[Avertissement]
C’est un usage immémorial parmi les traducteurs, de relever l’excellence de l’auteur qu’ils traduisent.
Ils prétendent justifier leur goût, en prouvant la perfection de l’original qu’ils ont choisi ; et ils recommandent en même tems leur propre ouvrage, où ils se flatent d’avoir fait passer les mêmes beautés qu’ils font valoir.
On s’attend sans doute sur cet usage, à trouver ici le panégyrique d’Homere : mais outre que je le traduis moins que je ne l’imite, et qu’ainsi l’usage des traducteurs ne fait point de loi pour moi, j’ai crû encore que rien ne pouvoit autoriser les exagérations ; que le vrai mérite étoit de reconnoître les défauts par tout où ils sont ; que d’ailleurs les fautes des grands hommes sont les plus dangereuses, et qu’il est d’autant plus important de les faire sentir, que bien des gens font gloire de les renouveller. Ce discours ne sera donc point un éloge d’Homere, mais seulement une dissertation, ou si je l’ose dire, un essai de poëtique, où je dirai naïvement ce que je pense de l’iliade et de son auteur.
D’homere
Il n’y a point eu d’Homere selon quelques critiques.
Les poëmes que nous avons sous son nom, n’étoient à les en croire, que différentes piéces de plusieurs auteurs, apportées toutes en Grece par Licurgue, et rédigées en un corps par Pisistrate. Mais, sans traiter cette opinion d’extravagante, j’avoue que je n’y trouve point de vraisemblance. Je remarque partout dans l’iliade, les mêmes vûës et la même maniere de penser. Il ne m’en faut pas davantage pour me ranger du parti du grand nombre. L’iliade est d’un seul auteur ; et, ce qui veut dire la même chose, il y a eu un Homere.
Cet auteur est devenu, de siecle en siecle, un objet important de la vanité et de la curiosité humaine.
Les villes se sont disputé l’honneur de lui avoir donné la naissance : on s’est intéressé par tout à le connoître et à en juger. Les uns ont employé leurs veilles à développer son sens, et à relever ses beautés ; les autres assez hardis pour lui trouver des défauts, se sont révoltés contre l’admiration publique. D’un côté, on lui élevoit des autels ; de l’autre, on travailloit à les abbatre ; et le plus grand nombre, sur tout dans notre siecle, a décidé superficiellement du mérite de ses ouvrages, sur des beautés ou des défauts que d’ingénieux écrivains s’efforçoient tour à tour d’y faire appercevoir ; car hors quelques vérités dont l’évidence frappe également tous les hommes, tout le reste a diverses faces qu’un homme d’esprit sçait exposer comme il lui plaît ; et il peut toujours montrer les choses d’un côté favorable au jugement qu’il veut qu’on en porte.
On peut, d’après les idées qu’on a données d’Homere, le peindre de deux manieres si différentes qu’on ne le prendroit pas pour le même homme ; et cet exemple particulier est une assez bonne démonstration de l’incertitude des jugemens humains.
Homere, à recueillir ses traits de ceux qui l’ont loué, étoit un homme divin. Telle fut la force de son génie, qu’il inventa l’art et le perfectionna.
Personne avant lui qu’il pût imiter ; nul autre après lui qui ait pû le suivre ; point d’art poëtique, point de poësie, point même de sciences, si Homere n’eût écrit. La nature l’avoit doué de l’esprit universel, et le travail l’avoit mis en possession de toutes les connoissances ; son discernement répondoit à l’étenduë de ses lumieres ; juste apprétiateur des choses, il a toujours donné le bon pour bon, et le mauvais pour mauvais : aussi varié que fécond, il n’a jamais rassasié ses lecteurs, et il sçait répandre un air de nouveauté jusques sur ses répétitions. Profond théologien, quoique pere du paganisme par l’abus qu’on a fait de ses fictions, il a eu, sur beaucoup de choses, des vûës de la divinité presqu’aussi saines que celles de Moyse. Qui jamais a mieux combatu le vice, et mieux servi la vertu ? Les Chrysippes, les Socrates n’étoient auprès de lui que des philosophes stériles : ils ne sçavoient que débiter séchement les principes de la morale ; il sçavoit les insinuer. Ses fables, et même les plus absurdes en apparence, sont autant de mysteres respectables, où sont cachées les vérités les plus curieuses et les plus intéressantes.
C’est lui seul qui a formé les legislateurs, les sçavans, les héros, les souverains ; les plus grands hommes ne seront à jamais que ses éléves ; et pour en revenir à la poësie, il l’a portée à un point de sublimité qui fait moins l’émulation que le désespoir des meilleurs poëtes. Dessein, ordonnance, pensées, sentimens, expression, tout est inimitable dans ses ouvrages ; c’est l’homme de tous les talens : mémoire prodigieuse, imagination vaste, délicate et toujours sublime, jugement supérieur, universel et infaillible. Ces qualités qui se nuisent d’ordinaire dans les autres, semblent, en lui, se donner mutuellement la perfection ; et cette perfection est si sensible et si reconnuë, qu’il faut être aveugle pour ne la pas voir, et insensé pour n’en pas convenir. à suivre d’autres mémoires, Homere n’étoit qu’un homme. Loin qu’on lui doive la louange de l’invention, il ne mérite que le reproche de l’avoir voulu usurper, en supprimant les auteurs qui avoient travaillé avant lui. Il chargea sa mémoire de toutes les folles opinions répanduës de son tems ; et faute d’intelligence, ou par un fol amour du merveilleux, il en outre encore le ridicule et l’absurdité. Jamais homme n’eut une idée plus bizarre des dieux : il multiplie pour eux les foiblesses et les miseres humaines ; et il fait du caprice et du crime même, le privilege essentiel de l’immortalité.
Les sages ont félicité Platon de l’avoir banni de sa république ; et une secte entiere de philosophes ne traitoit tous les poëtes de canaille, qu’à cause des sotises d’Homere. Imposteur grossier dans ses fictions, non moins grossier, mais plus dangereux dans sa morale, incapable de peindre le vice et la vertu de leurs véritables couleurs, il n’est propre qu’à encourager les scélérats, et qu’à égarer les gens de bien. à l’égard de la poësie, on peut compter les défauts d’Homere, par les qualités mêmes que la poësie exige.
Nul dessein, nulle ordonnance, caractéres démentis, pensées pueriles, sentimens faux, discours sans suite, narrations diffuses, comparaisons forcées, sentences triviales, épithétes froides et fatigantes. Où va la conséquence ? Franchissons le mot : Homere n’étoit un homme rare que par l’extravagance et le mauvais sens. à quoi s’en tenir ? Il y a apparence qu’aucun de ces deux portraits ne ressemble bien. L’admiration et le mépris auront peut-être également exagéré.
Mais du moins reste-t-il un fruit à tirer de ces contradictions excessives. Elles nous affranchissent de l’autorité que pourroient avoir les suffrages réunis, et nous font rentrer dans tous les droits de l’examen. C’est à nous de chercher dans les choses mêmes, en quoi l’admiration et le mépris sont équitables ou injustes. Ne craignons point d’user de notre raison : elle est l’arbitre naturel de tout ce que les hommes nous proposent.
C’est prophaner le sacrifice de son jugement que de céder aveuglément à des décisions humaines : il ne faut s’y rendre, qu’autant qu’on en est éclairé ; et pourvû qu’on expose ses vûës avec la défiance raisonnable où l’on doit être de soi-même, il n’y a personne qui ne puisse contredire franchement les opinions mêmes les plus reçuës.
Cette modération a presque toujours manqué dans la dispute sur les anciens en général, et en particulier sur Homere. On s’est passionné de part et d’autre, comme s’il s’étoit agi du renversement de l’état ou de la religion ; les injures étoient souvent en plus grand nombre et plus fortes que les raisons ; et comme la passion se justifie toujours elle-même, on imputoit au seul zéle du vrai, tous les excès de la vanité et de l’idolatre amour de son opinion.
J’ai trop bien senti ce défaut dans les autres, pour ne me pas faire une loi de l’éviter. Je ne donnerai mes sentimens que pour des conjectures, toujours avec respect pour ceux qui pensent autrement, et toujours prêt d’abandonner mes idées pour de meilleures. Je pardonnerois même les injures à qui me détromperoit à ce prix.
J’examinerai donc l’iliade dans ses principales parties ; et en conséquence de cette discussion ; je hazarderai mon jugement particulier sur Homere et sur son ouvrage. J’aurai besoin sans doute de l’indulgence des deux partis. Il faudra que les adorateurs d’Homere me pardonnent quelquefois mon manque de respect ; et que les autres me fassent grace aussi sur les éloges : mais dûssai-je ne contenter ni les uns ni les autres, il me suffira d’avoir par tout respecté le public, comme je le dois, en sacrifiant tous les égards au seul intérêt de la vérité.
Du dessein d’homere
On a été fort partagé sur le dessein d’Homere dans l’iliade. Les uns ont crû qu’il avoit voulu amuser son siecle par une description ingénieuse et intéressante de la guerre de Troye : les autres, qu’il n’avoit prétendu qu’exciter l’admiration de ses lecteurs pour la valeur surprenante de son héros : d’autres enfin, qu’il n’avoit eu en vûe que les moeurs, et que dans une fable fort simple au fonds, quoique vaste par ses ornemens, il avoit voulu faire sentir à la Grece combien lui importoit la bonne intelligence des princes qui la gouvernoient.
Les premiers ont pour eux le titre même de l’ouvrage, et toutes les choses qui en font la matiere : car, quoique ce qui se passe dans l’iliade, ne soit qu’une fort petite partie de la guerre de Troye, ce qui s’y raconte, fournit presque le reste. L’auteur par lui-même ou par ses personnages, instruit le lecteur des causes de la guerre, de ses commencemens et de ses progrès ; il en prédit même la fin prochaine. En vain oppose-t-on à ceux qui ne voyent que ce dessein dans Homere, que s’il avoit voulu décrire la guerre de Troye, il n’auroit eu garde d’en manquer la fin qui lui auroit fourni un si grand spectacle. Ils ne reviennent point de leur sentiment ; et l’objection leur paroît frivole, en ce que la ruine de Troye est suffisamment assurée par la mort d’Hector qu’Homere représente par tout, comme la seule ressource des troyens.
Les seconds, je veux dire ceux qui ne regardent l’iliade que comme une louange d’Achille, se fondent sur l’éclat de son caractere. Il leur semble que les plus vaillans hommes de ce poëme ne le sont que pour donner du lustre à la valeur d’Achille ; on diroit qu’Homere ne leur fait faire des prodiges, qu’afin que son héros les efface.
Dès qu’il s’est retiré, l’armée des grecs, quoique toujours fort supérieure à celle des troyens, est cependant battuë, mise en déroute, et réduite à la derniere extrémité. Quand même les soldats d’Achille se rejoignent à l’armée, les affaires des grecs n’en vont pas mieux. Il paroît enfin lui-même ; la fortune change : il fait lui seul un carnage épouvantable des troyens ; fait fuir à son aspect, ce même Hector qui avoit vû fuir devant lui toute l’armée des grecs ; et il le tuë avec tant de facilité, qu’on ne comprend pas comment après cela les troyens oseront seulement tenter de se défendre. Qui ne croiroit à cette conduite, que la valeur d’Achille a été le plus grand objet d’Homere ?
On allegue contre ce sentiment, que si c’eut été là le dessein du poëte, il n’auroit pas terni le caractere de son héros par tant de mauvaises qualités. étoit-ce un bon moyen d’enlever l’admiration pour lui, que de le faire superbe, injuste et cruel ?
Le poëte le pensoit apparemment ainsi, répondent hardiment ceux qu’on prétend déconcerter par cette objection. Il étoit ébloüi lui-même de l’excès où il portoit la valeur d’Achille : il lui a paru beau qu’un homme fit valoir sans cesse sa supériorité sur les autres ; qu’il ne connût de raison ni de droit que son épée, et qu’il se vengeât aussi impitoyablement que les dieux se vengent. La preuve qu’Homere ne regardoit pas ces dispositions avec mépris, c’est qu’il les donne presque à tous ses dieux et à ses héros, à proportion de leur puissance et de leur valeur : l’iliade n’est qu’un tissu d’orguëil, de colere et de vengeance.
Les derniers enfin qui reconnoissent dans l’ouvrage d’Homere l’expression unique et distincte d’une vérité morale, n’en veulent pour preuve que l’exposition de la fable même dans toute sa simplicité. Agamemnon s’emporte contre Achille, et lui enleve une esclave ; Achille se retire sur ses vaisseaux : les grecs se ressentent aussi-tôt de son absence : ils perdent plusieurs batailles ; et enfin après la mort du meilleur ami d’Achille, qui périt dans le combat, ce héros se reconcilie avec Agamemnon, et il tuë le général des ennemis. Cela ne dit-il pas assez clairement que la division entre ceux d’un même parti, ruine leurs desseins, et qu’au contraire la bonne intelligence en assure le succès ?
Il est vrai que l’action de l’iliade réduite à ces termes, contient en effet cette idée : mais il faut avouer aussi qu’elle se perd dans l’étendue et dans la varieté des épisodes. Il y a même des circonstances contraires à ce prétendu dessein, puisqu’Ajax auroit tué Hector en l’absence d’Achille, si Jupiter ne s’en fût mêlé. La justesse de la fable devoit-elle dépendre d’un prodige ?
D’ailleurs, quoiqu’une action fournisse une réflexion morale, ce n’est pas une conséquence que l’auteur ait eu dessein de l’y mettre. Il n’y a point de conte de fée, qui réduit à peu de termes, ne presente une vérité ; et je ne crois pas qu’il soit possible d’imaginer une action, qui malgré qu’on en ait, ne soit susceptible d’une bonne refléxion. La prudence y fût-elle toujours trompée, on en concluroit que la prudence humaine n’est qu’erreur, ou du moins qu’elle a des bornes bien étroites. Le vice y fût-il heureux et triomphant, l’auteur auroit voulu faire entendre que cette vie n’est pas le tems de la justice divine : les caracteres y fussent-ils tous démentis, c’est l’inégalité de l’homme qu’on auroit voulu peindre ; et on l’auroit outrée exprès, pour la mieux faire sentir.
On peut conclure du moins de cette diversité de vues qu’on attribuë à Homere, que son dessein n’est pas évident ; et qu’après tant de sçavans qui n’ont pû s’accorder là-dessus, on doit craindre encore de s’y méprendre. Cependant sans m’arrêter ni aux uns ni aux autres, c’est Homere lui-même que je consulte.
Croyons l’en sur sa parole. Qui sçaura mieux que lui ce qu’il a voulu faire ? muse raconte-moi la colere d’Achille, qui fut si fatale aux grecs, et qui coûta la vie à tant de héros. voilà les paroles du poëte, et son dessein : mais il faut remarquer que selon les sçavans, le mot grec que nous rendons simplement par celui de colere, signifie colere noble, ressentiment héroïque . C’est donc ce ressentiment héroïque qu’Homere a voulu célébrer. Tout ce qui se passe dans l’iliade tourne l’admiration de ce côté-là.
C’est par ressentiment contre Agamemnon, qu’Achille cesse de combatre : les grecs sont la victime de son absence. C’est par ressentiment contre Hector, qu’Achille revient au combat : les troyens, et Hector lui-même sont les victimes de son retour. Et loin qu’Homere ait voulu rendre ce ressentiment odieux, il y fait entrer Jupiter même qui dispose les événemens au gré d’Achille et qui semble ne peser le destin des grecs et des troyens qu’au poids du ressentiment de ce héros.
Il est vrai que les grecs parlent quelquefois avec indignation de la dureté d’Achille ; mais c’est parce qu’ils en sont les victimes : ils ne le traitent que comme les dieux qui ne leur sont pas favorables. Homere les fait parler selon leur passion, mais on sent bien que lui-même il admire Achille, et qu’au fond il trouve autant de grandeur dans son ressentiment, que dans celui de Junon qui veut anéantir Troye, pour se venger de Pâris ; et dans celui d’Apollon qui frappe tout le camp des grecs pour se venger de leur roi.
Ainsi je crois qu’Homere ne s’est proposé d’abord que de chanter la colere d’un héros, comme un sujet capable d’attacher l’esprit et d’enlever l’admiration ; et que pour plaire plus surement aux grecs, il a orné ce fond de tout ce qui pouvoit les intéresser ; de la description de leur pays, et de leurs usages ; de l’histoire de leurs rois, et de celle de leurs dieux. Je me dispense d’y chercher d’autre mystere, avec d’autant moins de scrupule, que ceux qui sçavent là-dessus la vérité n’ont pas grand avantage sur ceux qui l’ignorent.
Cependant on exagere tellement l’importance de ces découvertes, que l’on tourne en régles inviolables tout ce qu’on croit appercevoir dans Homere. On refusera impitoyablement le nom de poëme épique à tout ce qui ne ressemblera pas à l’iliade ou à l’odissée ; encore sommes-nous bienheureux qu’Homere nous ait laissé ces deux differens modeles ; cela nous met un peu plus au large. Il faut que l’action soit feinte, qu’elle soit grande, qu’elle se passe entre des rois, qu’elle ne remplisse qu’un certain espace de tems, qu’elle ne marche qu’avec le ministere des dieux, que la narration même soit d’une certaine étenduë : pourquoi cela ? Parce que c’est, dit-on, la nature du poëme épique ; et comment prouve-t▶-on que ce soit sa nature ? C’est que toutes ces qualités se trouvent dans un poëme d’Homere qui a réussi, et, ce qui est encore plus considérable, approuvé par Aristote et par Horace. Ces conséquences ne sont-elles pas l’ouvrage du préjugé, plutôt que de la raison ? Ce qui a plû, exclud-il les autres moyens de plaire ? Et ne sçauroit-on s’ouvrir de nouveaux chemins sans s’égarer ?
Pour moi, j’avoue que je ne vois rien d’absolument essentiel au poëme épique, que le récit d’une action.
Que cette action soit grande, pathétique, ou simplement agréable : qu’elle se passe entre des rois, ou entre des personnes moins distinguées : qu’on y prodigue le merveilleux, ou qu’on s’y contente des causes naturelles ; ces différences feront bien de nouvelles especes, mais elles ne changeront pas le genre. La pharsale et le lutrin sont aussi bien des poëmes épiques que l’iliade ; et supposant d’ailleurs toutes choses égales dans ces ouvrages, on aura droit de se plaire à l’un plus qu’à l’autre, pourvû qu’on ne s’abandonne pas à traiter le goût contraire d’ignorance et de mauvais sens.
Je ne sçais pourquoi j’ai restreint le poëme au récit d’une action. Peut-être que la vie entiere d’un héros, maniée avec art, et ornée des beautés poëtiques, en seroit une matiere raisonnable. à quel titre condamneroit-on un ouvrage qui seroit le modele de toute la vie, la morale de tous les âges et de toutes les fortunes ? Et pourquoi lui refuseroit-on le nom de poëme épique, à moins que ce ne fût pour lui en trouver un plus honorable ?
Je regarde donc comme arbitraire, le choix de la matiere, et même celui de la forme qu’on lui veut donner : mais quelque choix que l’on fasse, il est essentiel de plaire toujours par quelqu’endroit ; soit en attachant l’esprit par l’importance des évenemens, soit en touchant le coeur par les passions des personnages, soit en amusant simplement par la variété et les graces du sujet. Un poëme qui réuniroit ces avantages, et qui outre cela, ne plairoit que pour instruire, mériteroit sans doute la préférence : mais encore ne faudroit-il pas donner pour regle inviolable, la conduite de ce poëme, parce que peut-être y auroit-il d’autres chemins pour arriver au même but.
De l’art particulier d’homere
Nous avons vû quel est en général le dessein d’Homere ; il faut voir à présent quel est son art dans l’exécution, et quels moyens il employe pour soutenir jusqu’au bout l’attention des lecteurs.
Il me paroît qu’il a songé à attacher, à émouvoir et à surprendre.
Pour attacher, il a choisi le plus grand intérêt qui pût frapper des peuples : c’est toute la Gréce armée qui traverse les mers, pour détruire un royaume florissant. Il est vrai qu’en remontant plus haut, il ne s’agit que d’une femme ; et qu’à considérer son caractére, les grecs sont presque aussi fous d’épuiser leurs états pour la r’avoir, que les troyens de périr pour ne la pas rendre : mais cette cause, toute légére qu’elle est, n’en est pas moins vraisemblable ; il n’en faut pas davantage pour renverser des empires ; et dès que l’enlévement d’Hélene s’est tourné en point d’honneur de part et d’autre, voilà nécessairement les deux peuples aux mains. L’intérêt est suffisamment établi ; et il n’étoit gueres possible d’en imaginer un plus considérable. Heureusement la renommée le fournissoit à Homere : c’étoit apparemment l’entretien de la nation ; et il n’avoit garde de manquer un événement sur lequel il pouvoit se répondre d’avance de la bonne disposition de ses auditeurs.
