(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XIII »
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(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XIII »

XIII

M. H. Mazel contre les ratures. — La vraie théorie des corrections. — Est-on ou devient-on original ? — L’excès du pittoresque. — Mise au point.

Malgré l’affirmation très nette de Chateaubriand, Chénier et Mme de Staël, il y a encore des critiques qui ne désarment pas et conservent leurs préjugés sur l’utilité des corrections manuscrites des grands écrivains.

« Si les corrections sont de simples retouches, dit M. Henri Mazel dans la Revue du Midi, elles sont à la portée du premier professeur venu. Tout ce nettoyage-là se fait sans qu’il soit nécessaire de recourir aux grands écrivains. Mais les autres corrections qui transforment, allument, précipitent, celles-là sont leur secret, et on aura beau les constater sur leur manuscrit, on ne les enseignera pas. Quand Chateaubriand ayant écrit : « Dans les soirées d’hiver, les vieillards tisonnent au coin du feu » reprend sa phrase : « Dans les soirées d’hiver, les vieillards tisonnent les siècles au coin du feu », il fait ce que seul Chateaubriand pouvait faire. Et, de même, quand Hugo ayant d’abord dit : « De son sceptre tombaient le joug, la loi, la règle », se ravise : « Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle », il trouve ce qu’un autre que lui n’aurait pas trouvé. Cela étant, est-il bon de pousser les jeunes gens, avides de la 26° leçon, celle où l’on va leur dévoiler sans doute le grand arcane, à marcher sur ces ambitieuses traces ? » Et M. Mazel conclut « qu’on ne devient pas original, on l’est ».‌

Toujours la même équivoque. On feint de croire que j’enseigne l’art d’égaler les corrections des grands écrivains, et tous les arguments de mes adversaires se réduisent à me prêter cette sottise. Répétons-le donc pour la centième fois : nous n’avons jamais prétendu que le travail donnait du génie et qu’il suffisait de raturer son style pour acquérir le style de M. de Chateaubriand. Nous ne recommandons, nous ne conseillons qu’une chose : l’emploi d’une méthode. Nous disons : voilà l’instrument ; à chacun de s’en servir suivant ses moyens. C’est folie de vouloir rejeter l’instrument, sous prétexte qu’il ne vous donnera pas ce que Chateaubriand en obtenait. Travaillez comme ont travaillé les grands écrivains. Ni vous ni moi nous ne pouvons savoir ce que vous trouverez, ce qui en résultera, et je n’ai jamais prétendu, corrigées ou non, que vos pensées vaudront celles des grands écrivains ; je suis seulement convaincu qu’il n’y a pas d’autre moyen de perfectionner ses dons naturels et de mettre en œuvre son propre talent. Essayez et, l’épreuve faite, si votre deuxième ou troisième rédaction est supérieure à la première, vous aurez fait, toutes proportions gardées, ce qu’ont fait Hugo et Chateaubriand.

Voilà toute notre théorie, A en croire M. Mazel, il semblerait que les gens de génie ont seuls le droit de raturer leur style, et l’on devrait y renoncer, sous prétexte qu’on ne peut refaire aussi bien qu’eux.

Quant à l’assertion : « On ne devient pas original, on l’est », c’est une des plus criantes énormités qui se puissent lire, un de ces paradoxes contre qui proteste toute l’histoire de notre littérature. Très peu d’écrivains, et je parle des plus grands, ont commencé par être vraiment originaux. Ils portaient certainement en eux les germes de leur originalité, mais cette originalité a eu une évolution, elle s’est développée. Il y a loin des Vierges de Verdun à la Légende des Siècles, et des romans de jeunesse de Balzac aux Parents pauvres. Si c’est le cas des grands maîtres, que sera-ce de nous ? Le rebours serait plutôt vrai, et l’on pourrait ainsi retourner l’axiome : « On n’est pas original, on le devient. » Les écrivains véritablement originaux ont, il me semble, voix au chapitre, et ce sont eux qu’il faut entendre, On sait comment Taine a créé son style. Baudelaire déclarait ceci : « Edgard Poë (sic) répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité était chose d’apprentissage43. Dans sa Philosophie de la composition, Poe ajoute textuellement ces paroles : « Le fait est que l’originalité … n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre. »‌

Tous les grands écrivains ont à peu près dit la même chose, et, l’hésitation n’est pas permise, c’est Edgard Poë (sic) qui a raison : l’originalité du fond et surtout l’originalité de la forme peut être instantanée ; mais, en général, il est très vrai qu’il faut la chercher laborieusement, nous l’avons prouvé sans réplique dans notre dernier livre par les corrections manuscrites des grands auteurs. Quand on voit ces maîtres du style raturer, essayer leurs épithètes, poursuivre l’image forte ou l’expression pittoresque, on est bien forcé de conclure que le don d’écrire se développe et que l’on devient original par le travail.‌

L’originalité est chose si importante que M. de Gourmont lui-même m’approuve d’avoir divisé le style en style banal et en style original, ce qui est gros de conséquences, puisqu’il sait que j’entends par originalité la recherche de l’image, le mot vivant, l’expression en relief, la force, la couleur, le pittoresque, toutes les surprises du style. Ce souci de l’originalité, qu’on encourage, semble, au contraire, dangereux à M. Mazel, lettré érudit et bouillonnant écrivain : « Courir l’expressif, dit-il, c’est courir grand risque… Ce qui se conçoit personnellement, s’énonce de même. Aussi devrait-on, dans les arts d’écrire, éviter de trop s’extasier sur les « trouvailles » des grands stylistes, le « grignotement » de la pluie ou la molle intumescence » des vagues » ; qui sait ce que les admirateurs de ce genre nous réservent ! »

On n’a pas tort de nous mettre en garde contre l’excès du pittoresque et l’outrance des images ; qu’il y ait péril à trop viser l’originalité, nul ne le conteste ; mais que l’originalité soit néanmoins la qualité maîtresse du style, son essence même, si je puis dire, c’est de toute évidence, et l’on ne saurait s’abstenir de la recommander, sous prétexte qu’il y en a qui en abusent. On abuse des meilleures choses, on peut tourner en défauts les plus sûres qualités. Pour être simple, je deviens banal ; la concision engendre la sécheresse ; l’abondance rend diffus ; l’amour de l’économie fait les avares, l’émulation les jaloux. Nous n’en sortirons pas.

Pour M. Mazel, la question est simple. L’art d’écrire lui semble peu compliqué et, en somme, tenir à peu de chose. « Si vous avez, dit-il, le grand mouvement, la suite réglée de Bossuet, ou la suite enragée de Saint-Simon, vous pouvez vous dispenser de tout le reste. » Mon Dieu, oui, et nous l’avons dit déjà : « Ayez du génie, vous pourrez vous passer d’avoir du talent. » Malheureusement, Saint-Simon et Bossuet, eux-mêmes, ne se sont point, malgré cela, passé de tout le reste, et principalement ne se sont point passé de l’originalité. Elle éclate dans leur prose, c’est là que nous avons appris à l’aimer, et c’est précisément ce genre d’originalité que nous recommandons. Leurs perpétuelles « trouvailles » de style jouissent de quelque renommée dans le monde, et il y a longtemps qu’on s’extasie sur leurs surprises de mots, d’images et d’expressions.