(1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 3665-7857
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(1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 3665-7857

Marmontel

Articles de l’Encyclopédie

Compilation établie à partir de l’édition numérisée de l’ARTFL

Marmontel, articles de l’Encyclopédies

COMÉDIE

Comédie (Belles-Lettres)

COMÉDIE, s. f. (Belles-Lettres.) c’est l’imitation des mœurs mise en action : imitation des mœurs, en quoi elle differe de la tragédie & du poëme héroique : imitation en action, en quoi elle differe du poëme didactique moral & du simple dialogue.

Elle differe particulierement de la tragédie dans son principe, dans ses moyens & dans sa fin. La sensibilité humaine est le principe d’où part la tragédie : le pathétique en est le moyen ; l’horreur des grands crimes & l’amour des sublimes vertus sont les fins qu’elle se propose. La malice naturelle aux hommes est le principe de la comédie. Nous voyons les defauts de nos semblables avec une complaisance mêlée de mépris, lorsque des défauts ne sont ni assez affligeans pour exciter la compassion, ni assez révoltans pour donner de la haine, ni assez dangereux pour inspirer de l’effroi. Ces images nous font sourire, si elles sont peintes avec finesse : elles nous font rire, si les traits de cette maligne joie, aussi frappans qu’inattendus, sont aiguisés par la surprise. De cette disposition à saisir le ridicule, la comédie tire sa force & ses moyens. Il eût été sans doute plus avantageux de changer en nous cette complaisance vicieuse en une pitié philosophique ; mais on a trouvé plus facile & plus sûr de faire servir la malice humaine à corriger les autres vices de l’humanité, à-peu-près comme on employe les pointes du diamant à polir le diamant même. C’est là l’objet ou la fin de la comédie.

Mal-à-propos l’a-t-on distinguée de la tragédie par la qualité des personnages : le roi de Thebes, & Jupiter lui-même, sont des personnages comiques dans l’Amphytrion ; & Spartacus, de la même condition que Sosie, seroit un personnage tragique à la tête de ses conjurés. Le degré des passions ne distingue pas mieux la comédie de la tragédie. Le desespoir de l’Avare lorsqu’il a perdu sa cassette, ne le cede en rien au desespoir de Philotecte à qui on enleve les fleches d’Hercule. Des malheurs, des périls, des sentimens extraordinaires caractérisent la tragédie ; des intérêts & des caracteres communs constituent la comédie. L’une peint les hommes comme ils ont été quelquefois ; l’autre, comme ils ont coutume d’être. La tragédie est un tableau d’histoire, la comédie est un portrait ; non le portrait d’un seul homme, comme la satyre, mais d’une espece d’hommes répandus dans la société, dont les traits les plus marqués sont réunis dans une même figure. Enfin le vice n’appartient à la comédie, qu’autant qu’il est ridicule & méprisable. Dès que le vice est odieux, il est du ressort de la tragédie ; c’est ainsi que Moliere a fait de l’Imposteur un personnage comique dans Tartufe, & Shakespear un personnage tragique dans Glocestre. Si Moliere a rendu Tartufe odieux au 5e acte, c’est comme Rousseau le remarque, par la nécessité de donner le dernier coup de pinceau à son personnage.

On demande si la comédie est un poëme ; question aussi difficile à résoudre qu’inutile à proposer, comme toutes les disputes de mots. Veut on approfondir un son, qui n’est qu’un son, comme s’il renfermoit la nature des choses ? La comédie n’est point un poëme pour celui qui ne donne ce nom qu’à l’héroïque & au merveilleux : elle en est un pour celui qui met l’essence de la poësie dans la peinture : un troisieme donne le nom de poëme à la comédie en vers, & le refuse à la comédie en prose, sur ce principe que la mesure n’est pas moins essentielle à la Poësie qu’à la Musique. Mais qu’importe qu’on differe sur le nom, pourvû qu’on ait la même idée de la chose ? L’Avare ainsi que le Télemaque sera ou ne sera point un poëme, il n’en sera pas moins un ouvrage excellent. On disputoit à Adisson que le Paradis perdu fût un poëme héroïque : hé-bien, dit-il, ce sera un poëme divin.

Comme presque toutes les regles du poëme dramatique concourent à rapprocher par la vraissemblance la fiction de la réalité, l’action de la comédie nous étant plus familiere que celle de la tragédie, & le défaut de vraissemblance plus facile à remarquer, les regles y doivent être plus rigoureusement observées. De-là cette unité, cette continuité de caractère, cette aisance, cette simplicité dans le tissu de l’intrigue, ce naturel dans le dialogue, cette vérité dans les sentimens, cet art de cacher l’art même dans l’enchaînement des situations, d’où résulte l’illusion théatrale.

Si l’on considere le nombre de traits qui caractérisent un personnage comique, on peut dire que la comédie est une imitation exagérée. Il est bien difficile en effet, qu’il échappe en un jour à un seul homme autant de traits d’avarice que Moliere en a rassemblés dans Harpagon ; mais cette exagération rentre dans la vraissemblance lorsque les traits sont multipliés par des circonstances ménagées avec art. Quant à la force de chaque trait, la vraissemblance a des bornes. L’Avare de Plaute examinant les mains de son valet lui dit, voyons la troisieme, ce qui est choquant : Moliere a traduit l’autre, ce qui est naturel, attendu que la précipitation de l’Avare a pû lui faire oublier qu’il a déjà examiné deux mains, & prendre celle-ci pour la seconde. Les autres, est une faute du comédien qui s’est glissée dans l’impression.

Il est vrai que la perspective du théatre exige un coloris fort & de grandes touches, mais dans de justes proportions, c’est-à-dire telles que l’oeil du spectateur les réduise sans peine à la vérité de la nature. Le Bourgeois gentilhomme paye les titres que lui donne un complaisant mercenaire, c’est ce qu’on voit tous les jours ; mais il avoue qu’il les paye, voilà pour le Monseigneur ; c’est en quoi il renchérit sur ses modeles. Moliere tire d’un sot l’aveu de ce ridicule pour le mieux faire appercevoir dans ceux qui ont l’esprit de le dissimuler. Cette espece d’exagération demande une grande justesse de raison & de goût. Le théatre a son optique, & le tableau est manqué dès que le spectateur s’apperçoit qu’on a outré la nature.

Par la même raison, il ne suffit pas pour rendre l’intrigue & le dialogue vraissemblable, d’en exclure ces à parte, que tout le monde entend excepté l’interlocuteur, & ces méprises fondées sur une ressemblance ou un déguisement prétendu, supposition que tous les yeux démentent, hors ceux du personnage qu’on a dessein de tromper ; il faut encore que tout ce qui se passe & se dit sur la scene soit une peinture si naïve de la société, qu’on oublie qu’on est au spectacle. Un tableau est mal peint, si au premier coup d’oeil on pense à la toile, & si l’on remarque la dégradation des couleurs avant que de voir des contours, des reliefs & des lointains. Le prestige de l’art, c’est de le faire disparoître au point que non seulement l’illusion précede la réflexion, mais qu’elle la repousse & l’écarte. Telle devoit être l’illusion des Grecs & des Romains aux comédies de Ménandre & de Térence, non à celles d’Aristophane & de Plaute. Observons cependant, à propos de Térence, que le possible qui suffit à la vraissemblance d’un caractere ou d’un évenement tragique, ne suffit pas à la vérité des mœurs de la comédie. Ce n’est point un pere comme il peut y en avoir, mais un pere comme il y en a ; ce n’est point un individu, mais une espece qu’il faut prendre pour modele ; contre cette regle peche le caractere unique du bourreau de lui-même.

Ce n’est point une combinaison possible, à la rigueur ; c’est une suite naturelle d’évenemens familiers qui doit former l’intrigue de la comédie, principe qui condamne l’intrigue de l’Hecyre : si toutefois Térence a eu dessein de faire une comédie d’une action toute pathétique, & d’où il écarte jusqu’à la fin avec une précaution marquée le seul personnage qui pouvoit être plaisant.

D’après ces regles que nous allons avoir occasion de développer & d’appliquer, on peut juger des progrès de la comédie ou plûtôt de ses révolutions.

Sur le chariot de Thespis la comédie n’étoit qu’un tissu d’injures adressées aux passans par des vendangeurs barbouillés de lie. Cratès, à l’exemple d’Epicharmus & de Phormis, poëtes Siciliens, l’éleva sur un théatre plus décent, & dans un ordre plus régulier. Alors la comédie prit pour modele la tragédie inventée par Eschyle, ou plûtôt l’une & l’autre se formerent sur les poésies d’Homere ; l’une sur l’iliade & l’Odissée, l’autre sur le Margitès, poëme satyrique du même auteur ; & c’est-là proprement l’époque de la naissance de la comédie Greque.

On la divise en ancienne, moyenne, & nouvelle, moins par ses âges que par les différentes modifications qu’on y observa successivement dans la peinture des mœurs. D’abord on osa mettre sur le théatre d’Athenes des satyres en action, c’est-à-dire des personnages connus & nommés, dont on imitoit les ridicules & les vices : telle fut la comédie ancienne. Les lois, pour réprimer cette licence, défendirent de nommer. La malignité des poëtes ni celle des spectateurs ne perdit rien à cette défense ; la ressemblance des masques, des vêtemens, de l’action, désignerent si bien les personnages, qu’on les nommoit en les voyant : telle fut la comédie moyenne, où le poëte n’ayant plus à craindre le reproche de la personnalité, n’en étoit que plus hardi dans ses insultes ; d’autant plus sûr d’ailleurs d’être applaudi, qu’en repaissant la malice des spectateurs par la noirceur de ses portraits, il ménageoit encore à leur vanité le plaisir de deviner les modeles. C’est dans ces deux genres qu’Aristophane triompha tant de fois à la honte des Athéniens.

La comédie satyrique présentoit d’abord une face avantageuse. Il est des vices contre lesquels les lois n’ont point sévi : l’ingratitude, l’infidélité au secret & à sa parole, l’usurpation tacite & artificieuse du mérite d’autrui, l’intérêt personnel dans les affaires publiques, échappent à la sévérité des lois ; la comédie satyrique y attachoit une peine d’autant plus terrible, qu’il falloit la subir en plein théatre. Le coupable y étoit traduit, & le public se faisoit justice. C’étoit sans doute pour entretenir une terreur si salutaire, que non-seulement les poëtes satyriques furent d’abord tolérés, mais gagés par les magistrats comme censeurs de la république. Platon lui-même s’étoit laissé séduire à cet avantage apparent, lorsqu’il admit Aristophane dans son banquet, si toutefois l’Aristophane comique est l’Aristophane du banquet ; ce qu’on peut au moins révoquer en doute. Il est vrai que Platon conseilloit à Denis la lecture des comédies de ce poëte, pour connoître les mœurs de la république d’Athenes ; mais c’étoit lui indiquer un bon délateur, un espion adroit, qu’il n’en estimoit pas davantage.

Quant aux suffrages des Athéniens, un peuple ennemi de toute domination devoit craindre sur-tout la supériorité du mérite. La plus sanglante satyre étoit donc sûre de plaire à ce peuple jaloux, lorsqu’elle tomboit sur l’objet de sa jalousie. Il est deux choses que les hommes vains ne trouvent jamais trop fortes ; la flaterie pour eux-mêmes, la médisance contre les autres : ainsi tout concourut d’abord à favoriser la comédie satyrique. On ne fut pas longtems à s’appercevoir que le talent de censurer le vice pour être utile, devoit être dirigé par la vertu ; & que la liberté de la satyre accordée à un malhonnête homme, étoit un poignard dans les mains d’un furieux : mais ce furieux consoloit l’envie. Voilà pourquoi dans Athenes, comme ailleurs, les méchans ont trouvé tant d’indulgence, & les bons tant de sévérité. Témoin la comédie des Nuées, exemple mémorable de la scélératesse des envieux, & des combats que doit se préparer à soûtenir celui qui ose être plus sage & plus vertueux que son siecle.

La sagesse & la vertu de Socrate étoient parvenues à un si haut point de sublimité, qu’il ne falloit pas moins qu’un opprobre solennel pour en consoler sa patrie. Aristophane fut chargé de l’infâme emploi de calomnier Socrate en plein théatre ; & ce peuple qui proscrivoit un juste, par la seule raison qu’il se lassoit de l’entendre appeller juste, courut en foule à ce spectacle. Socrate y assista debout.

Telle étoit la comédie à Athenes, dans le même tems que Sophocle & Euripide s’y disputoient la gloire de rendre la vertu intéressante, & le crime odieux, par des tableaux touchans ou terribles. Comment se pouvoit-il que les mêmes spectateurs applaudissent à des mœurs si opposées ? Les héros célébrés par Sophocle & par Euripide étoient morts ; le sage calomnié par Aristophane étoit vivant : on loue les grands hommes d’avoir été ; on ne leur pardonne pas d’être.

Mais ce qui est inconcevable, c’est qu’un comique grossier, rampant, & obscene, sans goût, sans mœurs, sans vraissemblance, ait trouvé des enthousiastes dans le siecle de Moliere. Il ne faut que lire ce qui nous reste d’Aristophane, pour juger, comme Plutarque, que c’est moins pour les honnêtes gens qu’il a écrit, que pour la vile populace, pour des hommes perdus d’envie, de noirceur, & de débauche. Qu’on lise après cela l’éloge qu’en fait madame Dacier : Jamais homme n’a eu plus de finesse, ni un tour plus ingénieux ; le style d’Aristophane est aussi agréable que son espri ; si l’on n’a pas lû Aristophane, on ne connoît pas encore tous les charmes & toutes les beautés du Grec, &c.

Les magistrats s’apperçûrent, mais trop tard, que dans la comédie appellée moyenne les poëtes n’avoient fait qu’éluder la loi qui défendoit de nommer : ils en porterent une seconde, qui bannissant du théatre toute imitation personnelle, borna la comédie à la peinture générale des mœurs.

C’est alors que la comédie nouvelle cessa d’être une satyre, & prit la forme honnête & décente qu’elle a conservée depuis. C’est dans ce genre que fleurit Ménandre, poete aussi pur, aussi élégant, aussi naturel, aussi simple, qu’Aristophane l’étoit peu. On ne peut, sans regretter sensiblement les ouvrages de ce poëte, lire l’éloge qu’en a fait Plutarque, d’accord avec toute l’antiquité : C’est une prairie émaillée de fleurs, où l’on aime à respirer un air pur . . . . La muse d’Aristophane ressemble à une femme perdue ; celle de Ménandre à une honnête femme.

Mais comme il est plus aisé d’imiter le grossier & le bas, que le délicat & le noble, les premiers poëtes Latins, enhardis par la liberté & la jalousie républicaine, suivirent les traces d’Aristophane. De ce nombre fut Plaute lui-même ; sa muse est, comme celle d’Aristophane, de l’aveu non suspect de l’un de leurs apologistes, une bacchante, pour ne rien dire de pis, dont la langue est détrempée de fiel.

Térence qui suivit Plaute, comme Ménandre Aristophane, imita Ménandre sans l’égaler. César l’appelloit un demi-Ménandre, & lui reprochoit de n’avoir pas la force comique ; expression que les commentateurs ont interprété à leur façon, mais qui doit s’entendre de ces grands traits qui approfondissent les caracteres, & qui vont chercher le vice jusque dans les replis de l’ame, pour l’exposer en plein théatre au mepris des spectateurs.

Plaute est plus vif, plus gai, plus fort, plus varié ; Terence, plus fin, plus vrai, plus pur, plus élégant : l’un a l’avantage que donne l’imagination qui n’est captivée ni par les regles de l’art ni par celles des mœurs, sur le talent assujetti à toutes ces regles ; l’autre a le mérite d’avoir concilié l’agrément & la décence, la politesse & la plaisanterie, l’exactitude & la facilité : Plaute toûjours varié, n’a pas toûjours l’art de plaire ; Térence trop semblable à lui-même, a le don de paroître toûjours nouveau : on souhaiteroit à Plaute l’ame de Térence, à Térence l’esprit de Plaute.

Les révolutions que la comédie a éprouvées dans ses premiers âges, & les différences qu’on y observe encore aujourd’hui, prennent leur source dans le génie des peuples & dans la forme des gouvernemens : l’administration des affaires publiques, & par conséquent la conduite des chefs, étant l’objet principal de l’envie & de la censure dans un état démocratique, le peuple d’Athenes, toûjours inquiet & mécontent, devoit se plaire à voir exposer sur la scene, non-seulement les vices des particuliers, mais l’intérieur du gouvernement, les prévarications des magistrats, les fautes des généraux, & sa propre facilité à se laisser corrompre ou séduire. C’est ainsi qu’il a couronné les satyres politiques d’Aristophane.

Cette licence devoit être réprimée à mesure que le gouvernement devenoit moins populaire ; & l’on s’apperçoit de cette modération dans les dernieres comédies du même auteur, mais plus encore dans l’idée qui nous reste de celles de Ménandre, où l’état fut toûjours respecté, & où les intrigues privées prirent la place des affaires publiques.

Les Romains sous les consuls, aussi jaloux de leur liberté que les Athéniens, mais plus jaloux de la dignité de leur gouvernement, n’auroient jamais permis que la république fùt exposée aux traits insultans de leurs poëtes. Ainsi les premier, comiques Latins hasarderent la satyre personnelle, mais jamais la satyre politique.

Des que l’abondance & le luxe eurent adouci les mœurs de Rome, la comédie elle-même changea son âpreté en douceur ; & comme les vices des Grecs avoient passé chez les Romains, Térence, pour les imiter, ne fit que copier Ménandre.

Le même rapport de convenance a déterminé le caractere de la comédie sur tous les théatres de l’Europe, depuis la renaissance des Lettres.

Un peuple qui affectoit autrefois dans ses mœurs une gravité superbe, & dans ses sentimens une enflure romanesque, a dù servir de modele à des intrigues pleines d’incidens & de caracteres hyperboliques. Tel est le théatre Espagnol ; c’est-là seulement que seroit vraissemblable le caractere de cet amant (Villa Mediana) :

Qui brûla sa maison pour embrasser sa dame,
L’emportant à-travers la flame.

Mais ni ces exagérations forcées, ni une licence d’imagination qui viole toutes les regles, ni un raffinement de plaisanterie souvent puérile, n’ont pû faire refuser à Lopès de Vega une des premieres places parmi les poëtes comiques modernes. Il joint en effet à la plus heureuse sagacité dans le choix des caracteres, une force d’imagination que le grand Corneille admiroit lui-même. C’est de Lopès de Vega qu’il a emprunté le caractere du Menteur, dont il disoit avec tant de modestie & si peu de raison, qu’il donneroit deux de ses meilleures pieces pour l’avoir imaginé.

Un peuple qui a mis long-tems son honneur dans la fidélité des femmes, & dans une vengeance cruelle de l’affront d’être trahi en amour, a dù fournir des intrigues périlleuses pour les amans, & capables d’exercer la fourberie des valets : ce peuple d’ailleurs pantomime, a donné lieu à ce jeu muet, qui quelquefois par une expression vive & plaisante, & souvent par des grimaces qui rapprochent l’nomme du singe, soûtient seul une intrigue dépourvûe d’art, de sens, d’esprit, & de goût. Tel est le comique Italien, aussi chargé d’incidens, mais moins bien intrigué que le comique Espagnol. Ce qui caractérise encore plus le comique Italien, est ce mêlange de mœurs nationales, que la communication & la jalousie mutuelle des petits états d’Italie a fait imaginer à leurs poëtes. On voit dans une même intrigue un Bolonnois, un Vénitien, un Napolitain, un Bergamasque, chacun avec le ridicule dominant de sa patrie. Ce mêlange bisarre ne pouvoit manquer de réussir dans sa nouveauté. Les Italiens en firent une regle essentielle de leur théatre, & la comédie s’y vit par-là condamnée à la grossiere uniformité qu’elle avoit eue dans son origine. Aussi dans le recueil immense de leurs pieces, n’en trouve-t-on pas une seule dont un homme de goût soûtienne la lecture. Les Italiens ont eux-mêmes reconnu la supériorité du comique François ; & tandis que leurs histrions se soûtiennent dans le centre des beaux arts, Florence les a proscrits dans son théatre, & a substitué à leurs farces les meilleures comédies de Moliere traduites en Italien. A l’exemple de Florence, Rome & Naples admirent sur leur théatre les chefs-d’œuvre du nôtre. Venise se défend encore de la révolution ; mais elle cédera bien-tôt au torrent de l’exemple & à l’attrait du plaisir. Paris seul ne verra-t-il plus joüer Moliere ?

Un état où chaque citoyen se fait gloire de penser avec indépendance, a dû fournir un grand nombre d’originaux à peindre. L’affectation de ne ressembler à personne fait souvent qu’on ne ressemble pas à soi-même, & qu’on outre son propre caractere, de peur de se plier au caractere d’autrui. Là ce ne sont point des ridicules courans ; ce sont des singularités personnelles, qui donnent prise à la plaisanterie ; & le vice dominant de la société est de n’être pas sociable. Telle est la source du comique Anglois, d’ailleurs plus simple, plus naturel, plus philosophique que les deux autres, & dans lequel la vraissemblance est rigoureusement observée, aux dépens même de la pudeur.

Mais une nation douce & polie, où chacun se fait un devoir de conformer ses sentimens & ses idées aux mœurs de la société, où les préjugés sont des principes, où les usages sont des lois, où l’on est condamné à vivre seul dès qu’on veut vivre pour soi-même ; cette nation ne doit présenter que des caracteres adoucis par les égards, & que des vices palliés par les bienséances. Tel est le comique François, dont le théatre Anglois s’est enrichi autant que l’opposition des mœurs a pû le permettre.

Le comique François se divise, suivant les mœurs qu’il peint, en comique bas, comique bourgeois, & haut comique. Voyez Comique.

Mais une division plus essentielle se tire de la différence des objets que la comédie se propose : ou elle peint le vice qu’elle rend méprisable, comme la tragédie rend le crime odieux ; de-là le comique de caractere : ou elle fait les hommes le joüet des évenemens ; de-là le comique de situation : ou elle présente les vertus communes avec des traits qui les font aimer, & dans des périls ou des malheurs qui les rendent intéressantes ; de-là le comique attendrissant.

De ces trois genres, le premier est le plus utile aux mœurs, le plus fort, le plus difficile, & par conséquent le plus rare : le plus utile aux mœurs, en ce qu’il remonte à la source des vices, & les attaque dans leur principe ; le plus fort, en ce qu’il présente le miroir aux hommes, & les fait rougir de leur propre image ; le plus difficile & le plus rare, en ce qu’il suppose dans son auteur une étude consommée des mœurs de son siecle, un discernement juste & prompt, & une force d’imagination qui réunisse sous un seul point de vûe les traits que sa pénétration n’a pû saisir qu’en détail. Ce qui manque à la plûpart des peintres de caractere, & ce que Moliere, ce grand modele en tout genre, possédoit éminemment ; c’est ce coup d’oeil philosophique, qui saisit non-seulement les extrèmes, mais le milieu des choses : entre l’hypocrite scélérat, & le dévot crédule, on voit l’homme de bien qui démasque la scélératesse de l’un, & qui plaint la crédulité de l’autre. Moliere met en opposition les mœurs corrompues de la société, & la probité farouche du Misantrope : entre ces deux excès paroît la modération du sage, qui hait le vice & qui ne hait pas les hommes. Quel fonds de philosophie ne faut-il point pour saisir ainsi le point fixe de la vertu ! C’est à cette précision qu’on reconnoit Moliere, bien mieux qu’un peintre de l’antiquité ne reconnut son rival au trait de pinceau qu’il avoit tracé sur une toile.

Si l’on nous demande pourquoi le comique de situation nous excite à rire, même sans le concours du comique de caractere, nous demanderons à notre tour d’où vient qu’on rit de la chûte imprévûe d’un passant. C’est de ce genre de plaisanterie que Hensius a eû raison de dire : plebis aucupium est & abusus. Voyez Rire. Il n’en est pas ainsi du comique attendrissant ; peut-être même est-il plus utile aux mœurs que la tragédie, vû qu’il nous intéresse de plus près, & qu’ainsi les exemples qu’il nous propose nous touchent plus sensiblement : c’est du moins l’opinion de Corneille. Mais comme ce genre ne peut être ni soûtenu par la grandeur des objets, ni animé par la force des situations, & qu’il doit être à la fois familier & intéressant, il est difficile d’y éviter le double écueil d’être froid ou romanesque ; c’est la simple nature qu’il faut saisir, & c’est le dernier effort de l’art d’imiter la simple nature. Quant à l’origine du comique attendrissant, il faut n’avoir jamais lû les anciens pour en attribuer l’invention à notre siecle ; on ne conçoit même pas que cette erreur ait pu subsister un instant chez une nation accoûtumée à voir joüer l’Andrienne de Térence, où l’on pleure dès le premier acte. Quelque critique pour condamner ce genre, a osé dire qu’il étoit nouveau ; on l’en a cru sur sa parole, tant la legéreté & l’indifférence d’un certain public, sur les opinions littéraires, donne beau jeu à l’effronterie & à l’ignorance.

Tels sont les trois genres de comique, parmi lesquels nous ne comptons ni le comique de mots si fort en usage dans la société, foible ressource des esprits sans talent, sans étude, & sans goût ; ni ce comique obscene, qui n’est plus souffert sur notre théatre que par une sorte de prescription, & auquel les honnêtes gens ne peuvent rire sans rougir ; ni cette espece de travestissement, où le parodiste se traîne après l’original pour avilir par une imitation burlesque, l’action la plus noble & la plus touchante : genres méprisables, dont Aristophane est l’auteur.

Mais un genre supérieur à tous les autres, est celui qui réunit le comique de situation & le comique de caractere, c’est-à-dire dans lequel les personnages sont engagés par les vices du cœur, ou par les travers de l’esprit, dans des circonstances humiliantes qui les exposent à la risée & au mépris des spectateurs. Tel est, dans l’Avare de Moliere, la rencontre d’Arpagon avec son fils, lorsque sans se connoître ils viennent traiter ensemble, l’un comme usurier, l’autre comme dissipateur.

Il est des caracteres trop peu marqués pour fournir une action soûtenue : les habiles peintres les ont groupés avec des caracteres dominans ; c’est l’art de Moliere : ou ils ont fait contraster plusieurs de ces petits caracteres entre eux ; c’est la maniere de Dufreny, qui quoique moins heureux dans l’oeconomie de l’intrigue, est celui de nos auteurs comiques, après Moliere, qui a le mieux saisi la nature ; avec cette différence que nous croyons tous avoir apperçu les traits que nous peint Moliere, & que nous nous étonnons de n’avoir pas remarqué ceux que Dufreni nous fait appercevoir.

Mais combien Moliere n’est-il pas au-dessus de tous ceux qui l’ont précédé, ou qui l’ont suivi ? Qu’on lise le parallele qu’en a fait, avec Terence, l’auteur du siecle de Louis XIV. le plus digne de les juger, la Bruyere. Il n’a, dit-il, manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté ! quelle exactitude ! quelle politesse ! quelle élégance ! quels caracteres ! Il n’a manqué à Moliere que d’eviter le jargon, & d’écrire purement : quel feu ! quelle naïveté ! quelle source de la bonne plaisanterie ! quelle imitation des mœurs ! & quel fléau du ridicule ! mais quel homme on auroit pû faire de ces deux comiques !

La difficulté de saisir comme eux les ridicules & les vices, a fait dire qu’il n’étoit plus possible de faire des comédies de caracteres. On prétend que les grands traits ont été rendus, & qu’il ne reste plus que des nuances imperceptibles : c’est avoir bien peu étudié les mœurs du siecle, que de n’y voir aucun nouveau caractere à peindre. L’hypocrisie de la vertu est-elle moins facile à démasquer que l’hypocrisie de la dévotion ? le misantrope par air est-il moins ridicule que le misantrope par principes ? le fat modeste, le petit seigneur, le faux magnifique, le défiant, l’ami de cour, & tant d’autres, viennent s’offrir en foule à qui aura le talent & le courage de les traiter. La politesse gase les vices ; mais c’est une espece de draperie légere, à-travers laquelle les grands maîtres savent bien dessiner le nud.

Quant à l’utilité de la comédie morale & décente, comme elle l’est aujourd’hui sur notre théatre, la révoquer en doute, c’est prétendre que les hommes soient insensibles au mépris & à la honte ; c’est supposer, ou qu’ils ne peuvent rougir, ou qu’ils ne peuvent se corriger des défauts dont ils rougissent ; c’est rendre les caracteres indépendans de l’amour propre qui en est l’ame, & nous mettre au-dessus de l’opinion publique, dont la foiblesse & l’orgueil sont les esclaves, & dont la vertu même a tant de peine à s’affranchir.

Les hommes, dit-on, ne se reconnoissent pas à leur image : c’est ce qu’on peut nier hardiment. On croit tromper les autres, mais on ne se trompe jamais ; & tel prétend à l’estime publique, qui n’oseroit se montrer s’il croyoit être connu comme il se connoît lui-même.

Personne ne se corrige, dit-on encore : malheur à ceux pour qui ce principe est une vérité de sentiment ; mais si en effet le fond du naturel est incorrigible, du moins le dehors ne l’est pas. Les hommes ne se touchent que par la surface ; & tout seroit dans l’ordre, si on pouvoit réduire ceux qui sont nés vicieux, ridicules, ou méchans, à ne l’être qu’au-dedans d’eux-mêmes : C’est le but que se propose la comédie ; & le théatre est pour le vice & le ridicule, ce que sont pour le crime les tribunaux où il est jugé, & les échafauds où il est puni.

On pourroit encore diviser la comédie relativement aux états, & on verroit naître de cette division, la comédie dont nous venons de parler dans cet article, la pastorale & la féerie : mais la pastorale & la féerie ne méritent guere le nom de comédie que par une sorte d’abus. Voyez les articles Féerie & Pastorale. Cet article est de M. de Marmontel.

COMIQUE

Comique, genre de la comédie

Comique, pris pour le genre de la comédie, est un terme relatif. Ce qui est comique pour tel peuple, pour telle société, pour tel homme, peut ne pas l’être pour tel autre. L’effet du comique résulte de la comparaison qu’on fait, même sans s’en appercevoir, de ses mœurs avec les mœurs qu’on voit tourner en ridicule, & suppose entre le spectateur & le personnage représenté une différence avantageuse pour le premier. Ce n’est pas que le même homme ne puisse rire de sa propre image, lors même qu’il s’y reconnoît : cela vient d’une duplicité de caractere qui s’observe encore plus sensiblement dans le combat des passions, où l’homme est sans cesse en opposition avec lui-même. On se juge, on se condamne, on se plaisante, comme un tiers, & l’amour propre y trouve son compte. Voyez Raison, Sentiment, Identité.

Le comique n’étant qu’une relation, il doit perdre à être transplanté ; mais il perd plus ou moins en raison de sa bonté essentielle. S’il est peint avec force & vérité, il aura toûjours, comme les portraits de Vandeyk & de Latour, le mérite de la peinture, lors même qu’on ne sera plus en état de juger de la ressemblance ; & les connoisseurs y appercevront cette ame & cette vie, qu’on ne rend jamais qu’en imitant la nature. D’ailleurs si le comique porte sur des caracteres généraux & sur quelque vice radical de l’humanité, il ne sera que trop ressemblant dans tous les pays & dans tous les siecles. L’avocat patelin semble peint de nos jours. L’avare de Plaute a ses originaux à Paris. Le misantrope de Moliere eût trouvé les siens à Rome. Tels sont malheureusement chez tous les hommes le contraste & le mêlange de l’amour propre & de la raison, que la théorie des bonnes mœurs & la pratique des mauvaises, sont presque toùjours & par-tout les mêmes. L’avarice, cette avidité insatiable qui fait qu’on se prive de tout pour ne manquer de rien ; l’envie, ce mêlange d’estime & de haine pour les avantages qu’on n’a pas ; l’hypocrisie, ce masque du vice déguisé en vertu ; la flatterie, ce commerce infame entre la bassesse & la vanité : tous ces vices & une infinité d’autres, existeront par-tout où il y aura des hommes, & par-tout ils seront regardés comme des vices. Chaque homme méprisera dans son semblable ceux dont il se croira exempt, & prendra un plaisir malin à les voir humilier ; ce qui assûre à jamais le succès du comique qui attaque les mœurs générales.

Il n’en est pas ainsi du comique local & momentané. Il est borné pour les lieux & pour les tems, au cercle du ridicule qu’il attaque ; mais il n’en est souvent que plus loüable, attendu que c’est lui qui empêche le ridicule de se perpétuer & de se répandre, en détruisant ses propres modeles ; & que s’il ne ressemble plus à personne, c’est que personne n’ose plus lui ressembler. Ménage qui a dit tant de mots, & qui en a dit si peu de bons, avoit pourtant raison de s’écrier à la premiere représentation des précieuses ridicules : courage Moliere, voilà le bon comique. Observons, à-propos de cette piece, qu’il y a quelquefois un grand art à charger les portraits. La méprise des deux provinciales, leur empressement pour deux valets travestis, les coups de bâton qui font le dénouement, exagerent sans doute le mépris attaché aux airs & au ton précieux ; mais Moliere, pour arrêter la contagion, a usé du plus violent remede. C’est ainsi que dans un dénouement qui a essuyé tant de critiques, & qui mérite les plus grands éloges, il a osé envoyer l’hypocrite à la greve. Son exemple doit apprendre à ses imitateurs à ne pas ménager le vice, & à traiter un méchant homme sur le théatre comme il doit l’être dans la société. Par exemple, il n’y a qu’une façon de renvoyer de dessus la scene un scélérat qui fait gloire de séduire une femme pour la deshonorer : ceux qui lui ressemblent trouveront mauvais le dénouement ; tant mieux pour l’auteur & pour l’ouvrage.

Le genre comique François, le seul dont nous traiterons ici, comme étant le plus parfait de tous (voy. Comedie ), se divise en comique noble, comique bourgeois, & bas comique. Comme on n’a fait qu’indiquer cette division dans l’article Comedie , on va la développer dans celui-ci. C’est d’une connoissance profonde de leurs objets, que les Arts tirent leurs regles, & les auteurs leur fécondité.

Le comique noble peint les mœurs des grands, & celles-ci different des mœurs du peuple & de la bourgeoisie moins par le fond, que par la forme. Les vices des grands sont moins grossiers, leurs ridicules moins choquans ; ils sont même, pour la plûpart, si bien colorés par la politesse, qu’ils entrent dans le caractere de l’homme aimable : ce sont des poisons assaisonnés que le spéculateur décompose ; mais peu de personnes sont à portée de les étudier, moins encore en état de les saisir. On s’amuse à recopier le petit maître sur lequel tous les traits du ridicule sont épuisés, & dont la peinture n’est plus qu’une école pour les jeunes gens qui ont quelque disposition à le devenir ; cependant on laisse en paix l’intrigante, le bas orgueilleux, le prôneur de lui-même, & une infinité d’autres dont le monde est rempli : il est vrai qu’il ne faut pas moins de courage que de talent pour toucher à ces caracteres ; & les auteurs du faux-sincere & du glorieux ont eu besoin de l’un & de l’autre : mais aussi ce n’est pas sans effort qu’on peut marcher sur les pas de l’intrépide auteur du tartufe. Boileau racontoit que Moliere, après lui avoir lû le misantrope, lui avoit dit : vous verrez bien autre chose. Qu’auroit-il donc fait si la mort ne l’avoit surpris, cet homme qui voyoit quelque chose au-delà du misantrope ? Ce problême qui confondoit Boileau, devroit être pour les auteurs comiques un objet continuel d’émulation & de recherches ; & ne fût-ce pour eux que la pierre philosophale, ils feroient du moins en la cherchant inutilement, mille autres découvertes utiles.

Indépendamment de l’étude refléchie des mœurs du grand monde, sans laquelle on ne sauroit faire un pas dans la carriere du haut comique, ce genre présente un obstacle qui lui est propre, & dont un auteur est d’abord effrayé. La plûpart des ridicules des grands sont si bien composés, qu’ils sont à peine visibles. Leurs vices sur-tout ont je ne sai quoi d’imposant qui se refuse à la plaisanterie : mais les situations les mettent en jeu. Quoi de plus sérieux en soi que le Misantrope ? Moliere le rend amoureux d’une coquete ; il est comique. Le Tartufe est un chef-d’œuvre plus surprenant encore dans l’art des contrastes : dans cette intrigue si comique, aucun des principaux personnages ne le seroit, pris séparément ; ils le deviennent tous par leur opposition. En général, les caracteres ne se développent que par leurs mêlanges.

Les prétentions déplacées & les faux airs font l’objet principal du comique bourgeois. Les progrès de la politesse & du luxe l’ont rapproché du comique noble, mais ne les ont point confondus. La vanité qui à pris dans la bourgeoisie un ton plus haut qu’autrefois, traite de grossier tout ce qui n’a pas l’air du beau monde. C’est un ridicule de plus, qui ne doit pas empêcher un auteur de peindre les bourgeois avec les mœurs bourgeoises. Qu’il laisse mettre au rang des farces Georges Dandin, le Malade imaginaire, les Fourberies de Scapin, le Bourgeois gentilhomme, & qu’il tâche de les imiter. La farce est l’insipide exagération, ou l’imitation grossiere d’une nature indigne d’être présentée aux yeux des honnêtes gens. Le choix des objets & la vérité de la peinture caractérisent la bonne comédie. Le Malade imaginaire, auquel les Medecins doivent plus qu’ils ne pensent, est un tableau aussi frappant & aussi moral qu’il y en ait au théatre. Georges Dandin, où sont peintes avec tant de sagesse les mœurs les plus licentieuses, est un chef-d’œuvre de naturel & d’intrigue ; & ce n’est pas la faute de Moliere si le sot orgueil plus fort que ses leçons, perpétue encore l’alliance des Dandins avec les Sotenvilles. Si dans ces modeles on trouve quelques traits qui ne peuvent amuser que le peuple, en revanche combien de scenes dignes des connoisseurs les plus délicats ?

Boileau a eu tort, s’il n’a pas reconnu l’auteur du Misantrope dans l’éloquence de Scapin avec le pere de son maître ; dans l’avarice de ce vieillard ; dans la scene des deux peres ; dans l’amour des deux fils, tableaux dignes de Térence ; dans la confession de Scapin qui se croit convaincu ; dans son insolence dès qu’il sent que son maître a besoin de lui, &c. Boileau a eu raison, s’il n’a regardé comme indigne de Moliere que le sac où le vieillard est enveloppé : encore eût-il mieux fait d’en faire la critique à son ami vivant, que d’attendre qu’il fût mort pour lui en faire le reproche.

Pourceaugnac est la seule piece de Moliere qu’on puisse mettre au rang des farces ; & dans cette farce même on trouve des caracteres, tel que celui de Sbrigani, & des situations telles que celle de Pourceaugnac entre les deux medecins, qui décelent le grand maître.

Le comique bas, ainsi nommé parce qu’il imite les mœurs du bas peuple, peut avoir, comme les tableaux Flamands, le mérite du coloris, de la vérité & de la gaïeté. Il a aussi sa finesse & ses graces ; & il ne faut pas le confondre avec le comique grossier : celui-ci consiste dans la maniere ; ce n’est point un genre à part, c’est un défaut de tous les genres. Les amours d’une bourgeoise & l’ivresse d’un marquis, peuvent être du comique grossier, comme tout ce qui blesse le goût & les mœurs. Le comique bas au contraire est susceptible de délicatesse & d’honnêteté ; il donne même une nouvelle force au comique bourgeois & au comique noble, lorsqu’il contraste avec eux. Moliere en fournit mille exemples. Voyez dans le Dépit amoureux, la brouillerie & la réconciliation entre Mathurine & Gros-René, où sont peints dans la simplicité villageoisie les mêmes mouvemens de dépit & les mêmes retours de tendresse, qui vie ment de se passer dans la scene des deux amans. Moliere, à la vérité, mêle quelquefois le comique grossier avec le bas comique. Dans la scene que nous avons citée, voilà ton demi-cent d’épingles de Paris, est du comique bas. Je voudrois bien aussi te rendre ton potage, est du comique grossier. La paille rompue, est un trait de génie. Ces sortes de scenes sont comme des miroirs où la nature, ailleurs peinte avec le coloris de l’art, se répete dans toute sa simplicité. Le secret de ces miroirs seroit-il perdu depuis Moliere ? Il a tiré des contrastes encore plus forts du mêlange des comiques. C’est ainsi que dans le Festin-de-Pierre, il nous peint la crédulité de deux petites villageoises, & leur facilité à se laisser séduire par un scélérat dont la magnificence les éblouit. C’est ainsi que dans le Bourgeois gentilhomme, la grossiereté de Nicole jette un nouveau ridicule sur les prétentions impertinentes & l’éducation forcée de M. Jourdain. C’est ainsi que dans l’Ecole des femmes l’imbécillité d’Alain & de Georgette si bien nuancée avec l’ingénuité d’Agnès, concourt à faire réussir les entreprises de l’amant, & à faire échoüer les précautions du jaloux.

Qu’on nous pardonne de tirer tous nos exemples de Moliere ; si Menandre & Térence revenoient au monde, ils étudieroient ce grand maître, & n’étudieroient que lui. Cet article est de M. de Marmontel.

CRITIQUE

Critique (Belles-Lettres)

Critique, s. f. (Belles-lettres). On peut la considérer sous deux points de vûe généraux : l’une est ce genre d’étude à laquelle nous devons la restitution de la Littérature ancienne. Pour juger de l’importance de ce travail, il suffit de se peindre le cahos où les premiers commentateurs ont trouvé les ouvrages les plus précieux de l’antiquité. De la part des copistes, des caracteres, des mots, des passages altérés, défigurés, obmis ou transposés dans les divers manuscrits : de la part des auteurs, l’allusion, l’ellipse, l’allégorie, en un mot, toutes ces finesses de langue & de style qui supposent un lecteur à demi instruit ; quelle confusion à démêler dans un tems où la révolution des siecles & le changement des moeurs sembloient avoir coupé toute communication aux idées !

Les restituteurs de la Littérature ancienne n’avoient qu’une voie, encore très-incertaine ; c’étoit de rendre les auteurs intelligibles l’un par l’autre, & à l’aide des monumens. Mais pour nous transmettre cet or antique, il a fallu périr dans les mines. Avoüons-le, nous traitons cette espece de critique avec trop de mépris, & ceux qui l’ont exercée si laborieusement pour eux & si utilement pour nous, avec trop d’ingratitude. Enrichis de leurs veilles, nous faisons gloire de posséder ce que nous voulons qu’ils ayent acquis sans gloire. Il est vrai que le mérite d’une profession étant en raison de son utilité & de sa difficulté combinées, celle d’érudit a dû perdre de sa considération à mesure qu’elle est devenue plus facile & moins importante ; mais il y auroit de l’injustice à juger de ce qu’elle a été par ce qu’elle est. Les premiers laboureurs ont été mis au rang des dieux avec bien plus de raison que ceux d’aujourd’hui ne sont mis au-dessous des autres hommes. Voy. Manuscrit, Erudition, Texte

Cette partie de la critique comprendroit encore la vérification des calculs chronologiques, si ces calculs pouvoient se vérifier ; mais le peu de fruit qu’ont retiré de ce travail les sçavans illustres qui s’y sont exercés, prouve qu’il seroit desormais aussi inutile que pénible de revenir sur leurs recherches. Il faut savoir ignorer ce qu’on ne peut connoître ; or il est vraissemblable que ce qui n’est pas connu dans l’histoire des tems, ne le sera jamais, & l’esprit humain y perdra peu de chose. Voyez Chronologie .

Le second point de vûe de la critique, est de la considérer comme un examen éclairé & un jugement équitable des productions humaines. Toutes les productions humaines peuvent être comprises sous trois chefs principaux ; les Sciences, les Arts libéraux, & les Arts méchaniques : sujet immense que nous n’avons pas la témérité de vouloir approfondir, sur-tout dans les bornes d’un article. Nous nous contenterons d’établir quelques principes généraux que tout homme capable de sentiment & de réflexion est en état de concevoir ; & s’il en est qui manquent de justesse ou de clarté, à quelque sévere examen que nous ayons pû le soûmettre, le lecteur trouvera dans les articles relatifs auxquels nous aurons soin de le renvoyer, de quoi rectifier ou développer nos idées.

Critique dans les Sciences. Les sciences se réduisent à trois points : à la démonstration des vérités anciennes, à l’ordre de leur exposition, à la découverte des nouvelles vérités.

Les vérités anciennes sont ou de fait ou de spéculation. Les faits sont ou moraux ou physiques. Les faits moraux composent l’histoire des hommes, dans laquelle souvent il se mêle du physique, mais toûjours relativement au moral.

Comme l’histoire sainte est révelée, il seroit impie de la soûmettre à l’examen de la raison ; mais il est une maniere de la discuter pour le triomphe même de la foi. Comparer les textes, & les concilier entr’eux ; rapprocher les évenemens des prophéties qui les annoncent ; faire prévaloir l’évidence morale à l’impossibilité physique ; vaincre la répugnance de la raison par l’ascendant des témoignages ; prendre la tradition dans sa source, pour la présenter dans toute sa force ; exclure enfin du nombre des preuves de la vérité tout argument vague, foible ou non concluant, espece d’armes communes à toutes les religions, que le faux zele employe & dont l’impiété se joüe : tel seroit l’emploi du critique dans cette partie. Plusieurs l’ont entrepris avec autant de succès que de zele, parmi lesquels Pascal doit occuper la premiere place, pour la céder à celui qui exécutera ce qu’il n’a fait que méditer.

Dans l’histoire profane, donner plus ou moins d’autorité aux faits, suivant leur degré de possibilité, de vraissemblance, de célébrité, & suivant le poids des témoignages qui les confirment : examiner le caractere & la situation des historiens ; s’ils ont été libres de dire la vérité, à portée de la connoître, en état de l’approfondir, sans intérêt de la déguiser : pénétrer après eux dans la source des évenemens, apprécier leurs conjectures, les comparer entr’eux & les juger l’un par l’autre : quelles fonctions pour un critique ; & s’il veut s’en acquitter, combien de connoissances à acquérir ! Les moeurs, le naturel des peuples, leurs intérêts respectifs, leurs richesses & leurs forces domestiques, leurs ressources étrangeres, leur éducation, leurs lois, leurs préjugés & leurs principes ; leur politique au-dedans, leur discipline au-dehors ; leur maniere de s’exercer, de se nourrir, de s’armer & de combattre ; les talens, les passions, les vices, les vertus de ceux qui ont présidé aux affaires publiques ; les sources des projets, des troubles, des révolutions, des succès & des revers ; la connoissance des hommes, des lieux & des tems ; enfin tout ce qui en morale & en physique peut concourir à former, à entretenir, à changer, à détruire & à rétablir l’ordre des choses humaines, doit entrer dans le plan d’après lequel un sçavant discute l’histoire. Combien un seul trait dans cette partie ne demande-t-il pas souvent, pour être éclaici, de réflexions & de lumieres ? Qui osera décider si Annibal eut tort de s’arrêter à Capoue, & si Pompée combattoit à Pharsale pour l’empire ou pour la liberté ? Voyez Histoire, Politique, Tactique , &c.

Les faits purement physiques composent l’histoire naturelle, & la vérité s’en démontre de deux manieres : ou en répetant les observations & les expériences ; ou en pesant les témoignages, si l’on n’est pas à portée de les vérifier. C’est faute d’expérience qu’on a regardé comme des fables une infinité de faits que Pline rapporte, & qui se confirment de jour en jour par les observations de nos Naturalistes.

Les anciens avoient soupçonné la pésanteur de l’air, Toricelli & Pascal l’ont démontrée. Newton avoit annoncé l’applatissement de la terre, des philosophes ont passé d’un hémisphere à l’autre pour la mesurer. Le miroir d’Archimede confondoit notre raison, & un physicien, au lieu de nier ce phénomene, a tenté de le reproduire, & le prouve en le répetant. Voilà comme on doit critiquer les faits. Mais suivant cette méthode les sciences auront peu de critiques. Voyez Expérience . Il est plus court & plus facile de nier ce qu’on ne comprend pas ; mais est-ce à nous de marquer les bornes des possibles, à nous qui voyons chaque jour imiter la foudre, & qui touchons peut-être au secret de la diriger ? Voy. Electricité.

Ces exemples doivent rendre un critique bien circonspect dans ses décisions. La crédulité est le partage des ignorans ; l’incrédulité décidée, celui des demi-sçavans ; le doute méthodique, celui des sages. Dans les connoissances humaines, un philosophe démontre ce qu’il peut ; croit ce qui lui est démontré ; rejette ce qui y répugne, & suspend son jugement sur tout le reste.

Il est des vérités que la distance des lieux & des tems rend inaccessibles à l’expérience, & qui n’étant pour nous que dans l’ordre des possibles, ne peuvent être observées que des yeux de l’esprit. Ou ces vérités sont les principes des faits qui les prouvent, & le critique doit y remonter par l’enchaînement de ces faits ; ou elles en sont des conséquences, & par les mêmes degrés il doit descendre jusqu’à elles. Voyez Analyse, Synthese.

Souvent la vérité n’a qu’une voie par où l’inventeur y est arrivé, & dont il ne reste aucun vestige : alors il y a peut-être plus de mérite à retrouver la route, qu’il n’y en a eu à la découvrir. L’inventeur n’est quelquefois qu’un aventurier que la tempête a jetté dans le port ; le critique est un pilote habile que son art seul y conduit : si toutefois il est permis d’appeller art une suite de tentatives incertaines & de rencontres fortuites où l’on ne marche qu’à pas tremblans. Pour réduire en regles l’investigation des vérités physiques, le critique devroit tenir le milieu & les extrémités de la chaîne ; un chaînon qui lui échappe, est un échelon qui lui manque pour s’élever à la démonstration. Cette méthode sera longtems impraticable. Le voile de la nature est pour nous comme le voile de la nuit, où dans une immense obscurité brillent quelques points de lumiere ; & il n’est que trop prouvé que ces points lumineux ne sauroient se multiplier assez pour éclairer leurs intervalles. Que doit donc faire le critique ? observer les faits connus ; en déterminer, s’il se peut, les rapports & les distances ; rectifier les faux calculs & les observations défectueuses ; en un mot, convaincre l’esprit humain de sa foiblesse, pour lui faire employer utilement le peu de force qu’il épuise en-vain ; & oser dire à celui qui veut plier l’expérience à ses idées : Ton métier est d’interroger la nature, non de la faire parler. (Voyez les pensées sur l’interp. de la nat. ouvrage que nous réclamons ici, comme appartenant au dictionnaire des connoissances humaines, pour suppléer à ce qui manque aux nôtres de profondeur & d’étendue).

Le desir de connoître est souvent stérile par trop d’activité. La vérité veut qu’on la cherche, mais qu’on l’attende ; qu’on aille au-devant d’elle, mais jamais au-delà. C’est au critique, en guide sage, d’obliger le voyageur à s’arrêter où finit le jour, de peur qu’il ne s’égare dans les ténebres. L’éclipse de la nature est continuelle, mais elle n’est pas totale ; & de siecle en siecle elle nous laisse appercevoir quelques nouveaux points de son disque immense, pour nourrir en nous, avec l’espoir de la connoître, la constance de l’étudier.

