(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, publiées sur les textes authentiques avec une introduction par M. P. Faugère » pp. 148-162
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, publiées sur les textes authentiques avec une introduction par M. P. Faugère » pp. 148-162

Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, publiées sur les textes authentiques avec une introduction par M. P. Faugère34

Et qui donc parlerait des lettres de la mère Agnès, si je n’en parlais pas ? Il y a plus de vingt ans que j’ai l’honneur de la connaître et que j’ai affaire à elle ; que, dans mes études de Port-Royal, j’ai occasion de la rencontrer à chaque instant, de me dire et de me redire en quoi elle diffère par le caractère et le tour d’esprit de sa sœur la mère Angélique, la grande réformatrice du monastère ; que j’ai l’habitude de recourir à ses lettres, à celles dont il existe à la Bibliothèque impériale et à l’Arsenal des recueils manuscrits, pour y chercher la suite et le détail des relations qu’entretenaient avec le dedans de Port-Royal les amis du dehors, les ci-devant belles dames plus ou moins retirées du monde, telles que Mme de Sablé, le ci-devant frondeur M. de Sévigné, oncle de la spirituelle marquise. Il ne serait pas du tout exact de dire, comme je vois que l’a fait un critique35 d’ordinaire attentif et qui sait son xviie et son xviiie  siècle, que les historiens de Port-Royal, Besoigne, dom Clémencet et leurs successeurs, n’ont pas connu ces lettres ; ils n’en ont pas connu la totalité, mais il leur en était passé par les mains un bon nombre. On avait essayé dans le temps de recueillir toutes les lettres de la mère Agnès comme on avait fait pour celles de sa sœur publiées en 1742-1744 ; mais l’entreprise était restée en chemin, soit qu’on n’eût pas réussi à réunir tout ce qu’on espérait, soit que le public qui s’intéressait à ce genre d’ouvrages eût fort diminué à mesure qu’on avançait dans le xviiie  siècle. « Il y a lieu surtout d’être étonné, remarquait dom Clémencet au sujet de ces mêmes lettres, que nous en ayons si peu de celles qu’elle a écrites à la reine de Pologne, avec laquelle les mémoires de Port-Royal nous apprennent que la mère Agnès continua la relation qu’avait eue la mère Angélique durant les sept années que cette reine survécut. » C’est qu’on avait eu, dès le principe, moins de précautions dans un cas que dans l’autre pour s’assurer de ne rien perdre. On était à l’affût pour prendre copie de tout ce qu’écrivait la mère Angélique, et, avant de faire partir ses lettres, on en retenait des doubles à son insu. La mère Agnès, si respectée qu’elle fût, n’était que la seconde de la mère Angélique, et ne la remplaça jamais tout à fait aux yeux des sœurs ; on ne faisait pas collection à l’avance de tout ce qui sortait de ses lèvres ou de sa plume ; on ne lui préparait pas son dossier de sainte de son vivant. La persévérance toutefois, qui fait le caractère du petit troupeau janséniste, n’avait pas cessé son effort après tant d’années, et l’on n’avait pas renoncé à payer cette dette d’une publication tardive à une mémoire des plus honorées. Je savais que le séminaire d’Amersfoort, dépendant de l’église d’Utrecht, possédait un recueil complet des lettres de la mère Agnès. Depuis quelques années, les grandes bibliothèques de Paris où sont conservées des copies manuscrites avaient été soigneusement explorées ; les recueils mêmes de ces copies portaient des traces visibles du passage des patients investigateurs, ou plutôt des investigatrices (car c’étaient des dames, m’assure-t-on, qui se livraient à ce travail) ; des tables, des renvois et concordances d’une écriture très nette et toute récente faisaient présager une pensée d’assemblage et d’édition. Le goût de notre époque, qui s’est reporté sur les vieux papiers et qui a mis l’inédit en honneur, favorisait cette idée, qui, toute de curiosité pour nous, est une idée de piété chez ceux qui l’ont conçue. En s’adressant pour l’exécution définitive et pour l’introduction auprès du public à M. Prosper Faugère, si connu par son édition originale de Pascal, la personne ou les personnes qui avaient préparé le recueil et qui ne se nomment point (selon une habitude modeste ou mystérieuse imitée ou héritée de Port-Royal) ont fait le meilleur choix possible ; il ne se pouvait de plus sûre garantie de scrupule et d’exactitude. Dans les simples et judicieuses pages qu’il a mises en tête, M. Faugère a dit ce qui était à dire ; il a fait valoir les lettres et celle qui les a écrites par tous les bons endroits ; il a écarté avec raison tout ce qui est de controverse, et il n’a présenté la publication dont il a pris soin que comme une œuvre d’histoire et de piété. Je restreindrai encore le point de vue, ou plutôt je le simplifierai en disant qu’il me paraît difficile que ces lettres aient aujourd’hui aucun effet de piété et de dévotion ; la spiritualité en est trop subtile, trop particulière, trop compliquée de style métaphorique, de fleurs surannées, et trop mêlée à des questions ou à des intérêts de circonstance. L’histoire seule a désormais à en profiter, et encore la seule histoire du monastère dont la mère Agnès a été sinon une grande, du moins une aimable figure.