C’étoit peu d’attacher, Homere a voulu émouvoir ; et c’est en peignant les passions qu’il a tâché d’y réussir. Il a semé son ouvrage de ce que les sentimens naturels ont de plus touchant, de ce que les passions ont de plus vif : mais il ne s’est pas contenté de raconter ces passions ; il les a mises sous les yeux. Pour donner plus de vie, plus de mouvement à son poëme, il fait presque toujours parler ses personnages.
Le dramatique régne dans l’iliade à tems et à contre tems ; et tel en est le charme, qu’il ne laisse pas quelquefois d’orner le poëme, lors même qu’il y est une faute.
Homere a bien senti quelle difference il y avoit entre rapporter le sens d’un discours, ou faire tenir le discours même. Le poëte refroidiroit toujours les sentimens de ses personnages par le simple récit.
Plus de grands traits, plus de véhémence ; au lieu que si j’entends le personnage même, et que, pour ainsi dire, je reçoive la passion de la premiere main, j’y entre aussi-tôt, je la partage avec lui, les apostrophes et les autres figures me font illusion : de lecteur je deviens témoin : j’oublie le poëte, et je ne vois, je n’entends plus que l’acteur qu’il introduit, et qu’il fait parler.
Pour surprendre enfin, Homere a employé le merveilleux. Tout le ciel est intéressé à son action.
Il y a des dieux grecs et des dieux troyens ; et ce sont de nouveaux chefs que le poëte distribue dans chaque parti. Ainsi les prodiges ne seront point épargnés. Les pluyes de sang, les inondations subites, suivies d’embrasemens aussi prompts, des chevaux parlans, des trépieds qui vont seuls aux assemblées des dieux, des statues d’or qui agissent et qui pensent ; tout cela ne coûte rien à Homere, et quelqu’avide que son siecle fut de fables et de miracles, il doit avoir eu pleine satisfaction.
Homere de son côté, content d’exciter à souhait cette sorte de surprise, en a négligé une autre qui demanderoit beaucoup plus d’adresse, mais qui me paroit aussi bien plus importante : c’est de préparer les événemens, sans les faire prévoir ; de maniere que quand ils arrivent, on en soit surpris sans en être choqué, et que l’on sente, selon la nature de l’événement, une joye ou une douleur vive que la prévoyance n’ait point émoussée.
Loin qu’Homere ait observé cet art, on diroit qu’il l’a évité à dessein. C’est peu pour lui de préparer les événemens, il les annonce sans ménagement et même plus d’une fois, avant que de les mettre sous les yeux. S’il fait combatre les armées, on sçait d’avance de quel côté demeurera l’avantage. S’il met deux héros aux mains, on sçait qui doit périr et qui doit vaincre. On ne craint rien pour l’un, on n’espere rien pour l’autre. Jupiter même dans le milieu du poëme, pour faire parade de prescience et de pouvoir, fait aux dieux un abrégé exact de tout le reste de l’action ; de sorte qu’on est tenté d’en demeurer là, et qu’on ne s’engage qu’avec peine dans un détail devenu indifférent, dès que les points essentiels en sont connus.
On prétend que la gravité du poëme l’exige ainsi : car c’est peu pour le préjugé de ne pas condamner nettement les pratiques d’Homere : il en fait des regles, et des regles qui ne souffrent pas même d’exception. Il veut que la méthode d’Homere constituë l’art, et qu’elle fasse la nature et l’essence des choses. Homere n’a point ménagé dans son poëme, de ces surprises intéressantes qui font une impression si vive dans le coeur : donc ces sortes de surprises sont puériles ; donc il est de la nature du poëme de les dédaigner. Voilà la dialectique du préjugé.
Si l’on examinoit la nature de l’homme, au lieu d’examiner la constitution de l’ouvrage d’Homere, on feroit un raisonnement tout opposé. Il n’y a dans le coeur humain qu’une certaine mesure de sensibilité.
La prévoyance des événemens intéressans l’épuise peu à peu, de maniere que quand ils arrivent, ils font une impression plus ou moins languissante, selon qu’on les a plus ou moins prévûs : donc il faut dans un ouvrage dont le but est de toucher, ménager aux événemens toute l’impression qu’ils peuvent faire ; soutenir toujours dans son lecteur une inquiétude agréable sur le sort des personnes qui l’intéressent, une curiosité vive sur la suite des avantures qui l’attachent, au lieu d’émousser sa sensibilité par des préparations trop évidentes, et ce qui seroit encore pis, quoiqu’Homere l’ait fait, par une prédiction toute crue des actions que l’on doit décrire.
C’est encore sur la nature de l’homme, plutôt que sur l’ouvrage d’Homere, qu’il faut établir quel doit être dans un poëme le tempéramment du vraisemblable et du merveilleux, et prescrire les véritables bornes de l’un et de l’autre.
L’homme n’est touché que de ce qu’il croit.
Un poëte ne lui doit donc proposer que des choses qu’il puisse croire et qui ayent du moins l’apparence de la vérité. L’homme n’admire que ce qu’il trouve extraordinaire ; le poëte ne lui doit donc proposer que des choses qui soient hors de l’ordre commun ; et pour concilier ces deux principes qui paroissent si opposés, il doit donner au merveilleux les couleurs de la vérité, par des préparations si vraisemblables, que les prodiges mêmes dont il veut frapper l’esprit, en paroissent comme des suites naturelles. Il doit proportionner les préparations à la singularité des événemens, afin de leur donner tout ensemble de quoi surprendre et de quoi se faire croire.
Voilà, ce me semble, quelle doit être essentiellement l’union du vraisemblable et du merveilleux : mais il entre bien de l’arbitraire dans l’application de ce principe. Les moeurs, les opinions des peuples sont différentes ; et ces moeurs, ces opinions fondent pour eux un merveilleux particulier et des vraisemblances différentes : ainsi un poëme pourroit être excellent dans un pays, qui feroit pitié ailleurs, parce que des choses réputées grandes en ce pays-là seroient jugées petites dans un autre. Le point est de sentir au juste, jusqu’où l’on peut compter sur la crédulité de ses lecteurs, et de mesurer exactement ses hardiesses à leurs lumieres.
Seroit-il raisonnable de prétendre amuser des hommes faits par les mêmes fictions qui auroient charmé des enfans ?
Des dieux
Il falloit que les grecs fussent encore dans l’imbécillité de l’enfance, pour s’être contentés des dieux d’Homere : car, quoi qu’on en dise, il n’en a introduit que de méprisables, de quelque côté qu’on les considere.
Qu’est-ce que des dieux qui n’ont point fait l’homme, nés comme lui dans la succession des siecles, et multipliés par les mariages, à la maniere des races humaines ? Des dieux sujets aux infirmités et à la douleur, qui blessés quelquefois par des hommes mêmes, jettent des cris, versent des larmes, tombent dans des défaillances, et qui, pour dire encore plus, ont des medecins ?
Mais afin qu’il ne manquât rien à ce systême monstrueux de divinité, Homere nous laisse encore entrevoir que ses dieux ne sont pas immortels. Tel dieu s’est vû sur le point de périr ; et ce n’étoit pas seulement une terreur panique ; il auroit péri en effet sans le secours que le poëte a grand soin de nous marquer.
Si l’on regarde ces dieux du côté de l’intelligence et de la volonté, ils ont encore toutes nos foiblesses et tous nos vices : ignorance des événemens, inconstance dans leurs desirs, imprudence dans leurs projets, injustice dans leurs actions. Ils se laissent surprendre les uns aux autres, je n’en excepte pas Jupiter même.
Ils s’irritent et s’appaisent par caprice, comme des enfans ; ils se menacent indiscretement au-delà de leur pouvoir ; ils se vengent avec fureur ; et, comme si par mépris ils abandonnoient la justice aux foibles hommes, ce n’est point par une équité habituelle qu’ils sont au dessus des scrupules et des remords, c’est parce qu’ils font gloire de sacrifier tout indistinctement à leurs passions.
On me dira peut-être qu’Homere admet un destin, et que dans l’idée qu’il en donne, on pourroit reconnoître celle d’une divinité supérieure : mais quelque bonne intention qu’on ait, il n’est pas possible d’y trouver son compte. Ce destin n’est qu’une fatalité aveugle, ou pour mieux dire, l’enchaînement même des événemens, indépendans d’aucune providence qui les ait arrangés pour une fin.
Il ne paroît pas d’ailleurs qu’Homere ait une idée fixe de cette premiere cause. Tantôt il l’imagine nécessaire et immuable, puisque toute la supériorité de Jupiter ne va qu’à prévoir avec douleur des événemens qu’il ne peut empêcher : tantôt il l’imagine variable et dépendante ; puisqu’il avance en plusieurs rencontres, que l’ordre du destin couroit risque alors de demeurer sans exécution, ce qui étoit arrivé quelquefois, comme il lui échappe de le dire positivement.
Les plus éclairés d’entre les payens ont bien senti toute l’extravagance de ce systême. Un célebre rhéteur a pensé qu’il avoit plû à Homere de faire autant de dieux de ces hommes qui allérent au siege de Troye, et en revanche, de ne faire de ses dieux que de simples hommes. L’orateur philosophe a déclaré formellement qu’Homere auroit mieux fait d’élever l’homme jusqu’aux dieux, que d’abaisser les dieux jusqu’à l’homme.
Cependant, jusqu’où va la passion de justifier un auteur qu’on croit avoir intérêt de trouver sans défaut ; soit pour ne pas rougir d’avoir employé trop de tems à l’approfondir ; soit pour ne pas se démentir sur ce qu’on a admiré quelquefois trop légerement. Des auteurs chrétiens, sensés et religieux d’ailleurs, ont voulu réhabiliter la mémoire de ces dieux, qui n’ont pas toujours trouvé grace devant leurs propres adorateurs.
Peut-être auroit-on abandonné Homere sur cet article, s’il ne faisoit une partie trop considérable de ses ouvrages ; mais le moyen de convenir qu’un auteur qu’on s’obstine à traiter de divin, ne soit pas le plus souvent, seulement raisonnable !
Plutôt que d’en demeurer d’accord on a mieux aimé adopter les subtilités les plus chimériques ; eh !
Qu’est-ce qu’on ne justifieroit pas avec cela ? On prétend que cette foule de dieux dans l’iliade, ne blesse pas l’unité d’une puissance supérieure ; qu’ils n’en sont que les différens attributs ; et que si le poëte les a personifiés, ce n’étoit que pour expliquer les opérations divines d’une maniere proportionnée à l’imagination humaine.
Ce principe est bientôt posé, et il remedieroit en effet à bien des choses. C’est dommage qu’il échouë à la moindre application qu’on en veut faire.
Qu’on allie donc, s’il se peut, avec cette idée, la haine acariâtre de Junon contre Jupiter, les vengeances brutales que Jupiter tire quelquefois de Junon, les reproches d’injustice que les plus sages des dieux font à Jupiter même, et en un mot, leurs séditions fréquentes. Sur ce pied-là, on voit à tout moment dans l’iliade, les attributs révoltés contre leur essence commune, et les passions ne portent pas plus de trouble dans le coeur de l’homme, que les qualités divines en causent dans l’ame de Jupiter.
On essaye encore de se tirer d’embarras à la faveur des allégories ; et l’on va jusqu’à faire un parallele scandaleux des livres saints, avec les imaginations d’Homere. Je n’ai que deux mots à opposer à ce parallele : je ferois scrupule de m’y arrêter plus long-tems. Les vrais caracteres de la divinité sont posés en principes, en tant d’endroits de l’écriture sainte, que quand les auteurs sacrés viennent à employer les figures, on les reconnôit d’abord pour ce qu’elles sont, et on ne les apprétie que ce qu’elles valent : aulieu que dans Homere, ces prétenduës figures sont elles-mêmes les principes, et qu’il n’y a rien d’ailleurs qui avertisse l’esprit de ne les pas prendre à la lettre.
Je me souviens qu’un jour je demandois raison à M. Despreaux de la bizarerie et de l’indécence des dieux d’Homere. Il dédaigna de les justifier par le secours trivial des allégories, et il voulut bien me faire confidence d’un sentiment qui lui étoit propre, quoique tout persuadé qu’il en étoit, il n’ait pas voulu le rendre public : c’est qu’Homere avoit craint d’ennuyer par le tragique continu de son sujet ; que n’ayant de la part des hommes que des combats et des passions funestes à peindre, il avoit voulu égayer le fonds de sa matiere aux dépens des dieux mêmes, et qu’il leur avoit fait joüer la comedie dans les entr’actes de son action, pour delasser le lecteur que la continuité des combats auroit rebuté sans ces intermedes.
Il me seroit facile de faire voir que cette idée aggrave plus la faute d’Homere qu’elle ne l’excuse : elle le rend impie gratuitement, je veux dire, sans le rendre plus agréable. Mais sans m’amuser à le ◀prouver▶, je passe à une réfléxion qui me paroît plus importante.
Sur les opinions établies en matiere d’ouvrages d’esprit, les hommes forment d’ordinaire deux sortes de jugemens ; l’un public, l’autre secret ; l’un de parade et de cérémonie, l’autre de réserve et à leur usage particulier. On pense sans contrainte sur un auteur qu’on examine dans le cabinet ; et loin de s’embarrasser alors de ce qu’en ont pensé les autres, on s’applaudit quelquefois d’autant plus de l’idée qu’on s’en forme, qu’elle est plus singuliere, et pour ainsi dire, plus à nous : mais dès qu’il en faut porter un jugement public, on cherche à se raprocher des idées reçûës, toutes fausses qu’on les reconnoît, et l’on devient lâchement circonspect : car j’avoüe que si le respect qu’on doit au public n’alloit qu’à nous faire examiner plus séverement nos pensées, pour nous y affermir, si elles sont raisonnables, ou pour en revenir, si les raisons contraires le demandent ; la circonspection seroit prudente, et par conséquent loüable : mais elle va presque toujours plus loin. Elle nous fait trahir nos sentimens, pour ne pas blesser le parti le plus nombreux ; on aime mieux paroître judicieux que de l’être en effet ; et pour ne pas lutter contre le torrent, on s’y abandonne.
Ainsi le parti de l’erreur se grossit tous les jours de ceux mêmes qui l’ont reconnuë ; tout désabusés qu’ils sont, ils tiennent le même langage que ceux qui sont encore trompés ; et ils deviennent eux-mêmes une nouvelle autorité pour en abuser d’autres.
Faut-il que cette mauvaise honte s’étende sur des choses d’aussi petite importance que la réputation d’un poëte ? Et quelle suite si dangereuse peut avoir la sincérité sur le chapitre d’Homere, pour n’oser convenir de ses défauts qu’à l’oreille ?
Il y a pourtant bien des gens de ce caractere, et je pourrois décéler ici plusieurs complices de mes sentimens, qui, faute de courage, en deviendront peut-être les censeurs.
On peut alléguer deux choses à la décharge d’Homere : la premiere, que dans les tems de ténebres où il vivoit, il n’a pû avoir des idées saines de la divinité, et que, quelque esprit qu’on lui suppose, il n’a pû éviter absolument la contagion des erreurs et de l’absurdité du paganisme : la seconde, qu’au travers de cette nuit épaisse, il n’a pas laissé d’entrevoir quelquefois le vrai, comme quand il dit que d’un signe de tête, symbole de la volonté, Jupiter ébranla tout le ciel ; et qu’il compare ailleurs la vitesse de la course de Junon à la rapidité de la pensée.
Ainsi, quelque mépris que méritent au fonds les dieux de l’iliade, Homere personnellement seroit encore sans reproche, s’il les avoit toujours fait agir d’une maniere propre à soûtenir du moins l’estime et le respect de ceux qui les adoroient : mais, en vérité, il s’en faut bien qu’il ait toujours eu cette attention ; et en se mettant même à la place des payens, on trouve encore à chaque pas, des occasions de scandale.
Des héros
Les dieux ne sont dans l’iliade que des personnages épisodiques : les véritables acteurs sont d’une part, les rois et les princes de la Grece, accompagnés chacun de leurs troupes particulieres, et de l’autre, les troyens avec leurs alliés, tant princes que capitaines et que soldats. Le poëte à la fin du second livre, fait un dénombrement des chefs et des troupes, qui me paroît plus exact qu’ingénieux, et plus utile pour la suite, qu’agréable en lui-même.
Il choisit entre les chefs, plusieurs héros, pour être le principal ornement de son poëme, et c’est de ceux-là qu’il établit d’abord le caractere, et qu’il décrit les actions par préférence à d’autres.
Agamemnon, par exemple, est fier et jaloux de son autorité à l’excès. Achille est violent, infléxible et capable de sacrifier tout à son ressentiment.
Ajax mal propre aux délibérations, ne respire que les combats. Nestor au contraire instruit par l’expérience et par l’âge, est l’ame des conseils, et le modérateur des différends. Ainsi Homere donne à chacun de ses héros, des qualités propres et dominantes qui le distinguent ; mais malgré ces différences, il leur laisse encore en commun des qualités générales ; et c’est par ce côté de ressemblance que je les envisage d’abord.
Premierement ils sont vains, et d’une vanité qui dédaigne même les apparences de la modestie ; il n’y en a pas un entr’eux, qui ne se loüe en toute rencontre, sans pudeur et sans retenuë ; le sage Nestor y est aussi sujet que le superbe Achille.
C’est en se loüant que les uns conseillent, que les autres menacent, qu’en un mot ils agissent tous ; et Homere met presque toujours dans la bouche de ses personnages, tout le bien qu’il en veut dire.
Il ne regardoit pas apparemment, comme un défaut bien méprisable, cette attention continuelle à soi-même, qui n’a nul egard pour l’amour propre des autres, et qui semble leur vouloir arracher à tout moment l’aveu de notre supériorité sur eux ; ou peut-être, n’estimoit-il pas assez, s’il la connoissoit, cette grandeur d’ame qui nous porte par goût aux actions loüables, sans envisager les loüanges, et à qui il coûte moins de donner de nouvelles preuves de vertu, que d’en faire valoir d’anciennes.
Une suite de la vanité grossiere de ces héros, c’est la facilité qu’ils ont à s’offenser les uns les autres ; comme ils ne gardent aucune circonspection dans leur orgüeil, ils ne conservent aussi nulle dignité dans leur colere ; les injures sont aussi familieres dans la bouche des rois que dans celle des soldats, et Thersite ne tient pas contre Agamemnon des discours plus insolens qu’Achille même. Il n’y a si vaillant homme dans l’iliade, qu’un autre ne l’ose traiter de lâche, au premier emportement ; et ce n’est pas seulement dans les combats et les occasions les plus échauffées, qu’il leur échappe de ces saillies injurieuses ; c’est jusques dans les occasions les plus tranquilles et les plus indifférentes : Ajax et Idomenée qui d’ailleurs est assez sage, assis l’un auprès de l’autre, aux jeux célébrés pour les funérailles de Patrocle, s’échauffent, et se prennent de paroles sur une bagatelle, et ils en viennent sans la moindre gradation, aux injures les plus aigres et les plus indécentes. Je sçais bien que de tout tems les passions sont au fonds les mêmes dans les grands et dans les petits ; mais de tout tems aussi, n’y différent-elles pas par les expressions et par les manieres ? N’y a-t-il qu’un langage pour les rois et pour le peuple ? Et la diverse éducation ne se fait-elle pas toujours sentir dans les discours, quelque égale que soit la passion qui les inspire ?
Je remarque encore un grand fonds d’impiété dans les héros d’Homere. Agamemnon outrage Apollon dans la personne de son grand prêtre ; c’est même sur cette sacrilége imprudence que tout le poëme est fondé. Menelas invoque Jupiter en lançant son javelot contre Pâris : mais à peine a-t-il manqué son coup, qu’il blasphême le dieu qu’il vient d’invoquer. Achille frémit de rage de ne pouvoir tuer Apollon qui vient de l’induire en erreur. Mais je ne m’étonne pas que l’impiété fût si ordinaire alors ; les dieux à qui l’on avoit affaire, étoient de bonne composition : on étoit sûr de raccommoder tout auprès d’eux, avec des victimes et de l’encens : ils quittoient volontiers les hommes de toute vertu, sans excepter le respect sincere dû à la divinité, pourvû que d’ailleurs ils fussent exacts sur les cérémonies, et prodigues en sacrifices.
Mais, à mon sens, le plus grand trait de ressemblance entre les héros dont je parle, c’est la cruauté militaire. Ce n’est pas assez pour eux que de vaincre, ils veulent arracher la vie ; ils insultent encore aux morts ; et ils voudroient, selon les idées de leur tems, éterniser leur malheur, en leur refusant la sépulture. S’ils se laissent quelquefois désarmer, c’est à l’avarice et non à la magnanimité : infléxibles aux larmes, ils ne se rendent qu’à la rançon, et c’est pour s’enrichir qu’ils pardonnent. On ne voit point de joye plus vive dans l’iliade que celle des vainqueurs acharnés sur le corps des vaincus : et à la maniere dont tout s’y passe, on diroit que la vengeance étoit alors le souverain bien des dieux et des hommes.
