Chapitre quatrième
L’idée du temps, sa genèse et son action
I. Sentiment de la succession et du temps, inhérent à l’appétit. — Sentiment du simultané, sentiment du successif. Insuffisance du point de vue statique et intellectualiste. Nécessité du point de vue dynamique et appétitif. Expérience immédiate du changement, de la transition et de la direction. Rôle de l’appétit dans la distinction de l’attente et du souvenir. — Conception du temps. — L’actualité et l’idéalité ; comment le présent se distingue du futur et du passé. Est-il vrai que la représentation du temps soit inhérente à toute représentation ? — Explication de l’ordre de succession dans lequel se rangent spontanément nos souvenirs. Rôle de l’intensité des images. — Théorie de Spinoza et de Taine sur la part de la contradiction logique dans l’opposition du présent et du passé.
II. Rapports du temps et de l’espace. L’ordre dans le temps. — Théorie de Guyau. Théorie de James Ward ; les signes temporels. Théorie de M. Bergson sur le temps-espace et la durée pure. Mesure du temps. Münsterberg.
III. Théorie kantienne sur la forme a priori du temps. — Impossibilité d’une « intuition pure du temps ».
IV. Influence de l’idée du temps. — Comment cette idée modifie l’évolution et devient un facteur de l’évolution même.
I
Sentiment de la succession et du temps, inhérent à l’appétit
I. —
Pour le temps comme pour l’espace, on imagine par analogie des indivisibles, des infiniment petits, le point ou le moment mathématiques, après quoi on fait de vains efforts pour reconstruire la réalité continue. La difficulté qu’éprouvent la plupart des philosophes contemporains à construire la conscience et la mémoire avec des sensations vient de ce qu’ils supposent ainsi des sensations tout instantanées, se succédant une par une. De là un embarras comme celui qu’on éprouve quand on veut construire l’espace avec des points indivisibles : le temps ne saurait davantage se construire avec des instants indivisibles ; c’est là vouloir former le concret avec l’abstrait, les choses réelles avec des limites idéales, les contenus avec les enveloppes qui les contiennent. La réalité est, pour parler le langage de Pythagore, dans les intervalles et non dans les limites, dans le continu et non dans le discontinu.
À en croire Kant, nous ne pourrions apercevoir « qu’un objet à la fois » ; mais, pour cela, il faudrait apercevoir un point, et il n’y a pas de point : le minimum visible a une étendue. De même, à en croire Spencer, tous nos états de conscience seraient « successifs » et la conscience n’apercevrait point vraiment de simultanéités : la conscience même serait une série dont les termes ne sont jamais présents que l’un après l’autre, un seul à la fois. S’il en était ainsi, il n’y aurait dans la conscience qu’une mutabilité sans lien et sans fin, une suite incohérente d’éclairs sans durée, toujours mourants et renaissants. Spencer reconnaît lui-même qu’une certaine durée des impressions est une condition de la conscience : si le tison enflammé qui tourne en occupant des points successifs nous fait l’effet d’un cercle de feu simultané, c’est en raison de la durée qui fait persister la première impression dans la seconde et rend ainsi simultané le successif. Comment donc Spencer peut-il soutenir que nous ne sauvions apercevoir plusieurs termes à la fois124 ?
Spencer a soutenu ce paradoxe que, si on dirige les yeux sur deux objets très rapprochés, par exemple une tache rouge et une tache bleue sur du papier blanc, une intelligence naissante ne pourra savoir « ni qu’il y en a deux, ni qu’elles sont co-existantes »
, parce qu’il faudrait pour cela avoir la perception de la « distance » qui les sépare, et nue la perception de l’espace est une acquisition ultérieure de l’expérience. En quoi est-il besoin de concevoir « une distance particulière » entre deux taches de couleurs diverses pour les percevoir en dehors l’une de l’autre, tout au moins différentes l’une de l’autre ? Et si on saisit du premier coup la différence du rouge et du bleu sur le fond blanc, n’est-ce pas que toutes ces sensations co-existent ? D’ailleurs, toute couleur n’est perceptible que comme étendue, comme juxtaposition de parties colorées. Comment donc ne s’apercevrait-on pas de leur co-existence même, puisque sans cela on ne les distinguerait pas, on ne les apercevrait pas ?
La succession même ne peut être perçue que dans et par la coexistence. Au moment même où j’ai la sensation A, j’ai l’image-souvenir de la sensation B ; de là la perception d’un rapport de succession. Il faut donc que le passé reste en partie présent, — présent par l’idée dans le présent même.
L’indivisibilité et l’instantanéité de la conscience, c’est le néant de la conscience : l’éclair ne se voit qu’à la condition de ne plus être en nous un éclair, mais une continuité de lumière ayant une certaine durée ; l’éclair indivisible serait invisible. Une série d’éblouissements n’est pas une vision. De même, un son ne s’entend que parce qu’il a un écho où il se prolonge, un commencement, un milieu et une fin : il y a déjà de la musique et de l’harmonie dans la plus élémentaire de nos perceptions de l’ouïe ; son apparente simplicité enveloppe une infinité de voix unies en un concert.
En fait, nous ne pouvons saisir, comme élément du temps, qu’une durée ayant déjà une grandeur. Le plus petit élément de durée consciente n’est pas un présent réel, mais un présent apparent, d’un certain nombre de fractions de seconde, ayant déjà un passé. Tel est du moins le seul élément temporel que la conscience puisse apercevoir, distinguer par l’attention. Dans les limites de cette aperception du temps présent, il y a eu en réalité une série de transitions et de changements, un mouvement interne.
Cette première difficulté levée, c’est, selon nous, dans la nature de la sensibilité et de la volonté qu’on doit chercher les raisons les plus profondes de la conception de la durée ; c’est par son rapport à la sensibilité et à l’activité motrice que chaque représentation, chaque idée est une force psychique, et c’est parce qu’elle est une force en ce sens qu’elle peut, nous allons le voir, produire la conscience du temps.
Puisque, pour la perception du temps, l’unité de composition est une durée résoluble en une série de successions, il en résulte que ce que nous percevons primitivement, ce n’est pas la fixité, mais le changement même ; ce n’est pas l’immobilité, mais le mouvement. Il n’est nul besoin, pour sentir une chose, d’avoir la penser ou le nom de cette chose : pour sentir la différence du plaisir à la douleur, il n’est pas besoin de penser ni de nommer cette différence ; de même, pour sentir cette différence particulière qui constitue un changement interne, il n’est nul besoin de faire appel à la pensée pure, à la raison qui compare, aux catégories, à la forme pure du temps.
Trompés par l’artifice de l’analyse réfléchie et du langage, la plupart des psychologues ne considèrent, dans la conscience et dans la mémoire, que des états déterminés et définis qui apparaissent l’un après l’autre : blanc, bleu, rouge, son, odeur, — autant de morceaux artificiellement tranchés dans l’étoffe intérieure ; aussi n’admettent-ils pas qu’on ait conscience de la transition même, du passage d’un terme à l’autre, de ce qui dans l’esprit correspond au mouvement et à l’innervation spontanée. Par là on introduit en nous une perpétuelle « vicissitude » dont les tronçons décousus échappent à tout lien de souvenir, une féerie de changements à vue qui est une série d’annihilations et de créations : chaque pensée meurt au moment où elle naît, tout est toujours nouveau en nous, et la conception de la durée se trouve impossible. Comment, en effet, expliquer le sentiment de la durée si la conscience est une ligne où les diverses perceptions existent l’une en dehors de l’autre et l’une après l’autre, comme les mots sans vie d’une phrase, sans que l’on sente le passage même d’une perception à l’autre et leur continuité ? L’art suprême de la nature ressemble à celui du poète selon Boileau : c’est « l’art des transitions ». Continuité, voilà le caractère de la réalité, et c’est aussi celui de la conscience. Nous sentons donc non seulement des manières d’être, mais des manières de changer. Ne nous laissons pas ici duper par l’imagination, qui ne considère guère que des images toutes faites et principalement visuelles ; ne nous laissons même pas duper par la pure intelligence, qui ne s’applique bien qu’à des idées de contour défini, exprimées par des mots définis et immuables. Il y a des photographies instantanées des vagues de la mer dans la tempête, et ces photographies sont aussi immobiles que la mer de glace du mont Blanc : telle serait la conscience si elle n’avait pas le sens du changement ; une succession de photographies au repos ne lui donnerait pas le sentiment du πάντα ῤεῖ, si elle ne sentait jamais que les termes sans les relations. Mais il n’en est point ainsi : quand nous jouissons, souffrons, voulons, nous avons le sentiment du courant de la vie.