Lucrece, S. Augustin, Boniface, & le pape Zacharie, étoient debout sur notre hémisphere, & ne concevoient pas que leurs semblables pussent être dans la même situation sur un hémisphere opposé : ut per aquas quoe nunc rerum simulacra videmus, dit Lucrece, (De rer. nat. lib. I.) pour exprimer qu’ils auroient la tête en bas. On a reconnu la tendance des graves vers un centre commun, & l’opinion des Antipodes n’a plus révolté personne. Les anciens voyoient tomber une pierre, & les flots de la mer s’élever ; ils étoient bien loin d’attribuer ces deux effets à la même cause. Le mystere de la gravitation nous a été révélé : ce chaînon a lié les deux autres ; & la pierre qui tombe & les flots qui s’élevent, nous ont paru soûmis aux mêmes lois. Le point essentiel dans l’étude de la nature, est donc de découvrir les milieux des vérités connues, & de les placer dans l’ordre de leur enchaînement : tels faits paroissent isolés, dont le noeud seroit sensible s’ils étoient mis à leur place. On trouvoit des carrieres de marbre dans le sein des plus hautes montagnes ; on en voyoit former sur les bords de l’Océan par le ciment du sel marin ; on connoissoit le parallélisme des couches de la terre : mais répandus dans la Physique, ces faits n’y jettoient aucune lumiere ; ils ont été rapprochés, & l’on reconnoît les monumens de l’immersion totale ou successive de ce globe. C’est à cet ordre lumineux que le critique devroit sur-tout contribuer.

Il est pour les découvertes un tems de maturité avant lequel les recherches semblent infructueuses. Une vérité attend pour éclore la réunion de ses élémens. Ces germes ne se rencontrent & ne s’arrangent que par une longue suite de combinaisons : ainsi ce qu’un siecle n’a fait que couver, s’il est permis de le dire, est produit par le siecle qui lui succede ; ainsi le problème des trois corps proposé par Newton, n’a été résolu que de nos jours, & l’a été par trois hommes en même tems. C’est cette espece de fermentation de l’esprit humain, cette digestion de nos connoissances, que le critique doit observer avec soin : suivre pas à pas la science dans ses progrès, marquer les obstacles qui l’ont retardée, comment ces obstacles ont été levés, & par quel enchaînement de difficultés & de solutions elle a passé du doute à la probabilité, de la probabilité à l’évidence. Par-là il imposeroit silence à ceux qui ne font que grossir le volume de la science sans en augmenter le thrésor. Il marqueroit le pas qu’elle auroit fait dans un ouvrage ; ou renverroit l’ouvrage au néant, si l’auteur la laissoit où il l’auroit prise. Tels sont dans cette partie l’objet & le fruit de la critique. Combien cette réforme nous restitueroit d’espace dans nos bibliotheques ! Que deviendroit cette foule épouvantable de faiseurs d’élémens en tout genre, ces prolixes démonstrateurs de vérités dont personne ne doute ; ces physiciens romanciers qui prenant leur imagination pour le livre de la nature, érigent leurs visions en découvertes, & leurs songes en systèmes suivis ; ces amplificateurs ingénieux qui délayent un fait en 20 pages de superfluités puériles, & qui tourmentent à force d’esprit une vérité claire & simple, jusqu’à ce qu’ils l’ayent rendue obscure & compliquée ? Tous ces auteurs qui causent sur la science au lieu d’en raisonner, seroient retranchés du nombre des livres utiles : on auroit beaucoup moins à lire, & beaucoup plus à recueillir.

Cette réduction seroit encore plus considérable dans les sciences abstraites, que dans la science des faits. Les premieres sont comme l’air qui occupe un espace immense lorsqu’il est libre de s’étendre, & qui n’acquiert de la consistance qu’à mesure qu’il est pressé.

L’emploi du critique dans cette partie seroit donc de ramener les idées aux choses, la Métaphysique & la Géométrie à la Morale & à la Physique ; de les empêcher de se répandre dans le vuide des abstractions, & s’il est permis de le dire, de retrancher de leur surface pour ajoûter à leur solidité. Un métaphysicien ou un géometre qui applique la force de son génie à de vaines spéculations, ressemble à ce luteur que nous peint Virgile :

Alternaque jactat
Brachia protendens, & verberat ictibus auras.
Æn. lib. V.

M. de Fontenelle qui a porté si loin l’esprit d’ordre, de précision, & de clarté, eût éte un critique supérieur, soit dans les sciences abstraites, soit dans celle de la nature ; & Bayle (que nous considérons ici seulement comme littérateur) n’avoit besoin pour exceller dans sa partie, que de plus d’indépendance, de tranquillité, & de loisir. Avec ces trois conditions essentielles à un critique, il eût dit ce qu’il pensoit, & l’eût dit en moins de volumes.

Critique dans les Arts libéraux ou les beaux Arts. Tout homme qui produit un ouvrage dans un genre auquel nous ne sommes point préparés, excite aisément notre admiration. Nous ne devenons admirateurs difficiles que lorsque les ouvrages dans le même genre venant à se multiplier, nous pouvons établir des points de comparaison, & en tirer des regles plus ou moins séveres, suivant les nouvelles productions qui nous sont offertes. Celles de ces productions où l’on a constamment reconnu un mérite supérieur, servent de modeles. Il s’en faut beaucoup que ces modeles soient parfaits ; ils ont seulement chacun en particulier une ou plusieurs qualités excellentes qui les distinguent. L’esprit faisant alors ce qu’on nous dit d’Apelle, se forme d’une multitude de beautés éparses un tout idéal qui les rassemble. C’est à ce modele intellectuel au dessus de toutes les productions existantes, qu’il rapportera les ouvrages dont il se constituera le juge. Le critique supérieur doit donc avoir dans son imagination autant de modeles différens qu’il y a de genres. Le critique subalterne est celui qui n’ayant pas dequoi se former ces modeles transcendans, rapporte tout dans ses jugemens aux productions existantes. Le critique ignorant est celui qui ne connoît point, ou qui connoît mal ces objets de comparaison. C’est le plus ou le moins de justesse, de force, d’étendue dans l’esprit, de sensibilité dans l’ame, de chaleur dans l’imagination, qui marque les degrés de perfection entre les modeles & les rangs parmi les critiques. Tous les Arts n’exigent pas ces qualités réunies dans une égale proportion ; dans les uns l’organe décide, l’imagination dans les autres, le sentiment dans la plûpart ; & l’esprit qui influe sur tous, ne préside sur aucun.

Dans l’Architecture & l’Harmonie, le type intellectuel que le critique est obligé de se former, exige une étude d’autant plus profonde des possibles, & pour en déterminer le choix, une connoissance d’autant plus précise du rapport des objets avec nos organes, que les beautés physiques de ces deux arts n’ont pour arbitre que le goût, c’est-à-dire ce tact de l’ame, cette faculté innée ou acquise de saisir & de préférer le beau, espece d’instinct qui juge les regles & qui n’en a point. Il n’en a point en harmonie : la résonnance du corps sonore indique les proportions ; mais c’est à l’oreille à nous guider dans le mêlange des accords. Il n’en a point en Architecture : tant qu’elle s’est bornée à nos besoins, elle a pû se modeler sur les productions naturelles ; mais dès qu’on a voulu joindre la décoration à la solidité, l’imagination a créé les formes, & l’oeil en a fixé le choix. La premiere cabane, qui ne fut-elle même qu’un essai de l’industrie éclairée par le besoin, avoit si l’on veut pour appuis quelques pieux enfoncés dans la terre, ces pieux soûtenoient des traverses, & celles-ci portoient des chevrons chargés d’un toît. Mais de bonne-foi peut-on tirer de ce modele brute les proportions des colonnes, de l’entablement & du fronton ?

Le sentiment du beau physique, soit en Architecture, soit en Harmonie, dépend donc essentiellement du rapport des objets avec nos organes ; & le point essentiel pour le critique, est de s’assûrer du témoignage de ses sens. Le critique ignorant n’en doute jamais. Le critique subalterne consulte ceux qui l’environnent, & croit bien voir & bien entendre lorsqu’il voit & entend comme eux. Le critique supérieur consulte le goût des différens peuples ; il les trouve divisés sur des ornemens de caprice ; il les voit réunis sur des beautés essentielles qui ne vieillissent jamais, & dont les débris ont le charme de la nouveauté ; il se replie sur lui-même, & par l’impression plus ou moins vive qu’ont faite sur lui ces beautés, il s’assûre ou se défie du rapport de ses organes. Dès-lors il peut former son modele intellectuel de ce qui l’affecte le plus dans les modeles existans, suppléer au défaut de l’un par les beautés de l’autre, & se disposer ainsi à juger non-seulement des faits par les faits, mais encore par les possibles. Dans l’Architecture, il dépouillera le gothique de ses ornemens puériles, mais il adoptera la coupe hardie, majestueuse, & legere de ses voûtes, qu’il revêtira des beautés simples & mâles du grec : dans celui-ci, il joindra la frise ionique à la colonne dorique, la base dorique au chapiteau corinthien, à ce chapiteau si élégant, si noble, & si contraire à la vraissemblance. Il aura recours au compas & au calcul pour proportionner les hauteurs aux bases, & les supports aux fardeaux ; mais dans le détail des ornemens, il jugera d’un coup-d’oeil les rapports de l’ensemble, sans exiger qu’on fasse du triglif un quarré long, du metope un quarré parfait, &c. bisarrerie d’usage, tyrannie de l’habitude, que la stérilité & la paresse ont érigée en inviolable loi.

Il usera de la même liberté dans la composition de son modele en Harmonie ; il tirera du phénomene donné par la nature, l’origine des accords ; il les suivra dans leur génération, il observera leurs progrès, il développera leur mêlange, il appliquera la théorie à la pratique ; & soûmettant l’une & l’autre au jugement de l’oreille, il sacrifiera les détails à l’ensemble, & les regles au sentiment. L’Harmonie ainsi réduite à la beauté physique des accords, & bornée à la simple émotion de l’organe, n’exige donc, comme l’Architecture, qu’un sens exercé par l’étude, éprouvé par l’usage, docile à l’expérience, & rebelle à l’opinion.

Mais dès que la mélodie vient donner de l’ame & du caractere à l’Harmonie, au jugement de l’oreille se joint celui de l’imagination, du sentiment, de l’esprit lui-même. La Musique devient un langage expressif, une imitation vive & touchante : dès-lors c’est avec la Poésie que ses principes lui sont communs, & l’art de les juger est le même. Des sons articulés dans l’une, dans l’autre des sons modulés, dans toutes les deux le nombre & le mouvement, concourent à peindre la nature. Et si l’on demande quelle est la Musique & la Poésie par excellence, c’est la poésie ou la musique qui peint le plus & qui exprime le mieux. Voyez Accord, Accompagnement, Harmonie, Musique, Mélodie, Mesure, Modulation, Mouvement , &c.

Dans la Sculpture & la Peinture, c’est peu d’étudier la nature en elle-même, modele toûjours imparfait ; c’est peu d’étudier les productions de l’art, modeles toûjours plus froids que la nature. Il faut prendre de l’un ce qui manque à l’autre, & se former un ensemble des différentes parties où ils se surpassent mutuellement. Or, sans parler des sources où l’artiste & le connoisseur doivent puiser l’idée du beau, relative au choix des sujets, au caractere des passions, à la composition & à l’ordonnance ; combien la seule étude du physique dans ces deux arts ne suppose-t-elle pas d’épreuves & d’observations ? que d’études pour la partie du dessein ! Qu’on demande à nos prétendus connoisseurs où ils ont observé, par exemple, le méchanisme du corps humain, la combinaison & le jeu des nerfs, le gonflement, la tension, la contraction des muscles, la direction des forces, les points d’appui, &c. Ils seront aussi embarrassés dans leur réponse, qu’ils le sont peu dans leurs décisions. Qu’on leur demande où ils ont observé tous les reflets, toutes les gradations, tous les contrastes des couleurs, tous les tons, tous les coups de lumiere possibles, étude sans laquelle on est hors d’état de parler du coloris. Un peintre aussi connu par les sacrifices qu’il a faits à la perfection de son art ; que par la force & la vérité qui caractérisent ses ouvrages, M. de la Tour vouloit exprimer dans un de ses tableaux l’application d’un homme absorbé dans l’étude. Il a imaginé de le peindre éclairé par deux bougies, dont l’une fond & s’éteint sans qu’il s’en apperçoive. Combien, de l’aveu même de l’artiste, pour saisir cet accident il a fallu voir couler de bougies ? Or si un homme accoûtumé à épier & à surprendre la nature a tant de peine à l’imiter, quel est le connoisseur qui peut se flatter de l’avoir assez bien vûe pour en critiquer l’imitation ? C’est une chose étrange que la hardiesse avec laquelle on se donne pour juge de la belle nature dans quelque situation que le peintre ou le sculpteur ait pû l’imaginer & la saisir. Celui-ci après avoir employé la moitié de sa vie à l’étude de son art, n’ose se fier aux modeles que sa mémoire a recueillis, & que son imagination lui retrace ; il a cent fois recours à la nature pour se corriger d’après elle : il vient un critique plein de confiance, qui le juge d’un coup-d’oeil : ce critique a-t-il étudié l’art ou la nature ? aussi peu l’un que l’autre : mais il a des statues & des tableaux, & avec eux il prétend avoir acquis le talent de s’y connoître. On voit de ces connoisseurs se pâmer devant un ancien tableau dont ils admirent le clair-obscur : le hasard fait qu’on leve la bordure ; le vrai coloris mieux conservé se découvre dans un coin ; & ce ton de couleur si admiré se trouve une couche de fumée.

Nous savons qu’il est des amateurs versés dans l’étude des grands maîtres, qui en ont saisi la maniere, qui en connoissent la touche, qui en distinguent le coloris : c’est beaucoup pour qui ne veut que joüir, mais c’est bien peu pour qui ose juger : on ne juge point un tableau d’après des tableaux. Quelque plein qu’on soit de Raphael, on sera neuf devant le Guide. Bien plus, les Forces du Guide, malgré l’analogie du genre, ne seront point une regle sûre pour critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant. La nature varie sans cesse : chaque position, chaque action différente la modifie diversement : c’est donc la nature qu’il faut avoir étudiée sous telle & telle face pour en juger l’imitation. Mais la nature elle-même est imparfaite ; il faut donc aussi avoir étudié les chefs-d’oeuvres de l’art, pour être en état de critiquer en même tems & l’imitation & le modele.

Cependant les difficultés que présente la critique dans les Arts dont nous venons de parler, n’approchent pas de celles que réunit la critique littéraire.

Dans l’histoire, aux lumieres profondes que nous avons exigées du critique pour la partie de l’érudition, se joint pour la partie purement littéraire, l’étude moins étendue, mais non moins refléchie, de la majestueuse simplicité du style, de la netteté, de la décence, de la rapidité de la narration ; de l’apropos & du choix des réflexions & des portraits, ornemens puériles dès qu’on les affecte & qu’on les prodigue ; enfin de cette éloquence mâle, précise, & naturelle, qui ne peint les grands hommes & les grandes choses que de leurs propres couleurs, qualités qui mettent si fort Tacite & Saluste au-dessus de Tite Live & de Quinte-Curce. Ce n’est que de cet assemblage de connoissances & de goût que se forme un critique supérieur dans le genre historique : que seroit-ce si le même homme prétendoit embrasser en même tems la partie de l’Eloquence & celle de la Morale ?

Ces deux genres, soit que renfermés en eux-mêmes, ils se nourrissent de leur propre substance, soit qu’ils se pénetrent l’un l’autre & s’animent mutuellement, soit que répandus dans les autres genres de littérature comme un feu élémentaire, ils y portent la vie & la fécondité ; ces deux genres dans tous les cas, ont pour objet de rendre la vérité sensible & la vertu aimable.

C’est un talent donné à peu de personnes, & que peu de personnes sont en état de critiquer. L’esprit n’en est qu’un demi-juge. Il connoît l’art de convaincre, non celui de persuader ; l’art de séduire, non celui d’émouvoir. L’esprit peut critiquer un rhéteur subtil ; mais le coeur seul peut juger un philosophe éloquent. Le critique en éloquence & en morale doit donc avoir en lui ce principe de sensibilité & de droiture, qui fait concevoir & produire avec force les vérités dont on se pénetre : ce principe de noblesse & d’élévation qui excite en nous l’enthousiasme de la vertu, & qui seul embrasse tous les possibles dans l’art d’intéresser pour elle. Si la vertu pouvoit se rendre visible aux hommes, a dit un philosophe, elle paroîtroit si touchante & si belle, que personne ne pourroit lui résister : c’est ainsi que doit la concevoir & celui qui la peint & celui qui en critique la peinture.

La fausse éloquence est également facile à professer & à pratiquer : des figures entassées, de grands mots qui ne disent rien de grand, des mouvemens empruntés, qui ne partent jamais du coeur & qui n’y arrivent jamais, ne supposent ni dans l’auteur ni dans le connoisseur aucune élevation dans l’esprit, aucune sensibilité dans l’ame : mais la vraie éloquence étant l’émanation d’une ame à la fois simple, forte, grande, & sensible, il faut réunir toutes ces qualités pour y exceller, & pour savoir comment on y excelle. Il s’ensuit qu’un grand critique en éloquence, doit être éloquent lui-même. Osons le dire à l’avantage des ames sensibles, celui qui se pénetre vivement du beau, du touchant, du sublime, n’est pas loin de l’exprimer ; & l’ame qui en reçoit le sentiment avec une certaine chaleur, peut à son tour le produire. Cette disposition à la vraie éloquence ne comprend ni les avantages de l’élocution, ni cette harmonie entre le geste, le ton, & le visage qui compose l’éloquence extérieure (Voyez Déclamation ). Il s’agit ici d’une éloquence interne, qui se fait jour à-travers le langage le plus inculte & la plus grossiere expression ; il s’agit de l’éloquence du paysan du Danube, dont la rustique sublimité fait si peu d’honneur à l’art, & en fait tant à la nature ; de cette éloquence sans laquelle l’orateur n’est qu’un déclamateur, & le critique qu’un froid Aristarque.

Par la même raison un critique en Morale doit avoir en lui, sinon les vertus pratiques, du moins le germe de ces vertus. Il n’arrive que trop souvent que les moeurs d’un homme éclairé sont en contradiction avec ses principes, quelquefois avec ses sentimens. Il n’est donc pas essentiel au critique en Morale d’être vertueux, il suffit qu’il soit né pour l’être ; mais alors, quel métier que celui du critique ? avoir à se condamner sans cesse en approuvant les gens de bien ! Cependant il ne seroit pas à souhaiter que le critique en Morale fût exempt de passions & de foiblesses : il faut juger les hommes en homme vertueux, mais en homme ; se connoître, connoître ses semblables, & savoir ce qu’ils peuvent avant d’examiner ce qu’ils doivent ; se mettre à la place d’un pere, d’un fils, d’un ami, d’un citoyen, d’un sujet, d’un roi lui-même, & dans la balance de leurs devoirs peser les vices & les vertus de leur état ; concilier la nature avec la société, mesurer leurs droits & en marquer les limites, rapprocher l’intérêt personnel du bien général, être enfin le juge non le tyran de l’humanité : tel seroit l’emploi d’un critique supérieur dans cette partie ; emploi difficile & important, sur-tout dans l’examen de l’Histoire.

C’est-là qu’il seroit à souhaiter qu’un philosophe aussi ferme qu’éclairé, osât appeller au tribunal de la vérité, des jugemens que la flaterie & l’intérêt ont prononcé dans tous les siecles. Rien n’est plus commun dans les annales du monde, que les vices & les vertus contraires mis au même rang. La modération d’un roi juste, & l’ambition effrénée d’un usurpateur ; la sévérité de Manlius envers son fils, & l’indulgence de Fabius pour le sien ; la soûmission de Socrate aux lois de l’aréopage, & la hauteur de Scipion devant le tribunal des comices, ont eu leurs apologistes & leurs censeurs. Par-là l’Histoire, dans sa partie morale, est une espece de labyrinthe où l’opinion du lecteur ne cesse de s’égarer ; c’est un guide qui lui manque : or ce guide seroit un critique capable de distinguer la vérité de l’opinion, le droit de l’autorité, le devoir de l’intérêt, la vertu de la gloire elle-même ; en un mot de réduire l’homme, quel qu’il fût, à la condition de citoyen ; condition qui est la base des lois, la regle des moeurs, & dont aucun homme en société n’eut jamais droit de s’affranchir. Voyez Citoyen .

Le critique doit aller plus loin contre le préjugé ; il doit considérer non-seulement chaque homme en particulier, mais encore chaque république comme citoyenne de la terre, & attachée aux autres parties de ce grand corps politique, par les mêmes devoirs qui lui attachent à elle-même les membres dont elle est formée : il ne doit voir la société en général, que comme un arbre immense dont chaque homme est un rameau, chaque république une branche, & dont l’humanité est le tronc. De-là le droit particulier & le droit public, que l’ambition seule a distingués, & qui ne sont l’un & l’autre que le droit naturel plus ou moins étendu, mais soumis aux mêmes principes. Ainsi le critique jugeroit non-seulement chaque homme en particulier suivant les moeurs de son siecle & les lois de son pays, mais encore les lois & les moeurs de tous les pays & de tous les siecles, suivant les principes invariables de l’équité naturelle.

Quelle que soit la difficulté de ce genre de critique, elle seroit bien compensée par son utilité : quand il seroit vrai, comme Bayle l’a prétendu, que l’opinion n’influât point sur les moeurs privées, il est du moins incontestable qu’elle décide des actions publiques. Pat exemple, il n’est point de préjugé plus généralement ni plus profondément enraciné dans l’opinion des hommes, que la gloire attachée au titre de conquérant ; toutefois nous ne craignons point d’avancer que si dans tous les tems les Philosophes, les Historiens, les Orateurs, les Poëtes, en un mot les dépositaires de la réputation & les dispensateurs de la gloire, s’étoient réunis pour attacher aux horreurs d’une guerre injuste le même opprobre qu’au larcin & qu’à l’assassinat, on eût peu vû de brigands illustres. Malheureusement les Philosophes ne connoissent pas assez leur ascendant sur les esprits : divisés, ils ne peuvent rien ; réunis, ils peuvent tout à la longue : ils ont pour eux la vérité, la justice, la raison, & ce qui est plus fort encore, l’intérêt de l’humanité dont ils défendent la cause.

Montagne moins irrésolu, eût été un excellent critique dans la partie morale de l’Histoire : mais peu ferme dans ses principes, il chancelle dans les conséquences ; son imagination trop féconde, étoit pour sa raison ce qu’est pour les yeux un crystal à plusieurs faces, qui rend douteux l’objet véritable à force de le multiplier.

L’auteur de l’esprit des lois est le critique dont l’Histoire auroit besoin dans cette partie : nous le citons quoique vivant ; car il est trop pénible & trop injuste d’attendre la mort des grands hommes pour parler d’eux en liberté.

Quoique le modele intellectuel d’après lequel un critique supérieur juge la Morale & l’Eloquence, entre essentiellement dans le modele auquel doit se rapporter la Poésie, il s’en faut bien qu’il suffise à la perfection de celui-ci : combien le modele de la Poésie en général n’embrasse-t-il pas de genres différens & de modeles particuliers ? Bornons-nous au poëme dramatique & à l’épopée.

Dans la comédie, quel usage du monde, quelle connoissance de tous les états ! combien de vices, de passions, de travers, de ridicules à observer, à analyser, à combiner, dans tous les rapports, dans toutes les situations, sous toutes les faces possibles ! combien de caracteres ! combien de nuances dans le même caractere ! combien de traits à recueillir, de contrastes à rapprocher ! quelle étude pour former le seul tableau du Misantrope ou du Tartuffe ! quelle étude pour être en état de le juger ! Ici les regles de l’art sont la partie la moins importante : c’est à la vérité de l’expression, à la force des touches, au choix des situations & des oppositions, que le critique doit s’attacher ; il doit donc juger la comédie d’après les originaux ; & ses originaux ne sont pas dans l’art, mais dans la nature. L’avare de Moliere n’est point l’avare de Plaute ; ce n’est pas même tel avare en particulier, mais un assemblage de traits répandus dans cette espece de caractere ; & le critique a dû les recueillir pour juger l’ensemble, comme l’auteur pour le composer. Voyez Comédie .

Dans la tragédie, à l’observation de la nature se joignent dans un plus haut degré que dans la comédie, l’imagination & le sentiment ; & ce dernier y domine. Ce ne sont plus des caracteres communs ni des évenemens familiers que l’auteur s’est proposé de rendre ; c’est la nature dans ses plus grandes proportions, & telle qu’elle a été quelquefois lorsqu’elle a fait des efforts pour produire des hommes & des choses extraordinaires. Voyez Tragédie . Ce n’est point la nature reposée, mais la nature en contraction, & dans cet état de souffrance où la mettent les passions violentes, les grands dangers, & l’excès du malheur. Où en est le modele ? Est-ce dans le cours tranquille de la société ? Un ruisseau ne donne point l’idée d’un torrent, ni le calme l’idée de la tempête. Est-ce dans les tragédies existantes ? Il n’en est aucune dont les beautés forment un modele générique : on ne peut juger Cinna d’après OEdipe, ni Athalie d’après Cinna. Est-ce dans l’Histoire ? Outre qu’elle nous présenteroit en vain ce modele, si nous n’avions en nous dequoi le reconnoître & le saisir ; tout évenement, toute situation, tout personnage héroïque ne peut avoir qu’un caractere de beauté qui lui est propre, & qui ne sauroit s’appliquer à ce qui n’est pas lui ; à moins cependant que rempli d’un grand nombre de modeles particuliers, l’imagination & le sentiment n’en généralisent en nous l’idée. C’est de cette étude consommée que s’exprime, pour ainsi dire, le chyle dont l’ame du critique se nourrit, & qui changé en sa propre substance, forme en lui ce modele intellectuel, digne production du génie. C’est sur-tout dans cette partie que se ressemblent l’orateur, le poëte, le musicien, & par conséquent les critiques superieurs en Eloquence, en Poésie, & en Musique : car on ne sauroit trop insister sur ce principe, que le sentiment seul peut juger le sentiment ; & que soumettre le pathétique au jugement de l’esprit, c’est vouloir rendre l’oreille arbitre des couleurs, & l’oeil juge de l’harmonie.

Le même modele intellectuel auquel un critique supérieur rapporte la tragédie, doit s’appliquer à la partie dramatique de l’épopée : dès que le poëte épique fait parler ses personnages, l’épopée ne différant plus de la tragédie que par le tissu de l’action, les moeurs, les sentimens, les caracteres, sont les mêmes que dans la tragédie, & le modele en est commun. Mais lorsque le poëte paroît & prend la place de ses personnages, l’action devient purement épique : c’est un homme inspiré aux yeux duquel tout s’anime ; les êtres insensibles prennent une ame ; les abstraits, une forme & des couleurs ; le soufle du génie donne à la nature une vie & une face nouvelle ; tantôt il l’embellit par ses peintures, tantôt il la trouble par ses prestiges & en renverse toutes les lois ; il franchit les limites du monde ; il s’éleve dans les espaces immenses du merveilleux ; il crée de nouvelles spheres : les cieux ne peuvent le contenir ; & il faut avoüer que le génie de la Poésie considéré sous ce point’de vûe, est le moins absurde des dieux qu’ait adoré l’antiquité payenne. Qui osera le suivre dans son enthousiasme, si ce n’est celui qui l’éprouve ? Est-ce à la froide raison à guider l’imagination dans son ivresse ? Le goût timide & tranquille viendra-t-il lui présenter le frein ? O vous qui voulez voir ce que peut la Poésie dans sa chaleur & dans sa force, laissez bondir en liberté ce coursier fougueux ; il n’est jamais si beau que dans ses écarts ; le manége ne feroit que rallentir son ardeur, & contraindre l’aisance noble de ses mouvemens : livré à lui même, il se précipitera quelquefois ; mais il conservera, même dans sa chûte, cette fierté & cette audace qu’il perdroit avec la liberté. Prescrivez au sonnet & au madrigal des regles gênantes ; mais laissez à l’épopée une carriere sans bornes ; le génie n’en connoît point : c’est en grand qu’on doit critiquer les grandes choses, il faut donc les concevoir en grand, c’est-à-dire avec la même force, la même élevation, la même chaleur qu’elles ont été produites. Pour cela il faut en puiser le modele, non dans les beautés de la nature, non dans les productions de l’art, mais dans l’un & l’autre savamment approfondies, & sur-tout dans une ame vivement pénétrée du beau, dans une imagination assez active & assez hardie pour parcourir la carriere immense des possibles dans l’art de plaire & de toucher.

Il suit des principes que nous venons d’établir, qu’il n’y a de critique universellement supérieur que le public, plus ou moins éclairé suivant les pays & les siecles, mais toûjours respectable en ce qu’il comprend les meilleurs juges dans tous les genres, dont les opinions préponderantes l’emportent, & se réunissent à la longue pour former l’avis général. Le public est comme un fleuve qui coule sans cesse, & qui dépose son limon. Le tems vient où ses eaux pures sont le miroir le plus fidele que puissent consulter les Arts.

A l’égard des particuliers qui n’ont que des prétentions pour titres, la liberté de se tromper avec confiance est un privilége auquel ils doivent se borner, & nous n’avons garde d’y porter atteinte.

On peut nous opposer que l’on nait avec le talent de la critique. Oui, comme on naît poëte, historien, orateur, c’est-à-dire avec des dispositions à le devenir par l’exercice & l’étude.

Enfin l’on peut nous demander, si sans toutes les qualités que nous exigeons, les Arts & la Littérature n’ont pas eu d’excellens juges. C’est une question de fait sur les Arts ; nous nous en rapportons aux artistes. Quant à la Litterature, nous osons répondre qu’elle a eu peu de critiques supérieurs, & moins encore qui ayent excellé en différentes parties.

On n’entreprend point d’en marquer les classes. Nous avons indiqué les principes ; c’est au lecteur à les appliquer : il sait à quel poids il doit peser Cicéron, Longin, Petrone, Quintilien, en fait d’éloquence ; Aristote, Horace, & Pope, en fait de Poésie : mais ce que nous aurons le courage d’avancer, quoique bien sûrs d’être contredits par le bas peuple des critiques, c’est que Boileau, à qui la versification & la langue sont en partie redevables de leur pureté, Boileau, l’un des hommes de son siecle qui avoit le plus étudié les anciens, & qui possedoit le mieux l’art de mettre leurs beautés en oeuvre ; Boileau n’a jamais bien jugé que par comparaison. De-là vient qu’il a rendu justice à Racine, l’heureux imitateur d’Euripide, & qu’il a méprisé Quinault, & loüé froidement Corneille, qui ne ressembloient à rien, sans parler du Tasse qu’il ne connoissoit point ou qu’il n’a jamais bien senti. Et comment Boileau qui a si peu imaginé, auroit-il été un bon juge dans la partie de l’imagination ? Comment auroit-il été un vrai connoisseur dans la partie du pathétique, lui à qui il n’est jamais échappé un trait de sentiment dans tout ce qu’il a pû produire ? Qu’on ne dise pas que le genre de ses oeuvres n’en étoit pas susceptible. Le sentiment & l’imagination favent bien s’épancher quand ils abondent dans l’ame. L’imagination qui dominoit dans Malebranche, l’a entraîné malgré lui dans ce qu’il appelloit la recherche de la vérité, & il n’a pû s’empêcher de s’y livrer dans le genre d’écrit où il étoit le plus dangereux de la suivre. C’est ainsi que les fables de la Fontaine (cet auteur dont Boileau n’a pas dit un mot dans son Art poétique) sont semées de traits aussi touchans que délicats, de ces traits qui échappent naturellement à l’auteur sans qu’il s’en apperçoive & qu’on s’y attende, & qui sont moins des émanations du sujet, que des saillies de caractere & des élancemens de génie.

Les critiques qui n’en ont pas eu le germe en eux-mêmes, trop foibles pour se former des modeles intellectuels, ont tout rapporté aux modeles existans ; c’est ainsi qu’on a jugé Virgile, Lucain, le Tasse, & Milton, sur les regles tracées d’après Homere : Racine & Corneille sur les regles tracées d’après Euripide & Sophocle. Les premiers ont réuni les suffrages de tous les siecles. On en conclut qu’on ne peut plaire qu’en suivant la route qu’ils ont tenue : mais chacun d’eux a suivi une route différente ; qu’ont fait les critiques ? Ils ont fait, dit l’auteur de la Henriade, comme les Astronomes, qui inventoient tous les jours des cercles imaginaires, & créoient ou anéantissoient un ciel ou deux de crystal à la moindre difficulté. Combien l’esprit didactique, si on vouloit l’en croire, ne retréciroit-il pas la carriere du génie ?

« Allez au grand, vous dira un critique supérieur, il n’importe par quelle voie »,

non qu’il permette de négliger l’étude des modeles anciens dans la composition, ni qu’il la néglige lui-même dans sa critique ; il vous dira avec Horace,

Vos exemplaria graeca
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.
Mais avec Horace il vous dira aussi,
O imitatores, servum pecus.

Il ajoûtera,

« que votre narration soit claire & noble ; que le tissu de votre poëme n’ait rien de forcé ; que les extrémités & le milieu se répondent ; que les caracteres annoncés se soûtiennent jusqu’au bout. Ecartez de votre action tout détail froid, tout ornement superflu. Intéressez par la suspension des évenemens ou par la surprise qu’ils causent : parlez à l’ame, peignez à l’imagination ; pénétrez-vous pour nous toucher ».

Il ne vous dira pas

« qu’elle soit importante ou non, pourvû que vos personnages soient illustres ; car Horace n’exclud que la bassesse des personnages, & dans les deux poëmes d’Homere l’action en elle-même n’a rien de grand (le P. le Bossu, l. II. c. xjx.). Que l’action de votre poëme ne dure pas moins de 40 jours, ni plus d’un an ; car celle de l’Iliade dure 40 jours, & l’on peut borner à un an celle de l’Odissée & de l’Enéide ; que celle de vos tragédies soit supposée se passer dans une même enceinte ; car c’est ainsi que Sophocle & Euripide l’ont pratiqué quelquefois. Gardez-vous de faire un poëme sans merveilleux ; car au défaut du merveilleux, le poëme de Lucain n’est pas un poëme épique : mais il vous dira, puisez dans ces modeles & dans la nature l’idée & le sentiment du vrai, du grand, du pathétique, & employez-les suivant l’impulsion de votre génie, & la disposition de vos sujets. Dans la tragédie, l’illusion & l’intérêt, voilà vos regles ; sacrifiez tout le reste à la noblesse du dessein & à la hardiesse du pinceau ; ne méprisez pas les regles tracées d’après les anciens ; car elles renferment des moyens de toucher & de plaire : mais n’en soyez pas esclave ; car elles ne renferment que quelques-uns de ces moyens ; elles sont bonnes, mais elles ne sont pas exclusives. Le Cid n’est point suivant les regles d’Aristote, & n’en est pas moins une très-belle tragédie. Les unités ne sont observées ni dans Machbet ni dans Otello. Les Anglois n’y pleurent & n’y frémissent pas moins ; leur théatre a des grossieretés barbares, mais il a des traits de force & de chaleur qu’une vaine délicatesse & une séverité mal entendue ne nous permettent que d’envier.

Dans le poëme épique, passez-vous du merveilleux comme Lucain, si comme lui vous avez de grands hommes à faire parler & agir. Imitez l’élevation de ce poëte, évitez son enflure, & laissez donner à votre poëme le nom qu’il plaira à ceux qui disputent sur les mots. Faites durer votre action le tems qu’elle a dû naturellement durer ; pourvû qu’elle soit une, pleine, & intéressante, elle finira trop tôt. Fondez la grandeur de vos personnages sur leur caractere, & non sur leurs titres ; un grand nom n’annoblit point une action, comme une action héroïque annoblira le nom le plus obscur. En un mot, touchez comme Euripide, étonnez comme Sophocle, peignez comme Homere, & composez d’après vous. Ces maîtres n’ont point eu de regles, ils n’en ont été que plus grands, & ils n’ont acquis le droit de commander, que parce qu’ils n’ont jamais obéi. Il en est tout autrement en Littérature qu’en Politique, le talent qui a besoin de subir des lois n’en donnera jamais ».

C’est ainsi que le critique supérieur laisse au génie toute sa liberté ; il ne lui demande que de grandes choses, & il l’encourage à les produire. Le critique subalterne l’accoûtume au joug des regles, il n’en exige que l’exactitude, & il n’en tire qu’une obéissance froide & qu’une servile imitation. C’est de cette espece de critique, qu’un auteur que nous ne saurions assez citer en fait de goût, a dit, ils ont laborieusement écrit des volumes sur quelques lignes que l’imagination des poëtes a créées en se jouant.

Qu’on ne soit donc plus surpris, si à mesure que le goût devient plus difficile, l’imagination devient plus timide & plus froide, & si presque tous les grands génies depuis Homere jusqu’à Lucrece, depuis Lucrece jusqu’à Milton & à Corneille, semblent avoir choisi, pour s’élever, les tems où l’ignorance leur laissoit une libre carriere. Nous ne citerons qu’un exemple des avantages de cette liberté. Corneille eût sacrifié la plûpart des beautés de ses pieces, & eût même abandonné quelques-uns de ses plus beaux sujets, tels que celui des Horaces, s’il eût été aussi severe dans sa composition qu’il l’a été dans ses examens ; mais heureusement il composoit d’après lui, & se jugeoit d’après Aristote. Le bon goût, nous dira-t-on, est donc un obstacle au génie ? Non, sans doute ; car le bon goût est un sentiment courageux & mâle qui aime sur-tout les grandes choses, & qui échauffe le génie en même tems qu’il l’éclaire. Le goût qui le gêne & qui l’amollit, est un goût craintif & puérile qui veut tout polir & qui affoiblit tout. L’un veut des ouvrages hardiment conçus, l’autre en veut de scrupuleusement finis ; l’un est le goût du critique supérieur, l’autre est le goût du critique subalterne.

Mais autant que le critique supérieur est au-dessus du critique subalterne, autant celui-ci l’emporte sur le critique ignorant. Ce que celui-ci sait d’un genre, est à son avis tout ce qu’on en peut savoir ; renfermé dans sa sphere, sa vûe est pour lui la mesure des possibles ; dépourvû de modeles & d’objets de comparaison, il rapporte tout à lui même ; par-là tout ce qui est hardi lui paroît hasardé, tout ce qui est grand lui paroît gigantesque. C’est un nain contrefait qui juge d’après ses proportions une statue d’Antinoüs ou d’Hercule. Les derniers de cette derniere classe sont ceux qui attaquent tous les jours ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, & qui font, de la noble profession des Lettres, un métier aussi lâche & aussi méprisable qu’eux-mêmes (M. de Voltaire dans les Mensonges imprimés). Cependant comme ce qu’on méprise le plus, n’est pas toûjours ce qu’on aime le moins, on a vû le tems où ils ne manquoient ni de lecteurs ni de Mecenes. Les magistrats eux-mêmes cédant au goût d’un certain public, avoient la foiblesse de laisser à ces brigands de la Litterature une pleine & entiere licence. Il est vrai qu’on accordoit aux auteurs poursuivis, la liberté de se défendre, c’est-à-dire d’illustrer leurs critiques, & de s’avilir, mais peu d’entre les hommes célebres ont donné dans ce piége. Le sage Racine disoit de ces petits auteurs infortunés (car il y en avoit aussi de son tems), ils attendent toûjours l’occasion de quelqu’ouvrage qui réussisse, pour l’attaquer ; non point par jalousie, car sur quel fondement seroient-ils jaloux ? mais dans l’espérance qu’on se donnera la peine de leur répondre, & qu’on les tirera de l’obscurité où leurs propres ouvrages les auroient laissés toute leur vie. Sans doute ils seront obscurs dans tous les siecles éclairés ; mais dans les tems où regnera l’ignorance orgueilleuse & jalouse, ils auront pour eux le grand nombre & le parti le plus bruyant ; ils auront sur-tout pour eux cette espece de personnages stupides & vains, qui regardent les gens de lettres comme des bêtes féroces destinées à l’amphitéatre pour l’amusement des hommes ; image qui, pour être juste, n’a besoin que d’une inversion. Cependant si les auteurs outragés sont trop au-dessus des insultes pour y être sensibles, s’ils conservent leur réputation dans l’opinion des vrais juges ; au milieu des nuages dont la basse envie s’efforce de l’obscurcir, la multitude n’en recevra pas moins l’impression du mépris qu’on aura voulu repandre sur les talens, & l’on verra peu-à-peu s’affoiblir dans les esprits cette considération universelle, la plus digne récompense des travaux littéraires, le germe & l’aliment de l’émulation.

Nous parlons ici de ce qui est arrivé dans les différentes époques de la Littérature, & de ce qui arrivera sur-tout, lorsque le beau, le grand, le sérieux en tout genre, n’ayant plus d’asyle que dans les bibliotheques & auprès d’un petit nombre de vrais amateurs, laisseront le public en proie à la contagion des froids romans, des farces insipides, & des sottises polémiques.

Quant à ce qui se passe de nos jours, nous y tenons de trop près pour en parler en liberté ; nos loüanges & nos censures paroîtroient également suspectes. Le silence nous convient d’autant mieux à ce sujet, qu’il est fondé sur l’exemple des Fontenelle, des Montesquieu, des Buffon, & de tous ceux qui leur ressemblent. Mais si quelque trait de cette barbarie que nous venons de peindre, peut s’appliquer à quelques-uns de nos contemporains, loin de nous retracter, nous nous applaudirons d’avoir présenté ce tableau à quiconque rougira ou ne rougira point de s’y reconnoître. Peut-être trouvera-t-on mauvais que dans un ouvrage de la forme de celui-ci, nous soyons entrés dans ce détail ; mais la vérité vient toûjours à-propos dès qu’elle peut être utile. Nous avoüerons, si l’on veut, qu’elle eût pû mieux choisir sa place ; mais par malheur elle n’a point à choisir.

Qu’il nous soit permis de terminer cet article par un souhait que l’amour des Lettres nous inspire, & que nous avons fait autrefois pour nous-mêmes. On voyoit à Sparte les vieillards assister aux exercices de la jeunesse, l’animer par l’exemple de leur vie passée, la corriger par leurs reproches, & l’instruire par leurs leçons. Quel avantage pour la république littéraire, si les auteurs blanchis dans de sçavantes veilles, après s’être mis par leurs travaux au-dessus de la rivalité & des foiblesses de la jalousie, daignoient présider aux essais des jeunes gens, & les guider dans la carriere ; si ces maîtres de l’art en devenoient les critiques ; si, par exemple, les auteurs de Rhadamiste & d’Alzire vouloient bien examiner les ouvrages de leurs éleves qui annonceroient quelque talent : au lieu de ces extraits mutilés, de ces analyses seches, de ces décisions ineptes, où l’on ne voit pas même les premieres notions de l’art, on auroit des jugemens éclairés par l’expérience & prononcés par la justice. Le nom seul du critique inspireroit du respect, l’encouragement seroit à côté de la correction ; l’homme consommé verroit d’où le jeune homme est parti, où il a voulu arriver ; s’il s’est égaré dès le premier pas ou sur la route, dans le choix ou dans la disposition du sujet, dans le dessein ou dans l’exécution : il lui marqueroit le point où a commencé son erreur, il le rameneroit sur ses pas ; il lui feroit appercevoir les écueils où il s’est brisé, & les détours qu’il avoit à prendre ; enfin il lui enseigneroit non-seulement en quoi il a mal fait, mais comment il eût pû mieux faire, & le public profiteroit des leçons données au poëte. Cette espece de critique, loin d’humilier les auteurs, seroit une distinction flateuse pour leurs talens & pour leurs ouvrages ; on y verroit un pere qui corrigeroit son enfant avec une tendre sévérité, & qui pourroit écrire à la tête de ses conseils :

Disce puer virtutem ex me, verumque laborem.

Cet article est de M. Marmontel .

DECLAMATION

Déclamation théatrale

Déclamation théatrale. La déclamation naturelle donna naissance à la Musique, la Musique à la Poésie, la Musique & la Poésie à leur tour firent un art de la déclamation.

Les accens de la joie, de l’amour, & de la douleur sont les premiers traits que la Musique s’est proposé de peindre. L’oreille lui a demandé l’harmonie, la mesure & le mouvement ; la Musique a obéi à l’oreille ; d’où la mélopée, Pour donner à la Musique plus d’expression & de vérité, on a voulu articuler les sons donnés par la nature, c’est-à-dire, parler en chantant ; mais la Musique avoit une mesure & un mouvement reglés ; elle a donc exigé des mots adaptés aux mêmes nombres ; d’où l’art des vers. Les nombres donnés par la Musique & observés par la Poésie, invitoient la voix à les marquer ; d’où l’art rythmique : le geste a suivi naturellement l’expression & le mouvement de la voix, d’où l’art hypocritique ou l’action théatrale, que les Grecs appelloient orchesis, les Latins saltatio, & que nous avons pris pour la Danse.

C’est là qu’en étoit la déclamation, lorsqu’Eschyle fit passer la tragédie du chariot de Thespis sur les théatres d’Athenes. La tragédie, dans sa naissance, n’étoit qu’une espece de choeur, où l’on chantoit des dithyrambes à la loüange de Bacchus ; & par conséquent la déclamation tragique fut dabord un chant musical. Pour délasser le choeur, on introduisit sur la scene un personnage qui parloit dans les repos. Eschyle lui donna des interlocuteurs ; le dialogue devient la piece, & le choeur forma l’intermede. Quelle fut dès-lors la déclamation théatrale ? Les savans sont divisés sur ce point de littérature.

Ils conviennent tous que la Musique étoit employée dans la tragédie : mais l’employoit-on seulement dans les choeurs, l’employoit-on même dans le dialogue ? M. Dacier ne fait pas difficulté de dire ; c’étoit un assaisonnement de l’intermede & non de toute la piece ; cela leur auroit paru monstrueux. M. l’abbé Dubos convient que la déclamation tragique n’étoit point un chant, attendu qu’elle étoit réduite aux moindres intervalles de la voix : mais il prétend que le dialogue lui-même avoit cela de commun avec les choeurs, qu’il étoit soumis à la mesure & au mouvement, & que la modulation en étoit notée. M. l’abbé Vatri va plus loin : il veut que l’ancienne déclamation fût un chant proprement dit. L’éloignement des tems, l’ignorance où nous sommes sur la prosodie des langues anciennes, & l’ambiguité des termes dans les auteurs qui en ont écrit, ont fait naître parmi nos savans cette dispute difficile à terminer, mais heureusement plus curieuse qu’intéressante. En effet, que l’immensité des théatres chez les Grecs & les Romains ait borné leur déclamation théatrale aux grands intervalles de la voix, ou qu’ils ayent eu l’art d’y rendre sensibles dans le lointain les moindres inflexions de l’organe & les nuances les plus délicates de la prononciation ; que dans la premiere supposition ils ayent asservi leur déclamation aux regles du chant, ou que dans la seconde ils ayent conservé au théatre l’expression libre & naturelle de la parole ; les tems, les lieux, les hommes, les langues, tout est changé au point que l’exemple des anciens dans cette partie n’est plus d’aucune autorité pour nous.

A l’égard de l’action, sur les théatres de Rome & d’Athenes l’expression du visage étoit interdite aux comédiens par l’usage des masques ; & quel charme de moins dans leur déclamation ! Pour concevoir comment un usage qui nous paroît si choquant dans le genre noble & pathétique a pû jamais s’établir chez les anciens, il faut supposer qu’à la faveur de l’étendue de leurs théatres, la dissonance monstrueuse de ces traits fixes & inanimés avec une action vive & une succession rapide de sentimens souvent opposés, échappoit aux yeux des spectateurs. On ne peut pas dire la même chose du défaut de proportion qui résultoit de l’exhaussement du cothurne ; car le lointain, qui rapproche les extrémités, ne rend que plus frappante la difformité de l’ensemble. Il falloit donc que l’acteur fût enfermé dans une espece de statue colossale, qu’il faisoit mouvoir comme par ressorts ; & dans cette supposition comment concevoir une action libre & naturelle ? Cependant il est à présumer que les anciens avoient porté le geste au plus haut degré d’expression, puisque les Romains trouverent à se consoler de la perte d’Esopus & de Roscius dans le jeu muet de leurs pantomimes : il faut même avouer que la déclamation muette a ses avantages, comme nous aurons lieu de l’expliquer dans la suite de cet article ; mais elle n’a que des momens, & dans une action suivie il n’est point d’expression qui supplée à la parole.

Nous ne savons pas, dira-t-on, ce que faisoient ces pantomimes : cela peut être ; mais nous savons ce qu’ils ne faisoient pas. Nous sommes très-sûrs, par exemple, que dans le défi de Pilade & d’Hilas, l’acteur qui triompha dans le rôle d’Agamemnon, quelque talent qu’on lui suppose, étoit bien loin de l’expression naturelle de ces trois vers de Racine :

Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !

Ainsi loin de justifier l’espece de fureur qui se répandit dans Rome du tems d’Auguste pour le spectacle des pantomimes, nous la regardons comme une de ces manies bisarres qui naissent communément de la satiété des bonnes choses : maladies contagieuses qui alterent les esprits, corrompent le goût, & anéantissent les vrais talens. (Voyez l’article suivant sur déclamation des anciens, où l’on traite du partage de l’action théatrale, & de la possibilité de noter la déclamation ; deux points très-difficiles à discuter, & qui demandoient tous les talens de la personne qui s’en est chargée.)

On entend dire souvent qu’il n’y a guere dans les arts que des beautés de convention ; c’est le moyen de tout confondre : mais dans les arts d’imitation, la premiere regle est de ressembler ; & cette convention est absurde & barbare, qui tend à corrompre ou à mutiler dans la Peinture les beautés de l’original.

Telle étoit la déclamation chez les Romains, lorsque la ruine de l’empire entraîna celle des théatres ; mais après que la barbarie eut extirpé toute espece d’habitude, & que la nature se fut reposée dans une longue stérilité, rajeunie par son repos elle reparut telle qu’elle avoit été avant l’altération de ses principes. C’est ici qu’il faut prendre dans son origine la différence de notre déclamation avec celle des anciens.

Lors de la renaissance des lettres en Europe, la Musique y étoit peu connue ; le rythme n’avoit pas même de nom dans les langues modernes ; les vers ne différoient de la prose que par la quantité numérique des syllabes divisées également, & par cette consonnance des finales que nous avons appellée rime, invention gothique, reste du goût des acrostiches, que la plûpart de nos voisins ont eu raison de mépriser. Mais heureusement pour la poësie dramatique, la rime qui rend nos vers si monotones, ne fit qu’en marquer les divisions, sans leur donner ni cadence ni metre ; ainsi la nature fit parmi nous ce que l’art d’Eschyle s’étoit efforcé de faire chez les Athéniens, en donnant à la Tragédie un vers aussi approchant qu’il étoit possible de la prosodie libre & variée du langage familier. Les oreilles n’étoient point accoûtumées au charme de l’harmonie ; & l’on n’exigea du poëte ni des flûtes pour soûtenir la déclamation,, ni des choeurs pour servir d’intermedes. Nos salles de spectacle avoient peu d’étendue. On n’eut donc besoin ni de masques pour grossir les traits & la voix, ni du cothurne exhaussé pour suppléer aux gradations du lointain. Les acteurs parurent sur la scene dans leurs proportions naturelles ; leur jeu fut aussi simple que les vers qu’ils déclamoient, & faute d’art ils nous indiquerent cette vérité qui en est le comble.

