Crétineau-Joly
Clément XIV et les Jésuites.
Les plus hautes justices — celles qui confondent le mieux les faux jugements des hommes — sont les justices lentes à venir. Comme toutes les choses puissantes, ce qui les comprime les fortifie. Elles trouvent contre elles les idées reçues, des préjugés plus forts, plus enracinés, l’intelligence des masses plus infectée de préventions traditionnelles, la croyance publique plus égarée parce qu’elle est plus tranquille, plus rassise dans son égarement. Elles ont donc — il faut en convenir — plus à faire pour éclater que si rien n’entravait leur action, mais leur lenteur même à percer ce fourré d’erreurs, de passions et d’obstacles qui bien souvent les arrête, les rend plus soudaines, plus foudroyantes quand elles arrivent, et marquent du signe d’un triomphe d’autant plus grand qu’il fut plus disputé, la vérité de leur arrêt.
Telle est la pensée qui prend l’esprit d’abord à la lecture du livre intitulé : Clément XIV et les Jésuites. Impossible à écrire jusqu’ici, par conséquent imprévu comme une révélation, ce livre est une de ces justices dont nous parlions tout à l’heure, de celles-là qui sont lentes à venir pour mieux frapper l’esprit de l’homme et s’éterniser sous son regard. En effet, à propos d’une des plus grandes iniquités que le monde ait vues, à propos de cette abolition scandaleuse dont le xviiie siècle a retenti vers sa fin, Dieu n’avait pas permis qu’on fît la preuve par les faits et par l’histoire de ce qui reposait comme une certitude et comme une lumière dans les instincts et dans la conscience des hommes justes. Il avait laissé couler, comme un fleuve, presque un siècle sur la vérité, et les flots puissants de ce siècle, chargés de toutes les immondices de l’erreur, ne l’avaient pourtant ni souillée, ni entraînée, ni engloutie. Aujourd’hui, grâce aux efforts qu’il a inspirés et aux hasards qu’il a conduits, la voilà retirée du gouffre où elle avait disparu, et la vigoureuse main qui l’a repêchée nous la jette dans sa terrible netteté, dans toute sa nudité accusatrice. Il n’y a plus qu’à regarder pour que l’évidence succède au soupçon dans nos âmes. La vérité longtemps cachée est si claire et si démontrée à présent, que les hommes intéressés à la nier ou à ne pas la reconnaître vont prendre, soyez-en sûrs ! un parti qui leur est familier et qu’ils ont pris déjà avec elle dans un autre livre du même auteur : ils ne nieront rien, ils ne discuteront rien, ils se tairont et passeront outre. Faut-il le rappeler plus au long ? L’histoire de la Compagnie de Jésus, que l’histoire de Clément XIV ferme et achève, a eu pour tout ce qui pense réellement en Europe l’importance d’un événement. Il est vrai que ce n’est pas là encore une bien grande popularité ! Mais à cela près de l’estime des esprits clairvoyants, acquise à l’auteur, et qui vaut mieux que les faveurs de cette Gloire, fille de la Fortune et plus aveugle que sa mère, quelles contradictions un tel ouvrage a-t-il soulevées, et quels bruits ? Polémique toute-puissante, sans cesser d’être une histoire remarquable par des qualités plus hautes que l’esprit de celui qui l’a écrite, et qui lui donnent un caractère particulier et grandiose comme à un de ces monuments auxquels non seulement un homme, mais une collection d’hommes aurait travaillé, cette histoire de la Compagnie de Jésus — si détaillée, si complète, si armée de renseignements et de raisons, et qui, par la faute glorieuse du sujet même, est taillée comme une apologie, — s’est placée, en attendant son heure et assez forte pour l’attendre, au milieu de toutes les publications contemporaines. Beaucoup d’yeux purs l’y ont vue, beaucoup d’esprits droits l’y ont saluée ; mais parmi les hommes qui ont une plume à leur service et qui sont les soldats ou les officiers de la publicité, combien y en a-t-il eu qui aient parlé sérieusement de ce livre, soit pour en admettre les conclusions, soit même pour les rejeter ? Tous ces écrivains, qui portent dans leur esprit le virus de la maladie héréditaire qui nous dévore depuis Luther, sous le nom de philosophie, ont trouvé périlleux (avaient-ils bien tort ?) de s’attaquer à un livre qui, comme une torche qu’on secoue, ferait, s’il était discuté, plus de lumière qu’il n’en répand de lui-même. Justement parce que le temps est à l’histoire, justement parce qu’on sait assez pour reconnaître la science là où elle est, on s’est détourné d’une étude qui eût mis en relief des faits incompressibles contre lesquels tout ce qu’on oserait serait nul de soi. La lâcheté s’élève parfois jusqu’à la prudence, et la prudence a conseillé le silence, le seul mensonge qu’elle se permette parce que, de tous les mensonges, c’est celui qui compromet le moins.
Eh bien, ce qui a eu lieu une fois va se reproduire ! Les adversaires des Jésuites, et l’on sait de quelle espèce d’hommes ce nombre se compose en France, traiteront le livre de Clément XIV comme ils ont traité l’histoire de la Compagnie. Une peur qui ne manque pas d’intelligence, leur inspirera l’hypocrisie du mépris. Ils se tairont. Nous voudrions, nous, qu’ils parlassent ; car nier la lumière quand ce n’est plus une lueur, mais bien la souveraine, l’éclatante lumière, montre mieux qu’on est aveugle ou qu’on est fou. Mais ils se tairont. Ils ne feront point mentir notre prophétie en y répondant comme à un défi. C’est en vain qu’ils se rappelleront d’être parvenus à fausser l’histoire dans des déclamations récentes ; en vain d’avoir continué cette œuvre de pamphlets imbéciles ou pervers qui ont égaré deux cents ans l’opinion de l’Europe ; en vain, professeurs de désordre et d’imposture, d’avoir traîné la Science, cette vierge auguste et sévère, à la queue de leurs passions de parti. Quand ils agissaient de cette manière, le dernier mot n’avait pas été dit sur les hommes qu’ils attaquaient, sur des événements dont le sens dépassait leurs compréhensions. L’histoire de la Compagnie de Jésus n’était point publiée. Personne n’avait été à même de savoir ce que Crétineau a appris. Nul de nous n’avait été assez heureux pour inspirer à des hommes qui avaient l’honneur de leur Institution à défendre, une confiance qui devait venir dans son temps comme les choses destinées à réussir. Ces hommes, d’ailleurs, consommés dans la connaissance de ce qui fait la force, n’avaient pas encore jugé nécessaire d’entrouvrir les sources précieuses qu’ils possédaient seuls et qu’ils avaient tenues si longtemps fermées pour des raisons bien supérieures aux vues de l’habileté humaine. On pouvait donc, à la rigueur, se risquer à répéter le vieux train de calomnies qui va de Pasquier à Pascal, de Pascal à Voltaire, et de Voltaire qui tombe si bas, qu’on se détourne avec dégoût de toute cette plèbe de noms ennemis. On pouvait dire sans danger des choses incertaines à un siècle naturellement incertain. Mais à l’heure qu’il est, cela ne se peut plus. L’histoire de la Compagnie de Jésus, placée sous le grand couvert de l’approbation tacite de ceux qu’elle intéresse, est comme un dossier de documents inébranlables qu’il faudra désormais examiner. L’érudition, qui, comme les chiffres, a souvent une fallacieuse souplesse, tournera ses replis impuissants autour de ces faits, montrés pour la première fois dans la double vigueur de leur ensemble et de leurs détails. Littérairement, ce n’est peut-être pas là un chef-d’œuvre, c’est même, si l’on veut, une histoire que l’art doit refaire ; mais que nous importe ! Pour nous, c’est quelque chose de plus : c’est la substance même de toutes les histoires qu’on sera plus tard tenté d’écrire sur ce magnifique sujet, digne des Tertulliens futurs. Ou bien on renoncera à le traiter, ou bien il faudra peser et discuter les témoignages de cette histoire. Nul ne sera libre de n’en pas tenir compte. Ah ! vraiment, ce n’est pas une médiocre jouissance pour ceux qui aiment la vérité, que le spectacle de l’atroce embarras qu’elle cause parfois à ceux qui la détestent !