Ce n’est pas tout. Non seulement nous sentons les transitions, mais encore nous distinguons la transition qui a lieu pour la seconde fois, pour la centième fois, de celle qui a lieu pour la première et qui est nouvelle ; nous sentons les diverses espèces de changement ou de mouvement intérieur, nous sentons les directions du cours de nos pensées, non dans l’espace, mais dans le temps. Par exemple, je récite de mémoire le début de Rolla :
Regrettez-vous Io temps où le ciel sur la terreMarchait et respirait clans un peuple de dieux ?
puis j’arrive au vers :
Regrettez-vous le temps où nos vieilles romancesOuvraient leurs ailes d’or vers un monde enchanté ?
Voilà deux vers qui commencent par le même hémistiche : Regrettez-vous le temps… Comment se fait-il que je termine le second en ajoutant : où nos vieilles romances, au lieu de le terminer comme le premier en ajoutant : où le ciel sur la terre ? Évidemment, pendant que je prononce le même hémistiche pour la seconde fois, il y a autre chose dans ma conscience que les mots : Regrettez-vous le temps ? Il y a l’écho sourd et le résidu des vers qui ont précédé ; il y a un sentiment particulier qui me fait souvenir que je ne suis plus au début du poème, qui me fait en même temps pressentir les mots qui vont suivre : c’est mon cerveau tout entier qui vibre, et le train de mes idées, à l’embranchement des deux voies, est lancé la seconde fois dans une direction autre que la première. Cette direction, je la sens, comme je sens en marchant que je suis dans le chemin familier et facile, non dans un chemin qui est à trouver et qui peut-être m’égare.
Le mouvement réel serait impossible s’il se ramenait entièrement et uniquement à des positions dans l’espace, car alors le mobile, par exemple une flèche, serait en repos au point A, puis en repos au point B, comme le soutenaient les éléates, et on ne comprendrait pas ce qui produit la transition du point A au point B : il faut donc que, dès le point A, il y ait dans le mobile quelque chose d’autre que la simple position actuelle, quelque chose qui amène la position future. De même, dans la sensation que nous avons du mouvement ou plutôt de la vie, il y a la conscience non seulement de deux termes l’un après l’autre, mais encore de ce que M. W. James appelle l’état transitif. Le point de vue géométrique et statique est incomplet et infidèle dans la psychologie comme dans les autres sciences : il y faut ajouter le point de vue dynamique. L’état de transition est obscur sans doute et difficile à se représenter d’une manière définie, par cela même qu’il n’est aucun terme défini et intellectuel ; mais il est réel. C’est cet état de transition que nous exprimons par effort, tendance, par tous les mots indiquant l’activité en opposition à la pure pensée ; il établit pour nous la continuité entre les divers points de l’espace comme entre les divers points du temps : sans cet état intermédiaire, ni attente ni souvenir ne seraient possibles.
Supposons un être en train de tomber d’une hauteur considérable, d’un ballon à quatre mille mètres en l’air : cet être n’éprouvera-t-il pas ce sentiment particulier et indéfinissable qui est le sentiment de chute, et cela sans avoir besoin d’aucune réflexion sur les mouvements qu’il accomplit ? L’animal même se sentira entraîné dans cette descente vertigineuse : il n’aura pas l’impression de repos, mais l’impression corrélative à un mouvement rapide. Eh bien, dans le domaine de la conscience et du temps, nous sommes ainsi entraînés : nous faisons en quelque sorte une chute continuelle à laquelle répond toujours une impression d’entraînement, de changement, de poussée perpétuelle vers autre chose. Il y a un sentiment particulier de processus interne comme il y a un sentiment particulier de chute. C’est sans aucune comparaison intellectuelle avec un point fixe de l’espace qu’en tombant on se sent tomber ; pareillement, c’est sans aucune comparaison intellectuelle avec un point fixe du temps qu’on a le sentiment original de changement, de transition continuelle. Mais, pour élever ce sentiment à la hauteur d’idée, il est clair que les points de comparaison deviennent nécessaires. Pour l’espace, on se représente le bord immobile du trou où l’on est tombé ; pour le temps, il y a aussi des fixités apparentes qui servent de points de repère. Tout ne change pas tout d’un coup et à la fois en nous : il y a des séries de changements plus ou moins rapides qui s’accomplissent simultanément, et dont plusieurs sont si lentes qu’elles sont relativement fixes. L’espace même, surtout l’espace visuel, nous offre de vrais tableaux en apparence immobiles qui forment contraste avec la succession de nos changements internes. Devant le même pré, l’animal a faim, broute, n’a plus faim, etc. Les groupes de représentations à changement rapide s’opposent donc aux groupes de représentations relativement permanentes ; c’est ainsi que l’espace et le temps, tout à la fois, se déterminent et s’opposent avec leurs caractères différentiels.
Le présent, pour la conscience, c’est l’actuel, c’est-à-dire, en somme, le réel. Que ce réel ne soit pas indivisible sous le rapport du temps, qu’il ait en lui-même un commencement, un milieu, une fin, un avant, un pendant, un après, nous venons de voir que cela est certain ; mais, pour la conscience, ce tout n’en constitue pas moins l’actualité et la réalité de la représentation ; il est donc, par rapport à elle, un élément, une unité de composition. Il est l’actuel, parce qu’il est ce en quoi la conscience s’actualise ; il est le réel, parce qu’il est ce en quoi la conscience se réalise pour elle-même ; il est le présent, parce qu’il est ce par quoi la conscience est présente à soi.
Dans ce présent empirique, il y a appréhension simultanée par la conscience de deux états dont l’un s’affaiblit et l’autre augmente, dont l’un vient et l’autre s’en va. L’image de cette appréhension totale subsiste dans l’appréhension du second moment empirique ; celle-ci, plus la première, subsiste à son tour dans l’appréhension du troisième moment empirique. Si on répète l’éternelle objection qu’à chaque moment la conscience est fixée sur la représentation présente, nous répéterons à notre tour que cette complète séparation du présent avec le passé est une fiction mathématique. Le présent mathématique est une limite entre le passé qui s’en va et l’avenir qui vient ; or, nous ne pouvons pas percevoir cet instant limite ; le présent de la conscience, encore une fois, est une longueur de temps ; c’est par un artifice qu’on suppose un présent indivisible pour y enfermer la conscience et la délier de sentir la durée. Le temps ne nous vient pas découpé en périodes présentes, « pareil, dit M. Hodgson, à un ruban de métrage découpé en centimètres et millimètres »
. Si vous prenez les périodes présentes pour autant d’objets séparés, c’est simplement parce que vous avez l’habitude de trancher le temps continu en parties de passé, présent et futur, et cela dans un but pratique ; après avoir fait cette division factice, vous êtes obligé de recourir à des hypothèses plus ou moins transcendantes pour expliquer comment ce qui est ainsi divisé peut ensuite être réuni par la conscience.
Non seulement, en fait, nous ne percevons que des durées, si bien qu’il faut une série d’états pour composer le présent apparent à la conscience et le rendre ainsi perceptible, mais c’est ce caractère composé et successif du présent apparent qui rend possible la représentation de la durée même. Les images du passé qui restent dans la mémoire présente n’apparaissent pas comme affectées de repos et d’immobilité ; chacune est le résidu d’une série de pulsations et de changements ; et ce résidu conserve lui-même quelque chose de l’agitation première, de l’évolution dynamique qui a constitué la première perception125. Ainsi, quand il y a en nous une succession de choses différentes, nous éprouvons une certaine impression de changement qui ne saurait se confondre avec un état de repos et d’inertie, pas plus qu’en voiture nous ne confondons l’impression de la marche avec celle de l’arrêt. Au lieu de tableaux fixes, ce sont des échos changeants de changements internes ; il y a quelque chose de vivant et de mouvant sous toutes les représentations, et c’est par une fausse métaphore que nous substituons des cadres immobiles à ces représentations qui sont toujours des processus, qui reparaissent toujours dans la mémoire avec le caractère actif du mouvement. En d’autres termes, il se surajoute en nous à tout processus intérieur un certain mode particulier de conscience qui n’est pas lui-même vraiment un état, mais un autre processus répétant et réfléchissant le premier. C’est cette petite histoire en raccourci, durant quelques fragments de seconde, qu’on appelle le présent, et dont nous allons approfondir la nature.
II. —
Le souvenir est le germe de l’idée de passé, l’attente est le germe de l’idée de futur, comme la représentation actuelle est le germe de l’idée de présent ; la distinction nette des temps ne pourra sortir que de la mise en rapport et de la comparaison entre ces trois diverses attitudes d’esprit accompagnées de sentiments divers, de modes divers de conscience. Examinons donc ce qu’il y a de spécifique dans chacun des trois états de conscience répondant au présent, au passé, à l’avenir.