Nous disons qu’ils nous l’indiquerent, car ils en étoient eux-mêmes bien éloignés, plus leur déclamation étoit simple, moins elle étoit noble & digne : or c’est de l’assemblage de ces qualités que résulte l’imitation parfaite de la belle nature. Mais ce milieu est difficile à saisir, & pour éviter la bassesse on se jetta dans l’emphase. Le merveilleux séduit & entraîne la multitude ; on se plut à croire que les héros devoient chanter en parlant : on n’avoit vû jusqu’alors sur la scene qu’un naturel inculte & bas, on applaudit avec transport à un artifice brillant & noble.

Une déclamation applaudie ne pouvoit manquer d’être imitée ; & comme les excès vont toûjours en croissant, l’art ne fit que s’éloigner de plus en plus de la nature, jusqu’à ce qu’un homme extraordinaire osa tout-à-coup l’y ramener : ce fut Baron l’éleve de Moliere, & l’instituteur de la belle déclamation. C’est son exemple qui va fonder nos principes ; & nous n’avons qu’une réponse à faire aux partisans de la déclamation chantante : Baron parloit en déclamant, ou plûtôt en récitant, pour parler le langage de Baron lui-même ; car il étoit blessé du seul mot de déclamation. Il imaginoit avec chaleur, il concevoit avec finesse, il se pénétroit de tout. L’enthousiasme de son art montoit les ressorts de son ame au ton des sentimens qu’il avoit à exprimer ; il paroissoit, on oublioit l’acteur & le poëte : la beauté majestueuse de son action & de ses traits répandoit l’illusion & l’intérêt. Il parloit, c’étoit Mithridate ou César ; ni ton, ni geste, ni mouvement qui ne fût celui de la nature. Quelquefois familier, mais toûjours vrai, il pensoit qu’un roi dans son cabinet ne devoit point être ce qu’on appelle un héros de théatre.

La déclamation de Baron causa une surprise mêlée de ravissement ; on reconnut la perfection de l’art, la simplicité & la noblesse réunies ; un jeu tranquille, sans froideur ; un jeu véhément, impétueux avec décence ; des nuances infinies, sans que l’esprit s’y laissât appercevoir. Ce prodige fit oublier tout ce qui l’avoit précédé, & fut le digne modele de tout qui ce devoit le suivre.

Bientôt on vit s’élever Beaubourg, dont le jeu moins correct & plus heurté, ne laissoit pas d’avoir une vérité fiere & mâle. Suivant l’idée qui nous reste de ces deux acteurs, Baron étoit fait pour les roles d’Auguste & de Mithridate ; Beaubourg pour ceux de Rhadamiste & d’Atrée. Dans la mort de Pompée, Baron joüant César entroit chez Ptolemée, comme dans sa salle d’audience, entouré d’une foule de courtisans qu’il accueilloit d’un mot, d’un coup d’oeil, d’un signe de tête. Beaubourg dans la même scene s’avançoit avec la hauteur d’un maître au milieu de ses esclaves, parmi lesquels il sembloit compter les spectateurs eux-mêmes, à qui son regard faisoit baisser les yeux.

Nous passons sous silence les lamentations mélodieuses de mademoiselle Duclos, pour rappeller le langage simple, touchant & noble de mademoiselle Lecouvreur, supérieure peut-être à Baron lui-même, en ce qu’il n’eut qu’à suivre la nature, & qu’elle eut à la corriger. Sa voix n’étoit point harmonieuse, elle sut la rendre pathétique ; sa taille n’avoit rien de majestueux, elle l’ennoblit par les décences ; ses yeux s’embellissoient par les larmes, & ses traits par l’expression du sentiment : son ame lui tint lieu de tout.

On vit alors ce que la scene tragique a jamais reuni de plus parfait ; les ouvrages de Corneille & de Racine représentés par des acteurs dignes d’eux. En suivant les progrès & les vicissitudes de la déclamation théatrale, nous essayons de donner une idée des talens qu’elle a signalés, convaincus que les principes de l’art ne sont jamais mieux sentis que par l’étude des modeles. Corneille & Racine nous restent, Baron & la Lecouvreur ne sont plus ; leurs leçons étoient écrites, si on peut parler ainsi, dans le vague de l’air, leur exemple s’est évanoüi avec eux.

Nous ne nous arrêterons point à la déclamation comique ; personne n’ignore qu’elle ne doive être la peinture fidele du ton & de l’extérieur des personnages dont la Comédie imite les moeurs. Tout le talent consiste dans le naturel ; & tout l’exercice, dans l’usage du monde : or le naturel ne peut s’enseigner, & les moeurs de la société ne s’étudient point dans les livres ; cependant nous placerons ici une réflexion qui nous a échappé en parlant de la Tragédie, & qui est commune aux deux genres. C’est que par la même raison qu’un tableau destiné à être vû de loin, doit être peint à grandes touches, le ton du théatre doit être plus haut, le langage plus soûtenu, la prononciation plus marquée que dans la société, où l’on se communique de plus près, mais toûjours dans les proportions de la perspective, c’est-à-dire de maniere que l’expression de la voix soit réduite au degré de la nature, lorsqu’elle parvient à l’oreille des spectateurs. Voilà dans l’un & l’autre genre la seule exagération qui soit permise ; tout ce qui l’excede est vicieux.

On ne peut voir ce que la déclamation a été, sans pressentir ce qu’elle doit être. Le but de tous les arts est d’intéresser par l’illusion ; dans la Tragédie l’intention du poëte est de la produire ; l’attente du spectateur est de l’éprouver ; l’emploi du comédien est de remplir l’intention du poëte & l’attente du spectateur. Or le seul moyen de produire & d’entretenir l’illusion, c’est de ressembler à ce qu’on imite. Quelle est donc la réflexion que doit faire le comédien en entrant sur la scene ? la même qu’a dû faire le poëte en prenant la plume. Qui va parler ? quel est son rang ? quelle est sa situation ? quel est son caractere ? comment s’exprimeroit-il s’il paroissoit lui-même ? Achille & Agamemnon se braveroient-ils en cadence ? On peut nous opposer qu’ils ne se braveroient pas en vers, & nous l’avoüerons sans peine.

Cependant, nous dira-t-on, les Grecs ont crû devoir embellir la Tragédie par le nombre & l’harmonie des vers. Pourquoi, si l’on a donné dans tous les tems au style dramatique une cadence marquée, vouloir la bannir de la déclamation ? Qu’il nous soit permis de répondre qu’à la vérité priver le style héroïque du nombre & de l’harmonie, ce seroit dépoüiller la nature de ses graces les plus touchantes ; mais que pour l’embellir il faut prendre ses ornemens en elle-même, la peindre, sinon comme elle a coûtume d’être, du moins comme elle est quelquefois. Or il n’est aucune espece de nombre que la nature n’employe librement dans le style, mais il n’en est aucun dont elle garde servilement la périodique uniformité. Il y a parmi ces nombres un choix à faire & des rapports à observer ; mais de tous ces rapports, les plus flateurs cessent de l’être sans le charme de la variété. Nous préférons donc pour la poësie dramatique, une prose nombreuse aux vers. Oui sans doute : & le premier qui a introduit des interlocuteurs sur la scene tragique, Eschyle lui-même, pensoit comme nous ; puisqu’obligé de céder au goût des Athéniens pour les vers, il n’a employé que le plus simple & le moins cadencé de tous, afin de se rapprocher autant qu’il lui étoit possible de cette prose naturelle dont il s’éloignoit à regret. Voudrions-nous pour cela bannir aujourd’hui les vers du dialogue ? non, puisque l’habitude nous ayant rendus insensibles à ce défaut de vraissemblance, on peut joindre le plaisir de voir une pensée, un sentiment ou une image artistement enchâssée dans les bornes d’un vers, à l’avantage de donner pour aide à la mémoire un point fixe dans la rime, & dans la mesure un espace déterminé.

Remontons au principe de l’illusion. Le héros disparoît de la scene, dès qu’on y apperçoit le comédien ou le poëte ; cependant comme le poëte fait penser & dire au personnage qu’il employe, non ce qu’il a dit & pensé, mais ce qu’il a dû penser & dire, c’est à l’acteur à l’exprimer comme le personnage eût dû le rendre. C’est-là le choix de la belle nature, & le point important & difficile de l’art de la déclamation. La noblesse & la dignité sont les décences du théatre héroïque : leurs extrèmes sont l’emphase & la familiarité ; écueils communs à la déclamation & au style, & entre lesquels marchent également le poëte & le comédien. Le guide qu’ils doivent prendre dans ce détroit de l’art, c’est une idée juste de la belle nature. Reste à savoir dans quelles sources le comédien doit la puiser.

La premiere est l’éducation. Baron avoit coûtume de dire qu’un comédien devroit avoir été nourri sur les genoux des reines ; expression peu mesurée, mais bien sentie.

La seconde seroit le jeu d’un acteur consommé ; mais ces modeles sont rares, & l’on néglige trop la tradition, qui seule pourroit les perpétuer. On sait, par exemple, avec quelle finesse d’intelligence & de sentiment Baron dans le début de Mithridate avec ses deux fils, marquoit son amour pour Xipharès & sa haine contre Pharnace. On sait que dans ces vers,

Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire,
Votre devoir ici n’a point dû vous conduire,
Ni vous faire quitter en de si grands besoins,
Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.

il disoit à Pharnace, vous le Pont, avec la hauteur d’un maître & la froide sévérité d’un juge ; & à Xipharès, vous Colchos, avec l’expression d’un reproche sensible & d’une surprise mêlée d’estime, telle qu’un pere tendre la témoigne à un fils dont la vertu n’a pas rempli son attente. On sait que dans ce vers de Pyrrhus à Andromaque,

Madame, en l’embrassant songez à le sauver,

le même acteur employoit au lieu de la menace, l’expression pathétique de l’intérêt & de la pitié ; & qu’au geste touchant dont il accompagnoit ces mots, en l’embrassant, il sembloit tenir Astyanax entre ses mains, & le présenter à sa mere. On sait que dans ce vers de Severe à Felix,

Servez bien votre roi, servez votre monarque,

il permettoit l’un & ordonnoit l’autre avec les gradations convenables au caractere d’un favori de Décie, qui n’étoit pas intolérant. Ces exemples, & une infinité d’autres qui nous ont été transmis par des amateurs éclairés de la belle déclamation, devroient être sans cesse présens à ceux qui courent la même carriere ; mais la plûpart négligent de s’en instruire, avec autant de confiance que s’ils étoient par eux-mêmes en état d’y suppléer.

La troisieme (mais celle-ci regarde l’action, dont nous parlerons dans la suite), c’est l’étude des monumens de l’antiquité. Celui qui se distingue le plus aujourd’hui dans la partie de l’action théatrale, & qui soûtient le mieux par sa figure l’illusion du merveilleux sur notre scene lyrique, M. Chassé doit la fierté de ses attitudes, la noblesse de son geste, & la belle entente de ses vêtemens, aux chefs-d’oeuvre de Sculpture & de Peinture qu’il a sçavamment observés.

La quatrieme enfin, la plus féconde & la plus négligée, c’est l’étude des originaux, & l’on n’en voit guere que dans les livres. Le monde est l’école d’un comédien ; théatre immense où toutes les passions, tous les états, tous les caracteres sont en jeu. Mais comme la plûpart de ces modeles manquent de noblesse & de correction, l’imitateur peut s’y méprendre, s’il n’est d’ailleurs éclairé dans son choix. Il ne suffit donc pas qu’il peigne d’après nature, il faut encore que l’étude approfondie des belles proportions & des grands principes du dessein l’ait mis en état de la corriger.

L’étude de l’histoire & des ouvrages d’imagination, est pour lui ce qu’elle est pour le peintre & pour le sculpteur. Depuis que je lis Homere, dit un artiste célebre de nos jours (M. Bouchardon), les hommes me paroissent hauts de vingt piés.

Les livres ne présentent point de modele aux yeux, mais ils en offrent à l’esprit : ils donnent le ton à l’imagination & au sentiment ; l’imagination & le sentiment le donnent aux organes. L’actrice qui liroit dans Virgile,

Illa graves oculos conata attollere, rursùs
Deficit . . . . . . . . . . . .
Ter sese attollens, cubitoque innixa levavit,
Ter revoluta toro est, oculisque errantibus alto
Quaesivit coelo lucem, ingemuitque reperta.

L’actrice qui liroit cette peinture sublime, apprendroit à mourir sur le théatre. Dans la Pharsale, Afranius lieutenant de Pompée voyant son armée périr par la soif, demande à parler à César ; il paroît devant lui, mais comment ?

Servata precanti
Majestas, non fracta malis ; interque priorem
Fortunam, casusque novos gerit omnia victi,
Sed ducis, & veniam securo pectore poscit.

Quelle image, & quelle leçon pour un acteur intelligent !

On a vû des exemples d’une belle déclamation sans étude, & même, dit-on, sans esprit ; oui sans doute, si l’on entend par esprit la vivacité d’une conception légere qui se repose sur les riens, & qui voltige sur les choses. Cette sorte d’esprit n’est pas plus nécessaire pour joüer le rôle d’Ariane, qu’il ne l’a été pour composer les fables de la Fontaine & les tragédies de Corneille.

Il n’en est pas de même du bon esprit ; c’est par lui seul que le talent d’un acteur s’étend & se plie à différens caracteres. Celui qui n’a que du sentiment, ne joue bien que son propre rôle ; celui qui joint à l’ame l’intelligence, l’imagination & l’étude, s’affecte & se pénetre de tous les caracteres qu’il doit imiter ; jamais le même, & toûjours ressemblant : ainsi l’ame, l’imagination, l’intelligence & l’étude, doivent concourir à former un excellent comédien. C’est par le défaut de cet accord, que l’un s’emporte où il devroit se posséder ; que l’autre raisonne où il devroit sentir : plus de nuances, plus de vérité, plus d’illusion, & par conséquent plus d’interêt.

Il est d’autres causes d’une déclamation défectueuse ; il en est de la part de l’acteur, de la part du poëte, de la part du public lui-même.

L’acteur à qui la nature a refusé les avantages de la figure & de l’organe, veut y suppléer à force d’art ; mais quels sont les moyens qu’il employe ? Les traits de son visage manquent de noblesse, il les charge d’une expression convulsive ; sa voix est sourde ou foible, il la force pour éclater : ses positions naturelles n’ont rien de grand ; il se met à la torture, & semble par une gesticulation outrée vouloir se couvrir de ses bras. Nous dirons à cet acteur, quelques applaudissemens qu’il arrache au peuple : Vous voulez corriger la nature, & vous la rendez monstrueuse ; vous sentez vivement, parlez de même, & ne forcez rien : que votre visage soit muet ; on sera moins blessé de son silence que de ses contorsions : les yeux pourront vous censurer, mais les coeurs vous applaudiront, & vous arracherez des larmes à vos critiques.

A l’égard de la voix, il en faut moins qu’on ne pense pour être entendu dans nos salles de spectacles, & il est peu de situations au théatre où l’on soit obligé d’éclater ; dans les plus violentes même, qui ne sent l’avantage qu’a sur les cris & les éclats, l’expression d’une voix entrecoupée par les sanglots, ou étouffée par la passion ? On raconte d’une actrice célebre qu’un jour sa voix s’éteignit dans la déclaration de Phédre : elle eut l’art d’en profiter ; on n’entendit plus que les accens d’une ame épuisée de sentiment. On prit cet accident pour un effort de la passion, comme en effet il pouvoit l’être, & jamais cette scene admirable n’a fait sur les spectateurs une si violente impression. Mais dans cette actrice tout ce que la beaute a de plus touchant suppléoit à la foiblesse de l’organe. Le jeu retenu demande une vive expression dans les yeux & dans les traits, & nous ne balançons point à bannir du théatre celui à qui la nature a refusé tous ces secours à la fois. Une voix ingrate, des yeux muets & des traits inanimés, ne laissent aucun espoir au talent intérieur de se manifester au-dehors.

Quelles ressources au contraire n’a point sur la scene tragique celui qui joint une voix flexible, sonore, & touchante, à une figure expressive & majestueuse ? & qu’il connoît peu ses intérêts, lorsqu’il employe un art mal-entendu à profaner en lui la noble simplicité de la nature ?

Qu’on ne confonde pas ici une déclamation simple avec une déclamation froide, elle n’est souvent froide que pour n’être pas simple, & plus elle est simple, plus elle est susceptible de chaleur ; elle ne fait point sonner les mots, mais elle fait sentir les choses ; elle n’analyse point la passion, mais elle la peint dans toute sa force.

Quand les passions sont à leur comble, le jeu le plus fort est le plus vrai : c’est-là qu’il est beau de ne plus se posséder ni se connoître. Mais les décences ? les décences exigent que l’emportement soit noble, & n’empêchent pas qu’il ne soit excessif. Vous voulez qu’Hercule soit maître de lui dans ses fureurs ! n’entendez-vous pas qu’il ordonne à son fils d’aller assassiner sa mere ? Quelle modération attendez-vous d’Orosmane ? Il est prince, dites-vous ; il est bien autre chose, il est amant, & il tue Zaïre. Hecube, Clitemnestre, Mérope, Déjanire, sont filles & femmes de héros ; oüi, mais elles sont meres, & l’on veut égorger leurs enfans. Applaudissez à l’actrice (mademoiselle Duménil) qui oublie son rang, qui vous oublie, & qui s’oublie elle-même dans ces situations effroyables, & laissez dire aux ames de glace qu’elle devroit se posséder. Ovide a dit que l’amour se rencontroit rarement avec la majesté. Il en est ainsi de toutes les grandes passions ; mais comme elles doivent avoir dans le style leurs gradations & leurs nuances, l’acteur doit les observer à l’exemple du poëte ; c’est au style à suivre la marche du sentiment ; c’est à la déclamation à suivre la marche du style, majestueuse & calme, violente & impétueuse comme lui.

Une vaine délicatesse nous porte à rire de ce qui fait frémir nos voisins, & de ce qui pénétroit les Athéniens de terreur ou de pitié : c’est que la vigueur de l’ame & la chaleur de l’imagination ne sont pas au même degré dans le caractere de tous les peuples. Il n’en est pas moins vrai qu’en nous la réflexion du moins suppléeroit au sentiment, & qu’on s’habitueroit ici comme ailleurs à la plus vive expression de la nature, si le goût méprisable des parodies n’y disposoit l’esprit à chercher le ridicule à côté du sublime : de-là cette crainte malheureuse qui abat & refroidit le talent de nos acteurs. Voyez Parodie.

Il est dans le public une autre espece d’hommes qu’affecte machinalement l’excès d’une déclamation outrée. C’est en faveur de ceux-ci que les Poëtes eux-mêmes excitent souvent les comédiens à charger le geste & à forcer l’expression, surtout dans les morceaux froids & foibles, dans lesquels au défaut des choses ils veulent qu’on enfle les mots. C’est une observation dont les acteurs peuvent profiter pour éviter le piége où les Poëtes les attirent. On peut diviser en trois classes ce qu’on appelle les beaux vers : dans les uns la beauté dominante est dans l’expression : dans les autres elle est dans la pensée ; on conçoit que de ces deux beautés réunies se forme l’espece de vers la plus parfaite & la plus rare. La beauté du fond ne demande pour être sentie que le naturel de la prononciation ; la forme pour éclater & se soûtenir par elle-même, a besoin d’une déclamation mélodieuse & sonnante. Le poëte dont les vers réuniront ces deux beautés, n’exigera point de l’acteur le fard d’un débit pompeux ; il appréhende au contraire que l’art ne défigure ce naturel qui lui a tant coûté : mais celui qui sentira dans ses vers la foiblesse de la pensée ou de l’expression, ou de l’une & de l’autre, ne manquera pas d’exciter le comédien à les déguiser par le prestige de la déclamation : le comédien pour être applaudi se prétera aisément à l’artifice du poëte ; il ne voit pas qu’on fait de lui un charlatan pour en imposer au peuple.

Cependant il est parmi ce même peuple d’excellens juges dans l’expression du sentiment. Un grand prince souhaitoit à Corneille un parterre composé de ministres, & Corneille en demandoit un composé de marchands de la rue saint Denis. Il entendoit par-là des esprits droits & des ames sensibles, sans préjugés, sans prétention. C’est d’un spectateur de cette classe, que dans une de nos provinces méridionales, l’actrice (mademoiselle Clairon) qui joue le rôle d’Ariane avec tant d’ame & de vérité, reçut un jour cet applaudissement si sincere & si juste. Dans la scene où Ariane cherche avec sa confidente quelle peut être sa rivale, à ce vers Est-ce Mégiste, Eglé, qui le rend infidele, l’actrice vit un homme qui les yeux en larmes se penchoit vers elle, & lui crioit d’une voix étouffée : c’est Phedre, c’est Phedre. C’est bien-là le cri de la nature qui applaudit à la perfection de l’art.

Le défaut d’analogie dans les pensées, de liaison dans le style, de nuances dans les sentimens, peut entraîner insensiblement un acteur hors de la déclamation naturelle. C’est une réflexion que nous avons faite, en voyant que les tragédies de Corneille étoient constamment celles que l’on déclamoit avec le plus de simplicité. Rien n’est plus difficile que d’être naturel dans un rôle qui ne l’est pas.

Comme le geste suit la parole, ce que nous avons dit de l’une peut s’appliquer à l’autre : la violence de la passion exige beaucoup de gestes, & comporte même les plus expressifs. Si l’on demande comment ces derniers sont susceptibles de noblesse, qu’on jette les yeux sur les forces du Guide, sur le Poetus antique, sur le Laocoon, &c. Les grands peintres ne feront pas cette difficulté. Les regles défendent, disoit Baron, de lever les bras au-dessus de la tête ; mais si la passion les y porte, ils feront bien : la passion en sait plus que les regles. Il est des tableaux dont l’imagination est émûe, & dont les yeux seroient blessés : mais le vice est dans le choix de l’objet, non dans la force de l’expression. Tout ce qui seroit beau en peinture, doit être beau sur le théatre. Et que ne peut-on y exprimer le desespoir de la soeur de Didon, tel qu’il est peint dans l’Enéide ! Encore une fois, de combien de plaisirs ne nous prive point une vaine délicatesse ? Les Athéniens plus sensibles & aussi polis que nous, voyoient sans dégoût Philoctete pansant sa blessure, & Pilade essuyant l’écume des levres de son ami étendu sur le sable.

L’abattement de la douleur permet peu de gestes ; la réflexion profonde n’en veut aucun : le sentiment demande une action simple comme lui : l’indignation, le mépris, la fierté, la menace, la fureur concentrée, n’ont besoin que de l’expression des yeux & du visage ; un regard, un mouvement de tête, voilà leur action naturelle ; le geste ne feroit que l’affoiblir. Que ceux qui reprochent à un acteur de négliger le geste dans les rôles pathétiques de pere, ou dans les rôles majestueux de rois, apprennent que la dignité n’a point ce qu’ils appellent des bras. Auguste tendoit simplement la main à Cinna, en lui disant : soyons amis. Et dans cette réponse :

Connoissez-vous César pour lui parler ainsi ?

César doit à peine laisser tomber un regard sur Ptolemée.

Ceux-là sur-tout ont besoin de peu de gestes, dont les yeux & les traits sont susceptibles d’une expression vive & touchante. L’expression des yeux & du visage est l’ame de la déclamation ; c’est-là que les passions vont se peindre en caracteres de feu ; c’est de-là que partent ces traits, qui nous pénetrent lorsque nous entendons dans Iphigénie, vous y serez ma fille : dans Andromaque, je ne t’ai point aimé cruel, qu’ai-je donc fait ? dans Atrée, reconnois-tu ce sang ? &c. Mais ce n’est ni dans les yeux seulement, ni seulement dans les traits, que le sentiment doit se peindre ; son expression résulte de leur harmonie, & les fils qui les font mouvoir aboutissent au siége de l’ame. Lorsque Alvarès vient annoncer à Zamore & à Alzire l’arrêt qui les a condamnés, cet arrêt funeste est écrit sur le front de ce vieillard, dans ses regards abattus, dans ses pas chancelans ; on frémit avant de l’entendre. Lorsque Ariane lit le billet de Thesée, les caracteres de la main du perfide se répetent comme dans un miroir sur le visage pâlissant de son amante, dans ses yeux fixes & remplis de larmes, dans le tremblement de sa main. Les anciens n’avoient pas l’idée de ce degré d’expression ; & tel est parmi nous l’avantage des salles peu vastes, & du visage découvert. Le jeu mixte & le jeu muet devoient être encore plus incompatibles avec les masques ; mais il faut avoüer aussi que la plûpart de nos acteurs ont trop négligé cette partie, l’une des plus essentielles de la déclamation.

Nous appellons jeu mixte ou compose, l’expression d’un sentiment modifié par les circonstances, ou de plusieurs sentimens réunis. Dans le premier sens, tout jeu de théatre est un jeu mixte : car dans l’expression du sentiment doivent se fondre à chaque trait les nuances du caractere & de la situation du personnage ; ainsi la férocité de Rhadamiste doit se peindre même dans l’expression de son amour ; ainsi Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage à l’expression tendre de ces paroles d’Andromaque qu’il a entendues, & qu’il répete en frémissant :

C’est Hector . . . . . . . . . . . .
Voilà ses yeux, sa bouche, & déjà son audace,
C’est lui-même ; c’est toi cher époux que j’embrasse.

Rien de plus varié dans ses détails que le monologue de Camille au 4e acte des Horaces ; mais sa douleur est un sentiment continu qui doit être comme le fond de ce tableau. Et c’est-là que triomphe l’actrice, qui joue ce rôle avec autant de vérité que de noblesse, d’intelligence que de chaleur. Le comédien a donc toûjours au moins trois expressions à réunir, celle du sentiment, celle du caractere, & celle de la situation : regle peu connue, & encore moins observée.

Lorsque deux ou plusieurs sentimens agitent une ame, ils doivent se peindre en même tems dans les traits & dans la voix, même à-travers les efforts qu’on fait pour les dissimuler. Orosmane jaloux veut s’expliquer avec Zaïre ; il desire & craint l’aveu qu’il exige ; le secret qu’il cherche l’épouvante, & il brûle de le découvrir : il éprouve de bonne-foi tous ces mouvemens confus, il doit les exprimer de même. La crainte, la fierté, la pudeur, le dépit, retiennent quelquefois la passion : mais sans la cacher, tout doit trahir un coeur sensible. Et quel art ne demandent point ces demi-teintes, ces nuances d’un sentiment répandues sur l’expression d’un sentiment contraire, sur-tout dans les scenes de dissimulation où le poëte a supposé que ces nuances ne seroient apperçûes que des spectateurs, & qu’elles échapperoient à la pénétration des personnages intéressés ! Telle est la dissimulation d’Atalide avec Roxane, de Cléopatre avec Antiochus, de Néron avec Agrippine. Plus les personnages sont difficiles à séduire par leur caractere & leur situation, plus la dissimulation doit être profonde, plus par conséquent la nuance de fausseté est difficile à ménager. Dans ce vers de Cléopâtre, c’en est fait, je me rends, & ma colere expire ; dans ce vers de Néron, avec Britannicus je me reconcilie, l’expression ne doit pas être celle de la vérité, car le mensonge ne sauroit y atteindre : mais combien n’en doit-elle pas approcher ? En même tems que le spectateur s’appercoit que Cléopatre & Néron dissimulent, il doit trouver vraissemblable qu’Antiochus & Agripine ne s’en apperçoivent pas, & ce milieu à saisir est peut-être le dernier effort de l’art de la déclamation. Laisser voir la feinte au spectateur, c’est a quoi tout comédien peut réussir ; ne la laisser voir qu’au spectateur, c’est ce que les plus consommés n’ont pas toûjours le talent de faire.

De tout ce que nous venons de dire, il est aisé de se former une juste idée du jeu muet. Il n’est point de scene, soit tragique, soit comique, où cette espece d’action ne doive entrer dans les silences. Tout personnage introduit dans une scene doit y être intéressé, tout ce qui l’intéresse doit l’émouvoir, tout ce qui l’émeut doit se peindre dans ses traits & dans ses gestes : c’est le principe du jeu muet ; & il n’est personne qui ne soit choqué de la négligence de ces acteurs, qu’on voit insensibles & sourds dès qu’ils cessent de parler, parcourir le spectacle d’un oeil indifférent & distrait, en attendant que leur tour vienne de reprendre la parole.

En évitant cet excès de froideur dans les silences du dialogue, on peut tomber dans l’excès opposé. Il est un degré où les passions sont muettes, ingentes stupent : dans tout autre cas, il n’est pas naturel d’écouter en silence un discours dont on est violemment émû, à moins que la crainte, le respect, ou telle autre cause, ne nous retienne. Le jeu muet doit donc être une expression contrainte & un mouvement reprimé. Le personnage qui s’abandonneroit à l’action devroit, par la même raison, se hâter de prendre la parole : ainsi quand la disposition du dialogue l’oblige à se taire, on doit entrevoir dans l’expression muette & retenue de ses sentimens, la raison qui lui ferme la bouche.

Une circonstance plus critique est celle où le poëte fait taire l’acteur à contre-tems. On ne sait que trop combien l’ambition des beaux vers a nui à la vérité du dialogue. Voyez Dialogue. Combien de fois un personnage qui interromproit son interlocuteur, s’il suivoit le mouvement de la passion, se voit-il condamné à laisser achever une tirade brillante ? Quel est pour lors le parti que doit prendre l’acteur que le poëte tient à la gêne ? S’il exprime par son jeu la violence qu’on lui fait, il rend plus sensible encore ce défaut du dialogue, & son impatience se communique au spectateur ; s’il dissimule cette impatience, il joue faux en se possédant où il devroit s’emporter. Quoi qu’il arrive, il n’y a point à balancer : il faut que l’acteur soit vrai, même au péril du poëte.

Dans une circonstance pareille, l’actrice qui joue Pénélope (mademoiselle Clairon) a eu l’art de faire d’un défaut de vraissemblance insoûtenable à la lecture, un tableau théatral de la plus grande beauté. Ulisse parle à Pénélope sous le nom d’un étranger. Le poëte, pour filer la reconnoissance, a obligé l’actrice à ne pas lever les yeux sur son interlocuteur : mais à mesure qu’elle entend cette voix, les gradations de la surprise, de l’espérance, & de la joie, se peignent sur son visage avec tant de vivacité & de naturel, le saisissement qui la rend immobile tient le spectateur lui-même dans une telle suspension, que la contrainte de l’art devient l’expression de la nature. Mais les auteurs ne doivent pas compter sur ces coups de force, & le plus sûr est de ne pas mettre les acteurs dans le cas de joüer faux.

Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des repos de la déclamation, partie bien importante & bien négligée. Nous avons dit plus haut que la déclamation muette avoit ses avantages sur la parole : en effet la nature a des situations & des mouvemens que toute l’énergie des langues ne feroit qu’affoiblir, dans lesquels la parole retarde l’action, & rend l’expression traînante & lâche. Les peintres dans ces situations devroient servir de modele aux poëtes & aux comédiens. L’Agamemnon de Timante, le saint Bruno en oraison de le Sueur, le Lazare du Rembran, la descente de croix du Carrache, sont des morceaux sublimes dans ce genre. Ces grands maîtres ont laissé imaginer & sentir au spectateur ce qu’ils n’auroient pû qu’énerver, s’ils avoient tenté de le rendre. Homere & Virgile avoient donné l’exemple aux peintres. Ajax rencontre Ulisse aux enfers, Didon y rencontre Enée. Ajax & Didon n’expriment leur indignation que par le silence : il est vrai que l’indignation est une passion taciturne, mais elles ont toutes des momens où le silence est leur expression la plus énergique & la plus vraie.

Les acteurs ne manquent pas de se plaindre, que les Poëtes ne donnent point lieu à ces silences éloquens, qu’ils veulent tout dire, & ne laissent rien à l’action. Les Poëtes gémissent de leur côté de ne pouvoir se reposer sur l’intelligence & le talent de leurs acteurs pour l’expression des réticences. Et en général les uns & les autres ont raison ; mais l’acteur qui sent vivement, trouve encore dans l’expression du poëte assez de vuides à remplir.

Baron, dans le rôle d’Ulisse, étoit quatre minutes à parcourir en silence tous les changemens qui frappoient sa vûe en entrant dans son palais.

Phedre apprend que Thesée est vivant. Racine s’est bien gardé d’occuper par des paroles le premier moment de cette situation.

Mon époux est vivant, OEnone, c’est assez,
J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage,
Il vit, je ne veux pas en savoir davantage.

C’est au silence à peindre l’horreur dont elle est saisie à cette nouvelle, & le reste de la scene n’en est que le dévéloppement.

Phedre apprend de la bouche de Thesée, qu’Hippolyte aime Aricie. Qu’il nous soit permis de le dire : si le poëte avoit pû compter sur le jeu muet de l’actrice, il auroit retranché ce monologue : Il sort : quelle nouvelle a frappé mon oreille, &c. & n’auroit fait dire à Phedre que ce vers, après un long silence.

Et je me chargerois du soin de le défendre.

Nos voisins sont plus hardis, & par conséquent plus grands que nous dans cette partie. On voit sur le théatre de Londres Barnweld chargé de pesantes chaînes, se rouler avec son ami sur le pavé de la prison, étroitement serrés l’un dans les bras de l’autre ; leurs larmes, leurs sanglots, leurs embrassemens, sont l’expression de leur douleur.

Mais dans cette partie, comme dans toutes les autres, pour encourager & les auteurs & les acteurs à chercher les grands effets, & à risquer ce qui peut les produire, il faut un public sérieux, éclairé, sensible, & qui porte au théatre de Cinna un autre esprit qu’à ceux d’Arlequin & de Gille.

La maniere de s’habiller au théatre, contribue plus qu’on ne pense à la vérité & à l’énergie de l’action ; mais nous nous proposons de toucher cette partie avec celle des décorations. Voyez Décoration. Cet article est de M. Marmontel.

DÉCORATION

Parmi les décorations théatrales

Parmi les décorations théatrales, les unes sont de décence, & les autres de pur ornement. Les décorations de pur ornement sont arbitraires, & n’ont pour regle que le goût. On peut en puiser les principes généraux dans les art. Architecture, Perspective, Dessein, &c. Nous nous contenterons d’observer ici que la décoration la plus capable de charmer les yeux, devient triste & effrayante pour l’imagination, dès qu’elle met les acteurs en danger ; ce qui devroit bannir de notre théatre lyrique ces vols si mal exécutés, dans lesquels, à la place de Mercure ou de l’Amour, on ne voit qu’un malheureux suspendu à une corde, & dont la situation fait trembler tous ceux qu’elle ne fait pas rire. Voyez l’art. suiv. Décoration , (Opera).

Les décorations de décence sont une imitation de la belle nature, comme doit l’être l’action dont elles retracent le lieu. Un homme célebre en ce genre en a donné au théatre lyrique, qui seront long-tems gravées dans le souvenir des connoisseurs. De ce nombre étoit le péristyle du palais de Ninus, dans lequel aux plus belles proportions & à la perspective la plus savante, le peintre avoit ajoûté un coup de génie bien digne d’être rappellé.

Après avoir employé presque toute la hauteur du théatre à élever son premier ordre d’architecture, il avoit laissé voir aux yeux la naissance d’un second ordre qui sembloit se perdre dans le ceintre, & que l’imagination achevoit ; ce qui prêtoit à ce péristyle une élévation fictive, double de l’espace donné. C’est dans tous les arts un grand principe, que de laisser l’imagination en liberté : on perd toûjours à lui circonscrire un espace ; de-là vient que les idées générales n’ayant point de limites déterminées, sont les sources les plus fécondes du sublime.

Le théatre de la Tragédie, où les décences doivent être bien plus rigoureusement observées qu’à celui de l’opera, les a trop négligées dans la partie des décorations. Le poëte a beau vouloir transporter les spectateurs dans le lieu de l’action ; ce que les yeux voyent, devient à chaque instant ce que l’imagination se peint. Cinna rend compte à Emilie de sa conjuration, dans le même sallon où va délibérer Auguste ; & dans le premier acte de Brutus, deux valets de théatre viennent enlever l’autel de Mars pour débarrasser la scene. Le manque de décorations entraîne l’impossibilité des changemens, & celle-ci borne les auteurs à la plus rigoureuse unité de lieu ; regle gênante qui leur interdit un grand nombre de beaux sujets, ou les oblige à les mutiler. Voy. Tragédie, Unité , &c.

Il est bien étrange qu’on soit obligé d’aller chercher au théatre de la farce italienne, un modele de décoration tragique. Il n’est pas moins vrai que la prison de Sigismond en est une qu’on auroit dû suivre. N’est-il pas ridicule que dans les tableaux les plus vrais & les plus touchans des passions & des malheurs des hommes, on voye un captif ou un coupable avec des liens d’un fer blanc, leger & poli ? Qu’on se représente Electre dans son premier monologue, traînant de véritables chaînes dont elle se voit accablée : quelle différence dans l’illusion & l’intérêt ! Au lieu du foible artifice dont le poëte s’est servi dans le comte d’Essex pour retenir ce prisonnier dans le palais de la reine, supposons que la facilité des changemens de décoration lui eût permis de l’enfermer dans un cachot ; quelle force le seul aspect du lieu ne donneroit-il pas au contraste de sa situation présente avec sa fortune passée ? On se plaint que nos tragédies sont plus en discours qu’en action ; le peu de ressource qu’a le poëte du côté du spectacle, en est en partie la cause. La parole est souvent une expression foible & lente ; mais il faut bien se résoudre à faire passer par les oreilles ce qu’on ne peut offrir aux yeux.

Ce défaut de nos spectacles ne doit pas être imputé aux comédiens, non plus que le mêlange indécent des spectateurs avec les acteurs, dont on s’est plaint tant de fois. Corneille, Racine & leurs rivaux n’attirent pas assez le vulgaire, cette partie si nombreuse du public, pour fournir à leurs acteurs de quoi les représenter dignement ; la Ville elle seule pourroit donner à ce théatre toute la pompe qu’il doit avoir, si les magistrats vouloient bien envisager les spectacles publics comme une branche de la police & du commerce.

Mais la partie des décorations qui dépend des acteurs eux-mêmes, c’est la décence des vêtemens. Il s’est introduit à cet égard un usage aussi difficile à concevoir qu’à détruire. Tantôt c’est Gustave qui sort des cavernes de Dalécarlie avec un habit bleu-céleste à paremens d’hermine ; tantôt c’est Pharasmane qui, vêtu d’un habit de brocard d’or, dit à l’ambassadeur de Rome :

La Nature marâtre en ces affreux climats,
Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats.

De quoi donc faut-il que Gustave & Pharasmane soient vêtus ? l’un de peau, l’autre de fer. Comment les habilleroit un grand peintre ? Il faut donner, diton, quelque chose aux moeurs du tems. Il falloit donc aussi que Lebrun frisât Porus & mît des gants à Alexandre ? C’est au spectateur à se déplacer, non au spectacle ; & c’est la réflexion que tous les acteurs devroient faire à chaque rôle qu ils vont joüer : on ne verroit point paroître César en perruque quarrée, ni Ulysse sortir tout poudré du milieu des flots. Ce dernier exemple nous conduit à une remarque qui peut être utile. Le poëte ne doit jamais présenter des situations que l’acteur ne sauroit rendre : telle est celle d’un héros mouillé. Quinault a imaginé un tableau sublime dans Isis, en voulant que la furie tirât Io par les cheveux hors de la mer : mais ce tableau ne doit avoir qu’un instant ; il devient ridicule si l’oeil s’y repose, & la scene qui le suit immédiatement, le rend impratiquable au théatre.

Aux reproches que nous faisons aux comédiens sur l’indécence de leurs vêtemens, ils peuvent opposer l’usage établi, & le danger d’innover aux yeux d’un public qui condamne sans entendre, & qui rit avant de raisonner. Nous savons que ces excuses ne sont que trop bien fondées : nous savons de plus que nos réflexions ne produiront aucun fruit. Mais notre ambition ne va point jusqu’a prétendre corriger notre siecle ; il nous suffit d’apprendre à la postérité, si cet ouvrage peut y parvenir, ce qu’auront pensé dans ce même siecle ceux qui dans les choses d’art & de goût, ne sont d’aucun siecle ni d’aucun pays. Voyez l’article suiv. Décoration , (Opera.) Article de M. Marmontel.

DEFINITION

Definition (Rhétorique)

Definition, en Rhétorique, c’est un lieu commun ; & par définition, les rhéteurs entendent une explication courte & claire de quelque chose.

Les définitions de l’orateur different beaucoup dans la méthode de celles du dialecticien & du philosophe. Ces derniers expliquent strictement & séchement chaque chose par son genre & sa différence : ainsi ils définissent l’homme un animal raisonnable. L’orateur se donne plus de liberté, & définit d’une maniere plus étendue & plus ornée. Il dira, par exemple : l’homme est un des plus beaux ouvrages du Créateur, qui l’a formé à son image, lui a donné la raison, & l’a destiné à l’immortalité : mais cette définition, à parler exactement, tient plûtôt de la nature d’une description que d’une définition proprement dite.

Il y a différentes sortes de définitions oratoires. La premiere se fait par l’énumération des parties d’une chose ; comme lorsqu’on dit, que l’éloquence est un art qui consiste dans l’invention, la disposition, l’élocution, & la prononciation. La seconde définit une chose par ses effets : ainsi l’on peut dire que la guerre est un monstre cruel qui traine sur ses pas l’injustice, la violence, & la fureur ; qui se repait du sang des malheureux, se plaît dans les larmes & dans le carnage ; & compte parmi ses plaisirs, la desolation des campagnes, l’incendie des villes, le ravage des provinces, &c. La troisieme espece est comme un amas de diverses notions pour en donner une plus magnique de la chose dont on parle, & c’est ce que les rhéteurs nomment definitiones conglobatae : ainsi Cicéron définit le sénat romain, templum sanctitatis, caput urbis, ara sociorum, portus omnium gentium. La quatrieme consiste dans la négation & l’affirmation, c’est à-dire à désigner d’abord ce qu’une chose n’est pas, pour faire ensuite mieux concevoir ce qu’elle est. Cicéron, par exemple, voulant définir la consulat, dit que cette dignité n’est point caractérisée par les haches, les faisceaux, les licteurs, la robe prétexte, ni tout l’appareil extérieur qui l’accompagne, mais par l’activité, la sagesse, la vigilance, l’amour de la patrie ; & il en conclud que Pison qui n’a aucune de ces qualités, n’est point véritablement consul, quoiqu’il en porte le nom & qu’il en occupe la place. La cinquieme définit une chose par ce qui l’accompagne ; ainsi l’on a dit de l’Alchimie, que c’est un art insensé, dont la fourberie est le commencement, qui a pour milieu le travail, & pour fin l’indigence. Enfin la sixieme définit par des similitudes & des métaphores : on dit, par exemple, que la mort est une chûte dans les ténebres, & qu’elle n’est pour certaines gens qu’un sommeil paisible.

On peut rapporter à cette derniere classe des définitions métaphoriques, cinq définitions de l’homme assez singulieres pour trouver place ici. Les Poëtes feignent que les Sciences s’assemblerent un jour par l’ordre de Minerve pour définir l’homme. La Logique le définit, un court enthymeme, dont la naissance est l’antécédent, & la mort le conséquent : l’Astronomie, une lune changeante, qui ne reste jamais dans le même état : la Géométrie, une figure sphérique, qui commence au même point où elle finit : enfin la Rhétorique le définit, un discours dont l’exorde est la naissance, dont la narration est le trouble, dont la peroraison est la mort, & dont les figures sont la tristesse, les larmes, ou une joie pire que la tristesse. Peut-être par cette fiction ont-ils voulu nous donner à entendre que chaque art, chaque science, a ses termes propres & consacrés pour définir ses objets. (G)

DÉNOUEMENT

DÉNOUEMENT, s. m. (Belles-Lettres.) c’est le point où aboutit & se résout une intrigue épique ou dramatique.

Le dénouement de l’épopée est un événement qui tranche le fil de l’action par la cessation des périls & des obstacles, ou par la consommation du malheur. La cessation de la colere d’Achille fait le dénouement de l’Iliade, la mort de Pompée celui de la Pharsale, la mort de Turnus celui de l’Enéide. Ainsi l’action de l’Iliade finit au dernier livre, celui de la Pharsale au huitieme, celui de l’Enéide au dernier vers. Voyez Epopée .

Le dénouement de la tragédie est souvent le même que celui du poëme épique, mais communément amené avec plus d’art. Tantôt l’évenement qui doit terminer l’action, semble la noüer lui-même : voyez Alzire. Tantôt il vient tout-à-coup renverser la situation des personnages, & rompre à la fois tous les noeuds de l’action : voyez Mithridate. Cet évenement s’annonce quelquefois comme le terme du malheur, & il en devient le comble : voyez Inès. Quelquefois il semble en être le comble, & il en devient le terme : voyez Iphigénie. Le dénouement le plus parfait est celui où l’action long-tems balancée dans cette alternative, tient l’ame des spectateurs incertaine & flotante jusqu’à son achevement ; tel est celui de Rodogune. Il est des tragédies dont l’intrigue se résout comme d’elle-même par une suite de sentimens qui amenent la derniere révolution sans le secours d’aucun incident ; tel est Cinna. Mais dans celles-là même la situation des personnages doit changer, du moins au dénouement.

L’art du dénouement consiste à le préparer sans l’annoncer. Le préparer, c’est disposer l’action de maniere que ce qui le précéde le produise. Il y a, dit Aristote, une grande différence entre des incidens qui naissent les uns des autres, & des incidens qui viennent simplement les uns après les autres. Ce passage lumineux renferme tout l’art d’amener le dénouement : mais c’est peu qu’il soit amené, il faut encore qu’il soit imprévû. L’intérêt ne se soûtient que par l’incertitude ; c’est par elle que l’ame est suspendue entre la crainte & l’espérance, & c’est de leur mêlange que se nourrit l’intérêt. Une passion fixe est pour l’ame un état de langueur, l’amour s’éteint, la haine languit, la pitié s’épuise si la crainte & l’espérance ne les excitent par leurs combats. Or plus d’espérance ni de crainte, dès que le dénouement est prévû. Ainsi, même dans les sujets connus, le dénouement doit être caché, c’est-à-dire, que quelque prévenu qu’on soit de la maniere dont se terminera la piece, il faut que la marche de l’action en écarte la réminiscence, au point que l’impression de ce qu’on voit ne permette pas de réflechir à ce qu’on sait : telle est la force de l’illusion. C’est par-là que les spectateurs sensibles pleurent vingt fois à la même tragédie ; plaisir que ne goûtent jamais les vains raisonneurs & les froids critiques.

Le dénouement, pour être imprévû, doit donc être le passage d’un état incertain à un état déterminé. La fortune des personnages intéressés dans l’intrigue, est durant le cours de l’action comme un vaisseau battu par la tempête : ou le vaisseau fait naufrage ou il arrive au port : voilà le dénouement.

Aristote divise les fables en simples, qui finissent sans reconnoissance & sans péripétie ou changement de fortune ; & en implexes, qui ont la péripétie ou la reconnoissance, ou toutes les deux. Mais cette division ne fait que distinguer les intrigues bien tissues, de celles qui le sont mal. Voyez Intrigue .

Par la même raison, le choix qu’il donne d’amener la peripétie ou nécessairement ou vraissemblablement, ne doit pas être pris pour regle. Un dénouement qui n’est que vraissemblable, n’en exclut aucun de possible, & entretient l’incertitude en les laissant tous imaginer. Un dénouement nécessité ne peut laisser prévoir que lui ; & l’on ne doit pas attendre qu’un succès assûré, qu’un revers inévitable, échappe aux yeux des spectateurs. Plus ils se livrent à l’action, & plus leur attention se dirige vers le terme où elle aboutit ; or le terme prévû, l’action est finie. D’où vient que le dénouement de Rodogune est si beau ? c’est qu’il est aussi vraissemblable qu’Antiochus soit empoisonné, qu’il l’est que Cléopatre s’empoisonne. D’où vient que celui de Britannicus a nui au succès de cette belle tragédie ? c’est qu’en prévoyant le malheur de Britannicus & le crime de Néron, on ne voit aucune ressource à l’un, ni aucun obstacle à l’autre ; ce qui ne seroit pas (qu’on nous permette cette réflexion), si la belle scene de Burrhus venoit après celle de Narcisse.

Un défaut capital, dont les anciens ont donné l’exemple & que les modernes ont trop imité, c’est la langueur du dénouement. Ce défaut vient d’une mauvaise distribution de la fable en cinq actes, dont le premier est destiné à l’exposition, les trois suivans au noeud de l’intrigue, & le dernier au dénouement. Suivant cette division le fort du péril est au quatrieme acte, & l’on est obligé pour remplir le cinquieme, de dénoüer l’intrigue lentement & par degrés. ce qui ne peut manquer de rendre la fin traînante & froide ; car l’intérêt diminue dès qu’il cesse de croître. Mais la promptitude du dénouement ne doit pas nuire à sa vraissemblance, ni sa vraissemblance à son incertitude ; conditions faciles à remplir séparément, mais difficiles à concilier.

Il est rare, sur-tout aujourd’hui, qu’on évite l’un de ces deux reproches, ou du défaut de préparation ou du défaut de suspension du dénouement. On porte à nos spectacles pathétiques deux principes opposés, le sentiment qui veut être émû, & l’esprit qui ne veut pas qu’on le trompe. La prétention à juger de tout, fait qu’on ne jouit de rien. On veut en même tems prévoir les situations & s’en pénétrer, combiner d’après l’auteur & s’attendrir avec le peuple, être dans l’illusion & n’y être pas : les nouveautés sur-tout ont ce desavantage, qu’on y va moins en spectateur qu’en critique. Là chacun des connoisseurs est comme double, & son coeur a dans son esprit un incommode voisin. Ainsi le poëte qui n’avoit autrefois que l’imagination à séduire, a de plus aujourd’hui la réflexion à surprendre. Si le fil qui conduit au denouement échappe à la vûe, on se plaint qu’il est trop foible ; s’il se laisse appercevoir, on se plaint qu’il est trop grossier. Quel parti doit prendre l’auteur ? celui de travailler pour l’ame, & de compter pour très-peu de chose la froide analyse de l’esprit.

De toutes les péripéties, la reconnoissance est la plus favorable à l’intrigue & au dénouement : à l’intrigue, en ce qu’elle est précédée par l’incertitude & le trouble qui produisent l’intérêt : au dénouement, en ce qu’elle y répand tout-à-coup la lumiere, & renverse en un instant la situation des personnages & l’attente des spectateurs. Aussi a-t-elle été pour les anciens une source féconde de situations intéressantes & de tableaux pathétiques. La reconnoissance est d’autant plus belle, que les situations dont elle produit le changement sont plus extrèmes, plus opposées, & que le passage en est plus prompt : par-là celle d’OEdipe est sublime. Voyez Reconnoissance .