C’était une personne d’infiniment d’esprit plutôt que de grand caractère, d’une piété tendre, affectueuse, attirante, d’une délicatesse extrême et des plus nuancées. Si elle avait vécu dans le monde, on aurait parlé d’elle comme d’une précieuse du bon temps et de la meilleure qualité. Oui, la mère Agnès, si elle avait suivi la carrière du bel esprit et de la galanterie honnête, ne l’eût cédé à personne de l’hôtel de Rambouillet. Toutes ses vertus et tous ses sérieux mérites, toutes ses mortifications n’ont pu émousser sa pointe d’esprit et même de légère gaieté. Née en 1593, entrée au cloître dès l’enfance, elle suivit sa sœur aînée dans ses austères réformes ; elle n’en eût point eu l’initiative, mais elle les embrassa avec zèle, avec ferveur, sans reculer jamais, et en se contentant de les présenter adoucies et comme attrayantes en sa personne. Tout en elle conviait au divin Maître et semblait dire : Son joug est doux. — « La mère Angélique est trop forte pour moi, je m’accommode mieux de la mère Agnès », disaient les personnes du monde qui s’adressaient d’abord à l’une et à l’autre dans une intention de pénitence. Toutes deux avaient été, dans un temps, en relation assez étroite avec saint François de Sales. La mère Agnès en avait plus gardé l’impression visible que sa sœur. Elle se faisait une dévotion de porter habituellement sur elle une lettre de lui écrite à Mme Le Maître, et où il avait nommé avec bienveillance plusieurs membres de la famille. On conçoit que la mère Agnès eût très bien pu se passer de M. de Saint-Cyran, et qu’elle eût été une Philothée parfaite, une fille accomplie du saint évêque de Genève ; elle aurait pu remplir toute sa vocation et ne recevoir sa règle de conduite que du directeur et du père de Mme de Chantal. Encadrée comme elle l’était dans la maison de Port-Royal, amenée après des années de recueillement et de paix à être témoin et, qui plus est, champion de contentions opiniâtres, jetée forcément au milieu des luttes, et placée même depuis la mort de sa sœur à la tête de la résistance, elle sut conserver un caractère de douceur inaltérable, une physionomie paisible et presque souriante. Elle eut dans une nièce (son égale pour le moins par l’esprit, et sa supérieure par le caractère), dans la mère Angélique de Saint-Jean, un lieutenant énergique qui lui prêta de la force dans les sièges et les blocus qu’on eut à soutenir durant plusieurs années. Mais si je ne craignais de blesser quelques bonnes âmes restées peut-être encore jansénistes au pied de la lettre, je dirais tout simplement qu’après avoir bien considéré les incidents et les personnages de ce drame intérieur, je suis persuadé que la mère Agnès, livrée à elle-même et à sa propre nature, eût été plus soumise qu’elle ne l’a été, qu’elle était portée, comme elle l’a écrit un jour, à l’indifférence sur ces questions de controverse, mot très sage chez une religieuse et dont elle eut tort ensuite de se repentir ; je dirais que la manière indulgente dont elle continua de traiter une de ses nièces qui avait signé ce qu’exigeait l’archevêque et ce que conseillait Bossuet, que la parole tolérante qui lui échappa alors : « À Dieu ne plaise que je domine sur la foi d’autrui ! » donne à penser qu’elle-même n’eût pas été loin de céder s’il n’y avait eu toute une armée derrière elle, et si tout ne lui avait rappelé à chaque heure qu’elle était une Arnauld. Quoi qu’il en soit de cette conjecture, qui, de ma part, n’implique pas un blâme, cette respectable personne que nous nous représentons toujours à genoux, en oraison, comme dans le beau tableau de Philippe de Champagne, avait des qualités de spiritualité, de tendresse, d’onction, d’indulgence, d’égalité et d’enjouement dont, à travers un premier air d’étrangeté, il transpire quelque chose dans ses lettres.