Dans la conscience du présent, nous avons vu que la caractéristique est un sentiment d’actualité, une sorte d’adéquation de la conscience à son objet, qui fait qu’elle n’a pas le sentiment de quelque chose qui lui manque. Cette adéquation aboutit à une intensité et à une clarté maxima de la représentation. Nous n’admettons pas pour cela, avec Spencer, Bain et Taine, que le présent soit caractérisé uniquement par l’intensité et la clarté, qu’un souvenir et une attente se distinguent uniquement sous le rapport de l’intensité et de la clarté ; on sait, en effet, que certains souvenirs ou certaines sensations anticipées peuvent acquérir une intensité très grande. Il est vrai qu’en ce cas les objets semblent présents ou bien près de l’être ; mais est-ce un effet de l’intensité et de la clarté seules ? Nous ne le croyons pas. Il faut, outre ces caractères, qu’il y ait le sentiment d’équation entre la conscience et son objet, excluant le sentiment de manque, conséquemment de tension. Dans le présent il y a, non point un vrai repos (en ce sens que nous n’agirions pas et ne changerions pas), mais le repos relatif de la possession. Ainsi l’animal affamé qui mange de l’herbe a le sentiment de la possession, de l’avoir, de l’ἔξις, de l’actualité, non celui de la tension vers un objet qui n’est encore ou n’est plus qu’une idée, une représentation au lieu d’une présentation actuelle. Tout cela est difficile à décrire, mais, de fait, manger actuellement se distingue fort bien de manger en idée quand on a faim, et cela non seulement par l’intensité, mais par l’actualité, la possession, l’adéquation à l’objet. Maintenant, comment se fait-il qu’un souvenir intense ou une vision intense de l’avenir donne l’illusion du présent ? C’est que l’intensité produit alors, comme première conséquence, la substitution possible de l’image à l’objet même, puis, comme seconde conséquence, le sentiment de possession, d’adéquation, avec disparition de toute tension et de tout manque. Nous ne désirons plus l’objet futur, nous le tenons, par la substitution de l’image intense à l’objet. Nous ne regrettons plus l’objet passé, nous en jouissons encore, par la vivacité de son image devenue hallucinatoire. L’intensité est donc un élément capital, mais elle n’est pas le seul : il faut encore considérer le rapport de l’activité à l’objet, selon que cette activité s’adapte entièrement l’objet, ou qu’au contraire elle est en tension sans se l’adapter. Le sentiment de tension est le sentiment du potentiel par rapport à l’actuel.
Si nous allons jusqu’au fond de ce qu’on nomme le sentiment d’attente, d’anticipation, nous voyons qu’il se ramène à une tendance qui est elle-même une appétition. C’est par l’appétition que l’animal fait d’abord connaissance avec l’attente. Attendre signifie proprement tendre à ; attendre l’eau qui va désaltérer, c’est tendre à l’eau qui va désaltérer. Il n’est aucune attente qui n’enveloppe désir ou aversion. — On nous objectera l’attente tout intellectuelle, en apparence indifférente. — D’abord, répondrons-nous, c’est là un résultat très ultérieur de l’évolution mentale ; de plus, même à ce haut degré d’évolution qui caractérise l’intelligence contemplative, l’attente indifférente dans la contemplation pure est encore une simple apparence recouvrant un fond de désir. Quand vous attendez pour l’unique plaisir de savoir ce qui va arriver, vous désirez encore ce plaisir ; quand vous contemplez l’objet prétendu indifférent, vous désirez le connaître, vous tendez encore à lui.
Il en est de même pour cette sorte particulière d’attente qu’on nomme l’attention. Faire attention, c’est attendre quelque chose qui va apparaître, c’est tendre à une représentation qui va venir. Or, dans tous ces cas, il y a une attitude d’esprit très différente de celle de la possession actuelle. Un être vivant ne peut pas ne point distinguer son état d’attente et de tension, qui est au fond un état de besoin et de désir, d’avec l’état d’adaptation actuelle et réciproque entre le sujet et l’objet.
Il en résulte que l’état de conscience corrélatif à l’objet présent et l’état de conscience corrélatif à l’objet futur, offrant en eux-mêmes une différence, doivent se différencier pour la réflexion, et que toute conscience qui concevra ces deux états les verra en effet différer. L’aperception de cette différence est le début de la distinction intellectuelle entre le présent et l’avenir ; elle est à la fois constitutive du présent comme distinct et de l’avenir comme distinct.
Pareillement, du côté du passé, nous avons vu que l’image-souvenir a un caractère particulier qui n’est pas seulement une intensité et une clarté plus faibles, mais une relation de potentialité à actualité, de manque à possession, de non-équation à équation. S’il s’agit d’un objet agréable, il y a cette impression de manque qui se traduit par le regret, il y a l’attitude de la volonté qui voudrait retenir ce qui lui échappe. L’animal qui perd ce qu’il tenait à un sentiment de perle très distinct du sentiment de jouissance, et qui n’est pas non plus le sentiment de désir, orienté vers le futur. Il existe une nuance, — difficile à exprimer peut-être, mais très facile à saisir, — entre la bonne chose qu’on a laissée tomber de sa bouche et la bonne chose qu’on n’a pas encore dans sa bouche. Quand il s’agit d’une peine passée, il y a un sentiment de délivrance particulier, qui suppose encore une simple idéalité par opposition à la réalité. Mais, sauf ces cas de regret ou de délivrance, le passé n’offre pas le même intérêt que l’avenir et nous laisse plus contemplatifs, plus purement spectateurs. Le regret même du passé est au fond le désir que le passé redevienne futur. C’est du côté de l’avenir que notre activité est vraiment tournée, tandis que le passé est surtout un objet de vision passive. Aussi y a-t-il encore une différence de sentiment entre l’image du passé et l’image anticipée de l’avenir. Cette différence est un des éléments qui servent à nous faire distinguer le passé de l’avenir.
La distinction devient de plus en plus facile quand les représentations se groupent en séries, car alors nous avons, du côté du passé, une série d’intensités et de clartés décroissantes ou évanouissantes ; du côté de l’avenir, au contraire, une série d’intensités et de clartés croissantes. Arrivé au ruisseau après une longue course, l’animal voit comme par derrière une série idéale d’impressions de plus en plus affaiblies, indistinctes et incomplètes, répondant à sa course ; la perception du ruisseau est en pleine actualité et complète ; d’autre part, une seconde série idéale s’ouvre en avant, dont le premier terme, l’appétit de boire, monte en intensité au lieu de décroître. En même temps cette série est l’objet de l’attitude expectante, de la tendance à un complément de sensation, d’une attente de ce qui vient, au lieu que la série en arrière est l’objet fuyant d’une contemplation rétroactive.
Remarquons toutefois que le jeu d’images précédemment décrit est toujours simultané dans l’esprit ; c’est une perspective où les termes, sous un même regard, sont distingués comme réels et idéaux, intenses ou faibles, clairs ou obscurs, complets ou incomplets, en ordre de croissance ou de décroissance ; mais ils ne sont pas encore en ordre de succession proprement dite. Il est bien vrai que ces divers termes se sont succédé de fait dans la pensée, mais la succession dans la pensée n’est pas par elle-même la pensée de la succession. Si, par exemple, le tonnerre suit l’éclair, de deux choses l’une : ou bien, quand j’ai l’impression du son de tonnerre, l’impression de l’éclair n’existe plus, et alors je ne puis avoir l’idée de succession, ou bien elle coexiste, affaiblie, avec l’impression du tonnerre, et alors j’ai deux impressions simultanées, l’une forte, l’autre faible : comment donc puis-je savoir qu’il y a eu succession ? Il y a là un fait nouveau qui réclame une explication particulière.
D’abord, outre les deux impressions simultanées du tonnerre et de l’éclair, j’en ai d’autres encore qui leur servent de cadres : le souvenir du tonnerre n’est pas entouré de la même manière que la perception, et j’ai la représentation des deux cadres différents. De plus, le souvenir du tonnerre est une représentation double : il est la représentation faible d’une représentation dont je me représente une intensité plus forte. Le jeu d’images est donc beaucoup plus complexe qu’on ne se le figure, mais enfin c’est toujours un jeu d’images statiques et simultanées, un simple spectacle kaléidoscopique qui n’enveloppe pas, comme tel, le sentiment du temps, et qui ne peut m’en offrir la représentation ou perspective que si, par-dessous, je replace le sentiment animateur de la transition ou du changement. Où, encore une fois, puisons-nous ce sentiment irréductible ? Sans prétendre l’expliquer par réduction à quelque chose de plus simple, au moins faut-il le rattacher à sa vraie origine expérimentale, et cette origine, selon nous, n’est pas la représentation, elle est l’appétition ; elle n’est pas d’ordre intellectuel, mais d’ordre volitif.
