(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Rivarol.

Après Chamfort et Rulhière, c’est le tour de Rivarol ; on s’est accoutumé à les réunir. Il était plus jeune qu’eux. Né à Bagnols dans le Gard, en avril 1757 selon quelques biographes, il n’aurait eu que quarante-quatre ans quand il mourut à Berlin en avril 1801 ; ceux qui le font naître plus tôt ne lui donnent au plus que quarante-huit ans à la date de sa mort. Cette fin prématurée doit disposer à quelque indulgence pour un homme d’un esprit ferme et brillant, que la société avait beaucoup distrait, que la Révolution avait jeté dans l’exil, et qui n’a pu mener à fin de grands projets d’ouvrages, sur lesquels il a mieux laissé pourtant que des promesses.

Il paraît bien que Rivarol était noble, malgré toutes les plaisanteries et les quolibets qu’il eut à essuyer à ce sujet. Jeune, en débutant dans le monde littéraire, il commença par blesser la vanité de la foule des petits auteurs ; ils s’en vengèrent en s’en prenant à sa naissance. Son grand-père, Italien d’origine, né en Lombardie, après avoir fait la guerre de la Succession au service de l’Espagne, s’était établi en Languedoc et y avait épousé une cousine germaine de M. Deparcieux, de l’Académie des sciences. Le père de Rivarol, homme instruit, dit-on, et qui même aurait eu le goût d’écrire, manquait de fortune ; il eut seize enfants, dont Rivarol était l’aîné. La gêne domestique l’obligea à tenir quelque hôtel ou table d’hôte, circonstance qui fut tant reprochée depuis à Rivarol :

C’est dans Bagnols que j’ai vu la lumière,
Au cabaret où feu mon pauvre père
À juste prix faisait noce et festin,

lui faisait dire Marie-Joseph Chénier dans une assez triste satire. Rivarol, à son entrée dans le monde, y parut d’abord sous le nom de chevalier de Parcieux, s’autorisant de la parenté qu’il avait par sa grand-mère avec le savant (Deparcieux) si justement honoré, et que recommandaient de grands projets d’utilité publique. On lui contesta son droit à porter ce nom, et il reprit celui de Rivarol : il fit bien ; c’est un nom sonore, éclatant, qui éveille l’écho et qui s’accorde bien avec la qualité de son esprit.

Il fit ses études dans le Midi sans doute et peut-être à Cavaillon ; ce dut être dans un séminaire, car il eut affaire à l’évêque, et il porta dans un temps le petit collet7. Quoi qu’il en soit, on le trouve à Paris tout éclos vers 1784. Une figure aimable, une tournure élégante, un port de tête assuré, soutenu d’une facilité rare d’élocution, d’une originalité fine et d’une urbanité piquante, lui valurent la faveur des salons et cette première attention du monde que le talent attend quelquefois de longues années sans l’obtenir. Rivarol semblait ne mener qu’une vie frivole, et il était au fond sérieux et appliqué. Il se livrait à la société le jour, et il travaillait la nuit. Sa facilité de parole et d’improvisation ne l’empêchait pas de creuser solitairement sa pensée. Il étudiait les langues, il réfléchissait sur les principes et les instruments de nos connaissances, il visait à la gloire du style. Quand il se désignait sa place parmi les écrivains du jour, il portait son regard aux premiers rangs. Il avait de l’ambition sous un air de paresse. Cette ambition littéraire se marqua dans les deux premiers essais de Rivarol, sa traduction de l’Enfer de Dante (1783), et son Discours sur l’universalité de la langue française, couronné par l’Académie de Berlin (1784).

Traduire Dante était pour Rivarol « un bon moyen, disait-il assez avantageusement, de faire sa cour aux Rivarol d’Italie », et une façon de payer sa dette à la patrie de ses pères ; c’était indirectement faire preuve de sa noblesse d’au-delà des monts. C’était surtout aussi une manière de s’exercer sur un beau thème et de lutter avec un maître. Rivarol, nommons-le tout d’abord par son vrai nom, est un styliste ; il veut enrichir et renouveler la langue française, même après Buffon, même après Jean-Jacques. N’ayant pas d’abord en lui-même un foyer d’inspiration et un jet de source suffisant pour lui faire trouver une originalité toute naturelle, il cherche cette originalité d’expression par la voie littéraire et un peu par le dehors. Il s’attaque à Dante dont il apprécie d’ailleurs l’austère génie. « Quand il est beau, dit-il, rien ne lui est comparable. Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe sans le secours d’une seule épithète. » C’est en se prenant à ce style « affamé de poésie », qui est riche et point délicat, plein de mâles fiertés et de rudesses bizarres, qu’il espère faire preuve de ressources et forcer la langue française à s’ingénier en tout sens. « Il n’est point, selon lui, de poète qui tende plus de pièges à son traducteur » ; il compte parmi ces pièges les hardiesses et les comparaisons de tout genre dont quelques-unes lui semblent intraduisibles dans leur crudité. Il se pique d’en triompher, de les éluder, de les faire sentir en ne les exprimant qu’à sa façon. « Un idiome étranger, dit-il, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens : bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue ; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces. » Ainsi ne demandez pas à Rivarol le vrai Dante ; il sent le génie de son auteur, mais il ne le rendra pas, il ne le calquera pas religieusement. En eût-il l’idée, le siècle ne le supporterait pas un moment. Voltaire avait mis Rivarol au défi de réussir ; il lui avait dit en plaisantant qu’il ne traduirait jamais Dante en style soutenu, « ou qu’il changerait trois fois de peau avant de se tirer des pattes de ce diable-là ». Rivarol n’a garde de vouloir changer de peau, il est trop content de la sienne. Il vise, en traduisant, à ce style soutenu déclaré impossible ; et, dans cet effort, il ne songe qu’à s’exercer, à prendre ses avantages, à rapporter quelques dépouilles, quelques trophées en ce qui est du génie de l’expression. Telle est son idée, qui nous paraît aujourd’hui incomplète, mais qui n’était pas vulgaire.