A ces moyens naturels d’amener le dénouement, se joint la machine ou le merveilleux, ressource dont il ne faut pas abuser, mais qu’on ne doit pas s’interdire. Le merveilleux a sa vraissemblance dans les moeurs de la piece & dans la disposition des esprits. Il est deux especes de vraissemblance, l’une de réflexion & de raisonnement ; l’autre de sentiment & d’illusion. Un évenement naturel est susceptible de l’une & de l’autre : il n’en est pas toûjours ainsi d’un évenement merveilleux. Mais quoique ce dernier ne soit le plus souvent aux yeux de la raison qu’une fable ridicule & bisarre, il n’est pas moins une vérité pour l’imagination séduite par l’illusion & échauffée par l’intérêt. Toutefois pour produire cette espece d’enivrement qui exalte les esprits & subjugue l’opinion, il ne faut pas moins que la chaleur de l’enthousiasme. Une action où doit entrer le merveilleux demande plus d’élevation dans le style & dans les moeurs, qu’une action toute naturelle. Il faut que le spectateur emporté hors de l’ordre des choses humaines par la grandeur du sujet, attende & souhaite l’entremise des dieux dans des périls ou des malheurs dignes de leur assistance.

Nec deus intersit, nisi dignus vindice nodus, &c.

C’est ainsi que Corneille a préparé la conversion de Pauline, & il n’est personne qui ne dise avec Polieucte :

Elle a trop de vertus, pour n’être pas chrétienne.

On ne s’intéresse pas de même à la conversion de Félix. Corneille, de son aveu, ne savoit que faire de ce personnage ; il en a fait un chrétien. Ainsi tout sujet tragique n’est pas susceptible de merveilleux : il n’y a que ceux dont la religion est la base, & dont l’intérêt tient pour ainsi dire au ciel & à la terre qui comportent ce moyen ; tel est celui de Polieucte que nous venons de citer ; tel est celui d’Athalie, où les prophéties de Joad sont dans la vraissemblance, quoique peut-être hors d’oeuvre ; tel est celui d’OEdipe, qui ne porte que sur un oracle. Dans ceux-là, l’entremise des dieux n’est point étrangere à l’action, & les Poëtes n’ont eu garde d’y observer ce faux principe d’Aristote : Si l’on se sert d’une machine, il faut que ce soit toûjours hors de l’action de la tragédie ; (il ajoûte) ou pour expliquer les choses qui sont arrivées auparavant, & qu’il n’est pas possible que l’homme sache, ou pour avertir de celles qui arriveront dans la suite, & dont il est nécessaire qu’on soit instruit. On voit qu’Aristote n’admet le merveilleux, que dans les sujets dont la constitution est telle qu’ils ne peuvent s’en passer, en quoi l’auteur de Semiramis est d’un avis précisément contraire : Je voudrois sur-tout ; dit-il, que l’intervention de ces êtres surnaturels ne parût pas absolument nécessaire ; & sur ce principe l’ombre de Ninus vient empêcher le mariage incestueux de Semiramis avec Ninias, tandis que la seule lettre de Ninus, déposée dans les mains du grand-prêtre, auroit suffi pour empêcher cet inceste. Quel est de ces deux sentimens le mieux fondé en raisons & en exemples ? Voyez Merveilleux .

Le dénouement doit-il être affligeant ou consolant ? nouvelle difficulté, nouvelles contradictions. Aristote exclut de la tragédie les caracteres absolument vertueux & absolument coupables. Le dénouement, à son avis, ne peut donc être ni heureux pour les bons, ni malheureux pour les méchans. Il n’admet que des personnages coupables & vertueux à demi, qui sont punis à la fin de quelque crime involontaire ; d’où il conclut que le dénouement doit être malheureux. Socrate & Platon vouloient au contraire que la tragédie se conformât aux lois, c’est-à-dire qu’on vît sur le théâtre l’innocence en opposition avec le crime ; que l’une fût vengée, & que l’autre fût puni. Si l’on prouve que c’est là le genre de tragédie, non-seulement le plus utile, mais le plus intéressant, le plus capable d’inspirer la terreur & la pitié, ce qu’Aristote lui refuse, on aura prouvé que le dénouement le plus parfait à cet égard est celui où succombe le crime & où l’innocence triomphe, sans prétendre exclure le genre opposé. V. Tragédie .

Le dénouement de la comédie n’est pour l’ordinaire qu’un éclaircissement qui dévoile une ruse, qui fait cesser une méprise, qui détrompe les dupes, qui démasque les fripons, & qui acheve de mettre le ridicule en évidence. Comme l’amour est introduit dans presque toutes les intrigues comiques, & que la comédie doit finir gaiement, on est convenu de la terminer par le mariage : mais dans les comédies de caractere, le mariage est plûtôt l’achevement que le dénouement de l’action. Voyez le Misantrope & l’Ecole des Maris, &c.

Le dénouement de la Comédie a cela de commun avec celui de la Tragédie, qu’il doit être préparé de même, naître du fond du sujet & de l’enchaînement des situations. Il a cela de particulier, qu’il exige à la rigueur la plus exacte vraissemblance, & qu’il n’a pas besoin d’être imprévû ; souvent même il n’est comique, qu’autant qu’il est annoncé. Dans la Tragédie, c’est le spectateur qu’il faut séduire : dans la Comédie, c’est le personnage qu’il faut tromper ; & l’un ne rit des méprises de l’autre, qu’autant qu’il n’en est pas de moitié. Ainsi lorsque Moliere fait tendre à Georges Dandin le piége qui amene le dénouement, il nous met de la confidence. Dans le Comique attendrissant, le dénouement doit etre imprévû comme celui de la Tragédie, & pour la même raison. On y employe aussi la reconnoissance ; avec cette différence que le changement qu’elle cause est toûjours heureux dans ce genre de Comédie, & que dans la Tragédie il est souvent malheureux. La reconnoissance a cet avantage, soit dans le comique de raractere, soit dans le comique de situation, qu’elle laisse un champ libre aux méprises, sources de la bonne plaisanterie, comme l’incertitude est la source de l’intérêt. Voyez Comédie, Comique, Intrigue , &c.

Après que tous les noeuds de l’intrigue comique ou tragique sont rompus, il reste quelquefois des éclaircissemens à donner sur le sort des personnages, c’est ce qu’on appelle achevement ; les sujets bien constitués n’en ont pas besoin. Tous les obstacles sont dans le noeud, toutes les solutions dans le dénouement. Dans la Comédie l’action finit heureusement par un trait de caractere. Et moi, dit l’Avare, je vais revoir ma chere cassette. J’aurois mieux fait, je crois, de prendre Célimene, dit l’Irrésolu. La tragédie qui n’est qu’un apologue devroit finir par un trait frappant & lumineux, qui en seroit la moralité ; & nous ne craignons point d’en donner pour exemple cette conclusion d’une tragédie moderne, où Hécube expirante dit ces beaux vers :

Je me meurs : rois, tremblez, ma peine est légitime ;
J’ai chéri la vertu, mais j’ai souffert le crime.

Article de M. Marmontel.

DIALOGUE

Dialogue (Belles-Lettres)

DIALOGUE, s. m. (Belles-lettres.) entretien de deux ou de plusieurs personnes, soit de vive voix, soit par écrit. Voyez Dialectique .

Ce mot vient du latin dialogus, & celui-ci du grec διάλογος, qui signifie la même chose.

Le dialogue est la plus ancienne façon d’écrire, & c’est celle que les premiers auteurs ont employée dans la plûpart de leurs traités. M. de Fenelon archevêque de Cambray, a très-bien fait sentir le pouvoir & les avantages du dialogue, dans le mandement qui est à la tête de son instruction pastorale en forme de dialogue. Le saint Esprit même n’a pas dédaigné de nous enseigner par des dialogues. Les saints peres ont suivi la même route ; saint Justin, saint Athanase, saint Basile, saint Chrysostome, &c. s’en sont servis très-utilement, tant contre les Juifs & les Payens, que contre les hérétiques de leur siecle.

L’antiquité prophane avoit aussi employé l’art du dialogue, non-seulement dans les sujets badins, mais encore pour les matieres les plus graves. Du premier genre sont les dialogues de Lucien, & du second ceux de Platon. Celui-ci, dit l’auteur d’une préface qu’on trouve à la tête des dialogues de M. de Fenelon sur l’éloquence, ne songe en vrai philosophe qu’à donner de la force à ses raisonnemens, & n’affecte jamais d’autre langage que celui d’une conversation ordinaire ; tout est net, simple, familier. Lucien au contraire met de l’esprit par-tout ; tous les dieux, tous les hommes qu’il fait parler, sont des gens d’une imagination vive & délicate. Ne reconnoît-on pas d’abord que ce ne sont ni les hommes ni les dieux qui parlent, mais Lucien qui les fait parler ? On ne peut cependant pas nier que ce ne soit un auteur original qui a parfaitement réussi dans ce genre d’écrire. Lucien se mocquoit des hommes avec finesse, avec agrément ; mais Platon les instruisoit avec gravité & sagesse. M. de Fenelon a sû imiter tous les deux, selon la diversité de ses sujets : dans ses dialogues des morts on trouve toute la délicatesse & l’enjouement de Lucien ; dans ses dialogues sur l’éloquence il imite Platon : tout y est naturel, tout est ramené à l’instruction ; l’esprit disparoît, pour ne laisser parler que la sagesse & la vérité.

Parmi les anciens, Cicéron nous a encore donné des modeles de dialogues dans ses admirables traités de la vieillesse, de l’amitié, de la nature des dieux, ses tusculanes, ses questions académiques, son Brutus, ou des orateurs illustres. Erasme, Laurent Valle, Textor & d’autres, ont aussi donné des dialogues ; mais parmi les modernes, personne ne s’est tant distingué en ce genre que M. de Fontenelle, dont tout le monde connoît les dialogues des morts. (G)

DIRECT

Direct (Histoire)

Direct ; dans l’Histoire, on dit qu’un discours est direct, qu’une harangue est directe, lorsqu’on fait parler ou haranguer les personnages eux-mêmes. Au contraire on appelle discours indirects, ceux dont l’historien ne rapporte que la substance ou les principaux points, & qu’il ne fait pas prononcer expressément par ceux qui sont censés les avoir tenus. Les anciens sont pleins de ces harangues directes, pour la plûpart imaginaires. Il est étonnant, sur-tout, quelle éloquence Tite-Live prête à ces premiers Romains, qui jusqu’au tems de Marius s’occupoient plus à bien faire qu’à bien dire, comme le remarque Salluste. Les modernes sont plus reservés sur ces morceaux oratoires.

Cependant comme il ne faut pas être prodigue de ces ornemens, il ne faut pas non plus en être avare. Il est des circonstances où cette espece de fiction, sans altérer le fond de la vérité, répand dans la narration beaucoup de force & de chaleur. C’est lorsque le personnage qui prend la parole, ne dit que ce qu’il a dû naturellement penser & dire. Salluste pouvoit ne donner qu’un précis des discours de Catilina à ses conjurés. Il a mieux aimé le faire parler lui-même, & cet artifice ne sert qu’à développer par une peinture plus animée le caractere & les desseins de cet homme dangereux. L’histoire n’est pas moins le tableau de l’intérieur que de l’extérieur des hommes. C’est dans leur ame qu’un écrivain philosophe cherche la source de leurs actions ; & tout lecteur intelligent sent bien qu’on ne lui donne pas les discours du personnage qu’on lui présente, pour des vérités de fait aussi exactes que la marche d’une armée, ou que les articles d’un traité. Ces discours sont communément le résultat des combinaisons que l’historien a faites sur la situation, les sentimens, les intérêts de celui qu’il fait parler ; & ce seroit vouloir réduire l’histoire à la sécheresse stérile des gazettes, que de vouloir la dépouiller absolument de ces traits, qui l’embellissent sans la déguiser.

Il n’est aucun genre de narration où le discours direct ne soit en usage, & il y répand une grace & une force qui n’appartiennent qu’à lui. Mais dans le dialogue pressé, il a un inconvénient auquel il seroit aussi avantageux que facile de remédier. C’est la répétition fatigante de ces façons de parler, lui dis-je, reprit-il, me répondit-elle, interruptions qui rallentissent la vivacité du dialogue, & rendent le style languissant où il devroit être le plus animé. Quelques anciens, comme Horace, se sont contentés dans la narration, de ponctuer le dialogue. Mais ce n’étoit point assez pour éviter la confusion. Quelques modernes, comme la Fontaine, ont distingué les répliques par les noms des interlocuteurs ; mais cet usage ne s’est introduit que dans les récits en vers. Le moyen le plus court & le plus sûr d’éviter en même tems les longueurs & l’équivoque, seroit de convenir d’un caractere qui marqueroit le changement d’interlocuteurs, & qui ne seroit jamais employé qu’à cet usage. Article de M. Marmontel.

DISTIQUE

Distique (Marmontel)

Quelques-uns de nos poëtes ont écrit en distiques. Ce sont communément ceux qui ont pensé vers-à-vers. On dit de Boileau qu’il commençoit par le second vers, afin de s’assûrer qu’il seroit le plus fort. Cette marche est monotone & fatiguante à la longue : elle rend le style lâche & diffus, attendu qu’on est obligé souvent d’étendre, & par conséquent d’affoiblir sa pensée, afin de remplir deux vers de ce qui peut se dire en un : elle est sur-tout vicieuse dans la poësie dramatique, où le style doit suivre les mouvemens de l’ame, & approcher le plus qu’il est possible de la marche libre & variée du langage naturel. En général, la grande maniere de versifier, c’est de penser en masse, & de remplir chaque vers d’une portion de la pensée, à-peu-près comme un sculpteur prend ses dimensions dans un bloc pour en former les différentes parties d’une figure ou d’un groupe, sans altérer les proportions. C’est la maniere de Corneille, & de tous ceux dont les idées ont coulé à pleine source. Les autres ont imaginé, pour ainsi dire, goutte-à-goutte, & leur style est comme un filet d’eau pure à la vérité, mais qui tarit à chaque instant. Voyez Style, Vers , &c. Article de M. Marmontel.

EGLOGUE

Réflexions sur la Poésie pastorale.

L’églogue étant l’imitation des moeurs champêtres dans leur plus belle simplicité, on peut considérer les bergers dans trois états : ou tels qu’ils ont été dans l’abondance & l’égalité du premier âge, avec la simplicité de la nature, la douceur de l’innocence, & la noblesse de la liberté : ou tels qu’ils sont devenus depuis que l’artifice & la force ont fait des esclaves & des maîtres ; réduits à des travaux dégoûtans & pénibles, à des besoins douloureux & grossiers, à des idées basses & tristes : ou tels enfin qu’ils n’ont jamais été, mais tels qu’ils pouvoient être, s’ils avoient conservé assez long-tems leur innocence & leur loisir pour se polir sans se corrompre, & pour étendre leurs idées sans multiplier leurs besoins. De ces trois états le premier est vraissemblable, le second est réel, le troisieme est possible. Dans le premier, le soin des troupeaux, les fleurs, les fruits, le spectacle de la campagne, l’émulation dans les jeux, le charme de la beauté, l’attrait physique de l’amour, partagent toute l’attention & tout l’intérêt des bergers ; une imagination riante, mais timide, un sentiment délicat, mais ingénu, regnent dans tous leurs discours : rien de refléchi, rien de rafiné ; la nature enfin, mais la nature dans sa fleur. Telles sont les moeurs des bergers pris dans l’état d’innocence.

Mais ce genre est peu vaste. Les Poëtes s’y trouvant à l’étroit, se sont répandus, les uns comme Théocrite, dans l’état de grossiereté & de bassesse ; les autres comme quelques-uns des modernes, dans l’état de culture & de rafinement : les uns & les autres ont manqué d’unité dans le dessein, & se sont éloignés de leur but.

L’objet de la poésie pastorale a été jusqu’à présent de présenter aux hommes l’état le plus heureux dont ils leur soit permis de joüir, & de les en faire joüir en idée par le charme de l’illusion. Or l’état de grossiereté & de bassesse n’est point cet heureux état. Personne, par exemple, n’est tenté d’envier le sort de deux bergers qui se traitent de voleurs & d’infames (Virg. égl. 3). D’un autre côté, l’état de rafinement & de culture ne se concilie pas assez dans notre opinion avec l’état d’innocence, pour que le mêlange nous en paroisse vraissemblable. Ainsi plus la poésie pastorale tient de la rusticité ou du rafinement, plus elle s’éloigne de son objet.

Virgile étoit fait pour l’orner de toutes les graces de la nature, si au lieu de mettre ses bergers à sa place, il se fût mis lui-même à la place de ses bergers. Mais comme presque toutes ses églogues sont allégoriques, le fond perce à-travers le voile & en altere les couleurs. A l’ombre des hêtres on entend parler de calamités publiques, d’usurpation, de servitude : les idées de tranquillité, de liberté, d’innocence, d’égalité, disparoissent ; & avec elles s’évanoüit cette douce illusion, qui dans le dessein du poëte devoit faire le charme de ses pastorales.

« Il imagina des dialogues allégoriques entre des bergers, afin de rendre ses pastorales plus intéressantes »,

a dit l’un des traducteurs de Virgile. Mais ne confondons pas l’intérêt relatif & passager des allusions, avec l’intérêt essentiel & durable de la chose. Il arrive quelquefois que ce qui a produit l’un pour un tems, nuit dans tous les tems à l’autre. Il ne faut pas douter, par exemple, que la composition de ces tableaux où l’on voit l’Enfant-Jesus caressant un moine, n’ait été ingénieuse & intéressante pour ceux à qui ces tableaux étoient destinés. Le moine n’en est pas moins ridiculement placé dans ces peintures allégoriques.

Rien de plus délicat, de plus ingénieux, que les églogues de quelques-uns de nos poëtes ; l’esprit y est employé avec tout l’art qui peut le déguiser. On ne sait ce qui manque à leur style pour être naïf : mais on sent bien qu’il ne l’est pas ; cela vient de ce que leurs bergers pensent au lieu de sentir, & analysent au lieu de peindre.

Tout l’esprit de l’églogue doit être en sentimens & en images ; on ne veut voir dans les bergers que des hommes bien organisés par la nature, & à qui l’art n’ait point appris à composer & à décomposer leurs idées. Ce n’est que par les sens qu’ils sont instruits & affectés, & leur langage doit être comme le miroir où ces impressions se retracent. C’est-là le mérite dominant des églogues de Virgile.

Ite meoe, felix quondum pecus, ite capelloe.
Fortunate senex, hic inter flumina nota,
Et fontes sacros, frigus captabis opacum.

« Comme on suppose ses acteurs (a dit la Motte en parlant de l’églogue) dans cette premiere ingénuité que l’art & le rafinement n’avoient point encore altérée, ils sont d’autant plus touchans, qu’ils font plus émus, & qu’ils raisonnent moins . . . . Mais qu’on y prenne garde : rien n’est souvent si ingénieux que le sentiment ; non pas qu’il soit jamais recherché, mais parce qu’il supprime tout raisonnement ».

Cette réflexion est très-fine & très-séduisante. Essayons d’y démêler le vrai. Le sentiment franchit le milieu des idées ; mais il embrasse des rapports plus ou moins éloignés, suivant qu’ils sont plus ou moins connus : & ceci dépend de la réflexion & de la culture.

Je viens de la voir : qu’elle est belle ! . . . .
Vous ne sauriez trop la punir.
Quinaut.

Ce passage est naturel dans le langage d’un héros ; il ne le seroit pas dans celui d’un berger.

Un berger ne doit appercevoir que ce qu’apperçoit l’homme le plus simple sans réflexion & sans effort. Il est éloigné de sa bergere ; il voit préparer des jeux, & il s’écrie :

Quel jour ! quel triste jour ! & l’on songe à des fêtes.
Fontenelle.

Il croit toucher au moment où de barbares soldats vont arracher ses plans ; il se dit à lui-même :

Insere nunc, Meliboee, pyros, pone ordine vites.
Virg.

La naïveté n’exclut pas la délicatesse : celle-ci consiste dans la sagacité du sentiment, & la nature la donne. Un vif intérêt rend attentif aux plus petites choses.

Rien n’est indifférent à des coeurs bien épris.
Font.

Et comme les bergers ne sont guere occupés que d’un objet, ils doivent naturellement s’y intéresser davantage. Ainsi la délicatesse du sentiment est essentielle à la poésie pastorale. Un berger remarque que sa bergere veut qu’il l’apperçoive lorsqu’elle se cache.

Et fugit ad salices, & se cupit ante videri.
Virg.

Il observe l’accueil qu’elle fait à son chien & à celui de son rival.

L’autre jour sur l’herbette
Mon chien vint te flater ;
D’un coup de ta houlette,
Tu sus bien l’écarter.
Mais quand le sien, cruelle,
Par hasard suit tes pas,
Par son nom tu l’appelles.
Non, tu ne m’aimes pas.

Combien de circonstances délicatement saisies dans ce reproche ! c’est ainsi que les bergers doivent développer tout leur coeur & tout leur esprit sur la passion qui les occupe davantage. Mais la liberté que leur en donne la Motte, ne doit pas s’étendre plus loin.

On demande quel est le degré de sentiment dont l’églogue est susceptible, & quelles sont les images dont elle aime à s’embellir.

L’abbé Desfontaines nous dit, en parlant des moeurs pastorales de l’ancien tems :

« Le berger n’aimoit pas plus sa bergere, que ses brebis, ses pâturages & ses vergers . . . . & quoiqu’il y eût alors comme aujourd’hui des jaloux, des ingrats, des infideles, tout cela se pratiquoit au moins modérément »

Quoi de plus positif que ce témoignage ? Il assûre de même ailleurs,

« que l’hyperbolique est l’ame de la poésie . . . . . . que l’amour est fade & doucereux dans la Bérénice de Racine . . . . . qu’il ne seroit pas moins insipide dans le genre pastoral . . . . . . & qu’il ne doit y entrer qu’indirectement & en passant, de peur d’affadir le lecteur ».

Tout cela prouve que ce traducteur de Virgile voyoit aussi loin dans les principes de l’art, que dans ceux de la nature.

Ecoutons M. de Fontenelle, & la Motte son disciple.

« Les hommes (dit le premier) veulent être heureux, & ils voudroient l’être à peu de frais. Il leur faut quelque mouvement, quelque agitation ; mais un mouvement & une agitation qui s’ajuste, s’il se peut, avec la sorte de paresse qui les possede : & c’est ce qui se trouve le plus heureusement du monde dans l’amour, pourvû qu’il soit pris d’une certaine façon. Il ne doit pas être ombrageux, jaloux, furieux, desespéré ; mais tendre, simple, délicat, fidele, & pour se conserver dans cet état, accompagné d’espérance : alors on a le coeur rempli, & non pas troublé, &c ».

« Nous n’avons que faire (dit la Motte) de chan ger nos idées pour nous mettre à la place des bergers amans . . . . . & à la scene & aux habits près, c’est notre portrait même que nous voyons. Le poëte pastoral n’a donc pas de plus sûr moyen de plaire, que de peindre l’amour, ses desirs, ses emportemens, & même son desespoir. Car je ne croi pas cet excès opposé à l’églogue : Et quoique ce soit le sentiment de M. de Fontenelle, que je regarderai toujours comme mon maître, je fais gloire encore d’être son disciple dans la grande leçon d’examiner, & de ne souscrire qu’à ce qu’on voit ».

Nous citons ce dernier trait pour donner aux gens de lettres un exemple de noblesse & d’honnêteté dans la dispute. Examinons à notre tour lequel de ces deux sentimens doit prévaloir.

Que les emportemens de l’amour soient dans le caractere des bergers pris dans l’état d’innocence, c’est ce qu’il seroit trop long d’approfondir ; il faudroit pour cela distinguer les purs mouvemens de la nature, des écarts de l’opinion, & des rafinemens de la vanité. Mais en supposant que l’amour dans son principe naturel soit une passion fougueuse & cruelle, n’est-ce pas perdre de vûe l’objet de l’églogue, que de présenter les bergers dans ces violentes situations ? La maladie & la pauvreté affligent les bergers comme le reste des hommes ; cependant on écarte ces tristes images de la peinture de leur vie. Pourquoi ? parce qu’on se propose de peindre un état heureux. La même raison doit en exclure les excès des passions. Si l’on veut peindre des hommes furieux & coupables, pourquoi les chercher dans les hameaux ? pourquoi donner le nom d’églogues à des scenes de tragédie ? Chaque genre a son degré d’intérêt & de pathétique : celui de l’églogue ne doit être qu’une douce émotion. Est-ce à dire pour cela qu’on ne doive introduire sur la scene que des bergers heureux & contens ? Non : l’amour des bergers a ses inquiétudes ; leur ambition a ses revers. Une bergere absente ou infidele, un vent du midi qui a flétri les fleurs, un loup qui enleve une brebis chérie, sont des objets de tristesse & de douleur pour un berger-Mais dans ses malheurs même on admire la douceur de son état. Qu’il est heureux, dira un courtisan, de ne souhaiter qu’un beau jour ! Qu’il est heureux, dira un plaideur, de n’avoir que des loups à craindre ! Qu’il est heureux, dira un souverain, de n’avoir que des moutons à garder !

Virgile a un exemple admirable du degré de chaleur auquel peut se porter l’amour, sans altérer la douce simplicité de la poésie pastorale. C’est dommage que cet exemple ne soit pas honnête à citer.

L’amour a toûjours été la passion dominante de l’églogue, par la raison qu’elle est la plus naturelle aux hommes, & la plus familiere aux bergers. Les anciens n’ont peint de l’amour que le physique : sans doute en étudiant la nature, ils n’y ont trouvé rien de plus. Les modernes y ont ajoûté tous ces petits rafinemens, que la fantaisie des hommes a inventés pour leur supplice ; & il est au moins douteux que la Poésie ait gagné à ce mêlange. Quoi qu’il en soit, la froide galanterie n’auroit dû jamais y prendre la place d’un sentiment ingénu. Passons au choix des images.

Tous les objets que la nature peut offrir aux yeux des bergers, sont du genre de l’églogue. Mais la Motte a raison de dire, que quoique rien ne plaise que ce qui est naturel, il ne s’ensuit pas que tout ce qui est naturel doive plaire. Sur le principe déja posé que l’églogue est le tableau d’une condition digne d’envie, tous les traits qu’elle présente doivent concourir à former ce tableau. De-là vient que les images grossieres, ou purement rustiques, doivent en être bannies ; de-là vient que les bergers ne doivent pas dire, comme dans Théocrite : je hais les renards qui mangent les figues, je hais les escarbots qui mangent les raisins, &c. De-là vient que les pêcheurs de Sannazar sont d’une invention malheureuse ; la vie des pêcheurs n’offre que l’idée du travail, de l’impatience & de l’ennui. Il n’en est pas de même de la condition des laboureurs : leur vie, quoique pénible, présente l’image de la gaieté, de l’abondance, & du plaisir ; le bonheur n’est incompatible qu’avec un travail ingrat & forcé ; la culture des champs, l’espérance des moissons, la récolte des grains, les repas, la retraite, les danses des moissonneurs, présentent des tableaux aussi rians que les troupeaux & les prairies. Ces deux vers de Virgile en sont un exemple :

Testilis & rapido fessis messoribus oestu
Alia, serpillumque, herbas contundit olentes.

Qu’on introduise avec art sur la scene des bergers & des laboureurs, on verra quel agrément & quelle variété peuvent naître de ce mêlange.

Mais quelque art qu’on employe à embellir & à varier l’églogue, sa chaleur douce & tempérée ne peut soûtenir long-tems une action intéressante. Delà vient que les bergeries de Racan sont froides à la lecture, & le seroient encore plus au théatre ; quoique le style, les caracteres, l’action même de ces bergeries s’éloignent de la simplicité du genre pastoral. L’Aminte & le Pastor-fido, ces poëmes charmans, languiroient eux-mêmes, si les moeurs en étoient purement champêtres. L’action de l’églogue, pour être vive, ne doit avoir qu’un moment. La passion seule peut nourrir un long intérêt ; il se refroidit s’il n’augmente. Or l’intérêt ne peut augmenter à un certain point, sans sortir du genre de l’églogue, qui de sa nature n’est susceptible ni de terreur, ni de pitié.

Tout poëme sans dessein, est un mauvais poëme. La Motte, pour le dessein de l’églogue, veut qu’on choisisse d’abord une vérité digne d’intéresser le coeur & de satisfaire l’esprit, & qu’on imagine ensuite une conversation de bergers, ou un évenement pastoral, où cette vérité se développe. Nous tombons d’accord avec lui que suivant ce dessein on peut faire une églogue excellente, & que ce développement d’une vérité particuliere seroit un mérite de plus. Mais nous ajoûtons qu’il est une vérité générale, qui suffit au dessein & à l’intérêt de l’églogue. Cette vérité, c’est l’avantage d’une vie douce, tranquille & innocente, telle qu’on peut la goûter en se rapprochant de la nature, sur une vie mêlée de trouble, d’amertume & d’ennuis, telle que l’homme l’éprouve depuis qu’il s’est forgé de vains desirs, des intérêts chimériques, & des besoins factices. C’est ainsi, sans doute, que M. de Fontenelle a envisagé le dessein moral de l’églogue, lorsqu’il en a banni les passions funestes ; & si la Motte avoit saisi ce principe, il n’eût proposé ni de peindre dans ce poëme les emportemens de l’amour, ni d’en faire aboutir l’action à quelque vérité cachée. La fable doit renfermer une moralité : & pourquoi ? parce que le matériel de la fable est hors de toute vraissemblance. Voyez Fable. Mais l’églogue a sa vraissemblance & son intérêt en elle-même, & l’esprit se repose agréablement sur le sens littéral qu’elle lui présente, sans y chercher un sens mystérieux.

L’églogue en changeant d’objet, peut changer aussi de genre ; on ne l’a considérée jusqu’ici que comme le tableau d’une condition digne d’envie, ne pourroit-elle pas être aussi la peinture d’un état digne de pitié ? en seroit-elle moins utile ou moins intéressante ? elle peindroit d’après nature des moeurs grossieres & de tristes objets ; mais ces images, vivement exprimées, n’auroient-elles pas leur beauté, leur pathétique, & sur-tout leur bonté morale ? Ceux qui panchent pour ce genre naturel & vrai, se fondent sur ce principe, que tout ce qui est beau en peinture, doit l’être en poésie ; & que les paysans de Teniers ne le cedent en rien aux bergers de Pater, & aux galans de Vateau. Ils en concluent que Colin & Colette, Mathurin & Claudine, sont des personnages aussi dignes de l’églogue, dans la rusticité de leurs moeurs & la misere de leur état, que Daphnis & Timarete, Aminthe & Licidas, dans leur noble simplicité & dans leur aisance tranquille. Le premier genre sera triste, mais la tristesse & l’agrément ne sont point incompatibles. On n’auroit ce reproche à essuyer que des esprits froids & superficiels, espece de critiques qu’on ne doit jamais compter pour rien. Ce genre, dit-on, manqueroit de délicatesse & d’élégance ; pourquoi ? les paysans de la Fontaine ne parlent-ils pas le langage de la nature, & ce langage n’a-t-il point une élégante simplicité ? Quel est le critique qui trouvera trop recherché le castaneoe molles & pressi copia lactis de Virgile ? D’ailleurs ce langage inculte auroit du moins pour lui l’énergie de la vérité. Il y a peu de tableaux champêtres plus forts, plus intéressans pour l’imagination & pour l’ame, que ceux que la Fontaine nous a peints dans la fable du paysan du Danube. En un mot il n’y a qu’une sorte d’objets qui doivent être bannis de la Poésie, comme de la Peinture : ce sont les objets dégoûtans, & la rusticité peut ne pas l’être. Qu’une bonne paysanne reprochant à ses enfans leur lenteur à puiser de l’eau, & à allumer du feu pour préparer le repas de leur pere, leur dise :

« Savez-vous, mes enfans, que dans ce moment même votre pere, courbé sous le poids du jour, force une terre ingrate à produire de quoi vous nourrir ? Vous le verrez revenir ce soir accablé de fatigue & degouttant de sueur, &c. cette églogue sera aussi touchante que naturelle. »

L’églogue est un récit, ou un entretien, ou un mêlange de l’un & de l’autre : dans tous les-cas elle doit être absolue dans son plan, c’est-à-dire, ne laisser rien à desirer dans son commencement, dans son milieu ni dans sa fin : regle contre laquelle peche toute églogue, dont les personnages ne savent à quel propos ils commencent, continuent, ou finissent de parler. Voyez Dialogue.

Dans l’églogue en récit, ou c’est le poëte, ou c’est l’un de ses bergers qui raconte. Si c’est le poëte, il lui est permis de donner à son style un peu plus d’élégance & d’éclat : mais il n’en doit prendre les ornemens que dans les moeurs & les objets champêtres ; il ne doit être lui-même que le mieux instruit, & le plus ingénieux des bergers. Si c’est un berger qui raconte, le style & le ton de l’églogue en récit ne differe en rien du style & du ton de l’églogue dialoguée. Dans l’un & l’autre il doit être un tissu d’images familieres, mais choisies ; c’est-à-dire, ou gracieuses ou touchantes : c’est-là ce qui met les pastorales anciennes si fort au-dessus des modernes. Il n’est point de galerie si vaste, qu’un peintre habile ne pût orner avec une seule des églogues de Virgile.

C’est une erreur assez généralement répandue, que le style figuré n’est point naturel : en attendant que nous essayons de la détruire, relativement à la Poésie en général (Voyez Image ), nous allons la combattre en peu de mots à l’égard de la poésie champêtre. Non-seulement il est dans la nature que le style des bergers soit figuré, mais il est contre toute vraissemblance qu’il ne le soit pas. Employer le style figuré, c’est à-peu-près, comme Lucain l’a dit de l’écriture,

Donner de l’ame aux corps, & du corps aux pensées ;

& c’est ce que fait naturellement un berger. Un ruisseau serpente dans la prairie ; le berger ne pénetre point la cause physique de ses détours : mais attribuant au ruisseau un penchant analogue au sien, il se persuade que c’est pour caresser les fleurs & couler plus long-tems au-tour d’elles, que le ruisseau s’égare & prolonge son cours. Un berger sent épanoüir son ame au retour de sa bergere ; les termes abstraits lui manquent pour exprimer ce sentiment. Il a recours aux images sensibles : l’herbe que ranime la rosée, la nature renaissante au lever du soleil, les fleurs écloses au premier souffle du zéphir, lui prêtent les couleurs les plus vives pour exprimer ce qu’un métaphysicien auroit bien de la peine à rendre. Telle est l’origine du langage figuré, le seul qui convienne à la pastorale, par la raison qu’il est le seul que la nature ait enseigné.

Cependant autant que des images détachées sont naturelles dans le style, autant une allégorie continue y paroîtroit artificielle. La comparaison même ne convient à l’églogue, que lorsqu’elle semble se présenter sans qu’on la cherche, & dans des momens de repos. De-là vient que celle-ci manque de naturel, employée comme elle est dans une situation qui ne permet pas de parcourir tous ces rapports.

Nec lacrymis crudelis amor, nec gramine rivi,
Nec cytiso saturantur apes, nec fronde capelloe.

Le dialogue est une partie essentielle de l’églogue : mais comme il a les mêmes regles dans tous les genres de poésie, voyez Dialogue. Article de M. Marmontel.

ELEGIAQUE

Élégiaque (Belles-Lettres)

M. Marmontel nous a communiqué sur ce sujet les réflexions suivantes. L’inégalité des vers élégiaques les distingue, dit-il, des vers héroiques, dont la marche soûtenue caractérise la majesté :

Arma, gravi numero, violentaque bella parabam
Edere, materiâ conveniente modis.
Par erat inferior versus : risisse Cupido
Dicitur, atque unum subripuisse pedem.
Ovid. Am. lib. I. el. 1.

Mais comment cette mesure pouvoit-elle peindre également deux affections de l’ame opposées ? c’est ce qui est encore sensible pour nos oreilles, continue M. Marmontel, malgré l’altération de la prosodie latine dans notre prononciation.

La tristesse & la joie ont cela de commun, que leurs mouvemens sont inégaux & fréquemment interrompus : l’un & l’autre suspendent la respiration, coupent la voix, rompent la mesure : l’une s’affoiblit, expire, & tombe ; l’autre s’anime, tressaillit & s’élance. Or le vers pentametre a cette propriété, que ses interruptions peuvent être ou des chûtes ou des élans, suivant l’expression qu’on lui donne : la mesure en est donc également docile à peindre les mouvemens de la tristesse & de la joie. Mais comme dans la nature les mouvemens de l’une & de l’autre ne sont pas aussi fréquemment interrompus que ceux du vers pentametre, on y a joint, pour les suspendre & les soûtenir, la mesure ferme du vers héroïque : de-là le mélange alternatif de ces deux vers dans l’élégie.

Cependant le pathétique en général se peint encore mieux dans le vers ïambe, dont la mesure simple & variée approche de la nature, autant que l’art du vers peut en approcher ; & il est vraissemblable que si ce vers n’a pas eu la préférence dans le genre élégiaque, comme dans le dramatique, c’est que l’élégie étoit mise en chant.

Quintilien regarde Tibulle comme le premier des poëtes élégiaques ; mais il ne parle que du style, mihi tersus atque elegans maximè videtur. Pline le jeune préfere Catule, sans doute pour des élégies qui ne sont point parvenues jusqu’à nous. Ce que nous connoissons de lui de plus délicat & de plus touchant, ne peut guere être mis que dans la classe des madrigaux. Voyez Madrigal. Nous n’avons d’élégies de Catule, que quelques vers à Ortalus sur la mort de son frere ; la chevelure de Bérénice, élégie foible, imitée de Callimaque ; une épître à Mallius, où sa douleur, sa reconnoissance & ses amours sont comme entrelacés de l’histoire de Laodamie, avec assez peu d’art & de goût ; enfin l’avanture d’Ariane & de Thésée, épisode enchâssée dans son poëme sur les noces de Thétis, contre toutes les regles de l’ordonnance, des proportions & du dessein. Tous ces morceaux sont des modeles du style élégiaque ; mais par le fond des choses, ils ne méritent pas même, à notre avis, que l’on nomme Catule à côté de Tibule & de Properce : aussi M. l’abbé Souchai ne l’a-t-il pas compté parmi les élégiaques latins (Mém. de l’acad. des Inscriptions & Belles-Lettres, tome V II.) Le même auteur dit que Tibulle est le seul qui ait connu & exprimé parfaitement le vrai caractere de l’élégie, en quoi nous osons n’être pas de son avis ; plus éloignés encore du sentiment de ceux qui donnent la préférence à Ovide. Voyez Elégie. Le seul avantage qu’Ovide ait eu sur ses rivaux, est celui de l’invention ; car ils n’ont fait le plus souvent qu’imiter les Grecs, tels que Mimnerme & Callimaque. Mais Ovide, quoiqu’inventeur, avoit pour guides & pour exemples Tibulle & Properce, qui venoient d’écrire avant lui : secours important, dont il n’a pas toûjours profité.

Si l’on demande quel est l’ordre dans lequel ces poëtes se sont succédés, il est marqué dans ces vers d’Ovide. Trist. lib. IV. el. 10.

. . . . . . Nec amara Tibullo
Tempus amicitioe fata dedere meoe ;
Successor fuit hîc tibi, Galle, Propertius illi ;
Quartus ab his serie temporis ipse fui.

Il ne nous reste rien de ce Gallus ; mais si c’est le même que le Gallus ami de Properce, il a dû être le plus véhément de tous les poëtes élégiaques, comme il a été le plus dur, au jugement de Quintilien. Marmontel .

ELÉGIE

ELÉGIE (Marmontel)

L’élégie dans sa simplicité touchante & noble, réunit tout ce que la Poésie a de charmes, l’imagination & le sentiment ; c’est cependant, depuis la renaissance des Lettres, l’un des genres de poésie qu’on a le plus négligés : on y a de plus attaché l’idée d’une tristesse fade, soit qu’on ne distingue pas assez la tendresse de la fadeur ; soit que les poëtes, sur l’exemple desquels cette opinion s’est établie, ayent pris eux-mêmes le style doucereux pour le style tendre.

Il n’est donc pas inutile de développer ici le caractere de l’élégie, d’après les modeles de l’antiquité.

Comme les froids législateurs de la Poésie n’ont pas jugé l’élégie digne de leur sévérité, elle joüit encore de la liberté de son premier âge. Grave ou legere, tendre ou badine, passionnée ou tranquille, riante ou plaintive à son gré, il n’est point de ton, depuis l’héroïque jusqu’au familier, qu’il ne lui soit permis de prendre. Properce y a décrit en passant la formation de l’univers, Tibulle les tourmens du tartare ; l’un & l’autre en ont fait des tableaux dignes tour-à-tour de Raphaël, du Correge & de l’Albane : Ovide ne cesse d’y joüer avec les fleches de l’Amour.

Cependant pour en déterminer le caractere par quelques traits plus marqués, nous la diviserons en trois genres, le passionné, le tendre, & le gracieux.

Dans tous les trois elle prend également le ton de la douleur & de la joie ; car c’est sur-tout dans l’élégie que l’Amour est un enfant qui pour rien s’irrite & s’appaise, qui pleure & rit en même tems. Par la même raison, le tendre, le passionné, le gracieux, ne sont pas des genres incompatibles dans l’élégie amoureuse ; mais dans leur mélange il y a des nuances, des passages, des gradations à ménager. Dans la même situation où l’on dit torqueor infelix ! on ne doit pas comparer la rougeur de sa maîtresse convaincue d’infidélité, à la couleur du ciel, au lever de l’aurore, à l’éclat des roses parmi les lis, &c. (Ovid. Amor. lib. II. el. 5.) Au moment où l’on crie à ses amis : Enchaînez-moi, je suis un furieux, j’ai battu ma maîtresse, on ne doit penser ni aux fureurs d’Oreste, ni à celles d’Ajax. (Ov. lib. I. el. 7.) Que ces écarts sont bien plus naturels dans Properce ! On m’enleve ce que j’aime, dit-il à son ami, & tu me défends les larmes ! Il n’y a d’injures sensibles qu’en amour . . . . c’est par-là qu’ont commencé les guerres, c’est par-là qu’à péri Troye. . . . Mais pourquoi recourir à l’exemple des Grecs ? C’est toi, Romulus, qui nous as donné celui du crime ; en enlevant les Sabines, tu appris à tes neveux à nous enlever nos amantes, &c. (Lib. II. el. 7.)

En général, le sentiment domine dans le genre passionné, c’est le caractere de Properce ; l’imagination domine dans le gracieux, c’est le caractere d’Ovide. Dans le premier l’imagination modeste & soûmise ne se joint au sentiment que pour l’embellir, & se cache en l’embellissant, subsequiturque. Dans le second le sentiment humble & docile ne se joint à l’imagination que pour l’animer, & se laisse couvrir des fleurs qu’elle répand à pleines mains. Un coloris trop brillant refroidiroit l’un, comme un pathétique trop fort obscurciroit l’autre. La passion rejette la parure des graces, les graces sont effrayées de l’air sombre de la passion ; mais une émotion douce ne les rend que plus touchantes & plus vives : c’est ainsi qu’elles regnent dans l’élégie tendre, & c’est le genre de Tibulle.

C’est pour avoir donné à un sentiment foible le ton du sentiment passionné, que l’élégie est devenue fade. Rien n’est plus insipide qu’un desespoir de sang froid. On a cru que le pathétique étoit dans les mots ; il est dans les tours & dans les mouvemens du style. Ce regret de Properce après s’être éloigné de Cinthie,

Nonne fuit melius dominoe pervincere mores ?

ce regret, dis-je, seroit froid. Mais combien la réflexion l’anime !

Quamvis dura, tamen rara puella fuit.

C’est une étude bien intéressante que celle des mouvemens de l’ame dans les élégies de ce poëte, & de Tibulle son rival ! Je veux, dit Ovide, que quelque jeune homme blessé des mêmes traits que moi, reconnoisse dans mes vers tous les signes de sa flamme, & qu’il s’écrie après un long étonnement : qui peut avoir appris à ce poëte à si bien peindre mes malheurs ? C’est la regle générale de la poésie pathétique. Ovide la donne ; Tibule & Properce la suivent, & la suivent bien mieux que lui.

Quelques poëtes modernes se sont persuadés que l’élégie plaintive n’avoit pas besoin d’ornemens : non sans doute, lorsqu’elle est passionnée. Une amante éperdue n’a pas besoin d’être parée pour attendrir en sa faveur ; son desordre, son égarement, la pâleur de son visage, les ruisseaux de larmes qui coulent de ses yeux, sont les armes de sa douleur, & c’est avec ces traits que la pitié nous pénetre. Il en est ainsi de l’élégie passionnée.

Mais une amante qui n’est qu’affligée, doit réunir pour nous émouvoir les charmes de la beauté, la parure, ou plûtôt le négligé des graces. Telle doit être l’élégie tendre, semblable à Corine au moment de son réveil :

Soepe etiam nondùm digestis mane capillis,
Purpureo jacuit semi supina thoro ;
Tumque fuit neglecta decens.

Un sentiment tranquille & doux, tel qu’il regne dans l’élégie tendre, a besoin d’être nourri sans cesse par une imagination vive & féconde. Qu’on se figure une personne triste & rêveuse qui se promene dans une campagne, où tout ce qu’elle voit lui retrace l’objet qui l’occupe sous mille faces nouvelles : telle est dans l’élégie tendre la situation de l’ame à l’égard de l’imagination. Quels tableaux ne se fait-on pas dans ces douces rêveries ? Tantôt on croit voyager sur un vaisseau avec ce qu’on aime, on est exposé à la même tempête ; on dort sur le même rocher, & à l’ombre du même arbre ; on se desaltere à la même source ; soit à la poupe, soit à la proue du navire, une planche suffit pour deux ; on souffre tout avec plaisir ; qu’importe que le vent du midi, ou celui du nord, enfle la voile, pourvû qu’on ait les yeux attachés sur son amante ? Jupiter embraseroit le vaisseau, on ne trembleroit que pour elle. Prop. 1. II. él. 28. Tantôt on se peint soi-même expirant ; on tient d’une défaillante main la main d’une amante éplorée ; elle se précipite sur le lit où l’on expire ; elle suit son amant jusque sur le bûcher ; elle couvre son corps de baisers mêlés de larmes ; on voit les jeunes garçons & les jeunes filles revenir de ce spectacle les yeux baissés & mouillés de pleurs ; on voit son amante s’arrachant les cheveux, & se déchirant les joues ; on la conjure d’épargner les maux de son amant, de modérer son desespoir. Tib. l. I. él. 1. C’est ainsi que dans l’élégie tendre, le sentiment doit être sans cesse animé par les tableaux que l’imagination lui présente. Il n’en est pas de même de l’élégie passionnée, l’objet présent y remplit toute l’ame ; la passion ne rêve point.

On peut entrevoir quel est le ton du sentiment dans Tibulle & dans Properce, par les extraits que nous en avons donnés, n’ayant pas osé les traduire. Mais ce n’est qu’en les lisant dans l’original, qu’on peut sentir le charme de leur style : tous deux faciles avec précision, véhémens avec douceur, pleins de naturel, de délicatesse, & de graces. Quintilien regarde Tibule comme le plus élégant & le plus poli des poëtes élégiaques latins ; cependant il avoue que Properce a des partisans qui le préferent à Tibulle, & nous ne dissimulerons pas que nous sommes de ce nombre. A l’égard du reproche qu’il fait à Ovide d’être ce qu’il appelle lascivior ; soit que ce mot-là signifie moins châtié, ou plus diffus, ou trop livré à son imagination, trop amoureux de son bel esprit, nimiùm amator ingenii sui, ou d’une mollesse trop négligée dans son style (car on ne sauroit l’entendre comme le lasciva puella de Virgile, d’une volupté folâtre) ; ce reproche dans tous ces sens est également fondé. Aussi Ovide n’a-t-il excellé que dans l’élégie gracieuse, où les négligences sont plus excusables.

Aux traits dont Ovide s’est peint à lui-même l’élégie amoureuse, on peut juger du style & du ton qu’il lui a donnés.

Venit odoratos elegia nexa capillos
Forma decens, vestis tenuissima, cultus amantis.
. . . . . . limis subrisit ocellis.
Fallor ? an in dextrâ myrthea virga fuit ?

Il y prend quelquefois le ton plaintif ; mais ce ton-là même est un badinage.

Croyez qu’il est des dieux sensibles à l’injure,
Après mille sermens Corine se parjure.
En a-t-elle perdu quelqu’un de ses attraits,
Ses yeux sont-il, moins beaux, son teint est-il moins frois ?
Ah ce Dieu, s’il en est, sans doute aime les belles ;
Et ce qu’il nous défend, n’est permis que pour elles !

L’amour avec ce front riant & cet air leger, peut être aussi ingénieux, aussi brillant que l’on veut. La parure sied bien à la coquetterie ; c’est elle qui peut avoir les cheveux entrelacés de roses. C’est sur le ton galant qu’un amant peut dire :

Cherche un amant plus doux, plus patient que moi ;
Du tribut de mes voeux ma poupe couronnée
Brave au port les fureurs de l’onde mutinée.

C’est-là que seroit placée cette métaphore si peu naturelle, dans une élégie sérieuse :

Nec procul à metis quas pene tenere videbar,
Curriculo gravis est facta ruina meo.
Trist. l. IV. él. 8.

Tibulle & Properce rivaux d’Ovide dans l’élégie gracieuse, l’ont ornée comme lui de tous les thrésors de l’imagination. Dans Tibulle, le portrait d’Apollon qu’il voit en songe ; dans Properce, la peinture des champs élisées ; dans Ovide, le triomphe de l’amour, le chef-d’oeuvre de ses élégies, sont des tableaux ravissans : & c’est ainsi que l’élégie doit être parée de la main des graces toutes les fois qu’elle n’est pas animée par la passion, ou attendrie par le sentiment. C’est à quoi les modernes n’ont pas assez réfléchi : chez eux, le plus souvent l’élégie est froide & négligée, & par conséquent plate & ennuyeuse : car il n’y a que deux moyens de plaire ; amuser, ou émouvoir.

Nous n’avons encore parlé ni des héroïdes d’Ovide, qu’on doit mettre au rang des élégies passionnées, ni de ses tristes dont son exil est le sujet, & que l’on doit compter parmi les élégies tendres.

Sans ce libertinage d’esprit, cette abondance d’imagination qui refroidit presque par-tout le sentiment dans Ovide, ses héroïdes seroient à côté des plus belles élégies de Properce & de Tibulle. On est d’abord surpris d’y trouver plus de pathétique & d’intérêt, que dans les tristes. En effet il semble qu’un poëte doit être plus émû & plus capable d’émouvoir en déplorant ses malheurs, qu’en peignant les malheurs d’un personnage imaginaire. Cependant Ovide est plein de chaleur, lorsqu’il soûpire au nom de Penelope après le retour d’Ulysse ; il est glacé, lorsqu’il se plaint lui-même des rigueurs de son exil à ses amis & à sa femme. La premiere raison qui se présente de la foiblesse de ses derniers vers, est celle qu’il en donne lui-même.

Da mihi Moeoniden, & tot circumspice casus ;
Ingenium tantis excidet omne malis.
« Qu’on me donne un Homere en bute au même sort,
Son génie accablé cédera sous l’effort ».