Quel sera le vrai révélateur du temps et de la succession ? — C’est l’appétit. L’appétit est par essence tourné vers l’avenir, vers ce qui n’est, pas, mais peut être et sera. En même temps, sous le rapport intellectuel, il est la projection dans le futur d’un passé déjà connu. On peut dire que, si le temps est une forme, il est la forme de l’appétit, bien avant d’être celle de la pensée. Avoir faim, c’est tendre vers un objet séparé non seulement par un intervalle d’espace, mais encore par un intervalle de temps. Les deux se confondent d’ailleurs à l’origine, comme Guyau l’a montré. Le temps est primitivement une forme de la distance, de l’éloignement, de la séparation. Le besoin, l’appétit est un effort et un mouvement commencé pour traverser un intervalle. Avoir faim et manger sont deux états qui se rangent d’eux-mêmes en dehors l’un de l’autre, sous forme sérielle, non seulement dans l’espace où ils s’accomplissent, mais encore dans le temps. Il n’y a pas besoin pour cela d’être préalablement en possession de la forme pure du temps ; au contraire, c’est par la succession du besoin satisfait, du besoin contrarié, puis satisfait, etc., que la perspective du temps se produit dans la conscience. Nous avons vu que les psychologues, dans leurs analyses abstraites, disent : Tout état de conscience, même l’image du passé ou de l’avenir, étant effectivement actuel, doit apparaître comme actuel ; comment donc arrivons-nous à distinguer de l’actuel quelque autre chose sous les noms de passé ou d’avenir ? — Mais l’animal qui se représente sa proie absente et a faim ne se la représentera jamais de la même façon que quand elle est présente et qu’il en a la sensation complète. Il s’efforce de tirer à lui la proie qui va lui échapper : voilà le futur. Il la laisse échapper et ne la tient plus, voilà le passé ; il la ressaisit et la dévore, voilà le présent. Le fond même de la vie est l’appétit, et l’appétit enveloppe simultanément le germe d’une prévision et d’une mémoire. Tout animal porte déjà le temps dans le plus humble de ses appétits, qui attend sa propre satisfaction. Presque tous les psychologues ont cherché à expliquer l’idée de temps par un simple jeu de représentations ; c’est pour cela qu’ils ont échoué ; il faut, avec Guyau, considérer l’appétition 126. De plus, au lieu de s’occuper d’abord du passé, il faut montrer la genèse du sentiment de l’avenir. Pourquoi l’image-souvenir de la nourriture prise se distingue-t-elle de l’image-attente de la nourriture à prendre ? C’est qu’il y a sous l’image-attente une tendance au mouvement, une force impulsive et motrice qui n’existe nullement dans l’autre. Au moment même où je satisfais ma faim, je discerne le malaise qui diminue de force, et le bien-être qui augmente de force. En général, je discerne la sensation croissante et la sensation évanouissante, parce que les images des sensations successives, les unes de plus en plus vives, les autres de plus en plus faibles, subsistent dans ma mémoire en formant des séries inverses. C’est l’équivalent d’une file de lumières de plus en plus éloignées ou rapprochées. En vertu d’un phénomène d’optique intérieure, toutes mes sensations ou images se disposent d’elles-mêmes en un certain ordre ; c’est une série idéale dont la sensation la plus forte et la plus complète occupe un point et dont les moins intenses et les moins complètes occupent les autres points, avec des caractères différents selon qu’elles sont une attente impulsive ou un résidu passif ; — ligne indéfinie dont une partie semble fuir derrière nous et l’autre devant nous. Une fois que cette sorte de cadre unilinéaire s’est établi dans le cerveau, tous les événements intérieurs viennent spontanément y prendre place, mais ce qui introduit la vie dans ce cadre représentatif, c’est l’appétit. Le passage perpétuel du passé au présent et du présent à l’avenir, à travers l’appétition satisfaite ou non satisfaite, est pour la conscience comme un son filé qui s’enfle, éclate et diminue.
C’est donc, en somme, des résidus laissés dans la conscience par la succession combinée avec l’intensité et la clarté, que se tire la représentation du temps : supposez que je regarde un phare tournant qui ramène à intervalles réguliers un feu blanc et un feu rouge ; au bout de plusieurs tours il y aura à la fois, dans un même état général de conscience, une image faible et indistincte du rouge à l’état évanouissant, une image vive et distincte du blanc, et une image faible du rouge à l’état naissant, c’est-à-dire trois degrés et trois espèces de représentations différemment orientées ; mais, pour avoir le sentiment même du temps, il faut agir, vouloir et mouvoir. C’est, en définitive, la volonté qui crée en nous le temps. Les variations d’intensité et de qualité, par elles seules, ne suffiraient pas à nous révéler la succession, car nous ne pourrions pas distinguer l’intensité faible résultant de l’éloignement dans le temps d’avec l’intensité faible produite par un original rapproché et même immédiat, mais faible lui-même. Un son imperceptible n’est pas nécessairement un souvenir de son, quoique, en écoutant une cloche lointaine, quand le son atteint un certain degré de faiblesse, on ne sache plus si ce qu’on entend est souvenir ou perception. Selon M. James, « il y a à chaque moment dans le cerveau une cumulation de courants nerveux dont l’un enveloppe l’autre, et parmi lesquels les plus faibles sont les phases évanouissantes de processus qui étaient tout à l’heure à leur maximum d’intensité. La mesure d’enveloppement détermine le sentiment de la durée occupée ». Cette théorie revient à dire qu’il y a simultanément, dans la conscience, des représentations intenses et des représentations évanouissantes ; mais pourquoi le rapport de ces représentations simultanées, au lieu d’être un rapport de coexistence entre des représentations faibles et des représentations intenses, apparaît-il comme un rapport de succession entre des représentations passées et des représentations présentes ? M. James reconnaît lui-même que l’explication n’est pas donnée. C’est qu’il s’en tient toujours à des représentations et à des rapports de représentations statiques, au lieu de faire appel au dynamisme appétitif. Le Créateur, dit-on, a fait Adam avec un nombril, comme s’il était sorti du sein d’une mère, donnant ainsi au premier homme le signe d’une origine illusoire ; M. William James suppose que, semblablement, le Créateur fasse naître tout d’un coup un homme avec un cerveau contenant des processus analogues à ces processus d’images évanouissantes qui existent dans un cerveau ordinaire après une certaine expérience de la vie ; le premier stimulus réel qui agirait après la création sur le cerveau d’Adam serait donc accompagné d’un processus évanouissant additionnel : ces deux processus s’envelopperaient l’un l’autre, « et l’homme nouvellement créé aurait sans aucun doute, juste au premier instant de sa vie, le sentiment d’avoir existé déjà depuis un certain espace de temps ». — L’hypothèse est ingénieuse, la solution nous semble inexacte. Nous ne croyons pas que l’existence simultanée de processus intenses et de processus faibles pût donner à Adam l’illusion d’avoir déjà vécu. Le tout serait un jeu statique de représentations coexistantes, par exemple la représentation d’une pomme sur l’arbre coexistant avec la représentation (imaginaire) d’une pomme mangée. Pour qu’Adam acquît le sentiment de la durée, il faudrait qu’il désirât, qu’il eût faim, qu’il fit un effort quelconque pour porter la pomme à sa bouche ; alors, et alors seulement, il créerait le temps en lui, le réaliserait et le sentirait en le réalisant. Il ferait donc connaissance d’abord avec le futur. Aussitôt cette première connaissance faite, il pourrait concevoir le passé, et il subirait effectivement, grâce à la représentation innée d’une pomme déjà mangée, l’illusion de faire pour la seconde fois ce qu’il fait réellement pour la première fois. Le prestidigitateur divin serait déjoué, malgré l’artifice de sa lanterne magique, tant qu’Adam immobile n’aurait pas encore agi et, par l’action, par l’effort, réalisé en soi le temps, au moins une première fois. C’est donc bien par la tendance à l’avenir, non pas seulement par l’image du passé, que nous concevons d’abord le temps.
Retournons-nous maintenant du côté du passé.
Quand nous reconnaissons un objet en le revoyant, par exemple une personne, il y a alternance et rythme entre deux actes : le premier acte est la séparation de l’image-souvenir d’avec la perception actuelle. Cette séparation tient à ce que l’image est moins intense, moins différenciée, moins complète, enfin liée à d’autres images également faibles (souvenirs concomitants), que contredit l’ensemble intense et complet des perceptions actuelles. Le second acte est la fusion de l’image et de la perception, qui aboutit à la reconnaissance de la similitude, ou, en un seul mot, à la reconnaissance. Quand cette double opération s’est accomplie un grand nombre de fois, la série des images représentées à l’esprit se distingue nécessairement de la série des objets de perception et forme la perspective du passé.
Quant à l’ordre dans lequel les souvenirs se disposent et se réveillent, il est, selon nous, déterminé surtout par des raisons d’intensité. Prenons un exemple et soumettons-le à une analyse détaillée. Les représentations suivantes : — gravure regardée à la lumière d’une bougie, vent violent, fenêtre ouverte, bougie éteinte, obscurité, — une fois produites dans mon expérience, tendront à se reproduire dans un certain ordre déterminé, qui est celui même do leur production primitive. La perception de la gravure commençait de diminuer en intensité lorsque est venue la sensation du vent, et cette perception de la gravure, avec le degré précis d’intensité qu’elle avait à ce moment, s’est fondue dans la conscience avec la sensation nouvelle et forte du vent. Celle-ci, à son tour, a été en partie refoulée et diminuée dans son intensité par la sensation nouvelle de fenêtre ouverte. En même temps l’image de la gravure, qui subsistait encore avec son second degré d’intensité, s’est combinée (ainsi que celle du vent) avec la sensation de fenêtre ouverte. Puis celle-ci, étant supplantée par la sensation de bougie éteinte, est descendue au second degré d’intensité, tandis que l’image du coup de vent était descendue au troisième, celle de la gravure au quatrième.