L’Académie de Berlin avait proposé, en 1783, pour sujet de prix la réponse à ces questions : « — Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? — Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? — Est-il à présumer qu’elle la conserve ? » — Le Discours de Rivarol, qui obtint le prix, a de l’éclat, de l’élévation, nombre d’aperçus justes et fins exprimés en images heureuses. C’est un esprit fait et déjà mûr qui développe ses réflexions, et, par endroits, c’est presque un grand écrivain qui les exprime. Insistant sur la qualité essentielle de la langue française, qui est la clarté, tellement que, quand cette langue traduit un auteur, elle l’explique véritablement, il ajoutait :

Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité, et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et, puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine.

Ce remarquable Discours, qui dépassait de bien loin par le style et par la pensée la plupart des ouvrages académiques, valut à Rivarol l’estime de Frédéric le Grand et obtint un vrai succès en France et en Europe.

On peut penser qu’il eut de l’influence sur la direction de Rivarol. Esprit à la fois philosophique et littéraire, il se voua dès lors à l’analyse des langues et de la sienne en particulier. « Il est bon, avait-il dit, de ne pas donner trop de vêtements à sa pensée ; il faut, pour ainsi dire, voyager dans les langues, et, après avoir savouré le goût des plus célèbres, se renfermer dans la sienne. » Rivarol ne s’y renferma que pour l’approfondir, et, dès ce temps, il conçut le projet d’un Dictionnaire de la langue française, qu’il caressa toujours en secret à travers toutes les distractions du monde et de la politique, auquel il revint avec plus de suite dans l’exil, et dont le Discours préliminaire est resté son titre le plus recommandable aux yeux des lecteurs attentifs.

Cependant il vivait trop de la vie brillante, dissipée, mondaine, de la vie de plaisirs, et, à peine âgé de vingt-huit ans8, il se disait lassé et vieilli :

Quant à la vie que je mène, écrivait-il à un ami (janvier 1785), c’est un drame si ennuyeux, que je prétends toujours que c’est Mercier qui l’a fait. Autrefois je réparais dans une heure huit jours de folie, et aujourd’hui il me faut huit grands jours de sagesse pour réparer une folie d’une heure. Ah ! que vous avez été bien inspiré de vous faire homme des champs !

Les salons distrayaient Rivarol et le détournèrent trop de la gloire sérieuse. Il y primait par son talent naturel d’improvisation, dont tous ceux qui l’ont entendu n’ont parlé qu’avec admiration et comme éblouissement. C’était un virtuose de la parole. Une fois sa verve excitée, le feu d’artifice sur ses lèvres ne cessait pas. Il ne lançait pas seulement l’épigramme, il répandait les idées et les aperçus ; il faisait diverger sur une multitude d’objets à la fois les faisceaux étincelants de son éloquence. Lui-même, dans des pages excellentes, en définissant l’esprit et le goût, il n’a pu s’empêcher de définir son propre goût, son propre esprit ; on ne prend jamais, après tout, son idéal bien loin de soi :

L’esprit, dit-il, est en général cette faculté qui voit vite, brille et frappe. Je dis vite, car la vivacité est son essence ; un trait et un éclair sont ses emblèmes. Observez que je parle de la rapidité de l’idée, et non de celle du temps que peut avoir coûté sa poursuite… Le génie lui-même doit ses plus beaux traits, tantôt à une profonde méditation, et tantôt à des inspirations soudaines. Mais, dans le monde, l’esprit est toujours improvisateur ; il ne demande ni délai ni rendez-vous pour dire un mot heureux. Il bat plus vite que le simple bon sens ; il est, en un mot, sentiment prompt et brillant.

Il ne se dissimulait pas que ce talent brillant qu’il portait avec lui, qu’il déployait avec complaisance dans les cercles, et dont jouissait le monde, lui attirait aussi bien des envies et des inimitiés : « L’homme qui porte son talent avec lui, pensait-il, afflige sans cesse les amours propres : on aimerait encore mieux le lire, quand même son style serait inférieur à sa conversation. » Mais Rivarol, en causant, obéissait à un instinct méridional irrésistible. Il n’y trouvait aucune peine, aucune fatigue de pensée, et sa paresse s’accommodait de ce genre de succès, qui n’était pour lui qu’un exercice de sybarite délicat et qu’une jouissance.

