Section 5, explication de plusieurs endroits du sixiéme chapitre de la poëtique d’Aristote. Du chant des vers latins ou du carmen
Je ne crois pas pouvoir mieux faire pour confirmer ce que j’ay déja dit concernant la melopée et la melodie tragiques des anciens, que de montrer qu’en suivant mon sentiment, on comprend très-distinctement le sens d’un des plus importans passages de la poëtique d’Aristote, que les commentaires n’ont fait jusques ici que rendre inintelligible.
Rien ne prouve▶ mieux la verité d’un principe, que de voir son application rendre clairs des passages très-obscurs sans sa lumiere. Voici ce passage suivant la traduction latine de Daniel Heinsius, à laquelle je n’ai changé que deux mots pour la rendre plus conforme au texte. tragedia ergo… etc. la tragedie est l’imitation d’une action entiere et de quelque étenduë.
Cette imitation se fait sans le secours de la narration et dans un langage préparé pour plaire, mais dont les divers agrémens émanent de sources differentes. La tragedie met donc sous les yeux les objets mêmes dont elle prétend se servir pour exciter la terreur et la compassion, sentimens si propres à purger les passions. Par langage préparé pour plaire, j’entens des phrases reduites et coupées par mesures, assujeties à un rithme et qui font harmonie. J’ai dit que les divers agrémens du langage des tragedies émanoient de sources differentes, parce qu’il y a de ces beautez qui ne resultent que du metre, au lieu que d’autres resultent de la melodie. Comme l’imitation tragique s’execute sur un theatre, il faut joindre encore à la diction et à la mélopée des ornemens étrangers. On voit bien que j’entens ici par diction les vers mêmes. Quant à la mélopée, tout le monde connoît quel est son pouvoir.
Examinons d’où procedoient ces beautez du langage préparé pour plaire dont il est ici fait mention, et nous trouverons qu’elles n’étoient pas l’ouvrage d’un seul, mais de plusieurs arts musicaux, et par consequent qu’il n’est pas si difficile de bien entendre l’endroit de ce passage, qui dit qu’elles émanoient de sources differentes. Commençons par le metre et par le rithme que doit avoir le langage préparé pour plaire.
On sçait bien que les anciens n’avoient point de pieces dramatiques en prose : elles étoient toutes écrites en vers. Aristote ne veut donc signifier autre chose en disant que la diction doit être coupée par mesures, si ce n’est que la mesure du vers qui étoit l’ouvrage de l’art poëtique, devoit servir de mesure dans la déclamation. Quant au rithme, c’étoient les pieds des vers qui servoient à regler le mouvement de la mesure dans la recitation des vers. C’est même par cette raison qu’Aristote dit dans le chapitre quatriéme de sa poëtique, que les metres sont les portions du rithme ; c’est-à-dire, que la mesure resultante de la figure des vers, doit dans la recitation regler le mouvement. Personne n’ignore qu’en plusieurs occasions les anciens emploïoient dans leurs pieces dramatiques des vers de differentes figures. Ainsi celui qui battoit la mesure sur le théatre, étoit astreint à marquer les temps de la declamation, suivant la figure des vers qu’on recitoit, comme il pressoit ou rallentissoit le mouvement de cette mesure, suivant le sens exprimé dans ces mêmes vers, c’est-à-dire, suivant les principes qu’enseignoit l’art rithmique. Aristote a donc raison de dire que la beauté du rithme ne venoit pas de la même cause qui produisoit les beautez d’harmonie et les beautez de melopée. C’étoit du choix des pieds qu’avoit fait le poëte, par rapport au sujet exprimé dans ses vers, que naissoit la beauté ou la convenance de la mesure, et par conséquent celle du rithme.
Quant à l’harmonie, les acteurs des anciens étoient, ainsi que nous le verrons tantôt, accompagnez par quelque instrument dans la déclamation ; et comme l’harmonie naît de la rencontre des sons des parties differentes, il falloit que la melodie qu’ils recitoient, et la basse continuë qui les soutenoit, allassent bien ensemble. Or ce n’étoit point la musique metrique ni la musique rithmique qui enseignoit la science des accords.
C’étoit la musique harmonique.