Nous avons donc : 1er moment. — Sensation intense de la gravure regardée.
2e moment. — Sensation intense de vent violent ; image de la gravure descendue à son second degré d’intensité. Combinaison des deux états de conscience, en vertu de leur simultanéité dans la cœnesthésie et des courants simultanés qu’ils produisent dans le cerveau.
3e moment. — Sensation intense de fenêtre ouverte ; image du coup de vent descendue à son second degré d’intensité ; image de la gravure descendue à son troisième degré d’intensité. Combinaison des trois états dans l’état général de conscience à ce moment.
4e moment. — Sensation intense de bougie éteinte ; image de la fenêtre ouverte au second degré d’intensité, du vent au troisième degré, de la gravure au quatrième. Combinaison dans l’état général de conscience.
Supposons maintenant qu’un intervalle se soit écoulé, et que je regarde de nouveau la gravure. Cette perception tendra à me rappeler le coup de vent, avec une énergie proportionnée à l’intensité même qu’avait la perception de la gravure au moment où elle s’est combinée, dans la cœnesthésie, avec la perception du vent. De même, l’énergie avec laquelle elle rappelle la fenêtre ouverte est proportionnée au degré d’intensité et de clarté qu’elle avait au moment de sa combinaison avec la sensation de fenêtre ouverte ; or, ce n’était plus que son second degré d’intensité. Donc elle tendra moins à rappeler la fenêtre ouverte qu’à rappeler le bruit de vent. Donc encore le souvenir du vent se réveillera avant celui de la fenêtre ouverte, et ainsi de suite. Donc, enfin, l’ordre de reproduction sera identique, cæteris paribus, à l’ordre de production. Nous aurons alors une série à l’état d’évolution.
Maintenant, au lieu de la gravure, supposez que, plus tard, j’aperçoive de nouveau la fenêtre qui s’était ouverte, c’est-à-dire le troisième terme de la série. Ce terme ne rappellera pas seulement ses conséquents (bougie éteinte, obscurité, etc.), il rappellera encore ses antécédents : vent, gravure. Mais il y aura une grande différence entre les deux modes de reproduction. L’image de la fenêtre tendra à évoquer successivement l’image de la bougie soufflée et l’image de l’obscurité, parce qu’elle était elle-même à des phases variables d’intensité lorsqu’elle fut présente à la conscience avec ces autres présentations ; en outre, elle tendra à les rappeler avec leur pleine intensité et clarté, parce qu’elles possédaient toutes ce degré au moment de sa combinaison avec elles. Au contraire, elle tendra à rappeler simultanément le vent et la gravure, parce que, au moment même de la combinaison, elle s’est trouvée en simultanéité avec ces deux termes. De plus, elle ne tendra pas à les rappeler avec leur plein degré d’intensité, mais seulement avec le degré qu’ils avaient au moment de la combinaison. Dès lors, au premier moment de l’association des idées, il n’y aura pas évolution successive de la série en arrière, mais renaissance simultanée des termes antécédents avec des degrés divers d’obscurité. Ce premier moment est ce que Herbart appelle une série à l’état d’« involution ».
On voit maintenant quelle perspective devra se produire dans la conscience : image intense de la fenêtre, puis, simultanément, image à demi intense du vent et image de la gravure au troisième degré d’intensité : c’est le côté du passé ; d’autre part, du côté du futur, image intense de la bougie éteinte, puis, après celle-là, image intense de l’obscurité, et, après celle-ci, les images suivantes. Nous avons donc le sentiment obscur d’une série d’images à l’état d’enveloppement qui tend à se développer, et qui se développe en effet dans un ordre déterminé. De plus, ce développement a lieu seulement dans une même direction, passant toujours du terme plus obscur à celui qui l’est moins dans le groupe enveloppé, jusqu’à ce qu’il vienne rejoindre la représentation actuelle, qui existe déjà à l’état clair et intense. Supposons maintenant que la sensation actuelle soit celle d’obscurité subite et que le souvenir de la gravure soit, à cette occasion, éveillé avec assez d’intensité pour produire le développement des intermédiaires, vent et bougie : j’ai à la fois dans la conscience les deux termes extrêmes d’une série (gravure… obscurité subite) et le mode de transition entre eux (vent, bougie) ; de plus, il y a une unité de direction qui fait que chaque terme est le commencement d’un autre et la fin d’un autre. Le sentiment de ce dynamisme et de cet ordre interne, ce sera la représentation de la succession, qu’il faut se garder de confondre avec la simple succession des représentations.
Si nous avons, à la manière de Herbart, supposé une force inhérente aux idées, il est bien entendu que ce n’est pas pour nous une force qu’auraient en elles-mêmes des idées détachées, des représentations individualisées et à l’état atomique. La force des représentations, nous l’avons dit souvent, est celle des tendances sous-jacentes, qui elles-mêmes sont fonctions de l’état général au moment donné. Mais, dans l’ordre psychique comme dans l’ordre physique, on a le droit de symboliser les forces et de les supposer agissant séparément, quoiqu’elles agissent simultanément et solidairement.
Outre les éléments mécaniques et dynamiques, sensitifs et appétitifs, qu’on découvre dans la conception du temps, il y a aussi des éléments logiques, que Spinoza avait entrevus et sur lesquels Taine a principalement insisté dans sa théorie de la mémoire. On sait que, pour Spinoza, la croyance est le caractère essentiel de toute représentation non contredite. Si, par hypothèse, une idée est seule dans l’esprit, elle est nécessairement affirmée, objectivée. Nous admettons de plus que, du côté physique, si une idée est seule et non contredite, elle se réalisera en mouvements conformes ; la présence d’une idée, toute contradiction mise à part, entraîne donc et l’affirmation de la présence de l’objet et les mouvements corrélatifs. Mais il y a des idées présentes qui sont contredites, à la fois logiquement et mécaniquement, par d’autres idées également présentes et, en outre, plus intenses, plus nombreuses, mieux coordonnées avec l’ensemble de toutes nos idées. En ce cas, l’idée contredite n’entraîne plus jusqu’au bout l’affirmation de la présence de son objet, ni les mouvements relatifs à cet objet. La représentation purement imaginative d’une proie, chez l’animal qui a faim, produit bien un commencement de mouvements relatifs à l’acte de manger ; elle peut même faire venir, comme on dit, « l’eau à la bouche » ; mais cette représentation faible est tellement contredite par l’ensemble des représentations fortes, y compris la sensation même de la faim, qu’aucun animal ne concevra longtemps sa proie absente comme présente. Il y a là, avec une lutte mécanique de tendances, de mouvements commencés et arrêtés, une lutte logique d’idées. Or, s’il est une loi inhérente à l’être sentant et pensant, c’est bien la loi d’identité ; s’il est une forme de l’expérience — non a priori, mais identique à l’expérience même, dont elle est constitutive — c’est celle qui devient plus tard la forme logique des axiomes d’identité et de contradiction. La proie présente à la pensée et absente de la bouche prendra donc, pour la pensée même, un aspect particulier : elle se rangera parmi un ensemble d’images faibles et incomplètes qui entoure d’une sorte d’auréole les images fortes et complètes, et cet ensemble, contredit, repoussé par tout le reste, se reportera dans un autre milieu. Il en résultera un classement d’images selon un certain ordre et sur divers plans. Joint à tous les autres éléments que nous avons déjà indiqués, ce phénomène de mécanique et de logique tout ensemble contribuera à produire l’alignement des images sur une ligne idéale, qui est celle de la succession.
La représentation du temps, dont nous venons de voir la genèse, n’est pas, comme le croient Kant et même Spencer, une « forme nécessaire de toute représentation »
, ni a priori, ni a posteriori. Si l’appétit enveloppe le temps, la représentation considérée en elle-même ne l’enveloppe pas. Supposez, par impossible, un animal réduit à une existence toute représentative et même affective, mais non volitive ; cet animal aurait des représentations sans aucune représentation du temps. Il pourrait même avoir des affections de plaisir et de douleur uniquement présentes, il pourrait avoir des perceptions spatiales uniquement présentes ; il pourrait se figurer tout sous forme d’étendue tangible ou visible sans mémoire proprement dite, en vivant dans un présent continuel sans passé et sans avenir127. C’est donc avec raison que nous faisons du temps une forme de l’appétition et non de la représentation.