J’ose encore ajouter que la valeur des héros d’Homere n’est pas si différente que l’on veut le faire croire ; c’est une qualité sujette dans la plûpart, aux mêmes accroissemens et aux mêmes diminutions ; confiance téméraire dans les succès, découragement dans les revers, impétuosité dans le premier choc, fuite honteuse bientôt après.
La grande différence des exploits n’est fondée le plus souvent que sur la force du corps qu’Homere confond presque toujours avec la valeur ; sur la vitesse des chevaux, la bonté des chars, et, ce qu’il y a de pis, sur les prodiges.
Le poëte distribue dans les différens livres de son poëme, des héros de jour, pour ainsi-dire : tantôt c’est Diomede qui renverse tout, tantôt c’est Agamemnon, tantôt Ajax, tantôt un autre. La fortune de chaque combat roule presque toujours sur un seul homme ; et Homere obscurcit à dessein toutes les figures du tableau, pour faire sortir davantage celles qu’il veut exposer en vûë.
Son adresse consiste pour cela, à faire retirer Achille sur ses vaisseaux ; car tant qu’il eût combatu, il n’y auroit pas eu moyen de faire valoir personne ; mais son absence donne lieu au poëte de faire passer en revûë ses héros subalternes, et d’attirer successivement sur eux l’admiration qu’Achille prend toute pour lui dès qu’il reparoît.
C’est ici qu’Homere me semble véritablement un grand maître ; et je voudrois pouvoir réussir à bien mettre en jour, l’art qu’il a employé dans le caractere d’Achille, pour y concilier deux choses qui paroissent se combatre.
Il vouloit d’un côté que son héros fût absolument nécessaire aux grecs, et qu’il valût lui seul, autant que toute l’armée. Ce ne pouvoit pas être la sagesse et la prudence qui le rendissent si nécessaire ; puisque, selon le dessein du poëme, Achille devoit être violent et dominé par sa colere, ce qui ne s’accorde pas avec la prudence : ce ne pouvoit pas être non plus la valeur, prise seulement pour l’intrépidité de l’ame ; car en ce sens un vaillant homme en vaut à peu près un autre ; et il y en avoit tant dans l’armée des grecs. Ce ne pouvoit donc être que les avantages extérieurs ; et en effet Homere donne à son héros cette sorte de supériorité, à proportion des merveilles qu’il lui devoit faire entreprendre. Il est d’une force et d’une légéreté dont aucun autre n’approche ; il a des chevaux immortels, des armes divines, et pour surcroît, la protection de Jupiter et le secours assidu de Minerve.
C’en étoit assez sans doute, pour le rendre aussi important que le dessein du poëme exigeoit qu’il le fût. Mais le poëte vouloit encore en faire le personnage le plus intéressant et le plus propre à enlever l’admiration. Les avantages extérieurs n’auroient pas produit cet effet : tous les exploits d’Achille ne lui eussent attiré aucune estime, tant qu’on ne les eût crus que l’effet de sa force et non pas de son courage : il auroit eu beau s’appeller lui-même le plus vaillant des grecs, comme il le fait en présence de toute l’armée ; le lecteur ne l’en auroit pas crû sur sa parole : car les hommes ne reconnoissent la valeur qu’au mépris constant des dangers et de la mort même, quand la gloire est à ce prix ; ainsi Achille, par sa force prodigieuse et par le secours sur-abondant des dieux, n’ayant rien à craindre, on ne seroit pas convenu avec lui du mérite d’une intrépidité qui ne l’exposoit pas.
La preuve de ma pensée, c’est que la plûpart des gens qui ne connoissent point Achille par l’iliade, et qui sur une fable plus connuë, l’imaginent invulnérable, au talon près, trouvent ridicule qu’on le mette à la tête des héros : tant il est vrai que l’idée de valeur suppose toujours celle du danger.
Qu’un géant bien armé combate contre une légion d’enfans ; quelque carnage qu’il en fasse, la pitié qu’on aura pour eux ne tournera pas en admiration pour lui : et plus il s’applaudira de son courage, plus on sera indigné de son orgueil.
Achille étoit dans ce cas, si Homere, malgré toute la supériorité de forces qu’il lui donne, n’eût trouvé l’art de mettre encore sa grandeur d’ame hors de tout soupçon.
Il y a parfaitement réussi, en feignant qu’Achille avant que de partir pour la guerre de Troye, étoit sûr d’y trouver la mort. Le destin lui avoit proposé par la bouche de Thétis, l’alternative d’une vie longue et heureuse, mais obscure, s’il demeuroit dans ses états ; et d’une vie courte, mais glorieuse, s’il embrassoit la vengeance des grecs. Il opte pour la gloire, au mépris de la mort : et dès-là toutes ses actions, toutes ses démarches sont autant de preuves de son courage. Il court en hâtant ses exploits, à une mort qu’il sçait infaillible. Qu’importe qu’il renverse tout presque sans obstacle ? Il est toujours vrai qu’il affronte à tout moment l’arrêt du destin, et qu’il se dévoue généreusement pour la gloire.
Homere a si bien senti combien cette idée devoit jetter d’intérêt sur son héros, qu’il la répand dans tout le poëme, afin que le lecteur l’ayant toujours présente, tienne compte à Achille de ce qu’il exécute même avec le moins de danger.
Pour parler à présent des caracteres particuliers, j’avoue que celui d’Achille est assez également soutenu ; mais il n’en est pas de même de la plûpart des autres. Homere ne fait pas toujours agir ses héros d’une maniere conforme à la premiere idée qu’il en donne. Les sages sont quelquefois imprudens ; les braves ont des momens de lâcheté, comme les lâches ont aussi des momens de valeur.
Quoique je pusse accumuler ici des preuves de ce que j’avance, je me contenterai d’en alléguer quelques exemples, comme j’ai fait dans le reste : bien résolu à n’entrer sur rien dans un plus grand détail, qu’autant que des sçavans prévenus et de mauvaise humeur m’y forceroient pour ma justification.
Hélénus, Hector et Diomede sont donnés pour sages dans l’iliade : voici cependant ce qui leur arrive à tous trois dans la même rencontre. Diomede secondé par Minerve, mettoit en déroute l’armée troyenne, à qui par conséquent Hector se trouvoit plus nécessaire que jamais. Que fait le sage Hélénus dans cette extrémité ? Il conseille à Hector de rallier les troyens, d’abandonner ensuite le combat et d’aller à Troye avertir Hécube d’offrir un sacrifice à Minerve pour l’appaiser. L’avis du sacrifice étoit bon ; mais n’y avoit-il qu’Hector à charger de cette commission ? Combien d’autres moins utiles au combat eussent été aussi bons pour le message ? Que fait de son côté le sage Hector ? Il applaudit à la prudence d’Hélénus, et il laisse le champ de bataille libre à Diomede, qui auroit achevé ce jour-là de venger la Grece, s’il n’eut été lui-même aussi imprudent que ses ennemis. Il s’interompt au milieu de ses succès : il s’arrête à interroger un inconnu, à faire et à écouter des histoires ; et il fait si bien par sa faute, que celle d’Hector n’a point de suite.
Voilà, ce me semble, des imprudences bien averées, dans des personnages dont on n’en devoit point attendre. à l’égard des braves qui sont quelquefois lâches, je n’en veux de preuve qu’Hector qui fait trois fois le tour de Troye en fuyant Achille, et qui n’ose le combatre qu’avec un second : et pour les lâches qui sont quelquefois braves, je n’allegue encore que Pâris qui fuit devant Ménélas avec la derniere indignité, et qui bientôt après rétablit les affaires des troyens, avec un courage égal à celui d’Hector même.
Homere en ces endroits, a peint les hommes à la maniere de l’histoire, et non pas selon les vues du poëme. Il y avoit apparemment une tradition de la guerre de Troye, dont il a conservé les faits, sans les accommoder scrupuleusement aux regles d’un art qui n’a été bien développé que depuis lui, quoi qu’il en soit le pere.
On sçait la diverse oeconomie de l’histoire et du poëme, dans la peinture des hommes. L’histoire les représente en détail ; elle raconte les actions de tels et de tels hommes qui ont eu le plus de part aux événemens célébres ; mais elle ne s’embarasse pas de faire convenir ces actions entr’elles ; elle n’est responsable que de la vérité, quelque bizarre qu’elle puisse être : elle allie sans dissimulation dans la même personne, la sagesse et l’imprudence, la timidité et la valeur, l’injustice et la probité : et c’est par ces portraits fidéles d’originaux qui ont existé, qu’elle donne la connoissance générale de l’homme, en faisant voir dans les exemples particuliers le bien et le mal dont toute l’espece est capable.
Le poeme employe une méthode toute contraire : il ne représente pas tels et tels hommes ; mais il invente des personnages exprès pour donner en eux une idée de certaines passions, de certains vices ou de certaines vertus ; et il rassemble avec art dans ces personnages, des effets sensibles et continus de ces passions, de ces vices, ou de ces vertus, pour en faire mieux sentir la nature ; au lieu que dans l’histoire, ces effets étant moins choisis et plus interrompus, ils n’en donnent pas une idée si vive ni si distincte.
L’histoire représenteroit les diverses actions d’Achille et d’énée, de quelques motifs différens qu’elles fussent parties ; mais le poëme ne peint sous le nom d’Achille que les effets de la colere, soutenue par la valeur ; et sous le nom d’énée, que les effets de la valeur, conduite par la piété.
Il s’ensuit de là que ce seroit un aussi grand défaut à un poëte de ne pas soutenir les caracteres, qu’à un historien de chercher à les soutenir aux dépens de la vérité.
J’oubliois de dire qu’il manque aux héros de l’iliade une sorte de dignité inconnue au siecle et dans le pays où Homere écrivoit. On ne voit point autour des rois une foule d’officiers ni de gardes ; les enfans des souverains travaillent aux jardins et gardent les troupeaux de leur pere ; les palais ne sont point superbes ; les tables ne sont point somptueuses : Agamemnon s’habille lui-même, et Achille apprête de ses propres mains le repas qu’il donne aux ambassadeurs d’Agamemnon. Il seroit ridicule de reprocher ces prétendus défauts de bienséance à un poëte qui ne pouvoit pas peindre ce qui n’étoit pas encore. Aussi les critiques les plus hazardeux n’ont jamais avancé, que je sçache, qu’il y eût de la faute d’Homere ; on s’est contenté de dire que son siecle étoit grossier, et que par là, la peinture en étoit devenue desagréable à des siecles plus délicats.
Quelques adorateurs d’Homere ne sont pas contens de cette distinction : on a grand tort, disent-ils, d’appeller grossiers ces tems heroiques, où le luxe n’avoit point encore corrompu les moeurs, et où l’homme joüissant innocemment des vrais biens, n’avoit point encore imaginé ces fausses grandeurs, ni ces fausses richesses dont la cupidité s’est avisée depuis.
Ne diroit-on pas à ce discours, qu’il y avoit plus de vertu dans le siecle d’Homere que dans le nôtre ?
Car l’épithete d’héroïque ne peut tomber sensément que sur la justice et la droiture des coeurs, et non pas sur le défaut de certaines richesses et sur l’ignorance des arts. Cependant qu’on lise l’iliade ; ces tems qualifiés d’héroïques paroîtront le regne des passions les plus injustes et les plus basses, et surtout le triomphe de l’avarice. Les chefs ne sont pas moins avides de butin que les soldats. Le pillage de Troye est toujours le plus puissant aiguillon de la valeur des grecs : et Homere lui-même parle quelquefois de l’or avec une certaine admiration, qui marque bien que le défaut de luxe venoit moins dans son tems, d’une simplicité vertueuse, que de grossiereté et d’ignorance.
Des différens genres d’éloquence
Nous avons parlé de l’action et des personnages de l’iliade ; l’ordre veut que nous parlions à présent des différens genres d’éloquence qu’Homere y employe. Il raconte des faits ; il faut examiner le caractere de sa narration. Il décrit des actions et des objets. Il faut voir de quelle maniere il peint les choses : il fait parler des personnages ; nous avons à observer s’il se met bien à leur place, et si les discours qu’il leur prête sont du ton et dans l’ordre qu’exigent les passions qu’il exprime, ou qu’il veut inspirer. Il employe des comparaisons fréquentes ; il faut juger du choix et de la justesse de ses comparaisons. Enfin il répand en plusieurs endroits les maximes et les sentences ; il faut voir comme elles sont placées, et si d’ailleurs elles sont assez importantes et assez solides, je vais suivre Homere dans cet ordre, et toujours avec cette franchise qui me paroit d’autant plus indispensable dans un auteur, qu’elle dépend plus de nous que tout le reste.
De la narration
Il y a deux sortes de narrations ; l’une simple et purement historique, où l’écrivain ne se propose que de rendre témoignage à la vérité, sans aucune vûe de la rendre agréable : l’autre ornée et poétique, où l’écrivain doit plaire en instruisant, et qui demande par conséquent un art dont la premiere peut se passer.
Les auteurs sacrés ont employé la narration simple : ils mêlent indifféremment dans les faits les petites et les grandes circonstances, quelquefois même les plus éloignées, comme les plus prochaines ; et quoi qu’elles eussent toutes leur utilité dans les vues de la sagesse éternelle qui inspiroit ces historiens, je crois qu’ils ne se mettoient pas eux-mêmes fort en peine ni des tours, ni de l’arrangement, ni du choix.
L’histoire sainte est vénérable et divine par des endroits bien plus importans que le style ; on la rabaisse quand on y cherche de l’art, et l’élégance étudiée qu’on y veut mettre, lui ôteroit ce caractere si sensible de vérité qui fait sa plus grande force.
J’avoue que la narration d’Homere a quelque ressemblance avec celle des livres saints ; mais je ne sçaurois convenir qu’on ait raison de lui en faire un mérite. Homere n’est point un écrivain d’annales ; il est poëte, et dès-là, son but devoit être d’intéresser les lecteurs par l’agrément de sa narration : elle devoit être précise et ingénieuse, au lieu que souvent elle est diffuse et insipide. Il étoit le maître d’imaginer les circonstances pour les assortir au fait principal qu’il avoit à raconter. Pourquoi en choisit-il de basses quand il faut de la grandeur ; de rebutantes, quand il est question de graces ; et de lentes, quand le sujet demande de la vivacité ?
Quand Thétis apporte à son fils les armes qu’a forgées Vulcain, et qu’elle le presse de se réconcilier avec Agamemnon ; Homere mêle à ces grandes choses, le soin que prend Thétis d’écarter les mouches du corps de Patrocle : allégorie tant qu’on voudra ; la bassesse de l’image frappe beaucoup plus que la justesse de l’allégorie.
Junon, en un autre endroit, se pare pour charmer et pour surprendre Jupiter. Homere descend jusqu’à dire, en beaux termes, si l’on veut, mais toujours bien clairement, qu’elle se décrassa tout le corps avant que de le parfumer ; idée qui ternit mal à propos une image d’ailleurs toute gracieuse.
Neptune est impatient de secourir les grecs.
Homere raconte que ce dieu va chercher son char en un certain lieu ; qu’il arrive ensuite en un autre plus voisin du camp ; que là, il dételle ses chevaux, et qu’il les renferme lui-même, pour les retrouver à son retour : détail qui ne convient ni à la majesté du dieu, ni à son impatience.
Je ne craindrai point de dire qu’Homere peche en tous ces endroits, contre le principe qui doit guider un poëte dans le choix des circonstances. Il peut imaginer à son gré des faits propres à exciter l’admiration, la compassion, la joye, ou tel autre sentiment qu’il lui plaira ; mais ces faits une fois choisis, il faut que le détail en soûtienne le fonds. Le fait est-il grand ? Les circonstances doivent être grandes, et se prêter l’une à l’autre de la dignité. Le fait est-il intéressant ? Il n’y doit rien mêler qui n’en augmente l’intérêt. Ainsi l’unité qui doit régner dans le tout doit aussi régner dans chaque partie : c’est-à-dire, que comme l’assemblage des faits qui composent tout le poëme, ne doit produire qu’un effet unique et général ; l’assemblage des circonstances qui composent chaque fait particulier, ne doit produire aussi qu’un effet unique, quoique subordonné à l’effet général.
Des répétitions
Il me semble que c’est ici le lieu de parler des répétitions d’Homere ; car, quoi qu’il ait répandu ce défaut par tout, aussi bien dans les descriptions, dans les comparaisons et dans les discours, que dans les récits ; on peut dire cependant que c’est un défaut de tout le poëme, considéré comme le récit d’une action. Ce défaut regne dans Homere, à un excès qui ne devroit pas lui avoir laissé de défenseurs, et je ne suis pas moins étonné des apologies que de la faute même.
Pour la faute, on ne comprend pas trop bien ce qui pouvoit y induire Homere. Diroit-on que c’étoit l’envie de faire relire plus d’une fois d’excellens morceaux ? Mais souvent ces répétitions sont des choses froides et tout-à-fait indifférentes.
Diroit-on que c’étoit pour s’épargner la peine d’un nouveau travail ? Mais souvent ces répétitions ne tiennent la place de rien, et elles sont placées en des endroits où un seul mot eût épargné des pages entieres de redites. Diroit-on qu’Homere donnant ses livres les uns après les autres, ou que le poëme ne se lisant pas de suite, il a crû devoir pour la clarté, rappeller dans un livre des choses déja dites en d’autres, et qui pouvoient n’être plus assez présentes pour l’intelligence du sujet ? Mais souvent ces répétitions sont dans le même livre et quelquefois dans la même page. Pour moi, je penserois, tout désobligeant que ce soupçon puisse être, qu’Homere aimoit à grossir son ouvrage de ce qui ne lui coutoit plus rien, et que le plaisir de récrire ses vers lui en cachoit l’inutilité et le contretems.
Pour les apologies, on voit bien qu’elles partent d’un zêle superstitieux pour la réputation d’Homere ; mais malgré tout ce zêle, on n’a pû rendre raison que d’une seule espece de répétition ; c’est quand les messagers redisent mot pour mot, les discours qu’ils sont chargés de faire.
On prétend que cette exactitude est de leur devoir : mauvaise raison cependant pour excuser les redites.
N’exprimeroit-on pas de même leur exactitude, en disant qu’ils s’acquitérent fidélement de leur commission, comme Madame Dacier le fait quelquefois, quelque envie qu’elle ait de ne rien retrancher d’Homere.
Je demande d’ailleurs à ces partisans si zêlés, quelle application ils peuvent faire de ce principe, aux autres espéces de répétition ?
Par exemple, à celle-ci que je choisis au hazard entre mille.
Agamemnon, au second livre, propose la fuite à ses soldats, dans le dessein de les éprouver, et avec une adresse concertée pour leur inspirer un sentiment tout contraire. Au neuviéme livre, il tient le même discours aux chefs de l’armée dans le dessein sérieux de les disposer à fuir en effet. Se peut-il que deux discours dont le but étoit si opposé, fussent précisément les mêmes ?
Madame Dacier a bien senti la difficulté ; elle prétend, pour la résoudre, que ces deux discours sont l’un et l’autre, une feinte. Je me réserve à faire voir le contraire en son lieu : il ne s’agit présentement que des répétitions fréquentes d’Homere, et de l’impossibilité de les excuser toutes, même par de mauvaises raisons.
On me diroit en vain, qu’une grande partie de ces répétitions sont courtes. Je répondrois que les plus courtes reviennent aussi plus souvent, et que par-là, elles ne déparent pas moins tout l’ouvrage que les plus longues. Rien n’est plus ennuyeux, par exemple, que ces refrains dans les combats de l’iliade : la terre retentit horriblement du bruit de ses armes ; il fut précipité dans la sombre demeure de Pluton . J’en dis autant de ces longues épithetes, et de ces attributs attachés aux dieux et aux héros ; quand même il seroit vrai que ces attributs n’étoient pas moins essentiels pour désigner les personnes que les noms propres : encore n’a-t’on pas raison de le prétendre. Homere se passe souvent de ces attributs ; ils n’étoient donc pas nécessaires ; et il ne lui restoit d’autre raison de les employer que sa propre négligence.
Quel préjugé contre lui que cette négligence ! Ce seroit trop d’en conclure, sans autre preuve, qu’Homere est négligé par tout ; mais du moins, ce n’est pas trop de le soupçonner. J’avoue franchement que je l’ai fait ; j’ai examiné tout le reste dans cet esprit ; et si le plaisir de deviner juste ne m’a pas fait illusion, j’ai trouvé presque par tout que mon soupçon n’étoit que trop bien fondé.
Les dernieres armes des apologistes des anciens, c’est la différence du goût des tems. Ils reprochent toujours aux critiques, et quelquefois avec raison, l’injustice qu’ils ont de vouloir ramener tout au goût de leur siecle : mais souvent aussi, c’est un pur abus que ce reproche. Qu’un homme ose blâmer Homere de ses répétitions, croira-t’on lui fermer la bouche, en disant que c’étoit le goût du tems ? Il ne faut que connoître la nature de notre esprit, pour juger que ces répétitions n’ont jamais pû être une source de plaisir ; et quand on auroit ◀prouvé▶ que c’étoit la maniere des écrivains, on n’auroit pas fait voir pour cela, que ce fût un agrément pour les lecteurs.