Sa vanité s’en accommodait aussi, car, en causant, il se trouvait tout naturellement le premier ; personne, lui présent, ne songeait à lui disputer cette prééminence. Ses amis (car il en eut) assurent qu’en s’emparant ainsi du sceptre, il n’en était nullement orgueilleux au fond : « Ne se considérant que comme une combinaison heureuse de la nature, convaincu qu’il devait bien plus à son organisation qu’à l’étude ou au travail, il ne s’estimait que comme un métal plus rare et plus fin. » C’était sa manière de modestie. Semblable en cela aux artistes, il se sentait pourvu d’un prodigieux instrument, et il en jouait devant tous. Il vocalisait. Pourtant, ce qui se pardonne aisément chez un chanteur, un pianiste ou violoniste, chez un talent spécial, se pardonne moins dans l’ordre de l’esprit. Cette parole aux mains d’un seul semble bientôt une usurpation, et Rivarol, tranchant, abondant dans son sens, imposant silence aux autres, n’a rien fait pour échapper au reproche de fatuité qui se mêle inévitablement jusque dans l’éloge de ses qualités les plus belles. Il s’étalait d’abord et partout dans toute la splendeur et l’insolence de son esprit. Le sens moral et sympathique ne l’avertissait pas.

Sur tout le reste son goût était fin, vif, pénétrant, et, bien qu’il ne résistât point assez à une teinte de recherche et d’apprêt, on peut classer Rivarol au premier rang des juges littéraires éminents de la fin du dernier siècle. Il avait des parties bien autrement élevées et rares que La Harpe, Marmontel, et les autres contemporains ; il avait de la portée et de la distinction, jointe à la plus exquise délicatesse. Dans ses jugements il pensait surtout aux délicats, et l’on a pu dire qu’il avait en littérature « plus de volupté que d’ambition ». Son goût pourtant était trop sensible et trop amoureux pour ne pas laisser éclater hautement ce qu’il éprouvait.

Le jugement, a-t-il dit, se contente d’approuver et de condamner, mais le goût jouit et souffre. Il est au jugement ce que l’honneur est à la probité : ses lois sont délicates, mystérieuses et sacrées. L’honneur est tendre et se blesse de peu : tel est le goût ; et, tandis que le jugement se mesure avec son objet, ou le pèse dans la balance, il ne faut au goût qu’un coup d’œil pour décider son suffrage ou sa répugnance, je dirais presque son amour ou sa haine, son enthousiasme ou son indignation, tant il est sensible, exquis et prompt ! Aussi les gens de goût sont-ils les hauts justiciers de la littérature. L’esprit de critique est un esprit d’ordre ; il connaît des délits contre le goût et les porte au tribunal du ridicule ; car le rire est souvent l’expression de la colère, et ceux qui le blâment ne songent pas assez que l’homme de goût a reçu vingt blessures avant d’en faire une. On dit qu’un homme a l’esprit de critique, lorsqu’il a reçu du ciel non seulement la faculté de distinguer les beautés et les défauts des productions qu’il juge, mais une âme qui se passionne pour les unes et s’irrite des autres, une âme que le beau ravit, que le sublime transporte, et qui, furieuse contre la médiocrité, la flétrit de ses dédains et l’accable de son ennui.

Cette définition si bien sentie, il a passé sa vie à la pratiquer, et presque toutes les inimitiés qu’il a soulevées viennent de là. Quand Rivarol débuta dans la littérature, les grands écrivains qui avaient illustré le siècle étaient déjà morts ou allaient disparaître : c’était le tour des médiocres et des petits. Comme au soir d’une chaude journée d’été, une foule d’insectes bourdonnaient dans l’air et harcelaient de leur bruit les honnêtes indifférents. Tout le siècle ayant tourné à la littérature, on se louait, on se critiquait à outrance, mais le plus souvent on se louait. À Paris, on n’en était pas dupe : « En vain les trompettes de la Renommée ont proclamé telle prose ou tels vers ; il y a toujours dans cette capitale, disait Rivarol, trente ou quarante têtes incorruptibles qui se taisent ; ce silence des gens de goût sert de conscience aux mauvais écrivains et les tourmente le reste de leur vie. » Mais, en province, on était dupe : « Il serait temps enfin, conseillait-il, que plus d’un journal changeât de maxime : il faudrait mettre dans la louange la sobriété que la nature observe dans la production des grands talents, et cesser de tendre des pièges à l’innocence des provinces. » C’est cette pensée de haute police qui fit que Rivarol, un matin, s’avisa de publier son Petit almanach de nos grands hommes pour l’année 1788, où tous les auteurs éphémères et imperceptibles sont rangés par ordre alphabétique, avec accompagnement d’un éloge ironique. Il avait porté la guerre dans un guêpier, et il eut fort à faire ensuite pour se dérober à des milliers de morsures.

Ce Petit almanach des grands hommes, qui avait pour épigraphe : « Dis ignotis , Aux dieux inconnus », est une de ces plaisanteries qui n’ont de piquant que l’à-propos. On peut remarquer qu’il commence par le nom d’un homme qui a depuis acquis une certaine célébrité dans la médecine, Alibert, et qui n’était connu alors que par une fable insérée dans un Recueil des Muses provinciales. Andrieux, Ginguené, qui n’avaient débuté jusqu’alors que dans la littérature légère, y sont mentionnés, ainsi que Marie-Joseph Chénier, qui se vengea aussitôt par une satire virulente9.