II
Rapports du temps et de l’espace
Les rapports du temps à l’espace ont donné lieu à de nombreuses théories. Selon Guyau, il est contraire aux vraies lois de l’évolution de vouloir construire l’espace avec le temps, quand c’est avec l’espace que nous arrivons à nous représenter le temps. La représentation des événements dans leur ordre temporel est une acquisition plus tardive que la représentation des objets dans leur ordre spatial. La raison en est, ajoute Guyau : 1° que l’ordre spatial est lié « aux perceptions mêmes, aux présentations, tandis que l’ordre temporel est lié à l’imagination reproductive, à la représentation »
; 2° non seulement le temps est lié à des représentations, — phénomènes ultérieurs, — mais encore il ne peut être conçu « que si les représentations sont reconnues comme représentations, non comme sensations immédiates. Il faut donc l’aperception de la représentation d’une présentation »
. Au contraire, l’étendue avec ses parties plus ou moins distinctes, mais certainement étalées devant les yeux, « se laisse percevoir en un seul moment par un grand nombre de sensations actuelles ayant des différences spécifiques (signes locaux) ».
Pour percevoir l’étendue, l’enfant et l’animal n’ont qu’à ouvrir les yeux : c’est un spectacle actuel et intense, tandis que, pour le temps, c’est un « songe effacé ». Les enfants atteignent même des idées très élevées sur la position des objets dans l’espace, sur les relations de près et loin, de dedans et de dehors, etc., « bien avant d’avoir des idées définies sur la succession et la durée des événements128 ».
Selon nous, cette théorie de Guyau ne s’applique exactement qu’à la représentation du temps et de son ordre, comparée à la représentation de l’espace et de son ordre. Il est bien vrai que la représentation de l’ordre spatial est déjà lice aux perceptions mêmes, aux présentations, « tandis que l’ordre temporel est lié à l’imagination reproductive, à la représentation »
; mais s’il s’agit du sentiment immédiat du temps et de la transition actuelle, nous croyons que Guyau, qui a lui-même insisté sur le ton dynamique de ce sentiment, aurait pu y reconnaître un caractère immédiat de l’appétit, au lieu de paraître le subordonner à l’espace. Lui-même ajoute, d’ailleurs : — « Est-ce à dire que le temps ne soit pas déjà en germe dans la conscience primitive ? — Il y est sous la forme de la force, de l’effort et, quand l’être commence à se rendre compte de ce qu’il veut, de l’intention ; mais alors, le temps est tout englobé dans la sensibilité et dans l’activité motrice, et par cela même il ne fait qu’un avec l’espace ; le futur, c’est ce qui est devant l’animal et qu’il cherche à prendre ; le passé, c’est ce qui est derrière et qu’il ne voit plus ; au lieu de fabriquer savamment de l’espace avec le temps, comme fait Spencer, il fabrique grossièrement le temps avec l’espace ; il ne connaît que le prius et le posterius de l’étendue. Mon chien, de sa niche, aperçoit devant lui l’écuelle que je lui apporte : voilà le futur ; il sort, se rapproche, et, à mesure qu’il avance, les sensations de la niche s’éloignent, disparaissent presque, parce que la niche est maintenant derrière lui et qu’il ne la voit plus ; voilà le passé. »
En somme, pour Guyau, la succession est « un abstrait de l’effort moteur exercé dans l’espace ; effort qui, devenu conscient, est l’intention »
. On peut accorder à Guyau que le sentiment du temps n’a point précédé, comme on se l’imagine, le sentiment du mouvement et de l’extensivité, pas plus qu’il n’a précédé le sentiment de l’intensité. La conscience du temps implique un tout continu de représentations qui, dès l’origine, offre un caractère d’extensivité et forme une sorte de masse. Pour prendre conscience de la durée, l’être est obligé de se figurer une série de représentations dans l’espace. On ne commence pas par concevoir une sorte de temps spirituel et mental : le temps est d’abord une perspective d’images sensibles disposées par rapport à nous dans un ordre particulier, qui d’ailleurs n’est pas la juxtaposition spatiale ; la série temporelle n’en est pas moins composée d’une suite de tableaux dans l’espace. L’animal revoit son passé sous la forme d’une série de scènes avec décors, comme dans une lanterne magique. Et en même temps que les choses de la durée ont une étendue, elles ont une intensité ; ce sont des images moins intenses que celles du moment actuel, qui viennent se ranger l’une derrière l’autre. La succession est donc le mode d’interprétation d’un certain ensemble de représentations coexistantes, une manière de les ordonner et de les classer. Mais comment arrivons-nous à ce mode d’interprétation ? — C’est, nous l’avons vu, et Guyau lui-même l’a montré, par la conscience de l’appétit, de la tension, qui distingue la pure idéalité de l’actualité présente, de l’idéalité future et de l’idéalité passée.
Une théorie analogue à celle de Guyau est adoptée par James Ward, qui de plus, comme Waitz, propose d’appliquer à la notion du temps une conception des signes temporels pour faire le pendant de signes locaux. Quand nous parcourons de la main un objet, la série d’efforts dans l’espace laisse des résidus, qui sont des signes locaux ; pareillement, quand nous faisons attention successivement à plusieurs objets, nos efforts successifs d’attention laissent une série de résidus, qui varient à la fois en intensité et en distinction quand nous passons de l’un à l’autre129. Selon James Ward, ce sont ces résidus ou signes temporels qui nous permettent de concevoir les représentations comme successives, non plus comme simultanées.
La théorie de Ward est ingénieuse, et il est certain que les efforts successifs d’attention (qui d’ailleurs sont aussi en même temps des efforts musculaires) doivent laisser des traces formant série. Toutefois, nous croyons que l’attention n’est elle-même qu’une face intellectuelle de l’appétition ; c’est donc à l’appétition que nous demandons les vrais signes temporels. Avoir bu, boire ou tendre à boire diffèrent par des signes non seulement qualitatifs et intensifs, mais encore appétitifs et volitifs, conséquemment temporels. Les signes fournis par l’attention nous paraissent secondaires ; ceux que la volonté fournit sont primaires et essentiels.
Pour Guyau, les signes temporels se ramèneraient en grande partie aux signes locaux eux-mêmes et aux points de repère de l’espace. Si l’animal marche à travers la campagne, il a des signes locaux fournis par ses efforts musculaires et aussi par ses yeux : il a le sentiment d’une série de mouvements et d’une série de visions ; le contraste des résidus avec les impressions actuelles produit alors la projection dans une sorte de quatrième dimension qui est le temps. — Oui, mais encore faut-il que le contraste des résidus et des sensations existe, et il ne peut exister que dans le sentiment immédiat de la succession. Donc, selon nous, pour avoir une théorie complète qui soit la synthèse de toutes les autres, il faut dire : — Le temps, pour l’animal et pour l’enfant, est une succession de coexistences à forme spatiale et d’intensités à forme appétitive et émotionnelle. La ligne pure du temps, où il n’y aurait que des états internes successifs, passant un par un comme par le trou d’une aiguille de dimension nulle, est une construction des mathématiciens et des métaphysiciens. La vie, encore une fois, est indivisiblement intensive, extensive et protensive. Logiquement, le protensif implique même l’intensif et l’extensif, dont il n’est que le prolongement, par l’appétit, vers l’avenir, et par la mémoire, vers le passé.
Depuis que les pages précédentes ont été écrites, M. Bergson a proposé, lui aussi, une théorie du temps qui a des traits communs avec celle de Guyau. À l’exemple de ce dernier, il considère, en premier lieu, la représentation ordinaire du temps comme spatiale ; il va même jusqu’à dire qu’en croyant nous représenter la durée nous ne nous représentons que de l’espace. En second lieu, comme Guyau, M. Bergson admet un sentiment de la durée pure, ce que Guyau appelait le « cours du temps », par opposition à son « lit ». Mais M. Bergson se fait une idée mystique de cette durée pure, où il veut voir une hétérogénéité absolue d’états purement qualitatifs, sans intensité, sans rapport à l’espace, sans loi contraignante ; ce n’est plus là, sans doute, la liberté intemporelle de Kant, mais c’est une liberté temporelle, une succession imprévisible dans le temps de qualités toujours nouvelles, non contenues dans leurs antécédents. Aussi M. Bergson, après avoir exagéré, plus que ne l’avait fait Guyau, le rôle de l’idée d’espace homogène, s’est perdu à la fin dans une sorte d’abîme d’hétérogénéité insaisissable à la pensée.