Des descriptions
Homere a toujours passé pour un grand peintre : et en effet, il y a plusieurs morceaux dans ses ouvrages, qui ne font pas beaucoup rabattre des louanges qu’on lui a prodiguées sur ce talent.
La description du combat d’Achille contre le Xante, quoi qu’un peu bizarre, celle des jeux célébrés aux funerailles de Patrocle, quoique mal placée comme elle est à la fin du poëme, quelques autres peintures, de celles mêmes que je n’ai pû imiter, parce qu’elles sont enchassées dans des épisodes inutiles, sont dignes, à tout prendre, de toute la réputation d’Homere ; mais il ne peint pas toujours si heureusement ; et je crois que sur cette partie, comme sur toutes les autres, il pourroit égarer souvent ses imitateurs.
Il entre d’ordinaire dans un trop grand détail, et ses peintures, à force de minuties, deviennent froides et languissantes. S’il décrit un bouclier (je ne parle pas ici de celui d’Achille, qui mérite une attention particuliere) il ne se contente pas d’en désigner en gros la matiere et la forme ; il en peint séparément toutes les parties, et il en fait une espece d’inventaire, d’autant plus ennuyeux quelquefois, qu’il tient à un autre détail aussi importun, je veux dire à la maniere dont ce bouclier a passé de main en main jusqu’à celui qui le porte : histoire qui entraîne encore ses parenthêses particulieres.
S’il décrit les blessures, c’est, selon la portée de son tems, avec une précision anatomique qui refroidit l’imagination, et qui interrompt mal à propos l’intérêt qu’on prenoit à la suite des combats.
S’il décrit les voyages des dieux, c’est avec un amas de circonstances qui impatiente le lecteur.
On fait sortir les chevaux de l’écurie ; on tire le char de la remise ; on attelle ; le dieu part ; il se repose en des lieux que le poëte décrit encore ; le dieu reprend sa route, et il arrive enfin : mais ce n’est pas tout ; il faut encore essuyer le retour, non moins chargé de circonstances lentes que le départ. Ce n’est pas ainsi, à mon sens, que les poëtes doivent peindre ; ils doivent écarter tout l’indifférent, et ne présenter que des choses dignes de curiosité et d’attention.
On ne les justifie pas toujours en prouvant que ce qu’ils ont dit, est naturel, si on ne ◀prouve▶ en même tems qu’ils ont bien choisi ; et malgré le parallele établi entre la poësie et la peinture, il n’en est pas tout-à-fait là dessus de l’une comme de l’autre. Quoique l’imitation et le choix soient nécessaires au poëte, comme au peintre, le mérite du choix caractérise davantage le poëte, et le mérite de l’imitation caractérise davantage le peintre.
Que le poëte choisisse un objet inutile ou desagreable ; il ne me causera que de l’ennui ou du dégoût : au lieu, qu’en blâmant un pareil choix dans le peintre, je puis encore admirer dans son ouvrage, la ressemblance parfaite avec les objets qu’il aura choisis. Par exemple, pour ne point sortir d’Homere, quand il me peint Achille occupé à préparer lui-même le repas qu’il veut donner aux ambassadeurs d’Agamemnon ; quand il me le représente dans les fonctions d’un cuisinier, je suis blessé du desagrément de l’image, sans sçavoir gré d’ailleurs au poëte d’une imitation aisée, qui ne consiste que dans la propriété des termes ; au lieu que le tableau d’Achille en cet état, tout ridicule qu’il seroit pour le choix, pourroit néanmoins être admirable, par la vérité du dessein et des couleurs, où il est si difficile et si rare que les peintres atteignent.
On voit par-là, que le vrai mérite du poëte n’est pas de tout peindre ; mais de ne peindre que ce qui convient, ce qui peut intéresser et ce qui peut plaire. Il s’en faut bien qu’Homere soit toujours heureux dans ce choix ; content de ne point sortir du vrai, il ne paroît pas assez soigneux du grand ni de l’agréable.
Des discours
Les discours qu’Homere prête à ses personnages, sont une des plus considérables parties de son poëme ; je crois même que c’est la plus riche, et celle où il a répandu le plus de beautés. J’y trouve souvent un fonds de grandeur et de pathétique, qui, quoiqu’affoibli par bien des défauts, ne laisse pas encore de se faire sentir.
Mais, comme il y a des gens que le beau frappe, jusqu’à les mettre hors d’érat de reconnoître les fautes qui l’interrompent, il y en a d’autres aussi, qui sont tellement blessés des défauts, que le beau même qui y tient, ne les touche plus.
Chacun peut jouir impunément de ses préventions, quand on ne lit que pour son plaisir : ce n’est que quand on juge, qu’on est obligé d’y regarder de plus près, afin de ne tomber, ni dans les louanges exagérées, ni dans les critiques injustes, également honteuses à la raison.
Pour entrer dans cette discussion avec quelque ordre, je regarde d’abord la maniere dont Homere amene et lie les discours de ses acteurs ; ensuite, si ces discours sont bien à leur place, et enfin, si ceux qui sont à leur place, sont conçûs comme ils doivent l’être.
La maniere dont Homere amene et lie les discours, est si languissante et si uniforme, qu’elle nuit souvent à l’effet des discours mêmes. C’est toujours : un tel dit, un tel répondit ; et pour surcroît de langueur et d’uniformité, Homere désigne ceux qui parlent, non seulement par leurs noms, mais encore, comme je l’ai dit, par de longues épithétes déja répétées mille fois, et qui n’ont souvent aucun rapport à l’action présente, ni au mouvement du personnage. Il nommera quelquefois vaillant, celui dont il rapporte un discours lâche ; et quelquefois sage, celui dont il rapporte un discours imprudent. Quoique ces contradictions soient bien choquantes, je regrette sur tout la vivacité qu’Homere fait perdre à son dialogue, par la répétition ennuyeuse de ces épithétes.
Je ne sçai si ces manieres de parler manquoient à sa langue : dit-il, répond-il, reprend Agamemnon, interrompt Achille : mais, soit la faute du poëte, soit le défaut de l’idiome, on ne sent pas moins le besoin qu’en auroit l’iliade. Quelle différence, par exemple, entre ces deux manieres de lier un discours à un autre ? Agamemnon le conducteur des peuples parloit ainsi, et il alloit continuer, quand Achille aux pieds légers l’interrompit en ces termes : superbe fils d’Atrée, etc. ou bien, en laissant le discours d’Agamemnon suspendu, superbe fils d’Atrée, interrompit Achille . La premiere maniere est trop lente, et laisse languir l’imagination qui commençoit à s’échauffer ; au lieu que la seconde entretient et augmente même l’émotion par la rapidité du dialogue. Cependant la premiere maniere est toujours celle d’Homere, et l’autre a été si connuë depuis, que ce n’est plus à présent un mérite de l’employer, toute vive et toute agréable qu’elle est. à l’égard des discours, il y en a beaucoup qui sont à leur place, et beaucoup aussi qui n’y sont pas. Ils sont à propos dans les conseils, dans les ambassades, et dans quelques autres occasions : mais le sont-ils de même entre ennemis dans la chaleur du combat ? Se peut-il qu’au fort d’une bataille, des guerriers à qui il importe de vaincre au plutôt, perdent le tems à dire de longues injures à leurs ennemis, ou à leur conter des généalogies et des histoires ? Homere a semé l’iliade de ces contre tems ; je n’en citerai qu’un exemple sur lequel on ne doit pas craindre de juger trop légerement d’Homere ; car, pour peu qu’on le trouve digne de censure en celui-ci, on peut s’assurer qu’il l’est bien davantage en d’autres. Je n’ai pas choisi à beaucoup près le plus bizarre, j’ai mieux aimé le choisir court ; le voici.
" pendant que les deux batailles se mêloient avec tant de fureur, … etc. " on peut remarquer en passant, dans ces discours, les injures grossieres, les histoires déplacées, et les rodomontades pueriles ; j’y attaque principalement le peu d’égard qu’Homere a pour la vraisemblance, en faisant tenir à ses héros de si longs discours, quand il n’est question que de se battre. Pourquoi du moins l’un des deux combatans, ne prend-il pas avantage de l’imprudence de son ennemi ? Pourquoi les harangues ne sont-elles pas interrompuës à coups de javelot et de lance ? Est-il croyable que dans une mêlée, deux soldats transformés mal à propos en orateurs, puissent achever si tranquillement leurs discours ?
On a condamné dans un opéra de Quinault, la scene où épaphus et Phaëton se disent des injures et se vantent réciproquement de leur naissance ; on ne goûtoit pas que l’épée au côté, leur colere s’exhalât en discours : cependant le contre-tems n’est pas là si considérable que dans la chaleur d’un combat. Mais on a deux poids et deux mesures pour les anciens et pour les modernes : on condamne franchement Quinault, parce qu’il est de notre siécle ; et le préjugé de l’antiquité fait qu’on n’ose sentir la faute d’Homere.
On dira peut-être, qu’Homere sçavoit aussi bien que nous, combien il faisoit en cela de violence à la nature ; mais qu’il a cependant bien fait d’interrompre ainsi le récit des combats qui eût été trop ennuyeux sans cette licence. J’avoüe que ces discours délassent un peu l’esprit de la longueur et de l’uniformité des combats, et qu’on aime encore mieux les entendre que la description anatomique des blessures. Mais, c’est excuser une faute par une autre. Qui obligeoit Homere à s’appesantir sur le détail des batailles, de maniere qu’il eût besoin de violer la vraisemblance pour en réparer l’ennui ? Et d’ailleurs, quand il eût été obligé à ce détail, ne pouvoit-il pas l’interrompre plus sensement, comme il le fait quelquefois, en racontant de quelques uns de ses héros, des histoires variées, où il étoit le maître de mêler des circonstances propres à soutenir et à réveiller l’attention ?
Je n’ai garde de confondre avec ces discours mal placés ceux que les chefs adressent à leurs troupes, pour les encourager. Ils sont sans doute à propos, pourvû qu’ils soient courts, et qu’on ne dise pas, comme Homere, qu’ils étoient entendus distinctement de toute l’armée.
Il y a d’autres discours suivis que les vainqueurs adressent quelquefois à ceux qu’ils ont tués.
Complication de contre-tems : c’est dans la chaleur du combat, et on les fait à des morts qui n’entendent plus, et qui ne sçauroient répondre. Je sçais bien que dans l’instant de la victoire, il peut échaper au vainqueur quelques paroles d’insulte et de triomphe ; mais non pas des discours continués et adressés personnellement au cadavre. Cela, bien loin d’être héroïque, n’est pas même naturel. Voici un exemple qui justifiera mon dégoût ; combien le justifierois-je mieux, si je rapportois tous les endroits de même espece ?
Idoménée tue Othryonée qui recherchoit Cassandre en mariage, et qui, pour l’obtenir, n’avoit pas moins promis que de chasser les grecs de devant Troye.
Idoménée, fier de sa victoire, lui tient ce discours, après l’avoir tué.
" Othryonée, vous serez le plus brave de tous les hommes, … etc. " la raillerie me paroît aussi froide que mal placée, et je ne puis m’empêcher de dire, à cette occasion, que les héros d’Homere sont de fort mauvais railleurs ; ils ne disent jamais rien en ce genre d’ingénieux ni de bien choisi. Sans doute, dans le siécle et dans le pays d’Homere, les esprits n’avoient pas encore acquis là-dessus, la finesse des derniers tems.
Enfin, les discours les plus mal placés de tous, sont ceux que les hommes adressent à leurs chevaux.
Heureusement, ils sont en petit nombre dans l’iliade ; n’est-il pas encore bien étonnant qu’il y en ait ? Qu’on impute tout cela, si l’on veut, à la grossiéreté des tems ; il s’ensuivra que les meilleurs esprits devoient s’en sentir, et que par conséquent les meilleurs ouvrages étoient encore très-imparfaits.
Hector dans un combat, tient ce discours à ses chevaux... etc.
Voici encore un discours d’Antiloque à ses chevaux ; car ces discours n’ennuyent point.
" il n’est plus tems de ménager vos forces ; il faut voler... etc. " on voit par ces discours, qu’Homere ne mettoit pas grande différence entre les hommes et les chevaux.
Il les prend par tous les endroits sensibles du coeur humain ; par l’intérêt, par le plaisir, par la gloire, par la vertu même. Je ne perdrai point de raisonnement à critiquer ces endroits ; il n’en faut point d’autre censure que de les faire lire.
Jusqu’où va cependant le respect de l’antiquité ?
Virgile, quoique d’ailleurs imitateur si judicieux d’Homere, n’a pas laissé de l’imiter une fois dans cette absurdité.
Je choisis entre les discours bien placés, ceux que les ambassadeurs d’Agamemnon tiennent à Achille, pour désarmer sa colere, et le ramener au secours des grecs. Il n’y en a point dans toute l’iliade qui soient plus à propos, ni qui donnent une plus grande idée du génie d’Homere. Outre que l’occasion demandoit nécessairement ces discours, ils sont encore rangés avec art, et dans un ordre propre à augmenter toujours le plaisir du lecteur. Ulysse parle le premier ; une éloquence adroite fait le caractere de son discours ; ainsi l’esprit est agréablement attaché par le choix de ses tours et de ses raisons. Achille répond avec une franchise magnanime ; ainsi l’esprit est élevé par les sentimens du héros ; Phenix, le vieux gouverneur d’Achille, reprend d’une maniére touchante et pathétique ; ainsi le coeur est ému : et enfin Ajax indigné de l’orgueil infléxible d’Achille, rompt la conférence, avec un dépit généreux qu’il laisse dans l’ame du lecteur échauffé. Cet ordre marque sans doute un grand poëte, qui sçait, quand il le veut, maîtriser l’attention par l’arrangement de ses matieres ; et je ne crois pas qu’on pût proposer un meilleur modéle, pour disposer un sujet heureusement.
Il faut descendre à présent dans le détail de ces discours, pour y démêler quelques-uns des défauts qui sont semés par tout dans ceux d’Homere.
Ulysse commence le sien, par se concilier Achille en loüant son amitié et sa magnificence. Il peint ensuite l’extremité où sont les grecs, et le besoin pressant qu’ils ont de son secours ; il lui rappelle les avis tendres que Pélée lui donna à son départ ; conseils qu’Achille a malheureusement oubliés ; mais dont il est tems de réparer l’oubli, en cédant aux offres d’Agamemnon. Ulysse fait en cet endroit le détail de ces offres, et il répéte mot pour mot, trois longues pages qu’on vient de lire un instant auparavant. Qui ne voit que l’attention se relâche tout-à-fait par cette langueur, et que c’est à recommencer, pour se remettre au point d’intérêt où l’on étoit avant le contre-tems ? Il est vrai qu’Ulysse fait succeder à ce détail, des raisons si vives et si adroites qu’il ranime bien-tôt le lecteur ; mais combien le plaisir eût-il été plus grand, s’il eût été continu ?
Achille en répondant au discours d’Ulysse, autorise d’abord son ressentiment de l’ingratitude d’Agamemnon. Il rappelle tout ce qu’il a fait pour les grecs, et se compare avec quelque étenduë à un oiseau qui s’expose à tous les dangers pour ses petits. La comparaison est juste, mais je ne crois pas qu’elle soit de la passion ; outre qu’Achille ne cherche pas à orner son discours, et que ce n’est pas même son talent, son dépit ne lui devoit pas présenter ces fleurs, dont il sied bien au poëte de parer sa narration, mais qui sont interdites aux personnages, à moins qu’on ne les donne pour orateurs. Quoique cette comparaison ne soit pas choquante, comme beaucoup d’autres répanduës dans les discours de l’iliade, j’ai cru devoir la relever, pour faire sentir qu’Homere ne contraste pas assez le style de son propre recit, et celui des discours de ses acteurs : ce qui me paroît cependant indispensable, puisque les poëtes se disant inspirés par les muses, doivent avoir un langage particulier ; au lieu que les personnages étant des hommes ordinaires, doivent parler naturellement, selon leur caractére et leur situation.
Achille menace ensuite de partir dès le lendemain : il tombe là, dans un détail froid et inutile. si Neptune, dit-il, lui accorde une navigation heureuse, il arrivera le troisiéme jour à la fertile Phtie ; il y trouvera les richesses qu’il y a laissées en partant ; il y en portera de nouvelles, de l’or, de l’argent, du fer, et de belles femmes en assez grand nombre . La passion dédaigne ces petites circonstances, et quand il seroit vrai qu’elles seroient naturelles, il suffit qu’il soit naturel aussi de les omettre, pour que le poëte doive choisir entre deux choses qui sont également dans la nature, celle qui peut faire le plus de plaisir.
Achille refuse avec hauteur les présens d’Agamemnon. quand il me donneroit, dit-il, tous les trésors qui entrent dans Orchomene, ou dans Thebes d’égypte, qui est la plus riche ville du monde et qui a cent portes, par chacune desquelles sortent deux cent guerriers avec leurs chevaux et leurs chars, etc. on sent d’abord que l’alternative d’Orchomene et de Thebes n’est point du tout du caractére de l’emportement, et de plus, que les particularités de la ville de Thebes, ne sont pas supportables en cet endroit, dans la bouche d’Achille. C’est un exemple d’un des plus grands défauts d’Homere ; il veut placer chemin faisant, tout ce qu’il sçait, et il n’est pas scrupuleux sur la place.
Enfin Achille répond aux motifs de la gloire, par où Ulysse a fini sa harangue. Il la traite de chimere, et il met la vie paisible, quoiqu’obscure, au dessus de tous les honneurs du monde. On devine bien, par le caractére d’Achille déja connu, que son raisonnement ne part pas de l’abondance du coeur ; mais il n’y a rien, ni dans le raisonnement, ni dans les termes, qui ne présente une lâcheté bien sincere ; et il me semble, qu’avec un peu plus d’art, Homere auroit pû faire briller le courage d’Achille, même en le faisant parler contre la gloire. On auroit tort de dire que le ton y peut suppléer : comme les poëmes se lisent et qu’ils ne se prononcent pas, il faut mettre l’équivalent du ton, dans les tours et dans les paroles mêmes.
Phénix frappé de la résolution d’Achille, employe pour le fléchir les larmes, les raisons, et les exemples. Il rappelle au héros les soins qu’il a pris de son enfance ; il le conjure par l’exemple des dieux de laisser désarmer sa colere, et il se jette à ses pieds pour achever de l’attendrir. Tout cela eût été bien plus touchant dans Homere, sans les défauts qui en éteignent presque le pathétique.
Un de ces défauts, c’est que Phénix employe des circonstances choquantes, en parlant de l’enfance d’Achille. combien de fois, dit-il, avez vous vomi dans mon sein, comme il arrive aux enfans de vomir sur leur nourice ? cette citation n’est pas comme les autres de la traduction de Madame Dacier. Car elle a supprimé judicieusement cet endroit, qui ◀prouve▶ fort bien en passant, que tout ce qui est dans la nature, n’est pas pour cela bon à peindre.
Un autre défaut, c’est que Phénix fait entrer deux longues histoires dans son discours ; la premiere, absolument hors de place, puisque c’est la sienne propre, qu’Achille devoit avoir entendue déja plus d’une fois ; la seconde, plus convenable au sujet, mais trop étenduë, et qui contient encore d’autres histoires en parentheses.
Les commentateurs admirent ces histoires diffuses dans la bouche des vieillards d’Homere, parce qu’en effet le défaut de la vieillesse est d’aimer trop à conter : mais ils ne songent pas que les vieillards d’Homere, sont des héros, et de plus, des sages ; qu’ainsi, c’étoit assez au poëte de faire sentir dans leurs discours l’inclination de l’âge, sans l’outrer, comme si c’étoit des personnages de comédie, qu’on eût choisis exprès pour tourner la vieillesse en ridicule.
Nestor qu’Homere donne pour le plus sage des hommes, fait en un autre endroit encore pis que Phénix. Il arrête Patrocle qui refuse de s’asseoir, impatient qu’il est de retourner vers Achille.
Cependant Nestor, regrettant la vigueur de sa jeunesse, s’abandonne à lui conter ses anciens exploits contre les éléens. Il commençoit à conter la chose en gros ; mais ce n’eût pas été satisfaction pour lui ; il reprend l’histoire dès son origine, la pare des ornemens du poëme, et la charge de digressions. On ne sçait ce qui blesse le plus dans le discours de ce prétendu sage, ou l’envie demesurée de parler, ou la vanité, ou l’imprudence. Ici, Phénix n’est pas si condamnable dans ses histoires ; mais il est ennuyeux, et ce défaut tient lieu de tous les autres.