Ainsi notre auteur a raison de dire que l’harmonie une des beautez de son langage preparé pour plaire, ne couloit point des mêmes sources que la beauté resultante de la diction. La beauté resultante de la diction venoit des principes de l’art poëtique, comme de ceux de l’art metrique et de l’art rithmique ; au-lieu que la beauté resultante de l’harmonie procedoit des principes de la musique harmonique. Les beautés de la melodie couloient encore d’une source particuliere, je veux dire du choix des accens ou des tons convenables aux paroles et propres par conséquent à toucher le spectateur. C’étoit donc de sources differentes que venoient les beautez du langage preparé pour plaire. Ainsi c’est avec raison qu’Aristote dit que ces beautez naissoient séparément, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, que leurs berceaux étoient differents.
D’autres passages du sixiéme chapitre de la poëtique d’Aristote rendront encore plus claire l’explication qu’on vient de lire. Quelques lignes après l’endroit dont il est question, notre auteur écrit : quare omnis… etc.
" il faut donc six choses pour faire une tragedie, sçavoir la fable ou l’action, les moeurs, les maximes, la diction, la melopée et l’appareil de la representation. "
Aristote nomme ici la cause pour l’effet, en disant melopée au lieu de dire melodie. Notre auteur dit encore à la fin de ce chapitre, et après avoir discouru sommairement sur la fable, les moeurs, les maximes, la diction et la melodie de la tragedie. " de ces cinq parties, celle qui fait le plus d’effet, c’est la melopée. L’appareil de la representation fait aussi un spectacle imposant, mais il n’est point aussi difficile d’y réussir que dans la composition. D’ailleurs la tragedie a son essence et son merite indépendamment des comediens et du théatre. "
" outre ce que j’ai dit, le decorateur a ordinairement plus de part que le poëte, dans l’ordonnance de l’appareil de la scene. " ainsi l’auteur étoit chargé comme crateur, d’inventer la fable ou l’action de sa piece, de donner comme philosophe à ses personnages les moeurs et les caracteres convenables et de leur faire débiter de bonnes maximes. En qualité de poëte, l’auteur étoit chargé de faire des vers bien mesurés, d’en prescrire le mouvement plus ou moins vîte, et d’en composer la melodie dont dépendoit en grande partie le succès de la tragedie.
Pour être surpris de ce que dit Aristote sur l’importance de la melopée, il faudroit n’avoir jamais vû representer des tragedies, et pour être étonné qu’il charge le poëte de la composition de la melodie, il faudroit avoir oublié ce que nous avons remarqué, et promis de ◀prouver▶, comme nous le ferons ci-dessous, sçavoir, que les poëtes grecs composoient eux-mêmes la déclamation de leurs pieces, au lieu que les poëtes romains se déchargeoient de ce travail sur les artisans, qui, n’étant ni auteurs ni comediens, faisoient profession de mettre au théatre les ouvrages dramatiques.
Nous avons même observé que c’étoit par cette raison là que Porphyre ne faisoit qu’un art de la composition des vers et de la composition de la melodie, lequel il appelloit l’art poëtique pris dans toute son étenduë, parce qu’il avoit eu égard à l’usage des grecs, au lieu qu’Aristides Quintilianus qui avoit eu égard à l’usage des romains comptoit dans son énumeration des arts musicaux, l’art de composer les vers et l’art de composer la melodie pour deux arts distincts.
Voici ce qu’a écrit, au sujet des endroits de la poëtique d’Aristote que nous avons taché d’expliquer, un des derniers commentateurs de cet ouvrage, dans ses remarques sur le sixiéme chapitre.
" si la tragedie peut subsister sans vers… etc. " je doute fort que ce raisonnement excusât le gout des atheniens, suposé que la musique et la danse dont il est parlé dans les auteurs anciens, comme d’agrémens absolument nécessaires, dans la representation des tragedies, eussent été une danse et une musique pareilles à notre danse et à notre musique, mais, comme nous l’avons déja vu, cette musique n’étoit qu’une simple déclamation, et cette danse, comme nous le verrons, n’étoit qu’un geste étudié et assujetti.
Ainsi ce ne sont pas les atheniens qui ont besoin ici d’être excusez.