De ce que l’espace est homogène, s’ensuit-il que tout milieu homogène et indéfini, comme on se représente le temps, soit en réalité espace ? — L’homogénéité consistant, dit M. Bergson, dans l’absence de toute qualité, on ne voit pas comment deux formes de l’homogène se distingueraient l’une de l’autre. — Nous répondrons que l’homogénéité de l’espace n’est point l’absence de toute qualité, mais la répétition indéfinie des mêmes qualités caractéristiques et originales. La juxtaposition est elle-même une qualité, un mode d’existence et d’apparition qui se distingue parfaitement de la succession ; autre qualité, autre mode ou processus d’existence et d’apparition. Dans le prétendu espace sans qualités, il y a trois dimensions, il y a du haut ou du bas, du droit et du gauche, etc. On a beau prétendre qu’on a dépouillé l’espace de toute qualité pour le réduire à la quantité pure, autre chose est la quantité pure, autre chose l’espace. Deux milieux peuvent donc être homogènes, chacun en son genre et dans l’ordre de ses qualités spécifiques, sans pour cela constituer un seul et même milieu. — Mais, dira-t-on, lorsqu’on fait du temps un milieu homogène où les états de conscience paraissent se dérouler, « on se le donne par là même tout d’un coup », ce qui revient à dire qu’on le soustrait à la durée. Le futur et le passé y coexistent avec le présent ; c’est donc de l’espace. — Nous répliquerons que le souvenir présent du passé et la prévision présente de l’avenir, en nous permettant de « nous donner tout d’un coup » les éléments constitutifs et successifs de la durée, ne nous élèvent pas pour cela au-dessus de la durée et surtout ne nous font nullement retomber dans l’espace. Car, d’abord, nous ne concevons pas le présent, le passé et le futur comme coexistants, mais toujours comme successifs, et, si nous les rangeons selon une ligne imaginaire, nous ne confondons nullement cette ligne symbolique et spatiale avec la série successive du temps. Enfin, c’est par pure abstraction et fiction que nous nous représentons le temps comme « un milieu » où se dérouleraient les événements ; le temps ne contient pas, ne renferme pas les choses comme un cadre ; il est simplement la succession indéfinie des successions réelles ou possibles. L’homogénéité relative que nous y introduisons vient de ce que nous abstrayons tout, sauf le fait de la succession même, conséquemment la transition entre passé, présent et futur. Nous n’avons pas fait pour cela le plus petit saut dans l’espace.
M. Bergson veut faire de l’espace l’homogénéité absolue, et de la durée vraie une hétérogénéité absolue. « La pure durée, dit-il, pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre. Ce serait l’hétérogénéité pure. »
— Cette hétérogénéité absolue est, selon nous, inconcevable et ne serait pas plus le temps qu’autre chose. Ce serait un chaos de représentations, un vrai rêve sans lien ; et c’est en effet au rêve que M. Bergson compare le sentiment de la durée pure : se laisser vivre sans rien penser, sans rien distinguer, sans discerner le plaisir de tout à l’heure d’avec la peine présente, c’est être dans la « durée pure » ; disons plutôt : c’est perdre tout sentiment de la durée, toute mémoire du passé comme distinct du présent, toute anticipation de l’avenir ; cette sorte de vie, en apparence mystique et « libre », ne serait qu’un complet abêtissement ou, plus encore, un retour à la vie purement végétative.
Pour éviter cette absorption complète dans le présent et nous laisser le souvenir des états antérieurs, M. Bergson suppose qu’il peut y avoir une « succession sans distinction », une « pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire ».
— Sans doute ; mais, s’il n’y a pas alors séparation, il y a toujours distinction et succession tout ensemble. Il n’est pas vrai que nous nous rappelions pour ainsi dire « ensemble » les notes d’une mélodie ; que, « si ces notes se succèdent, nous les apercevions néanmoins les unes dans les autres »
. Certes, dans le souvenir d’une mélodie il y a le souvenir de l’impression qualitative et émotionnelle produite par l’ensemble, mais il y a aussi le souvenir et la distinction des sons successifs, dont nous faisons continuellement la synthèse par la mémoire pour en saisir le rythme et le sens. Bien n’est plus propre que la musique à nous faire comprendre la différence de ces diverses choses : qualité, intensité, nombre, succession et distinction, ainsi que leur indépendance de l’espace, car, en écoutant une symphonie, nous ne sommes plus vraiment dans l’étendue ; nous ne nous figurons ni lignes, ni cercles, ni « milieu sonore ».
Ce qui est vrai, c’est qu’il y a continuité entre les états qui se succèdent immédiatement dans le temps : mais c’est un paralogisme d’en conclure qu’il n’y ait aucune séparation entre les états de conscience, aucune numération possible de ces états « à moins qu’on ne les projette dans l’espace » ; s’il y a continuité entre deux états en succession immédiate, il y a séparation entre mon plaisir d’hier et ma douleur d’aujourd’hui, et je saisis leur dualité sans avoir besoin de rien projeter dans l’espace, sinon par représentation auxiliaire et symbolique.
L’idée de temps est extrêmement flottante quand elle n’est pas associée à celle de l’espace, où les relations sont plus fixes : c’est là la seule conclusion à tirer des considérations précédentes sur l’espace et le temps. Au reste, nous traduisons perpétuellement le temps en espace, comme le montre l’expression même : un espace de temps, et réciproquement nous traduisons l’espace en temps, comme lorsque nous désignons une distance par deux heures de marche. Nous n’accorderons cependant ni à Guyau, ni à M. Bergson, que toute mesure du temps, même grossière, soit de nature spatiale130. Les sons réguliers d’une cloche ou le tic-tac d’une montre permettent de mesurer approximativement le temps sans recourir à l’espace. Nous saisissons le rythme, le retour régulier des mêmes sons sans les aligner sur une ligne ; un prolongement de silence entre les sons se fait immédiatement sentir. Nous déclarons même approximativement tel intervalle moitié plus grand que l’autre131.
Münsterberg a excellemment montré que nous mesurons le temps par des impressions sensibles. Lorsque le temps qui sépare deux impressions est moindre d’un tiers de seconde, l’image mnémonique de la première impression, à l’état évanouissant, enveloppe la seconde impression ; et c’est cet enveloppement plus ou moins grand qui nous fait juger la distance entre les deux impressions. Mais lorsque l’intervalle entre ces deux impressions dépasse un tiers de seconde, Müntersberg soutient que notre mesure est toute musculaire. Nous avons continuellement des sensations de tension et de relâchement des muscles, bien que nous n’y prêtions pas une attention directe. En faisant attention, nous accommodons les muscles des yeux, des oreilles, etc. Nous jugeons que deux intervalles de temps sont égaux lorsque, entre le commencement et la fin de chacun, nous sentons des relâchements, puis des tensions expectantes de nos muscles exactement similaires. Avec des intervalles de temps plus longs encore, nous nous réglons sur nos expirations et nos inspirations. Avec nos expirations, toutes les autres tensions musculaires subissent un décroissement rythmique ; avec nos inspirations, elles s’accroissent. Ces observations, corroborées par d’ingénieuses expériences, sont exactes, mais Münsterberg finit par confondre la mensuration musculaire du temps avec la conception même du temps. Il y a là, évidemment, un cercle vicieux ; pour juger les longueurs des intervalles de temps par la longueur des rythmes musculaires ou respiratoires, il faut déjà pouvoir juger et apprécier ces rythmes musculaires, et nous ne les apprécions que par nos efforts internes d’attention volontaire, par nos appétitions et nos volitions, auxquelles il faut toujours en revenir.
III
Théorie kantienne sur la forme a priori du temps
Dans l’état actuel, l’individu naît avec une organisation du cerveau héréditaire qui tend à produire la notion de durée : nous avons vu que notre cerveau est tout prêt, dès la naissance, pour la classification des phénomènes présents, à venir et passés. Nous naissons sous la fascination de la durée, dont nous nous faisons une idée a priori, presque surnaturelle et divine.
Spencer a tort de croire que Kant ait entendu par la forme pure du temps la notion abstraite du temps telle « que l’adulte la possède » ; Kant, d’ailleurs, n’admet pas que le temps soit « un concept discursif ou, comme on dit, général » ; mais, d’autre part, M. Renouvier a tort de croire que, pour Kant, l’intuition pure du temps soit simplement « la puissance mentale du classement des objets de la pensée en tant que successifs et plus ou moins durables », une simple « fonction du temps », une simple « loi » aboutissant à la « représentation des successifs »132. Pour Kant, le temps est bien l’objet d’une intuition, mais pure de tout élément sensible ; il n’est pas une simple loi de notre expérience, mais l’objet d’une intuition supérieure à l’expérience et nécessaire pour l’expérience.
Cette théorie de Kant, avec son intuition pure du temps, nous semble illusoire, car l’intuition pure de la succession et de la possibilité indéfinie des successions est impossible par définition même. Nous ne pouvons avoir l’intuition d’un temps vide. Essayez, les yeux fermés, de vous figurer la durée pure, en oubliant tout ce qui vous entoure. Vous vous apercevrez que vous sentez en vous le cours de la vie sous forme de changements sensitifs : c’est votre respiration qui retentit dans votre conscience, ce sont les battements de votre cœur, ce sont vos muscles qui se tendent et se relâchent, ce sont des images qui passent devant votre esprit, des mots et des phrases qui se succèdent ; en un mot, le temps n’est senti que par le changement, et le changement n’est senti que sous une forme concrète ; un esprit pur dans le temps pur ne saisirait pas les changements du temps même, car que seraient ces changements tout abstraits ? Il n’y a de changement que dans l’ordre concret et vital, et il n’y a de sentiment de changement que dans l’activité et l’appétit. L’intuition pure du temps est donc un non-sens.