Enfin, Achille résistant encore aux instances de Phénix, Ajax indigné rompt de dépit la conférence. Il s’adresse d’abord à Ulysse, ne daignant pas seulement parler au superbe Achille ; et s’il s’échape ensuite à lui reprocher directement son orgueil, c’est par l’impétuosité du dépit même : je ne desirerois qu’une chose dans son discours ; c’est qu’il finît par un trait d’indignation, qui soutînt dans l’ame du lecteur le même mouvement que le reste y fait naître.
Un discours doit avoir son unité comme toutes les autres parties du poëme ; il ne faut pas que rien en démente le caractere dominant ; et la fin sur tout, doit en présenter, s’il se peut, une idée plus vive que tout ce qui précede. Si le fonds d’un discours est l’éloquence, la fin doit en être le trait le plus propre à persuader. Cette regle est fort bien observée par Ulysse. Si le fonds en est pathétique, comme celui de Phénix, la fin doit en être touchante : celle du discours de Phénix ne l’est pas. Si le fonds en est l’indignation, comme de celui d’Ajax, il doit finir avec le même sentiment, et il en est là-dessus de l’esprit, comme de l’oreille sur la musique. Un air composé dans un mode ne peut passer que par certains chemins, pour finir indispensablement dans le ton qui lui est propre ; autrement l’oreille est blessée. Il faut de même qu’un discours composé dans un certain mouvement, soit rangé dans l’ordre particulier que ce mouvement exige, et qu’il finisse de maniere à le soûtenir et à l’accroître ; autrement l’esprit sent qu’on l’égare : et il se rebute.
Je finirois ici cet article, où peut-être suis-je déja entré dans un trop grand détail, si je ne m’étois engagé de faire voir, contre le sentiment de Madame Dacier, que des deux discours où Agamemnon propose la fuite à ses soldats et à ses chefs, le premier est simulé, et l’autre est sincere. Madame Dacier n’a d’autre raison de les croire tous deux simulés, que parce qu’ils sont les mêmes ; et elle n’en décide ainsi que sur la bonne opinion qu’elle a d’Homere qui auroit dû les varier, si le dessein en eût été différent. Je crois avoir des raisons plus concluantes pour le sentiment que j’avance. Agamemnon, au second livre, se tient assuré de la victoire, sur la foi du songe que Jupiter lui a envoyé ; il assemble les chefs ; et leur dit qu’il veut éprouver l’armée, en lui proposant la fuite, afin que si elle donne dans le piége, ils arrêtent et raniment les lâches qui auront pris son discours à la lettre. Après ces préparations, il parle en effet aux soldats, et il leur propose imprudemment la fuite, comme un ordre absolu de Jupiter ; pouvoient-ils ne s’y pas rendre, fatigués qu’ils étoient déja de neuf années entieres de batailles ? Au neuviéme livre, la situation est bien différente ; les grecs ont été repoussés par Hector au de-là de leurs vaisseaux ; Agamemnon désespére du salut de l’armée ; et c’est dans ces circonstances qu’il propose aux chefs d’abandonner le siége de Troye. Comme il est vraisemblable qu’alors la proposition est sincere, Homere auroit averti que c’étoit encore une épreuve, s’il avoit voulu qu’on le pensât ; d’ailleurs, quelqu’un des chefs s’en seroit douté, d’autant plus aisément qu’ils avoient déja entendu le même discours, lorsqu’il n’étoit qu’une feinte.
Cependant personne ne soupçonne là-dessus la sincérité d’Agamemnon ; Dioméde, au contraire, lui reproche durement sa lâcheté ; le sage Nestor applaudit à la liberté de Dioméde, et pour tout dire, Agamemnon ne se justifie point. Qu’on mette dans la balance le préjugé favorable pour Homere, et qu’on lui oppose toutes ces raisons : je doute fort que le poids soit égal, et je craindrois plutôt que la faute avérée comme elle l’est, ne fît penser trop désavantageusement de tout l’ouvrage.
Des comparaisons
On employe les comparaisons dans le poëme, ou pour donner une idée plus vive et plus distincte de ce qu’on représente, par des similitudes exactes ; ou pour élever et réjoüir l’esprit par des images nobles et agréables ; ou seulement pour nourrir et varier la narration qui seroit trop séche et trop uniforme sans ce secours. J’examine les comparaisons d’Homere sous ces trois égards, pour en discerner les beautés et les défauts ; selon la fin qu’il a dû se proposer.
Il n’y a guere de comparaisons de la premiére espece dans Homere. Souvent au lieu que ces prétenduës similitudes devroient fixer l’esprit à l’objet principal, en le rendant plus clair, elles y jettent de l’obscurité, et le font même perdre de vûe, dans un amas de circonstances qui n’y ont aucun rapport. Je n’en veux d’autre exemple, que la comparaison des jambes de Ménélas, avec l’yvoire teint de pourpre.
Tel que l’yvoire le plus blanc qu’une femme de Méonie ou de Carie a peint avec la plus éclatante pourpre, pour en faire les bossettes d’un mords ; elle le garde chez elle avec soin ; plusieurs braves cavaliers le voyent avec admiration et d’un oeil d’envie ; mais il est réservé pour quelque prince ou pour quelque roi ; car ce n’est pas une parure vulgaire, et elle fait en même tems l’ornement du cheval, et la gloire du cavalier.
Telles parurent alors, divin Ménélas, vos jambes, quand on les vit teintes de ce beau sang qui couloit jusques sur vos pieds. Cette comparaison a déja été attaquée par Monsieur Perrault, avec beaucoup de raison, selon moi ; mais comme en traduisant, il s’étoit trompé lui-même sur le sens d’un mot, les sçavans ont tiré avantage de sa méprise ; et ils ont crû justifier suffisamment Homere, en relevant d’un ton de maître, l’erreur de M. Perrault, sans songer que cette erreur n’ajoute rien à l’écart de la comparaison ; ce qui est le seul ridicule qu’on y attaque. Pour moi je ne crains pas qu’on m’accuse d’avoir corrompu cet endroit, puisque je n’employe que les paroles de Madame Dacier, qui, quoiqu’elle en dise, corrige plus souvent Homere qu’elle ne l’affoiblit ; car elle me permettra de le dire, elle a beau se piquer d’être littérale, son goût et son jugement lui font souvent violence, et on pourroit lui reprocher bien des infidélités dans sa traduction, qui tournent toutes au profit de l’original.
Il y a des esprits séverement exacts, qui ne sçauroient goûter les comparaisons. Ils pensent qu’elles n’éclaircissent jamais rien, parce qu’elles sont toujours très-imparfaites, et qu’il vaudroit bien mieux s’attacher à bien peindre l’objet dont on parle, que d’avoir recours à des similitudes tronquées, qui ne servent qu’à confondre les choses.
Cela est vrai, à parler philosophiquement, mais en matiere de poësie, rien n’est plus faux. Les poëtes ne doivent pas tant songer à donner des idées précises, qu’à en donner de vives, quoiqu’un peu plus confuses.
Les comparaisons bien choisies font cet effet. L’imagination embrasse avec plaisir deux objets à la fois ; elle aime à augmenter elle-même les rapports imparfaits qu’elle y trouve, et elle ne chicane point, pourvû qu’on ne l’égare pas trop sensiblement. Il faut avoüer qu’Homere ne la ménage pas assez là-dessus ; il mêle dans les choses qu’il compare des circonstances trop contraires ; il lui suffit que sa comparaison ressemble par quelqu’endroit, et il s’abandonne sans scrupule, à la suivre par les côtés qui ne ressemblent pas.
Pour ce qui est d’élever et de réjoüir l’esprit par les comparaisons ; il faut convenir, qu’Homere y réussit assez bien : les siennes ont presque toutes de la noblesse et de l’agrément. La majesté des dieux, la splendeur des astres, le courroux des flots et des vents, l’ardeur des chasseurs et des chiens, le courage et la force des lions, la vigilance des pasteurs, la docilité et les frayeurs des troupeaux : voilà ses images ordinaires ; que pouvoit-il choisir de plus grand et de plus agréable ?
On lui reproche cependant quelque bassesse ; par exemple, la comparaison d’Ajax assiégé par une foule de combatans, et qui se retire à regret du champ de bataille, à un âne que des enfans chassent d’un pré à coup de pierre, et qui mange encore l’herbe en se retirant. C’est sur tout le choix de l’âne que les critiques ont attaqué. Je ne crois pas qu’ils ayent raison : car l’idée de bassesse que nous attachons à l’âne est arbitraire, et on pouvoit l’estimer aussi raisonnablement en Grece, que nous le méprisons ici. Malgré cette justification, la comparaison me blesse encore un peu par les enfans et la gourmandise opiniâtre de l’âne ; car en tout tems et en tout païs, ces images ne répondent pas assez noblement à la valeur obstinée d’Ajax et à la fureur de ses ennemis.
Je sçai bien qu’on trouve presque autant d’art dans les comparaisons, à descendre du grand au petit, qu’à s’élever du petit au grand ; mais cette maxime me paroît fausse, dans les vûës du poëme épique.
L’esprit une fois élevé ne veut rien perdre d’une impression qui flate son amour propre ; c’est ce qui arrive dans les comparaisons degradées, au lieu qu’il trouve à gagner, quand la comparaison est plus noble que l’objet principal. Ainsi je trouve beaucoup d’art à comparer les petites choses aux grandes ; et je croirois qu’il faut éviter de comparer les grandes aux petites, à moins que ces petites choses ne compensent par leur agrément la noblesse qui leur manque.
Pour ce qui regarde la variété que les comparaisons doivent jetter dans le poëme, on peut établir deux regles ; l’une d’employer les images les plus différentes qu’il est possible ; l’autre de les distribuer dans la narration, de maniere qu’elles ne soient pas trop voisines les unes des autres, et qu’on n’en rassasie pas le lecteur. Faute de ces ménagemens on retombe dans l’uniformité qu’on veut éviter.
Ce ne seroit pas assez de varier les circonstances de ses images, si le fonds en demeuroit trop semblable, parce que c’est le fonds qui frape le plus.
Que je présente trop souvent l’image du lion et des troupeaux ; que tantôt le lion devore les troupeaux et qu’il fasse fuir les pasteurs ; que tantôt les pasteurs le contraignent de se retirer ; qu’il assiege la nuit une bergerie, ou qu’en plein jour il répande la terreur dans les pâturages : on ne me sçaura pas tant de gré des divers aspects où j’offre le lion et les troupeaux, qu’on s’ennuira de les voir toujours revenir sur la scene.
On court le même risque d’ennuyer par la trop grande abondance des comparaisons ; au lieu qu’elles délassent du récit, quand le poëte en use sobrement, c’est le récit qui délasse des comparaisons quand elles sont trop fréquentes ; le sujet se perd dans les ornemens, et l’esprit se révolte naturellement contre ce desordre.
Si ces regles sont judicieuses, Homere est tombé dans deux grands défauts. Il employe souvent les mêmes sujets de comparaison, et jusqu’à trois et quatre fois dans la même page ; comme si un objet l’ayant une fois frapé, son imagination ne lui en présentoit plus d’autres. Il entasse aussi trop de comparaisons de suite ; il y en a jusqu’à cinq à la fin du cinquiéme livre, qui rebuttent par la longueur, et qui désunissent désagréablement l’action du poëme.
J’entrevois ici que l’on pourroit me reprocher quelque contradiction. J’ai dit qu’Homere réussissoit assez bien à élever et à réjoüir l’esprit par les comparaisons, et je dis à présent qu’il rebute et qu’il ennuye : comment concilier ces deux effets ? Je demande de l’équité. Qu’on songe que j’examine les choses sous différens égards ; quand je loüe Homere, c’est par le choix de ses images en elles-mêmes, indépendamment des répétitions, et de la multiplicité, quand je le blâme, c’est par le défaut de variété, ou par une abondance vicieuse. Ce principe peut servir à me disculper en d’autres endroits, où l’on seroit tenté de me faire une pareille objection.
Des sentences
Les sentences font un double effet dans le poëme, elles l’embelissent et le rendent utile : après que les exemples ont frapé l’imagination, et échauffé le coeur, elles fixent dans l’esprit les impressions qu’ils y ont faites, par des préceptes courts, qui invitent d’eux-mêmes la mémoire à s’en charger. Ainsi le poëte habile ne manque pas de les répandre dans son ouvrage, et de les revêtir, autant que la raison le permet, de tout l’éclat qui peut interesser à les retenir : car souvent le lecteur plus amoureux du plaisir que de la perfection, dédaigneroit ces maximes si elles n’étoient qu’utiles, au lieu que si elles l’attachent d’abord par leur beauté, il peut aller ensuite jusqu’à en goûter la solidité, et à en faire usage.
Il faut pour cela qu’elles soient bien placées, élégantes, précises et d’un grand sens. Il faut qu’elles soient bien placées, c’est-à-dire, qu’elles conviennent aux actions et aux événemens dont on parle ; car si l’esprit ne les trouve appuyées de l’expérience, il les juge frivoles, et elles ne sçauroient faire d’impression. Homere, par exemple, n’a pas placé heureusement cette sentence fameuse : la pluralité des rois n’est point bonne .
C’est Ulysse qui l’employe pour retenir les soldats qui fuyoient aux vaisseaux par l’ordre d’Agamemnon : ordre qui devoit être d’autant plus respecté, qu’Agamemnon l’avoit donné comme un ordre absolu de Jupiter même. étoit-ce le lieu de faire valoir la nécessité d’un seul chef ; et ne semble-t-il pas au contraire, que les soldats auroient pû retorquer la maxime d’Ulysse contre lui-même ? La pluralité des rois n’est point bonne ; pourquoi oppose-tu donc ton autorité à celle de notre roy ? C’est nous qui lui obéïssons en fuyant ; et c’est toi seul qui lui résistes en prétendant nous retenir. Une maxime si déplacée ne se concilie point la créance, et le poëte la décrédite lui-même par le contre-temps.
Il faut encore que les sentences soient élégantes, précises et d’un grand sens. C’est l’élégance qui y répand la beauté, c’est la précision qui y met la force, et c’est le grand sens qui en fait le prix.
Homere en employe quelquefois de cette perfection.
Polidamas presse Hector de rentrer dans Troye, et lui prédit de grands malheurs, s’il s’obstine à demeurer hors des murs. Hector lui répond, que le meilleur de tous les augures est de combatre pour sa patrie. Il seroit difficile de trouver rien de plus élégant, de plus précis, ni de plus sensé.
Patrocle dit ailleurs à Mérion qui s’amusoit à insulter Aenée dans le combat : les conseils veulent des paroles, et la guerre demande des actions . Cette maxime est sans doute fort belle, et il seroit à souhaiter qu’Homere ne l’eût point perduë de vûe : il nous auroit épargné toutes ces harangues dont il ralentit les combats. Mais malheureusement, les poëtes ne sont pas toujours fort conséquens ; ils disent le pour et le contre, selon que l’imagination le leur présente ; et comme ils ne pensent pas d’ordinaire par principes, il ne faut pas s’étonner s’ils se condamnent quelquefois eux-mêmes, sans s’en appercevoir.
Toutes les maximes de l’iliade ne sont pas de la même beauté. Il y en a de triviales, comme celle-ci : les hommes n’ont pas tant de vigueur à jeun, qu’après avoir mangé . Il y en a de diffuses, comme cette autre : l’adresse fait souvent plus que la force ; c’en étoit assez pour une sentence ; mais Homere ajoute : c’est moins par sa force que par son adresse, qu’un charpentier réussit dans son art ; c’est par son adresse et non par sa force, qu’un pilote sauve son vaisseau au milieu des plus grandes tempêtes ; et enfin c’est par son adresse qu’un cocher devance un autre cocher . Les sentences triviales rebutent, parce qu’elles n’apprennent rien ; et l’on ne veut pas perdre de tems à ce qui ne vaut pas la peine d’être dit. Les diffuses ennuyent, parce qu’elles ne laissent rien à penser : plaisir qu’il faut toujours ménager au lecteur, sans préjudice de la clarté.
Quoique la vérité paroisse le fonds essentiel des sentences, il y a néanmoins une distinction à faire entre celles que le poëte dit de lui-même, et celles qu’il fait dire à ses personnages. Dans celles que le poëte dit de lui-même, la vérité doit être exacte et absolue, parce qu’il est obligé de penser juste. Il doit être même d’autant plus circonspect en ces endroits, que le plus ou le moins de jugement qu’il y fait paroître, lui donne aussi plus ou moins d’autorité sur le reste. Mais pour les sentences que le poëte met dans la bouche de ses personnages, il suffit qu’il y ait une vérité de rélation ; c’est-à-dire, qu’elles soient conformes au caractere et à l’état de celui qui parle ; parce que la vérité de la maxime n’est pas alors l’objet du poëte, mais la vérité du caractere et de la passion.
Ainsi une maxime vraie, peut-être vicieuse dans la bouche d’un personnage, s’il n’est en situation de la penser : au lieu qu’une maxime fausse y a bonne grace, si elle peint l’illusion que les passions font à son esprit.
De l’expression
L’expression est à-peu-près dans la poësie, ce que le coloris est dans la peinture. Ce ne seroit pas assez que la composition d’un tableau fût sage, ni que le dessein fût exact, si le coloris n’achevoit de donner aux objets toute leur ressemblance. Ainsi ne suffiroit-il pas dans un poëme que l’action fût bien imaginée, que ses différentes parties fussent rangées dans leur ordre, et conformement au bon sens et à la nature ; si l’expression ne vient animer tout l’ouvrage, les autres beautés y demeureront presque sans effet, et pour ainsi dire, en pure perte. Il n’y a jamais eu d’ouvrage fait pour plaire, qui se soit soutenu long-temps sans une beauté d’expression convenable à la matiere ; et quoique les ouvrages dogmatiques puissent s’en passer, puisque l’auteur ne s’y propose que d’instruire, et que le lecteur ne doit s’y proposer que d’apprendre, on ne laisse pas de regretter encore l’agrément du langage, quand il y manque.
La raison de cela, est que l’expression n’est presque jamais indifférente ; si elle ne sert à la pensée, elle lui nuit, et par conséquent, si elle ne plaît, elle choque ou du moins elle ennuye. Il n’y a point de synonimes parfaits dans les langues ; un mot ne renferme point précisement, et dans toutes ses circonstances, le sens d’un autre mot ; chaque tour même exprime une maniere particuliére de sentir et d’envisager les choses.
Je conclus de ces principes, que puisque l’ouvrage d’Homere a réussi de son temps et dans les siécles qui l’ont suivi, il faut qu’en général Homere ait bien parlé sa langue, et qu’il en ait fait un usage vif et ingénieux, propre à faire valoir ses fictions. Mais je crois aussi qu’il faut s’en tenir à ce préjugé vague et indéterminé ; ce seroit une témérité aux plus sçavans mêmes, d’entrer là-dessus dans un grand détail. Personne ne posséde assez les langues mortes, pour en sentir, comme il faudroit, les délicatesses, les graces ou les négligences ; ni ce qu’il peut y avoir d’heureux ou de forcé dans les licences que les auteurs ont prises. Que celui-là se montre, qui se croit en état de deviner juste tout ce que Virgile eût corrigé dans son énéïde, s’il eût eu le temps d’y mettre la derniere main : et si personne n’en sçait assez pour découvrir et apprétier ces fautes, personne n’en sçait assez non plus, pour sentir les traits heureux ; selon leur degré de perfection ; car il ne faudroit pas une connoissance moins fine de la langue, pour l’un que pour l’autre.
Il est déjà sûr qu’il n’y a point d’écrivain irréprochable pour l’expression dans quelque langue que ce puisse être. Nous en pouvons juger par nos meilleurs ouvrages françois : où ne trouveroit-on pas des fautes ? On en a trouvé en effet plus de vingt dans les trois premieres pages d’un livre estimé généralement pour le style. Tout ce que nous pouvons faire, nous autres françois, c’est de reconnoître ces fautes, malgré les agrémens dont elles sont rachetées ; mais je suis persuadé que si notre langue mouroit, et qu’elle devînt une langue sçavante, les plus habiles alors ne sentiroient pas comme nous, ni les défauts ni les graces de ces endroits, où nous trouvons à la fois de quoi louer et de quoi reprendre.
C’est dans ce cas que sont à l’égard de l’expression d’Homere, les plus versés dans la langue grecque. Ils ne sentent qu’à peu près ses beautés et ses négligences ; et à combien d’erreurs cet à peu près peut-il les induire, quand ils se hazardent à des aprétiations trop positives ? Ils courent risque à tout moment de prendre pour faute ce qui est beauté, et pour beauté ce qui est faute.
Voici, par exemple, un endroit d’Homere, où je soupçonne quelque méprise de la part des commentateurs. Glaucus et Dioméde, ayant renoué entr’eux l’alliance qui étoit entre leurs ancêtres, changent d’armes pour gage de leur amitié naissante.
Glaucus donne des armes d’un grand prix, pour celles de Dioméde qui valoient beaucoup moins.