Quand Rivarol eut quitté la France, en 1791, il disait avec plus de gaieté que d’invraisemblance : « Si la Révolution s’était faite sous Louis XIV, Colin eût fait guillotiner Boileau, et Pradon n’eût pas manqué Racine. En émigrant, j’ai échappé à quelques jacobins de mon Almanach des grands hommes. »

Rivarol, dès 1782, s’était attaqué à l’abbé Delille, alors dans tout son succès. Dans un écrit anonyme, mais qu’on savait de lui, il avait critiqué le poème des Jardins, nouvellement imprimé :

Il vient enfin de franchir le pas, disait Rivarol de ce poème ; il quitte un petit monde indulgent, dont il faisait les délices depuis tant d’années, pour paraître aux regards sévères du grand monde, qui va lui demander compte de ses succès : enfant gâté, qui passe des mains des femmes à celles des hommes, et pour qui on prépare une éducation plus rigoureuse, il sera traité comme tous les petits prodiges.

Suit une critique qui semblait amère et excessive alors, et qui n’est que trop justifiée aujourd’hui. En général, il y a dans Rivarol le commencement et la matière de bien des hommes que nous avons vus depuis se développer et grandir sous d’autres noms. Il y a le commencement et le pressentiment d’un grand écrivain novateur tel que Chateaubriand a paru depuis, d’un grand critique et poète tel qu’André Chénier s’est révélé : par exemple, il critique Delille tout à fait comme André Chénier devait le sentir. Nous verrons tout à l’heure qu’il y eut aussi en lui le commencement d’un De Maistre. Mais toutes ces intentions premières furent interceptées et arrêtées avant le temps par le malheur des circonstances, et surtout par l’esprit du siècle dans lequel Rivarol vécut trop et plongea trop profondément pour pouvoir ensuite, même à force d’esprit, s’en affranchir.

Rivarol n’a été qu’un homme de transition ; mais, à ce titre, il a une grande valeur, et nous osons dire qu’il n’a pas encore été mis à sa place. Ses bons mots, ses saillies, ses épigrammes sont connues et citées en cent endroits : il y a lieu d’insister sur ses tentatives plus hautes.

M. Necker avait publié en 1787 son livre sur l’Importance des idées religieuses. Rivarol lui adressa deux Lettres pleines de hardiesse et de pensée, dans lesquelles il le harcèle sur son déisme. Dans ces Lettres où il cite souvent Pascal et où il prouve qu’il l’a bien pénétré, Rivarol se place à un point de vue d’épicuréisme élevé qu’il aura à modifier bientôt, quand la Révolution, en éclatant, lui aura démontré l’importance politique des religions.

Dès les premiers jours où la Révolution se prononça, Rivarol n’hésita point, et il embrassa le parti de la Cour, ou du moins celui de la conservation sociale. Dès avant le 14 Juillet, il avait dénoncé la guerre dans le Journal dit politique-national, publié par l’abbé Sabatier. Ces articles de Rivarol ont été depuis réunis en volume, et quelquefois sous le titre de Mémoires ; mais ce recueil s’est fait sans aucun soin. On a supprimé les dates, les divisions des articles ; on a même supprimé des transitions ; on a supprimé enfin les épigraphes que chaque morceau portait en tête, et qui, empruntées d’Horace, de Virgile, de Lucain, attestaient jusque dans la polémique un esprit éminemment orné : Rivarol, même en donnant des coups d’épée, tenait à ce que la poignée laissât voir quelques diamants.

Dans ce Journal, dont le premier numéro est du 12 juillet 1789, Rivarol se montre, et avant Burke, l’un des plus vigoureux écrivains politiques qu’ait produits la Révolution. Il raconte ce qui s’est passé aux États généraux avant la réunion des ordres, et il suit ce récit à mesure que les événements se développent. « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, a dit le cardinal de Retz, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. » Rivarol fait voir que, s’il exista jamais, ce moment fut manqué dès l’abord dans la Révolution française. Parlant de la déclaration du roi dans la séance royale du 23 juin, il se demande pourquoi cette déclaration qui, un peu modifiée, pouvait devenir la Grande Charte du peuple français, eut un si mauvais succès ; et la première raison qu’il en trouve, c’est qu’elle vint trop tard :

Les opérations des hommes ont leur saison, dit-il, comme celles de la nature ; six mois plus tôt, cette déclaration aurait été reçue et proclamée comme le plus grand bienfait qu’aucun roi eût jamais accordé à ses peuples ; elle eût fait perdre jusqu’à l’idée, jusqu’au désir d’avoir des États généraux.