Je ne sais pas de lettre plus propre à faire comprendre le genre de raillerie et parfois d’ironie douce et riante de la mère Agnès que celle qu’elle adressa à son neveu, le célèbre avocat Le Maître, en réponse à ce qu’il lui avait écrit sur ses intentions prochaines de mariage36. L’éloquent avocat, qui allait bientôt devenir un solitaire et un pénitent des plus rigoureux, pensait alors à s’engager plus avant dans les liens du monde ; il était amoureux d’une belle et sage demoiselle, et il s’en était ouvert à la mère Agnès pour l’éprouver et se ménager sans doute son approbation. Cette tante indulgente, mais que les idées monastiques rendaient sévère, considérait le mariage comme un état de déchéance ou du moins d’infériorité, et elle ambitionnait quelque chose de mieux et de plus digne pour l’avenir de son neveu. Elle lui répond donc dans ce sens de sévérité :

Mon très cher neveu, ce sera la dernière fois que je me servirai de ce titre ; autant que vous m’avez été cher, vous me serez indifférent, n’y ayant plus de reprise en vous pour y fonder une amitié qui soit singulière. Je vous aimerai dans la charité chrétienne, mais universelle, et comme vous serez dans une condition fort commune, je serai aussi pour vous dans une affection fort ordinaire. Vous voulez devenir esclave et avec cela demeurer roi dans mon cœur, cela n’est pas possible ; car, quel rapport y a-t-il de la lumière avec les ténèbres, et de Jésus-Christ avec Bélial ?

Vous direz que je blasphème contre ce vénérable sacrement auquel vous êtes si dévot ; mais ne vous mettez pas en peine de ma conscience, qui sait bien séparer le saint d’avec le profane, le précieux de l’abject, et qui enfin vous pardonne avec saint Paul ; et contentez-vous de cela, s’il vous plaît, sans me demander des approbations et des louanges.

Mais voici le tour piquant qui commence, et le bel esprit enjoué qui va se mêler jusque dans la mysticité religieuse : elle va faire semblant tout d’un coup de s’être méprise, d’avoir à se rétracter, et tout ce que M. Le Maître lui avait écrit en termes exaltés des mérites et des beautés de sa fiancée future, elle essayera de l’entendre, — de supposer qu’il l’entend de l’épouse du Cantique des cantiques, de la seule épouse spirituelle digne de ce nom, de l’Église :

Mais en écrivant, ceci, je relis votre lettre, et, comme me réveillant d’un profond sommeil, j’entrevois je ne sais quelle lumière au milieu de ces ténèbres, et quelque chose de caché et de mystérieux dans des paroles qui paraissent si claires et si communes. Je commence à douter que cette histoire de vos amours que vous me racontez si au long, sans considérer que je n’ai point d’oreilles pour entendre ce discours, ne soit une énigme tirée des paraboles de l’Évangile où l’on fait si souvent des noces, particulièrement une où il n’y a que les vierges qui soient appelées. Au petit rayon de clarté qui me paraît maintenant, mon esprit se développe et se met en devoir d’expliquer vos paroles, et de regarder d’un meilleur œil cette excellente fille qui a ravi votre cœur. Vous dites qu’elle est la plus belle et la plus sage de Paris, et vous deviez dire du paradis, puisqu’elle est sœur des anges. Oh ! qu’elle est belle… et qu’elle est sage !… Elle est fille d’une mère qui a été fort persécutée des tyrans, qui l’ont voulu étouffer dans le sang de ses martyrs, et encore des hérétiques, qui ont fait mille efforts à ce qu’elle ne mît point ce béni enfant au monde ; mais enfin elle s’est couronnée de lys aussi bien que de roses, portant en son sein des vierges et des martyrs… Cette excellente épouse n’a jamais été maltraitée de son mari, qui au contraire est mort pour elle…

Et elle continue sur ce ton, multipliant, épuisant les images, les allusions emblématiques, s’y jouant plus que de raison, oubliant un peu le goût, mais faisant ses preuves en fait de grâce : je prends le mot dans le double sens, dans le sien et dans le nôtre.