Ce spectacle délicieux, nous, nous le donnerons un jour plus longtemps ; car nous reviendrons très certainement au grand ouvrage sur lequel Crétineau-Joly a élevé son nom. La vie d’un Ordre qui a accompli les choses les plus puissantes et les meilleures qu’on ait vues depuis la Rédemption, est un sujet dont il est difficile de détacher sa pensée. Mais nous n’avons pour tâche ici que de jeter un coup d’œil rapide sur le Clément XIV et de pressentir les questions que cette publication ne manquera pas de soulever dans beaucoup d’esprits.
I
Et l’une des principales, c’est la convenance même d’un tel livre. Des hommes d’un jugement plus délicat que hardi, doivent nécessairement s’effrayer de la franchise avec laquelle une plume aussi catholique que celle de l’auteur du Clément XIV a tracé la peinture de ce déplorable pontificat. Il y a des points, diront-ils, — et s’ils ne le disent pas, ils le penseront, — qu’il est d’une prudence utile de tenir dans l’ombre et à l’écart. Il ne s’agit ni de travestir aucune chose, ni de tromper personne, mais de sauver une autorité que les hommes outragent ou méconnaissent, en s’interdisant de traiter, au, concept insolent de tous, les sujets dans lesquels Cette autorité a pu faillir. Au temps où nous vivons, dans les circonstances de malheur qui nous cernent depuis surtout un siècle et demi, croit-on qu’il serait sans aucun inconvénient, par exemple, de mettre en saillie tous les détails du pontificat de Léon X ? Or, le pontificat de Léon X n’a guère été plus funeste à l’Église que le pontificat de Clément XIV. Malgré les différences de temps et d’hommes, l’un semble avoir engendré l’autre à quatre siècles de distance ; car si sous Léon X, pour des causes trop longues à déduire, le principe de l’Église romaine a reçu cet effroyable échec de Luther et de sa Réforme, sous Clément XIV il en reçut un autre, presque aussi profond, dans la personne de ceux qui s’étaient dévoués à réparer le premier. Que Roscoe, que des protestants, aiment de préférence à raconter ces pontificats qui ont été des catastrophes, on le conçoit, mais une plume respectueuse et fidèle, une plume dévouée à l’unité !… Ne serait-il pas mieux et plus digne d’elle de laisser dormir, dans la mémoire des hommes de nos temps de faiblesse et d’inimitié, des faits qui se réveilleront un jour ou l’autre dans la mémoire d’une postérité plus calme, et qui ne manqueront jamais de leur jugement ? L’histoire, préoccupée des faits parce qu’elle s’en sustente, frappe souvent des principes en croyant châtier des coupables. Au point de vue raccourci des multitudes, et c’est pour elles qu’on écrit l’histoire, toute faute de roi évoquée par l’histoire, avant de retomber sur la tête du monarque a trouvé plus haut la royauté qui en recevait toujours le premier coup. Cela est vrai d’expérience encore plus pour la royauté des royautés, pour cette souveraineté unique qui représente divinement sur la terre, dans ce qu’il a d’absolu et d’incompatible, le principe de l’autorité. Qu’on y prenne garde ! il y a à faire entre la notion du pouvoir, incarnée toute dans un homme, et cet homme, signe vivant du pouvoir, une forte abstraction presque impossible au commun des intelligences lorsqu’il faut mettre à part le péché et le crime. Et voilà pourquoi, à certaines époques, quand tout ce qui a été si profondément ébranlé se raffermit peu à peu, il est peut-être bon de ne pas toucher à ce qui pourrait jeter de nouveaux troubles dans ces esprits disposés à tout confondre et à ne plus rien respecter.
Certes ! une pareille objection est considérable. Elle a dû arrêter un moment l’auteur de Clément XIV quand, riche des renseignements inconnus déposés par masses dans ses mains, il s’est dit qu’il allait peut-être retourner contre le Saint-Siège, dans l’opinion du monde, les jugements qu’il avait à rendre contre un pontificat isolé. Lui, l’enfant docile et respectueux de l’Église, il a dû connaître les deux terribles minutes qui précèdent les grandes décisions. Mais, Dieu merci ! il n’a pas écouté des scrupules qui avaient leur éloquence et leur raison d’être, et il a écrit son livre avec la simplicité consciente de la force des choses qu’il avait à raconter. En cela, nous pensons qu’il a agi selon le mieux. Nul plus que nous ne se préoccupe du raffermissement d’une autorité ébranlée ; nul ne prend plus en considération les grands motifs que nous avons fait valoir de voiler, pendant certaines phases, les côtés dangereux de l’histoire, comme Montesquieu veut qu’on voile la statue de la Liberté ; de contenir la vérité dans son intérêt même, car elle est une ; enfin, de mettre la main autour du flambeau pour sauver la lumière, parce que l’air est agité encore. Mais des nécessités plus impérieuses abaissent ces considérations. Et d’abord la publicité, cette révolution en permanence, qui donne aux temps modernes un caractère inconnu jusqu’alors, permet-elle d’employer impunément ce système de réserves qui n’est, après tout, qu’une très relative habileté ? Il fut une époque où de telles précautions pouvaient être utiles, mais avec le mouvement actuel des esprits, le déchaînement, pour mieux dire, y a-t-il moyen de tromper ces curiosités insatiables et ces besoins de connaître, chaque jour davantage excités ? La vie de la publicité prend des proportions si colossales, que la moralité de l’écrivain en est toute modifiée ; qu’elle lui constitue de nouveaux devoirs. Cette vie devient si étendue et si facile, que s’en mettre dehors volontairement c’est donner un grand avantage à ses ennemis. Qu’on y songe ! Tout ce que les hommes d’ordre ne diront pas en l’expliquant, les hommes de désordre le diront en le travestissant. Est-ce là ce qu’on veut ? nous ne le pensons pas. Dire donc ce qu’on sait, sans trembler et sans gaucher, est le plus sûr, même dans l’intérêt de cette autorité qui ne doit jamais déchoir ; car si elle a un jour de faiblesse, on montrera par le respect désolé du reproche, par le sentiment de soumission pour la personne qui circulera dans chaque expression du jugement sur sa conduite, que le principe de l’autorité domine toutes les solidarités et y échappe par son essence. On prouvera▶ qu’il peut y avoir dans les condamnations les plus sévères de la vénération, du dévouement et de l’amour. Mais là encore n’est pas la raison supérieure qui doit faire choisir le parti le plus hardi comme le plus habile. Cette raison supérieure n’est rien moins que l’instruction du pouvoir, que sa propre expérience par l’histoire. Celui dont il est question ici, toujours infaillible et toujours inspiré en ce qui tient aux dogmes et à la discipline de l’Église, — la Papauté, malgré la preuve très aisée à produire que de tous les gouvernements de la terre c’est encore elle qui, politiquement, a le moins erré, — s’est pourtant quelquefois mépris sur le sens d’une situation politique : Léon X, Clément XIV, sont de tristes preuves de cette vérité. Eh bien, c’est cette méprise humaine que les enseignements de l’histoire ont pour but de rendre plus rare ! Ils empêchent que l’analogie des situations ne produise l’analogie des conduites. Un mot suffit aux hommes qui ont du regard, et nous n’en dirons qu’un. Sous ce point de vue, l’histoire de Clément XIV est peut-être un livre de circonstance providentielle.
Enfin, les exemples tirés de l’histoire de l’Église ne manquent pas pour justifier la mise en lumière d’un pontificat funeste. S’il était nécessaire de répondre par un grand nom à des scrupules que nous traitons comme ils le méritent, c’est-à-dire avec beaucoup de respect, nous citerions le cardinal Baronius. Il a aussi raconté, dans ses Annales ecclésiastiques, des pontificats de honte et d’ignominie, qu’il appelait d’une expression empruntée aux prophètes : « l’abomination de la désolation dans le temple »
. Ce qui n’a pas répugné à la prudence d’une pareille tête peut donc être osé sans péril. On se sent couvert par ce grand homme. Nous qui savons combien ; en toutes choses, la tradition doit être obéie, n’est-ce pas le cas de nous rappeler le mot de Bossuet : « Hier on croyait ainsi, et aujourd’hui on doit croire de même »
, et de l’élargir en y ajoutant : — Hier on faisait ainsi, et aujourd’hui on doit faire de même ; car le cardinal Baronius, c’est l’autorité d’un homme qui avait assez profond dans son âme le sentiment de l’Église pour agir, en toute circonstance, comme l’Église elle-même eût agi ?
