les eût relevées, n’en doutons pas, par quelques-unes de ces idées qui sont vraiment de notre temps, et qu’il ressent lui-même avec une si honorable chaleur. Il eût donné plus de réalité à sa poésie, qui s’égare trop volontiers en vagues sentiments et en peintures générales ; son goût plus sûr lui aurait souvent fait aimer plus de simplicité ; du moins les éternelles redites du Dictionnaire des amants eussent-elles été davantage épargnées. Ce n’est donc pas, disons-le franchement, dans les poésies originales qu’est pour nous le mérite de la nouvelle publication de M. Tissot. Nous préférons de beaucoup et les traductions et les morceaux de critique qui y sont joints. Une Esquisse sur la poésie érotique, où l’écrivain passe en revue les divers auteurs qui ont cultivé ce genre, depuis Homère jusqu’à madame Dufresnoy, depuis la Bible jusqu’aux Amours des anges, nous a paru également intéressante et instructive. Toute la partie antique y est surtout traitée avec prédilection, et comme célébrée avec amour ; on sent que M. Tissot ne parle qu’en connaissance parfaite de cause. La traduction des Baisers de Jean Second est précédée d’une notice étendue sur ce poète ; il mérite bien de nous arrêter un peu.

Le xvie  siècle ne fut pas seulement un temps de fortes études, il fut un temps de création en tous genres ; son énergie originale ne fut point étouffée par son immense labeur d’érudition, et il n’eut pas moins de vie que de science. En religion, en politique, en astronomie, il a prouvé de reste que l’invention ne lui manquait pas ; en littérature, il n’a pas moins tenté, et d’assez admirables monuments sont debout encore pour attester, dans leur rudesse première, ce qu’il a osé et ce qu’il a pu. Mais alors les voies littéraires n’étaient pas préparées au génie ; les langues, celles du nord en particulier, n’étaient pas faites, ou n’étaient pas polies : il n’y avait qu’une seule langue commune à tout le monde savant, et vraiment digne de lui ; l’enfant qu’on destinait aux lettres l’apprenait en naissant, et le latin pour lui était presque la langue de sa nourrice. La pensée, identifiée avec les formes anciennes, n’existait qu’en elles, et ne se produisait que par elles ; les épanchements de l’amitié, les inspirations du talent, tout ce qui naît spontanément en nous, en naissait revêtu. Jean Second était né poète ; il fit des vers dès l’enfance, et les fit en latin. Ses premières années, qu’il passa à La Haye, furent cultivées avec les soins en usage dans l’exacte discipline d’alors. Il apprit tout ce qu’on enseignait à cette époque, et dans ce pays de si vaste savoir. Venu plus tard à Bourges, pour y achever ses études de jurisprudence, sous le célèbre Alciat, il inspira au maître et aux disciples une véritable admiration ; et, quand il les quitta, docteur à vingt et un ans, il fut reconduit par eux en triomphe hors de la ville. Au milieu de tant d’études, pourtant, ses goûts natifs avaient persisté, et le dominaient. Décidément, doué d’une âme d’artiste, et pressé de la produire, tour à tour peintre, sculpteur, graveur, c’est-à-dire toujours poète, il semblait essayer tous les langages imparfaits de la poésie, comme s’il n’en trouvait aucun d’assez expressif et qui lui allât à son gré. Qu’il fût né aussi bien sous le ciel d’Italie, sans doute il n’eût pas tant cherché ce langage. Mais il ne lui fut pas même donné, selon toutes les apparences, de visiter cette patrie récente des Raphaël et des Michel-Ange. Appelé en Espagne, où sa réputation l’avait devancé, secrétaire du cardinal Tavère, et bientôt attaché à Charles-Quint lui-même, il fit l’expédition de Tunis à côté de ce prince ; et au retour, il mourut, âgé de vingt-quatre ans, victime du climat, de l’étude, et peut-être aussi des plaisirs. Il aimait en effet les plaisirs, et c’est parce qu’il les a chantés, que son nom vivra. Sans les Baisers de Jean Second, qui saurait qu’il eut du génie ? Qui le lirait, hors les savants, si le choix du sujet ne faisait passer sur le choix du langage ? Pourtant, nous l’avons dit, ce latin du xvie  siècle est aussi du latin original ; et, quoi de plus naturel à Jean Second que de chanter sa maîtresse dans cette langue de Lesbie, qui avait été, après tout, la langue d’Héloïse ? On le sent bien à l’entraînement qui y règne, ses pièces étaient jetées sans effort dans les intervalles de la passion, entre le souvenir et le désir. Le goût, sans doute, peut y reprendre un peu de déraison amoureuse, et quelque intervention, pour nous indiscrète, de mythologie. Mais ce qui étonne, surtout pour le temps, et ce qu’on aime, ce sont ces formes aimables et dégagées, vives comme la passion, abandonnées comme elle. Peut-être l’estimable traduction de M. Tissot les a trop fait disparaître ; et si l’on y rencontre et plus de raison et moins d’abus d’esprit que dans l’auteur, on y regrette, d’un autre côté, l’absence des mouvements simples, redoublés, variés en cent façons, jeux de la muse, images des jeux de l’amour. Quoi qu’il en soit, ce travail de M. Tissot, déjà honoré à sa première publication du suffrage de Chénier, nous paraît un service de plus rendu par le respectable écrivain à la poésie et aux lettres latines, dont il fait passer dans notre langue une des plus agréables productions.