Les lettres de la mère Agnès tirent une bonne partie de leur intérêt des personnes à qui elle les adresse. Celles qu’elle écrit à Mme d’Aumont sont fort peu agréables. La marquise d’Aumont était une respectable dame, qui, devenue veuve, s’était retirée à Port-Royal de Paris, y avait fait bâtir un corps de logis pour elle, avait procuré surtout l’agrandissement du monastère, et y était bienfaitrice en toute humilité. Elle n’avait pour défaut qu’un peu d’impatience et de ne pas toujours goûter assez la douceur de la retraite, d’y ressentir des amertumes d’esprit. La modération même de son humeur et la continuité de ses vertus rendent cette branche de la correspondance assez terne et monotone.

Les lettres à Mlle Pascal, la sœur du grand écrivain et qui se fit religieuse à Port-Royal, ont plus d’intérêt. Cette jeune âme ardente de Jacqueline Pascal souffre des retards que sa famille impose à sa vocation. La mère Agnès la modère, l’exhorte à la soumission, à une attente résignée. Elle a reçu de M. Singlin et de M. de Saint-Cyran une maxime pratique qu’elle applique sans cesse, c’est qu’il ne faut rien faire dans la précipitation, c’est que le désir, même lorsqu’il est dans le meilleur sens et vers le plus louable but, doit faire, en quelque sorte, sa quarantaine et son carême, et doit user son attrait avant de s’accomplir, si l’on veut qu’il produise tout son fruit : « Il faut faire toutes choses, dit-elle, dans une certaine maturité qui amortit l’activité de l’esprit humain, et qui attire une bénédiction de Dieu sur ces choses dont on s’est mortifié quelque temps. » C’est ce qu’on appelle en ce style mystique pratiquer la dévotion du retardement, et elle la conseille en toute occasion aux personnes qui lui font part de leurs peines et des obstacles qu’elles rencontrent dans la voie du bien. Mlle Pascal avait un certain talent, ou du moins une grande facilité pour les vers : la mère Agnès, plus rigide qu’à elle n’appartient, lui écrit : « Vous devez haïr ce génie, et les autres qui sont peut-être cause que le monde vous retient ; car il veut recueillir ce qu’il a semé » ; et elle lui cite en exemple sainte Lutgarde, « qui refusa le don que Dieu lui avait fait d’entendre le psautier ». Mais elle est plus dans le sens de sa propre nature et de son goût, lorsqu’à l’occasion du miracle ou prétendu miracle de la Sainte-Épine, dont Port-Royal était si glorieux, elle engage la même Mlle Pascal, devenue la sœur Euphémie, à le célébrer en vers : et elle fut grondée pour avoir pris sur elle de lui donner ce conseil à demi littéraire et profane. La mère Agnès soignait un peu plus l’agrément et avait un peu plus de fleur que les autres sœurs de Port-Royal.