Il fait voir d’une manière très sensible comment les questions changèrent bien vite de caractère dans cette mobilité, une fois soulevée, des esprits : « Ceux qui élèvent des questions publiques devraient considérer combien elles se dénaturent en chemin. On ne nous demande d’abord qu’un léger sacrifice ; bientôt on en commande de très grands ; enfin on en exige d’impossibles. » L’idée secrète, la passion qui donne à toutes les questions d’alors la fermentation et l’embrasement, il la devine, il la dénonce :

Qui le croirait ? ce ne sont ni les impôts, ni les lettres de cachet, ni tous les autres abus de l’autorité, ce ne sont point les vexations des intendants et les longueurs ruineuses de la justice, qui ont le plus irrité la nation, c’est le préjugé de la noblesse pour lequel elle a manifesté le plus de haine : ce qui prouve évidemment que ce sont les bourgeois, les gens de lettres, les gens de finances, et enfin tous ceux qui jalousaient la noblesse, qui ont soulevé contre elle le petit peuple dans les villes, et les paysans dans les campagnes.

Il montre les gens d’esprit, les gens riches trouvant la noblesse insupportable, et si insupportable que la plupart finissaient par l’acheter : « Mais alors commençait pour eux un nouveau genre de supplice, ils étaient des anoblis, des gens nobles, mais ils n’étaient pas gentilshommes… Les rois de France guérissent leurs sujets de la roture à peu près comme des écrouelles, à condition qu’il en restera des traces. » Cette cause morale, la vanité, qui fut si puissante alors dans la haine irréconciliable et l’insurrection de la bourgeoisie excitée par les demi-philosophes, est démêlée et exposée par Rivarol avec une vraie supériorité.

L’image chez lui s’ajoute à l’idée pour la mieux faire entrer ; il ne dit volontiers les choses qu’en les peignant ; ainsi, pour rendre cette fureur de nivellement universel : « On a renversé, dit-il, les fontaines publiques sous prétexte qu’elles accaparaient les eaux, et les eaux se sont perdues. »

Voici quelques pensées que ne désavouerait ni un Machiavel ni un Montesquieu :

La populace croit aller mieux à la liberté quand elle attente à celle des autres.

S’il est vrai que les conjurations soient quelquefois tracées par des gens d’esprit, elles sont toujours exécutées par des bêtes féroces.

Si un troupeau appelle des tigres contre ses chiens, qui pourra le défendre contre ses nouveaux défenseurs ?

Règle générale : les nations que les rois assemblent et consultent commencent par des vœux et finissent par des volontés.

Malheur à ceux qui remuent le fond d’une nation !

S’adressant aux législateurs si empressés d’afficher en tête de leur Constitution les Droits de l’homme :

Législateurs, s’écrie-t-il, fondateurs d’un nouvel ordre de choses, vous voulez faire marcher devant vous cette métaphysique que les anciens législateurs ont toujours eu la sagesse de cacher dans les fondements de leurs édifices. Ah ! ne soyez pas plus savants que la nature. Si vous voulez qu’un grand peuple jouisse de l’ombrage et se nourrisse des fruits de l’arbre que vous plantez, ne laissez pas ses racines à découvert…

Pourquoi révéler au monde des vérités purement spéculatives ? Ceux qui n’en abuseront pas sont ceux qui les connaissent comme vous, et ceux qui n’ont pas su les tirer de leur propre sein ne les comprendront jamais, et en abuseront toujours.

Rivarol d’ailleurs n’est point un écrivain absolutiste, comme nous dirions, et il faut bien se garder de le classer comme tel. Il a soin d’excepter, dans son blâme sévère, les philosophes tels que Montesquieu, « qui écrivaient avec élévation pour corriger les gouvernements et non pour les renverser ». Il reconnaît énergiquement les fautes du côté même où il se range : « La populace de Paris, dit-il, et celle même de toutes les villes du royaume, ont encore bien des crimes à faire avant d’égaler les sottises de la Cour. Tout le règne actuel peut se réduire à quinze ans de faiblesse et à un jour de force mal employée. »

Dans tout le cours de ce Journal, Rivarol se dessine avec énergie, éclat, indépendance, et comme un de ces écrivains (et ils sont en petit nombre) « que l’événement n’a point corrompus. » Dès les premiers numéros du Journal et dans l’intervalle du 14 Juillet au retour de M. Necker, on avait accusé le rédacteur d’être vendu au ministère :

Si cela est, s’écriait Rivarol, nous sommes vendu et non payé, ce qui doit être quand l’acheteur n’existe pas ; et, en effet, il n’y a point de ministère en ce moment… Les cours, à la vérité, ajoute-t-il en se redressant, se recommandent quelquefois aux gens de lettres comme les impies invoquent les saints dans le péril, mais tout aussi inutilement : la sottise mérite toujours ses malheurs.

Si nous trouvions à redire à ce langage, ce serait plutôt à l’ironie du ton et à cet accent de dédain envers ceux mêmes qu’on défend, accent qui est trop naturel à Rivarol, que nous retrouverons plus tard à Chateaubriand, et qui fait trop beau jeu vraiment à l’amour-propre de celui qui parle. Le vrai conseiller politique sait se préserver de ce léger entêtement tout littéraire.