Il est vrai que Monsieur Dacier n’est pas le seul qui se soit mépris sur cette matiere là, ses dévanciers s’étoient trompez comme lui. Je dirai la même chose de monsieur l’abbé Gravina, qui, pour avoir supposé que la melopée des pieces de théatre étoit un chant musical, et la saltation une danse à notre maniere, a fait dans son livre de la tragedie antique, une description du théatre des anciens, à laquelle on ne comprend rien.
Il est vrai qu’Aristote appelle musique dans le vingt-sixiéme chapitre de sa poëtique, ce qu’il avoit appellé melopée dans son sixiéme chapitre.
" la tragedie ne tire pas un avantage mediocre de la musique et de l’appareil de la representation, qui font tant de plaisir. " mais c’est que l’art de composer cette melodie, qui devoit regner dans toute la piece, puisqu’elle n’étoit pas moins essentielle que les moeurs, étoit un des arts musicaux.
Cet auteur se demande encore à lui-même dans un autre ouvrage, pourquoi le choeur ne chante pas dans les tragedies sur le mode hypodorien ni sur le mode hypophrygien, au lieu qu’on se sert souvent de ces deux modes dans les rolles des personnages, principalement sur la fin des scenes, et lorsque ces personnages doivent être dans une plus grande passion. Il répond à cette question que ces deux tons sont propres à l’expression des passions emportées des hommes d’un grand courage, ou des heros qui font ordinairement les premiers rolles dans les tragedies, au lieu que les acteurs qui composent le choeur sont supposez être des hommes d’une condition ordinaire, et dont les passions ne doivent point avoir sur la scene le même caractere que celles des heros.
En second lieu, continuë Aristote, comme les acteurs du choeur ne prennent point aux évenemens de la piece le même interêt qu’y prennent les principaux personnages, il s’ensuit que le chant du choeur doit être moins animé et plus melodieux que celui des acteurs principaux.
Voila donc pourquoi, conclut Aristote, les choeurs ne chantent point sur le mode hypodorien ni sur le mode hypophrygien.
Le lecteur peut voir dans le dictionnaire de musique fait par M. Brossard, l’explication des modes de la musique des anciens. On ne sçauroit dire plus positivement que le dit Aristote dans le dernier passage : que tout ce qui se recitoit sur le theatre étoit assujeti à une mélodie composée, et qu’il n’étoit pas libre aux acteurs des anciens, comme aux nôtres, de débiter les vers de leurs rolles sur le ton ni avec les inflexions et les ports de voix qu’ils jugent à propos d’emploïer.
Il n’est pas bien certain veritablement qu’Aristote ait rédigé lui-même par écrit ses problemes : mais il doit suffire que cet ouvrage ait été composé par ses disciples, et qu’il ait toujours été regardé comme un des monumens de l’antiquité, et comme étant composé par consequent quand les théatres des grecs et des romains étoient encore ouverts.
Comme les tons sur lesquels on déclame, sont differens les uns des autres, ainsi que les tons sur lesquels nous composons notre musique, la déclamation composée devoit se faire necessairement sur differens modes. Il devoit y avoir des modes qui convinssent mieux que d’autres modes à l’expression de certaines passions, comme il y a des modes dans notre musique plus propres que d’autres à les bien exprimer.
Ce que les grecs appelloient melodie tragique, les romains l’appelloient quelquefois carmen. Ovide qui étoit un poëte latin, et qui par conséquent ne composoit pas lui-même la déclamation de ses pieces dramatiques, dit dans une même phrase où il parle d’un de ses ouvrages qu’on representoit sur le théatre avec succès, notre carmen et mes vers.
Ovide dit nostra carmina, parce qu’il n’y avoit que le rithme et le métre de la declamation qui fussent de lui. La melodie de la déclamation appartenoit à un autre.
Mais Ovide dit mes vers, meos versus, parce que les pensées, l’expression, en un mot les vers considerez sur le papier, étoient entierement de lui.
Ce qui achevera de montrer que le carmen comprenoit outre le vers, quelque chose d’écrit au-dessus du vers, pour prescrire les inflexions de voix qu’il falloit faire en les recitant ; ce sera un passage de Quintilien, l’auteur le plus grave qu’on puisse citer sur cette matiere. Il dit positivement que les anciens vers des saliens avoient un carmen. Voici ses paroles. versus… etc. les vers des prêtres saliens ont leur chant affecté, et comme leur institut vient du roi Numa ; ce chant montre que les romains tout feroces qu’ils étoient alors, ne laissoient point d’avoir déja quelque connoissance de la musique.