II
Du reste, un tel sujet, plus qu’aucun autre, devait tenter un écrivain catholique ; les annales de l’Église n’en ayant peut-être pas un autre auquel la cause du catholicisme soit si fortement attachée. En effet, une grande question est restée pendante, et pour la résoudre, l’avenir, plus juste que le présent, devra s’appuyer sur l’histoire. L’Ordre de Jésus, frappé d’une abolition qui fut un coup de foudre contre le principe du catholicisme, n’est pas mort du coup et ne pouvait pas mourir. Il avait l’immortalité du principe dont il était l’expression. Par la force de l’idée divine déposée en lui par son fondateur, il s’est reconstitué peu à peu, comme les tronçons d’un corps saignant et dispersé qui se rejoindraient par miracle. Le bref de Clément XIV a fait une exception lamentable dans cette majestueuse succession de brefs émanés du Saint-Siège, chaîne magnifique dont il est un anneau faussé. Nous ne citerons pas la belle réponse de Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, au Pape (24 avril 1774) ; nous n’aimons à citer que des exemples d’obéissance. Mais Pie VI, qui doutait de la validité du bref extorqué à la faiblesse d’un vieillard par la politique insensée et brutale de l’Europe, demandait déjà, en 1775, aux cardinaux rassemblés, leur avis sur la destruction de l’Institut, et l’on sait la réponse très nette et très péremptoire que fit le cardinal Antonelli, l’une des lumières de l’Église d’alors, dans le sens des doutes du Saint-Père. Les idées d’Antonelli sont restées comme l’opinion du Saint-Siège. À l’ombre de cette opinion protectrice, l’Ordre de Jésus, blessé mais immortel, a repris obscurément sa place dans le monde, prêt à recommencer les grands services qu’il a rendus à la cause de la religion et de l’ordre, se proportionnant aux circonstances qu’il ne brave jamais, mais qu’il accepte toujours, se confiant au temps et à Dieu. Les gouvernements actuels, plus ou moins hostiles, ne montrent plus, il faut bien l’avouer, les passions des gouvernements du xviiie siècle. Les peuples, eux, les ont moins perdues, car il en est des erreurs comme des maladies, ce qui en guérit le plus vite, ce n’est pas la partie de la société qui croupit en bas dans les fanges, mais celle qui vit en haut, plus exposée à la clarté vivifiante du jour. Les circonstances étant donc ce qu’elles sont, un livre de l’abolition de la Compagnie de Jésus, où tout serait raconté sans fausse honte et sans condescendance sur cet Ordre et sur ses ennemis, ne pousserait-il pas à la solution que l’avenir saura dévoiler et à laquelle tant de préjugés sucés avec le lait, grandis dans le sang, s’opposent encore ? Pour qui se sent dévoué au catholicisme, dont la cause est ici beaucoup plus engagée qu’on ne croit, y a-t-il une mission plus haute, en ce temps, que de faire tomber, à force de laver les peuples dans les flots de la vérité, l’horrible lèpre qu’ils ont contractée dans les préjugés des derniers siècles ?
III
Et nous disons que la cause du catholicisme est beaucoup plus engagée qu’on ne croit dans ce qui, au premier coup d’œil, ne paraît qu’une question d’histoire. Est-il nécessaire de le ◀prouver▶ ? Ce que le catholicisme représente dans un degré suprême et incomparable, c’est, nous l’avons dit déjà, le principe de l’autorité, ce principe générateur et conservateur des sociétés. Avant le catholicisme, nulle institution politique ou religieuse ne l’avait révélé aux hommes avec cette force d’expression. Aussi, depuis que ce principe a été établi dans le monde sous la forme du gouvernement de l’Église, l’orgueil, qui ne veut pas obéir et qui examine pour s’en dispenser, l’a toujours attaqué avec les doubles armes de l’hypocrisie ou de l’audace. À vol d’oiseau, qu’on embrasse l’histoire ! D’Arius à Martin Luther, on ne trouvera que des enragés ou des perfides. Comme le vent détache des pics des montagnes ces blocs de neige qui tombant en ramassent d’autres dans leur chute, les entraînent et les brisent pour éclater tous ensemble dans quelque avalanche formidable, l’esprit humain, naturellement enclin au désordre, secoua et fit choir bien des révoltes sur sa route, bien des hérésies que le temps entraîna avec lui, mais qui, rapprochées et mêlées dans cet entraînement même, semblèrent au xve
siècle se précipiter et éclater en une seule qui les valait toutes, et qui s’appela le Protestantisme. À cette époque à jamais maudite dans l’histoire du monde, fut posé avec une rigueur inaccoutumée, en présence de l’Église romaine et du principe qu’elle représentait, le principe contraire qui n’est pas un principe, mais le commencement de toutes les erreurs. L’examen vint de nouveau, mais l’examen élevé à, la hauteur d’un devoir, prêter son appui à tous les instincts de la désobéissance. Tout était menacé, sinon perdu. La Papauté s’était un instant abandonnée sous Léon X, et cet abandon d’un instant, elle le payait cher. Elle savait bien, du
reste, le péril affreux qu’elle courait. Elle faisait un effort sublime. « C’est alors — — dit un grand critique des temps modernes qui, quoique anglais et protestant, ne peut s’empêcher de l’admirer, — qu’elle forgea des instruments de domination et de propagation encore plus redoutables que ceux qu’elle possédait déjà. Elle réforma la règle des anciennes communautés religieuses et elle en créa de nouvelles. Un an après la mort de Léon, l’ordre des Camaldules fut ramené à des observances plus sévères. Les Capucins reprirent la vieille règle de Saint-François : la prière de nuit et le silence. Les Barnabites se dévouèrent au soulagement et à l’éducation des pauvres. Les Théatins remplacèrent le clergé paroissial dans les paroisses où il manquait. »
Ce fut là la réforme vraie en face de la réforme menteuse, mais quelle que fût l’énergie du mouvement qui éclata dans l’Église pour échapper aux dangers qui avaient surgi, il n’eût pas été suffisant si Dieu n’avait envoyé son esprit à l’un des plus grands hommes qui se soient élevés jusqu’à la sainteté. Sous Paul III, Ignace de Loyola fondait cette fameuse compagnie qui devait être le boulevard de l’Église romaine et qui, prenant le principe du catholicisme pour en faire la base de ses constitutions, en exprimait tout ce qu’il contenait de foi, de charité et d’obéissance aveugle. Obéir, et non pas seulement obéir, mais proclamer le devoir impérieux de l’obéissance au moment où le Protestantisme conviait les peuples aux révolutions, c’était aller contre les passions humaines auxquelles on lâchait tous les freins ; c’était une entreprise téméraire qui ressemblait presque à une tentative d’insensé. Elle réussit pourtant, cette tentative, comme une plus grande folie — la folie de la croix — avait déjà réussi. Ce que la Papauté seule, réduite à de grands hommes comme Pie V et Sixte-Quint, n’aurait pu accomplir probablement dans ces temps de détresse, l’Institut de Loyola l’accomplit pour le compte de la Papauté. L’auguste fondateur avait pu mourir. On ne connaissait pas dans la Compagnie les interrègnes du génie et de la sainteté. François de Borgia, Aquaviva Laynez, cet aigle du Concile de Trente, avaient continué Loyola. N’ayant à sa disposition, comme les premiers apôtres, que le conseil et la parole, l’Institut fit reculer devant lui cette vaste mer de l’hérésie qui débordait et mugissait sur le monde à moitié envahi. Comme le remarque leur historien, après cent vingt ans d’efforts, de revers, de succès, de martyre, les Jésuites rapportaient au Saint-Siège plus de peuples que le Protestantisme n’en avait saisi et emporté. C’étaient la Pologne, la Bohême, la Hongrie, la Moravie, la Silésie, l’Autriche, un énorme fragment des Provinces Rhénanes, la France,
qui avait incliné un instant au désordre mais qui s’était relevée vers l’unité comme un arbre qui ne peut pas rompre, l’Italie elle-même, et enfin une partie de l’Angleterre, — une faible partie, hélas ! — mais toute l’Irlande. C’étaient encore de nouveaux continents : en Afrique, en Amérique, en Asie, où des chrétientés s’étaient établies, relevant de Rome à ces distances comme si elles avaient été à ses portes. Jamais rien de pareil ne s’était produit. Ni au ve
siècle, quand on évangélisait les Espagnes, l’Irlande et le nord de l’Écosse ; ni au vie
, quand Grégoire-le-Grand — qu’on voudrait appeler grand deux fois — députait saint Augustin vers l’Angleterre ; ni au viie
, quand d’autres saints missionnaires élevaient la croix sur les bords convertis du Danube ; ni au viiie
, quand saint Boniface semait en Allemagne la moisson que Luther devait ravager ; ni au ixe
, dont on a dit « qu’il se distinguait de tous les autres, comme si la Providence avait voulu, par de grandes conquêtes, consoler l’Église des malheurs qui étaient sur le point de l’affliger »
, on n’avait vu s’étendre plus loin sur l’univers cette domination de l’Église qu’au nom de toutes les révoltes, un moine apostat, du fond de l’Allemagne, s’était avisé de discuter.