Nous ne pouvons indiquer tout ce qui paraît de saillant et de bien pensé dans ce Journal de Rivarol quand on le relit en place et en situation. Voici quelques vues sur Paris et sur sa destination naturelle comme ville européenne, qui sentent assurément l’homme d’une civilisation très avancée, très amollie, et l’épicurien politique plus que le citoyen-soldat ; nous les livrons toutefois, fût-ce même à la contradiction de nos lecteurs, parce que les réflexions qu’elles présentent n’ont pas encore trop vieilli :

Paris est-il donc une ville de guerre ? se demande Rivarol ; n’est-ce pas, au contraire, une ville de luxe et de plaisir ? Rendez-vous de la France et de l’Europe, Paris n’est la patrie de personne, et on ne peut que rire d’un homme qui se dit citoyen de Paris. Cette capitale n’est qu’un vaste spectacle qui doit être ouvert en tout temps : ce n’est point la liberté qu’il lui faut, cet aliment des républiques est trop indigeste pour de frêles Sybarites ; c’est la sûreté qu’elle exige, et, si une armée la menace, elle doit être désertée en deux jours. Il n’y a qu’un gouvernement doux et respecté qui puisse donner à Paris le repos nécessaire à son opulence et à sa prospérité.

La capitale a donc agi contre ses intérêts en prenant des formes républicaines ; elle a été aussi ingrate qu’impolitique en écrasant cette autorité royale, à qui elle doit et ses embellissements et son accroissement prodigieux ; et, puisqu’il faut le dire, c’était plutôt à la France entière à se plaindre de ce que les rois ont fait dans tous les temps pour la capitale, et de ce qu’ils n’ont fait que pour elle. Ah ! si les provinces ouvrent jamais les yeux, si elles découvrent un jour combien leurs intérêts sont, je ne dis pas différents, mais opposés aux intérêts de Paris, comme cette ville sera abandonnée à elle-même !… Était-ce donc à toi à commencer une insurrection, ville insensée ? ton Palais-Royal t’a poussée vers un précipice d’où ton Hôtel de Ville ne te tirera pas.

Le Palais-Royal a été puni par où il avait péché ; il a été mis finalement en pénitence, et il est devenu moral.

Ajoutons, comme correctif, que le pronostic de Rivarol sur Paris ne s’est pas tout à fait vérifié : « L’herbe croîtra dans tes sales rues », s’écriait-il dans son anathème. Paris a eu bien des rechutes depuis juillet 89, et il n’a pas cessé de gagner et de s’embellir : il est vrai que ce n’a été que malgré ces rechutes et le lendemain, qu’on l’a vu refleurir, avec le ferme propos de les racheter chaque fois et d’en effacer l’image. Sa vitalité n’a repris le dessus que sous des gouvernements respectés.

Sorti de France en 1791, Rivarol séjourna d’abord à Bruxelles, puis en Angleterre, et ensuite à Hambourg. C’est dans cette dernière ville qu’il parvint à établir une sorte de centre de société et d’atelier littéraire ; tout ce qui y passait de distingué se groupait autour de lui. On peut dire qu’il y trônait. Marié, mais séparé de sa femme, qui n’était pas exempte de quelque extravagance, il avait emmené avec lui une petite personne appelée Manette, qui joue un certain rôle dans sa vie intime : c’est cette personne à qui il conseillait, comme elle ne savait pas lire, de ne jamais l’apprendre ; la pièce de vers très connue qu’il lui adressa se terminait ainsi :

Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit,
       Et de l’esprit comme une rose.

Je parle de Manette parce que c’est une manière discrète d’indiquer comment Rivarol n’avait point dans ses mœurs toute la gravité qui convient à ceux qui défendent si hautement les principes primordiaux de la société et le lien religieux des empires. Il avait sa Lisette en un mot, sans compter les distractions mondaines, voilà tout ce que je veux dire. Esprit tout littéraire, la nécessité l’avait fait triompher de sa paresse, et il se remit pendant son séjour à Hambourg à la composition de son Dictionnaire de la langue française, dont le Discours préliminaire parut en 1797. Une partie notable de ce Discours, qui avait trait à la philosophie moderne, n’avait pu d’abord s’imprimer en France, grâce à la défense du ministre de l’Intérieur, François de Neufchâteau. Ce n’est que plus tard que l’ouvrage y fut imprimé dans son entier ; il forme le premier volume des Œuvres complètes de Rivarol (1808), mais avec quelques fautes qui en gâtent le sens. Ceux qui tiennent à l’étudier (et il le mérite) feront bien de recourir à l’édition première.

Jamais prospectus ni préface de dictionnaire n’a renfermé tant de choses en apparence étrangères et disparates. Rivarol y fait entrer toute la métaphysique et la politique. Il considère la parole comme « la physique expérimentale de l’esprit », et il en prend occasion d’analyser l’esprit, l’entendement, et tout l’être humain dans ses éléments constitutifs et dans ses idées principales ; il le compare avec les animaux et marque les différences essentielles de nature : puis il se livre, en finissant, à des considérations éloquentes sur Dieu, sur les passions, sur la religion, sur la supériorité sociale des croyances religieuses comparativement à la philosophie. C’est dans cette dernière partie qu’on trouve des tableaux de la Révolution et de la Terreur au point de vue moral, qui rappellent parfois l’idée, la plume, et j’ose dire, la verve d’un Joseph de Maistre.