Comment ce chant auroit-il été transmis depuis le tems de Numa jusques au tems de Quintilien, s’il n’eut point été écrit en notes, et d’un autre côté s’il étoit un chant musical, pourquoi Quintilien l’appelle-t’il carmen ? Ignoroit-il que ses comtemporains donnoient tous les jours, quoiqu’abusivement, le nom de carmen à des vers qui ne se chantoient pas, dont la déclamation étoit arbitraire, et dont les anciens appelloient la recitation une lecture, parce que celui qui les lisoit, n’étoit astreint qu’à suivre la quantité, et qu’il étoit le maître de faire en les récitant telles inflexions de voix qu’il jugeoit à propos. Pour citer un contemporain de Quintilien, Juvenal dit à un de ses amis qu’il invite à souper, que durant le repas on lira quelque chose des plus beaux endroits de l’iliade et de l’éneide.
Celui qui lira n’est pas, ajoûte Juvenal, un lecteur bien merveilleux, mais qu’importe, de pareils vers font toûjours un grand plaisir.
Dans un autre endroit, Juvenal appelle encore carmina la simple recitation des vers hexametres de la Thébaïde de Stace, que Stace devoit lire lui-même et prononcer à son gré.
Or comme Quintilien s’explique dogmatiquement dans l’endroit qui vient d’être cité, il se seroit bien donné de garde de se servir du terme carmen pour dire un chant musical, et d’emploïer ce mot dans un sens aussi opposé à la signification abusive que l’usage lui donnoit.
Mais carmen originairement signifioit autre chose, et d’ailleurs il étoit le mot propre pour signifier la déclamation, et détermine encore à sa premiere et veritable acception, par l’endroit même où il étoit emploïé. Enfin l’expression versus habent carmen ne laisse aucun doute sur la signification que doit avoir le mot carmen dans le passage de Quintilien, et dans les vers d’Ovide.
Les modernes croïant que carmen eut toujours la signification abusive qu’il a dans les vers de Juvenal qui viennent d’être rapportez, et où il veut dire simplement des vers, la signification propre de ce mot leur a échappé, et faute d’en avoir eu l’intelligence, ils n’ont pas connu que les anciens avoient une déclamation composée, et qui s’écrivoit en notes sans être pour cela un chant musical. Un autre mot mal interpreté a beaucoup encore contribué à cacher aux auteurs modernes l’existence de cette déclamation.
J’entends parler du terme cantus et de tous ses derivez. Les critiques modernes ont donc entendu cantus comme s’il signifioit toujours un chant musical, quoique dans plusieurs endroits il veuille dire seulement un chant en general, une recitation assujetie à suivre une melodie écrite en notes : ils ont entendu canere comme s’il signifioit toujours ce que nous appellons proprement chanter. De-là principalement est venuë l’erreur qui leur a fait croire que le chant des pieces dramatiques des anciens étoit un chant proprement dit, parce que les auteurs anciens se servent ordinairement des termes de chant et de chanter, lorsqu’il parlent de l’execution de ces pieces. Ainsi avant que d’appuïer mon sentiment par de nouvelles preuves tirées de la maniere dont la déclamation composée s’executoit sur le théatre des anciens, je crois qu’il est à propos de faire voir que le mot de chant signifioit en grec comme en latin, non seulement le chant musical, mais aussi toute sorte de déclamation, même la simple recitation ; et que par conséquent on ne doit pas inferer de ce qu’il est dit dans les anciens auteurs, que les acteurs chantoient ; que ces acteurs chantassent, à prendre le mot de chanter dans la signification que nous lui donnons communement. La réputation des auteurs modernes, que mon opinion contredit, exige de moi que je la ◀prouve▶ solidement. Je ne dois donc pas apprehender qu’on me reproche la multitude de passages que je vais rapporter, afin de rendre constant un fait, que deux ou trois de ces passages ◀prouvent peut-être suffisamment.