Nous n’écrivons l’histoire que pour ceux qui la savent. Enfermés, pressés dans les limites d’un chapitre, nous n’indiquons que des résultats ; mais on comprend quels ferments de déception haineuse et féroce de tels résultats durent laisser dans les âmes que le Protestantisme avait corrompues. L’erreur aussi est immortelle. On la combat sans l’anéantir. Elle avait jeté ses dents de Cadmus sur le monde. Après Luther, le théologien, après Calvin, l’homme d’État du Protestantisme, on vit s’élever les philosophes : Bacon, Hobbes, Gassendi, Locke, et, plus tard, l’Hydre aux mille têtes de l’Encyclopédie. Ces théoriciens de désordre, les uns aveugles, les autres clairvoyants, mais qui tous, surtout les derniers, avaient le fanatisme de l’impiété autant qu’ils accusaient leurs adversaires d’avoir le fanatisme de la religion, travaillaient à outrance l’esprit des peuples, le prenant par ses mille côtés à la fois, mais s’entendant pour n’y imprimer qu’une seule idée, une idée de ruine et de mort. Détruire l’ordre ancien de fond en comble, briser le signe de la Rédemption, renverser le Saint-Siège, pour mieux, plus tard, renverser les trônes, tel était le but couvert ou montré, mais le but qui empêchait de dormir. N’avaient-ils pas poussé le Protestantisme, — cette chose qui ne peut rien pour elle-même, parce que le sens de l’autorité lui manque et que la logique la roulera toujours, de conséquence en conséquence, aussi loin qu’il lui plaira de la rouler, — n’avaient-ils pas poussé le Protestantisme jusque par-delà toute doctrine, jusqu’à cette honteuse Négation qui n’a plus qu’à s’asseoir et à se taire dans les ténèbres ?… Ce qu’ils avaient accompli déjà leur donnait le sacrilège espoir de réaliser, dans l’histoire, le forfait qu’ils avaient consommé dans les spéculations de la pensée. Mais, comme leurs pères, ils trouvèrent vigilants et debout les hommes qui, au jour de sa nouveauté fascinatrice, avaient empêché le Protestantisme de gagner l’Europe tout entière à sa cause. Ces hommes-là, il fallait les vaincre, les assassiner, les abolir. Une ligue se forma dont les agents furent des hommes d’État sans génie, sans conscience du pouvoir, tombé, fourvoyé dans leurs mains. C’est ici que l’histoire de cette abolition commence. Nous allons en lever une empreinte pour l’instruction de ceux qui nous lisent. En histoire, on est plus heureux que dans cette vie éphémère. On a toujours sous sa main le corps chaud et saignant de César assassiné, pour en faire toucher les blessures.
IV
Les premières années du xviiie siècle étaient révolues. Cette guerre pour les besoins de laquelle l’Institut des Jésuites avait été fondé, et qui devait finir par la défection d’un Souverain Pontife, avait changé de face et d’armes, mais se poursuivait avec acharnement. Des écrivains superficiels ont prétendu souvent, dans des classifications sans justesse, que les guerres de religion se sont fermées au traité de Wesphalie ; c’est une erreur. Les guerres de religion troublent trop profondément les sociétés pour se clore si vite. Elles peuvent changer de champ de bataille, mais une campagne de trente ans n’est pour elles qu’un épisode. Le fatal génie de la Réforme, comprimé, abattu, mais non détruit, s’agitait, multiple comme l’erreur, dans les mille transformations d’un Protée. On le vit recruter dans tous les rangs et de tous les côtés, des soldats. Opposé au principe qui dit : « Hors de l’Église, pas de salut ! » c’est-à-dire : Tout ce qui n’est pas avec nous par la doctrine est contre nous, — il disait, lui : « Peu importent la doctrine et la vérité, mais tout ce qui est contraire à l’Église est avec nous. » Et là-dessus il prenait dans ses mains toutes les mains souillées, même celles des hommes qu’il devait naturellement haïr. Certes ! les parlements n’étaient aimés ni respectés des philosophes ; cependant ils s’entendirent au premier mot contre le formidable Institut. Il en fut de même pour les gallicans. Quoiqu’ils fussent des protestants à leur manière, quoiqu’il ne leur ait manqué qu’un Henri VIII pour faire en France ce que les anglicans ont fait en Angleterre, ils avaient la prétention vaine de rester catholiques au sein même de leurs erreurs, et, pour cette raison, ils encouraient le mépris de ces penseurs effrénés aux yeux de qui une hérésie était une vérité timide. Jansénistes, parlements, philosophes, confondaient dans une affreuse accointance leur mépris et leur haine les uns pour les autres, dès qu’il s’agissait de ruiner le principe de l’Église romaine et de l’Ordre qui l’avait sauvé. D’un autre côté, les gouvernements qui s’en allaient perdant de plus en plus la notion de la politique, laissèrent s’organiser l’union impie, et, par le fait, ils l’appuyèrent ; car les gouvernements font toujours ce qu’ils n’empêchent pas. Qu’on se rappelle la grave affaire des billets de confession, que les bouffonneries de Voltaire n’ont pas rapetissée dans l’opinion des hommes qui s’entendent à la conduite des peuples ! Le parlement soutint les jansénistes jusqu’au viol de la conscience humaine. Pour n’en donner qu’un seul exemple, de 1738 à 1750, on vit des curés forcés d’administrer les sacrements entre deux haies de soldats. Seuls, les Jésuites, dans cette querelle, soutinrent les grandes traditions de l’épiscopat. Plus tard, le gouvernement français, d’abord si passif, intervint. L’opinion publique, insurgée par les écrivains, l’avait asservi, et d’ailleurs il trouvait de la sympathie en Europe. Pombal n’avait-il pas déjà porté, pour la faire sauter, dans cette vaste mine, une torche allumée au bûcher de Malagrida ?
C’était en Angleterre que Pombal avait puisé, dès sa jeunesse, cette haine des Jésuites qu’il masqua longtemps sous une machiavélique hypocrisie. On le conçoit : avec les forts instincts d’administration qui étaient en lui et qu’il prenait pour des instincts politiques, il avait dû admirer sur la terre du schisme cette religion nationale, chère à l’esprit de tous les despotes, et il en avait remporté l’idée dans sa patrie pour la réaliser un jour. Ce que Henri VIII avait accompli en Angleterre, Pombal l’essaya pour le Portugal, et si les efforts du misérable n’ont point réussi, ce n’est pas sa faute, mais bien la seule gloire qui soit restée à son pays. Grâce à Dieu et aux Jésuites, le catholicisme avait pénétré le Portugal à de telles profondeurs, que toutes les violences de Pombal ne purent l’en arracher. Il y résista avec une âpre énergie. Chose heureuse, même au point de vue humain ! car si ce pays n’est pas entièrement effacé sous les oppressives influences de l’Angleterre, s’il est encore un royaume en Europe, c’est à cette résistance qu’il le doit. Voilà ce que ce taureau furieux de Pombal ne voyait pas. Ses passions le rendaient médiocre. Elles injectaient le regard de son esprit. Parvenu dont la fortune et l’imbécillité du roi qu’il gouvernait furent tout le génie, plébéien qui se baigna dans le sang de la plus grande famille de la monarchie portugaise, comme si ce sang dans lequel il se plongea avait pu se mêler au sien et lui communiquer un peu de sa noblesse, Pombal, à qui les philosophes ont fait une renommée que la postérité ne ratifiera pas, fut de tous les hommes de gouvernement qui s’employèrent contre les Jésuites celui qui montra le plus de rage homicide et sacrilège. Il les attaqua partout, dans les Missions, dans les Réductions, dans les Colonies, dans le Royaume, par des actes de gouvernement, par des pamphlets, par des calomnies, par d’abominables supplices, et il finit par les expulser. Déjà, sous Benoît XIV, il avait sollicité un bref de réforme que Benoît, à cette lâche heure de mourir, si funeste à tant de caractères, avait eu la faiblesse de signer. Ni Choiseul, cet autre obligé des Philosophes, ce ministre d’État d’une prostituée dont les Jésuites, accusés de tant de facilité, n’avaient pas voulu servir les intérêts ; ni Manuel de Roda lui-même, le parricide d’une société qui l’avait élevé et comblé de bienfaits, n’approchèrent seulement de Pombal. Ils n’avaient pas comme lui ce qui rend plus implacable que la haine : un système dont ils voulaient la réalisation et le triomphe. Ils n’obéissaient, eux, qu’à des sentiments. Enivrés de ces fausses lumières que les Encyclopédistes répandaient dans leurs livres, ils faisaient tout pour obtenir une gloire qui en était une de plus.