Il n’est ni de mon objet ni de ma compétence d’entrer avec Rivarol dans l’analyse à la Condillac qu’il tente de l’esprit humain. Je me bornerai à dire à ceux (comme j’en connais) qui seraient disposés à dédaigner son effort, que, dans cet écrit, Rivarol n’est pas un littérateur qui s’amuse à faire de l’idéologie et de la métaphysique ; c’est mieux que cela, c’est un homme qui pense, qui réfléchit, et qui, maître de bien des points de son sujet, exprime ensuite ses résultats, non pas au hasard, mais en écrivain habile et souvent consommé. Ceux qui connaissent la philosophie de M. de Laromiguière, et qui prendront la peine de lire Rivarol, trouveront que c’est là que ce professeur distingué et élégant a dû emprunter son expédient de la transaction entre la sensation et l’idée, entre Condillac et M. Royer-Collard, et de ce terme mitoyen qui a longtemps eu cours dans nos écoles sous le titre de sentiment. C’en est assez sur ce sujet. L’honneur de Rivarol, selon moi, est, dans quelque ordre d’idées qu’il pénètre, d’y rester toujours ce qu’il est essentiellement, un écrivain précis, brillant, animé, prompt aux métaphores. Jamais il ne consent à admettre le divorce entre l’imagination et le jugement. Il nous prouve très bien, par l’exemple des langues, que la métaphore et l’image sont si naturelles à l’esprit humain, que l’esprit même le plus sec et le plus frugal ne peut parler longtemps sans y recourir ; et, si l’on croit pouvoir s’en garder en écrivant, c’est qu’on revient alors à des images qui, étant vieilles et usées, ne frappent plus ni l’auteur ni les lecteurs. Que si Locke et Condillac « manquaient également tous deux du secret de l’expression, de cet heureux pouvoir des mots qui sillonne si profondément l’attention des hommes en ébranlant leur imagination, leur saura-t-on gré de cette impuissance ? » Et il conclut en disant : « Les belles images ne blessent que l’envie. »

Il n’a manqué à plus d’une de ces pages de Rivarol, pour frapper davantage, que de naître quelques années plus tôt, en présence de juges moins dispersés et sous le soleil même de la patrie. Le sentiment qui anime les derniers chapitres, et qui fait que cet homme au cœur trop desséché par l’air des salons se relève et surnage, par l’intelligence, du milieu de la catastrophe universelle, me rappelle quelque chose du mouvement d’un naufragé qui s’attache au mât du navire, et qui tend les bras vers le rivage. Le ciel à ses yeux se déchire, et Dieu enfin lui apparaît :

Il me faut, comme à l’univers, s’écrie-t-il, un Dieu qui me sauve du chaos et de l’anarchie de mes idées… Son idée délivre notre esprit de ses longs tourments, et notre cœur de sa vaste solitude.

Chose admirable ! unique et véritable fortune de l’entendement humain ! dira-t-il encore avec un accent bien senti et qui ne se peut méconnaître ; les objections contre l’existence de Dieu sont épuisées, et ses preuves augmentent tous les jours : elles croissent et marchent sur trois ordres : dans l’intérieur des corps, toutes les substances et leurs affinités ; dans les cieux, tous les globes et les lois de l’attraction ; au milieu, la nature, animée de toutes ses pompes.

Il est un quatrième ordre non moins essentiel, qui consiste à voir et à démontrer Dieu et sa Providence jusque dans les catastrophes et les calamités même des empires. Rivarol omet cet ordre orageux d’objections et de preuves, et reste en chemin. Il n’atteint pas à la philosophie religieuse de l’histoire.

Venant aux passions des hommes, Rivarol les analyse et les définit avec une précision colorée qui lui est propre. Il fait bien sentir à quel point les hommes se conduisent plus d’après leurs passions que par leurs idées, et il en donne un piquant exemple en action et en apologue :

On dit à Voltaire dans les champs Élysées : Vous vouliez donc que les hommes fussent égaux ? — Oui. — Mais savez-vous qu’il a fallu pour cela une révolution effroyable ? — N’importe. — On parle à ses idées.

— Mais savez-vous (ajoute-t-on) que le fils de Fréron est proconsul, et qu’il dévaste des provinces ? — Ah ! dieux ! quelle horreur ! — On parle à ses passions.

Rivarol est plein de ces traits de détail et de ces exemples, de ce que les anciens appelaient les lumières du discours.

Il aborde, en finissant, la grande et nouvelle passion qui a produit la fièvre nationale et le délire dont la France a été saisie : c’est la passion philosophique, le fanatisme philosophique. On croyait jusqu’alors que le mot de fanatisme ne s’appliquait qu’aux idées et aux croyances religieuses : il était réservé à la fin du xviiie  siècle de montrer qu’il ne s’appliquait pas moins à la philosophie, et il en est résulté aussitôt des effets monstrueux.

Et ici, dans une diatribe d’une verve, d’une invective incroyable, Rivarol prend à partie les philosophes modernes comme les pères du désordre et de l’anarchie, les uns à leur insu, les autres le sachant et le voulant. Il les montre possédés d’une manie d’analyse qui ne s’arrête et ne recule devant rien, qui porte en toute matière sociale les dissolvants et la décomposition :

Dans la physique, ils n’ont trouvé que des objections contre l’Auteur de la nature ; dans la métaphysique, que doute et subtilités ; la morale et la logique ne leur ont fourni que des déclamations contre l’ordre politique, contre les idées religieuses et contre les lois de la propriété ; ils n’ont pas aspiré à moins qu’à la reconstruction du tout, par la révolte contre tout ; et, sans songer qu’ils étaient eux-mêmes dans le monde, ils ont renversé les colonnes du monde…

Que dire d’un architecte qui, chargé d’élever un édifice, briserait les pierres, pour y trouver des sels, de l’air et une base terreuse, et qui nous offrirait ainsi une analyse au lieu d’une maison ?…

La vraie philosophie est d’être astronome en astronomie, chimiste en chimie, et politique dans la politique.