Mais le malheur qui émousse l’esprit, qui affaisse l’imagination, & qui énerve les idées, semble devoir attendrir l’ame & remuer le sentiment : or c’est le sentiment qui est la partie foible de ces élégies, tandis qu’il est la partie dominante des héroïdes. Pourquoi ? parce que la chaleur de son génie étoit dans son imagination, & qu’il s’est peint les malheurs des autres bien plus vivement qu’il n’a ressenti les siens. Une preuve qu’il les ressentoit foiblement, c’est qu’il les a mis en vers :

Ses foibles déplaisirs s’amusent à parler,
Et quiconque se plaint, cherche à se consoler.

A plus forte raison, quiconque se plaint en cadence. Cependant il semble ridicule de prétendre qu’Ovide exilé de Rome dans les deserts de la Scythie, ne fût point pénétré de son malheur. Qu’on lise pour s’en convaincre cette élégie où il se compare à Ulysse ; que d’esprit, & combien peu d’ame ! Osons le dire à l’avantage des Lettres : le plaisir de chanter ses malheurs, en étoit le charme : il les oublioit en les racontant : il en eût été accablé, s’il ne les eût pas écrits ; & si l’on demande pourquoi il les a peints froidement, c’est parce qu’il se plaisoit à les peindre.

Mais lorsqu’il veut exprimer la douleur d’un autre, ce n’est plus dans son ame, c’est dans son imagination qu’il en puise les couleurs : il ne prend plus son modele en lui-même, mais dans les possibles : ce n’est pas sa maniere d’être, mais sa maniere de concevoir qui se reproduit dans ses vers ; & la contention du travail qui le déroboit à lui-même, ne fait que lui représenter plus vivement un personnage supposé. Ainsi Ovide est plus Briseis ou Phedre dans les héroïdes, qu’il n’est Ovide dans les tristes.

Toutefois autant l’imagination dissipe & affoiblit dans le poëte le sentiment de sa situation présente, autant elle approfondit les traces de sa situation passée. La mémoire est la nourrice du génie. Pour peindre le malheur il n’est pas besoin d’être malheureux, mais il est bon de l’avoir été.

Une comparaison va rendre sensible la raison que nous avons donnée de la froideur d’Ovide dans les tristes.

Un peintre affligé se voit dans un miroir ; il lui vient dans l’idée de se peindre dans cette situation touchante : doit-il continuer à se regarder dans la glace, ou se peindre de mémoire après s’être vû la premiere fois ? S’il continue de se voir dans la glace, l’attention à bien saisir le caractere de sa douleur, & le desir de le bien rendre, commencent à en affoiblir l’expression dans le modele. Ce n’est rien encore. Il donne les premiers traits ; il voit qu’il prend la ressemblance, il s’en applaudit ; le plaisir du succès se glisse dans son ame, se mêle à sa douleur, en adoucit l’amertume ; les mêmes changemens s’operent sur son visage, & le miroir les lui répete : mais le progrès en est insensible, il copie sans s’appercevoir qu’à chaque instant ce ne sont plus les mêmes traits. Enfin de nuance en nuance, il se trouve avoir fait le portrait d’un homme content, au lieu du portrait d’un homme affligé. Il veut revenir à sa premiere idée ; il corrige, il retouche, il recherche dans la glace l’expression de la douleur : mais la glace ne lui rend plus qu’une douleur étudiée, qu’il peint froide comme il la voit. N’eût-il pas mieux réussi à la rendre, s’il l’eût copiée d’après un autre, ou si l’imagination & la mémoire lui en avoient rappellé les traits ? C’est ainsi qu’Ovide a manqué la nature, en voulant l’imiter d’après lui-même.

Mais, dira-t-on, Properce & Tibulle ont si bien exprimé leur situation présente, même dans la douleur ? Oüi sans doute, & c’est le propre du sentiment qui les inspiroit, de redoubler par l’attention qu’on donne à le peindre. L’imagination est le siége de l’amour : c’est-là que ses feux s’allument, s’entretiennent, & s’irritent ; & c’est-là que les poëtes élégiaques en ont puisé les couleurs. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient plus tendres, à proportion qu’ils s’échauffent davantage l’imagination sur l’objet de leur tendresse, & plus sensibles à son insidélité ou à sa perte, à mesure qu’ils s’en exagerent le prix. Si Ovide avoit été amoureux de sa femme, la sixieme élégie du premier livre des tristes ne seroit pas composée de froids éloges & de vaines comparaisons. La fiction tient lieu aux amans de la réalité, & les plus passionnés n’adorent souvent que leur propre ouvrage, comme le sculpteur de la fable. Il n’en est pas ainsi d’un malheur réel, comme l’exil & l’infortune ; le sentiment en est fixe dans l’ame : c’est une douleur que chaque instant, que chaque objet reproduit, & dont l’imagination n’est ni le siége ni la source. Il faut donc, si l’on parle de soi-même, parler d’amour dans l’élégie pathétique. On peut bien y faire gémir une mere, une soeur, un ami tendre ; mais si l’on est cet ami, cette mere, ou cette soeur, on ne fera point d’élégie, ou l’on s’y peindra foiblement.

Nous ne nous arrêterons point aux élégies modernes. Les meilleures sont connues sous d’autres titres, comme les idyles de madame Deshoulieres aux moutons, aux fleurs, &c. modele d’élégie dans le genre gracieux ; les vers de M. de Voltaire sur la mort de mademoiselle Lecouvreur : modele plus parfait encore de l’élégie passionnée, & auquel Tibulle & Properce lui-même n’ont peut-être rien à opposer, &c.

La Fontaine qui se croyoit amoureux, a voulu faire des élégies tendres : elles sont au-dessous de lui. Mais celle qu’il a faite sur la disgrace de son protecteur, adressée aux nymphes de Vaux, est un chef d’oeuvre de poésie, de sentiment, & d’éloquence. M. Fouquet du fond de sa prison inspiroit à la Fontaine des vers sublimes, tandis qu’il n’inspiroit pas même la pitié à ses amis ; leçon bien frappante pour les grands, & bien glorieuse pour les lettres.

Du reste, les plus beaux traits de cette élégie de la Fontaine sont aussi bien exprimés dans la premiere du troisieme livre des tristes, & n’y sont pas aussi touchans. Pourquoi ? parce qu’Ovide parle pour lui, & la Fontaine pour un autre. C’est encore un des priviléges de l’amour, de pouvoir être humble & suppliant lans bassesse : mais ce n’est qu’à lui qu’il appartient de flater la main qui le frappe. On peut être enfant aux genoux de Corine ; mais il faut être homme devant l’empereur. Article de M. Marmontel .

ÉPITAPHE

Épitaphe (Marmontel)

L’épitaphe est communément un trait de loüange ou de morale, ou de l’une & de l’autre.

L’épitaphe de cet homme si grand & si simple, si vaillant & si humain, si heureux & si sage, auquel l’antiquité pourroit tout au plus opposer Scipion & César, si le premier avoit été plus modeste, & le second moins ambitieux ; cette épitaphe qui ne se trouve plus que dans les livres :

Turenne a son tombeau parmi ceux de nos Rois, &c.

fait encore plus l’éloge de Louis XIV. que celui de M. de Turenne.

Celle d’Alexandre, que gâte le second vers, & qu’il faut réduire au premier :

Sufficit huic-tumulus, cui non suffecerat orbis.

est un trait de morale plein de force & de vérité : c’est dommage qu’Aristote ne l’ait pas faite par anticipation, & qu’Alexandre ne i’ait pas lûe.

Le même contraste est vivement exprimé dans celle de Newton :

Isaacum Newton,
Quem immortalem
Testantur Tempus, Natura, Coelum,
Mortalem hoc marmor
Fatetur.

Mais ce contraste si humiliant pour le conquérant, n’ôte rien à la gloire du philosophe. Qu’un être avec des ressorts fragiles, des organes foibles & bornés, calcule les tems, mesure le Ciel, fonde la Nature ; c’est un prodige. Qu’un être haut de cinq piés, qui ne fait que de naître & qui va mourir, dépeuple la terre pour se loger, & s’y trouve encore à l’étroit ; c’est un petit monstre.

Du reste cette idée a été cent fois employée par les Poëtes. Voyez dans les Catalectes l’épitaphe de Scipion l’Afriquain, celle de Cicéron, celle d’Antenor. Voyez Ovide sur la mort de Tibule, Properce sur la mort d’Achille, &c.

Les Anglois n’ont mis sur le tombeau de Dryden que ce mot pour tout éloge,

Dryden.

& les Italiens sur le tombeau du Tasse,

Les os du Tasse.

Il n’y a guere que les hommes de génie qu’il soit sûr de loüer ainsi.

Parmi les épitaphes épigrammatiques, les unes ne sont que naïves & plaisantes, les autres sont mordantes & cruelles. Du nombre des premieres est celle-ci, qu’on ne croiroit jamais avoir été faite sérieusement, & qu’on a vûe cependant gravée dans une de nos églises :

Ci gît le vieux corps tout usé
Du Lieutenant civil rusé, &c.

Lorsque la plaisanterie ne porte que sur un leger ridicule, comme dans l’exemple précédent, elle n’est qu’indécente ; on croit voir les fossoyeurs d’Hamlet, qui jouent avec des ossemens. Mais les épitaphes insultantes & calomnieuses, telles que la rage en inspire trop souvent, sont de tous les genres de satyre le plus noir & le plus lâche. Il y a quelque chose de plus infame que la calomnie ; c’est la calomnie contre les morts. L’expression des anciens, troubler la cendre des morts, est trop foible. Le satyrique qui outrage un homme qui n’est plus, ressemble à ces animaux carnaciers qui fouillent dans les tombeaux pour se repaître de cadavres. Voyez Satyre.

Quelquefois l’épitaphe n’est que morale, & n’a rien de personnel ; telle est celle de Jovianus Pontanus, qui n’a point été mise sur son tombeau :

Servire superbis dominis,
Ferre jugum superstitionis,
Quos habes caros sepelire,
Condimenta vitoe sunt.

L’épitaphe à la gloire d’un mort, est de toutes les loüanges la plus noble & la plus pure, sur-tout lorsqu’elle n’est que l’expression naïve du caractere & des actions d’un homme de bien. Les vertus privées ont droit à cet hommage, comme les vertus publiques ; & les titres de bon parent, de bon ami, de bon citoyen, méritent bien d’être gravés sur le marbre. Qu’il me soit permis à cette occasion de placer ici, non pas comme un modele, mais comme un foible témoignage de ma reconnoissance, l’épitaphe d’un citoyen dont la mémoire me sera toûjours chere :

Non sibi, sed patrioe vixit, regique, suisque.
Quod daret, hinc dives ; felix numerare beatos.

Les gens de Lettres seroient bien à plaindre, si dans un ouvrage public on leur envioit quelques retours sur eux-mêmes, quelques traits relatifs à leurs sentimens & à leurs devoirs. Si leur plume doit leur être bonne à quelque chose, c’est à ne pas mourir ingrats. Mais la reconnoissance fait en eux, parce qu’elle est noble, ce que l’espoir des récompenses n’eût jamais fait, parce qu’il est bas & servile. On a remarqué au commencement de cet article, que le tombeau du duc de Malboroug étoit encore sans épitaphe ; le prix proposé justifie & rend vraissemblable la stérilité des poëtes anglois. Devant une place assiégée un officier françois fit proposer aux grenadiers une somme considérable pour celui qui le premier planteroit une fascine dans un fossé exposé à tout le feu des ennemis. Aucun des grenadiers ne se présenta ; le général étonné, leur en fit des reproches : Nous nous serions tous offerts, lui dit l’un de ces braves soldats, si l’on n’avoit pas mis cette action à prix d’argent. Il en est des bons vers comme des actions courageuses. Voyez Eloge.

Quelques auteurs ont fait eux-mêmes leur épitaphe. Celle de la Fontaine, modele de naïveté, est connue de tout le monde. Il seroit à souhaiter que chacun fît la sienne de bonne heure ; qu’il la fît la plus flateuse qu’il est possible, & qu’il employât toute sa vie à la mériter. Art. de M. Marmontel .

EPITRE

Epitre (Marmontel)

On attache aujourd’hui à l’épître l’idée de la réflexion & du travail, & on ne lui permet point les négligences de la lettre. Le style de la lettre est libre, simple, familier. L’épître n’a point de style déterminé ; elle prend le ton de son sujet, & s’éleve ou s’abaisse suivant le caractere des personnes. L’épître de Boileau à son jardinier, exigeoit le style le plus naturel ; ainsi ces vers y sont déplacés, supposé même qu’ils ne soient pas mauvais par-tout.

Sans cesse poursuivant ces fugitives fées,
On voit sous les lauriers haleter les Orphées.

Boileau avoit oublié en les composant, qu’Antoine devoit les entendre.

L’épître au roi sur le passage du Rhin, exigeoit le style le plus héroïque : ainsi l’image grotesque du fleuve essuyant sa barbe, y choque la décence. Virgile a dit d’un genre de poésie encore moins noble, sylvoe sint consule dignoe.

Si dans un ouvrage adressé à une personne illustre on doit annoblir les petites choses, à plus forte raison n’y doit-on pas avilir les grandes ; & c’est ce que fait à tout moment dans les épîtres de Boileau, le mélange de Cotin avec Louis le Grand, du sucre & de la canelle avec la gloire de ce héros Un bon mot est placé dans une épître familiere ; dans une épître sérieuse & noble, il est du plus mauvais goût.

Boileau n’étoit pas de cet avis ; il lui en coûta de retrancher la fable de l’huitre, qu’il avoit mise à la fin de sa premiere épître au roi, pour délasser, disoit-il, des lecteurs qu’un sublime trop sérieux peut enfin fatiguer. Il ne fallut pas moins que le grand Condé pour vaincre la répugnance du poëte à sacrifier ce morceau.

En général, les défauts dominans des épîtres de Boileau sont la sécheresse & la stérilité, des plaisanteries parasites, des idées superficielles, des vûes courtes, & de petits desseins. On lui a appliqué ce vers :

Dans son génie étroit il est toûjours captif.

Son mérite est dans le choix heureux des termes & des tours. Il se piquoit sur-tout de rendre avec grace & avec noblesse des idées communes, qui n’avoient point encore été rendues en Poésie. Une des choses par exemple qui le flatoient le plus, comme il l’avoue lui-même, étoit d’avoir exprimé poétiquement sa perruque.

Au contraire, la bassesse & la bigarrure du style défigurent la plûpart des épîtres de Rousseau. Autant il s’est élevé au-dessus de Boileau par ses odes, autant il s’est mis au-dessous de lui par ses épîtres.

Dans l’épitre philosophique, la partie dominante doit être la justesse & la profondeur du raisonnement. C’est un préjugé dangereux pour les Poëtes & injurieux pour la Poesie, de croire qu’elle n’exige ni une vérité rigoureuse, ni une progression méthodique dans les idées. Nous ferons voir ailleurs que les écarts même de l’enthousiasme ne sont que la marche réguliere de la raison. V. Ode & Enthousiasme.

Il est encore plus incontestable, que dans l’épître philosophique on doit pouvoir presser les idées sans y trouver le vuide, & les creuser sans arriver au faux. Que seroit-ce en effet qu’un ouvrage raisonné, où l’on ne feroit qu’effleurer l’apparence superficielle des choses ? Un sophisme revêtu d’une expression brillante, n’est qu’une figure bien peinte & mal dessinée ; prétendre que la Poésie n’a pas besoin de l’exactitude philosophique, c’est donc vouloir que la Peinture puisse se passer de la correction du dessein. Or qu’on mette à l’épreuve de l’application de ce principe & les épîtres de Boileau, & celles de Rousseau, & celles de Pope lui-même. Boileau, dans son épître à M. Arnaud, attribue tous les maux de l’humanité à la honte du bien. La mauvaise honte ou plûtôt la foiblesse en général, produit de grands maux :

Tyran qui cede au crime & détruit les vertus.
Henriade.

Voilà le vrai. Mais quand on ajoûte, pour le prouver, qu’Adam, par exemple, n’a été malheureux que pour n’avoir osé soupçonner sa femme ; voilà de la déclamation. Le desir de la loüange & la crainte du blâme produisent tour à tour des hommes timides ou courageux dans le bien, foibles ou audacieux dans le mal ; les grands crimes & les grandes vertus émanent souvent de la même source : quand ? & comment ? & pourquoi ? voilà ce qui seroit de la philosophie.

Dans l’épître à M. de Seignelai, la plus estimée de celles de Boileau, pour démasquer la flaterie le poëte la suppose stupide & grossiere, absurde & choquante au point de loüer un général d’armée sur sa défaite, & un ministre d’état sur ses exploits militaires ; est-ce là présenter le miroir aux flateurs ? Il ajoûte que rien n’est beau que le vrai ; mais confondant l’homme qui se corrige avec l’homme qui se déguise, il conclut qu’il faut suivre la nature.

C’est elle seule en tout qu’on admire & qu’on aime.
Un esprit né chagrin, plaît par son chagrin même.

Sur ce principe vague, un homme né grossier plaira donc par sa grossiéreté ? un impudent par son impudence ? &c.

Qu’auroit fait un poëte philosophe ? qu’auroit fait par exemple, l’auteur des discours sur l’égalité des conditions, & sur la modération dans les desirs ? Il auroit pris le naturel inculte & brute, comme il l’est toûjours : il l’auroit comparé à l’arbre qu’il faut tailler, émonder, diriger, cultiver enfin, pour le rendre plus beau, plus fécond, & plus utile. Il eût dit à l’homme :

« ne veuillez jamais paroître ce que vous n’êtes pas, mais tâchez de devenir ce que vous voulez paroître : quel que soit votre caractere, il est voisin d’un certain nombre de bonnes & de mauvaises qualités ; si la nature a pû vous incliner aux mauvaises, ce qui est du moins très-douteux, ne vous découragez point, & opposez ce penchant la contention de l’habitude. Socrate n’étoit pas né sage, & son naturel en se redressant ne s’étoit pas estropié ».

On n’a besoin que d’un peu de philosophie pour n’en trouver aucune dans les épitres de Rousseau. Dans celle à Clement Marot il avoit à développer & à prouver ce principe des Stoïciens, que l’erreur est la source de tous les vices, c’est-à-dire qu’on n’est méchant que par un intérêt mal entendu. Que fait le poëte ? il établit qu’un vaurien est toujours un sot sous le masque ; & au lieu de citer au tribunal de la raison un Aristophane, un Catilina, un Narcisse, qu’il auroit eu bien de la peine à faire passer pour d’honnêtes gens, ou pour des sots ; il prend un fat, mauvais plaisant, dont l’exemple ne conclut rien, & il dit de ce fat, plus sot encore :

A sa vertu je n’ai plus grande foi
Qu’à son esprit. Pourquoi cela ? Pourquoi ?
Qu’est ce qu’esprit ? Raison assaisonnée,
. . . . . . .
Qui dit esprit, dit sel de la raison :
. . . . . . .
De tous les deux se forme esprit parfait,
De l’un sans l’autre un monstre contrefait.
Or quel vrai bien d’un monstre peut-il naître ?
Sans la raison puis-je vertu connoître ?
Et sans le sel dont il faut l’apprêter,
Puis-je vertu faire aux autres goûter ?

Passons sur le style ; quelle logique ! La raison sans sel fait un monstre, incapable de tout bien : pourquoi ? parce qu’elle est fade nourriture, qu’elle n’assaisonne pas la vertu, & ne la fait pas goûter aux autres. D’où il conclut qu’un homme qui n’a que de la raison, & qu’il appelle un sot, ne sauroit être vertueux. Moliere, le plus philosophe de tous les poëtes, a fait un honnête homme d’Orgon, quoiqu’il n’en ait fait qu’un sot, & n’a pas fait un sot de Tartuffe, quoiqu’il n’en ait fait qu’un méchant homme.

Pope, dans les épîtres qui composent son essai sur l’homme, a fait voir combien la poésie pouvoit s’élever sur les aîles de la philosophie. C’est dommage que ce poëte n’ait pas ou autant de méthode que de profondeur. Mais il avoit pris un système, il falloit le soûtenir. Ce système lui offroit des difficultés épouvantables ; il falloit ou les vaincre, ou les éviter : le dernier parti étoit le plus sûr & le plus commode ; aussi, pour répondre aux plaintes de l’homme sur les malheurs de son état, lui donne-t-il le plus souvent des images pour des preuves, & des injures pour des raisons. Article de M. Marmontel .

Épitre dédicatoire

Épitre dédicatoire. Il faut croire que l’estime & l’amitié ont inventé l’épitre dédicatoire, mais la bassesse & l’intérêt en ont bien avili l’usage : les exemples de cet indigne abus sont trop honteux à la Littérature pour en rappeller aucun ; mais nous croyons devoir donner aux auteurs un avis qui peut leur être utile, c’est que tous les petits détours de la flaterie sont connus. Les marques de bonté qu’on se flate d’avoir reçues, & que le Mécene ne se souvient pas d’avoir données ; l’accueil favorable qu’il a fait sans s’en appercevoir ; la reconnoissance dont on est si pénétré, & dont il devroit être si surpris ; la part qu’on veut qu’il ait à un ouvrage dont la lecture l’a endormi ; ses ayeux dont on lui fait l’histoire souvent chimérique ; ses belles actions & ses sublimes vertus qu’on passe sous silence pour de bonnes raisons ; sa générosité qu’on loue d’avance, &c. toutes ces formules sont usées, & l’orgueil qui est si peu délicat, en est lui-même dégoûté. Monseigneur, écrit M. de Voltaire à l’électeur Palatin, le style des dédicaces, les vertus du protecteur, & le mauvais livre du protégé, ont souvent ennuyé le public.

Il ne reste plus qu’une façon honnête de dédier un livre : c’est de fonder sur des faits la reconnoissance, l’estime, ou le respect qui doivent justifier aux yeux du public l’hommage qu’on rend au mérite. Cet article est de M. Marmontel .

EPOPÉE

EPOPÉE, s. f. (Belles-Lettres.) c’est l’imitation, en récit, d’une action intéressante & mémorable. Ainsi l’épopée differe de l’histoire, qui raconte sans imiter, du poëme dramatique, qui peint en action ; du poëme didactique, qui est un tissu de préceptes ; des fastes en vers, de l’apologue ; du poëme pastoral, en un mot de tout ce qui manque d’unité, d’intérêt, ou de noblesse.

Nous ne traitons point ici de l’origine & des progrès de ce genre de poésie : la partie historique en a été développée par l’auteur de la Henriade, dans un essai qui n’est susceptible ni d’extrait, ni de critique. Nous ne reveillerons point la fameuse di pure sur Homere : les ouvrages que cette dispute a produits sont dans les mains de tout le monde. Ceux qui admirent une érudition pédantesque, peuvent lire les préfaces & les remarques de madame Dacier, & son essai sur les causes de la décadence du goût. Ceux qui se laissent persuader par un brillant enthousiasme & par une ingénieuse déclamation, goûteront la préface poétique de l’Homere anglois de Pope. Ceux qui veulent peser le génie lui-même dans la balance de la Philosophie & de la Nature, consulteront les réflexions sur la critique par la Motte, & la dissertation sur l’Iliade par l’abbé Terrasson.

Pour nous, sans disputer à Homere le titre de génie par excellence, de pere de la Poésie & des dieux ; sans examiner s’il ne doit ses idées qu’à lui-même, ou s’il a pû les puiser dans les poëtes nombreux qui l’ont précédé, comme Virgile a pris de Pisandre & d’Apollonius l’aventure de Sinon, le sac de Troye, & les amours de Didon & d’Enée ; enfin sans nous attacher à des personnalités inutiles, même à l’égard des vivans, & à plus forte raison à l’égard des morts, nous attribuerons, si l’on veut, tous les défauts d’Homere à son siecle, & toutes ses beautés à lui seul : mais après cette distinction nous croyons pouvoir partir de ce principe ; qu’il n’est pas plus raisonnable de donner pour modele en Poésie le plus ancien poëme connu, qu’il le seroit de donner pour modele en Horlogerie la premiere machine à roüage & à ressort, quelque mérite qu’on doive attribuer aux inventeurs de l’un & de l’autre. D’après ce principe, nous nous proposons de rechercher dans la nature même de l’épopée, ce que les regles qu’on lui a prescrites ont d’essentiel ou d’arbitraire. Les unes regardent le choix du sujet, les autres la composition.

Du choix du sujet. Le P. le Bossu veut que le sujet du poëme épique soit une vérité morale, présentée sous le voile de l’allégorie ; ensorte qu’on n’invente la fable qu’après avoir choisi la moralité, & qu’on ne choisisse les personnages qu’après avoir inventé la fable : cette idée creuse, présentée comme une regle générale, ne mérite pas même d’être combattue.

L’abbé Terrasson veut que sans avoir égard à la moralité, on prenne pour sujet de l’épopée l’exécution d’un grand dessein, & en conséquence il condamne le sujet de l’Iliade, qu’il appelle une inaction. Mais la colere d’Achille ne produit-elle pas son effet, & l’effet le plus terrible, par l’inaction même de ce héros ? Ce n’est pas la premiere fois qu’on a confondu, en Poésie, l’action avec le mouvement. Voy. Tragédie.

Il n’y a point de regle exclusive sur le choix du sujet. Un voyage, une conquête, une guerre civile, un devoir, un projet, une passion, rien de tout cela ne se ressemble, & tous ces sujets ont produit de beaux poëmes : pourquoi ? parce qu’ils réunissent les deux grands points qu’exige Horace ; l’importance & l’intérêt, l’agrément & l’utilité.

L’action d’un poëme est une, lorsque du commencement à la fin, de l’entreprise à l’évenement, c’est toûjours la même cause qui tend au même effet. La colere d’Achille fatale aux Grecs, Itaque délivrée par le retour d’Ulysse, l’établissement des Troyens dans l’Ausonie, la liberté romaine défendue par Pompée & succombant avec lui, toutes ces actions ont le caractere d’unité qui convient à l’épopée ; & si les Poëtes l’ont alteré dans la composition, c’est le vice de l’art, non du sujet.

Ces exemples ont fait regarder l’unité d’action comme une regle invariable ; cependant on a pris quelquefois pour sujet d’un poëme épique tout le couts de la vie d’un homme, comme dans l’Achilléïde, l’Heracléïde, la Théséïde, &c.

M. de la Motte prétend même que l’unité de personnage suffit à l’épopée, par la raison, dit-il, qu’elle suffit à l’intérêt : mais c’est-là ce qui reste à examiner. Voyez Intérêt.

Quoi qu’il en soit, l’unité de l’action n’en détermine ni la durée ni l’étendue. Ceux qui ont voulu lui prescrire un tems, n’ont pas fait attention qu’on peut franchir des années en un seul vers, & que les évenemens de quelques jours peuvent remplir un long poëme. Quant au nombre des incidens, on peut les multiplier sans crainte ; ils formeront un tout régulier, pourvû qu’ils naissent les uns des autres, & qu’ils s’enchaînent mutuellement. Ainsi quoiqu’Homere pour éviter la confusion, n’ait pris pour sujet de l’Iliade que l’incident de la colere d’Achille, l’enlevement d’Helene vengé par la ruine de Troye n’en seroit pas moins une action unique, & telle que l’admet l’épopée dans sa plus grande simplicité.

Une action vaste a l’avantage de la fécondité, d’où résulte celui du choix : elle laisse à l’homme de goût & de génie la liberté de reculer dans l’enfoncement du tableau ce qui n’a rien d’intéressant, & de présenter sur les premiers plans les objets capables d’émouvoir l’ame. Si Homere avoit embrassé dans l’Iliade l’enlevement d’Helene vengé par la ruine de Troye, il n’auroit eu ni le loisir ni la pensée de décrire des tapis, des casques, des boucliers, &c. Achille dans la cour de Déidamie, Philoctete à Lemnos, & tant d’autres incidens pleins de noblesse & d’intérêts, parties essentielles de son action, l’auroient suffisamment remplie ; peut-être même n’auroit-il pas trouvé place pour ses dieux, & il y auroit perdu peu de chose.

Le poëme épique n’est pas borné comme la tragédie aux unités de lieu & de tems : il a sur elle le même avantage que la Poésie sur la Peinture. La tragédie n’est qu’un tableau ; l’épopée est une suite de tableaux qui peuvent se multiplier sans se confondre. Aristote veut avec raison que la mémoire les embrasse ; ce n’est pas mettre le génie à l’étroit que de lui permettre de s’étendre aussi loin que la mémoire.

Soit que l’épopée se renferme dans une seule action comme la tragédie, soit qu’elle embrasse une suite d’actions comme nos romans, elle exige une conclusion qui ne laisse rien à desirer ; mais le poëte dans cette partie a deux excès à éviter ; savoir, de trop étendre, ou de ne pas assez développer le dénouement. Voyez Dénouement.

L’action de l’épopée doit être mémorable & intéressante, c’est-à-dire digne d’être présentée aux hommes comme un objet d’admiration, de terreur, ou de pitié : ceci demande quelque détail.

Un poëte qui choisit pour sujet une action dont l’importance n’est fondée que sur des opinions particulieres à certains peuples, se condamne par son choix à n’intéresser que ces peuples, & à voir tomber avec leurs opinions toute la grandeur de son sujet. Celui de l’Enéide, tel que Virgile pouvoit le présenter, étoit beau pour tous les hommes ; mais dans le point de vûe sous lequel le poëte l’a envisagé, Il est bien éloigné de cette beauté universelle ; aussi le sujet de l’Odyssée comme l’a saisi Homere (abstraction faite des détails), est bien supérieur à celui de l’Enéide. Les devoirs de roi, de pere, & d’époux appellent Ulysse à Itaque ; la superstition seule appelle Enée en Italie. Qu’un héros échappé à la ruine de sa patrie avec un petit nombre de ses concitoyens, surmonte tous les obstacles pour aller donner une patrie nouvelle à ses malheureux compagnons, rien de plus intéressant ni de plus noble. Mais que par un caprice du destin il lui soit ordonné d’aller s’établir dans tel coin de la terre plutôt que dans tel autre ; de trahir une reine qui s’est livrée à lui, & qui l’a comblé de biens, pour aller enlever à un jeune prince une femme qui lui est promise ; voilà ce qui a pû intéresser les dévots de la cour d’Auguste, & flater un peuple enivré de sa fabuleuse origine, mais ce qui ne peut nous paroître que ridicule ou revoltant. Pour justifier Enée, on ne cesse de dire qu’il étoit pieux ; c’est en quoi nous le trouvons pusillanime : la piété envers des dieux injustes ne peut être reçue que comme une fiction puérile, ou comme une vérité méprisable. Ainsi ce que l’action de l’Enéide a de grand est pris dans la nature, ce qu’elle a de petit est pris dans le préjugé.

L’action de l’épopée doit donc avoir une grandeur & une importance universelles, c’est-à-dire indépendantes de tout intérêt, de tout système, de tout préjugé national, & fondée sur les sentimens & les lumieres invariables de la nature. Quidquid delirant reges plectuntur achivi, est une leçon intéressante pour tous les peuples & pour tous les rois ; c’est l’abregé de l’Iliade. Cette leçon à donner au monde, est le seul objet qu’ait pû se proposer Homere ; car prétendre que l’Iliade soit l’éloge d’Achille, c’est vouloir que le paradis perdu soit l’éloge de satan. Un panégyriste peint les hommes comme ils doivent être ; Homere les peint comme ils étoient. Achille & la plûpart de ses héros ont plus de vices que de vertus, & l’Iliade est plutôt la satyre que l’apologie de la Grece.

Lucain est sur-tout recommandable par la hardiesse avec laquelle il a choisi & traité son sujet aux yeux des Romains devenus esclaves, & dans la cour de leur tyran.

Proxima quid soboles, aut quid meruere nepotes
In regnum nasci ? Pavidè num gessimus arma ?
Teximus an jugulos ? Alieni poena timoris
In nostrâ cervice sedet..........

Ce génie audacieux avoit senti qu’il étoit naturel à tous les hommes d’aimer la liberté, de détester qui l’opprime, d’admirer qui la défend : il a écrit pour tous les siecles ; & sans l’éloge de Néron dont il a souillé son poëme, on le croiroit d’un ami de Caton.

La grandeur & l’importance de l’action de l’épopée dépendent de l’importance & de la grandeur de l’exemple qu’elle contient : exemple d’une passion pernicieuse à l’humanité ; sujet de l’Iliade : exemple d’une vertu constante dans ses projets, ferme dans les revers, & fidelle à elle-même ; sujet de l’Odyssée, &c. Dans les exemples vertueux, les principes, les moyens, la fin, tout doit être noble & digne ; la vertu n’admet rien de bas. Dans les exemples vicieux, un mêlange de force & de foiblesse, loin de dégrader le tableau, ne fait que le rendre plus naturel & plus frappant. Que d’un intérêt puissant naissent des divisions cruelles ; on a dû s’y attendre, & l’exemple est infructueux. Mais que l’insidélité d’une femme & l’imprudence d’un jeune insensé dépeuplent la Grece & embrasent la Phrygie, cet incendie allumé par une étincelle inspire une crainte salutaire ; l’exemple instruit en étonnant.

Quoique la vertu heureuse soit un exemple encourageant pour les hommes, il ne s’en suit pas que la vertu infortunée soit un exemple dangereux : qu’on la présente telle qu’elle est dans le malheur, sa situation ne découragera point ceux qui l’aiment. Caton n’étoit pas heureux après la défaite de Pompée ; & qui n’envieroit le sort de Caton tel que nous le peint Séneque, inter ruinas publicas erectum ?

L’action de l’épopée semble quelquefois tirer son importance de la qualité des personnages : il est certain que la querelle d’Agamemnon avec Achille, n’auroit rien de grand si elle se passoit entre deux soldats ; pourquoi ? parce que les suites n’en seroient pas les mêmes. Mais qu’un plébéien comme Marius, qu’un homme privé comme Cromwel, Fernand-Cortès, &c. entreprenne, exécute de grandes choses, soit pour le bonheur, soit pour le malheur de l’humanité, son action aura toute l’importance qu’exige la dignité de l’épopée. On a dit : il n’est pas besoin que l’action de l’épopée soit grande en elle-même, pourvû que les personnages soient d’un rang élevé ; & nous disons : il n’est pas besoin que les personnages soient d’un rang élevé, pourvû que l’action soit grande en elle. même.

Il semble que l’intérêt de l’épopée doive être un intérêt public, l’action en auroit sans doute plus de grandeur, d’importance, & d’utilité ; toutefois on ne peut en faire une regle. Un fils dont le pere gémiroit dans les fers, & qui tenteroit pour le délivrer tout ce que la nature & la vertu, la valeur & la pieté peuvent entreprendre de courageux & de pénible ; ce fils, de quelque condition qu’on le supposât, seroit un héros digne de l’épopée, & son action mériteroit un Voltaire ou un Fenelon. On éprouve même qu’un intérêt particulier est plus sensible qu’un intérêt public, & la raison en est prise dans la nature (voyez Intérêt ). Cependant comme le poeme épique est sur-tout l’école des maîtres du monde, ce sont les intérêts qu’ils ont en main qu’il doit leur apprendre à respecter. Or ces interêts ne sont pas ceux de tel ou de tel homme, mais ceux de l’humanité en général, le plus grand & le plus digne objet du plus noble de tous les poëmes.

Nous n’avons consideré jusqu’ici le sujet de l’épopée qu’en lui-même ; mais quelle qu’en soit la beauté naturelle, ce n’est encore qu’un marbre informe que le ciseau doit animer.

De la composition. La composition de l’épopée embrasse trois points principaux, le plan, les caracteres, & le style. On distingue dans le plan l’exposition, le noeud, & le dénouement : dans les caracteres, les passions & la morale : dans le style, la force, la précision, & l’élégance, l’harmonie & le coloris.

Du plan. L’exposition a trois parties, le début, l’invocation, & l’avant-scene.

Le début n’est que le titre du poëme plus développé, il doit être noble & simple.

L’invocation n’est une partie essentielle de l’épopée, qu’en supposant que le poëte ait à révéler des secrets inconnus aux hommes : Lucain qui ne devoit être que trop instruit des malheurs de sa patrie, au lieu d’invoquer un dieu pour l’inspirer, se transporte tout-à-coup au tems où s’alluma la guerre civile. Il frémit, il s’écrie :

« Citoyens, arrêtez ; quelle est votre sureur ! L’habitant solitaire est errant dans vos villes ; La main du laboureur manque à vos champs stériles. »

Desuntque manus poscentibus arvis.

Ce mouvement est plein de chaleur ; une invocation eût été froide à sa place.

L’avant-scene est le développement de la situation des personnages au moment où commence le poeme, & le tableau des intérêts opposés, dont la complication va former le noeud de l’intrigue.

Dans l’avant-scene, ou le poëte suit l’ordre des évenemens, & la fable se nomme simple ; ou il laisse derriere lui une partie de l’action pour se replier sur le passé, & la fable se nomme implexe : celle-ci a un grand avantage, non-seulement elle anime la narration, en introduisant un personnage plus intéressé & plus intéressant que le poëte, comme Henri IV. Ulysse, Enée, &c. mais encore en prenant le sujet par le centre, elle fait refluer sur l’avant-scene l’intérêt de la situation présente des acteurs, par l’impatience où l’on est d’apprendre ce qui les y a conduits.

Toutefois de grands évenemens, des tableaux variés, des situations pathétiques, ne laissent pas de former le tissu d’un beau poëme, quoique présentés dans leur ordre naturel. Boileau traite de maigres historiens, les poetes qui suivent l’ordre des tems ; mais n’en déplaise à Boileau, l’exactitude ou les licences chronologiques sont très-indifférentes à la beauté de la Poésie ; c’est la chaleur de la narration, la force des peintures, l’intérêt de l’intrigue, le contraste des caracteres, le combat des passions la vérité & la noblesse des moeurs, qui sont l’ame de l’épopée, & qui feront du morceau d’histoire le-plus exactement suivi, un poëme épique admirable.

L’intrigue a été jusqu’ici la partie la plus négligée du poëme épique, tandis que dans la tragédie elle s’est perfectionnée de plus en plus. On a osé se détacher de Sophocle & d’Euripide, mais on a craint d’abandonner les traces d’Homere : Virgile l’a imité, & l’on a imité Virgile.

Aristote a touché au principe le plus lumineux de l’épopée, lorsqu’il a dit que ce poëme devoit être une tragédie en récit. Suivons ce principe dans ses conséquences.

Dans la tragédie tout concourt au noeud ou au dénouement : tout devroit donc y concourir dans l’épopée. Dans la tragédie, un incident naît d’un incident, une situation en produit une autre : dans le poëme épique les incidens & les situations devroient donc s’enchaîner de même. Dans la tragédie l’intérêt croît d’acte en acte, & le péril devient plus pressant : le péril & l’intérêt devroient donc avoir les mêmes progrès dans l’épopée. Enfin le pathétique est l’ame de la tragédie : il devroit donc être l’ame de l’épopée, & prendre sa source dans les divers caracteres & les intérêts opposés. Qu’on examine après cela quel est le plan des poëmes anciens. L’Iliade a deux especes de noeuds ; la division des dieux, qui est froide & choquante ; & celle des chefs, qui ne sait qu’une situation. La colere d’Achille prolonge ce tissu de périls & de combats qui forment l’action de l’Iliade ; mais cette colere, toute fatale qu’elle est, ne se manifeste que par l’absence d’Achille, & les passions n’agissent sur nous que par leurs développemens. L’amour & la douleur d’Andromaque ne produisent qu’un intérêt momentané, presque tout le reste du poëme se passe en assauts & en batailles ; tableaux qui ne frappent guere que l’imagination, & dont l’intérêt ne va jamais jusqu’à l’ame.

Le plan de l’Odyssée & celui de l’Énéide sont plus variés ; mais comment les situations y sont-elles amenées ? un coup de vent fait un épisode ; & les avantures d’Ulysse & d’Enée ressemblent aussi peu à l’intrigue d’une tragédie, que le voyage d’Anson.

S’il restoit encore des Daciers, ils ne manqueroient pas de dire qu’on risque tout à s’écarter de la route qu’Homere a tracée, & que Virgile a suivie ; qu’il en est de la Poésie comme de la Medecine, & ils nous citeroient Hippocrate pour prouver qu’il est dangereux d’innover dans l’épopée. Mais pourquoi ne feroit-on pas à l’égard d’Homere & de Virgile, ce qu’on a fait à l’égard de Sophocle & d’Euripide ? on a distingué leurs beautés de leurs défauts ; on a pris l’art où ils l’ont laissé ; on a essayé de faire toûjours comme ils avoient fait quelquefois, & c’est sur-tout dans la partie de l’intrigue que Corneille & Racine se sont élevés au-dessus d’eux. Supposons que tout le poëme de l’Enéide fût tissu comme le quatrieme livre ; que les incidens naissant les uns des autres, pussent produire & entretenir jusqu’à la fin cette variété de sentimens & d’images, ce mêlange d’épique & de dramatique, cette alternative pressante d’inquiétude & de surprise, de terreur & de pitié ; l’Enéide ne feroit-elle pas supérieure à ce qu’elle est ?

L’épopée, pour remplir l’idée d’Aristote, devroit donc être une tragédie composée d’un nombre de scenes indéterminé, dont les intervalles seroient occupés par le poëte : tel est ce principe dans la spéculation, c’est au génie seul à juger s’il est pratiquable.

La tragédie dès son origine a eu trois parties, la scene, le récit, & le choeur ; & de-là trois sortes de rôles, les acteurs, les confidens, & les témoins. Dans l’épopée, le premier de ces rôles est celui des héros, le poëte est chargé des deux autres. Pleurez, dit Horace, si vous voulez que je pleure. Qu’un poëte raconte sans s’émouvoir des choses terribles ou touchantes, on l’écoute sans être émû, on voit qu’il récite des fables ; mais qu’il tremble, qu’il gémisse, qu’il verse des larmes, ce n’est plus un poëte, c’est un spectateur attendri, dont la situation nous pénetre. Le choeur fait partie des moeurs de la tragédie ancienne ; les réflexions & les sentimens du poëte font partie des moeurs de l’épopée :

Ille bonis faveatque, & consilietur amicis,
Et regat iratos, & amet peccare timentes.
Horat.

Tel est l’emploi qu’Horace attribue au choeur, & tel est le rôle que fait Lucain dans tout le cours de son poëme. Qu’on ne dédaigne pas l’exemple de ce poëte. Ceux qui n’ent lû que Boileau méprisent Lucain ; mais ceux qui lisent Lucain, font bien peu de cas du jugement que Boileau en a porté. On reproche avec raison à Lucain d’avoir donné dans la déclamation ; mais combien il est éloquent lorsqu’il n’est pas déclamateur ! combien les mouvemens qu’excite en lui-même ce qu’il raconte, communiquent à ses récits de chaleur & de véhémence !

César, après s’être emparé de Rome sans aucun obstacle, veut piller les thrésors du temple de Saturne, & un citoyen s’y oppose. L’avarice, dit le poëte, est donc le seul sentiment qui brave le fer & la mort ?

Les lois n’ont plus d’appui contre leur oppresseur,
Et le plus vil des biens, l’or trouve un défenseur !

Les deux armées sont en présence, les soldats de César & de Pompée se reconnoissent : ils franchissent le fossé qui les sépare ; ils se mêlent, ils s’attendrissent, ils s’embrassent. Le poëte saisit ce moment pour reprocher à ceux de César leur coupable obéissance :

Lâches, pourquoi gémir ? pourquoi verser des larmes ?
Qui vous force a porter ces parricides armes ?
Vous craignez un tyran dont vous étes l’appui !
Soyez sourds au signal qui vous rappelle a lui.
Seul avec ses drapeaux, César n’est plus qu’un homme :
Vous l’allez voir l’ami de Pompée & de Rome.

César au milieu d’une nuit orageuse, frappe à la porte d’un pêcheur. Celui-ci demande : Quel est ce malheureux échappé du naufrage ? Le poëte ajoûte :

Il est sans crainte ; il sait qu’une cabane vile
Ne peut être un appas pour la guerre civile.
César frappe à la porte, il n’en est point troublé.
Quel rempart ou quel temple a ce bruit n’eût tremblé ?
Tranquille pauvreté ! &c.

Pompée offre aux dieux un sacrifice ; le poëte s’adresse à César :

Toi, quels dieux des forfaits, & quelles Eumenides
Implores-tu, César, pour tant de parricides ?

Sur le point de décrire la bataille de Pharsale, saisi d’horreur il s’écrie :

O Rome ! où sont tes dieux ? Les siecles enchaînés,
Par l’aveugle hasard sont sans doute entrainés.
S’il est un Jupiter, s’il porte le tonnerre,
Peut-il voir les forfaits qui vont souller la terre ?
A foudroyer les monts sa main va s’occuper,
Et laisse à Cassius cette tête à frapper.
Il refusa le jour au festin de Thieste,
Et répand sur Pharsale une clarte funeste ;
Pharsale ou les parens, ardens a s’egorger,
Freres, peres, enfans, dans leur sang vont nager.

C’en est assez pour indiquer le mélange de dramatique & d’épique que le poëte peut employer, même dans sa narration directe ; & le moyen de rapprocher l’épopée de la tragédie, dans la partie qui les distingue le plus.

Mais, dira-t-on, si le rôle du choeur rempli par le poëte, étoit une beauté dans l’épopée, pourquoi Lucain seroit-il le seul des poëtes anciens qui s’y seroit livré ? Pourquoi ? parce qu’il est le seul que le sujet de son poëme ait intéressé vivement. Il étoit romain, il voyoit encore les traces sanglantes de la guerre civile : ce n’est ni l’art ni la reflexion qui lui a fait prendre le ton dramatique, c’est son ame, c’est la nature elle-même ; & le seul moyen de l’imiter dans cette partie, c’est de se pénétrer comme lui.

La scene est la même dans la tragédie & dans l’épopée, pour le style, le dialogue & les moeurs ; ainsi pour savoir si la dispute d’Achille avec Agamemnon, l’entretien d’Ajax avec Idomenée, &c. sont tels qu’ils doivent être dans l’Iliade, on n’a qu’à les supposer au théatre. Voyez Tragedie.

Cependant comme l’action de l’épopée est moins serrée & moins rapide que celle de la tragédie, la scene y peut avoir plus d’étendue & moins de chaleur. C’est là que seroient merveilleusement placées ces belles conférences politiques dont les tragédies de Corneille abondent ; mais dans sa tranquillité même la scene épique doit être intéressante : rien d’oisif, rien de superflu. Encore est-ce peu que chaque scene ait son intérêt particulier, il faut qu’elle concoure à l’intérêt général de l’action ; que ce qui la suit en dépende, & qu’elle dépende de ce qui la précede. A ces conditions on ne peut trop multiplier les morceaux dramatiques dans l’épopée ; ils y répandent la chaleur & la vie. Qu’on se rappelle les adieux d’Hector & d’Andromaque, Priam aux piés d’Achille dans l’Iliade ; les amours de Didon, Euriale & Nisus, les regrets d’Evandre dans l’Enéide ; Armide & Clorinde dans le Tasse ; le conseil infernal, Adam & Eve dans Milton, &c.

Qu’est-ce qui manque à la Henriade pour être le plus beau de tous les poëmes connus ? Quelle sagesse dans la composition ! quelle noblesse dans le dessein ! quels contrastes ! quel coloris ! quelle ordonnance ! quel poëme enfin que la Henriade, si le poëte eût connu toutes ses forces lorsqu’il en a formé le plan ; s’il y eût déployé la partie dominante de son talent & de son génie, le pathétique de Mérope & d’Alzire, l’art de l’intrigue & des situations ! En général, si la plûpart des poëmes manquent d’intérêt, c’est parce qu’il y a trop de récits & trop peu de scenes.

Les poëmes où, par la disposition de la fable, les personnages se succedent comme les incidens, & disparoissent pour ne plus revenir ; ces poëmes qu’on peut appeller épisodiques, ne sont pas susceptibles d’intrigue : nous ne prétendons pas en condamner l’ordonnance, nous disons seulement que ce ne sont pas des tragédies en récit. Cette définition ne convient qu’aux poëmes dans lesquels des personnages permanens, annoncés dès l’exposition, peuvent occuper alternativement la scene, & par des combats de passion & d’intérêt, noüer & soûtenir l’action. Telle étoit la forme de l’Iliade & de la Pharsale, si les poëtes avoient eu l’art ou le dessein d’en profiter.

L’Iliade a été plus que suffisamment analysée par les critiques de ces derniers tems ; mais prenons la Pharsale pour exemple de la négligence du poëte dans la contexture de l’intrigue. D’où vient qu’avec le plus beau sujet & le plus beau génie, Lucain n’a pas fait un beau poëme ? Est-ce pour avoir observé l’ordre des tems & l’exactitude des faits ? nous avons prévenu cette critique. Est ce pour n’avoir pas employé le merveilleux ? nous verrons dans la suite combien l’entremise des dieux est peu essentielle à l’épopée. Est-ce pour avoir manqué de peindre en poëte, ou les personnages ou les tableaux que lui présentoit son action ? les caracteres de Pompée & de César, de Brutus & de Caton, de Marcie & de Cornélie, d’Affranius, de Vultéïus, & de Scéva, sont saisis & dessinés avec une noblesse & une vigueur dont nous connoissons peu d’exemples. Le deuil de Rome à l’approche de César (erravit sine voce dolor), les proscriptions de Sylla, la forêt de Marseille & le combat sur mer, l’inondation du camp de Céfar, la réunion des deux armées, le camp de Pompée consumé par la soif, la mort de Vultéïus & des fiens, la tempête que César essuie, l’assaut soûtenu par Scéva, le charmé de la Thessalienne ; tous ces tableaux, & une infinité d’autres répandus dans ce poëme, ne sont peints quelquefois qu’avec trop de force, de hardiesse & de chaleur. Les discours répondent à la beauté des peintures ; & si dans l’un & l’autre genre Lucain passe quelquefois les bornes du grand & du vrai, ce n’est qu’après y avoir atteint ; & pour vouloir renchérir sur lui-même, le plus souvent le dernier vers est empoulé, & le précédent est sublime. Qu’on retranche de la Pharsale les hyperboles & les longueurs, défauts d’une imagination vive & féconde, correction qui n’exige qu’un trait de plume, il restera des beautés dignes des plus grands maitres, & que l’auteur des Horaces, de Cinna, de la mort de Pompée, ne trouvoit pas au-dessous de lui. Cependant avec tant de beautés la Pharsale n’est que l’ébauche d’un beau poëme, non-seulement par le style, qui en est inculte & raboteux, non-seulement par le défaut de variété dans les couleurs des tableaux, vice du sujet plûtôt que du poëte, mais sur-tout par le manque d’ordonnance & d’ensemble dans la partie dramatique. L’entretien de Caton avec Brutus, le mariage de Caton & de Marcie, les adieux de Cornélie & de Pompée, la capitulation d’Affranius avec César, l’entrevûe de Pompée & de Cornélie après la bataille, toutes ces scenes, à quelques longueurs près, sont si intéressantes & si nobles ! Pourquoi ne les avoir pas multipliées ? Pourquoi Caton, cet homme divin, si dignement annoncé au second livre, ne reparoît-il plus ? pourquoi ne voit-on pas Brutus en scene avec Céfar ? pourquoi Cornélie est-elle oubliée à Lesbos ? pourquoi Marcie ne va-t-elle pas l’y joindre, & Caton l’y retrouver en même tems que Pompée ? Quelle entrevûe ! quels sentimens ! quels adieux ! Le beau contraste de caracteres vertueux, si le poëte les eût rapprochés ! Ce n’est point à nous à tracer un tel plan, nous en sentons les difficultés ; mais nous écrivons ici pour les hommes de génie.