Homere, selon les uns, dit que Jupiter ôta la sagesse à Glaucus ; parce qu’ils le regardent comme la dupe du marché. Mais, selon Madame Dacier qui pense plus noblement, il dit que Jupiter éleva le courage à Glaucus ; parce qu’elle trouve de la générosité dans la perte qu’il veut bien faire.
L’expression grecque, dit-elle, signifie l’un et l’autre. J’avoue ingénument que je ne le sçaurois croire. La négligence du poëte seroit-elle pardonnable, d’avoir laissé dans son expression deux jugemens si opposés de l’action de Glaucus ? étoit-il donc indifférent de le donner pour stupide ou pour magnanime ? Pour moi je juge plus favorablement d’Homere ; son expression ne signifioit apparemment qu’une chose, surtout dans la place où elle est, quoique dans la suite, on ait pû la mettre à d’autres usages. Qu’on ◀prouve▶ le contraire, si l’on veut ; la preuve ne tourneroit que contre Homere ; elle le convaincroit d’une négligence si outrée, que je n’ai osé l’en soupçonner.
Je juge aussi favorablement d’un ordre qu’un des chefs de l’iliade donne à ses soldats dans le fort d’une bataille. Cet ordre, à ce qu’on dit, signifie également quatre choses toutes différentes ; et c’est un beau secret, continue-t-on, de pouvoir dire tant de choses à la fois. C’est au contraire, à mon sens, la plus grande de toutes les fautes. Un ordre donné à des soldats dans le fort d’une action, peut-il être trop clair ; et peut-on risquer de mettre la confusion entre eux, par une équivoque qui les feroit agir si diversement ? Non, quoiqu’on en dise, je n’accuserai point Homere de ces imprudences : il est bien plus vraisemblable que c’est notre ignorance de sa langue, qui fait notre embarras, et qui ne nous permet pas de discerner pour mettre encore mieux en jour notre impuissance à juger de l’expression d’Homere, transportons-nous à deux mille ans dans l’avenir ; imaginons-nous que nous parlons une nouvelle langue, et que le françois est alors ce que le grec est aujourd’hui.
Nous étudirions Corneille et Moliere comme des auteurs classiques qu’on nous proposeroit pour modéles. Nous aurions lieu de penser sur le témoignage de leurs contemporains et des siécles suivans, que ces auteurs étoient admirables dans l’expression. Ce seroit bien fait de ceder en général à cette autorité ; mais combien nous égarerions-nous dans le détail ? Que de barbarismes transformés en élégances ! Que de figures forcées, proposées comme de nobles hardiesses ! Que de bassesses, qualifiées de noble simplicité !
Tout ce qu’elle peut faire, en un tel accessoire, c’est de me renfermer en une grande armoire.
Quelque homme de lettres de ce tems-là, et profond dans le françois, n’employeroit-il pas hardiment en cette langue, accessoire pour conjecture, pour occasion ; et ne croiroit-il pas bien ◀prouver▶ l’élégance et la propriété de son expression en la montrant dans Moliere.
Qu’est-ceci, Fabian, quel nouveau coup de foudre tombe sur mon espoir et le réduit en poudre !
Quelque commentateur de Corneille ne se récriroit-il pas sur la beauté de cet espoir personifié et mis en poussiére ? Notre langue, pourroit-il dire, n’est pas si hardie ; mais ce sont autant de beautés qui nous manquent.
Ou Rome à ses agens donne un pouvoir bien large, ou vous êtes bien long à faire votre charge.
Qui s’appercevroit alors que ces deux vers sont fort bas pour l’expression, quoiqu’assez beaux pour le sens ? Ne pourroit-il pas même arriver que quelque sçavant admirât le bel effet que font le long et le large dans ces deux vers ?
Je suis persuadé que nos commentateurs ne sont pas quelquefois plus heureux dans leurs exclamations ; et qu’ils louent bien des choses que les contemporains censuroient. Ainsi, pour revenir à Homere, je crois que c’est assez de présumer en général que son expression est fort belle, et qu’on peut le soupçonner encore de bien des fautes en ce genre, dont nous ne sommes pas juges compétens, non plus que des beautés.
De la morale
La bonne morale est nécessaire dans un poëme ; car quoique l’auteur ne s’y propose ordinairement que de plaire, il n’y sçauroit réussir qu’autant qu’il paroît porter des choses les mêmes jugemens que les autres hommes en portent : et comme nous trouvons toujours la vertu belle et le vice odieux, quand l’intérêt présent de nos passions ne nous aveugle pas, nous ne goûterions pas un ouvrage, s’il n’étoit conforme à ce jugement naturel du coeur humain. Il faut donc que le poëte représente la vertu et le vice sous des traits qui justifient notre goût et notre aversion ; et ne fût-ce que pour l’intérêt de plaire, il doit être presque aussi fidéle à la bonne morale, que s’il n’avoit dessein que d’instruire.
C’est en effet la louange que l’on a donné à Homere ; on pretend qu’il a toujours proposé le bon pour bon ; et le mauvais pour mauvais ; mais je ne trouve pas que cette louange lui soit dûe bien légitimement, et il me paroît au contraire, qu’il porte souvent des jugemens faux des actions qu’il représente.
Je prends pour les jugemens du poëte, ce qu’il fait dire à ceux de ses acteurs qu’il donne pour sages ; ce qu’il fait faire et penser à celles de ses divinités qu’il donne pour bonnes ; et enfin la maniere dont il peint les diverses actions, dans laquelle on sent bien, pour peu qu’on y prenne garde, s’il les approuve, ou s’il les condamne.
Commençons par les jugemens du poëte, renfermés dans les discours de ses acteurs. Au premier livre, Achille parle avec insolence à Agamemnon ; Agamemnon le menace de lui enlever Briseïde, et la colere d’Achille s’allumant, le sage Nestor se leve pour les calmer. Il remontre à l’un qu’il doit du respect au chef de l’armée, et à l’autre qu’il doit de l’égard au fils des dieux. Voilà dans la bouche de Nestor, un jugement d’Homere, sur la conduite d’Achille et d’Agamemnon ; il les condamne l’un et l’autre ; la morale est contente.
Au neuviéme livre au contraire, Agamemnon désespéré de la déroute et du découragement de ses soldats, propose aux chefs d’abandonner le siége.
Dioméde le traite de lâche avec le dernier mépris ; lui dit qu’il est le maître de partir quand il voudra, que tout le camp même peut le suivre ; mais que pour lui il demeurera seul avec Stelenus, bien assuré du succès. Le sage Nestor applaudit sans restriction à tout ce discours ; ainsi Homere n’en condamne ni l’insolence, ni la vanité, comme la bonne morale le demandoit.
Je passe aux jugemens du poëte renfermés dans les sentimens et dans les actions de ses dieux. Thétis au premier livre, conseille à Achille la plus mauvaise action qu’il pût jamais faire ; c’est-à-dire, de se retirer sur ses vaisseaux ; et de laisser périr les grecs qui n’étoient pas coupables de l’injustice d’Agamemnon. Ce n’est pas assez ; car on me diroit peut-être que c’est une mere qui épouse les passions de son fils ; Jupiter lui-même se déclare le protecteur de la vengeance d’Achille, au lieu qu’en bonne morale, il auroit dû l’en punir.
Demanderoit-on une meilleure preuve du jugement d’Homere, sur la colere d’Achille, et voudroit-on soûtenir encore qu’il ne laisse pas de condamner ce que Jupiter approuve ? Minerve, ailleurs, va elle-même exhorter Pandare à la plus grande de toutes les perfidies ; et dans la suite, elle trompe le religieux Hector, en faveur du cruel Achille. Peut-on puiser quelques idées de justice dans ces exemples ?
Il y a enfin une maniere de peindre les actions qui en renferme un jugement. Si le poëte juge l’action odieuse, il ne choisit que des couleurs propres à exciter le mépris ou la haine ; s’il la juge belle, il la revêt de tout ce qui peut attirer l’admiration.
Ainsi Homere donne à de certains vices un éclat qui décele assez l’opinion favorable qu’il en avoit ; on sent par tout qu’il admire Achille ; il ne semble voir dans son injustice et dans sa cruauté, que le courage et la grandeur d’ame, et l’illusion du poëte passe souvent jusqu’au lecteur. Alexandre fut tellement frappé de l’éclat du caractere d’Achille, qu’il se le proposa tout entier pour modéle ; et parce que ce héros après avoir tué Hector, le traîna indignement sur la poussiere : Alexandre crut encherir sur sa gloire, en traînant de même encore tout vivant, le gouverneur d’une place qu’il venoit de prendre. Avoit-il, au fond si grand tort, de vouloir ressembler à un homme qu’Homere distingue par tout, par une protection particuliere des dieux ?
Je remarque, à cette occasion, que la morale la plus sensible de l’iliade, c’est le besoin que nous avons du secours des dieux ; Homere n’est point ménager de preuves sur cet article ; tout son poëme n’en est qu’un tissu. Les sentimens dont il auroit pû se fier à la nature, il les fait inspirer expressément par les dieux. Priam ne se seroit point avisé de redemander le corps de son fils, si Jupiter ne lui en eût donné l’ordre par Iris. Le courage et la force des héros ne leur suffisent pas pour vaincre, si les dieux ne s’en mêlent. Apollon aide Hector à triompher de Patrocle, et Minerve aide Achille à triompher d’Hector.
L’instruction seroit solide, si Homere n’en perdoit tout le fruit, en donnant pour cause de la protection des dieux, plutôt leur caprice, que notre religion et notre fidélité à nos devoirs. Venus protege le perfide Pâris ; Jupiter protege l’injuste Achille ; sont-ce là des exemples qui encouragent les hommes à la vertu ? Et que leur importe de sçavoir qu’ils ont besoin du secours des dieux, si l’on ne leur enseigne aucun moyen de l’attirer ?
Mais pourquoi, m’objectera-t-on peut-être, l’iliade a-t-elle plû, si la morale y est aussi violée, que vous le dites ? Je répons qu’Homere a suivi les idées de son tems, et qu’il portoit des choses les mêmes jugemens que ses auditeurs. Il n’avoit peut-être pas la force de s’élever à des idées plus justes ; mais aussi n’étoit-il pas nécessaire pour son dessein.
La vengeance et l’orgueil étoient en honneur ; il les y a laissées ; et son siécle n’étoit point choqué de les voir représenter sous des traits qui confirmoient son jugement. Dès que la morale s’est éclaircie, dès qu’il a paru des philosophes, on a vû des censures d’Homere ; et quoique sa réputation se soit soutenuë depuis ces censures, ce crédit ne vient pas de la vérité de ses jugemens ; et ce n’est qu’un préjugé d’éducation fondé sur des applaudissemens, qui, à remonter jusqu’aux premiers suffrages, ne sont la plûpart que des échos les uns des autres.
Du mérite personnel d’homère
Ce qu’il y a jusqu’ici de louanges dans cette dissertation, appartient personnellement à Homere, et ce qu’il y a de critique tombe presque toujours sur l’iliade même. Car il faut bien se garder de confondre l’auteur et l’ouvrage dans le même jugement, puisqu’on ne doit pas les examiner l’un et l’autre par les mêmes régles.
En quoi consiste la perfection d’un esprit poëtique ?
C’est dans une imagination sublime et féconde, propre à inventer de grandes choses différentes entr’elles ; c’est dans un jugement solide, propre à les arranger dans le meilleur ordre ; et enfin, dans une sensibilité, et une délicatesse de goût, propre à entrer avec choix dans les passions et dans les divers sentimens que le sujet présente.
Or le degré de disposition dans l’esprit du poëte, n’emporte pas toujours le même degré d’execution.
La disposition la plus grande ne peut parvenir qu’à une exécution médiocre, si l’ignorance et la grossiereté des tems y met de trop grands obstacles ; au lieu qu’une disposition médiocre parviendra à une execution plus heureuse, dans des tems plus éclairés et plus polis.
Il faut donc juger d’Homere, par les progrès qu’il a faits, eu égard à la grossiereté de son siécle ; et il faut juger de son ouvrage, par les beautés et les défauts qui s’y trouvent, eu égard aux lumieres du nôtre. Selon ces principes, voici l’idée personnelle que je me fais d’Homere.
C’étoit un génie naturellement poëtique, ami des fables et du merveilleux, et porté en général à l’imitation, soit des objets de la nature, soit des sentimens et des actions des hommes. Il s’étoit instruit, apparemment par ses voyages, des opinions, des usages, et des moeurs des peuples : ainsi, étant devenu un des plus sçavans hommes de son siécle, son imagination lui fournit l’art d’assembler ses diverses connoissances sous un même sujet ; et c’est aussi un effet de son jugement d’avoir conçu qu’il attacheroit davantage ses auditeurs, par cette dépendance commune que les choses les plus différentes auroient à une même matiere. Il avoit l’esprit vaste et fécond, plus élevé que délicat, plus naturel qu’ingénieux, et plus amoureux de l’abondance que du choix. Je croirois qu’il s’est peint lui-même dans le personnage de Nestor ; car il ne perd non plus que ce vieux sage, aucune occasion de discourir ; il dit presque par-tout, plus qu’il ne doit dire, et il paroît impatient de placer tout ce qu’il sçait et tout ce qu’il a vû, comme s’il craignoit d’en rien perdre. Il a saisi par une supériorité de goût, les premieres idées de l’éloquence dans tous les genres ; il a parlé le langage de toutes les passions, et il a du moins ouvert aux écrivains qui doivent le suivre, une infinité de routes qu’il ne restoit plus qu’à applanir. Il y a apparence qu’en quelque tems qu’Homere eût vécu, il eût été du moins le plus grand poëte de son païs ; et à ne le prendre que dans ce sens, on peut dire qu’il est le maître de ceux-mêmes qui l’ont surpassé.
J’avoue que je pense bien différemment de l’iliade ; l’ouvrage me paroît aussi éloigné de la perfection, que l’auteur étoit propre à l’atteindre, s’il eût été placé dans les bons siécles. L’iliade infectée de tous les défauts du tems ne laisse entrevoir qu’à ceux qui y font une attention particuliere, l’étendue et la force de l’esprit du poëte. Ce qui regarde les dieux y est absurde ; ce qui regarde les héros y est souvent grossier ; les idées de morale y sont confuses ; il est vrai que l’action du poeme est grande et pathétique ; mais elle est noyée dans la quantité et dans la longueur des épisodes. Les différens genres d’éloquence n’y paroissent qu’ébauchés ; descriptions, récits, comparaisons, discours, tout présente pêle mêle les défauts et les beautés ; il n’y a presque pas un morceau qui soit de cette justesse et de ce choix dont la succession des préceptes et des exemples nous a fait découvrir le prix. D’où vient donc encore aujourd’hui la haute réputation des ouvrages d’Homere ?
Découvrons-en s’il se peut les raisons, et voyons comment ils ont pû plaire et intéresser pour se soûtenir jusqu’à nous dans l’opinion des hommes.
Pour commencer par le plaisir que l’iliade a fait aux contemporains d’Homere, il s’en offre d’abord une foule de raisons. L’étendue et la hardiesse du dessein, la nouveauté des idées, la description de tout ce qui pouvoit intéresser les grecs, les fictions prodigieuses, si séduisantes pour des hommes grossiers comme ils étoient, une beauté d’expression, inconnue peut-être jusqu’alors, une harmonie nouvelle du discours, et par dessus tout cela, si l’on veut, la prononciation du poëte même, qui farde toûjours son ouvrage, ne fût-ce qu’en ne laissant pas le loisir de la réflexion : car il faut remarquer qu’Homere récitoit lui-même ses vers ; qu’il alloit de ville en ville, amuser la Grece de son ouvrage ; et qu’ainsi l’impression que devoient faire en gros la nouveauté et le merveilleux, emportoit aisément des suffrages, sur lesquels on n’avoit pas le tems de délibérer.
Ce n’est pas que quand les grecs eussent lû eux-mêmes les poëmes d’Homere, ils eussent été en état de les admirer moins ; car comme leur goût n’étoit pas encore formé par de bons ouvrages, la médiocrité leur eût toûjours tenu lieu de la perfection, et ils n’eussent pas été blessés des fautes, parcequ’ils n’avoient pas encore des principes qui leur aidassent à les reconnoître.
Ce n’est que la connoissance du parfait qui nous dégoûte du médiocre. Combien les premiers joueurs d’instrumens tiroient-ils de mauvais sons, dont les oreilles encore ignorantes n’étoient point offensées ? On étoit charmé alors d’une harmonie informe et grossiere, qui nous paroîtroit insupportable aujourd’hui, que nous sommes accoûtumés à une exécution plus exacte et plus fine.
Si l’on pouvoit nous faire entendre les inventeurs de la musique, aussi imparfaits qu’ils devoient l’être, nous nous étonnerions qu’ils eussent pû plaire ; et cependant, j’ose le dire, l’impression de la nouveauté avec tous ses défauts, devoit être plus agréable et plus vive que celle de la perfection même, affoiblie par une longue habitude d’en jouir.
Homere ne pouvoit donc manquer d’enlever l’admiration de son siécle ; mais cette admiration ne conclut rien pour le mérite réel de ses ouvrages.
Voyons à présent sur quoi sont fondés les suffrages postérieurs, et s’ils doivent avoir plus d’autorité.
Ce fut un tems de barbarie que celui qui se passa depuis Homere jusqu’à Licurgue qui apporta le premier en Gréce les ouvrages de ce poëte, et par conséquent ils y dûrent avoir tout l’effet de la nouveauté, à quoi se joignit encore ce respect qu’on a pour les choses anciennes, et qui s’accroît toûjours avec le tems. Plusieurs villes jalouses d’avoir produit l’objet de l’admiration des autres, se disputerent la naissance d’Homere ; on alla même jusqu’à lui élever des temples : toutes ces distinctions éclatantes frappent bien plus l’imagination que le détail d’un ouvrage, et elles auroient pû prévenir le jugement d’un peuple plus éclairé que les grecs ne l’étoient alors.
D’ailleurs les poëmes de l’iliade et de l’odissée tinrent lieu d’histoire ; c’étoit le seul monument de l’antiquité ; les limites des peuples se régloient quelquefois sur les passages d’Homere, et ses vers étoient devenus l’oracle universel des payens. Que de raisons d’estime ; mais toutes étrangeres au mérite de l’iliade en tant que poëme !
Les ouvrages d’Homere n’ayant point de concurrents, et renfermant en effet les premieres idées de tous les genres ; les écrivains grecs l’étudierent et se formerent sur lui ; poëtes, historiens, orateurs, tout étoit, pour ainsi dire, de son école ; et il ne faut regarder les éloges qu’ils en font, que comme une bienséance, ou comme une prévention d’éleves, qui en rendant justice au mérite personnel de leur maître commun, n’étoient pas obligés de distinguer scrupuleusement ses ouvrages d’avec lui-même.
Les philosophes, comme de raison, furent les premiers qui secouerent le joug de l’autorité ; les uns plus, les autres moins ; mais enfin ces rébelles ne faisoient pas le grand nombre.
Il y a entr’autres deux suffrages bien imposans pour l’iliade : celui d’Alexandre et celui d’Aristote. J’ose récuser absolument Alexandre.
La matiere de l’iliade flattoit assez son amour propre pour imposer à son jugement ; il n’y voyoit que l’éloge de son tempérament emporté et de son inclination dominante pour la guerre, il se mettoit en secret à la place d’Achille ; cette longue suite de combats, si ennuyeuse pour la plûpart des lecteurs, avoit un charme toûjours nouveau pour lui ; et l’excès où j’ai déja remarqué qu’il poussa l’imitation d’Achille, ◀prouve bien qu’il n’estimoit pas ce poeme, par les seuls endroits estimables.
D’ailleurs ce prince, si nous en croyons Horace, se connoissoit si mal en vers, qu’il acheta fort cher le poëme ridicule de Cheriles ; et à regarder le peu de goût qu’il avoit pour la poësie, on auroit juré qu’il avoit respiré en naissant, l’air grossier de la boeotie.
Gardons-nous donc de conclure de ce qu’il étoit grand conquérant, qu’il étoit aussi bon juge de poësie : raisonnement si ridicule qu’on ne s’en croit pas capable ; mais qu’on ne laisse pas de faire sans y prendre garde ; parceque l’éclat du courage éblouit notre imagination et subjugue, pour ainsi dire, jusqu’à notre jugement.
Pour Aristote, je croirois que peut-être a-t-il voulu flatter son prince, si son art poëtique est postérieur au goût d’Alexandre pour l’iliade. Je crois du moins que son esprit de systême lui ayant fait entrevoir un art dans les poëmes d’Homere, il est devenu amoureux de sa découverte, et qu’il a employé pour la justifier, cette subtilité obscure qui lui étoit naturelle, et qui donne tant de peine aux commentateurs, quand ils travaillent à le rendre intelligible et solide.