Et cela suffisait, et bien au-delà, aux desseins des ennemis de l’Église. Ils étaient parvenus à séduire les gouvernements, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus fort, de plus organisé parmi les hommes, le meilleur appui des révolutions quand elles l’ont, presque leur seule chance de réussir. En effet, on ne saurait trop le répéter, surtout à cette heure : les révolutions resteraient peut-être éternellement impuissantes, si des gouvernements aveugles n’avaient la faiblesse de les épouser. La poussière soulevée par elles, le sang qu’elles jettent contre le ciel, retomberaient seulement pour les souiller, si les gouvernements restaient dans leurs devoirs de gouvernement. Qu’on parle tant qu’on voudra d’opinion publique ! ce qu’on appelle l’esprit d’une époque n’est guère redoutable que parce que ceux qui devraient le diriger se laissent emporter à son flot, par manque de hardiesse ou par manque de génie, et c’est là précisément ce qui arrivait en Europe vers l’année 1766. Les gouvernements catholiques méconnaissant leur grandeur passée, leur force présente et les intérêts de leur avenir, ne songeaient plus qu’à frapper le catholicisme. Pour arriver plus tard jusqu’à Rome, on devait d’abord passer sur le cœur des enfants de Loyola ; on devait diminuer Rome partout où elle était, et elle existait partout où il y avait des Jésuites. Idée juste d’une haine qui savait calculer, et qui explique ces préliminaires de l’expulsion que l’abolition devait suivre. La France avait imité le Portugal avec la différence du climat et des caractères. Elle avait confisqué les biens, banni les personnes, et cherché à déshonorer l’Ordre par l’arrêt du Parlement du 6 août 1762. Louis XV, qui assistait à son règne mais qui ne régnait pas, avait lâchement abandonné des hommes auxquels il portait une estime inutile. Choiseul entraînait l’Espagne dans son orbite de perdition. En 1767, l’arrêt de proscription tomba sur l’Institut et l’arracha à la terre la plus catholique de la
chrétienté, avec une brutalité presque sauvage. C’est ce que don Manuel de Roda appelait, dans ses railleries de bourreau : « l’opération césaréenne »
. En vain Clément XIII, qui comprenait au moins son rôle de pontife, et qui avait répondu à l’édit souverain de Louis XV par la bulle Apostolicum, demanda-t-il à Charles III la raison d’une proscription plus inconcevable en Espagne qu’ailleurs ; on ne lui répondit que par le silence. Les larmes du malheureux pontife furent perdues. Hélas ! il semblait qu’en approchant davantage de la catastrophe, il était dans les voies de Dieu que le souverain pontificat épuisât toutes les nuances de la faiblesse. Clément XIII avait le sentiment du droit de l’Église et de la justice, et il est mort en résistant noblement parce qu’on opprimait ce double sentiment dans son âme, mais ce qu’il fallait, dans ces temps néfastes, c’était l’omnipotence du caractère. Un Grégoire VII n’aurait pas été de trop.
Telle était la situation de l’Europe quand s’ouvrit le conclave de 1769. Les Jésuites, chassés jusque de Parme, terre vassale du Saint-Siège, — injure cruelle à la personne même du Pape et qui avait comblé l’amer calice de son agonie, — s’étaient repliés vers Rome comme vers leur corps d’armée naturel. Jamais ils n’avaient été unis par des liens plus intimes avec le Saint-Siège. Si la politique les avait sacrifiés à de haineux caprices de cabinet, jamais ils n’en avaient été mieux vengés par la paternelle affection des Pontifes et la considération du gouvernement romain. Ils en étaient à leur seizième congrégation générale. Laurent Ricci commandait l’Ordre. C’était un chef des temps tranquilles qui n’avait rien de dominateur. Il eût été, du reste, taillé pour les grandes circonstances et jeté dans le moule perdu des Aquaviva, qu’il n’est pas ◀prouvé▶ qu’il eût sauvé l’Institut. Que sait-on ? une vue surnaturelle de l’avenir engageait peut-être les Jésuites à se laisser condamner sans résistance. La sagesse de ces hommes ne ressemble pas à nos sagesses. Leur patience désarmée n’était-elle pas une admirable réplique à l’opinion qui faisait d’eux les maîtres mêmes de la fortune ? Leur soumission n’était-elle pas un dernier et sublime exemple de cette obéissance qu’ils avaient apprise au monde, comme la seule chose qui doive le conserver et l’améliorer ? Mais cette leçon, l’Europe ne savait pas la lire dans la conduite de ces religieux qu’elle craignait tout en les frappant. Comme ils se laissaient accabler, elle éprouvait une joie secrète, la joie des lâches quand ils s’aperçoivent qu’ils avaient bien tort de trembler. Semblables aux bêtes féroces qui ont goûté au sang, quand les hommes ont goûté au succès ils deviennent insatiables. La haine des gouvernements de Portugal, de France, de Naples et d’Espagne, n’était point apaisée par une proscription universelle. Ils pensaient avec prévoyance que si le principe catholique ne se frappait pas lui-même, il pourrait protester contre les assassins, et que la blessure qu’on lui ferait ne serait pas mortelle. Quelle meilleure occasion qu’un conclave pour imposer des engagements effroyables à un pouvoir égaré, qui ne verrait pas que le suicide allait être la condition forcée d’une existence de quelques jours ?
Ainsi, des exigences nouvelles étaient sur le point de se produire. L’ouverture du conclave se date du 20 février 1769, et déjà les cabinets avaient envoyé à Rome des agents de corruption et de menace sous le titre d’ambassadeurs. Pour la France, c’était le marquis d’Aubeterre ; pour l’Espagne, Azpuru et le chevalier d’Azara. Ils ne cachaient point leurs desseins. Les ordres de leurs cours étaient positifs. Ils demandèrent qu’on attendît l’arrivée des cardinaux français et espagnols. Les idées de désordre qui rongeaient l’Europe avaient gagné jusqu’au conclave. Il était partagé en deux partis. Ceux qui, appuyés aux antiques traditions, s’opposaient aux volontés des gouvernements, se pressèrent et faillirent l’emporter, dès le début, sur les hommes que la nouveauté séduisait. Le cardinal Chigi manqua son élection de deux voix. Un tel homme était un vrai prêtre, et, au point de vue de la fermeté même, nous ne savons pas d’éloge plus grand. Effrayés de l’avoir vu toucher de si près à la tiare, les ministres de France et d’Espagne osèrent insinuer d’abord, et proclamer ensuite, que si les cardinaux ne se conformaient pas au vœu des couronnes, la France, le Portugal, l’Espagne, les Deux-Siciles, se sépareraient de la communion romaine. Rien n’était moins certain. Le schisme aurait élevé de telles complications en Europe pour les gouvernements qui avaient l’insolence d’en parler, que très probablement c’était une menace vaine, mais elle troubla ces vieillards, qui doutaient de Rome éternelle, et on attendit les cardinaux étrangers.
