(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XLVIII » pp. 188-192
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XLVIII » pp. 188-192

XLVIII

affaire d’otaïti. — intrigues parlementaires. — talent élevé de m. guizot. — lord chatham, par m. de viel-castel. — candidature de mérimée a l’académie française en remplacement de nodier. — autres candidats : m. casimir bonjour, m. aimé martin, m. onésime leroy. — corruption et vice de la littérature.

La politique continue de prendre tout l’intérêt ; à peine sorti d’un orage, on rentre dans un autre. Hier c’était le voyage de Londres qui fournissait le sujet ou le prétexte, aujourd’hui c’est l’occupation d’Otaïti. Il faut bien savoir que le fond de toutes ces discussions, qui passionnent si fort et si soudainement une Chambre et un monde qui la veille paraissaient indifférents, n’est en rien ce dont on se soucie ; la question est tout entière une question de ministère. Parviendra-t-on, ou non, à donner un croc-en-jambe à M. Guizot, à ce ministère qui semblait si assis et si sur de lui au commencement de la session ? Dans l’affaire d’Otaïti pourtant, il y a eu quelque maladresse ou malencontre au ministère de venir désavouer l’amiral français, huit jours après que le ministère anglais avait exprimé en plein parlement ses regrets sur le coup de main d’Otaïti. Ceci touche toujours à cette corde de Gand, à cette fibre médiocrement nationale qu’on croit particulière à M. Guizot, et qui fait de lui le ministre le moins populaire qu’on ait vu depuis longtemps. Il s’en est tiré cette fois, comme toujours, par un admirable talent, par un talent qui grandit plutôt sous les attaques, et il s’est élevé, au dire de tous, surtout dans son second discours, à la plus haute et à la plus ferme éloquence. Ainsi l’espérance des adversaires est déjouée, et c’est partie remise jusqu’à quelque prochaine affaire imprévue.

 — Le spectacle de ces manœuvres parlementaires, de ces luttes qui n’ont aucune grande inspiration et ne méritent pas d’autre nom que celui d’intrigue, donne un à-propos tout particulier au travail que M. de Viel-Castel vient de publier dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars sur lord Chatham. L'exemple de l’Angleterre, qui fut bien plus longue à affermir et surtout à ennoblir son gouvernement représentatif au commencement du dernier siècle, est propre à inspirer de la patience ; on en est en France au Robert Walpole : qui sait ? le grand Chatham peut-être arrivera. M. Thiers voudrait bien être ce Chatham futur, ce restaurateur du sentiment et de l’honneur national. C'est déjà louable d’en avoir l’instinct. Mais, de nos jours, quel homme politique est de taille pour cela ? Et puis, y a-t-il lieu encore à ces individualités nationales, exclusives, haineuses, héroïques, mais aussi injustes qu’implacables ? Quelques nobles esprits prétendent qu’une autre ère commence, et M. de Lamartine, par exemple, ne rêve que l’avénement d’un grand Chatham pacifique et humanitaire. Brodez là-dessus comme vous voudrez.

 — La littérature ne fournit rien et la disette réelle de bons écrits n’a jamais été plus grande. Les candidatures académiques remplissent l’intervalle. La Revue suisse n’en sait pas encore le résultat. Parmi les candidats nouveaux qui se sont levés pour le second fauteuil, celui de Charles Nodier, on compte M. Mérimée, qui semble désigné par l’opinion. Romancier distingué, et surtout conteur accompli, il remplacerait et pourrait célébrer avec toute sorte de convenance le plus gracieux et le plus fantastique des conteurs : il est de la famille. Il en est même à un rang plus élevé, en ce sens que plus d’une de ses petites histoires, telles que Mateo Falcone, la Prise d’une redoute, etc., sont des chefs-d’œuvre. Colomba, plus développée, est certainement ce qui se peut lire, dans ce genre de nouvelles, de plus intéressant, de plus profond, de plus ferme, en un mot de plus parfait. Bien qu’il ne se soit exercé le plus souvent que dans des cadres de moyenne dimension, M. Mérimée est un maître. Il vise depuis quelque temps à l’histoire, il a donné un volume sur la guerre sociale, et on en annonce un second sur Catilina ; ces deux écrits ne seraient qu’une sorte d’introduction à une histoire de Jules César.

Parmi les autres candidats qui se lèvent et qui pourraient prêter à quelques remarques littéraires, on est en peine entre M. Casimir Bonjour, M. Aimé Martin, M. Onésime Leroy. Le premier est l’auteur de quelques comédies représentées il y a quinze ou vingt ans et déjà fort oubliées. M. Aimé Martin a débuté dans le monde littéraire il y a plus de trente ans par les Lettres à Sophie sur la mythologie, la chimie ; c’était le genre de Demoustier appliqué aux sciences. Il a fort connu dans sa jeunesse Bernardin de Saint-Pierre, dont il a publié la vie et les écrits, dont il a même épousé la veuve. Il peut croire avoir hérité, comme Élisée, du manteau d’Élie. Son ouvrage sur l’Éducation par les mères de famille, publié il y a une dizaine d’années, renferme quelques belles pages ou du moins élégantes, mais peu d’idées. Il a donné un assez grand nombre d’éditions soignées des auteurs classiques du xviie  siècle, et à cet égard il s’est montré un littérateur instruit. — Que dire de M. Onésime Leroy, auteur de tragédies oubliées en naissant, sinon qu’il est aussi un littérateur assez instruit ? Il s’est jeté dans le moyen âge aujourd’hui à la mode ; il s’est appliqué à deux points : 1° à prouver que l’Imitation de Jésus-Christ est bien de Gerson, ce qui restera toujours très-douteux ; 2° à réhabiliter les vieux mystères ou pièces dramatiques de nos pères. Peu s’en faut qu’il ne les mette sur le chemin d’Athalie et n’y voie des degrés au temple. La critique, le goût et le style lui manquent tout à fait : rien que cela. Il rapporte d’ailleurs et compile d’utiles documents.

On se demande de loin comment il se fait qu’un corps éminent comme l’Académie ait le don d’attirer, de susciter des noms si secondaires, en même temps que de plus hautement désignés s’en éloignent et s’en abstiennent. Ceci tient aux causes mêmes de désorganisation et de ruine qui travaillent la littérature actuelle. La plupart des écrivains les plus lus, les plus connus du public, ceux que les lecteurs qu’ils ont si souvent charmés ou amusés nommeraient d’emblée et tout naturellement aux honneurs littéraires, manquent par malheur dans leur vie de cette considération et de cette consistance qui font qu’on soit à sa place partout. La corruption est au cœur de la littérature, et trop souvent ce n’est pas au cœur seulement qu’elle se loge, elle s’étale sur le front, elle s’affiche, elle tient boutique ouverte. De là ce fâcheux désaccord entre le talent qu’on est près d’admirer parfois, et la personne qu’on ne peut estimer comme on le voudrait. Nous ne faisons qu’indiquer la plaie ; elle est profonde et serait trop facile à démontrer par des noms. Mais c’est un sujet pénible et où tous ont trop aisément leur part. Quand la rue est si pleine de boue, chacun peut être éclaboussé.