Des caracteres. Nous ne nous étendrons point sur les caracteres, dans le dessein de traiter en son lieu cette partie du poëme dramatique (voyez Tragédie ) ; mais nous placerons ici quelques observations particulieres aux personnages de l’épopée.

Rien n’est plus inutile, à notre avis, que le mêlange des êtres surnaturels avec les hommes : tout ce que le poëte peut se promettre, c’est de faire de grands hommes de ses dieux, en les habillant de nos pieces, suivant l’expression de Montagne. Et ne vaut-il pas mieux employer les efforts de la poésie à rapprocher les hommes des dieux, qu’à rapprocher les dieux des hommes ? Humana ad deos transtulerunt, dit Ciceron en parlant des Philosophes mythologues, divina mallem ad nos.

Ce que j’y vois de plus certain, dit Pope au sujet des d’eux d’Homere, c’est qu’ayant à parler de la divinité sans la connoître, il en a pris une image dans l’homme : il contempla dans une onde inconstante & fangeuse l’astre qu’il y voyoit réfléchi.

On peut nous opposer que l’imagination ne raisonne point ; que le merveilleux l’enivre ; qu’il emporte l’ame hors d’elle même, sans lui donner le tems de se replier sur les idées qui détruiroient l’illusion : tout cela est vrai, & c’est ce qui nous empêche de bannir le merveilleux de l’épopée ; c’est ce qui nous a engagé à l’admettre même dans la tragédie. Voyez Dénouement. Mais dans l’un & l’autre de ces poëmes il est encore moins raisonnable de l’exiger que de l’interdire. Voyez Merveilleux.

Cependant comment suppléer aux personnages surnaturels dans l’épopée ? Par les vertus & les passions, non pas allégoriquement personnifiées (l’allégorie anime le physique & refroidit le moral), mais rendues sensibles par leurs effets, comme elles le sont dans la nature, & comme la tragédie les présente. L’épopée n’exige donc pour personnages que des hommes, & les mêmes hommes que la tragédie ; avec cette différence, que celle-ci demande plus d’unité dans les caracteres, comme étant resserrée dans un moindre espace de tems.

Il n’est point de caractere simple. L’homme, dit Charon, est un sujet merveilleusement divers & ondoyant : cependant comme la tragédie n’est qu’un moment de la vie d’un homme, que dans ce moment même il est violemment agité d’un intérêt principal & d’une passion dominante, il doit, dans ce court espace, suivre une même impulsion, & n’essuyer que le flux & le reflux naturel à la passion qui le domine ; au lieu que l’action du poëme épique étant étendue à un plus long espace de tems, la passion a ses relâches, & l’intérêt ses diversions : c’est un champ libre & vaste pour l’inconstance & l’instabilité, qui est le plus commun & apparent vice de la nature humaine. (Charon). La sagesse & la vertu seules sont au-dessus des révolutions ; & c’est un genre de merveilleux qu’il est bon de réserver pour elles.

Ainsi quoique chacun des personnages employés dans l’épopée doive avoir un fond de caractere & d’intérêt déterminé, les orages qui s’y élevent ne laissent pas quelquefois d’en troubler la surface & d’en dérober le fond. Mais il faut observer aussi qu’on ne change jamais sans cause d’inclination, de sentiment ou de dessein ; ces changemens ne s’operent, s’il est permis de le dire, qu’au moyen des contrepoids : tout l’art consiste à charger à propos la balance ; & ce genre de mécanisme exige une connoissance profonde de la nature. Voyez dans Britannicus avec quel art les contrepoids sont ménagés dans les scenes de Burrhus avec Néron, de Néron avec Narcisse ; & au contraire prenons le dernier livre de l’iliade. Achille a porté la vengeance de Patrocle jusqu’à la barbarie : Priam vient se jetter à ses piés pour lui demander le corps de son fils : Achille s’émeut, se laisse fléchir ; & jusque-là cette scene est sublime. Achille invite Priam à prendre du repos.

« Fils de Jupiter (lui répond le divin Priam) ne me forcez point à m’asseoir, pendant que mon cher Hector est étendu sur la terre sans sépulture »

Quoi de plus pathétique & de moins offensant que cette réponse ! Qui croiroit que c’est à ces mots qu’Achille redevient furieux ? Il s’appaise de nouveau ; il fait laisser sur le chariot de Priam une tunique & deux voiles pour envelopper le corps, avant de le rendre à ce pere affligé : il le prend entre ses bras, le met sur un lit, & place ce lit sur le chariot. Alors il se met à jetter de grands cris ; & s’adressant à Patrocle,

« mon cher Patrocle, s’écrie-t-il, ne sois pas irrité contre moi ».

Ce retour est encore admirable ; mais achevons.

« Mon cher Patrocle, ne sois pas irrité contre moi, si on te porte jusque dans les enfers la nouvelle que j’ai rendu le corps d’Hector à son pere ; car (on s’attend qu’il va dire, je n’ai pû résister aux larmes de ce pere infortuné ; mais non.) car il m’a apporté une rançon digne de moi ».

Ces disparates prouvent que jamais on n’a moins connu l’héroisme que dans les tems appellés héroïques.

Du style. Nous supposons dans le lecteur une idée juste des qualités du style en général : il peut consulter les articles Style, Elégance, Précision &c. Appliquons en peu de mots au style de l’épopée celles de ces qualités qui lui conviennent : les premieres sont la force, la précision, & l’élégance. La force & la précision sont inséparables ; mais c’est avec l’élégance qu’il est difficile de les concilier. Parmi les auteurs qui en écrivant se livrent à leur génie, ceux qui pensent le plus ne sont pas ceux qui écrivent le mieux ; leurs idées, qui se pressent & se foulent dans leur impétuosité, font que leurs expressions se serrent & se froissent : au contraire, ceux dont les idées moins tumultueuses se succedent & s’arrangent à leur aise, conservent dans leur style cette liante facilité ; leur imagination donne à leur plume le loisir d’être élégante. Du nombre des premiers sont Séneque, Tacite & Lucain, Corneille, Pascal & Bossuet ; du nombre des seconds, Cicéron, Tite-Live & Virgile, Racine, Malebranche & Fléchier.

Un ouvrage plus élégant & moins pensé a communément plus de succès qu’un ouvrage plus pensé & moins élegant : la lecture du premier est agréable & facile ; la lecture du second est utile, mais fatigante : celui-ci est une mine d’or ; celui-là une feuille legere, mais artistement travaillée : on l’admire, on en joüit ; & qui va fouiller dans les mines ? Ceux même qui s’y enrichissent se gardent bien de les faire connoître. Combien d’auteurs célebres doivent leur fortune à d’obscurs écrivains qu’ils n’ont jamais daigné nommer ? On a dit qu’une pensée appartenoit à celui qui la rendoit le mieux : cela ressemble au droit du plus fort. Dans le fait, il est du moins vrai que l’homme de génie est souvent comme le ver à soie qui file pour l’ouvrier : Sic vos, non vobis....

Mais le soin qu’on prend de polir le style ne peut-il pas refroidir l’imagination & rallentir la pensée ? Non, lorsque le poëte se hâte d’abord de répandre ses idées dans toute leur rapidité, & ne donne à la correction que les intervalles du génie. Dans ce premier jet, l’expression se fond avec la pensée, & ne faisant plus qu’un même corps avec elle, ne laisse à la réflexion que des traits à rechercher & des contours à arrondir. Rien n’est plus vif ni plus élégant que les scenes passionnées de Racine ; c’est ainsi qu’il les a travaillées ; c’est ainsi sans doute qu’avoit commencé celui qui est mort à vingt-sept ans, & nous a laissé la Pharsale.

L’harmonie & le coloris distinguent sur-tout le style de l’épopée. Il y a deux sortes d’harmonie dans le style, l’harmonie contrainte, & l’harmonie libre : l’harmonie contrainte, qui est celle des vers, résulte d’une division symmétrique & d’une mesure réguliere dans les sons. Bornons-nous au vers héroïque, le seul qui ait rapport à ce que nous voulons prouver.

On sait que l’exametre des anciens étoit composé de six mesures à quatre tems : c’est d’après ce modele que supposant longues ou de deux tems toutes les syllabes de notre langue, on en a donné douze à notre vers alexandrin. Mais comme notre langue, quoique moins dactilique que le grec & le latin, ne laisse pas d’être mêlée de longues & de breves, & que le choix en est arbitraire dans les vers, il arrive qu’un vers a deux, trois, quatre, & jusqu’à huit tems de plus qu’un autre vers de la même mesure en apparence.

Je ne veex que la voir, soupirer et mourir.
Traçat a pas tardifs un penible sillon.

Ainsi le mêlange des syllabes breves & longues détruit dans nos vers la régularité de la mesure : or point de vers harmonieux sans ce mêlange ; d’où il suit que l’harmonie & la mesure sont incompatibles dans nos vers. Le choix des sons y est arbitraire : ce n’est donc pas encore ce choix qui rend nos vers préférables à la prose. Enfin la rime, qui peut causer un moment le plaisir de la surprise, ennuie & fatigue à la longue. Qu’est-ce donc qui peut nous attacher à une forme de vers qui n’a ni rythme ni mesure, & dont l’irréguliere symmétrie prive la pensée, le sentiment & l’expression des graces nobles de la liberté ?

La prose a son harmonie ; & celle-ci, que nous appellons libre, se forme, non de tel ou de tel mêlange de sons régulierement divisés, mais d’un mêlange varié de syllabes faciles, pleines & sonores, tour-à-tour lentes & rapides, au gré de l’oreille, & dont les suspensions & les repos ne lui laissent rien à souhaiter. Là tous les nombres que l’oreille s’est choisis par prédilection, dactyle, spondée, iambe, &c. se succedent & s’allient avec une variété qui l’enchante & ne la fatigue jamais : la mesure précipitée ou soûtenue, interrompue ou remplie, suivant les mouvemens de l’ame, laisse au sentiment, d’intelligence avec l’oreille, choisir & marquer les divisions : c’est là que le trimetre, le tétrametre, le pentametre trouvent naturellement leur place ; car c’est une affectation puérile que d’éviter dans la prose la mesure d’un vers harmonieux, si ce n’est peut-être celle du vers héroïque, dont le retour continu est trop familier à notre oreille, pour qu’elle ne soit pas étonnée de trouver ce vers isolé au milieu des divisions irrégulieres de la prose. V. Elocution.

Que l’harmonie imitative ait fait une des beautés des vers anciens, c’est ce qui n’est sensible pour nous que dans un très-petit nombre d’exemples ; quelquefois elle peint le physique :

Nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite.

quelquefois elle peint l’idée :

Magnum Jovis incrementum.
. . . . . . . .
Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum.

Mais rien n’est plus difficile ni plus rare que de donner à nos vers cette expression harmonique ; & si notre langue en est susceptible, ce n’est tout au plus que dans la prose, dont la liberté laisse au goût & à l’oreille du poëte le choix des termes & des tours : c’est peut-être ce qui manque à la prose nombreuse, mais monotone, du Télémaque.

Cependant, s’il faut céder à l’habitude où nous sommes de voir des poëmes en vers, il y auroit un moyen d’en rompre la monotonie, & d’en rendre jusqu’à un certain point l’harmonie imitative : ce seroit d’y employer des vers de différente mesure, non pas mêlés au hasard, comme dans nos poésies libres, mais appliqués aux différens genres auxquels leur cadence est le plus analogue. Par exemple, le vers de dix syllabes, comme le plus simple, aux morceaux pathétiques ; le vers de douze aux morceaux tranquilles & majestueux ; les vers de huit aux harangues véhémentes ; les vers de sept, de six & cinq aux peintures les plus vives & les plus fortes.

On trouve dans une épître de l’abbé de Chaulieu au chevalier de Bouillon, un exemple frappant de ce mêlange de différentes mesures.

Tel qu’un rocher dont la tête
Egalant le mont Athos,
Voit à ses piés la tempête
Troubler le calme des flots.
La mer autour brüit & gronde ;
Malgré ses émotions,
Sur son front élevé regne une paix profonde,
Que tant d’agitations,
Et que les fureurs de l’onde
Respectent à l’égal du nid des Alcyons.

Mais faudroit-il éviter le retour fatiguant de la rime redoublée, croiser les vers, & varier les repos avec un art d’autant plus difficile, qu’il n’a point de regles.

Le coloris du style est une suite du coloris de l’imagination ; & comme il en est inséparable, nous avons crû devoir les réunir sous un même point de vûe.

Le style de la tragédie est commun à toute la partie dramatique de l’épopée. Voyez Tragédie.

Mais la partie épique permet, exige même des peintures plus fréquentes & plus vives : ou ces peintures présentent l’objet sous ses propres traits, & on les appelle descriptions ; ou elles le présentent révêtu de couleurs étrangeres, & on les appelle images.

Les descriptions exigent non-seulement une imagination vive, forte & étendue, pour saisir à-la-fois l’ensemble & les détails d’un tableau vaste, mais encore un goût délicat & sûr pour choisir & les tableaux, & les parties de chaque tableau qui sont dignes du poëme héroïque. La chaleur des descriptions est la partie brillante & peut-être inimitable d’Homere ; c’est par-là qu’on a comparé son génie à l’essieu d’un char qui s’embrase par sa rapidité.... Ce feu, dit-on, n’a qu’à paroître dans les endroits où manque tout le reste, & fût-il environné d’absurdités, on ne le verra plus. (Prés. de l’Homere Angl. de Pope.) C’est par-là qu’Homere a fait tant de fanatiques parmi les savans, & tant d’enthousiastes parmi les hommes de génie : c’est par-là qu’on l’a regardé tantôt comme une source intarissable où s’abreuvoient les Poëtes,

A quo ceu sonte perenni
Vatum pieriis ora rigantur aquis.
Ovid.

tantôt comme l’avoit représenté le peintre Galathon, cujus vomitum alii poetoe adstantes absorbent. OElianus, l. XIII.

Mais ce n’est point assez de bien peindre, il faut bien choisir ce qu’on peint : toute peinture vraie a sa beauté ; mais chaque beauté a sa place. Tout ce qui est bas, commun, incapable d’exciter la surprise, l’admiration, ou la curiosité d’un lecteur judicieux, est déplacé dans l’épopée.

Il faut, dit-on, des peintures simples & familieres pour préparer l’imagination à se prêter au merveilleux ; oui sans doute : mais le simple & le familier ont leur intérêt & leur noblesse. Le repas d’Henri IV. chez le solitaire de Gersai, n’est pas moins naturel que le repas d’Enée sur la côte d’Afrique : cependant l’un est intéressant, & l’autre ne l’est pas. Pourquoi ? Parce que l’un renferme les idées accessoires d’une vie tranquille & pure, & l’autre ne présente que l’idée toute nue d’un repas de voyageurs.

Les Poëtes doivent supposer tous les détails qui n’ont rien d’intéressant, & auxquels la réflexion du lecteur peut suppléer sans effort : ils seroient d’autant moins excusables de puiser dans ces sources stériles, que la Philosophie leur en a ouvert de très fécondes. Pope compare le génie d’Homere à un astre qui attire en son tourbillon tout ce qu’il trouve à la portée de ses mouvemens : & en effet Homere est de tous les Poëtes celui qui a le plus enrichi la poésie des connoissances de son siecle. Mais s’il revenoit aujourd’hui avec ce feu divin, quelles couleurs, quelles images ne tireroit-il pas des grands effets de la nature, si savamment développés, des grands effets de l’industrie humaine, que l’expérience & l’intérêt ont porté si loin depuis trois mille ans ? La gravitation des corps, la végétation des plantes, l’instinct des animaux, les développemens du feu, l’action de l’air, &c. les mécaniques, l’astronomie, la navigation, &c. voilà des mines à-peine ouvertes, où le génie peut s’enrichir : c’est de-là qu’il peut tirer des peintures dignes de remplir les intervalles d’une action héroïque : encore doit-il être avare de l’espace qu’elles occupent, & ne perdre jamais de vûe un spectateur impatient, qui veut être délassé sans être refroidi, & dont la curiosité se rebute par une longue attente, sur-tout lorsqu’il s’apperçoit qu’on le distrait hors de propes. C’est ce qui ne manqueroit pas d’arriver, si, par exemple, dans l’un des intervalles de l’action on employoit mille vers à ne décrire que des jeux (Enéide, l. V.). Le grand art de ménager les descriptions est donc de les présenter dans le cours de l’action principale, comme les passages les plus naturels, ou comme les moyens les plus simples. Art bien peu connu, ou bien négligé jusqu’à nous.

Il nous reste à examiner la partie des images ; mais comme elles sont communes à tous les genres de poésie, & que la théorie en exige un détail approfondi, nous croyons devoir en faire un article séparé. Voyez Image.

Nous n’avons pû donner ici que le sommaire d’un long traité ; les exemples sur-tout, qui appuient & développent si bien les principes, n’ont pû trouver place dans les bornes d’un article : mais en parcourant les Poëtes, un lecteur intelligent peut aisément y suppléer. D’ailleurs, comme nous l’avons dit dans l’article Critique , l’auteur qui, pour composer un poëme, a besoin d’une longue étude des préceptes, peut s’en épargner le travail. Cet article est de M. Marmontel .

EXTRAIT

Extrait (Marmontel)

L’extrait d’un ouvrage philosophique, historique, &c. n’exige, pour être exact, que de la justesse & de la netteté dans l’esprit de celui qui le fait. Exprimer la substance de l’ouvrage, en présenter les raisonnemens ou les faits capitaux dans leur ordre & dans leur jour, c’est à quoi tout l’art se réduit ; mais pour un extrait discuté, combien ne faut-il pas réunir de talens & de lumieres ? Voyez Critique .

On se plaignoit que Bayle en imposoit à ses lecteurs, en rendant intéressant l’extrait d’un livre qui ne l’étoit pas : il faut avouer que la plûpart de ses successeurs ont bien fait ce qu’ils ont pû pour éviter ce reproche ; rien de plus sec que les extraits qu’ils nous donnent, non-seulement des livres scientifiques, mais des ouvrages littéraires.

Nous ne parlerons point des extraits dont l’ignorance & la mauvaise foi ont de tout tems inondé la Littérature. On voit des exemples de tout ; mais il en est qui ne doivent point trouver place dans un ouvrage sérieux & décent, & nous ne devons nous occuper que des journalistes estimables. Quelques-uns d’entr’eux, par égard pour le public, pour les auteurs & pour eux-mêmes, se font une loi de ne parler des ouvrages qu’en historiens du bon ou du mauvais succès, ne prenant sur eux que d’en exposer le plan dans une froide analyse. C’est pour eux que nous hasardons ici quelques réflexions que nous avons faites ailleurs sur l’art des extraits, appliquées au genre dramatique, comme à celui de tous qui est le plus généralement connu & le plus legerement critiqué.

La partie du sentiment est du ressort de toute personne bien organisée ; il n’est besoin ni de combiner ni de réflechir pour savoir si l’on est émû, & le suffrage du coeur est un mouvement subit & rapide. Le public à cet égard est donc un excellent juge. La vanité des auteurs mécontens peut bien se retrancher sur la legereté françoise, si contraire à l’illusion, & sur ce caractere enjoüé qui nous distrait de la situation la plus pathétique, pour saisir une allusion ou une équivoque plaisante. La figure, le ton, le geste d’un acteur, un bon mot place à propos, ou tel autre incident plus étranger encore à la piece, ont quelquefois fait rire où l’on eût dû pleurer ; mais quand le pathétique de l’action est soûtenu, la plaisanterie ne se soûtient point : on rougit d’avoir ri, & l’on s’abandonne au plaisir plus décent de verser des larmes. La sensibilité & l’enjouement ne s’excluent point, & cette alternative est commune aux François avec les Athéniens, qui n’ont pas laissé de couronner Sophocle. Les François frémissent à Rodogune, & pleurent à Andromaque : le vrai les touche, le beau les saisit ; & tout ce qui n’exige ni étude ni reflexion, trouve en eux de bons critiques. Le journaliste n’a donc rien de mieux à faire que de rendre compte de l’impression générale pour la partie du sentiment. Il n’en est pas ainsi de la partie de l’art ; peu la connoissent, & tous en décident : on entend souvent raisonner là-dessus, & rarement parler raison. On lit une infinité d’extraits & de critiques des ouvrages de théatre ; le jugement sur le Cid est le seul dont le goût soit satisfait ; encore n’est-ce qu’une critique de détail, où l’académie avoue qu’elle a suivi une mauvaise méthode en suivant la méthode de Scudéri. L’académie étoit un juge éclairé, impartial & poli, peu de personnes l’ont imitée ; Scudéri étoit un censeur malin, grossier, sans lumieres, sans goût : il a eu cent imitateurs.

Les plus sages, effrayés des difficultés que présente ce genre de critique, ont pris modestement le parti de ne faire des ouvrages de théatre que de simples analyses : c’est beaucoup pour leur commodité particuliere, mais ce n’est rien pour l’avantage des Lettres. Supposons que leur extrait embrasse & développe tout le dessein de l’ouvrage, qu’on y remarque l’usage & les rapports de chaque fil qui entre dans ce tissu, l’analyse la plus exacte & la mieux détaillée sera toûjours un rapport insuffisant dont l’auteur aura droit de se plaindre. Rappellons-nous ce mot de Racine, ce qui me distingue de Pradon, c’est que je sai écrire : cet aveu est sans doute très-modeste ; mais il est vrai du moins que nos bons auteurs different plus des mauvais par les détails & le coloris, que par le fond & l’ordonnance.

Combien de situations, combien de traits, de caracteres que les détails préparent, fondent, adoucissent, & qui révoltent dans un extrait ? Qu’on dise simplement du Misantrope qu’il est amoureux d’une coquette qui joue cinq ou six amans à-la-fois ; qu’on dise de Cinna qu’il conseille à Auguste de garder l’empire, au moment où il médite de le faire périr comme usurpateur ; quoi de plus choquant que ces disparates ? mais qu’on lise les scenes où le Misantrope se reproche sa passion à lui-même, où Cinna rend raison de son dessein à Maxime, on trouvera dans la nature ce qui choquoit la vraissemblance. Il n’est point de couleurs qui ne se marient, tout l’art consiste à les bien nuer, & ce sont ces nuances qu’on néglige de faire appercevoir dans les linéamens d’un extrait. On croit avoir assez fait, quand on a donné quelques échantillons du style ; mais ces citations sont très équivoques, & ne laissent présumer que très-vaguement de ce qui les précede ou les suit, vû qu’il n’est point d’ouvrage où l’on ne trouve quelques endroits au-dessus ou au-dessous du style général de l’auteur. On est donc injuste sans le vouloir, peut-être même par la crainte de l’être, lorsqu’on se borne au simple extrait & à l’analyse historique d’un ouvrage de théatre. Que penseroit-on d’un critique qui, pour donner une idée du S. Jean de Raphael, se borneroit à dire qu’il est de grandeur naturelle, porté sur une aigle, tenant une table de la main gauche, & une plume de la main droite ? Il est des traits sans doute dont la beauté n’a besoin que d’être indiquée pour être sentie ; tel est, par exemple, le cinquieme acte de Rodogune : tel est le coup de génie de ce peintre qui, pour exprimer la douleur d’Agamemnon au sacrifice d’Iphigénie, l’a représenté le visage couvert d’un voile ; mais ces traits sont aussi rares que précieux. Le mérite le plus général des ouvrages de Peinture, de Sculpture, de Poésie, est dans l’exécution ; & dès qu’on se bornera à la simple analyse d’un ouvrage de goût, pour le faire connoître, on sera aussi peu raisonnable que si l’on prétendoit sur un plan géométral faire juger de l’architecture d’un palais. On ne peut donc s’interdire équitablement dans un extrait littéraire, les réflexions & les remarques inséparables de la bonne critique. On peut parler en simple historien des ouvrages purement didactiques ; mais on doit parler en homme de goût des ouvrages de goût. Supposons que l’on eût à faire l’extrait de la tragédie de Phedre ; croiroit-on avoir bien instruit le public, si, par exemple, on avoit dit de la scene de la déclaration de Phedre à Hyppolite :

« Phedre vient implorer la protection d’Hyppolite pour ses enfans, mais elle oublie à sa vûe le dessein qui l’amene. Le coeur plein de son amour, elle en laisse échapper quelques marques. Hyppolite lui parle de Thésée, Phedre croit le revoir dans son fils ; elle se sert de ce détour pour exprimer la passion qui la domine : Hyppolite rougit & veut se retirer ; Phedre le retient, cesse de dissimuler, & lui avoue en même tems la tendresse qu’elle a pour lui, & l’horreur qu’elle a d’elle-même  ».

Croiroit-on de bonne-foi trouver dans ses lecteurs une imagination assez vive pour suppléer aux détails qui font de cette esquisse un tableau admirable ? Croiroit-on les avoir mis à portée de donner à Racine les éloges qu’on lui auroit refusés en ne parlant de ce morceau qu’en simple historien ?

Quand un journaliste fait à un auteur l’honneur de parler de lui, il lui doit les éloges qu’il mérite, il doit au public les critiques dont l’ouvrage est susceptible, il se doit à lui-même un usage honorable de l’emploi qui lui est confié : cet usage consiste à s’établir médiateur entre les auteurs & le public ; à éclairer poliment l’aveugle vanité des uns, & à rectifier les jugemens précipités de l’autre. C’est une tâche pénible & difficile ; mais avec des talens, de l’exércice & du zele, on peut faire beaucoup pour le progrès des Lettres, du goût & de la raison. Nous l’avons déjà dit, la partie du sentiment a beaucoup de connoisseurs, la partie de l’art en a peu, la partie de l’esprit en a trop. Nous entendons ici par esprit, cette espece de chicane qui analyse tout, & même ce qui ne doit pas être analysé.

Si chacun de ces juges se renfermoit dans les bornes qui lui sont prescrites, tout seroit dans l’ordre : mais celui qui n’a que de l’esprit, trouve plat tout ce qui n’est que senti : celui qui n’est que sensible, trouve froid tout ce qui n’est que pensé ; & celui qui ne connoît que l’art, ne fait grace ni aux pensées ni aux sentimens, dès qu’on a péché contre les regles : voilà pour la plûpart des juges. Les auteurs de leur côté ne sont pas plus équitables ; ils traitent de bornés ceux qui n’ont pas été frappés de leurs idées, d’insensibles ceux qu’ils n’ont pas émûs, & de pédans ceux qui leur parlent des regles de l’art. Le journaliste est témoin de cette dissention, c’est à lui d’être le conciliateur. Il faut de l’autorité, dira-t-il, oüi sans doute ; mais il lui est facile d’en acquérir. Qu’il se donne la peine de faire quelques extraits, où il examine les caracteres & les moeurs en philosophe, le plan & la contexture de l’intrigue en homme de l’art, les détails & le style en homme de goût : à ces conditions, qu’il doit être en état de remplir, nous lui sommes garans de la confiance générale. Ce que nous venons de dire des ouvrages dramatiques, peut & doit s’appliquer à tous les genres de Littérature. Voyez Critique . Cet article est de M. Marmontel .

FABLE

Fable, apologue (Belles-Lettres)

Fable apologue, (Belles-Lettres.) instruction déguisée sous l’allégorie d’une action. C’est ainsi que la Mothe l’a définie : il ajoûte ; c’est un petit poëme épique, qui ne le cede au grand que par l’étendue. Idée du P. le Bossu, qui devient chimérique dès qu’on la presse.

Les savans font remonter l’origine de la fable, à l’invention des caracteres symboliques & du style figuré, c’est-à-dire à l’invention de l’allégorie dont la fable est une espece. Mais l’allégorie ainsi réduite à une action simple, à une moralité précise, est communément attribuée à Esope, comme à son premier inventeur. Quelques-uns l’attribuent à Hésiode & à Archiloque ; d’autres prétendent que les fables connues sous le nom d’Esope, ont été composées par Socrate. Ces opinions à discuter sont heureusement plus curieuses qu’utiles. Qu’importe après tout pour le progrès d’un art, que son inventeur ait eu nom Esope, Hésiode, Archiloque, &c. l’auteur n’est pour nous qu’un mot ; & Pope a très-bien observé que cette existence idéale qui divise en sectes les vivans sur les qualités personnelles des morts, se réduit à quatre ou cinq lettres.

On a fait consister l’artifice de la fable, à citer les hommes au tribunal des animaux. C’est comme si on prétendoit en général que la comédie citât les spectateurs au tribunal de ses personnages, les hypocrites au tribunal de Tartufe, les avares au tribunal d’Arpagon, &c. Dans l’apologue, les animaux sont quelquefois les précepteurs des hommes, Lafontaine l’a dit : mais ce n’est que dans le cas où ils sont représentés meilleurs & plus sages que nous.

Dans le discours que la Mothe a mis à la tête de ses fables, il démêle en philosophe l’artifice caché dans ce genre de fiction : il en a bien vû le principe & la fin ; les moyens seuls lui ont échappé. Il traite, en bon critique, de la justesse & de l’unité de l’allégorie, de la vraissemblance des moeurs & des caracteres, du choix de la moralité & des images qui l’enveloppent : mais toutes ces qualités réunies ne font qu’une fable réguliere ; & un poëme qui n’est que régulier, est bien loin d’être un bon poëme.

C’est peu que dans la fable une vérité utile & peu commune, se déguise sous le voile d’une allégorie ingénieuse ; que cette allégorie, par la justesse & l’unité de ses rapports, conduise directement au sens moral qu’elle se propose ; que les personnages qu’on y employe, remplissent l’idée qu’on a d’eux. La Mothe a observé toutes ces regles dans quelques-unes de ses fables ; il reproche, avec raison, à Lafontaine de les avoir négligées dans quelques-unes des siennes. D’où vient donc que les plus défectueuses de Lafontaine ont un charme & un intérêt, que n’ont pas les plus régulieres de la Mothe ?

Ce charme & cet intérêt prennent leur source non-seulement dans le tour naturel & facile des vers, dans le coloris de l’imagination, dans le contraste & la vérité des caracteres, dans la justesse & la précision du dialogue, dans la variété, la force, & la rapidité des peintures, en un mot dans le génie poétique, don précieux & rare, auquel tout l’excellent esprit de la Mothe n’a jamais pû suppléer ; mais encore dans la naïveté du récit & du style, caractere dominant du génie de Lafontaine.

On a dit : le style de la fable doit être simple, familier, riant, gracieux, naturel, & même naïf. Il falloit dire, & sur-tout naïf.

Essayons de rendre sensible l’idée que nous attachons à ce mot naïveté, qu’on a si souvent employé sans l’entendre.

La Mothe distingue le naïf du naturel ; mais il fait consister le naïf dans l’expression fidele, & non refléchie, de ce qu’on sent ; & d’après cette idée vague, il appelle naïf le qu’il mourût du vieil Horace. Il nous semble qu’il faut aller plus loin, pour trouver le vrai caractere de naïveté qui est essentiel & propre à la fable.

La vérité de caractere a plusieurs nuances qui la distinguent d’elle-même : ou elle observe les ménagemens qu’on se doit & qu’on doit aux autres, & on l’appelle sincérité ; ou elle franchit dès qu’on la presse, la barriere des égards, & on la nomme franchise ; ou elle n’attend pas même pour se montrer à découvert, que les circonstances l’y engagent & que les décences l’y autorisent, & elle devient imprudence, inst discrétion, témérité, suivant qu’elle est plus ou moins offensante ou dangereuse. Si elle découle de l’ame par un penchant naturel & non refléchi, elle est simplicité ; si la simplicité prend sa source dans cette pureté de moeurs qui n’a rien à dissimuler ni à feindre, elle est candeur ; si à la candeur se joint une innocence peu éclairée, qui croit que tout ce qui est naturel est bien, c’est ingénuité ; si l’ingénuité se caractérise par des traits qu’on auroit eu soi-même intérêt à déguiser, & qui nous donnent quelque avantage sur celui auquel ils échappent, on la nomme naïveté, ou ingénuité naïve. Ainsi la simplicité ingénue est un caractere absolu & indépendant des circonstances ; au lieu que la naïveté est relative.

Hors les puces qui m’ont la nuit inquiétée,

ne seroit dans Agnès qu’un trait de simplicité, si elle parloit à ses compagnes.

Jamais je ne m’ennuie,

ne seroit qu’ingénu, si elle ne faisoit pas cet aveu à un homme qui doit s’en offenser. Il en est de même de

L’argent qu’en ont reçu notre Alain & Georgette, &c.

Par conséquent ce qui est compatible avec le caractere naïf dans tel tems, dans tel lieu, dans tel état, ne le seroit pas dans tel autre. Georgette est naïve autrement qu’Agnès ; Agnès autrement que ne doit l’être une jeune fille élevée à la cour, ou dans le monde : celle-ci peut dire & penser ingénuement des choses que l’éducation lui a rendues familieres, & qui paroîtroient refléchies & recherchées dans la premiere. Ceia posé, voyons ce qui constitue la naïveté dans la fable, & l’effet qu’elle y produit.

La Mothe a observé que le succès constant & universel de la fable, venoit de ce que l’allégorie y ménageoit & flatoit l’amour-propre : rien n’est plus vrai, ni mieux senti ; mais cet art de ménager & de flater l’amour propre, au lieu de le blesser, n’est autre chose que l’éloquence naïve, l’éloquence d’Esope chez les anciens, & de Lafontaine chez les modernes.

De toutes les prétentions des hommes, la plus générale & la plus décidée regarde la sagesse & les moeurs : rien n’est donc plus capable de les indisposer, que des préceptes de morale & de sagesse présentés directement. Nous ne parlerons point de la satyre ; le succès en est assûré : si elle en blesse un, elle en flate mille. Nous parlons d’une philosophie sévere, mais honnête, sans amertume & sans poison, qui n’insulte personne, & qui s’adresse à tous : c’est précisément de celle-là qu’on s’offense. Les Poëtes l’ont déguisée au théatre & dans l’épopée, sous l’allégorie d’une action, & ce ménagement l’a fait recevoir sans révolte : mais toute vérité ne peut pas avoir au théatre son tableau particulier ; chaque piece ne peut aboutir qu’à une moralité principale ; & les traits accessoires répandus dans le cours de l’action, passent trop rapidement pour ne pas s’effacer l’un l’autre : l’intérêt même les absorbe, & ne nous laisse pas la liberté d’y refléchir. D’ailleurs l’instruction théatrale exige un appareil qui n’est ni de tous les lieux, ni de tous les tems ; c’est un miroir public qu’on n’éleve qu’à grands frais & à force de machines. Il en est à-peu-près de même de l’épopée. On a donc voulu nous donner des glaces portatives aussi fideles & plus commodes, où chaque vérité isolée eût son image distincte ; & de-là l’invention des petits poëmes allégoriques.

Dans ces tableaux, on pouvoit nous peindre à nos yeux sous trois symboles différens ; ou sous les traits de nos semblables, comme dans la fable du Savetier & du Financier, dans celle du Berger & du Roi, dans celle du Meunier & son fils, &c. ou sous le nom des êtres surnaturels & allégoriques, comme dans la fable d’Apollon & Borée, dans celle de la Discorde, dans les contes orientaux, & dans nos contes de fées ; ou sous la figure des animaux & des êtres matériels, que le poete fait agir & parler à notre maniere : c’est le genre le plus étendu, & peut-être le seul vrai genre de la fable, par la raison même qu’il est le plus dépourvû de vraissemblance à notre égard.

Il s’agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par son égal. On s’apprivoise aux leçons des morts, parce qu’on n’a rien à démêler avec eux, & qu’ils ne se prévaudront jamais de l’avantage qu’on leur donne : on se plie même aux maximes outrées des fanatiques & des enthousiastes, parce que l’imagination étonnée ou éblouie en fait une espece d’hommes à part. Mais le sage qui vit simplement & familierement avec nous, & qui sans chaleur & sans violence ne nous parle que le langage de la vérité & de la vertu, nous laisse toutes nos prétentions à l’égalité : c’est donc à lui à nous persuader par une illusion passagere qu’il est, non pas au-dessus de nous (il y auroit de l’imprudence à le tenter), mais au contraire si fort au-dessous, qu’on ne daigne pas même se piquer d’émulation à son égard, & qu’on reçoive les vérités qui semblent lui échapper, comme autant de traits de naïveté sans conséquence.

Si cette observation est fondée, voilà le prestige de la fable rendu sensible, & l’art réduit à un point déterminé. Or nous allons voir que tout ce qui concourt à nous persuader la simplicité & la crédulité du poëte, rend la fable plus intéressante ; au lieu que tout ce qui nous fait douter de la bonne-foi de son récit, en affoiblit l’intérêt.

Quintilien pensoit que les fables avoient surtout du pouvoir sur les esprits bruts & ignorans ; il parloit sans doute des fables où la vérité se cache sous une enveloppe grossiere : mais le goût, le sentiment & les graces que Lafontaine y a répandus, en ont fait la nourriture & les délices des esprits les plus délicats, les plus cultivés, & les plus profonds.

Or l’intérêt qu’ils y prennent, n’est certainement pas le vain plaisir d’en pénétrer le sens. La beauté de cette allégorie est d’être simple & transparente, & il n’y a guere que les sots qui puissent s’applaudir d’en avoir percé le voile.

Le mérite de prévoir la moralité que la Mothe veut qu’on ménage aux lecteurs, parmi lesquels il compte les sages eux-mêmes, se réduit donc à bien peu de chose : aussi Lafontaine, à l’exemple des anciens, ne s’est-il guere mis en peine de la donner à deviner ; il l’a placée tantôt au commencement, tantôt à la fin de la fable ; ce qui ne lui auroit pas été indifférent, s’il eût regardé la fable comme une énigme.

Quelle est donc l’espece d’illusion qui rend la fable si séduisante ? On croit entendre un homme assez simple & assez crédule, pour repéter sérieusement les contes puérils qu’on lui a faits ; & c’est dans cet air de bonne-foi que consiste la naïveté du récit & du style.

On reconnoît la bonne-foi d’un historien, à l’attention qu’il a de saisir & de marquer les circonstances, aux réflexions qu’il y mêle, à l’éloquence qu’il employe à exprimer ce qu’il sent ; c’est-là sur-tout ce qui met Lafontaine au-dessus de ses modeles. Esope raconte simplement, mais en peu de mots ; il semble repéter fidelement ce qu’on lui a dit : Phedre y met plus de délicatesse & d’élégance, mais aussi moins de vérité. On croiroit en effet que rien ne dût mieux caractériser la naïveté, qu’un style dénué d’ornemens ; cependant. Lafontaine a répandu dans le sien tous les thrésors de la Poésie, & il n’en est que plus naïf. Ces couleurs si variées & si brillantes sont elles-mêmes les traits dont la nature se peint dans les écrits de ce poëte, avec une simplicité merveilleuse. Ce prestige de l’art paroît d’abord inconcevable ; mais dès qu’on remonte à la cause, on n’est plus surpris de l’effet.

Non-seulement Lafontaine a oüi dire ce qu’il raconte, mais il l’a vû ; il croit le voir encore. Ce n’est pas un poëte qui imagine, ce n’est pas un conteur qui plaisante ; c’est un témoin présent à l’action, & qui veut vous y rendre présent vous-même. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, sa politique, tout ce qu’il a d’imagination, de mémoire, & de sentiment, il met tout en oeuvre de la meilleure foi du monde pour vous persuader ; & ce sont tous ces efforts, c’est le sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses avec les plus petites, c’est l’importance qu’il attache à des jeux d’enfans, c’est l’intérêt qu’il prend pour un lapin & une belette, qui font qu’on est tenté de s’écrier à chaque instant, le bon homme ! On le disoit de lui dans la société, son caractere n’a fait que passer dans ses fables. C’est du fond de ce caractere que sont émanés ces tours si naturels, ces expressions si naïves, ces images si fideles ; & quand la Mothe a dit, du fond de sa cervelle un trait naïf s’arrache, ce n’est certainement pas le travail de Lafontaine qu’il a peint.

S’il raconte la guerre des vautours, son génie s’éleve. Il plut du sang ; cette image lui paroît encore foible. Il ajoûte pour exprimer la dépopulation :

Et sur son roc Promethée espéra
De voir bien-tôt une fin à sa peine.

La querelle de deux coqs pour une poule, lui rappelle ce que l’amour a produit de plus funeste :

Amour tu perdis Troye.

Deux chevres se rencontrent sur un pont trop étroit pour y passer ensemble ; aucune des deux ne veut reculer : il s’imagine voir

Avec Louis le Grand,
Philippe quatre qui s’avance
Dans l’île de la Conference.

Un renard est entré la nuit dans un poulailler :

Les marques de sa cruauté
Parurent avec l’aube. On vit un étalage
De corps sanglans & de carnage ;
Peu s’en fallut que le soleil
Ne rebroussât d’horreur vers le manoir liquide, &c.

La Mothe a fait à notre avis une étrange méprise, en employant à tout propos, pour avoir l’air naturel, des expressions populaires & proverbiales : tantôt c’est Morphée qui fait litiere de pavots ; tantôt c’est la Lune qui est empêchée par les charmes d’une magicienne ; ici le lynx attendant le gibier, prépare ses dents à l’ouvrage ; là le jeune Achille est fort bien moriginé par Chiron. La Mothe avoit dit lui-même, mais prenons garde à la bassesse, trop voisine du familier. Qu’étoit-ce donc à son avis que faire litiere de pavots ? Lafontaine a toûjours le style de la chose :

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre.
. . . . . . . . . . . . .
Les tourterelles se fuyoient ;
Plus d’amour, partant plus de joie.

Ce n’est jamais la qualité des personnages qui le décide. Jupiter n’est qu’un homme dans les choses familieres ; le moucheron est un héros lorsqu’il combat le lion : rien de plus philosophique & en même tems rien de plus naïf, que ces contrastes. Lafontaine est peut-être celui de tous les Poëtes qui passe d’un extrème à l’autre avec le plus de justesse & de rapidité. La Mothe a pris ces passages pour de la gaïté philosophique, & il les regarde comme une source du riant : mais Lafontaine n’a pas dessein qu’on imagine qu’il s’égaye à rapprocher le grand du petit ; il veut que l’on pense, au contraire, que le sérieux qu’il met aux petites choses, les lui fait mêler & confondre de bonne-foi avec les grandes ; & il réussit en effet à produire cette illusion. Par-là son style ne se soûtient jamais, ni dans le familier, ni dans l’héroïque. Si ses réflexions & ses peintures l’emportent vers l’un, ses sujets le ramenent à l’autre, & toûjours si à-propos, que le lecteur n’a pas le tems de desirer qu’il prenne l’essor, ou qu’il se modere. En lui, chaque idée réveille soudain l’image & le sentiment qui lui est propre ; on le voit dans ses peintures, dans son dialogue, dans ses harangues. Qu’on lise, pour ses peintures, la fable d’Apollon & de Borée, celle du Chêne & du Roseau ; pour le dialogue, celle de l’Agneau & du Loup, celle des compagnons d’Ulysse ; pour les monologues & les harangues, celle du Loup & des Bergers, celle du Berger & du Roi, celle de l’Homme & de la Couleuvre : modeles à-la-fois de philosophie & de poésie. On a dit souvent que l’une nuisoit à l’autre ; qu’on nous cite, ou parmi les anciens, ou parmi les modernes, quelque poëte plus riant, plus fécond, plus varié, plus gracieux & plus sublime, quelque philosophe plus profond & plus sage.

Mais ni sa philosophie, ni sa poésie ne nuisent à sa naïveté : au contraire, plus il met de l’une & de l’autre dans ses récits, dans ses réflexions, dans ses peintures ; plus il semble persuadé, pénétré de ce qu’il raconte, & plus par conséquent il nous paroît simple & crédule.

Le premier soin du fabuliste doit donc être de paroître persuadé ; le second, de rendre sa persuasion amusante ; le troisieme, de rendre cet amusement utile.

Pueris dant frustula blandi
Doctores, elementa velint ut discere prima.
Horat.

Nous venons de voir de quel artifice Lafontaine s’est servi pour paroître persuadé ; & nous n’avons plus que quelques réflexions à ajoûter sur ce qui détruit ou favorise cette espece d’illusion.

Tous les caracteres d’esprit se concilient avec la naïveté, hors la finesse & l’affectation. D’où vient que Janot Lapin, Robin Mouton, Carpillon Fretin, la Gent-Trote-Menu, &c. ont tant de grace & de naturel ? d’où vient que don Jugement, dame Mémoire, & demoiselle Imagination, quoique très-bien caractérisés, sont si déplacés dans la fable ? Ceux-là sont du bon homme ; ceux-ci de l’homme d’esprit.

On peut supposer tel pays ou tel siecle, dans lequel ces figures se concilieroient avec la naïveté : par exemple, si on avoit élevé des autels au Jugement, à l’Imagination, à la Mémoire, comme à la Paix, à la Sagesse, à la Justice, &c. les attributs de ces divinités seroient des idées populaires, & il n’y auroit aucune finesse, aucune affectation à dire, le dieu Jugement, la déesse Mémoire, la nymphe Imagination ; mais le premier qui s’avise de réaliser, de caractériser ces abstractions par des épithetes recherchées, paroît trop fin pour être naïf. Qu’on refléchisse à ces dénominations, don, dame, demoiselle ; il est certain que la premiere peint la lenteur, la gravité, le recueillement, la méditation, qui caractérisent le Jugement : que la seconde exprime la pompe, le faste & l’orgueil, qu’aime à étaler la Mémoire : que la troisieme réunit en un seul mot la vivacité, la legereté, le coloris, les graces, & si l’on veut le caprice & les écarts de l’imagination. Or peut-on se persuader que ce soit un homme naïf qui le premier ait vû & senti ces rapports & ces nuances ?

Si Lafontaine employe des personnages allégoriques, ce n’est pas lui qui les invente : on est déjà familiarisé avec eux. La fortune, la mort, le tems, tout cela est reçû. Si quelquefois il en introduit de sa façon, c’est toûjours en homme simple ; c’est que-sique-non, frere de la Discorde ; c’est tien-&-mien, son pere, &c.

La Mothe, au contraire, met toute la finesse qu’il peut à personnifier des êtres moraux & métaphysiques : Personnifions, dit-il, les vertus & les vices : animons, selon nos besoins, tous les êtres ; & d’après cette licence, il introduit la vertu, le talent, & la réputation, pour faire faire à celle-ci un jeu de mots à la fin de la fable. C’est encore pis, lorsque l’ignorance grosse d’enfant, accouche d’admiration, de demoiselle opinion, & qu’on fait venir l’orgueil & la paresse pour nommer l’enfant, qu’ils appellent la vérité. La Mothe a beau dire qu’il se trace un nouveau chemin ; ce chemin l’éloigne du but.

Encore une fois le poëte doit joüer dans la fable le rôle d’un homme simple & crédule ; & celui qui personnifie des abstractions métaphysiques avec tant de subtilité, n’est pas le même qui nous dit sérieusement que Jean Lapin plaidant contre dame Belette, allégua la coûtume & l’usage.

Mais comme la crédulité du poëte n’est jamais plus naïve, ni par conséquent plus amusante que dans des sujets dépourvûs de vraissemblance à notre égard, ces sujets vont beaucoup plus droit au but de l’apologue, que ceux qui sont naturels & dans l’ordre des possibles. La Mothe après avoir dit,

Nous pouvons, s’il nous plaît, donne : pour véritables
Les chimeres des tems passés,

ajoûte :

Mais quoi ? des vérités modernes
Ne pouvons-nous user aussi dans nos besoins ?
Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?

Ce raisonnement du plus au moins n’est pas concevable dans un homme qui avoit l’esprit juste, & qui avoit long-tems refléchi sur la nature de l’apologue. La fable des deux Amis, le Paysan du Danube, Philemon & Baucis, ont leur charme & leur intérêt particulier : mais qu’on y prenne garde, ce n’est là ni le charme ni l’intérêt de l’apologue. Ce n’est point ce doux soûrire, cette complaisance intérieure qu’excite en nous Janot Lapin, la mouche du coche, &c. Dans les premieres, la simplicité du poëte n’est qu’ingénue & n’a rien de ridicule : dans les dernieres, elle est naïve & nous amuse à ses dépens. C’est ce qui nous a fait avancer au commencement de cet article, que les fables, où les animaux, les plantes, les êtres inanimés parlent & agissent à notre maniere, sont peut-être les seules qui méritent le nom de fables.

Ce n’est pas que dans ces sujets même il n’y ait une sorte de vraissemblance à garder, mais elle est relative au poëte. Son caractere de naïveté une fois établi, nous devons trouver possible qu’il ajoûte foi à ce qu’il raconte ; & de-là vient la regle de suivre les moeurs ou réelles ou supposées. Son dessein n’est pas de nous persuader que le lion, l’âne & le renard ont parlé, mais d’en paroître persuadé lui-même ; & pour cela il faut qu’il observe les convenances, c’est-à-dire qu’il fasse parler & agir le lion, l’âne & le renard, chacun suivant le caractere & les intérêts qu’il est supposé leur attribuer : ainsi la regle de suivre les moeurs dans la fable, est une suite de ce principe, que tout y doit concourir à nous persuader la crédulité du poëte. Mais il faut que cette crédulité soit amusante, & c’est encore un des points où la Mothe s’est trompé ; on voit que dans ses fables il vise à être plaisant, & rien n’est si contraire au génie de ce poëme :

Un homme avoit perdu sa femme ;
Il veut avoir un perroquet.
Se console qui peut : plein de la bonne dame,
Il veut du moins chez lui remplacer son caquet.

Lafontaine évite avec soin tout ce qui a l’air de la plaisanterie ; s’il lui en échappe quelque trait, il a grand soin de l’émousser :

A ces mots l’animal pervers,
C’est le serpent que je veux dire.

Voilà une excellente épigramme, & le poëte s’en seroit tenu là, s’il avoit voulu être fin ; mais il vouloit être, ou plûtôt il étoit naïf : il a donc achevé,

C’est le serpent que je veux dire,
Et non l’homme : on pourroit aisément s’y tromper.

De même dans ces vers qui terminent la fable du rat solitaire,

Qui désignai-je, à votre avis,
Par ce rat si peu secourable ?
Un moine ? non ; mais un dervis,

il ajoûte :

Je suppose qu’un moine est toûjours charitable.

La finesse du style consiste à se laisser deviner ; la naïveté, à dire tout ce qu’on pense.

Lafontaine nous fait rire, mais à ses dépens, & c’est sur lui-même qu’il fait tomber le ridicule. Quand pour rendre raison de la maigreur d’une belette, il observe qu’elle sortoit de maladie : quand pour expliquer comment un cerf ignoroit une maxime de Salomon, il nous avertit que ce cers n’étoit pas accoûtumé de lire : quand pour nous prouver l’expérience d’un vieux rat, & les dangers qu’il avoit courus, il remarque qu’il avoit même perdu sa queue à la bataille : quand pour nous peindre la bonne intelligence des chiens & des chats, il nous dit :

Ces animaux vivoient entr’eux comme cousins ;
Cette union si douce, & presque fraternelle,
Edifioit tous les voisins,

nous rions, mais de la naïveté du poëte, & c’est à ce piége si délicat que se prend notre vanité.

L’oracle de Delphes avoit, dit-on, conseillé à Esope de prouver des vérités importantes par des contes ridicules. Esope auroit mal entendu l’oracle, si au lieu d’être risible il s’étoit piqué d’être plaisant.