Ils ont cru cependant, ces philosophes, que définir les hommes, c’était plus que les réunir ; que les émanciper, c’était plus que les gouverner, et qu’enfin les soulever, c’était plus que les rendre heureux. Ils ont renversé des États pour les régénérer, et disséqué des hommes vivants pour les mieux connaître…

En écrivant ces pages éloquentes et enflammées (et il y en a quatre-vingts de suite sur ce ton-là), Rivarol se souvenait évidemment de ces hommes avec qui il avait passé tant d’années et dont il connaissait le fort et le faible, des Chamfort, des Condorcet, des Garat. Il y a des traits personnels qui s’élancent de toutes parts comme des flèches, et qui s’adressent à autre chose qu’à une idée et à une théorie. Sans qu’il les nomme, on voit bien, à l’éclair de son regard, à la certitude de son geste, qu’il est en face de tels ou tels adversaires. Mais aussi ce qui honore en Rivarol l’intelligence et l’homme, c’est qu’il s’élève du milieu de tout cela comme un cri de la civilisation perdue, l’angoisse d’un puissant et noble esprit qui croit sentir échapper toute la conquête sociale : « Malgré tous les efforts d’un siècle philosophique, dit-il, les empires les plus civilisés seront toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille ; les nations comme les métaux n’ont de brillant que les surfaces. »

Il y a des moments où, porté par le mouvement de son sujet et par l’impulsion de la pensée sociale, il va si haut, qu’on se demande si c’est bien Rivarol qui écrit, le Rivarol né voluptueux avant tout et délicat, et si ce n’est pas plutôt franchement un homme de l’école religieuse :

Le vice radical de la philosophie, c’est de ne pouvoir parler au cœur. Or, l’esprit est le côté partiel de l’homme ; le cœur est tout… Aussi la religion, même la plus mal conçue, est-elle infiniment plus favorable à l’ordre politique, et plus conforme à la nature humaine en général, que la philosophie, parce qu’elle ne dit pas à l’homme d’aimer Dieu de tout son esprit, mais de tout son cœur : elle nous prend par ce côté sensible et vaste qui est à peu près le même dans tous les individus, et non par le côté raisonneur, inégal et borné, qu’on appelle esprit.

N’est-ce pas là un croyant qui parle ? et se peut-il que ce ne soit qu’un philosophe repenti et devenu politique, un incrédule qui s’est guéri de la sottise d’être impie ? Et ceci encore :

Que l’histoire vous rappelle que partout où il y a mélange de religion et de barbarie, c’est toujours la religion qui triomphe ; mais que partout où il y a mélange de barbarie et de philosophie, c’est la barbarie qui l’emporte… En un mot, la philosophie divise les hommes par les opinions, la religion les unit dans les mêmes principes ; il y a donc un contrat éternel entre la politique et la religion. Tout État, si j’ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel.

Roederer, dans le temps, essaya de répondre à cette partie de l’ouvrage de Rivarol ; mais il ne l’a fait que dans le détail, et sans en atteindre la véritable portée ni en mesurer l’essor.

J’avais à cœur de signaler ces points élevés de la pensée de Rivarol. Ses bons mots, ses saillies sont partout. J’en ai moi-même autrefois donné toute une suite et rassemblé toute une gerbe dans une conversation notée par Chênedollé10. Mais le côté social du Rivarol de la fin est trop resté dans l’ombre : il m’était très bien indiqué en peu de mots dans l’article de M. Malitourne (Biographie universelle).

Rivarol, qui depuis quelques mois était à Berlin, y fut saisi en avril 1801 d’une maladie qui l’emporta en peu de jours. On a dit qu’en mourant, il voulut qu’on remplît de fleurs sa chambre, et qu’il demandait, dans son délire, des figues attiques et du nectar. C’est là une mort à la Mirabeau qu’on lui a composée, et qui est du moins conforme à l’idée qu’on se faisait de son rêve11.

Rivarol n’était point un homme de génie, mais c’était plus qu’un homme d’esprit : il réalisait tout à fait l’idéal de l’homme de talent, tel qu’il l’a défini : « Le talent, c’est un art mêlé d’enthousiasme. » Il est dommage que ce talent, chez lui, fût un peu gâté par du faste et de l’apprêt. Son style fait parfois l’effet d’une étoffe lustrée qui bruit et reluit. Sa pensée, en maint cas, était plus saine que son expression. Vers la fin, il valait mieux que ses mœurs. Si l’on perce le vernis de fatuité dont il était revêtu, on arrive à reconnaître en lui le bon sens ; et de cet homme si brillant et si à la mode, on peut dire pour dernier éloge que ceux qui l’auront étudié de près n’en parleront qu’avec estime.