Ils arrivèrent. L’histoire en nommera deux surtout à qui elle demandera un compte sévère de leur influence si bassement mise au service de leurs cours. Le cardinal de Bernis, l’ami de Voltaire et la bouquetière de madame de Pompadour, ne pouvait pas se déshonorer, mais l’archevêque de Séville, le grave et profond cardinal de Solis, avait, lui, un honneur à perdre, un noble passé à sacrifier, et il perdit l’un et sacrifia l’autre en acceptant de son gouvernement la mission de faire nommer un pape s’engageant d’avance et par écrit à la destruction des Jésuites. L’influence du cardinal de Solis, qui n’écrivait pas, on ne la trouve attestée que dans les dépêches de sa cour, si préoccupée et si avide du résultat qu’elle poursuivait ; mais la correspondance bavarde du vaniteux Bernis, que l’auteur du Clément XIV a citée presque tout entière, ne laisse aucun doute sur le hideux fourmillement d’intrigues qu’il entremêlait. Cette correspondance, font les lâchetés et les corruptions remontent à Choiseul, ajoutera une page à la fière histoire du ministre qui perdit la Martinique et livra le Canada aux Anglais. Seulement, elle montrera, de plus, l’inanité dans le mal même qui est le caractère de la politique de Choiseul. Lui et son digne agent, le cardinal de Bernis, ne pesèrent que le poids de leur légèreté dans les décisions du conclave. Ils ne furent pour rien dans l’élection du Pape, créé par l’Espagne toute seule, qui, du moins, avait la puissance et la science du mal qu’elle voulait. Solis avait tenu ses promesses. Il avait négocié et obtenu du cardinal Ganganelli un billet adressé à Charles III, dans lequel il est déclaré : « que le droit de pouvoir éteindre la Compagnie de Jésus, en observant les règles canoniques, appartient au Souverain Pontife, et qu’il est à souhaiter que le futur pape fasse tous ses efforts pour accomplir ce vœu des couronnes »
. Par un juste retour des choses, ce
billet terrible allait devenir toute la destinée de celui qui l’avait signé. Il devait empoisonner sa vie ; il devait la lui arracher ; mais il commençait par le faire Souverain Pontife. Le 19 mai 1769, la chrétienté reconnaissait le nouveau pape sous le nom de Clément XIV.
Il est des historiens qui, dans des intentions honorables, ont cherché gravement le mot de la conscience du cardinal Ganganelli lorsqu’il écrivit son fameux billet au roi d’Espagne. Il en est qui, pour justifier un pape aux yeux de la postérité, ont insisté sur le texte même du billet et ont montré combien peu il était explicite, à quel point il n’engageait pas ! Nous ne suivrons point leur exemple. Nous n’avons point autorité pour descendre dans cette profondeur qu’on appelle la conscience, ombre mystérieuse claire à l’œil de Dieu seul, et nous sommes d’ailleurs trop soumis au signe vivant d’un pouvoir divin pour agiter des questions qui le mettent en cause devant les hommes. Nous l’avons dit, qu’on ne le perde pas de vue ! nous constatons des résultats avec tristesse ; nous faisons saillir des évidences. Rien de plus. Quelle qu’ait été la pureté des intentions du cardinal Ganganelli et l’étendue de ses secrètes espérances quand il posait tout un pontificat sur le dé de cette lettre fatale, il s’agit, en fin de compte, tout simplement, de savoir si la chance a été pour l’Église, si l’engagement souscrit fut ou non un épouvantable malheur… Or, qui le niera ? qui oserait le nier ?… Avant d’être pape, Clément XIV aimait les Jésuites. Quand il professait au collège de Saint-Bonaventure, à Rome, il n’avait pas trop d’éloges et trop d’admiration pour eux. Au conclave même, il passait pour un jésuite, sous son froc de Cordelier. Pape, devait-il apprécier moins une compagnie qui était le bras droit de la Papauté ? Non ! sans doute. Il fallait donc que de bien grandes raisons fussent en lui, de bien grands projets peut-être, pour s’engager avec des ennemis contre ce qu’il avait toujours aimé. Le doute, qui faisait craquer tout en Europe, l’avait-il saisi comme les autres, non dans sa foi à la destinée éternelle de l’Église, mais dans sa foi à sa destinée dans le temps, à sa destinée de passage ? Croyait-il pouvoir accorder quelque chose aux passions pour leur refuser tout ensuite ? Croyait-il qu’un ajournement serait possible et le sauverait ? Dans tous les cas, le résultat reste, et le résultat proclame bien haut qu’il s’est trompé.
Et il ne fut pas longtemps sans le reconnaître. Quand la popularité des premiers jours, que les gouvernements lui créèrent d’autant plus aisément qu’ils s’accordaient avec les multitudes, se fut évanouie, Clément XIV put s’apercevoir du néant de ses espérances, si jamais il en avait conçu. Les cabinets lui rappelèrent, avec un langage de créancier impitoyable, la mise à prix de cette popularité. Bernis avait été nommé ambassadeur à Rome ; Azpuru, plus réellement habile que ce faiseur de petits vers, proscrivait les cardinaux qui avaient trempé dans les affaires sous Clément XIII (Rezzonico). Kaunitz, ambassadeur de Marie-Thérèse, avertissait le Souverain Pontife des menées qui n’échappaient point à son observation d’homme d’État. Clément promettait, biaisait, n’osait, refusait de voir le général des Jésuites, et pourtant promulguait un bref dans lequel il glorifiait leurs missions. Il commençait à trouver la position fausse qu’il avait acceptée plus forte que son courage. Le bref Cœlestium munerum thesauros exaspéra les cabinets. Ils jetèrent les hauts cris. Don Manuel de Roda parla en homme qui a un titre et qui peut en exciper à ciel ouvert. En vain Clément invoquait Louis XV, ce roi sans cœur et sans mains, à qui il ne restait qu’un œil clairvoyant pour voir l’abîme dans lequel il tombait : « Je ne puis pas — dit le Pape dans ses lettres — condamner un Ordre exalté par dix-neuf de mes prédécesseurs. Il faut un concile général. »
Échappatoire habile qui ne servait à rien ! dernière ressource perdue de la politique italienne ! Choiseul ne laissait pas à Bernis un seul instant de repos. Enveloppé dans un cercle qui chaque jour s’enflammait davantage en se rétrécissant, Clément XIV perdait le sens même de sa situation. Cédant aux conseils perfides de Bernis, il écrivit à Charles III une lettre qui le liait encore plus que le billet d’avant son élection. Il y reconnaissait que la suppression de l’Institut de Loyola était
indispensable, mais que les temps n’étaient pas mûrs. Avec son caractère honnête, scrupuleux, effrayé du bruit, on le tenait un jour ou l’autre par une pareille lettre. Mais un jour ou l’autre, c’était trop long, et la cour d’Espagne ne voulait plus attendre même le lendemain. L’orgueil de ces hidalgos s’irritait et montait, battant toutes les résistances de son flot soulevé. Et puis, dans ces choses de la politique, embrasées des passions des hommes, il y a des moments où tout se précipite de soi-même ; c’est dans la logique et c’est dans l’heure ; et cela fait un entraînement tel que les hommes qui ne croient pas à la Providence appellent ce précipitamment la fatalité. Clément XIV, glissant la tête en bas dans les voies des concessions qui perdent tous les pouvoirs quand ils croient se sauver par elles, renonce à promulguer, comme ses glorieux prédécesseurs, le Jeudi-Saint, dans la basilique de Saint-Pierre, la bulle In Cœna Domini. Les gouvernements applaudissent ; car toute concession est grosse d’une autre encore plus mortelle, Choiseul tombe, mais qu’importe à la sérieuse Espagne, à ce Charles III, inflexible et muet, pour les vues duquel Choiseul, éventé comme la présomption, s’était si vainement agité ! Le cabinet de Madrid n’en agit pas moins avec cette persévérance dont les livres saints ont fait un attribut du démon. Florida Blanca, homme dévoué jusqu’à l’esclavage, doit finir l’affaire commencée. Il est envoyé à Rome ; on put dire que quand il y fut, il y fut seul. Comme le serpent d’Aaron qui dévora tous les autres, il effaça ces diplomates qui rampaient pour le succès de l’entreprise. Il étreignit au lieu de ramper. Il ne lâcha plus le malheureux Pontife. Il semblait, par sa volonté, par sa parole et par sa beauté puissante et majestueuse, être l’expression vivante de la force de son gouvernement. Dans ces luttes avec la conscience du Pontife qui gouvernait l’Église, il accablait jusqu’à ses nerfs. Il
