(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 10, objection tirée des tableaux pour montrer que l’art de l’imitation interesse plus que le sujet même de l’imitation » pp. 67-70
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 10, objection tirée des tableaux pour montrer que l’art de l’imitation interesse plus que le sujet même de l’imitation » pp. 67-70

Section 10, objection tirée des tableaux pour montrer que l’art de l’imitation interesse plus que le sujet même de l’imitation

On pourroit objecter que des tableaux où nous ne voïons que l’imitation de differens objets qui ne nous auroient point attachez, si nous les avions vûs dans la nature, ne laissent pas de se faire regarder long-tems. Nous donnons plus d’attention à des fruits et à des animaux répresentez dans un tableau, que nous n’en donnerions à ces objets mêmes. La copie nous attache plus que l’original.

Je répons que, lorsque nous regardons avec application les tableaux de ce genre, notre attention principale ne tombe pas sur l’objet imité, mais bien sur l’art de l’imitateur. C’est moins l’objet qui fixe nos regards que l’adresse de l’artisan ; nous ne donnons pas plus d’attention à l’objet même imité dans le tableau, que nous lui en donnons dans la nature. Ces tableaux ne sont point regardez aussi long-tems que ceux où le merite du sujet est joint avec le merite de l’execution. On ne regarde pas aussi long-tems un panier de fleurs de Baptiste, ni une fête de village de Teniers, qu’un des sept sacremens du Poussin, ou une autre composition historique, executée avec autant d’habileté, que Baptiste et Teniers en font voir dans leur execution. Un tableau d’histoire aussi bien peint qu’un corps de garde de Teniers nous attacheroit bien plus que ce corps de garde.

Il faut toujours supposer, comme la raison le demande, que l’art ait réussi également ; car il ne suffit pas que les tableaux soïent de la même main. Par exemple, on voit avec plus de plaisir une fête de village de Teniers qu’un de ses tableaux d’histoire, mais cela ne prouve rien. Tout le monde sçait que Teniers réussissoit aussi mal dans les compositions serieuses, qu’il réussissoit bien dans les compositions grotesques.

Or en distinguant l’attention qu’on donne à l’art d’avec celle qu’on donne à l’objet imité, on trouvera toujours que j’ai raison d’avancer que l’imitation ne fait jamais sur nous plus d’impression que l’objet imité en pourroit faire. Cela est vrai même en parlant des tableaux, qui sont précieux par le merite seul de l’execution.

L’art de la peinture est si difficile, il nous attaque par un sens, dont l’empire sur notre ame est si grand, qu’un tableau peut plaire par les seuls charmes de l’execution, independamment de l’objet qu’il répresente : mais je l’ai déja dit, notre attention et notre estime sont alors uniquement pour l’art de l’imitateur qui sçait nous plaire, même sans nous toucher. Nous admirons le pinceau qui a sçu contrefaire si bien la nature. Nous examinons comment l’artisan a fait pour tromper nos yeux, au point de leur faire prendre des couleurs couchées sur une superficie pour de veritables fruits. Un peintre peut donc passer pour un grand artisan, en qualité de dessinateur élegant, ou de coloriste rival de la nature, quand même il ne sçauroit pas faire usage de ses talens pour répresenter des objets touchans, et pour mettre dans ses tableaux l’ame et la vraisemblance qui se font sentir dans ceux de Raphaël et du Poussin. Les tableaux de l’école lombarde sont admirez, bien que les peintres s’y soïent bornez souvent à flater les yeux par la richesse et par la verité de leurs couleurs, sans penser peut-être que leur art fût capable de nous attendrir : mais leurs partisans les plus zelez tombent d’accord qu’il manque une grande beauté aux tableaux de cette école, et que ceux du Titien, par exemple, seroient encore bien plus précieux s’il avoit traité toujours des sujets touchans, et s’il eut joint plus souvent les talens de son école aux talens de l’école romaine. Le tableau de ce grand peintre qui répresente saint Pierre martyr, religieux dominiquain, massacré par les vaudois, n’est peut-être pas, tout admirable qu’il est par cet endroit, son tableau le plus précieux par la richesse des couleurs locales ; cependant de l’aveu du cavalier Ridolfi, l’historien des peintres de l’école de Venise, c’est celui qui est le plus connu et le plus vanté. Mais l’action de ce tableau est interressante, et le Titien l’a traitée avec plus de vraisemblance et avec une expression des passions plus étudiée que celles de ses autres ouvrages.