La partie de la correspondance qui devra le plus attirer les curieux est celle qu’elle entretint avec Mme de Sablé, à cause du bruit qui s’est fait depuis peu autour du nom de cette dernière. Je doute qu’il en ressorte quelque idée plus avantageuse de la spirituelle et très maniaque marquise, qui, sous prétexte de faire son salut, s’était logée tout contre Port-Royal, et ne cessait d’y occuper, d’y harceler et d’y faire enrager les mères. On a voulu, de nos jours, représenter Mme de Sablé comme le type de la femme aimable en son temps. Je ne crois pas que ce soit là sa caractéristique véritable. Une bonne part des lettres de la mère Agnès a trait aux susceptibilités, aux soupçons, aux frayeurs de Mme de Sablé, à son inquiétude de n’avoir point le soleil levant et à ses mille autres inquiétudes, à ses rhumes surtout et aux accidents qui surviennent à son odorat. Mme de Sablé s’affligeait chaque fois qu’à la suite de ses rhumes de cerveau elle ne sentait plus les odeurs, et se croyait privée à jamais d’un des plus agréables des sens. La mère Agnès la rassurait ou du moins essayait de la consoler en lui citant son propre exemple ; car privée de l’odorat, disait-elle, dès l’âge de dix-huit ans, elle avait fort bien vécu depuis sans s’apercevoir de la privation. Elle en parlait à son aise, ayant pour maxime « que plus on ôte aux sens, plus on donne à l’esprit ». Mme de Sablé, qui prétendait combiner bien des choses et savourer le reste des jouissances possibles tout en mitonnant son salut, n’était pas absolument de cet avis. Très peu résignée à mourir une bonne fois, elle ne voulait pas du tout mourir en détail. Ce sens-là d’ailleurs, en particulier, ce sens olfactif si cher aux délicats, lui était d’autant plus précieux qu’il était pour elle une vigilante sentinelle et toujours sur le qui vive pour l’avertir des moindres périls. Il y a une histoire de fabrique de cire et de bougie qui ajoute à ce qu’on savait déjà, et qui prouverait une fois de plus que cette mauvaise langue de Tallemant (lequel n’était qu’un curieux malin et nullement un atrabilaire) n’en a pas trop dit. Un jour donc, un matin que l’odorat lui était subitement revenu, Mme de Sablé crut sentir, et elle ne se trompait pas, une odeur de cire ; elle s’en effraya aussitôt, craignant par-dessus tout le mauvais air et ses suites. Elle écrivit en toute hâte un billet à la mère Agnès, elle envoya Mlle d’Atrie sa voisine aux informations ; c’était bien à la cire que les religieuses avaient travaillé depuis peu de jours dans une chambre retirée, isolée, à la basse-cour, là où l’on mettait, quand il y en avait, les malades de la petite vérole ; on avait pris, vous le voyez, toutes sortes de précautions : mais qu’y faire ? le coup était porté : Mme de Sablé voulait quitter Port-Royal pour ne pas gêner, disait-elle, puisqu’on n’avait pas d’autre lieu, et aussi pour ne pas rester exposée aux atteintes. Il fallut toute la grâce et les gentillesses de la mère Agnès pour l’apaiser, pour la faire revenir de sa bouderie ; il fallut surtout ce post-scriptum rassurant, — car Mme de Sablé, en enfant gâté, ne se contentait pas de la promesse qu’on ne ferait plus de bougie, elle disait : Vous en ferez, vous en avez besoin, je veux que vous en fassiez, je ne veux pas vous gêner, mais je m’en irai ; il fallait donc lui prouver qu’on en pouvait faire sans que l’odeur lui en arrivât :

« Depuis ma lettre écrite, lui disait la mère Agnès dans les dernières lignes, nos sœurs ont été faire la ronde pour chercher un lieu, s’il en faut un absolument pour vous satisfaire ; elles en ont trouvé un dans les derniers jardins, tout à l’autre bout, proche l’apothicairerie. » — Le choix de ce lieu-là hors de toute portée tranquillisa peut-être Mme de Sablé jusqu’à nouvel ordre et nouveau caprice, jusqu’à nouvelle lune.

Un autre commerce de lettres, qui du moins nous fait assister à un échange de sentiments plus chrétiens, était celui de la mère Agnès avec le chevalier de Sévigné. Celui-ci, ancien chevalier de Malte, brave guerrier, duelliste, frondeur, donnant des collations aux dames, s’était tout d’un coup retiré, après être devenu veuf, et s’était fait arranger un corps de logis près de Mme de Sablé dans les dehors de Port-Royal de Paris. Il gardait d’abord des habitudes de luxe, de l’argenterie, un carrosse ; il se dépouilla peu à peu et s’accoutuma à tout mettre au service du monastère pour lequel il s’était pris d’un saint enthousiasme. C’était un original que ce chevalier pénitent, avec des restes de gentilhomme hautain et de militaire impérieux. Il se promenait volontiers en été à ce qu’on appelait le jardin des Capucins, et qui doit répondre à la promenade qu’on voit encore aujourd’hui entre l’hospice du Midi et le Val-de-Grâce. Il avait un grand parasol pour se préserver du soleil, et les polissons du quartier qui voyaient cet homme grave, nu-tête, marchant à pas comptés sous son parasol, le poursuivaient de leurs cris et peut-être de mieux : il avait envie de les traiter parfois comme fit le prophète Élisée des enfants qui le huaient, et il consulta son confesseur pour savoir s’il ne lui serait point permis de leur faire donner du bâton par un domestique qui le suivrait à quelque distance. Il apprit le latin fort tard, à cinquante ans, et assez pour entendre l’office. C’est ce chevalier bizarre, mais cordial et excellent homme, qui se mit en correspondance régulière avec la mère Agnès, et y apporta un mélange de courtoisie et de spiritualité qu’elle soutint à merveille. D’après ce principe que les petits présents entretiennent l’amitié, il ne cessait d’en faire aux religieuses ses voisines ; il leur envoyait tantôt de l’excellent beurre de Bretagne (il était Breton), tantôt du fruit, des fleurs, une lampe, un cachet où était l’image du bon pasteur. Il faut savoir qu’autrefois du temps de ses guerres, au sac d’une ville, il avait trouvé un enfant abandonné sur un fumier, une petite fille ; il l’avait emportée dans son manteau et en avait pris soin depuis, la faisant élever dans un couvent. Cette action de charité lui avait porté bonheur, et il lui attribuait d’avoir attiré bien plus tard les bénédictions de Dieu sur lui. Il avait été, pensait-il, ramassé lui-même un jour par le bon pasteur comme il avait ramassé cet enfant. Aussi avait-il une dévotion particulière au bon pasteur ; il en portait l’image sur son cachet ; il en commanda un tableau à Champagne pour son oratoire particulier, tableau dont il fit ensuite présent à Port-Royal. Ayant quitté la maison de Paris en 1669, et s’étant retiré dans les dehors de la maison des Champs, lorsque les Sœurs y furent réunies, il eut la charitable idée de leur faire bâtir un cloître (car l’ancien bâtiment incomplet était devenu trop étroit), et il fut assez estimé d’elles pour leur faire accepter son bienfait. Le bon chevalier aurait bien voulu entrer, au moins une fois, dans ce cloître pour lequel il avait conçu de si grands desseins, et il en exprima le désir à la mère Agnès qui lui répondit par un refus le plus agréablement tourné :