Voilà l’histoire de la réputation des ouvrages d’Homere chez les grecs. Comme ils ne parvinrent aux latins, que soûtenus déja des suffrages de la Gréce, ils y furent reçus avec respect ; ils y exciterent l’émulation des écrivains dans les différens genres ; et chacun ne songeant qu’à disputer le prix à ses rivaux présens, fit, pour ainsi dire, les honneurs de son païs et de son siécle ; et l’on regarda Homere sans jalousie, non seulement comme le pere de la poësie et de l’éloquence, ce qui est vrai ; mais encore comme le modele de la perfection, ce que je ne crois pas soûtenable.
Sur-tout, Virgile ayant bien voulu imiter Homere, et avouer son imitation, sans faire valoir ce qu’il y ajoûtoit d’invention, de justesse et d’élégance, le préjugé en acquit encore plus d’empire, et la longue possession du premier rang, fut prise enfin pour un droit incontestable d’Homere.
Qu’on me permette ici une réflexion. Tous ces éloges que les auteurs font des écrivains des siécles passés, sont ordinairement fort suspects. Il ne faut pas prendre à la lettre ce que Cicéron dit de Demosthènes, ni ce qu’Horace dit de Pindare.
C’est souvent un détour de la vanité qui loue volontiers les morts, pour se dispenser de louer les vivans ; on accorde le premier rang à ceux qui ne nous le disputent pas, pour l’ôter à ceux qui voudroient nous l’enlever, et l’on se flatte encore en secret de surpasser ceux mêmes qu’on reconnoît pour maîtres, par bienséance. Ajoûtez que quand on se met une fois à louer, on songe bien plus à faire un éloge ingénieux et singulier, qu’à le faire exact et raisonnable.
Mais je veux que ces éloges, que ces préférences partent quelquefois d’une véritable modestie ; faudroit-il pour cela, prendre les auteurs modestes au mot, et tirer avantage contre eux de l’injustice qu’ils se feroient ? Regardons toûjours les choses en elles-mêmes ; et si elles sont à notre portée, n’en jugeons jamais simplement sur l’autorité des autres : fussent-ils les juges les plus compétens sur la matiere dont il s’agit, ils nous doivent des raisons, et des raisons qui nous éclairent.
Il faut suivre l’histoire de l’opinion des hommes sur les poëmes d’Homere ; quand les lettres ont commencé à réfleurir dans les derniers siécles, on n’a pû parvenir à la connoissance de ses ouvrages, que par des études profondes ; il a fallu apprendre des langues presque oubliées, et dont il étoit impossible de discerner la force ni les graces particulieres. Cependant, avec cette connoissance imparfaite, les sçavans n’ont pas laissé de lire Homere et de croire l’entendre par-tout ; la confusion même des idées qu’une expression leur offroit, faute d’en connoître la propriété, faisoit une partie de leur admiration et de leur plaisir ; ils attribuoient au poëte tout ce sens vague qui les flattoit ; et ainsi ils pensoient voir dans un seul mot, un amas de choses que notre langue ne pouvoit rendre. Les autorités avoient disposé leur esprit à trouver tout excellent ; la pensée, le tour, l’arrangement des mots, tout les charmoit ; jusques-là qu’en prononçant les vers de l’iliade ou de l’odissée, ils se passionnoient sur leur harmonie, qui peut-être dans leur bouche auroit fait pitié à Homere même.
De-là, sont nés les commentateurs qui n’ont entrepris d’expliquer Homere, que dans la ferme résolution de tourner toutes ses pratiques en préceptes. Ils emploient tantôt un principe pour rélever le mérite d’un endroit ; et tantôt, sans y prendre garde, ils louent excessivement ce qui seroit une faute grossiere selon le principe qu’ils ont posé ; dans l’ardeur de justifier Homere, le contradictoire ne leur coûte rien, ils ont des maximes pour tout, et ils en font même selon le besoin. Ils sont prodigues dans leurs remarques de points d’admiration.
Ils intimident l’amour propre des lecteurs, en taxant d’ignorance et de stupidité, ceux qui ne sentiroient pas comme eux les beautés qu’ils exagerent. C’étoit-là, le peuple adorateur d’Homere ; il n’étoit connu que d’eux seuls ; et comme ils avoient intérêt qu’il fût excellent, afin que leur sçavoir ne fût pas frivole, et qu’on les jugeât bien payés de leurs peines, ils venoient aisément à bout de se le persuader à eux-mêmes.
Il n’est donc pas étonnant que la réputation d’Homere réfleurît dans son ancien éclat, puisque presque à l’exception de Scaliger, tous ceux qui pouvoient le lire dans sa langue s’accordoient à le traiter de divin, et que les autres cédoient naturellement à leur autorité, sans connoissance de cause.
On en a enfin donné des traductions françoises dont la derniere et sans comparaison la plus parfaite est celle de Madame Dacier. Ces traductions ont trouvé trois sortes de lecteurs, les uns prévenus, et qui ne doutant pas d’avance que les ouvrages d’Homere ne fussent parfaits, croiroient manquer d’esprit et de goût, s’ils n’en étoient charmés ; ainsi pour ne pas s’avilir à leurs propres yeux, ils s’excitent eux-mêmes à l’admiration, et ils s’estiment heureux de pouvoir sentir et parler comme les sçavans.
Il y a au contraire des lecteurs dégoûtés, qui trop pleins de nos usages, et de nos goûts, ne sçauroient se transporter à des tems si différens des nôtres.
Tout les ennuie, tout les choque, et sans rien distinguer, ils regardent Homere, comme un écrivain misérable en tout sens.
Il y a enfin des lecteurs modérés, qui s’ennuient à la plus grande partie de l’iliade, et qui l’avouent franchement sans prétendre la condamner ; ils y trouvent même beaucoup de beautés de tous les tems ; et ils n’imputent la plûpart des fautes, qu’à la foiblesse humaine, incapable d’inventer et de perfectionner tout à la fois.
Je me déclare sans honte, de ces derniers ; et je prétends que l’admiration de tous les siécles ne fait rien contre nous. On vient d’en voir l’histoire, et les différentes sortes de plaisir que les ouvrages d’Homere ont dû faire. Plaisir fondé sur la nouveauté ; plaisir fondé sur les monumens historiques et sur le respect de l’antiquité ; plaisir d’illusion et de prévention fondé sur l’autorité des suffrages. Tout cela n’est point la raison ; et cependant, c’est à elle seule qu’il appartient d’apprétier toutes choses.
De la traduction
Il s’agit à présent de rendre raison de ma propre entreprise ; j’ai mis en vers l’iliade, toute imparfaite que je l’ai jugée ; et il semble d’abord que je mérite un reproche opposé à celui que craignent ordinairement les traducteurs qui entreprennent de copier des originaux qu’ils jugent parfaits et inimitables. Comme ils appréhendent de passer pour téméraires, par le choix d’un travail au-dessus de leurs forces, je dois craindre de passer pour bizarre et pour ridicule, en choisissant un ouvrage que je parois n’estimer pas assez. J’ai deux choses à répondre ; j’ai suivi de l’iliade, ce qui m’a paru devoir en être conservé, et j’ai pris la liberté de changer ce que j’y ai crû désagréable. Je suis traducteur en beaucoup d’endroits, et original en beaucoup d’autres : ainsi je dois rendre compte au public de mon ouvrage, sous ces deux différens égards.
Voici mes principes sur la traduction. Il y a trois choses dans Homere, comme dans tout autre auteur : l’ordre, le sens, et l’expression. Pour le traduire, il faut suivre son ordre, rendre son sens, et trouver, s’il se peut, des expressions équivalentes aux siennes. Je n’entends pas par expressions équivalentes, les tours et les termes françois qui paroissent le mieux répondre à de certains tours, et à de certains termes grecs ; car je suppose, comme on le doit sur le témoignage de la Gréce florissante, que les tours et les termes d’Homere sont presque toûjours les plus beaux de sa langue, au lieu que les tours et les termes françois qui y répondent, ne sont pas de même les plus beaux de la nôtre. Ainsi, dès qu’on a une fois saisi le sens d’Homere ; il ne faut plus songer à son expression, mais se demander seulement à soi-même, comment ce poëte dont on a une si haute idée exprimeroit un tel sens, s’il vivoit parmi nous ; chercher ensuite dans notre langue dequoi exprimer ce sens avec grace et avec force, et travailler toûjours à y mettre la perfection, jusqu’à ce qu’on ne se sente plus capable de mieux faire.
Mr Despréaux a traduit quelques endroits d’Homere, dans sa traduction du sublime de Longin, et pour leur donner toute la force qu’ils ont dans le grec, il n’a pas craint d’ajoûter au grec même. En voici un exemple : l’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie ; ... etc.
Il n’y a point dans le grec, d’un coup de son trident, ni quelques autres circonstances ; mais ces traits ajoûtés à la peinture d’Homere, ne la changent qu’afin qu’elle fasse tout son effet à nos yeux ; et comme Mr Despréaux a jugé que les expressions grecques la mettoient dans tout son jour, au lieu que les françoises, à moins d’y suppléer, ne lui donneroient pas la même force, il a prêté quelque chose à Homere, pour compenser ce qu’il croyoit lui faire perdre d’ailleurs. Il y a des gens qui ne goûtent pas ces libertés ; ils disent que ce n’est plus Homere, et qu’enfin, ce n’est pas là traduire : mais, sans disputer des mots, de quelque nom qu’ils appellent ces licences, il n’y a pas d’autre parti à prendre, quand on veut plaire en traduisant un auteur.
Il y a deux sortes de traductions. Les unes littérales, et c’est à celles-là que le nom de traduction semble être propre ; les autres plus hardies, et qui doivent plutôt passer pour des imitations élégantes, qui tiennent le milieu entre la traduction simple et la paraphrase. Les premieres ont leur utilité pour ceux qui n’y cherchent que de l’érudition ; on s’y instruit des choses qu’un auteur a traitées, et de l’ordre qu’il a suivi. Le traducteur y abandonne même le tour et le génie de sa langue, pour suivre servilement celle de son original. Et il faut tout dire : avec de l’esprit et de l’attention, le lecteur est bien plus en état de rendre une justice exacte à un auteur traduit de la sorte, que s’il étoit traduit avec plus de liberté. L’autre espece de traduction est plus ambitieuse ; c’est peu qu’elle soit utile ; elle doit plaire ; ce n’est pas assez d’y exprimer le sens d’un ouvrage, si l’on n’en rend encore toute la force et tout l’agrément ; si l’on ne lui en prête même dans les endroits où il en manque.
Le premier traducteur n’a que le mérite de ces artisans grossiers qui ne sçavent qu’étendre du plâtre sur un visage, pour en tirer une ressemblance exacte, mais toûjours insipide ; et le second ressemble à un peintre habile, qui en copiant les traits d’un homme sçait encore donner de l’ame à la ressemblance, et réveille ainsi par une imitation vive, dans ceux qui ne voient que l’image, toute l’idée que l’original pourroit leur donner.
Madame Dacier prend la défense des traductions élégantes contre l’opinion vulgaire qui ne leur fait pas assez d’honneur. On s’imagine d’ordinaire que la fleur de l’esprit et de l’imagination n’y ont point de part, et qu’il n’y a presque d’autre mérite que la connoissance de deux langues.
Madame Dacier soûtient, au contraire, qu’il y entre de l’invention, et qu’on ne sçauroit être bon traducteur sans un enthouziasme judicieux, pour trouver des tours vifs et des expressions animées qui rendent la force et les graces de l’original ; elle a sans doute raison, et sa traduction même en est une assez bonne preuve.
On jugera bien, après cette justice que je me fais un honneur et un plaisir de lui rendre, que si je combats quelqu’autre de ses sentimens, c’est avec toute la considération que je dois à son mérite, et par la seule liberté que tout honnête homme doit prendre de dire naïvement son avis sur les ouvrages exposés au jugement du public.
Madame Dacier, par exemple, avance que notre langue ne sçauroit atteindre à la beauté de l’expression grecque, et qu’ainsi toute traduction d’Homere demeurera nécessairement bien au-dessous de l’original ; elle veut bien qu’on tire cette conséquence pour la sienne même ; dont il lui sied bien de ne pas sentir tout le mérite : mais en respectant sa modestie, je ne sçaurois convenir de son sentiment.
Sur quoi peut-on fonder ce désavantage de notre langue ? Est-ce par la disette de mots qu’elle péche ?
Qu’y a-t-il donc qu’elle ne puisse exprimer ? Si quelquefois elle est obligée d’employer plusieurs mots, pour rendre ce qu’un seul exprime en grec, quelquefois en revanche, elle sera assez heureuse pour renfermer dans un seul mot le sens de plusieurs expressions grecques. Les langues ont là-dessus des avantages réciproques qui se compensent.
Du moins n’y a-t-il personne en état de faire là-dessus, une estimation juste des langues vivantes et des langues mortes ; et d’ailleurs, en quelque langue que ce soit, quand on exprime une chose de la maniere la plus précise qu’elle se puisse dire, l’esprit ne compte point les mots, et il est également content du plus ou du moins, pourvû qu’il ne sente que le nécessaire. Un sens peut être diffus en grec, et blesser l’esprit par ce défaut ; si de quatre termes qu’on y emploie, il s’en trouve un d’inutile ; et le même sens peut être précis en françois, et flatter l’esprit par cette beauté, s’il exige sept ou huit termes, et qu’on n’y en emploie pas davantage.
Est-ce le défaut d’élégance qu’on reprocheroit à notre langue ? Mais qu’y a-t-il qu’elle n’exprime avec la force et les graces propres au sujet ?
Manque-t-elle de clarté dans les ouvrages dogmatiques et dans les histoires ? Manque-t-elle de sublime dans les panégyriques, ou de sel dans les satires ?
Manque-t-elle de dignité dans les tragédies de Corneille et de Racine, ou de jeux et de badinage dans les comédies de Moliere ? Manque-t-elle de tendresse dans Quinault, ou de naïveté dans La Fontaine ? Qu’il vienne encore des inventeurs de genres nouveaux ; ils trouveront de nouvelles ressources dans notre langue.
Seroit-ce donc par le son des mots même qu’on prétendroit la déprimer ? Les sons d’une langue sont indifférens, du moins pour ceux qui n’en sçavent point d’autres ; ils ne nous plaisent ou ne nous choquent, que par le sens que nous y attachons ; car enfin ils ne sont que l’occasion arbitraire de nos idées ; c’est de ces idées seules que naissent nos plaisirs et nos dégoûts, et il ne tiendroit qu’à nous de faire un beau mot de celui de porc ; et un mot désagréable de celui de coursier : il ne faudroit pour cela, qu’en changer le sens, et faire que l’un signifiât ce que signifie l’autre ; peut-être faudroit-il encore (tant nous sommes sujets à la prévention) effacer jusqu’au souvenir de leurs anciens usages qui pourroit nous faire encore quelque peine. Je ne veux pas dire qu’il ne faille avoir égard au son dans l’assemblage des mots ; c’est ce qui met de la grace et de l’harmonie dans le discours, je prétends seulement qu’on peut avoir cet égard en françois comme en grec ; et qu’il y a des écrivains durs et des écrivains gracieux en chaque langue, par rapport à ceux qui la parlent.
On impute comme des défauts à la langue françoise, l’exactitude et la sagesse des écrits même ; et ce qui n’est qu’une preuve du bon goût des écrivains se tourne en reproche contre la langue. Elle est, dit-on, trop sage et trop timide, elle ne prend nulle hardiesse, et toûjours prisonniere dans ses usages, elle n’a aucune liberté.
Pourquoi la langue paroît-elle si timide ? C’est que les bons auteurs nous ont accoûtumés à ne rien souffrir que de sensé. Nous ne manquons ni de termes hazardés, ni d’expressions audacieuses, et il n’y a encore que trop d’écrivains qui le font bien voir. Si le goût se corrompoit ; la langue sortiroit bientôt de cet esclavage qu’on lui reproche, mais qui dans l’avenir lui méritera peut-être la préférence sur les autres.
Nous n’avons point ces particules sonores qu’Homere seme dans ses vers, et dont il soûtient ses expressions. C’est que nous n’admettons rien de sonore s’il n’est utile au sens ; nous voulons que le discours soit harmonieux seulement par les expressions nécessaires ; et cette prétendue disette fait en effet la plus solide richesse de la langue.
Homere emploie quelquefois les mots les plus vils, et il les releve aussitôt par des épithétes magnifiques ; si nous n’en faisons pas de même, c’est encore par goût, plûtôt que par impuissance.
Nous ne proscrivons absolument les mots bas, que parceque nous sentons bien que le voisinage des expressions nobles n’en effaceroit pas tout-à-fait l’impression, et que peut-être ce contraste ne feroit que la rendre plus sensible.
Homere mêle les mots les plus durs avec les plus polis et les plus doux, et il en fait, dit-on, une composition moyenne qui tient de l’austere et de la gracieuse. Nous n’employons pas ce mêlange, quoique nous en ayons les matériaux ; parceque nous croyons que le style en perdroit cette harmonie égale et soûtenue, en quoi consiste sa véritable beauté. Je me dispense d’appuyer sur toutes ces réflexions que le lecteur étendra mieux que moi ; et je lui laisse à conclure que la langue françoise peut le disputer à toute autre ; qu’elle suffit à rendre tout ce qu’il y a de raisonnable et de bien pensé, et que presque tout ce qu’elle n’ose traduire fidélement, ne mérite pas en effet d’être traduit.
Sur la traduction des poëtes, il s’est élevé une nouvelle dispute. Les uns pensent qu’il faut absolument les traduire en vers ; les autres, entre lesquels est Madame Dacier, soûtiennent qu’on ne sçauroit les traduire qu’en prose. On pourroit récuser le jugement des uns et des autres ; parcequ’ils sont la plûpart juges et parties. Les poëtes fiers de leur talent, s’imaginent que la prose ne peut atteindre à l’expression et aux images poëtiques ; et les prosateurs dédaignant un talent qu’ils n’ont pas, se persuadent que les vers sont incompatibles avec la fidélité qu’un traducteur doit à son original.
En me dépouillant, autant que je le puis de l’intérêt poëtique, pour juger plus sainement de la question, je trouve d’abord que la prose seule est capable des traductions littérales. Jamais la tyrannie de la rime ne permettra de suivre les tours et les expressions d’un auteur, aussi exactement que la prose le peut faire. Je trouve ensuite que la prose peut s’élever à une grande élégance ; qu’elle peut imiter les hardiesses de la poësie, et conserver avec cela plus de fidélité que les vers n’en souffrent. Je conviens encore qu’à la longue, la prose fatigueroit moins que les vers, parceque l’harmonie de l’une est plus naturelle et plus variée, et que celle des autres est plus contrainte et plus uniforme. Mais avec tout cela, l’on n’a pas raison de prétendre que la versification ne puisse suivre par des équivalens, les pensées d’Homere, et que les poëtes cessent d’être poëtes, quand ils sont traduits en vers.
Que prétend-t-on dire par ce paradoxe ? Entend-t-on que le poëte traducteur ne puisse rendre le fonds, la substance des pensées du poëte original ? Il n’y a pas d’apparence qu’on le veuille dire, cela est trop évidemment faux. Entend-t-on seulement que pour peu qu’on change l’original, on le défigure ? C’est ce que Madame Dacier paroît penser à l’égard d’Homere ; et si le principe qu’elle pose est vrai, elle a raison d’en tirer cette conséquence. ce qu’Homere a pensé et dit, ce sont ses termes, quoique rendu plus simplement et moins poëtiquement qu’il ne l’a dit, vaut certainement mieux que tout ce qu’on est forcé de lui prêter, en le traduisant en vers .
Voilà la traduction d’Homere formellement interdite aux poëtes ; mais j’appelle de ce principe, et j’en pose un tout opposé. Homere est quelquefois si défectueux en ce qu’il a pensé et dit, que le traducteur prosaïque, et le plus déterminé à être fidéle, est souvent contraint de le corriger en beaucoup d’endroits. Je le prouverois aisément par l’éxemple même de Madame Dacier. Ce n’est donc pas un si grand malheur à un poëte qui traduit Homere, de ne pouvoir être aussi littéral qu’on peut l’être en prose.
Je crois même qu’on pourroit mettre à profit cette impuissance ; qu’en cherchant des équivalens, on découvriroit quelquefois mieux, et que la difficulté de rendre les choses telles qu’elles sont, conduiroit à imaginer la maniere dont elles doivent être.
C’est du moins dans cette opinion que j’ai traduit Homere. Elle est vraie, si mon ouvrage en fournit quelque preuve ; mais quand il n’en fourniroit point du tout ; il ne s’en suivroit pas qu’elle est fausse ; et il faudroit attendre que de meilleurs poëtes que moi en fissent voir la vérité.
En tant que traducteur, je me suis attaché particulierement à trois choses : à la précision, à la clarté et à l’agrément.
Pour la précision, j’ai tâché de n’employer aucune épithéte, qui n’exprimât quelque circonstance utile et du sujet. Avec cette attention, on peut quelquefois renfermer dans un mot le sens d’une phrase entiere ; et cette briéveté, quand elle n’est pas excessive, produit nécessairement la force et la beauté des vers. L’amas des circonstances et des images frappe et remplit l’imagination, et c’est ce qu’on appelle force : les vers foibles sont ceux où le sens est en moindre proportion que les paroles.