Cependant comme ce n’est pas uniquement à nous amuser, mais sur-tout à nous instruire, que la fable est destinée, l’illusion doit se terminer au développement de quelque vérité utile : nous disons au développement, & non pas à la preuve ; car il faut bien observer que la fable ne prouve rien. Quelque bien adapté que soit l’exemple à la moralité, l’exemple est un fait particulier, la moralité une maxime générale ; & l’on sait que du particulier au général il n’y a rien à conclure. Il faut donc que la moralité soit une vérité connue par elle-même, & à laquelle on n’ait besoin que de réfléchir pour en être persuadé. L’exemple contenu dans la fable, en est l’indication & non la preuve ; son but est d’avertir, & non de convaincre ; de diriger l’attention, & non d’entraîner le consentement ; de rendre enfin sensible à l’imagination ce qui est évident à la raison : mais pour cela il faut que l’exemple mene droit à la moralité, sans diversion, sans équivoque ; & c’est ce que les plus grands maîtres semblent avoir oublié quelquefois :

La vérité doit naître de la fable.

La Mothe l’a dit & l’a pratiqué, il ne le cede même à personne dans cette partie : comme elle dépend de la justesse & de la sagacité de l’esprit, & que la Mothe avoit supérieurement l’une & l’autre, le sens moral de ses fables est presque toûjours bien saisi, bien déduit, bien préparé. Nous en exceptons quelques-unes, comme celle de l’estomac, celle de l’araignée & du pelican. L’estomac patit de ses fautes, mais s’ensuit-il que chacun soit puni des siennes ? Le même auteur a fait voir le contraire dans la fable du chat & du rat. Entre le pélican & l’araignée, entre Codrus & Néron l’alternative est-elle si pressante qu’hésiter ce fût choisir ? & à la question, lequel des deux voulez-vous imiter ? n’est-on pas fondé à répondre, ni l’un ni l’autre ? Dans ces deux fables la moralité n’est vraie que par les circonstances, elle est fausse dès qu’on la donne pour un principe général.

La Fontaine s’est plus négligé que la Mothe sur le choix de la moralité ; il semble quelquefois la chercher après avoir composé sa fable, soit qu’il affecte cette incertitude pour cacher jusqu’au bout le dessein qu’il avoit d’instruire ; soit qu’en effet il se soit livré d’abord à l’attrait d’un tableau favorable à peindre, bien sûr que d’un sujet moral il est facile de tirer une réflexion morale. Cependant sa conclusion n’est pas toûjours également heureuse ; le plus souvent profonde, lumineuse, intéressante, & amenée par un chemin de fleurs ; mais quelquefois aussi commune, fausse ou mal déduite. Par exemple, de ce qu’un gland, & non pas une citrouille, tombe sur le nez de Garo, s’ensuit-il que tout soit bien ?

Jupin pour chaque état mit deux tables au monde ;
L’adroit, le vigilant & le fort sont assis
A la premiere, & les petits
Mangent leur reste à la seconde.

Rien n’est plus vrai ; mais cela ne suit point de l’exemple de l’araignée & de l’hirondelle : car l’araignée, quoiqu’adroite & vigilante, ne laisse pas de mourir de faim. Ne seroit-ce point pour déguiser ce défaut de justesse, que dans les vers que nous avons cités, Lafontaine n’oppose que les petits à l’adroit, au vigilant & au fort ? S’il eût dit le foible, le négligent & le mal-adroit, on eût senti que les deux dernieres de ces qualités ne conviennent point à l’araignée. Dans la fable des poissons & du berger, il conseille aux rois d’user de violence : dans celle du loup déguisé en berger, il conclut,

Quiconque est loup, agisse en loup.

Si ce sont-là des vérités, elles ne sont rien moins qu’utiles aux moeurs. En général, le respect de Lafontaine pour les anciens, ne lui a pas laissé la liberté du choix dans les sujets qu’il en a pris ; presque toutes ses beautés sont de lui, presque tous ses défauts sont des autres. Ajoûtons que ses défauts sont rares, & tous faciles à éviter, & que ses beautés sans nombre sont peut-être inimitables.

Nous aurions beaucoup à dire sur sa versification, où les pédans n’ont sû relever que des négligences, & dont les beautés ravissent d’admiration les hommes de l’art les plus exercés, & les hommes de gout les plus délicats ; mais pour développer cette partie avec quelqu’étendue, nous renvoyons à l’article Vers .

Du reste, sans aucun dessein de loüer ni de critiquer, ayant à rendre sensibles par des exemples les perfections & les défauts de l’art, nous croyons devoir puiser ces exemples dans les auteurs les plus estimables, pour deux raisons, leur célébrité & leur autorité, sans toutefois manquer dans nos critiques aux égards que nous leur devons ; & ces égards consistent à parler de leurs ouvrages avec une impartialité sérieuse & décente, sans fiel & sans dérision ; méprisables recours des esprits vuides & des ames basses. Nous avons reconnu dans la Mothe une invention ingénieuse, une composition réguliere, beaucoup de justesse & de sagacité. Nous avons profité de quelques-unes de ses réflexions sur la fable, & nous renvoyons encore le lecteur à son discours, comme à un morceau de poétique excellent à beaucoup d’égards. Mais avec la même sincérité nous avons crû devoir observer ses erreurs dans la théorie, & ses fautes dans la pratique, ou du moins ce qui nous a paru tel ; c’est au lecteur à nous juger.

Comme Lafontaine a pris d’Esope, de Phedre, de Pilpay, &c. ce qu’ils ont de plus remarquable, & que deux exemples nous suffisoient pour développer nos principes, nous nous en sommes tenus aux deux fabulistes françois. Si l’on veut connoître plus particulierement les anciens qui se sont distingués dans ce genre de poésie, on peut consulter l’article Fabuliste . Article de M. Marmontel .

Fable, fiction morale (Belles-Lettres)

Fable, (Belles-Lettr.) fiction morale. Voyez Fiction .

Dans les poëmes épique & dramatique, la fable, l’action, le sujet, sont communément pris pour synonymes ; mais dans une acception plus étroite, le sujet du poëme est l’idée substantielle de l’action : l’action par conséquent est le développement du sujet, l’intrigue est cette même disposition considérée du côté des incidens qui nouent & dénouent l’action.

Tantôt la fable renferme une vérité cachée, comme dans l’Iliade ; tantôt elle présente directement des exemples personnels & des vérités toutes nues, comme dans le Télémaque & dans la plûpart de nos tragédies. Il n’est donc pas de l’essence de la fable d’être allégorique, il suffit qu’elle soit morale, & c’est ce que le P. le Bossu n’a pas assez distingué.

Comme le but de la Poésie est de rendre, s’il est possible, les hommes meilleurs & plus heureux, un poëte doit sans doute avoir égard dans le choix de son action, à l’influence qu’elle peut avoir sur les moeurs ; &, suivant ce principe, on n’auroit jamais dû nous présenter le tableau qui entraîne OEdipe dans le crime, ni celui d’Electre criant au parricide Oreste : frappe, frappe, elle a tué notre pere.

Mais cette attention générale à éviter les exemples qui favorisent les méchans, & à choisir ceux qui peuvent encourager les bons, n’a rien de commun avec la regle chimérique de n’inventer la fable & les personnages d’un poëme qu’après la moralité ; méthode servile & impraticable, si ce n’est dans de petits poëmes, comme l’apologue, où l’on n’a ni les grands ressorts du pathétique à mouvoir, ni une longue suite de tableaux à peindre, ni le tissu d’une intrigue vaste à former. Voyez Epopée .

Il est certain que l’Iliade renferme la même vérité que l’une des fables d’Esope, & que l’action qui conduit au développement de cette vérité, est la même au fond dans l’une & dans l’autre ; mais qu’Homere, ainsi qu’Esope, ait commencé par se proposer cette vérité ; qu’ensuite il ait choisi une action & des personnages convenables, & qu’il n’ait jetté les yeux sur la circonstance de la guerre de Troye, qu’après s’être décidé sur les caracteres fictifs d’Agamemnon, d’Achille, d’Hector, &c. c’est ce qui n’a pû tomber que dans l’idée d’un spéculateur qui veut mener, s’il est permis de le dire, le génie à la lisiere. Un sculpteur détermine d’abord l’expression qu’il veut rendre, puis il dessine sa figure, & choisit enfin le marbre propre à l’exécuter ; mais les évenemens historiques ou fabuleux, qui sont la matiere du poëme héroïque, ne se taillent point comme le marbre : chacun d’eux a sa forme essentielle qu’il n’est permis que d’embellir ; & c’est par le plus ou le moins de beautés qu’elle présente ou dont elle est susceptible ; que se décide le choix du poëte : Homere lui-même en est un exemple.

L’action de l’Odyssée prouve, si l’on veut, qu’un état ou qu’une famille souffre de l’absence de son chef ; mais elle prouve encore mieux qu’il ne faut point abandonner ses intérêts domestiques pour se mêler des intérêts publics, ce qu’Homere certainement n’a pas eu dessein de faire voir.

De même on peut conclure de l’action de l’Enéïde, que la valeur & la piété réunies sont capables des plus grandes choses ; mais on peut conclure aussi qu’on fait quelquefois sagement d’abandonner une femme après l’avoir séduite, & de s’emparer du bien d’autrui quand on le trouve à sa bienséance ; maximes que Virgile étoit bien éloigné de vouloir établir.

Si Homere & Virgile n’avoient inventé la fable de leurs poëmes qu’en vûe de la moralité, toute l’action n’aboutiroit qu’à un seul point ; le dénouement seroit comme un foyer où se réuniroient tous les traits de lumiere répandus dans le poëme, ce qui n’est pas : ainsi l’opinion du pere le Bossu est démentie par les exemples mêmes dont il prétend l’autoriser.

La fable doit avoir différentes qualités, les unes particulieres à certains genres, les autres communes à la Poésie en général. Voyez pour les qualités communes, les articles Fiction, Intérêt, Intrigue, Unité , &c. Voyez pour les qualités particulieres, les divers genres de Poésie, à leurs articles.

Sur-tout comme il y a une vraissemblance absolue & une vraissemblance hypothétique ou de convention, & que toutes sortes de poëmes ne sont pas indifféremment susceptibles de l’une & de l’autre, voyez, pour les distinguer, les articles Fiction, Merveilleux & Tragédie . Article de M. Marmontel .

FARCE

Farce (Belles-Lettres)

FARCE, s. f. (Belles-Lettres.) espece de comique grossier où toutes les regles de la bienséance, de la vraissemblance, & du bon sens, sont également violées. L’absurde & l’obscene sont à la farce ce que le ridicule est à la comédie.

Or on demande s’il est bon que ce genre de spectacle ait dans un état bien policé des théatres réguliers & décens. Ceux qui protegent la farce en donnent pour raison, que, puisqu’on y va, on s’y amuse, que tout le monde n’est pas en état de goûter le ben comique, & qu’il faut laisser au public le choix de ses amusemens.

Que l’on s’amuse au spectacle de la farce, c’est un fait qu’on ne peut nier. Le peuple romain desertoit le théatre de Térence pour courir aux bateleurs ; & de nos jours Mérope & le Méchant dans leur nouveauté ont à peine attiré la multitude pendant deux mois, tandis que la farce la plus monstrueuse a soûtenu son spectacle pendant deux saisons entieres.

Il est donc certain que la partie du public, dont le goût est invariablement décidé pour le vrai, l’utile, & le beau, n’a fait dans fous les tems que le très-petit nombre, & que la foule se décide pour l’extravagant & l’absurde. Ainsi, loin de disputer à la farce les succès donc elle joüit, nous ajoûterons que dès qu’on aime ce spectacle, on n’aime plus que celui-là, & qu’il seroit aussi sur prenant qu’un homme qui fait ses délices journalieres de ces grossieres absurdités. fut vivement touché des beautés du Misantrope & d’Athalie, qu’il le seroit de voîr un homme nourri dans la débauche se plaire à la société d’une femme vertueuse.

On va, dit-on, se délasser à la farce ; un spectacle raisonnable applique & fatigue l’esprit ; la farce amuse, fait rire, & n’occupe point. Nous avoüons qu’il est des esprits, qu’une chaîne réguliere d’idées & de sentimens doit fatiguer. L’esprit a son libertinage & son desordre où il est plus à son aise ; & le plaisir machinal & grossier qu’il y prend sans réflexion, émousse en lui le goût de l’honnête & de l’utile ; on perd l’habitude de refléchir comme celle de marcher, & l’ame s’engourdit & s’énerve comme le corps, dans une oisive indolence. La farce n’exerce, ni le goût ni la raison : de-là vient qu’elle plaît à des ames paresseuses ; & c’est pour cela même que ce spectacle est pernicieux. S’il n’avoit rien d’attrayant, il ne seroit que mauvais.

Mais qu’importe, dit-on encore, que le public ait raison de s’amuser ? Ne suffit-il pas qu’il s’amuse ? C’est ainsi que tranchent sur tout ceux qui n’ont refléchi sur rien. C’est comme si on disoit : Qu’importe la qualité des alimens dont on nourrit un enfant, pourvû qu’il mange avec plaisir ? Le public comprend trois classes ; le bas peuple, dont le goût & l’esprit ne sont point cultivés, & n’ont pas besoin de l’être ; le monde honnête & poli, qui joint à la décence des moeurs une intelligence épurée & un sentiment délicat des bonnes choses ; l’état mitoyen, plus étendu qu’on ne pense, qui tâche de s’approcher par vanité de la classe des honnêtes gens, mais qui est entraîné vers le bas peuple par une pente naturelle. Il ne s’agit donc plus que de savoir de quel côté il est le plus avantageux de décider cette classe moyenne & mixte. Sous les tyrans & parmi les esclaves la question n’est pas douteuse ; il est de la politique de rapprocher l’homme des bêtes, puisque leur condition doit être la même, & qu’elle exige également une patiente stupidité. Mais dans une constitution de choses fondée sur la justice & la raison, pourquoi craindre d’étendre les lumieres, & d’ennoblir les sentimens d’une multitude de citoyens, dont la profession même exige le plus souvent des vûes nobles, un sentiment & un esprit cultivé ? On n’a donc nul intérêt politique à entretenir dans cette classe du public l’amour dépravé des mauvaises choses.

La farce est le spectacle de la grossiere populace ; & c’est un plaisir qu’il faut lui laisser, mais dans la forme qui lui convient, c’est-à-dire avec des treteaux pour théatres, & pour salles des carrefours ; par-là il se trouve à la bienséance des seuls spectateurs qu’il convienne d’y attirer. Lui donner des salles décentes & une forme réguliere, l’orner de musique, de danses, de décorations agréables, c’est dorer les bords de la coupe où le public va boire le poison du mauvais goût. Article de M. Marmontel .

FICTION

FICTION, s. f. (Belles-Lettres.) production des Arts qui n’a point de modele complet dans la nature.

L’imagination compose & ne crée point : ses tableaux les plus originaux ne sont eux-mêmes que des copies en detail ; & c’est le plus ou le moins d’analogie entre les différens traits qu’elle assemble, qui constitue les quatre genres de fiction que nous allons distinguer ; savoir, le parfait, l’exagéré, le monstrueux, & le fantastique.

La fiction qui tend au parfait, ou la fiction en beau, est l’assemblage régulier des plus belles parties dont un composé naturel est susceptible, & dans ce sens étendu, la fiction est essentielle à tous les arts d’imitation. En Peinture, les Vierges de Raphael & les Hercules du Guide, n’ont point dans la nature de modele individuel ; il en est de même en Sculpture de la Vénus pudique & de l’Apollon du Vatican ; en Poësie de Cornélie & de Didon. Qu’ont fait les Artistes ? ils ont recueilli les beautés éparses des modeles existans, & en ont composé un tout plus ou moins parfait, suivant le choix plus ou moins heureux de ces beautés réunies. Voyez dans l’article Critique , la formation du modele intellectuel, d’après lequel l’imitation doit corriger la nature.

Ce que nous disons d’un caractere ou d’une figure, doit s’entendre de toute composition artificielle & imitative.

Cependant la beauté de composition n’est pas toûjours un assemblage de beautés particulieres. Elle est relative à l’effet qu’on se propose, & consiste dans le choix des moyens les plus capables d’émouvoir l’ame, de l’étonner, de l’attendrir, &c. Ainsi la furie qui poursuit Io, doit être décharnée ; ainsi le gardien d’un serrail doit être hideux. La bassesse & la noirceur concourent de même à la beauté d’un tableau héroïque. Dans la tragédie de la mort de Pompée, la composition est belle autant par les vices de Ptolemée, d’Achillas, & de Septime, que par les vertus de Cornélie & de César. Un même caractere a aussi ses traits d’ombre & de lumiere, qui s’embellissent par leur mélange : les sentimens bas & lâches de Felix achevent de peindre un politique. Mais il faut que les traits opposés contrastent ensemble, & ne détonnent pas. Narcisse est du même ton que Burrhus ; Tersite n’est pas du même ton qu’Achille.

C’est sur-tout dans ces compositions morales, que le peintre a besoin de l’étude la plus profonde, non seulement de la nature entant que modele, pour l’imiter, mais de la nature spectatrice pour l’intéresser & l’émouvoir.

Horace, dans la peinture des moeurs, laisse le choix ou de suivre l’opinion, ou d’observer les convenances ; mais le dernier parti a cet avantage sur le premier, que dans tous les tems les convenances suffisent à la persuasion & à l’intérêt. On n’a besoin de recourir ni aux moeurs ni aux préjugés du siecle d’Homere, pour fonder les caracteres d’Ulysse & d’Achille : le premier est dissimulé, le poëte lui donne pour vertu la prudence : le second est colere, il lui donne la valeur. Ces convenances sont invariables comme les essences des choses, au lieu que l’autorité de l’opinion tombe avec elle : tout ce qui est faux est passager : l’erreur elle-même méprise l’erreur : la vérité seule, ou ce qui lui ressemble, est de tous les pays & de tous les siecles.

La fiction doit donc être la peinture de la vérité, mais de la vérité embellie, animée par le choix & le mélange des couleurs qu’elle puise dans la nature. Il n’y a point de tableau si parfait dans la disposition naturelle des choses, auquel l’imagination n’ait encore à retoucher. La nature dans ses opérations ne pense à rien moins qu’à être pittoresque. Ici elle étend des plaines, où l’oeil demande des collines ; là elle resserre l’horison par des montagnes, où l’oeil aimeroit à s’égarer dans le lointain. Il en est du moral comme du physique. L’histoire a peu de sujets que la Poësie ne soit obligée de corriger & d’embellir pour les rendre intéressans. C’est donc au peintre à composer des productions & des accidens de la nature un mélange plus vivant, plus varié, plus touchant que ses modeles. Et quel est le mérite de les copier servilement ? Combien ces copies sont froides & monotones, auprès des compositions hardies du génie en liberté ? Pour voir le monde tel qu’il est, nous n’avons qu’à le voir en lui-même ; c’est un monde nouveau qu’on demande aux Arts ; un monde tel qu’il devroit être, s’il n’étoit fait que pour nos plaisirs. C’est donc à l’artiste à se mettre à la place de la nature, & à disposer les choses suivant l’espece d’émotion qu’il a dessein de nous causer, comme la nature les eût disposées elle-même, si elle avoit eu pour premier objet de nous donner un spectacle riant, gracieux, ou pathétique.

On a prétendu que ce genre de fiction n’avoit point de regle sûre, par la raison que l’idée du beau, soit en Morale, soit en Physique, n’étoit ni absolue ni invariable. Quoi qu’il en soit de la beauté physique, sur laquelle du moins les notions éclairées & polies sont d’accord depuis trois mille ans, la beauté morale est la même chez tous les peuples de la terre. Les Européens ont trouvé une égale vénération pour la justice, la générosité, la constance, une égale horreur pour la cruauté, la lâcheté, la trahison, chez les sauvages du nouveau monde, que chez les peuples les plus vertueux.

Le mot du cacique Guatimosin, & moi, suis-je sur un lit de roses ? auroit été beau dans l’ancienne Rome ; & la réponse de l’un des proscrits de Néron au licteur, utinam tu tam fortiter ferias, auroit été admirée dans la cour de Montésuma.

Mais plus l’idée & le sentiment de la belle nature sont déterminés & unanimes, moins le choix en est arbitraire, & plus par conséquent l’imitation en est difficile, & la comparaison dangereuse du modele à l’imitation. C’est-là ce qui rend si glissante la carriere du génie dans la fiction qui s’éleve au parfait ; c’est sur-tout dans la partie morale que nos idées se sont étendues. Nous ne parlons point de cette anatomie subtile qui recherche, s’il est permis de s’exprimer ainsi, jusqu’aux fibres les plus déliées de l’ame : nous parlons de ces idées grandes & justes, qui embrassent le système des passions, des vices & des vertus, dans leurs rapports les plus éloignés. Jamais le coloris, le dessein, les nuances d’un caractere ; jamais le contraste des sentimens & le combat des intérêts n’ont eu des juges plus éclairés ni plus rigoureux ; jamais par conséquent on n’a eu besoin de plus de talens & d’étude pour réussir, aux yeux de son siecle, dans la fiction morale en beau. Mais en même tems que les idées des juges se sont épurées, étendues, élevées, le goût & les lumieres des Peintres ont dû s’épurer, s’élever, & s’étendre. Homere seroit mal reçu aujourd’hui à nous peindre un sage comme Nestor ; mais aussi ne le peindroit-il pas de même. On voit l’exemple des progrès de la poésie philosophique dans les tragédies de M. de Voltaire. Les premiers maîtres du théatre sembloient avoir épuisé les combinaisons des caracteres, des intérêts, & des passions ; la Philosophie lui a ouvert de nouvelles routes. Mahomet, Alzire, Idamé, sont du siecle de l’Esprit des lois ; & dans cette partie même, le génie n’est donc pas sans ressource, & la fiction peut encore y trouver, quoiqu’avec peine, de nouveaux tableaux à former.

La nature physique est plus féconde & moins épuisée ; & sans nous mêler de pressentir ce que peuvent le travail & le génie, nous croyons entrevoir des veines profondes, & jusqu’ici peu connues, où la fiction peut s’étendre, & l’imagination s’enrichir. Voyez Epopée .

Il est des arts sur-tout pour lesquels la nature est toute neuve. La Poésie, dans sa course rapide, semble avoir tout moissonné ; mais la Peinture, dont la carriere est à-peu-près la même, en est encore aux premiers pas. Homere, lui seul, a fait plus de tableaux que tous les Peintres ensemble. Il faut que les difficultés méchaniques de la Peinture donnent à l’imagination des entraves bien gênantes, pour l’avoir retenue si long tems dans le cercle étroit qu’elle s’est prescrit.

Cependant dès qu’un génie audacieux & mâle a conduit le pinceau, on a vû éclore des morceaux sublimes ; les difficultés de l’art n’ont pas empêché Raphael de peindre la transfiguration, Rubens le massacre des innocens, Poussin les horreurs de la peste & le déluge, &c. Et combien ces grandes compositions laissent au-dessous d’elles tous ces morceaux d’une invention froide & commune, dans lesquels on admire sans émotion des beautés inanimées ! Qu’on ne dise point que les sujets pathétiques & pittoresques sont rares ; l’Histoire en est semée, & la Poésie encore plus. Les grands poëtes semblent n’avoir écrit que pour les grands peintres : c’est bien dommage que le premier qui, parmi nous, a tenté de rendre les sujets de nos tragédies (Coypel), n’ait pas eu autant de talent que de goût, autant de génie que d’esprit ! C’est-là que la fiction en beau, l’art de réunir les plus grands traits de la nature, trouveroit à se déployer. Qu’on s’imagine voir exprimés sur la toile Clitemnestre, Iphigénie, Achille, Eriphile, & Arcas, dans le moment où celui-ci leur dit :

Gardez-vous d’envoyer la princesse à son pere. ...
Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.

Le cinquieme acte de Rodogune a lui seul de quoi occuper tout la vie d’un peintre laborieux & fécond. Rappellons-nous ces momens :

Une main qui nous fut bien chere !
Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mere ?
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Faites-en faire essai . . . . .
Je le ferai moi-même.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Seigneur, voyez ses yeux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Va, tu me veux en vain rappeller à la vie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelles situations ! quels caracteres ! quels contrastes !

Les talens vulgaires se persuadent que la fiction par excellence consiste à employer dans la composition les divinités de la fable, & que hors de la Mythologie, il n’y a point d’invention. Sur ce principe, ils couvrent leurs toiles de cuisses de Nymphes & d’épaules de Tritons. Mais que les hommes de génie se nourrissent de l’Histoire ; qu’ils étudient la vérité noble & touchante de la nature dans ses momens passionnés ; qu’au lieu de s’épuiser sur la froide continence de Scipion, ou sur le sommeil d’Alexandre, qui ne dit rien, ils recueillent, pour exprimer la mort de Socrate, le jugement de Brutus, la clemence d’Auguste, les traits sublimes & touchans qui doivent former ces tableaux ; ils seront surpris de se sentir élever au-dessus d’eux-mêmes, & plus surpris encore d’avoir consumé des années précieuses & de rares talens, à peindre des sujets stériles, tandis que mille objets, d’une fécondité merveilleuse & d’un intérêt universel, offroient à leur pinceau de quoi enflammer leur génie. Se peut-il, par exemple, que ce vers de Corneille :

Cinna, tu t’en souviens, & veux m’assassiner !

n’excite pas l’émulation de tous les peintres qui ont de l’ame ? Et pourquoi les peintres qui ont fait souvent une galerie de la vie d’un homme, n’en feroient-ils pas d’une seule action ? un tableau n’a qu’un moment, une action en a quelquefois cent où l’on verroit l’intérêt croître par gradation sur la toile. La scene de Cinna, que nous venons de citer, en est un exemple.

On a senti dans tous les Arts combien peu intéressante devroit être l’imitation servile d’une nature défectueuse & commune ; mais on a trouvé plus facile de l’exagérer que de l’embellir ; & de-là le second genre de fiction que nous avons annoncé.

L’exagération fait ce qu’on appelle le merveilleux de la plûpart des poëmes, & ne consiste guere que dans des additions arithmétiques, de masse, de force & de vîtesse. Ce sont les géans qui entassent les montagnes, Polipheme & Cacus qui roulent des rochers, Camille qui court sur la pointe des épis, &c. On voit que le génie le plus foible va renchérir aisément dans cette partie sur Homere & sur Virgile. Dès qu’on a secoüé le joug de la vraissemblance, & qu’on s’est affranchi de la regle des proportions, l’exagéré ne coûte plus rien. Mais si dans le physique il observe les gradations de la perspective, si dans le moral il observe les gradations des idées, si dans l’un & l’autre il présente les plus belles proportions de la nature idéale ou réelle, qu’il se propose d’imiter, il n’est plus distingué du parfait que par un mérite de plus, & alors ce n’est pas la nature exagérée, c’est la nature réduite à ses dimensions par le lointain. Ainsi les statues colossales d’Apollon, de jupiter, de Néron, &c. pouvoient être des ouvrages ou merveilleux ou méprisables ; merveilleux, si dans leur point de vûe ils rendoient la belle nature ; méprisables, s’ils n’avoient pour mérite que leur énorme grandeur.

Mais c’est sur-tout dans le moral & dans son mélange avec le physique, qu’il est difficile de passer les bornes de la nature sans altérer les proportions. On a fait des dieux qui soûlevoient les flots, qui enchaînoient les vents, qui lançoient la foudre, qui ébranloient l’olympe d’un mouvement de leur sourcil, &c. tout cela étoit facile. Mais il a fallu proportionner des ames à ces corps, & c’est à quoi Homere & presque tous ceux qui l’ont suivi ont échoüé. Nous ne connoissons que le satan de Milton dont l’ame & le corps soient faits l’un pour l’autre : & comment observer constamment dans ces composés surnaturels la gradation des essences ? il est bien aisé à l’homme d’imaginer des corps plus étendus, plus forts, plus agiles que le sien. La nature lui en fournit les matériaux & les modeles ; encore lui est-il échappé bien des absurdités, même dans le merveilleux physique ; mais combien plus dans le moral ? L’homme ne connoît d’ame que la sienne ; il ne peut donner que ses facultés, ses sentimens & ses idées, ses passions, ses vices & ses vertus au colosse qu’il anime. Un ancien a dit d’Homere, au rapport de Strabon : il est le seul qui ait vû les dieux ou qui les ait fait voir. Mais, de bonne foi, les a-t-il entendus ou fait entendre ? or c’étoit-là le grand point ; & c’est ce défaut de proportion du physique au moral dans le merveilleux d’Homere, qui a donné tant d’avantage aux philosophes qui l’ont attaqué.

On ne cesse de dire que la philosophie est un mauvais juge en fait de fiction ; comme si l’étude de la nature desséchoit l’esprit & refroidissoit l’ame. Qu’on ne confonde pas l’esprit métaphysique avec l’esprit philosophique ; le premier veut voir ses idées toutes nues, le second n’exige de la fiction que de les vêtir décemment. L’un réduit tout à la précision rigoureuse de l’analyse & de l’abstraction ; l’autre n’assujettit les arts qu’à leur vérité hypothétique. Il se met à leur place, il donne dans leur sens, il se pénetre de leur objet, & n’examine leurs moyens que relativement à leurs vûes. S’ils franchissent les bornes de la nature, il les franchit avec eux ; ce n’est que dans l’extravagant & l’absurde qu’il refuse de les suivre : il veut, pour parler le langage d’un philosophe (l’abbé Terrasson), que la fiction & le merveilleux suivent le fil de la nature ; c’est-à-dire, qu’ils agrandissent les proportions sans les altérer, qu’ils augmentent les forces sans déranger le méchanisme, qu’ils élevent les sentimens & qu’ils étendent les idées sans en renverser l’ordre, la progression ni les rapports. L’usage de l’esprit philosophique dans la poësie & dans les beaux arts, consiste à en bannir les disparates, les contrariétés, les dissonnances ; à vouloir que les peintres & les poëtes ne bâtissent pas en l’air des palais de marbre avec des voûtes massives, de lourdes colonnes, & des nuages pour bases ; à vouloir que le char qui enleve Hercule dans l’olympe, ne soit pas fait comme pour rouler sur des rochers ou dans la boue : que les diables, pour tenir leur conseil, ne se construisent pas un pandemonium, qu’ils ne fondent pas du canon pour tirer sur les anges, &c. & quand toutes ces absurdités auront été bannies de la poésie & de la peinture, le génie & l’art n’auront rien perdu. En un mot, l’esprit qui condamne ces fictions extravagantes, est le même qui observe, pénetre, développe la nature : cet esprit lumineux & profond n’est que l’esprit philosophique, le seul capable d’apprécier l’imitation, puisqu’il connoît seul le modele.

Mais, nous dira-t-on, s’il n’est possible à l’homme de faire penser & parler ses dieux qu’en hommes, que reprocherez-vous aux poëtes ? d’avoir voulu faire des dieux, comme nous allons leur reprocher d’avoir voulu faire des monstres.

Il n’est rien que les peintres & les poëtes n’ayent imaginé pour intéresser par la surprise ; & la même stérilité qui leur a fait exagérer la nature au lieu de l’embellir, la leur a fait défigurer en décomposant les especes. Mais ils n’ont pas été plus heureux à imiter ses erreurs qu’à étendre ses limites. La fiction qui produit le monstrueux, semble avoir eu la superstition pour principe, les écarts de la nature pour exemple, & l’allégorie pour objet. On croyoit aux sphinx, aux sirenes, aux satyres ; on voyoit que la nature elle-même confondoit quelquefois dans ses productions les formes & les facultés des especes différentes ; & en imitant ce mélange, on rendoit sensibles par une seule image les rapports de plusieurs idées. C’est du moins ainsi que les savans ont expliqué la fiction des sirenes, de la chimere, des centaures, &c, & de-là le genre monstrueux. Il est à présumer que les premiers hommes qui ont dompté les chevaux, ont donné l’idée des centaures ; que les hommes sauvages ont donné l’idée des satyres, les plongeurs l’idée des tritons, &c. Considéré comme symbole, ce genre de fiction a sa justesse & sa vraissemblance ; mais il a aussi ses difficultés, & l’imagination n’y est pas affranchie des regles des proportions & de l’ensemble, toûjours prises dans la nature.

Il a donc fallu que dans l’assemblage monstrueux de deux especes, chacune d’elles eût sa beauté, sa régularité spécifique, & formât de plus avec l’autre un tout que l’imagination pût réaliser sans déranger les lois du mouvement & les procédés de la nature. Il a fallu proportionner les mobiles aux masses & les suppôts aux fardeaux ; que dans le centaure, par exemple, les épaules de l’homme fussent en proportion avec la croupe du cheval ; dans les sirenes, le dos du poisson avec le buste de la femme ; dans le sphinx, les aîles & les serres de l’aigle avec la tête de la femme & avec le corps du lion.

On demande quelles doivent être ces proportions, & c’est peut-être le problème de dessein le plus difficile à résoudre. Il est certain que ces proportions ne sont point arbitraires, & que si dans le centaure du Guide, la partie de l’homme ou celle du cheval étoit plus forte ou plus foible, l’oeil ni l’imagination ne s’y reposeroit pas avec cette satisfaction pleine & tranquille que leur cause un ensemble régulier. Il n’est pas moins vrai que la régularité de cet ensemble ne consiste pas dans les grandeurs naturelles de chacune de ses parties. On seroit choqué de voir dans le sphinx la tête délicate, & le cou délié d’une femme sur le corps d’un énorme lion, c’est donc au peintre à rapprocher les proportions des deux especes. Mais quelle est pour les rapprocher la regle qu’il doit se prescrire ? celle qu’auroit suivie la nature elle-même, si elle eût formé ce composé ; & cette supposition demande une étude profonde & réfléchie, un oeil juste & bien exercé à saisir les rapports & à balancer les masses.

Mais ce n’est pas seulement dans le choix des proportions que le peintre doit se mettre à la place de la nature ; c’est sur-tout dans la liaison des parties, dans leur correspondance mutuelle & dans leur action réciproque ; & c’est à quoi les plus grands peintres eux-mêmes semblent n’avoir jamais pensé. Qu’on examine les muscles du corps de Pegase, de la renommée & des amours, & qu’on y cherche les attaches & les mobiles des aîles. Qu’on observe la structure du centaure, on y verra deux poitrines, deux estomacs, deux places pour les intestins ; la nature l’auroit-elle ainsi fait ? le Guide entraîné par l’exemple n’a pas corrigé cette absurde composition dans l’enlevement de Dejanire, le chef-d’oeuvre de ce grand maître.

Pour passer du monstrueux au fantastique, le déréglement de l’imagination, ou, si l’on veut, la débauche du génie n’a eu que la barriere des convenances à franchir. Le premier étoit le mélange des especes voisines ; le second est l’assemblage des genres les plus éloignés & des formes les plus disparates, sans progressions, sans proportions, & sans nuances.

Lorsqu’Horace a dit :

Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungere si velit, &c.

il a crû avec raison former un composé bien ridicule, mais ce composé n’est encore que dans le genre monstrueux ; c’est bien pis dans le fantastique. On en voit mille exemples en sculpture & en peinture ; c’est une palme terminée en tête de cheval, c’est le corps d’une femme prolongé en console ou en pyramide ; c’est le cou d’une aigle replié en limaçon, c’est une tête de vieillard qui a pour barbe des feuilles d’achante ; c’est tout ce que le délire d’un malade lui fait voir de plus bisarre.

Que les dessinateurs se soient égayés quelquefois à laisser aller leur crayon pour voir ce qui résulteroit d’un assemblage de traits jettés au hasard, on leur pardonne ce badinage ; on voit même ces caprices de l’art avec une sorte de curiosité, comme les accidens de la nature ; & en cela quelques poëtes de nos jours ont imité les dessinateurs & les peintres. Ils ont laissé couler leur plume sans se prescrire d’autres regles que celle de la versification & de la langue, ne comptant pour rien le bon sens ; c’est ce que les François ont appellé amphigouri.

Mais ce que les poëtes n’ont jamais fait, & que les dessinateurs & les peintres n’ont pas dédaigné de faire, a été d’employer ce genre extravagant à la décoration des édifices les plus nobles. Nous n’en donnerons pour exemple que les desseins de Raphaël au vatican, où l’on voit une tête d’homme qui naît du milieu d’une fleur, un dauphin qui se termine en feuillage, un ours perché sur un parassol, un sphinx qui sort d’un rameau, un sanglier qui court sur des filets de pampre, &c. Ce genre n’a pas été inventé par les modernes, il étoit à la mode du tems de Vitruve, & voici comme il en fait le détail & la critique. lib. VII. v.

Item candelabra, oedicularum sustinentia figuras ; supra fastigia earum surgentes ex rudicibus, cum volutis, coliculi teneri plures, habentes in se, sine ratione, sedentia sigilla ; nec minùs étiam ex coliculis flores, dimidia habentes ex se exeuntia sigilla, alia humanis, alia bestiarum capitibus similia : hæc autem, nec sunt, nec fieri possunt, nec fuerunt… ad hæc falsa ridentes homines, non reprehendunt, sed delectantur ; neque animadvertunt si quid eorum fieri potest, necne.

Le grotesque de Calot n’est pas ce que nous avons entendu par le genre fantastique. Ce grand maître, en même tems qu’il donnoit des modeles de dessein d’une délicatesse, d’une correction, d’une élegance admirable, se joüoit ou dans le naturel ou dans le monstrueux à inventer des figures bisarres, mais régulieres. Ses démons sont dans la vraissemblance populaire, & ses nains dans l’ordre des possibles. C’est le Scarron du dessein. Voyez Grotesque, Burlesque , &c.

Le goût des contrastes que Messonier a porté si loin & que ses copistes ont gâté, comme il arrive dans tous les arts, quand un homme ordinaire veut être le singe d’un homme original ; ce goût n’est pas moins éloigné du genre fantastique. Messonier en évitant sa symmétrie, a merveilleusement observé l’équilibre des masses, les proportions & les convenances. Ce sont les caprices de la nature qu’il a voulu peindre ; mais dans ses caprices mêmes il l’a imitée en beau. Voyez Symmétrie & Contraste .

De ce que nous venons de dire des quatre genres de fiction que nous avons distingués, il résulte que le fantastique n’est supportable que dans un moment de folie, & qu’un artiste qui n’auroit que ce talent n’en auroit aucun ; que le monstrueux ne peut avoir que le mérite de l’allégorie, & qu’il a du côté de l’ensemble & de la correction du dessein, des difficultés qu’on ne peut vaincre qu’en oubliant les modeles de l’art & en se créant une nouvelle nature ; que l’exagéré n’est rien dans le physique seul, & que dans l’assemblage du physique & du moral, il tombe dans des disproportions choquantes & inévitables ; qu’en un mot la fiction qui se dirige au parfait, ou la fiction en beau, est le seul genre satisfaisant pour le goût, intéressant pour la raison, & digne d’exercer le génie.

Sur la question si la fiction est essentielle à la poésie, voyez Didactique, Epopée, Image & Merveilleux . Cet article est de M. Marmontel.

FINESSE

Finesse (Philosophie Morale)

Finesse, (Philosophie-Morale.) c’est la faculté d’appercevoir dans les rapports superficiels des circonstances & des choses, les facettes presque insensibles qui se répondent, les points indivisibles qui se touchent, les fils déliés qui s’entrelacent & s’unissent.

La finesse differe de la pénétration, en ce que la pénétration fait voir en grand, & la finesse en petit détail. L’homme pénétrant voit loin ; l’homme fin voit clair, mais de près : ces deux facultés peuvent se comparer au télescope & au microscope. Un homme pénetrant voyant Brutus immobile & pensif devant la statue de Caton, & combinant le caractere de Caton, celui de Brutus, l’état de Rome, le rang usurpé par César, le mécontentement des citoyens, &c. auroit pû dire : Brutus médite quelque chose d’extraordinaire. Un homme fin auroit dit : Voilà Brutus qui s’admire dans l’un de ces caracteres, & auroit fait une épigramme sur la vanité de Brutus. Un fin courtisan voyant le desavantage du camp de M. de Turenne, auroit fait semblant de ne pas s’en appercevoir ; un grenadier pénétrant néglige de travailler aux retranchemens, & répond au général : je vous connois, nous ne coucherons pas ici.

La finesse ne peut suivre la pénétration, mais quelquefois aussi elle lui échappe. Un homme profond est impénétrable à un homme qui n’est que fin ; car celui-ci ne combine que les superficies : mais l’homme profond est quelquefois surpris par l’homme fin ; sa vûe hardie, vaste & rapide, dédaigne ou néglige d’appercevoir les petits moyens : c’est Hercule qui court, & qu’un insecte pique au talon.

La délicatesse est la finesse du sentiment qui ne refléchit point ; c’est une perception vive & rapide du résultat des combinaisons.

Malo me Galatoea petit, lasciva puella,
Et fugit ad salices, & se cupit ante videri.

Si la délicatesse est jointe à beaucoup de sensibilité, elle ressemble encore plus à la sagacité qu’à la finesse.

La sagacité differe de la finesse, 1°. en ce qu’elle est dans le tact de l’esprit, comme la délicatesse est dans le tact de l’ame ; 2°. en ce que la finesse est superficielle, & la sagacité pénétrante : ce n’est point une pénétration progressive, mais soudaine, qui franchit le milieu des idées, & touche au but dès le premier pas. C’est le coup-d’oeil du grand Condé. Bossuet l’appelle illumination ; elle ressemble en effet à l’illumination dans les grandes choses.

La ruse se distingue de la finesse, en ce qu’elle employe la fausseté. La ruse exige la finesse, pour s’envelopper plus adroitement, & pour rendre plus subtils les piéges de l’artifice & du mensonge. La finesse ne sert quelquefois qu’à découvrir & à rompre ces piéges ; car la ruse est toûjours offensive, & la finesse peut ne pas l’être. Un honnête homme peut être fin, mais il ne peut être rusé. Du reste, il est si facile & si dangereux de passer de l’un à l’autre, que peu d’honnêtes gens se piquent d’être fins. Le bon homme & le grand homme ont cela de commun, qu’ils ne peuvent se resoudre à l’être.

L’astuce est une finesse pratique dans le mal, mais en petit : c’est la finesse qui nuit ou qui veut nuire. Dans l’astuce la finesse est jointe à la méchanceté, comme à la fausseté dans la ruse. Ce mot qui n’est plus d’usage, a pourtant sa nuance ; il mériteroit d’être conservé.

La perfidie suppose plus que de la finesse ; c’est une fausseté noire & profonde qui employe des moyens plus puissans, qui meut des ressorts plus cachés que l’astuce & la ruse. Celles-ci pour être dirigées n’ont besoin que de la finesse, & la finesse suffit pour leur échapper ; mais pour observer & démasquer la perfidie, il faut la pénétration même. La perfidie est un abus de la confiance, fondée sur des garans inevitables, tels que l’humanité, la bonne-foi, l’autorité des lois, la reconnoissance, l’amitié, les droits du sang, &c. plus ces droits sont sacrés, plus la confiance est tranquille, & plus par conséquent la perfidie est à couvert. On se défie moins d’un concitoyen que d’un étranger, d’un ami que d’un concitoyen, &c. ainsi par degré la perfidie est plus atroce, à mesure que la confiance violée étoit mieux établie.

Nous observons ces synonymes moins pour prévenir l’abus des termes dans la langue, que pour faire sentir l’abus des idées dans les moeurs : car il n’est pas sans exemple qu’un perfide qui a surpris ou arraché un secret pour le trahir, s’applaudisse d’avoir été fin. Cet article est de M. Marmontel .

GLOIRE

Gloire (Philosophie Morale)

Gloire, s. f. (Philosop. Morale.) c’est l’éclat de la bonne renommée.

L’estime est un sentiment tranquille & personnel ; l’admiration, un mouvement rapide & quelquefois momentané ; la célébrité, une renommée étendue ; la gloire, une renommée éclatante, le concert unanime & soûtenu d’une admiration universelle.

L’estime a pour base l’honnête ; l’admiration, le rare & le grand dans le bien moral ou physique ; la célébrité, l’extraordinaire, l’étonnant pour la multitude ; la gloire, le merveilleux.

Nous appellons merveilleux ce qui s’éleve ou semble s’élever au-dessus des forces de la nature : ainsi la gloire humaine, la seule dont nous parlons ici, tient beaucoup de l’opinion ; elle est vraie ou fausse comme elle.

Il y a deux sortes de fausse gloire ; l’une est fondée sur un faux merveilleux ; l’autre sur un merveilleux réel, mais funeste. Il semble qu’il y ait aussi deux especes de vraie gloire ; l’une fondée sur un merveilleux agréable ; l’autre sur un merveilleux utile au monde : mais ces deux objets n’en font qu’un.

La gloire fondée sur un faux merveilleux, n’a que le regne de l’illusion, & s’évanoüit avec elle : telle est la gloire de la prospérité. La prospérité n’a point de gloire qui lui appartienne ; elle usurpe celle des talens & des vertus, dont on suppose qu’elle est la compagne : elle en est bien-tôt dépouillée, si l’on s’apperçoit que ce n’est qu’un larcin ; & pour l’en convaincre, il suffit d’un revers, eripitur persona, manet res. On adoroit la fortune dans son favori ; il est disgracié, on le méprise : mais ce retour n’est que pour le peuple ; aux yeux de celui qui voit les hommes en eux-mêmes, la prospérité ne prouve rien, l’adversité n’a rien à détruire.

Qu’avec un esprit souple & une ame rampante, un homme né pour l’oubli s’éleve au sommet de la fortune ; qu’il parvienne au comble de la faveur, c’est un phénomene que le vulgaire n’ose contempler d’un oeil fixe ; il admire, il se prosterne ; mais le sage n’est point ébloui ; il découvre les taches de ce prétendu corps lumineux, & voit que ce qu’on appelle sa lumiere, n’est rien qu’un eclat réfléchi, superficiel & passager.

La gloire fondée sur un merveilleux funeste, fait une impression plus durable ; & à la honte des hommes, il faut un siecle pour l’effacer : telle est la gloire des talens supérieurs, appliqués au malheur du monde.

Le genre de merveilleux le plus funeste, mais le plus frappant, fut toûjours l’eclat des conquétes. Il va nous servir d’exemple, pour faire voir aux hommes combien il est absurde d’attacher la gloire aux causes de leurs malheurs.

Vingt mille hommes dans l’espoir du butin, en ont suivi un seul au carnage. D’abord un seul homme à la tête de vingt milie hommes déterminés & dociles, intrépides & soumis, a étonné la multitude. Ces milliers d’hommes en ont égorgé, mis en faite, ou subjugué un plus grand nombre. Leur chef a eu le front de dire, j’ai combattu, je suis vainqueur ; & l’Univers a répété, il a combattu, il est vainqueur : de-là le merveilleux & la gloire des conquêtes.

Savez-vous ce que vous faites, peut-on demander à ceux qui celebrent les conquérans ? Vous applaudissez à des gladiateurs qui s’exerçant au milieu de vous, se disputent le prix que vous reservez à qui vous portera les coups les plus sûrs & les plus terribles. Redoublez d’acclamations & d’éloges. Aujourd’hui ce sont les corps sanglans de vos voisins qui tombent épars dans l’arene ; demain ce sera votre tour.

Telle est la force du merveilleux sur les esprits de la multitude. Les opérations productrices sont la plûpart lentes & tranquilles ; elles ne nous étonnent point. Les opérations destructives sont rapides & bruyantes ; nous les plaçons au rang des prodiges. Il ne faut qu’un mois pour ravager une province ; il faut dix ans pour la rendre fertile. On admire celui qui l’a ravagée ; à peine daigne-t-on penser à celui qui la rend fertile. Faut-il s’étonner qu’il se fasse tant de grands maux & si peu de grands biens ?

Les peuples n’auront-ils jamais le courage ou le bon sens de se réunir contre celui qui les immole à son ambition effrénée, & de lui dire d’un côté comme les soldats de César :

Liceat discedere, Coesar,
A rabie scelerum. Quaeris terrâque marique
His ferrum jugulis. Animas effundere viles,
Quolibet hoste, paras.
(Lt. can.)

De l’autre côté, comme le Scythe à Alexandre :

« Qu’avons-nous à démêler avec toi ? Jamais nous n’avons mis le pié dans ton pays. N’est-il pas permis à ceux qui vivent dans les bois d’ignorer qui tu es & d’où tu viens  » ?

N’y aura-t-il pas du-moins une classe d’hommes assez au-dessus du vulgaire, assez sages, assez courageux, assez éloquens, pour soûlever le monde contre ses oppresseurs, & lui rendre odieuse une gloire barbare ?

Les gens de Lettres déterminent l’opinion d’un siecle à l’autre ; c’est par eux qu’elle est fixée & transmise ; en quoi ils peuvent être les arbitres de la gloire, & par conséquent les plus utiles des hommes ou les plus pernicieux.

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrymabiles
Urgentur, ignotique longâ
Nocte : carent quia vate sacro.
(Horat.)

Abandonnée au peuple, la vérité s’altere & s’obscurcit par la tradition ; elle s’y perd dans un déluge de fables. L’héroïque devient absurde en passant de bouche en bouche : d’abord on l’admire comme un prodige ; bien-tôt on le méprise comme un conte suranné, & l’on finit par l’oublier. La saine postérité ne croit des sicles reculés, que ce qu’il a plû aux écrivains célebres.

Louis XII. disoit :

« Les Grecs ont fait peu de choses, mais ils ont ennobli le peu qu’ils ont fait par la sublimité de leur éloquence. Les François ont fait de grandes choses & en grand nombre ; mais ils n’ont pas sû les écrire. Les seuls Romains ont eu le double avantage de faire de grandes choses, & de les célébrer dignement  ».

C’est un roi qui reconnoit que la gloire des nations est dans les mains des gens de Lettres.

Mais, il faut l’avoüer, ceux-ci ont trop souvent oublié la dignité de leur état ; & leurs éloges prostitués aux crimes heureux, ont fait de grands maux à la terre.

Demandez à Virgile quel étoit le droit des Romains sur le reste des hommes, il vous répond hardiment,

Parcere subjectis, & debellare superbos.

Demandez à Solis ce qu’on doit penser de Cortès & de Montezuma, des Mexiquains & des Espagnols ; il vous répond que Cortès étoit un héros, & Montezuma un tyran ; que les Mexiquains étoient des barbares, & les Espagnols des gens de bien.

En écrivant on adopte un personnage, une patrie ; & il semble qu’il n’y ait plus rien au monde, ou que tout soit fait pour eux seuls. La patrie d’un sage est la terre, son héros est le genre humain.

Qu’un courtisan soit un flateur, son état l’excuse en quelque sorte & le rend moins dangereux. On doit se défier de son témoignage ; il n’est pas libre : mais qui oblige l’homme de Lettres à se trahir lui-même & ses semblables, la nature & la verité ?

Ce n’est pas tant la crainte, l’intérêt, la bassesse, que l’ébloüissement, l’illusion, l’enthousiasme, qui ont porté les gens de Lettres à décerner la gloire aux forfaits éclatans. On est frappé d’une force d’esprit ou d’ame surprenante dans les grands crimes, comme dans les grandes vertus ; mais là, par les maux qu’elle cause ; ici, par les biens qu’elle fait : car cette force est dans le moral, ce que le feu est dans le physique, utile ou funeste comme lui, suivant ses effets pernicieux ou salutaires. Les imaginations vives n’en ont vû l’explosion que comme un développement prodigieux des ressorts de la nature, comme un tableau magnifique à peindre. En admirant la cause on a loüé les effets : ainsi les fléaux de la terre en sont devenus les héros.