Quand plusieurs impressions frappantes se sont succédé dans l’expérience, il y a un ordre de reproduction successive qu’elles prennent nécessairement et que nous reconnaissons ; mais, quand même nous aurions l’idée a priori du temps, comme d’une grande ligne sans limites, cette idée ne nous apprendrait pas si c’est en fait la flamme qui a précédé la brûlure, la brûlure qui a précédé la flamme, ou si les deux ont été simultanées. Il faut bien toujours en venir à reconnaître, sous les représentations mêmes, quelque chose qui distingue les successives des coexistantes et, parmi les successives, la première de la seconde, la seconde de la troisième. Mais alors, à quoi bon l’intuition pure du temps ? Elle vient quand la besogne est déjà faite sans elle. Admettons que vous ayez l’intuition du temps homogène, continu, infini : voulez-vous me dire comment vous saurez que le plaisir de manger est venu après la souffrance de la faim et non auparavant ? Vous aurez beau contempler le temps homogène et la série idéale des successions possibles, cela ne vous dira pas ce que vous avez éprouvé en premier lieu et ce que vous avez éprouvé en second lieu, pas plus que cette même idée du temps ne vous renseigne sur ce qui se passe dans Sirius ou Aldébaran. Vous serez obligé d’en venir à quelque signe empiriquement distinctif de la succession, de l’avant et de l’après, à un sentiment interne du changement et à un sentiment de la direction prise par les éléments successifs de ce changement. Mais alors, encore une fois, à quoi sert votre intuition pure du temps, qui, étant bonne à tout, n’est bonne à rien ? De deux choses l’une : ou il y a dans l’expérience même de la volonté non satisfaite, puis satisfaite, quelque chose qui apparaît comme changement successif, et alors, si j’ai l’intuition sensible du changement, je n’ai pas besoin de votre forme a priori, aussi oiseuse et oisive que les dieux d’Epicure ; ou il n’y a dans l’expérience, comme vous le prétendez, que des états présents impossibles à se représenter en succession, rien qui puisse révéler sensiblement l’avant et l’après ; et alors votre forme a priori demeurera plus impuissante que jamais à me dire si deux états de conscience sont simultanés ou successifs, et, dans ce dernier cas, lequel vient avant l’autre133.
M. Renouvier, lui, transforme en a priori une simple loi générale de notre expérience, de notre « imagination », ce qui est un moyen facile, mais trompeur, d’établir l’a priori. En outre, il croit « que cette loi agit dès les premières sensations de l’animal, que l’animal ne peut sentir ni se déterminer que sous la condition d’une certaine intuition des successifs »
. Nous croyons, au contraire, que l’animal peut sentir et commence par sentir sans aucune intuition du successif, comme si tout était simultané ; qu’il peut agir et agit comme en présence de choses toutes actuelles, alors même que ces choses sont de simples images ; qu’il apprend plus tard à reporter ces images dans un milieu différent de l’actuel, dont il fait d’abord la connaissance par l’appétit et le besoin, sous forme de potentiel s’actualisant ; qu’il découvre enfin et conçoit la succession après avoir fait l’expérience répétée d’un certain nombre de sensations et appétitions successives en fait. La théorie de Spencer est, au fond, analogue à celle de M. Renouvier, puisque Spencer croit que la conscience la plus obscure a pour condition le classement des impressions en avant et après. Spencer en conclut que le sentiment du temps est une condition empirique nécessaire à la conscience (et c’est en effet tout ce qu’on pourrait en conclure) ; M. Renouvier en conclut que c’est une condition a priori de la conscience, ce qui, pour nous, n’offre aucun sens134.
Les partisans de l’a priori objectent que nous pouvons nous représenter le monde détruit, mais non le temps. —À vrai dire, quand nous croyons avoir tout anéanti dans notre pensée, nous n’avons pas anéanti notre pensée même, notre conscience. Nous remplaçons simplement une série de perceptions par une série de possibilités, qui sont elles-mêmes des perceptions possibles. Or, cette série est précisément la ligne du temps. Si, en réalité, nous arrivions à ne plus nous représenter absolument rien, le temps s’évanouirait avec tout le reste. Mais, évidemment, la réflexion même que nous faisons, en tendant nos muscles, est un état de conscience prolongé, et aussi un état musculaire prolongé, qui continue à nous donner le sentiment interne du temps en l’absence de toutes choses extérieures. De là vient l’illusion que, si le monde était détruit, il y aurait encore et nécessairement le temps. Nous disons l’illusion, car, en réalité, s’il n’y avait absolument rien de réel, il n’y aurait rien, pas plus de temps qu’autre chose. Le temps étant la série des rapports de succession, une fois supprimés tous les objets et toutes les successions, comment voulez-vous que les rapports subsistent, sinon comme pures possibilités pour notre pensée actuelle ou pour une pensée que vous supposez, par une contradiction, subsistante au-dessus de l’univers détruit, se survivant à elle-même pour concevoir sa simple possibilité et la possibilité de toutes les autres choses ?
IV
Influence de l’idée du temps
L’influence de l’idée du temps, comme idée directrice de nos actions et condition de changement en nous, est considérable. Nous en avons déjà dit quelques mots ailleurs135. Les choses, qui n’ont point cette idée, ne vivent point dans le temps, mais seulement dans l’espace, où elles sont situées et en relation réciproque. Les phénomènes ne se passent dans le temps que pour un observateur du dehors qui conçoit lui-même le temps et les y situe. Les actions réciproques des phénomènes sont des déterminations mutuelles dans l’espace ; si on dit que la pierre qui tombe accélère son mouvement en fonction du temps, ce n’est réellement point le temps qui agit, ce sont des actions moléculaires qui s’exercent à travers l’espace, qui s’accumulent, qui sont autres aux divers instants du temps, mais indépendamment du temps lui-même. Ernest Renan a beau nous représenter le temps comme le « facteur » par excellence, c’est là une pure métaphore.
En nous, en nous seulement le temps devient un facteur, mais par l’idée même que nous en avons. Cette idée modifie le cours de l’évolution, tel qu’il eût été sans l’idée et sans les conditions à la fois psychiques et physiques de l’idée. De nouveaux genres d’adaptation se produisent : adaptation à l’avenir, adaptation au passé. Chez les êtres qui n’ont point l’idée du temps, l’adaptation à l’avenir n’est qu’une apparence : ils n’agissent en réalité, quand ils agissent, que sous l’influence actuelle de quelque force externe ou interne, qui les pousse a tergo. L’animal même, qui agit par instinct et semble prévoir l’avenir pour s’y adapter, ne prévoit rien et ne s’adapte qu’au présent, qu’à une excitation actuelle, à un ensemble de stimulus, à une cérébration qui demeure inconsciente de l’avenir. Il en est tout autrement chez l’homme, qui conçoit d’une manière précise le temps futur et le soumet même au calcul. Si un astronome veut se transporter en Amérique pour y observer, à tel jour et à telle minute, une éclipse de soleil invisible en Europe, il prend une détermination et réalise une action qui n’auraient pas existé sans la conscience du temps et sans l’idée même du futur. S’imaginer que l’astronome eut voulu ce Voyage en vertu de raisons toutes mécaniques, alors même que l’idée du temps et de l’éclipse future n’eût point existé dans sa conscience, c’est la plus gratuite des hypothèses. Nous avons ici un exemple d’adaptation particulière à l’avenir. Sans doute cet avenir est présent à sa façon sous forme d’une idée actuelle, et cette idée même a ses concomitants cérébraux qui sont des mouvements actuels dans l’espace ; mais l’idée, comme telle, n’existerait pas sans certaines conditions de changement interne et externe qui se sont produites, et cette idée à son tour, une fois née, devient une condition de changement interne et externe. On n’a donc pas le droit d’abstraire l’idée comme « inutile ». Cette idée, au contraire, enveloppe une tendance de la volonté dont elle est la forme, et à laquelle elle donne une direction vers l’avenir prévu, anticipé, actualisé.
L’adaptation au passé, — par exemple l’imitation du passé par un être qui le conçoit, — suppose aussi l’idée du temps avec son influence directrice. Le passé n’agit plus seulement par ses résidus bruts et inconscients, mais par ce résidu conscient et intelligent qui est l’idée présente du passé.
L’évolution est donc modifiée par l’idée même du temps et de révolution dans le temps : elle se voit évoluer, elle voit son point de départ, elle voit son point d’arrivée et sa position actuelle. Cette vision ne reste pas passive et entre elle-même parmi les facteurs du problème en train de se résoudre : la conscience de l’évolution, en un mot, devient une des conditions de l’évolution.