Pour la clarté, j’ai évité autant que je l’ai pû, les transpositions et les longues périodes. Les unes laissent une ambiguité fatiguante dans la construction, et rendent en même tems le style dur et contraint. Les autres, pour vouloir unir trop de choses ensemble, n’en dévéloppent aucune assez distinctement ; et il faut souvent revenir avec une nouvelle attention, sur ce qu’on a lû, parceque les idées se sont confondues, ou effacées, l’une l’autre.
Ajoûtez que ces longues périodes qui donnent du nombre à la prose, rompent au contraire la cadence et l’harmonie des vers. Un vers est toûjours plus beau, toutes choses égales, selon qu’il dépend moins pour la liaison de ce qui le précéde et de ce qui le suit.
Quant à l’agrément, la différence du siécle d’Homere et du nôtre m’a obligé à beaucoup de ménagemens, pour ne point trop altérer mon original, et ne point choquer aussi des lecteurs imbus de moeurs toutes différentes, et disposés à trouver mauvais tout ce qui ne leur ressemble pas. J’ai voulu que ma traduction fût agréable ; et dès-là, il a fallu substituer des idées qui plaisent aujourd’hui à d’autres idées qui plaisoient du tems d’Homere : il a fallu, par exemple, anoblir par rapport à nous, les injures d’Achille et d’Agamemnon ; éloigner des querelles de Jupiter et de Junon, toute idée de coups et de violence ; adoucir la préférence solemnelle qu’Agamemnon fait de son esclave à son épouse ; et exprimer enfin diverses circonstances, de maniere qu’en disant au fonds la même chose qu’Homere, on la présentât cependant sous une idée conforme au goût du siécle.
Voilà les régles que je me suis prescrites dans les endroits de mon ouvrage, où j’ai prétendu traduire Homere ; car je me regarde comme simple traducteur, partout où je n’ai fait que de légers changemens. J’ai poussé souvent la hardiesse plus loin, j’ai retranché des livres entiers, j’ai changé la disposition des choses, j’ai osé même inventer : et c’est de cette conduite, si téméraire au premier aspect, qu’il me reste à rendre raison.
Des changemens considérables
Je me suis proposé en mettant l’iliade en vers, de donner un poëme françois qui se fît lire, et je n’ai compté d’y pouvoir réussir, qu’autant qu’il seroit court, intéressant : et du moins exempt des grands défauts.
Entre plusieurs raisons, ce qui a fait tort à nos poëmes françois, c’est la longueur : une émulation mal entendue a trompé les poëtes ; ils ont voulu courir une carriere aussi longue que celle d’Homere et de Virgile, comme s’ils avoient craint de ne pouvoir entrer en comparaison avec eux, que par des ouvrages d’aussi longue haleine que l’iliade et que l’éneïde. C’est de cette émulation imprudente que sont nés La Pucelle, Clovis, S. Louis, etc. Poëmes allongés, dont on ne sçauroit achever la lecture, qu’en se roidissant contre l’ennui, et que l’on n’est jamais tenté de relire.
Les auteurs ne leur auroient pas donné cette étendue, s’ils avoient fait attention à deux choses : l’une, que les vers françois veulent être extrêmement soignés, qu’ils ne souffrent rien de forcé ni de languissant ; que tout difficiles qu’ils sont, le lecteur ne tient compte de la difficulté de les bien faire, qu’autant qu’elle est surmontée ; et que par conséquent, il est téméraire de se mettre hors d’état de suffire à cette élégance exacte et continue que les vers exigent, en se surchargeant d’une matiere trop vaste.
Aussi, tous ces longs poëmes, chacun selon la portée de leur auteur, ne sont-ils bien versifiés que par endroits ; les beautés s’y font acheter par beaucoup de négligences, ou plutôt les négligences y étouffent les beautés ; car ce n’est qu’au théâtre qu’une versification négligée peut trouver quelque indulgence : l’action, la prononciation la soûtiennent et la corrigent même en quelque sorte ; au lieu que les poëmes, dénués de ces secours, laissent sentir tout leur foible, sans que rien le répare.
L’autre raison qui auroit dû engager les poëtes héroïques à réduire leurs poëmes, c’est la cadence trop uniforme de nos vers. Elle est agréable, un certain tems, mais à la longue, elle fatigue.
Douze mille vers, fussent-ils excellens, ne le paroîtroient pas, s’ils étoient lûs tout de suite, et ils auroient beau encherir toûjours les uns sur les autres, à peine trouveroit-on qu’ils se soûtinssent. Il faut donc se garder d’en rassassier les lecteurs ; et la prudence veut au contraire, que les poëtes françois réduisent le poëme à des bornes plus étroites que ne faisoient les anciens, qu’ils le distribuent même en livres plus courts, afin de ménager plus souvent à l’attention, le repos dont elle a besoin, pour mieux goûter nos vers. Il n’y a de poëmes françois que le lutrin qui se lise ; et quoiqu’il ait sur les autres, l’avantage d’une élégance continue, je suis persuadé que c’est encor un de ses agrémens de n’avoir que six livres, dont le plus long n’a pas trois cens vers.
C’est par ces raisons que j’ai réduit les vingt-quatre livres de l’iliade en douze, qui sont même de beaucoup plus courts que ceux d’Homere. On croiroit d’abord que ce ne peut être qu’aux dépens de bien des choses importantes que j’ai fait cette réduction ; mais si l’on considere que les répétitions, à bien compter, emportent plus de la sixiéme partie de l’iliade, que le détail anatomique des blessures, et les longues harangues des combattans, en emportent encore bien davantage, on jugera bien qu’il m’a été facile d’abréger, sans qu’il en coûtât rien à l’action principale. Je me flatte de l’avoir fait, et je crois même avoir rapproché les parties essentielles de l’action, de maniere qu’elles forment dans mon abrégé, un tout plus régulier et plus sensible que dans Homere.
Le pere le bossu, dans son traité du poëme épique, ouvrage le plus méthodique et le plus judicieux que le préjugé ait produit, prétend que tout le dessein de l’iliade n’est que de faire voir combien la discorde est fatale à ceux qu’elle divise. Il n’est pas bien sûr qu’Homere y ait pensé ; mais quoi qu’il en soit, j’ai tâché que cette vérité se sentît dans mon ouvrage ; je l’ai même établie dès la proposition, en disant que la colere d’Achille lui fut funeste à lui-même, aussi-bien qu’aux grecs (ce qu’Homere auroit dû faire, s’il avoit eu le dessein qu’on lui suppose) et après avoir ainsi préparé l’esprit à la vérité morale dont il doit s’instruire, j’ai dégagé le poëme de ce qui pourroit l’en distraire dans la suite : en un mot, je n’ai été plus court, qu’afin de dire plus nettement ce qu’on prétend qu’Homere a voulu dire.
La seconde condition que j’ai jugée nécessaire au poëme, c’est d’être intéressant. Je l’ai trouvé suffisamment dans la fable de l’iliade. Il s’y agit du salut et de la gloire de deux grands peuples.
Deux rois d’un parti se querellent et se séparent ; l’un perd ses sujets, l’autre son plus cher ami ; leur malheur les réconcilie ; aussitôt le parti contraire perd le héros qui le défendoit, et cette perte fait le désespoir d’une famille auguste et d’un peuple considérable : voilà sans doute de grands intérêts.
D’ailleurs, les principaux personnages de cette action, sont devenus si fameux, par le poëme même d’Homere, que leur nom seul intéresse, on aime à suivre leurs avantures ; on entre sans peine dans leurs passions. Des héros moins connus qu’Achille, et qu’Hector ; des femmes moins célébres qu’Andromaque et qu’Hélene ne feroient pas sur les coeurs des impressions si sûres ni si vives ; et c’est assurément une grande avance pour plaire et pour émouvoir que la célébrité des personnes qu’on introduit.
Je n’aurois rien eu à corriger là-dessus dans l’iliade, si ce qu’il y a de touchant, n’étoit affoibli par des préparations détaillées, qui en ôtant des événemens toute la surprise, en diminuent d’autant l’impression ; ou s’il n’étoit interrompu par de longs épisodes qui roulent sur les personnages indifférens, tandis qu’on perd de vûe ceux qu’on vouloit suivre. J’ai cru devoir remédier à ces deux défauts, en supprimant les préparations inutiles, et en retranchant les épisodes sans intérêt.
Souffriroit-on au théâtre, que dans les entr’actes d’une tragédie, on vînt nous dire tout ce qui doit arriver dans l’acte suivant ? Approuveroit-on que l’action des principaux personnages y fût interrompue par les affaires des confidens ? Non sans doute. C’est néanmoins ce qu’Homere fait souvent dans son poëme, où cela n’est ni moins importun, ni moins à contre-tems que dans la tragédie. Les sçavans prévenus ne le sentent pas dans l’iliade ; mais eux-mêmes, ou du moins les autres, l’auroient bien senti dans mon ouvrage ; et quoique je ne me flatte pas trop de plaire, avec les changemens que j’ai faits, je suis sûr du moins que j’aurois déplû, si j’avois été plus fidéle.
Voici un exemple des libertés que j’ai prises dans la vûe de soûtenir et d’augmenter l’intérêt. Patrocle, dans Homere, ayant pris les armes d’Achille, fait un carnage horrible de troyens ; on le prend quelque tems pour le héros dont il porte les armes : mais enfin on se détrompe. Il combat et tue Sarpedon pour qui Jupiter fait de grands prodiges. Le combat roule ensuite sur les subalternes ; après quoi Apollon lui-même désarme Patrocle ; Euphorbe le blesse par derriere, et Hector qui étoit demeuré dans l’inaction, profite de l’état où il voit Patrocle ; il le tue et l’insulte mal à propos ; ce que son ennemi mourant lui reproche avec raison.
Pour moi, je fais durer l’erreur des troyens qui prennent Patrocle pour Achille. C’est dans cette idée que Sarpedon l’attaque, et il en devient plus intéressant, par le péril où il croit s’exposer ; comme Patrocle en est plus grand par l’erreur que cause toûjours son courage. à peine Sarpedon est-il mort, qu’Hector entreprend aussitôt de le vanger : ainsi, l’on passe sans interruption d’un intérêt à un autre encore plus considérable. Hector, et Patrocle toûjours pris pour Achille, se disputent le corps de Sarpedon, ce qui fait une image terrible et touchante tout à la fois. C’est dans cette occasion que Jupiter fait gronder la foudre et pleuvoir le sang : prodiges qui découragent les deux armées, tandis qu’ils redoublent encor la valeur des deux héros. Hector triomphe de Patrocle, et il l’insulte plus à propos que dans Homere, puisqu’il le prend pour Achille, et qu’il l’a vaincu sans secours. Patrocle mourant détrompe Hector, surprise intéressante : et enfin la tristesse où tombe Hector détrompé, ferme ce me semble cet incident, d’une maniere grande et pathétique. Je me suis du moins affermi dans ces pensées, par le plaisir que cet endroit m’a paru faire à ceux qui l’ont entendu. à l’égard des défauts, je n’ai pas cru devoir retrancher ceux qui ne s’apperçoivent que par la réflexion, et qui ont au premier aspect de l’éclat et de la beauté ; le poëme s’accommode assez de ces défauts-là, et ils n’empêchent pas qu’on ne réussisse ; parce que le lecteur une fois touché, ne se demande gueres à lui-même, s’il a assez de raisons de l’être. Ils donnent seulement lieu à de bonnes critiques qui ont aussi leurs succès.
L’ouvrage est séduisant, la censure est raisonnable ; et le public les lit avec plaisir l’un et l’autre. Je me suis donc contenté de remédier, autant qu’il m’a été possible, aux défauts qui choquent ou qui ennuyent ; ceux-là ne se pardonnent point.
J’ai laissé aux dieux leurs passions ; mais j’ai tâché de leur donner toûjours de la dignité.
Je n’ai pas dépouillé les héros de cet orgueil injuste, où nous trouvons souvent de la grandeur ; mais, je leur ai retranché l’avarice et l’avidité du butin qui les avilit à nos yeux ; et je n’ai pas voulu, par exemple, qu’Achille examinât la rançon d’Hector, avant que de le rendre ; une si basse attention le déshonoreroit plus, poëtiquement parlant, que sa cruauté même.
J’ai tâché de rendre la narration plus rapide qu’elle ne l’est dans Homere, les descriptions plus grandes et moins chargées de minuties, les comparaisons plus exactes et moins fréquentes. J’ai dégagé les discours de tout ce que j’ai crû contraire à la passion qu’ils expriment, et j’ai essayé d’y mettre cette gradation de force et de sens, d’où dépend leur plus grand effet. Enfin, j’ai songé à soûtenir les caractères, parce que c’est sur cette régle aujourd’hui si connue, que le lecteur est le plus sensible et le plus sévere. Je ne rapporterai point d’exemples de toutes ces attentions ; ils me meneroient trop loin ; d’ailleurs, si je plais, il m’importe peu qu’on sache en détail le mérite que j’y puis avoir ; et si je ne plais pas, pourquoi rendrois-je compte d’un art qui ne m’auroit pas réussi ? Je dirai seulement, pour donner une idée du reste, les raisons que j’ai eues de changer le bouclier d’Achille, et les circonstances de la mort d’Hector. La réputation de ces endroits mérite plus particulierement que je justifie mes hardiesses.
J’avoue donc que le bouclier d’Achille m’a paru défectueux par plus d’un endroit ; les objets que Vulcain y représente n’ont aucun rapport au poëme, et ils ne conviennent ni à Achille pour qui on le fait, ni à Thétis qui le demande, ni à Vulcain même qui en est l’ouvrier ; les objets y sont tellement multipliés, qu’à peine imagine-t-on que le bouclier les pût contenir distinctement ; les figures représentées agissent et changent de situation, comme si elles étoient vivantes, ce qui fait un prodige puérile.
Le premier de ces défauts s’excuse mieux que les autres : on dit qu’Homere a voulu délasser l’imagination du récit des combats, et qu’il a saisi cette occasion de lui offrir des objets plus riants et plus tranquilles. à la bonne heure ; mais ne conviendra-t-on pas du moins que s’il eût pû accorder cette variété avec la convenance, comme Virgile l’a fait dans le bouclier d’énée, la chose n’en auroit été que mieux.
Pour la multiplicité des objets, on allegue nos petites pierres gravées, où les ouvriers ont rassemblé quelquefois plusieurs figures ; mais faut-il d’autre censure que l’apologie même ?
Et n’étoit-il pas ridicule à Vulcain de faire en cette occasion un travail si difficile à appercevoir et à déchiffrer.
Pour les diverses actions des mêmes figures, diroit-on qu’elles étoient répétées sous différentes formes, en plusieurs tableaux séparés ; mais cela ne feroit qu’augmenter la confusion ; il vaut mieux avouer franchement qu’Homere a abusé de la puissance de Vulcain, et qu’après lui avoir fait faire des trépieds qui marchent seuls aux assemblées des dieux, et des statues d’or qui parlent et qui pensent, il n’a cru que suivre ce systême, en lui faisant faire encore un bouclier mouvant, comme ces tableaux que nous avons vûs en France depuis quelques années.
J’ai donc imaginé un bouclier qui n’eût point ces défauts. Je n’y place que trois actions liées même l’une à l’autre. Les nopces de Thétis et de Pélée, qui fondent la noblesse d’Achille ; le jugement de Pâris, qui fonde la colere de Minerve et de Junon contre les troyens ; et l’enlevement d’Hélene qui fonde la vengeance des grecs. Ces objets, quoique riants, ont tous rapport au poëme ; il n’y a point de confusion ; et je ne peins chaque action que dans un instant, quoique par la maniere dont je la peins, j’en fasse entendre les commencemens et les suites. Je ne sçai si je me trompe, mais il me paroît heureux d’avoir fait ainsi du bouclier d’Achille, un titre de sa grandeur, et pour ainsi dire, son manifeste.
J’ai trouvé la mort d’Hector aussi défectueuse que le bouclier d’Achille. Qu’on en juge par les circonstances dont elle est accompagnée dans l’iliade. Après le carnage opiniâtre qu’Achille a fait des troyens sur les bords du Xante, tout ce qui peut en échaper, se sauve dans Ilion ;
Hector lui seul hors des murailles, attend son ennemi avec toute l’assurance d’un héros : c’est en vain que Priam et qu’Hecube le conjurent de rentrer, par tout ce que l’amour paternel peut imaginer de plus touchant ; il demeure inflexible, et il n’est occupé que de l’impatience d’en venir aux mains.
Achille arrive enfin ; qui le croiroit, après ce que je viens de dire de la disposition d’Hector ? Cet homme si intrépide tout à l’heure fuit sans tenter seulement de se défendre, et ce n’est plus qu’une dispute de coureurs entre les deux héros, qui tous deux, l’un fuyant, l’autre poursuivant, fournissent trois fois le tour de la grande ville de Troye. Il faut que Minerve, pour engager Hector au combat prenne la forme de Deiphobus son frere, et vienne l’enhardir à combatre Achille avec son secours. Hector reprend courage à la vûe d’un second, et résolut enfin de combatre Achille, il lui fait seulement des propositions d’humanité pour le corps de celui qui sera vaincu. Achille lance un trait contre Hector et le manque ;
Hector atteint du sien le bouclier d’Achille, mais sans effet ; Minerve court assez loin ramasser le trait d’Achille pour le lui rendre, tandis qu’Hector qui s’attend au secours de son frere, ne le trouve plus ; il fait pourtant un dernier effort, et c’est le seul signe de valeur qu’il donne en cette occasion ; il brise son épée contre les armes de Vulcain, après quoi Achille triomphe sans peine d’un ennemi sans défense, jusques-là qu’il examine à loisir où il portera le coup.
En vérité, quand Homere auroit eu dessein d’avilir ses deux héros, qu’il auroit voulu que l’un pérît avec infamie, et que l’autre triomphât sans gloire, il me semble qu’il n’auroit pû mieux s’y prendre.
L’un est lâche, l’autre est secondé ; l’un s’abandonne sans combat à toute la frayeur du péril, et l’autre n’en court point du tout.
Je sçais que les sçavans ont des allégories toutes prêtes pour sauver tout cela ; mais pour moi, je n’ai pas crû devoir me fier à des excuses que la plûpart des lecteurs traitent de frivoles, et qui, quand elles seroient solides, ne réparent jamais les premieres impressions.
Ainsi, j’ai changé sans scrupule toutes ces circonstances, pour rétablir la gloire des deux héros de l’iliade. Hector ne fuit point d’abord avec ignominie ; il commence par proposer son traité qui est raisonnable et magnanime ; Achille, furieux qu’il est, ne répond à sa proposition, qu’en lui portant le premier coup. Hector aussi-tôt lance son dard, il brise son épée contre les armes divines, et c’est alors que se trouvant sans défense, il est réduit à fuir ; mais encor fuit-il en homme que la crainte de la mort n’a pas troublé ; il fuit sous les ramparts de Troye, pour exposer son ennemi à une grêle de traits : danger qui enhardit Achille à le poursuivre, et qui fait même une action héroïque, de la poursuite d’un ennemi désarmé. Enfin Hector ramasse un des traits qui pleuvoient sur Achille ; il combat encore et succombe du moins glorieusement. Si ces corrections sont bonnes, je ne prétends pas en tirer vanité. Le défaut étoit si sensible, qu’à moins d’être idolâtre d’Homere, je ne pouvois n’en être pas blessé ; et dès qu’on sent le mauvais, on a du moins une idée confuse du bon ; un peu de méditation l’éclaircit et la perfectionne bien-tôt.
Voilà ce que j’avois à dire de l’iliade et de mon imitation. J’abandonne l’ouvrage au jugement du public ; si j’obtiens son approbation, peut-être m’enhardira-t-elle à entreprendre un poëme tout-à-fait original : s’il me la refuse, je ne lui en demanderai pas raison, et ce sera à moi d’étudier pourquoi j’aurai manqué de lui plaire.
Mais que diront certains sçavans ? Je m’attends, surtout si je réüssis, à de vives contradictions.
On dira que je suis un téméraire d’avoir osé toucher à une réputation de plus de deux mille ans. Je réponds à cela que je ne sçaurois lui porter d’atteinte qu’autant qu’elle seroit injuste, et que les erreurs accréditées n’en deviennent pas plus respectables. On dira que je suis un ignorant ; j’en demeure déja d’accord ; j’ai songé néanmoins à ne parler que de ce que j’entends ; il faudra faire voir en quoi je me suis trompé ; il ne suffira pas même de me convaincre de plusieurs fautes ; je serai toûjours en droit de tenir pour bien remarqué de ma part, tout ce qu’on passera sous silence. En un mot, on m’opposera de bonnes ou de mauvaises raisons : je ferai gloire de me rendre aux bonnes, et le public fera justice des mauvaises.