Je vous remercie très humblement de votre unique et rare fruit (un de ses petits cadeaux journaliers), vous avez le privilège de donner tout ce que vous voulez et d’accorder tout ce qu’on vous demande ; et nous, au contraire, nous trouvons des impuissances partout. C’est pourquoi notre bâtiment de dedans ne vous apparaîtra point, parce qu’il y a un chérubin à notre porte qui en défend l’entrée avec une épée de feu, c’est-à-dire un anathème de notre mère l’Église…

Le chevalier de Sévigné n’entra dans ce cloître, dans cette terre promise, qu’après sa mort37 ; il eut la faveur d’y être enterré. De son vivant, sa tribune à l’église était tout proche de la porte dite des Sacrements ; ce qui faisait que la mère Agnès, pour lui faire honneur, l’appelait le portier de Jésus-Christ. Nous nous contenterons de dire, après avoir lu les lettres qu’elle lui adresse, qu’il nous fait l’effet d’avoir été le chevalier d’honneur du monastère.

On se demandera, en entendant répéter si souvent ce nom de Sévigné, si Mme de Sévigné, à la faveur de son oncle, ne connut point la mère Agnès. Assurément la mère Agnès connaissait Mme de Sévigné et l’avait entendue causer, puisqu’un jour que cette aimable femme était venue au couvent de la Visitation de la rue Saint-Jacques où se trouvait alors reléguée la mère Agnès par ordre de l’archevêque, et avait demandé à la voir sans en obtenir la permission, la recluse et prisonnière écrivait à l’oncle : « J’aurais beaucoup perdu du fruit de ma solitude si j’avais eu l’honneur de voir Mme de Sévigné, puisqu’une seule personne qui lui ressemble tient lieu d’une grande compagnie. » Cette religieuse, on le voit, connaissait son monde ; causer en tête à tête avec Mme de Sévigné, c’était posséder plusieurs femmes d’esprit à la fois.

Les autres profits très considérables qu’on peut faire à la lecture de ces lettres, quand on étudie en historien le sujet auquel elles se rapportent, ne sont pas de nature à être exposés ici. Ces intérieurs de cloître s’accommodent peu du grand jour ; il faut y pénétrer beaucoup et y habiter longtemps pour s’y intéresser un peu. Mais je n’hésite pas à dire, en remerciant de nouveau M. Faugère et les inconnus qu’il représente, que ces deux volumes devront s’ajouter désormais à la trentaine de volumes originaux et historiques qu’il suffit à l’homme de goût et au curieux raisonnable d’avoir dans sa bibliothèque, s’il veut connaître son Port-Roval très honnêtement et par le bon côté, par le côté moral, sans entrer dans la polémique et la théologie : c’était à peu près le chiffre auquel M. Royer-Collard avait réduit ce coin de sa bibliothèque dans ses dernières années.