Les hommes nés pour la gloire, l’ont cherchée où l’opinion l’avoit mise. Alexandre avoit sans cesse devant les yeux la fable d’Achille ; Charles XII. l’histoire d’Alexandre : de-là cette émulation funeste qui de deux rois pleins de valeur & de talens, fit deux guerriers impitoyables. Le roman de Quinte-Curce a peut-être fait le malheur de la Suede ; le poëme d’Homere, les malheurs de l’Inde ; puisse l’histoire de Charles XII. ne perpétuer que ses vertus !

Le sage seul est bon poëte, disoient les Stoïciens. Ils avoient raison : sans un esprit droit & une ame pure, l’imagination n’est qu’une Circé, & l’harmonie qu’une sirene.

Il en est de l’historien & de l’orateur comme du poëte : éclairés & vertueux, ce sont les organes de la justice, les flambeaux de la vérité : passionnés & corrompus, ce ne sont plus que les courtisans de la prospérité, les vils adulateurs du crime.

Les Philosophes ont usé de leurs droits, & parlé de la gloire en maîtres.

« Savez-vous, dit Pline à Trajan, où réside la gloire véritable, la gloire immortelle d’un souverain ? Les arcs de triomphe, les statues, les temples même & les autels, sont démolis par le tems ; l’oubli les efface de la terre : mais la gloire d’un héros, qui supérieur à sa puissance illimitée, sait la dompter & y mettre un frein, cette gloire inaltérable fleurira même en vieillissant.

En quoi ressembloit à Hercule ce jeune insensé qui prétendoit suivre ses traces, dit Seneque en parlant d’Alexandre, lui qui cherchoit la gloire sans en connoître ni la nature ni les limites, & qui n’avoit pour vertu qu’une heureuse témérité ? Hercule ne vainquit jamais pour lui-même ; il traversa le monde pour le venger, & non pour l’envahir. Qu’avoit-il besoin de conquêtes, ce héros, l’ennemi des méchans, le vengeur des bons, le pacificateur de la terre & des mers ? Mais Alexandre, enclin dès l’enfance à la rapine, fut le desolateur des nations, le fléau de ses amis & de ses ennemis. Il faisoit consister le souverain bien à se rendre redoutable à tous les hommes ; il oublioit que cet avantage lui étoit commun non-seulement avec les plus féroces, mais encore avec les plus lâches & les plus vils des animaux qui se font craindre par leur venin  ».

C’est ainsi que les hommes nés pour instruire & pour juger les autres hommes, devroient leur présenter sans cesse en opposition la valeur protectrice & la valeur destructive, pour leur apprendre à distinguer le culte de l’amour de celui de la crainte, qu’ils confondent le plus souvent.

Il suffit, direz-vous, à l’ambitieux d’être craint ; la crainte lui tient lieu d’amour : il domine, ses voeux sont remplis. Mais l’ambitieux livré à lui-même, n’est plus qu’un homme foible & timide. Persuadez à ceux qui le servent qu’ils se perdent en le servant ; que ses ennemis sont leurs freres, & qu’il est leur bourreau commun. Rendez-le odieux à ceux-mêmes qui le rendent redoutable, que devient alors cet homme prodigieux devant qui tout devoit trembler ? Tamerlan, l’effroi de l’Asie, n’en sera plus que la fable ; quatre hommes suffisent pour l’enchaîner comme un furieux, pour le châtier comme un enfant. C’est à quoi seroit réduite la force & la gloire des conquérans, si l’on arrachoit au peuple le bandeau de l’illusion & les entraves de la crainte.

Quelques-uns se sont crûs fort sages en mettant dans la balance, pour apprécier la gloire d’un vainqueur, ce qu’il devoit au hasard & à ses troupes, avec ce qu’il ne devoit qu’à lui seul. Il s’agit bien là de partager la gloire ! C’est la honte qu’il faut répandre, c’est l’horreur qu’il faut inspirer. Celui qui épouvante la terre, est pour elle un dieu infernal ou céleste ; on l’adorera si on ne l’abhorre : la superstition ne connoît point de milieu.

Ce n’est pas lui qui a vaincu, direz-vous d’un conquérant : non, mais c’est lui qui a fait vaincre. N’est-ce rien que d’inspirer à une multitude d’hommes la résolution de combattre, de vaincre ou de mourir sous ses drapeaux ? Cet ascendant sur les esprits suffiroit lui seul à sa gloire. Ne cherchez donc pas à détruire le merveilleux des conquêtes, mais rendez ce merveilleux aussi détestable qu’il est funeste : c’est par-là qu’il faut l’avilir.

Que la force & l’élévation d’une ame bienfaisante & généreuse, que l’activité d’un esprit supérieur, appliquée au bonheur du monde, soient les objets de vos hommages ; & de la même main qui élevera des autels au desintéressement, à la bonte, à l’humanité, à la clémence, que l’orgueil, l’ambition, la vengeance, la cupidité, la fureur, soient traînés au tribunal redoutable de l’incorruptible postérité : c’est alors que vous serez les Némésis de votre siecle, les Rhadamantes des vivans.

Si les vivans vous intimident, qu’avez-vous à craindre des morts ? vous ne leur devez que l’éloge du bien ; le blâme du mal, vous le devez à la terre : l’opprobre attaché à leur nom réjaillira sur leurs imitateurs. Ceux-ci trembleront de subir à leur tour l’arrêt qui flétrit leurs modeles ; ils se verront dans l’avenir ; ils frémiront de leur mémoire.

Mais à l’égard des vivans mêmes, quel parti doit prendre l’homme de Lettres, à la vûe des succès injustes & des crimes heureux ? S’élever contre, s’il en a la liberté & le courage ; se taire, s’il ne peut ou s’il n’ose rien de plus.

Ce silence universel des gens de Lettres seroit lui-même un jugement terrible, si l’on étoit accoûtumé à les voir se réunir pour rendre un témoignage éclatant aux actions vraiment glorieuses. Que l’on suppose ce concert unanime, tel qu’il devroit être ; tous les Poëtes, tous les Historiens, tous les Orateurs se répondant des extrémités du monde, & prêtant à la renommée d’un bon roi, d’un héros bienfaisant, d’un vainqueur pacifique, des voix éloquentes, & sublimes pour répandre son nom & sa gloire dans l’univers ; que tout homme qui par ses talens & ses vertus aura bien mérité de sa patrie & de l’humanité, soit porté comme en triomphe dans les écrits de ses contemporains ; qu’il paroisse alors un homme injuste, violent, ambitieux, quelque puissant, quelqu’heureux qu’il soit, les organes de la gloire seront muets ; la terre entendra ce silence ; le tyran l’entendra lui-même, & il en sera confondu. Je suis condamné, dira-t-il, & pour graver ma honte en airain on n’attend plus que ma ruine.

Quel respect n’imprimeroient pas le pinceau de la Poésie, le burin de l’Histoire, la foudre de l’Éloquence, dans des mains équitables & pures ? Le crayon foible, mais hardi, de l’Arétin, faisoit trembler les empereurs.

La fausse gloire des conquérans n’est pas la seule qu’il faudroit convertir en opprobre ; mais les principes qui la condamnent s’appliquent naturellement à tout ce qui lui ressemble, & les bornes qui nous sont prescrites ne nous permettent que de donner à réfléchir sur les objets que nous parcourons.

La vraie gloire a pour objets l’utile, l’honnête & le juste ; & c’est la seule qui soûtienne les regards de la vérité : ce qu’elle a de merveilleux, consiste dans des efforts de talent ou de vertu dirigés au bonheur des hommes.

Nous avons observé qu’il sembloit y avoir une sorte de gloire accordée au merveilleux agréable ; mais ce n’est qu’une participation a la gloire attachée au merveilleux utile : telle est la gloire des beaux Arts.

Les beaux Arts ont leur merveilleux : ce merveilleux a fait leur gloire. Le pouvoir de l’Eloquence, le prestige de la Poésie, le charme de la Musique, l’illusion de la Peinture, &c. ont du paroître des prodiges, dans les tems sur-tout où l’Eloquence changeoit la face des etats, où la Musique & la Poesie civilisoient les hommes, où la Sculpture & la Peinture imprimoient à la terre le respect & l’adoration.

Ces effets merveilleux des Arts ont été nus au rang de ce que les hommes avoient produit de plus étonnant & de plus utile ; & l’éclatante célébrité qu’ils ont eue, a formé l’une des especes comprises sous le nom générique de gloire, soit que les hommes ayent compté leurs plaisirs au nombre de plus grands biens, & les Arts qui les causoient, au nombre des dons les plus précieux que le Ciel eut faits à la terre ; soit qu’ils n’ayent jamais crû pouvoir trop honorer ce qui avoit contribué à les rendre moins barbares ; & que les Arts considéres comme compagnons des vertus, ayent été jugés dignes d’en partager le triomphe, après en avoir secondé les travaux.

Ce n’est même qu’à ce titre que les talens en général nous semblent avoir droit d’entres en société de gloire avec les vertus, & la société devient plus intime à mesure qu’ils concourent plus directement à la même fin. Cette fin est le bonheur du moude ; ainsi les talens qui contribuent le plus à rendre les hommes heureux, devroient naturellement avoir le plus de part à la gloire. Mais ce prix attaché aux talens doit être encore en raison de leur rareté & de leur utilité combinées. Ce qui n’est que difficile, ne mérite aucune attention ; ce qui est aisé, quoique utile, pour exercer un talent commun, n’attend qu’un salaire modique. Il suffit au laboureur de se nourrir de ses moissons. Ce qui est en même tems d’une grande importance & d’une extrème difficulté, demande des encouragemens proportionnés aux talens qu’on y employe. Le mérite du succès est en raison de l’utilité de l’entreprise, & de la rareté des moyens.

Suivant cette regle, les talens appliqués aux beaux Arts, quoique peut-être les plus étonnans, ne sont pas les premiers admis au partage de la gloire. Avec moins de génie que Tacite & que Corneille, un ministre, un législateur seront placés au-dessus d’eux.

Suivant cette regle encore, les mêmes talens ne sont pas toûjours egalement recommandables ; & leurs protecteurs, pour encourager les plus utiles, doivent consulter la disposition des esprits & la constitution des choses ; favoriser, par exemple, la Poésie dans des tems de barbarie & de ferocité, l’Éloquence dans des tems d’abattement & de desolation, la Philosophie dans des tems de superstition & de fanatisme. La premiere adoucira les moeurs, & rendra les ames flexibles ; la seconde relevera le courage des peuples, & leur inspirera ces résolutions vigoureuses qui triomphent des revers : la derniere dissipera les fantômes de l’erreur & de la crainte, & montrera aux hommes le précipice où ils se laissent conduire les mains liées & les yeux bandés.

Mais comme ces effets ne sont pas exclusifs ; que les talens qui les operent se communiquent & se confondent ; que la Philosophie éclaire la Poésie qui l’embellit ; que l’Éloquence anime l’une & l’autre, & s’enrichit de leurs thresors, le parti le plu, avantageux seroit de les nourrir, de les exercer ensemble, pour les faire agir à-propos, tour-à-tour ou de concert, suivant les hommes, les lieux & les tems. Ce sont des moyens bien puissans & bien négligés, de conduire & de gouverner les peuples. La sagesse des anciennes républiques brilla sur-tout dans l’emploi des talens capables de persuader & d’émouvoir.

Au contraire rien n’annonce plus la corruption & l’ivresse où les esprits sont plongés, que les honneurs extravagans accordés à des arts frivoles. Rome n’est plus qu’un objet de pitié, lorsqu’elle se divise en factions pour des pantomimes, lorsque l’exil de ces hommes perdus est une calamité, & leur retour un triomphe.

La gloire, comme nous l’avons dit, doit être réservée aux coopérateurs du bien public ; & non-seulement les talens, mais les vertus elles mêmes n’ont droit d’y aspirer qu’à ce titre.

L’action de Virginius immolant sa fille, est aussi forte & plus pure que celle de Brutus condamnant son fils ; cependant la derniere est glorieuse, la premiere ne l’est pas. Pourquoi ? Virginius ne sauvoit que l’honneur des siens, Brutus sauvoit l’honneur des lois & de la patrie. Il y avoit peut-être bien de l’orgueil dans l’action de Brutus, peut-être n’y avoit-il que de l’orgueil : il n’y avoit dans celle de Virginius que de l’honnêteté & du courage ; mais celui-ci faisoit tout pour sa famille, celui-là faisoit tout, ou sembloit faire tout pour Rome ; & Rome, qui n’a regardé l’action de Virginius que comme celle d’un honnête homme & d’un bon pere, a consacré l’action de Brutus comme celle d’un héros. Rien n’est plus juste que ce retour.

Les grands sacrifices de l’intérêt personnel au bien public, demandent un effort qui éleve l’homme au-dessus de lui-même, & la gloire est le seul prix qui soit digne d’y être attaché. Qu’offrir à celui qui immole sa vie, comme Décius ; son honneur, comme Fabius ; son ressentiment, comme Camille ; ses enfans, comme Brutus & Manlius ? La vertu qui se suffit, est une vertu plus qu’humaine : il n’est donc ni prudent ni juste d’exiger que la vertu se suffise. Sa récompense doit être proportionnée au bien qu’elle opere, au sacrifice qui lui en coûte, aux talens personnels qui la secondent ; ou si les talens personnels lui manquent, au choix des talens étrangers qu’elle appelle à son secours : car ce choix dans un homme public renferme en lui tous les talens.

L’homme public qui feroit tout par lui-même, feroit peu de choses. L’éloge que donne Horace à Auguste, Cum tot sustineas, & tanta negotia solus, signifie seulement que tout se faisoit en son nom, que tout le passoit sous ses yeux. Le don de régner avec gloire n’exige qu’un talent & qu’une vertu ; ils tiennent lieu de tout, & rien n’y supplée. Cette vertu, c’est d’aimer les hommes ; ce talent, c’est de les placer. Qu’un roi veuille courageusement le bien, qu’il y employe à-propos les talens & les vertus analogues ; ce qu’il fait par inspiration n’en est pas moins à lui, & la gloire qui lui en revient ne fait que remonter à sa source.

Il ne faut pas croire que les talens & les vertus sublimes se donnent rendez-vous pour se trouver ensemble dans tel siecle & dans tel pays ; on doit supposer un aim int qui les attire, un souffle qui les développe, un esprit qui les anime, un centre d’activité qui les enchaîne autour de lui. C’est donc à juste titre qu’on attribue à un roi qui a sû régner, toute la gloire de son regne ; ce qu’il a inspiré, il l’a fait, & l’hommage lui en est dû.

Voyez un roi qui par les liens de la confiance & de l’amour unit toutes les parties de son etat, en fait un corps dont il est l’ame, encourage la population & l’industrie, fait fleurir l’Agriculture & le Commerce ; excite, aiguillonne les Arts, rend les talens actifs & les vertus secondes : ce roi, sans coûter une larme à ses sujets, une goutte de sang à la terre, accumule au sein du repos un thrésor immense de gloire, & la moisson en appartient à la main qui l’a semée.

Mais la gloire, comme la lumiere, se communique sans s’affoiblir : celle du souverain se repand sur la nation ; & chacun des grands hommes dont les travaux y contribuent, brille en particulier du rayon qui émane de lui. On a dit le grand Condé, le grand Colbert, le grand Corneille, comme on a dit Louis-le-Grand. Celui des sujets qui contribue & participe le plus à la gloire d’un regne heureux, c’est un ministre éclaire, laborieux, accessible, également dévoüé à l’état & au prince, qui s’oublie lui-même, & qui ne voit que le bien ; mais la gloire même de cet homme étonnant remonte au rei qui se l’attache. En effet, si l’utile & le merveilleux font la gloire, quoi de plus glorieux pour un prince, que la decouverte & le choix d’un si digne ami ?

Dans la balance de la gloire doivent entrer avec le bien qu’on a fait, les difficultés qu’on a surmontées ; c’est l’avantage des fondateurs, tels que Lycurgue & le czar Pierre. Mais on doit aussi distraire du mérite du succès, tout ce qu’a fait la violence. Il est beau de prévoir, comme Lycurgue, qu’on humanisera un peuple feroce avec de la musique ; il n’y a aucun merite à imaginer, comme le czar, de se faire obéir à coups de sabre. La seule domination glorieuse est celle que les hommes préferent ou par raison ou par amour : imperatoriam majestatem armis decoratam, legibus oportet esse armatam, dit l’empereur Justinien.

De tous ceux qui ont desolé la terre, il n’en est aucun qui, à l’en croire, n’en voulût assûrer le bonheur. Défiez-vous de quiconque prétend rendre les hommes plus heureux qu’ils ne veulent l’être ; c’est la chimere des usurpateurs, & le prétexte des tyrans. Celui qui fonde un empire pour lui-même, taille dans un peuple comme dans le marbre, sans en regretter les débris ; celui qui fonde un empire pour le peuple qui le compose, commence par rendre ce peuple flexible, & le modifie sans le briser. En général, la personnalité dans la cause publique, est un crime de lese-humanité. L’homme qui se sacrifie à lui seul le repos, le bonheur des hommes, est de tous les animaux le plus cruel & le plus vorace : tout doit s’unir pour l’accabler.

Sur ce principe nous nous sommes élevés contre les auteurs de toute guerre injuste. Nous avons invité les dispensateurs de la gloire à couvrir d’opprobre les succès même des conquérans ambitieux ; mais nous sommes bien éloignés de disputer à la profession des armes la part qu’elle doit avoir à la gloire de l’état dont elle est le bouclier, & du throne dont elle est la barriere.

Que celui qui sert son prince ou sa patrie soit armé pour la bonne ou pour la mauvaise cause, qu’il reçoive l’épée des mains de la justice ou des mains de l’ambition, il n’est ni juge ni garant des projets qu’il exécute ; sa gloire personnelle est sans tache, elle doit être proportionnée aux efforts qu’elle lui coûte. L’austérité de la discipline à laquelle il se soûmet, la rigueur des travaux qu’il s’impose, les dangers affreux qu’il va courir ; en un mot, les sacrifices multipliés de sa liberté, de son repos & de sa vie, ne peuvent être dignement payés que par la gloire. A cette gloire qui accompagne la valeur généreuse & pure, se joint encore la gloire des talens qui dans un grand capitaine éclairent, secondent & couronnent la valeur.

Sous ce point de vûe, il n’est point de gloire comparable à celle des guerriers ; car celle même des législateurs exige peut-être plus de talens, mais beaucoup moins de sacrifices : leurs travaux sont à la vérité sans relâche, mais ils ne sont pas dangereux. En supposant donc le fléau de la guerre inévitable pour l’humanité, la profession des armes doit être la plus honorable, comme elle est la plus périlleuse. Il seroit dangereux sur-tout de lui donner une rivale dans des états exposés par leur situation à la jalousie & aux insultes de leurs voisins. C’est peu d’y honorer le mérite qui commande, il faut y honorer encore la valeur qui obéit. Il doit y avoir une masse de gloire pour le corps qui se distingue ; car si la gloire n’est pas l’objet de chaque soldat en particulier, elle est l’objet de la multitude réunie. Un légionnaire pense en homme, une légion pense en héros ; & ce qu’on appelle l’esprit du corps, ne peut avoir d’autre aliment, d’autre mobile que la gloire.

On se plaint que notre histoire est froide & seche en comparaison de celle des Grecs & des Romains. La raison en est bien sensible. L’histoire ancienne est celle des hommes, l’histoire moderne est celle de deux ou trois hommes : un roi, un ministre, un général.

Dans le régiment de Champagne, un officier demande, pour un coup de-main, douze hommes de bonne volonté : tout le corps reste immobile, & personne ne répond. Trois fois la même demande, & trois fois le même silence. Hé quoi, dit l’officier, l’on ne m’entend point ! L’on vous entend, s’écrie une voix ; mais qu’appellez-vous douze hommes de bonne volonté ? nous le sommes tous, vous n’avez qu’à choisir.

La tranchée de Philisbourg étoit inondée, le soldat y marchoit dans l’eau plus qu’à demi-corps. Un très jeune officier, à qui son jeune âge ne permettoit pas d’y marcher de même, s’y faisoit porter de main en main. Un grenadier le présentoit à son camarade, afin qu’il le prît dans ses bras : mets-le sur mon dos, dit celui-ci ; du-moins s’il y a un coup de fusil à recevoir, je le lui épargnerai.

Le militaire françois a mille traits de cette beauté, que Plutarque & Tacite auroient eu grand soin de recueillir. Nous les réléguons dans des mémoires particuliers, comme peu dignes de la majesté de l’histoire. Il faut espérer qu’un historien philosophe s’affranchira de ce préjugé.

Toutes les conditions qui exigent des ames résolues aux grands sacrifices de l’intérêt personnel au bien public, doivent avoir pour encouragement la perspective, du-moins éloignée, de la gloire personnelle. On fait bien que les Philosophes, pour rendre la vertu inébranlable, l’ont préparée à se passer de tout : non vis esse justus sine gloriâ ; at, me herculè, saepè justus esse debebis cum infamiâ. Mais la vertu même ne se roidit que contre une honte passagere, & dans l’espoir d’une gloire à venir. Fabius se laisse insulter dans le camp d’Annibal & deshonorer dans Rome pendant le cours d’une campagne ; auroit-il pû se résoudre à mourir deshonoré, à l’être à jamais dans la mémoire des hommes ? N’attendons pas ces efforts de la foiblesse de notre nature ; la religion seule en est capable, & ses sacrifices même ne sont rien moins que desintéressés. Les plus humbles des hommes ne renoncent à une gloire périssable, qu’en échange d’une gloire immortelle. Ce fut l’espoir de cette immortalité qui soûtint Socrate & Caton. Un philosophe ancien disoit : comment veux-tu que je sois sensible au blame, si tu ne veux pas que je sois sensible a l’éloge ?

A l’exemple de la Théologie, la Morale doit prémunir la vertu contre l’ingratitude & le mépris des hommes, en lui montrant dans le lointain des tems plus heureux & un monde plus juste.

« La gloire accompagne la vertu, comme son ombre, dit Seneque ; mais comme l’ombre d’un corps tantôt se précede, & tantôt le suit, de même la gloire tantôt devance la vertu & se présente la premiere, tantôt ne vient qu’à sa suite, lorsque l’envie s’est retirée ; & alors elle est d’autant plus grande qu’elle se montre plûtard  ».

C’est donc une philosophie aussi dangereuse que vaine, de combattre dans l’homme le pressentiment de la postérité & le desir de se survivre. Celui qui borne sa gloire au court espace de sa vie, est esclave de l’opinion & des égards : rebuté, si son siecle est injuste ; découragé, s’il est ingrat : impatient surtout de joüir, il veut recueillir ce qu’il seme ; il préfere une gloire précoce & passagere, à une gloire tardive & durable : il n’entreprendra rien de grand.

Celui qui se transporte dans l’avenir & qui joüit de sa mémoire, travaillera pour tous les siecles, comme s’il étoit immortel : que ses contemporains lui refusent la gloire qu’il a méritée, leurs neveux l’en dédommagent ; car son imagination le rend présent à la postérité.

C’est un beau songe, dira-t-on. Hé joüit-on jamais de sa gloire autrement qu’en songe ? Ce n’est pas le petit nombre de spectateurs qui vous environnent, qui forment le cri de la renommée. Votre réputation n’est glorieuse qu’autant qu’elle vous multiplie où vous n’êtes pas, où vous ne serez jamais. Pourquoi donc seroit il plus insensé d’étendre en idée son existence aux siecles à venir, qu’aux climats éloignés ? L’espace réel n’est pour vous qu’un point, comme la durée réelle. Si vous vous renfermez dans l’un ou l’autre, votre ame y va languir abattue, comme dans une étroite prison. Le desir d’éterniser sa gloire est un enthousiasme qui nous aggrandit, qui nous éleve au dessus de nous-mêmes & de notre siecle ; & quiconque le raisonne n’est pas digne de le sentir.

« Mépriser la gloire, dit Tacite, c’est mépriser les vertus qui y menent  » :

contempta famâ, virtutes contemnuntur. Article de M. Marmontel .

GRAND

Grand (Philosophie Morale & Politique)

Grand, s. f. (Philos. Mor. Politiq.) les grands : on nomme ainsi en général ceux qui occupent les premieres places de l’état, soit dans le gouvernement, soit auprès du prince.

On peut considérer les grands ou par rapport aux moeurs de la société, ou par rapport à la constitution politique. Par rapport aux moeurs, voyez les articles Courtisan, Gloire, Grandeur, Faste, Flaterie, Noblesse , &c. Nous prenons ici les grands en qualité d’hommes publics.

Dans la démocratie pure il n’y a de grands que les magistrats, ou plûtôt il n’y a de grand que le peuple. Les magistrats ne sont grands que par le peuple & pour le peuple ; c’est son pouvoir, sa dignité, sa majesté, qu’il leur confie : de-là vient que dans les républiques bien constituées, on faisoit un crime autre fois de chercher à acquérir une autorité personnelle. Les généraux d’armée n’étoient grands qu’à la tête des armées ; leur autorité étoit celle de la discipline ; ils la déposoient en même tems que le soldat quittoit les armes, & la paix les rendoit égaux.

Il est de l’essence de la démocratie que les grandeurs soient électives, & que personne n’en soit exclu par état. Dès qu’une seule classe de citoyens est condamnée à servir sans espoir de commander, le gouvernement est aristocratique. Voyez Aristocratie .

La moins mauvaise aristocratie est celle où l’autorité des grands se fait le moins sentir. La plus vicieuse est celle où les grands sont despotes, & les peuples esclaves. Si les nobles sont des tyrans, le mal est sans remede : un sénat ne meurt point.

Si l’aristocratie est militaire, l’autorité des grands tend à se réunir dans un seul : le gouvernement touche à la monarchie ou au despotisme. Si l’aristocratie n’a que le bouclier des lois, il faut pour subsister qu’elle soit le plus juste & le plus modéré de tous les gouvernemens. Le peuple pour supporter l’autorité exclusive des grands, doit être heureux comme à Venise, ou stupide comme en Pologne.

De quelle sagesse, de quelle modestie la noblesse Vénitienne n’a-t-elle pas besoin pour ménager l’obéissance du peuple ! de quels moyens n’use-t-elle pas pour le consoler de l’inégalité ! Les courtisanes & le carnaval de Venise sont d’institution politique. Par l’un de ces moyens, les richesses des grands refluent sans faste & sans éclat vers le peuple : par l’autre, le peuple se trouve six mois de l’année au pair des grands, & oublie avec eux sous le masque sa dépendance & leur domination.

La liberté romaine avoit chéri l’autorité des rois ; elle ne put souffrir l’autorité des grands. L’esprit républicain fut indigné d’une distinction humiliante. Le peuple voulut bien s’exclure des premieres places, mais il ne voulut pas en être exclu ; & la preuve qu’il méritoit d’y prétendre, c’est qu’il eut la sagesse & la vertu de s’en abstenir.

En un mot la république n’est une que dans le cas du droit universel aux premieres dignités. Toute prééminence héréditaire y détruit l’égalité, rompt la chaîne politique, & divise les citoyens.

Le danger de la liberté n’est donc pas que le peuple prétende élire entre les citoyens sans exception, ses magistrats & ses juges, mais qu’il les méconnoisse après les avoir élûs. C’est ainsi que les Romains ont passé de la liberté à la licence, de la licence à la servitude.

Dans les gouvernemens républicains, les grands revêtus de l’autorité l’exercent dans toute sa force. Dans le gouvernement monarchique, ils l’exercent quelquefois & ne la possedent jamais : c’est par eux qu’elle passe ; ce n’est point en eux qu’elle réside ; ils en sont comme les canaux, mais le prince en ouvre & ferme la source, la divise en ruisseaux, en mesure le volume, en observe & dirige le cours.

Les grands comblés d’honneurs & dénués de force, représentent le monarque auprès du peuple, & le peuple auprès du monarque. Si le principe du gouvernement est corrompu dans les grands, il faudra bien de la vertu & dans le prince & dans le peuple pour maintenir dans un juste équilibre l’autorité protectrice de l’un, & la liberté légitime de l’autre : mais si cet ordre est composé de fideles sujets & de bons patriotes, il sera le point d’appui des forces de l’état, le lien de l’obéissance & de l’autorité.

Il est de l’essence du gouvernement monarchique comme du républicain, que l’état ne soit qu’un, que les parties dont il est composé forment un tout solide & compacte. Cette machine vaste toute simple qu’elle est, ne sauroit subsister que par une exacte combinaison de ses pieces ; & si les mouvemens sont interrompus ou opposés, le principe même de l’activité devient celui de la destruction.

Or la position des grands dans un état monarchique, sert merveilleusement à établir & à conserver cette communication, cette harmonie, cet ensemble, d’où résulte la continuité réguliere du mouvement général.

Il n’en est pas ainsi dans un gouvernement mixte, où l’autorité est partagée & balancée entre le prince & la nation. Si le prince dispense les graces, les grands seront les mercenaires du prince, & les corrupteurs de l’état : au nombre des subsides imposés sur le peuple, sera compris tacitement l’achat annuel des suffrages, c’est-à-dire ce qu’il en coûte au prince pour payer aux grands la liberté du peuple. Le prince aura le tarif des voix, & l’on calculera en son conseil combien telle & telle vertu peuvent lui coûter à corrompre.

Mais dans un état monarchique bien constitué où la plénitude de l’autorité réside dans un seul sans jalousie & sans partage, où par conséquent toute la puissance du souverain est dans la richesse, le bonheur & la fidélité de ses sujets, le prince n’a aucune raison de surprendre le peuple : le peuple n’a aucune raison de se défier du prince : les grands ne peuvent servir ni trahir l’un sans l’autre ; ce seroit en eux une fureur absurde que de porter le prince à la tyrannie, ou le peuple à la révolte. Premiers sujets, premiers citoyens, ils sont esclaves si l’état devient despotique ; ils retombent dans la foule, si l’état devient républicain : ils tiennent donc au prince par leur supériorité sur le peuple ; ils tiennent au peuple par leur dépendance du prince, & par-tout ce qui leur est commun avec le peuple, liberté, propriété, sûreté, &c. aussi les grands sont attachés à la constitution monarchique par intérêt & par devoir, deux liens indissolubles lorsqu’ils sont entrelacés.

Cependant l’ambition des grands semble devoir tendre à l’aristocratie ; mais quand le peuple s’y laisseroit conduire, la simple noblesse s’y opposeroit, à-moins qu’elle ne fût admise au partage de l’autorité ; condition qui donneroit aux premiers de l’état vingt mille égaux au lieu d’un maître, & à laquelle par conséquent ils ne se résoudront jamais ; car l’orgueil de dominer qui fait seul les révolutions, souffre bien moins impatiemment la supériorité d’un seul, que l’égalité d’un grand nombre.

Le desordre le plus effroyable de la monarchie, c’est que les grands parviennent à usurper l’autorité qui leur est confiée, & qu’ils tournent contre le prince & contre l’état lui-même, les forces de l’état déchiré par les factions. Telle étoit la situation de la France lorsque le cardinal de Richelieu, ce génie hardi & vaste, ramena les grands sous l’obéissance du prince, & les peuples sous la protection de la loi. On lui reproche d’avoir été trop loin ; mais peut-être n’avoit-il pas d’autre moyen d’affermir la monarchie, de rétablir dans sa direction naturelle ce grand arbre courbé par l’orage, que de le plier dans le sens opposé.

La France formoit autrefois un gouvernement fédératif très-mal combiné, & sans cesse en guerre avec lui-même. Depuis Louis XI. tous ces co-états avoient été réunis en un ; mais les grands vassaux conservoient encore dans leurs domaines l’autorité qu’ils avoient eue sous leurs premiers souverains, & les gouverneurs qui avoient pris la place de ces souverains, s’en attribuoient la puissance. Ces deux partis opposoient à l’autorité du monarque des obstacles qu’il falloit vaincre. Le moyen le plus doux, & par conséquent le plus sage, étoit d’attirer à la cour ceux qui dans l’éloignement & au milieu des peuples accoûtumés à leur obéir, s’étoient rendus si redoutables. Le prince fit briller les distinctions & les graces ; les grands accoururent en foule ; les gouverneurs furent captivés, leur autorité personnelle s’évanoüit en leur absence, leurs gouvernemens héréditaires devinrent amovibles, & l’on s’assûra de leurs successeurs ; les seigneurs oublierent leurs vassaux, ils en furent oubliés ; leurs domaines furent divisés, aliénés, dégradés insensiblement, & il ne resta plus du gouvernement féodal que des blasons & des ruines.

Ainsi la qualité de grand de la cour n’est plus qu’une foible image de la qualité de grand du royaume. Quelques-uns doivent cette distinction à leur naissance. La plûpart ne la doivent qu’à la volonté du souverain ; car la volonté du souverain fait les grands comme elle fait les nobles, & rend la grandeur ou personnelle, ou héréditaire à son gré. Nous disons personnelle ou héréditaire, pour donner au titre de grand toute l’étendue qu’il peut avoir ; mais on ne doit l’entendre à la rigueur que de la grandeur héréditaire, telle que les princes du sang la tiennent de leur naissance, & les ducs & pairs de la volonté de nos rois. Les premieres places de l’état s’appellent dignités dans l’église & dans la robe, grades dans l’épée, places dans le ministere, charges dans la maison royale ; mais le titre de grand, dans son étroite acception, ne convient qu’aux pairs du royaume.

Cette réduction du gouvernement féodal à une grandeur qui n’en est plus que l’ombre, a dû coûter cher à l’état ; mais à quelque prix qu’on achette l’unité du pouvoir & de l’obéissance, l’avantage de n’être plus en bute au caprice aveugle & tyrannique de l’autorité fiduciaire, le bonheur de vivre sous la tutele inviolable des lois toûjours prêtes à s’armer contre les usurpations, les vexations & les violences ; il est certain que de tels biens ne seront jamais trop payés.

Dans la constitution présente des choses il nous semble donc que les grands sont dans la monarchie françoise, ce qu’ils doivent être naturellement dans toutes les monarchies de l’Univers ; la nation les respecte sans les craindre ; le souverain se les attache sans les enchaîner, & les contient sans les abattre : pour le bien leur crédit est immense ; ils n’en ont aucun pour le mal, & leurs prérogatives mêmes sont de nouveaux garans pour l’état du zele & du dévouement dont elles sont les récompenses.

Dans le gouvernement despotique tel qu’il est souffert en Asie, les grands sont les esclaves du tyran, & les tyrans des esclaves ; ils tremblent & ils font trembler : aussi barbares dans leur domination que lâches dans leur dépendance, ils achetent par leur servitude auprès du maître, leur autorité sur les sujets, également prêts à vendre l’état au prince, & le prince à l’état ; chefs du peuple dès qu’il se révolte, & ses oppresseurs tant qu’il est soûmis.

Si le prince est vertueux, s’il veut être juste, s’il peut s’instruire, ils sont perdus : aussi veillent-ils nuit & jour à la barriere qu’ils ont élevée entre le throne & la vérité ; ils ne cessent de dire au souverain, vous pouvez tout, afin qu’il leur permette de tout oser ; ils lui crient, votre peuple est heureux, au moment qu’ils expriment les dernieres gouttes de sa sueur & de son sang ; & si quelquefois ils consultent ses forces, il semble que ce soit pour calculer en l’opprimant combien d’instans encore il peut souffrir sans expirer.

Malheureusement pour les états où de pareils monstres gouvernent, les lois n’y ont point de tribunaux, la foiblesse n’y a point de refuge : le prince s’y reserve à lui seul le droit de la vindicte publique ; & tant que l’oppression lui est inconnue, les oppresseurs sont impunis.

Telle est la constitution de ce gouvernement déplorable, que non-seulement le souverain, mais chacun des grands dans la partie qui lui est confiée, tient la place de la loi. Il faut donc pour que la justice y regne, que non-seulement un homme, mais une multitude d’hommes soient infaillibles, exempts d’erreur & de passion, détachés d’eux-mêmes, accessibles à tous, égaux pour tous comme la loi ; c’est-à-dire qu’il faut que les grands d’un état despotique soient des dieux. Aussi n’y a-t-il que la théocratie qui ait le droit d’être despotique ; & c’est le comble de l’aveuglement dans les hommes que d’y prétendre ou d’y consentir. Article de M. Marmontel .

GRANDEUR

Grandeur (Philosophie Morale)

Grandeur, s. f. (Phil. mor.) ce terme en Physique & en Géométrie est souvent absolu, & ne suppose aucune comparaison ; il est synonyme de quantité, d’étendue. En Morale il est relatif, & porte l’idée de supériorité. Ainsi quand on l’applique aux qualités de l’esprit ou de l’ame, ou collectivement à la personne, il exprime un haut degré d’élévation au-dessus de la multitude.

Mais cette élévation peut être ou naturelle, ou factice ; & c’est-là ce qui distingue la grandeur réelle de la grandeur d’institution. Essayons de les définir.

La grandeur d’ame, c’est-à-dire la fermeté, la droiture, l’élévation des sentimens, est la plus belle partie de la grandeur personnelle. Ajoûtez-y un esprit vaste, lumineux, profond, & vous aurez un grand homme.

Dans l’idée collective & générale de grand homme, il semble que l’on devroit comprendre les plus belles proportions du corps ; le peuple n’y manque jamais. On est surpris de lire qu’Alexandre étoit petit ; & l’on trouve Achille bien plus grand lorsqu’on voit dans l’Iliade qu’aucun de ses compagnons ne pouvoit remuer sa lance. Cette propension que nous avons tous à mêler du physique au moral dans l’idée de la grandeur, vient 1°. de l’imagination qui veut des mesures sensibles ; 2°. de l’épreuve habituelle que nous faisons de l’union de l’ame & du corps, de leur dépendance & de leur action réciproque, des opérations qui résultent du concours de leurs facultés. Il étoit naturel sur-tout que dans les tems où la supériorité entre les hommes se décidoit à force de bras, les avantages corporels fussent mis au nombre des qualités héroïques. Dans des siecles moins barbares on a rangé dans leurs classes ces qualités qui nous sont communes avec les bêtes, & que les bêtes ont au-dessus de nous. Un grand homme a été dispensé d’être beau, nerveux, & robuste.

Mais il s’en faut bien que dans l’opinion du vulgaire l’idée de grandeur personnelle soit réduite encore à sa pureté philosophique. La raison est esclave de l’imagination, & l’imagination est esclave des sens. Celle-ci mesure les causes morales à la grandeur physique des effets qu’elles ont produites, & les apprétie à la toise.

Il est vraissemblable que celui des rois d’Egypte qui avoit fait élever la plus haute des pyramides, se croyoit le plus grand de ces rois ; c’est à peu-près ainsi que l’on juge vulgairement ce qu’on appelle les grands hommes.

Le nombre des combattans qu’ils ont armés ou qu’ils ont vaincus, l’étendue de pays qu’ils ont ravagée ou conquise, le poids dont leur fortune a été dans la balance du monde, sont comme les materiaux de l’idée de grandeur que l’on attache à leur personne. La réponse du pirate à Alexandre, quia tu magnâ classe imperator, exprime avec autant de force que de vérité notre maniere de calculer & de peser la grandeur humaine.

Un roi qui aura passé sa vie à entretenir dans ses états l’abondance, l’harmonie, & la paix, tiendra peu de place dans l’histoire. On dira de lui froidement il fut bon ; on ne dira jamais il fut grand. Louis IX. seroit oublié sans la déplorable expédition des croisades.

A-t-on jamais entendu parler de la grandeur de Sparte, incorruptible par ses moeurs, inebranlable par ses lois, invincible par la sagesse & l’austérité de sa discipline ? Est-ce à Rome vertueuse & libre que l’on pense, en rappellant sa grandeur ? L’idée qu’on y attache est formée de toutes les causes de sa décadence. On appelle sa grandeur, ce qui entraina sa ruine ; l’éclat des triomphes, le fracas des conquêtes, les folles entreprises, les succès insoûtenables, les richesses corruptrices, l’enflure du pouvoir, & cette domination vaste, dont l’etendue faisoit la foiblesse, & qui alloit crouler sous son propre poids.

Ceux qui ont eu l’esprit assez juste pour ne pas altérer par tout cet alliage physique l’idée morale de grandeur, ont crû du-moins pouvoir la restreindre à quelques-unes des qualités qu’elle embrasse. Car où trouver un grand homme, à prendre ce terme à la rigueur ?

Alexandre avoit de l’étendue dans l’esprit & de la force dans l’ame. Mais voit-on dans ses projets ce plan de justice & de sagesse, qui annonce une ame élevée & un génie lumineux ? ce plan qui embrasse & dispose l’avenir, où tous les revers ont leur ressource, tous les succès leur avantage, où tous les maux inévitables sont compensés par de plus grands biens ? Detecto fine terrarum, per suum rediturus orbem, tristis est (Sénec.). Les vûes de Cesar etoient plus belles & plus sages. Mais il faut commencer par l’absoudre du crime de haute trahison, & oublier le citoyen dans l’empereur, pour trouver en lui un grand homme. Il en est à-peu près de même de tous les princes auxquels la flaterie ou l’admiration a donné le nom de grands. Ils l’ont éte dans quelques parties, dans la legislation, dans la politique, dans l’art de la guerre, dans le choix des hommes qu’ils ont employés ; & au lieu de dire il a telle ou telle grande qualité, on a dit du guerrier, du politique, du législateur, c’est un grand homme. Huc & illuc accedat, ut perfecta virtus sit, aequalitas ac tenor vitae, per omnia constans sibi (Senec.). Nous ne connoissons dans l’antiquité qu’un seul homme d’état, qui ait rempli dans toute son étendue l’idée de la véritable grandeur, c’est Antonin ; & un seul homme privé, c’est Socrate. Voyez l’article Gloire .

Il est une grandeur factice ou d’institution, qui n’a rien de commun avec la grandeur personnelle. Il faut des grands dans un état, & l’on n’a pas toûjours de grands hommes. On a donc imaginé d’élever au besoin ceux qu’on ne pouvoit aggrandir ; & cette élévation artificielle a pris le nom de grandeur. Ce terme au singulier est donc susceptible de deux sens, & les grands n’ont pas manqué de se prévaloir de l’équivoque. Mais son pluriel (les grandeurs) ne présente plus rien de personnel ; c’est le terme abstrait de grand dans son acception politique ; ensorte qu’un grand homme peut n’avoir aucun des caracteres qui distinguent ce qu’on appelle les grands, & qu’un grand peut n’avoir aucune des qualités qui constituent le grand homme. Voyez Grand . (Philos. Mor. & Politique.)

Mais un grand dans un état, tient la place d’un grand homme ; il le représente ; il en a le volume, quoiqu’il arrive souvent qu’il n’en ait pas la solidité. Rien de plus beau que de voir réunis le mérite avec la place. Ils le sont quelquefois à beaucoup d’égards ; & notre siecle en a des exemples ; mais sans faire la satyre d’aucun tems ni d’aucun pays, nous dirons un mot de la condition & des moeurs des grands, tels qu’il en est par-tout, en protestant d’avance contre toute allusion & toute application personnelle.

Un grand doit être aupres du peuple l’homme de la cour, & à la cour l’homme du peuple. L’une & l’autre de ces fonctions demandent ou un mérite recommandable, ou pour y suppléer un extérieur imposant. Le mérite ne se donne point, mais l’extérieur peut se prescrire ; on l’étudie, on le compose. C’est un personnage à joüer. L’extérieur d’un grand devroit être la décence & la dignité. La décence est une dignité négative qui consiste à ne rien se permettre de ce qui peut avilir ou dégrader son état, y attacher le ridicule, ou y répandre le mépris. Il s’agit de modifier les dehors de la grandeur suivant le goût, le caractere, & les moeurs des nations. Une gravité taciturne est ridicule en France ; elle l’auroit été à Athenes. Une politesse legere eût été ridicule à Lacédémone ; elle le seroit en Espagne. La popularité des pairs d’Angleterre seroit déplacée dans les nobles Venitiens. C’est ce que l’exemple & l’usage nous enseignent sans étude & sans réflexion. Il semble donc assez facile d’être grand avec décence.

Mais la dignité positive dans un grand est l’accord parfait de ses actions, de son langage, de sa conduite en un mot, avec la place qu’il occupe. Or cette dignite suppose le merite, & un mérite égal au rang. C’est ce qu’on appelle payer de sa personne. Ainsi les premiers hommes de l’etat devroient faire les plus grandes choses ; condition toujours pénible, souvent impossible à remplir.

Il a donc fallu suppléer à la dignité par la décoration, & cet appareil a produit son effet. Le vulgaire a pris le fantôme pour la réalité. Il a confondu la personne avec la place. C’est une erreur qu’il faut lui laisser ; car l’illusion est la reine du peuple.

Mais qu’il nous soit permis de le dire, les grands sont quelquefois les premiers à détruire cette illusion par une hauteur révoltante.

Celui qui dans les grandeurs ne fait que représenter, devroit savoir qu’il n’ébloüit pas tout le monde, & ménager du-moins ses confidens pour les engager au silence. Qu’un homme qui voit les choses en elles-mêmes, qui respecte les préjugés, & qui n’en a point, se montre à l’audience d’un grand avec la simplicité modeste : que celui-ci le recoive avec cet air de supériorité qui protege & qui humilie, le sage n’en sera ni offensé, ni surpris ; c’est une scene pour le peuple. Mais quand la foule s’est écoulée, si le grand conserve sa gravité froide & severe, si son maintien & son langage ne daignent pas s’humaniser, l’homme simple se retire en soûriant, & en disant de l’homme superbe ce qu’on disoit du comédien Baron : il joüe encore hors du théatre.

Il le dit tout bas, & il ne le dit qu’à lui-même ; car le sage est bon citoyen. Il sait que la grandeur, même fictive, exige des ménagemens. Il respectera dans celui qui en abuse, ou les ayeux qui la lui ont transmise, ou le choix du prince qui l’en a décore, ou, quoi qu’il en soit, la constitution de l’état qui demande que les grands soient en honneur & à la cour, & parmi le peuple.

Mais tous ceux qui ont la pénétration du sage, n’en ont pas la modération. Paucis imponit leviter extrinsecùs induta facies... tenue est mendacium : perlucet, si diligenter inspexeris (Senec.). Dans un monde cultive sur-tout, la vanité des petits humiliée a des yeux de lynx pour pénétrer la petitesse orgueilleuse des grands ; & celui qui en faisant sentir le poids de sa grandeur en laisse appercevoir le vuide, peut s’assûrer qu’il est de tous les hommes le plus severement juge.

Un homme de mérite élevé aux grandeurs, tâche de consoler l’envie, & d’échapper à la malignité. Mais malheureusement celui qui a le moins à prétendre, est toûjours celui qui exige le plus. Moins il soûtient sa grandeur par lui même, plus il l’appesantit sur les autres. Il s’incorpore ses terres, ses équipages, ses ayeux, & ses valets, & sous cet attirail, il se croit un colosse. Proposez-lui de sortir de son enveloppe, de se dépouiller de ce qui n’est pas à lui, osez le distinguer de sa naissance & de sa place, c’est lui arracher la plus chere partie de son existence ; réduit à lui même, il n’est plus rien. Etonné de se voir si haut, il prétend vous inspirer le respect qu’il s’inspire à lui même. Il s’habitue avec ses valets à humilier des hommes libres, & tout le monde est peuple à ses yeux.

Asperius nihil est humili qui surgit in altum. (Clod.)

C’est ainsi que la plûpart des grands se trahissent & nous détrompent. Car un seul mécontent qui a leur secret, suffira pour le repandre ; & leur personnage n’est plus que ridicule des que l’illusion a cessé.

Qu’un grand qui a besoin d’en imposer à la multitude, s’observe donc avec les gens qui pensent, & qu’il se dise à lui-même ce que diroient de lui ceux qu’il auroit reçûs avec dédain, ou rebutés avec arrogance.

« Qui es-tu donc, pour mépriser les hommes ? & qui t’éleve au-dessus d’eux ? tes services, tes vertus ? Mais combien d’hommes obscurs plus vertueux que toi, plus laborieux, plus utiles ? Ta naissance ? on la respecte : on salue en toi l’ombre de tes ancêtres ; mais est ce à l’ombre à s’énorgueillir des hommages rendus au corps ? Tu aurois lieu de te glorifier, si l’on donnoit ton nom à tes ayeux, comme on donnoit au pere de Caton le nom de ce fils, la lumiere de Rome (Cic. off.). Mais quel orgueil peut t’inspirer un nom qui ne te doit rien, & que tu ne dois qu’au hasard ? La naissance excite l’émulation dans les grandes ames, & l’orgueil dans les petites. Ecoute des hommes qui pensoient noblement, & qui savoient apprétier les hommes. Point de rois qui n’ayent eu pour ayeux des esclaves ; point d’esclaves qui n’ayent eu des rois pour ayeux (Plat.). Personne n’est né pour notre gloire : ce qui fut avant nous n’est point à nous (Senec.). En un mot, la gloire des ancêtres se communique comme la flamme ; mais comme la flamme, elle s’éteint si elle manque de nourriture, & le mérite en est l’aliment. Consulte-toi, rentre en toi-même : nudum inspice, animum intuere, qualis quantusque sit, alieno an suo magnus (ibid.) ».

Il n’y a que la véritable grandeur, nous dira-t-on, qui puisse soûtenir cette épreuve. La grandeur factice n’est imposante que par ses dehors. Hé bien, qu’elle ait un cortege fastueux & des moeurs simples, ce qu’elle aura de dominant sera de l’état, non de la personne. Mais un grand dont le faste est dans l’ame, nous insulte corps à corps. C’est l’homme qui dit à l’homme, tu rampes au-dessous de moi : ce n’est pas du haut de son rang, c’est du haut de son orgueil qu’il nous regarde & nous méprise.

Mais ne faut-il pas un mérite supérieur pour conserver des moeurs simples dans un rang si élevé ? cela peut être, & cela prouve qu’il est très-difficile d’occuper décemment les grandeurs sans les remplir, & de n’être pas ridicule par-tout ou l’en est déplacé.

Un grand, lorsqu’il est un grand homme, n’a recours ni à cette hauteur humiliante qui est le singe de la dignité, ni à ce faste imposant qui est le fantôme de la gloire, & qui ruine la haute noblesse par la contagion de l’exemple & l’émulation de la vanité.

Aux yeux du peuple, aux yeux du sage, aux yeux de l’envie elle-même, il n’a qu’a se montrer tel qu’il est. Le respect le devance, la vénération l’environne. Sa vertu le couvre tout entier ; elle est son cortége & sa pompe. Sa grandeur a beau se ramasser en lui-même, & se dérober à nos hommages, nos hommages vont la chercher. Voyez Labruyere, du mérite personnel. Mais qu’il faut avoir un sentiment noble & pur de la véritable grandeur, pour ne pas craindre de l’avilir en la dépouillant de tout ce qui lui est étranger ! Qui d’entre les grands de notre âge voudroit etre surpris, comme Fabrice par les ambassadeurs de Pyrrhus, faisant cuire ses légumes ? Article de M. Marmontel .