avait à Rome — aux portes du Vatican — une imprimerie qui vomissait incessamment des livres diffamatoires contre les Jésuites. C’était comme une forge de calomnies, toujours allumée. Un tel homme, servi par de tels moyens, devait triompher. Une nuit, n’en pouvant plus, succombant sous la fascination de sa propre parole invoquée sans cesse contre lui, Clément XIV signait au crayon, sur une fenêtre du Quirinal, le bref Dominus ac Redemptor noster, qui supprimait l’Institut de Saint-Ignace. Les cloches sonnaient au Gesù pour une neuvaine en l’honneur du patron de la compagnie : « Vous vous trompez, — dit Clément, dans sa sinistre angoisse, — ce n’est pas pour les saints qu’on sonne, c’est pour les morts. »
Non ! ce n’était pas pour les morts ! Dieu, qui s’est réservé l’avenir, n’abandonnait pas son Église. Le Pape se trompait. Erreur cruelle, mais expiation légitime ! L’expiation commençait déjà. Tombé évanoui sur le marbre après avoir tracé sa signature, Clément n’y fut relevé que le lendemain. Quand il sortit de cet évanouissement terrible, ce fut pour entrer dans la vie intense des remords. Quels spectacles alors épouvantèrent les murs sereins du Vatican ! Des cœurs respectueux et affligés, des hommes comme Vincent Bolgeni, comme le cardinal Simone, en ont conservé le souvenir pour l’éternelle et consternante édification des pouvoirs qui ne savent pas résister. Ils ont fait le compte de ces larmes, de ces cris, de ces déchirements de l’âme et du corps qui suivirent l’acte consommé et qui l’effacèrent. Nous qui n’écrivons point de l’histoire personnelle, nous jetterons un voile sur la fin de cette existence bouleversée. Clément ne tarda guères à mourir. « J’ai fait éclater mon arquebuse, — écrivait deux jours après son succès Florida Blanca, rugissant d’orgueil. — Vous savez de quelle mitraille elle était chargée. »
Il avait lieu d’être fier : il avait tué du coup la Compagnie de Jésus et le Pape. L’Europe, qui avait tressailli d’allégresse à la nouvelle de l’abolition, l’Europe, grossière comme tous les vainqueurs, trouva le moyen d’insulter à cette sainte chose qui s’appelle l’infortune. Elle frappa un ennemi à terre, ce qui est la lâcheté des lâchetés, et elle attribua au poison vengeur des Jésuites la mort d’un Pape que ses gouvernements avaient tué.
Mais l’ignorance seule bégaie aujourd’hui ces dégoûtants mensonges qui salirent toutes les lèvres du xviiie
siècle. Nul esprit éclairé ne voudrait y répondre et ferait bien. C’est que l’Europe du xviiie
siècle est une chose à part dans la mémoire des hommes. Avec beaucoup de génie, beaucoup de lumières, beaucoup d’entrailles même, avec tout ce qui rend la gloire facile et la grandeur réelle, l’Europe du xviiie
siècle est la plus petite des Europes qui viennent séculairement comparaître au tribunal de l’histoire. En effet, il n’y a point de grandeur sans vérité et sans justice, et c’est de justice qu’elle a manqué. On sent bien qu’elle a de la puissance, puisqu’elle a des passions ; mais les passions sont la force la moins noble, la plus animale de notre être. Les plus intelligents parmi les hommes passent leur vie à les mépriser, à n’en pas écouter la voix ! L’Europe du xviiie
siècle n’a écouté que cette voix funeste, n’a obéi qu’à elle, et l’a renforcée quand elle a pu. Dans cette question des Jésuites, elle se montra folle jusqu’à la barbarie, bête jusqu’à la stupidité. Elle accueillit l’abolition d’un Ordre qui représentait à ses yeux le principe exécré de l’obéissance, avec le sentiment révolutionnaire qui, plus tard, posa comme un dogme que l’insurrection est le plus saint des devoirs. Si elle ne savait pas ce qu’elle faisait, ses chefs, ses éducateurs le savaient pour elle. Dans leur joie, ils allèrent presque jusqu’à béatifier Clément XIV : « Les calvinistes de Hollande et les jansénistes d’Utrecht, — dit Crétineau, — frappèrent une médaille à son honneur. »
Le Pape sentit l’outrage de cet hommage. Il y a des inimitiés qu’il ne faut jamais apaiser, des mépris qu’il est glorieux d’encourir, des popularités qui sont des crimes. On n’a rien à faire pardonner à la sainte Église, et les pontifes
qui la gouvernent doivent avoir pour ennemis tous ses ennemis.
Du reste, ce grand égarement d’une époque spirituelle, éclairée, polie, parce que ses passions lui remontèrent à la tête comme une congestion de sang impur, est un de ces faits qu’on ne saurait plus discuter. Les protestants eux-mêmes le reconnaissent. Devenus, par un inévitable développement des choses, des rationalistes modernes, rencontrant l’impartialité quelquefois à force d’indifférence, des protestants comme Schlosser, Ranke, Schœll et Macaulay, ont souvent reproché au xviiie siècle l’atrocité ou la niaiserie de sa haine contre les fils de Loyola. Ils ont, autant qu’ils le pouvaient, été justes ; car les hommes sont beaucoup plus impersonnels qu’ils ne pensent, et ils emportent pour toute la vie, dans la partie d’eux-mêmes qu’ils croient la plus indépendante, les principes au sein desquels ils sont éclos. Ils ont, pour leur part, repoussé ces calomnies que des écrivains de ce temps-ci, moins sages et moins intelligents, répètent encore comme s’ils étaient du siècle passé. Esprits de portée et auxquels l’histoire, étudiée avec persévérance, a communiqué le sens politique, ils ont été naturellement frappés des immenses facultés que les Jésuites ont déployées pendant tout le temps de leur grande et salutaire action sur le monde. Ils l’ont décrite sans l’affaiblir ; ils l’ont expliquée sans l’insulter. En cela, ils ont donné un noble exemple, qui n’a pas été suivi, à des écrivains catholiques, du moins par le baptême, et de toutes manières, excepté par-là, au-dessous d’eux. On a vu, au commencement de ce chapitre, comment l’auteur de l’histoire de la Compagnie de Jésus avait répondu à ces derniers échos du xviiie siècle, et nous n’en parlerions même pas, si l’opinion de l’Europe ne voulait pas qu’une sottise dite en France fût plus comptée qu’une chose raisonnable dite ailleurs.
V
Mais si cette opinion, qui relève trop de la France, est souvent fourvoyée par elle, elle ne courra, du moins, aucun danger quand il s’agira de livres semblables à ceux de Crétineau-Joly. Au contraire, elle apprendra un peu mieux ce qu’elle ne sait pas assez : c’est que si la France produit le poison, elle produit aussi l’antidote. L’histoire de la Compagnie de Jésus et l’histoire de Clément XIV doivent redresser et guérir — sur une question immense et qui n’est pas épuisée — tous les esprits qui ne sont pas incurablement gauchis et gangrenés. Voilà la valeur de ces livres. Elle est très grande, et, selon nous, trop grande pour que nous abaissions ces publications, importantes au point de vue d’une utilité plus haute que tout, jusqu’à une critique littéraire. Nous admirons sans réserve la position que Crétineau-Joly a prise. Nous n’en voulons pas voir davantage. La littérature n’est qu’une bagatelle difficile, à côté d’une question d’État aussi profonde que celle qui se trouve sous l’histoire des Jésuites et de leur abolition.
Cette abolition, nous l’avons racontée à traits rapides. Dans le livre de Crétineau-Joly, elle est dite avec toutes les circonstances qui l’accompagnèrent, et ces circonstances sont épouvantables. Elles montrent bien ce que c’est que l’histoire diplomatique, ce produit immonde des chancelleries et des cabinets. Crétineau a cité des textes, dépouillé des correspondances, ◀prouvé jusqu’à la dernière évidence les culpabilités et les infamies. Il peut dire comme l’ermite de Prague : « Cela est, parce que cela est. »
Il en est sûr. Son récit, commencé avec les événements du Portugal, va plus loin que la mort de Clément XIV. En homme qui sait la force de certaines conséquences, il n’oublie pas, avant de terminer ce livre, qui restera, sur bien des mémoires, comme un écriteau, de constater l’effet produit par l’abolition sur l’Ordre même. Cet Ordre incomparable fut digne, jusqu’à la dernière heure d’injustice et de barbarie, de ses augustes Constitutions. Lui, l’ennemi du protestantisme, il ne protesta pas. Laurent Ricci, son général, fut emprisonné, et il laissa un testament sublime dans lequel rayonnent la soumission et l’innocence. Malgré les vexations de détail qui s’ajoutent toujours à une mesure tyrannique et dictée par la haine, les Pères de la Compagnie de Jésus ne fléchirent pas dans l’obéissance et dans le respect. Nul murmure ne s’éleva, nulle plainte, nulle parole qui sentît le dernier orgueil qui périt dans l’homme : — l’orgueil des services qu’il a rendus. C’est que, par le fait, ils n’étaient plus des créatures humaines ; ils étaient des saints. L’Europe, ricaneuse comme le vice, se souciait fort peu des saints à cette heure-là et des spectacles qu’ils donnaient au monde, — mais par-dessus tous ces gouvernements d’insensés qui ne voyaient pas ce qu’ils auraient dû admirer, il s’élevait un homme qui le voyait bien. C’était Frédéric. Il était pourtant de la race des ennemis de Dieu. Il était protestant, il était philosophe ; mais
aussi, il était roi. Il était un grand politique. Il avait l’expérience de la difficulté de gouverner les peuples, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer hautement les hommes d’un système qui diminuait cette difficulté. Rendons justice à ce grand homme ; son instinct ne l’abusait pas. Son âme trop sèche n’avait pas le sentiment des idées religieuses, mais, même en dehors de ces idées, si l’on peut s’y mettre par hypothèse en parlant de l’Institut de Loyola, cet Institut n’est-il pas avec la République romaine et le gouvernement anglais depuis Cromwell, les trois plus belles choses qu’on ait jamais vues sur la terre ? Il n’y a que les imbéciles, en politique, qui puissent le nier, et Frédéric avait du génie.
Ce n’est pas tout. Nous aimons, comme l’auteur de Clément XIV, à suivre jusqu’à ses dernières limites le développement du principe de l’obéissance, appliqué contre eux-mêmes par ces hommes qui sont la gloire de l’humanité. Nous avons montré ce qu’il produisit dans la sphère de l’action, voyons aussi ce qu’il produisit dans la sphère de l’intelligence. La soumission engendre dans les âmes une paix féconde pour les facultés de l’esprit. Elle purifie le regard comme elle purifie le cœur, elle donne une forte assiette à tout l’être. Les historiens qui ont encore le mieux jugé Clément XIV, ce sont les hommes qu’il a brisés. Écoutons-les. Ils écrivent tout près de l’abolition qui les foudroie, et déjà ils ont devancé le calme des temps futurs et la miséricorde attardée de l’histoire, qui pardonne chaque jour davantage, parce que chaque jour elle comprend mieux : « On sait — dit le Père Mozzi — que Clément était disposé à renoncer au Pontificat plutôt que d’en venir à cette extrémité (l’abolition) ; il le déclara bien souvent, et toutefois il y est venu. Mais chacun en connaît-il bien le moment, la manière, la cause ? Ô mes enfants, chers amis de la Compagnie qui n’est plus ! honorez le souvenir d’un Pontife qui est moins indigne de votre estime qu’il ne mérite toute votre compassion. Ayez encore un peu de patience ; tout se voit, mais on ne peut tout dire. Le temps propice n’est pas encore arrivé pour vous, il viendra et il passera pour les autres. Ayons confiance en Dieu, et soyons-lui fidèles. Dieu seul doit nous justifier. Réfléchissez aux conséquences de notre suppression, aux événements qui se succèdent chaque jour, et jugez s’il pouvait commencer à le faire d’une manière plus éclatante. »
Telles sont les paroles de ces hommes à qui on prenait plus que la vie ; car pour des hommes qui croient en eux-mêmes et à ce qu’ils font, il y a plus que la vie : c’est l’influence qu’on perd, l’action qu’on vous défend, la direction qu’on vous arrache ! L’ambition humaine souffre de cela, mais la conscience religieuse, avec sa foi inaliénable et profonde, en souffre bien davantage. Qui le savait mieux que les Jésuites ?… Dieu leur remettait un bien à faire ; on le leur interdisait de par Dieu. Hommes héroïques, ils ne le faisaient pas ! L’histoire du passé tonnait dans leurs esprits comme une lugubre prophétie. Ils connaissaient l’Europe. Ils savaient ce qu’ils avaient accompli, ce qui restait à accomplir… La Philosophie, plus hideuse que son père, le Protestantisme, tenait le monde sous elle. On touchait à la Révolution française, cette troisième génération d’un principe qui ne peut plus se continuer d’une génération de plus, tant celle-là lui a vidé les entrailles et tari sa force vitale ! Les erreurs bouillaient sous le feu de l’esprit d’un siècle incendiaire. Le monde ancien allait crouler. Ils sentaient, eux qui l’avaient sauvé tant de fois, qu’ils pouvaient le sauver encore. On le leur défend, on les abolit, on les anéantit. De leur plein gré, ils s’anéantissent ; ils s’ôtent humblement de la balance dans laquelle Dieu pèse les peuples et qu’ils eussent fait pencher, peut-être, du côté du salut, par leur poids. Ah ! il est sûr que de tous leurs martyres, que de tous leurs sacrifices, celui-là fut le plus douloureux. Sacrifier jusqu’au sacrifice, y a-t-il un pas de plus dans l’abnégation humaine ? et peut-on descendre plus bas ? et ad contemnit, disent les saints livres. Certes ! il eût été dans les tendances de tous les hommes de faire remonter un peu de mépris du fond de l’abîme contre le Pouvoir qui les y avait précipités. Mais eux, non. Ce sont des Jésuites, les saints de l’obéissance. Ils ne méprisent pas. Ils bénissent, et ad imum… benedicunt ! Avant eux, qui avait vu cela ?
Profitons de ce magnifique exemple. Les faits exposés, l’histoire achevée, ne touchons pas rudement à la mémoire de Clément XIV, « de ce pontife moins indigne d’estime que digne de compassion »
. Nous que le temps présent dégoûte et qui voudrions voir le principe de l’autorité, en toutes choses, relevé de toute sa hauteur et florissant comme aux anciens jours, n’oublions jamais que ce que Clément a fait, il avait droit de le faire, Le droit ne lui fut pas contesté une minute, même par ceux que l’abolition atteignait. S’il se trompa, ce fut dans l’appréciation des conséquences de son acte qui devaient être si funestes à l’Église romaine ; ce fut une erreur politique. Ou plutôt, non ! il ne se trompa pas sur cette appréciation, puisqu’il en mourut de chagrin. Si nous le condamnons comme il s’est condamné lui-même, faisons-le avec l’esprit des fils du Saint-Siège. Nous avons dit au commencement de ce chapitre qu’il est parfois jusque dans le blâme beaucoup de vénération et d’amour. D’ailleurs, il y a mieux encore : élevons-nous une bonne fois par le sentiment théologique au-dessus des jugements humains de l’histoire, et finissons par une de ces considérations profondes qui finissent tout. L’infaillibilité du Pape, à laquelle nous croyons plus qu’à la lumière, — car la lumière n’est qu’un fait et l’infaillibilité est un principe, — nous dispense du soin pesant de rien juger. En toute matière, c’est un grand débarras, mais c’est ici une grande sagesse. En effet, voyez comme cela simplifie et abrège ! Le Pape est infaillible. Maître de la discipline comme du dogme, il a aboli les Jésuites. Il a bien fait, puisqu’il est infaillible. Mais, par cette raison, s’il les eût rétablis avant de mourir, il eût bien fait encore puisqu’il est infaillible. Un second bref pouvait anéantir le premier. De même pour les Papes qui viendront après Clément XIV. Si comptée si sacrée que soit la Tradition, elle ne l’emporte pas sur la volonté
infaillible du Pontife. Alors on comprend les mots du Jésuite à ses frères : « Le temps propice n’est pas encore arrivé pour vous, il viendra et passera pour d’autres. Ayons confiance en Dieu et soyons-lui toujours fidèles. »