(1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIIe entretien. Vie du Tasse (2e partie) » pp. 65-128
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(1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIIe entretien. Vie du Tasse (2e partie) » pp. 65-128

XCIIe entretien.
Vie du Tasse (2e partie)

I

Mais une autre faveur plus tendre et plus durable que celle des rois, des papes et des cardinaux, veillait de loin sur lui malgré sa disgrâce ; c’était celle des deux charmantes princesses de Ferrare, Lucrézia, duchesse d’Urbin, et Léonora, toujours restée à la cour de son frère. Elles se concertèrent pour obtenir d’Alphonse II, leur frère, qu’il attachât à sa personne le jeune Torquato, gloire future de leur maison, et déjà souci secret de leur cœur. Alphonse céda à leurs sollicitations ; il prit Torquato à son service personnel, il lui accorda une pension de seize couronnes d’or par mois, et il le dispensa de toute fonction et de toute assiduité pour le laisser tout entier à la poésie, seul service digne de son génie.

Comblé de ces faveurs dont il devinait la source, ce qui les lui rendait plus chères, il accourut à Ferrare au mois de mai 1572. Alphonse et ses sœurs le reçurent en favori de la famille. On lui permit d’aller faire un court séjour à Rome pour consulter les érudits, les théologiens et les critiques du temps, sur les chants déjà achevés de son poème. Auguste ne traita pas Virgile avec plus de libéralité quand ce poète voulut aller en Grèce et en Troade pour polir ses œuvres. Le Tasse s’exprime ainsi lui-même dans sa correspondance sur Alphonse :

« Ce prince me releva avec la main de mon obscure fortune, au grand jour, et à l’estime de sa cour ; il me fit passer de l’indigence à la richesse, il donna lui-même une considération et un prix de plus à mes productions poétiques, en assistant fréquemment et attentivement à la lecture de mes vers, et en traitant leur auteur avec toutes sortes d’égards et de marques d’admiration ; il m’admit honorablement et familièrement à sa table et à ses entretiens ; il ne me refusa aucune des faveurs que je lui demandai. »

La félicité du Tasse à Ferrare, à cette époque, était de nature à inspirer l’envie. Jeune, beau, illustre déjà par les promesses de son génie, honoré de la faveur intime de son prince, admiré de cette sœur d’Alphonse que toute l’Italie regardait comme supérieure à la Béatrix de Dante, à la Laure de Pétrarque, cher même comme un ami à cette autre sœur Lucrézia, maintenant duchesse d’Urbin, qui partageait pour lui le penchant de Léonora, enivré des plus légitimes perspectives de gloire poétique et peut-être des plus douces illusions de grandeur par l’amour mystérieux de Léonora, achevant lentement dans le loisir des délicieux jardins de Bello Sguardo, ce Versailles des ducs de Ferrare, le poème qui devait élever son nom au-dessus du nom de ses protecteurs, rien ne manquait à sa félicité que ce qui manque à toutes les choses humaines : la durée.

La mort de la jeune duchesse de Ferrare, Barbara d’Autriche, et celle du cardinal Hippolyte d’Este, oncle d’Alphonse, répandirent le deuil sur cette cour. Le Tasse écrivit à Alphonse des consolations où la tendresse s’unit au respect ; le poète perdait lui-même, dans le cardinal Hippolyte d’Este, un de ses protecteurs les plus déclarés et les plus puissants à Rome. C’est ce cardinal qui venait de construire à Tivoli, non loin des cascades et des ruines de la villa de Mécène, ce merveilleux palais d’Este et ces jardins, type de ceux d’Armide, où les édifices, les terrasses, les grottes, les arbres, les fleurs et l’eau jaillissant ou courant dans des canaux harmonieux, remplissaient l’oreille de mélodies éternelles semblables aux concerts des harpes éoliennes. C’est là qu’il convoquait tous les poètes et tous les artistes de l’Italie à jouir des magnificences et à concourir à la gloire de la maison d’Este. Le Tasse, recommandé à son oncle par Léonora, avait déjà joui une fois de l’accueil de ce cardinal, dans son premier voyage à Rome.

II

Alphonse se rendit à Rome pour recueillir l’héritage de son oncle ; il y passa l’hiver de 1572 à 1573. L’absence de ce prince laissa le Tasse à Ferrare dans une familiarité plus recueillie avec sa sœur Léonora. C’est sous l’empire des plus tendres rêveries de son âge qu’il interrompit alors ses chants épiques, et qu’il écrivit sa délicieuse pastorale de l’Aminta, drame amoureux et tragique dont l’amour est le sujet, dont des bergers et des bergères sont les personnages, et dont les vallées, les montagnes, les forêts, sont la scène. L’Aminta est à la Jérusalem délivrée ce que les Églogues de Virgile sont à l’Énéide : une diversion légère et gracieuse d’un poète souverain, qui change d’instrument sans changer de souffle, qui dépose un moment la trompette épique pour le chalumeau des bergers. Dans l’Aminta du Tasse, comme dans les Églogues de Virgile, le poète paraît d’autant plus parfait qu’il est moins tendu ; il semble se complaire à racheter la simplicité du sujet par l’inimitable perfection des images, des sons et des vers. Il se surpassa lui-même en jouant avec son génie ; on sent en lisant l’Aminta que tous ces vers inondés de lumière, de sérénité et de passion, furent écrits pour l’oreille, pour le cœur, et sous les regards d’intelligence d’une amante chaste, muette, mais adorée. Les larmes mêmes y sont douces, l’amour y rend tout mélodieux jusqu’aux sanglots. Un tel poète faisait respirer de tels parfums pour enivrer Léonora en s’enivrant lui-même, sous le nuage qui dérobait leur intelligence à tous les yeux.

III

Alphonse, à son retour de Rome, fit représenter l’Aminta au printemps de 1573 dans ses jardins de Bello Sguardo ; le succès de cette tragédie pastorale fut immense et universel. L’Italie retentit du nom de l’auteur, son succès créa un genre de composition littéraire dans l’Europe lettrée. Le Pastor fido, de Guarini, fut peu de temps après la plus heureuse imitation de l’Aminta du Tasse ; mais le Tasse lui-même ne parut pas attacher à cette œuvre de sa jeunesse l’importance qui s’y attacha dans le goût du temps ; il aspirait avant tout à la gloire épique, ce sommet de l’art selon son siècle ; il ne voulut pas donner la mesure de son génie dans un monument inférieur à l’épopée. Il refusa de laisser imprimer l’Aminta : sa seule édition était dans la mémoire de Léonora, pour qui il avait écrit ce drame de naïf amour. Ce ne fut que pendant sa captivité dans l’hospice de Sainte-Anne qu’une copie de l’Aminta, dérobée par un des spectateurs de cette pastorale, tomba entre les mains des Aldes, célèbres imprimeurs de Venise, qui la répandirent par leurs presses dans toute l’Europe. Ce ne fut qu’alors aussi qu’on remarqua dans quelques vers de l’Aminta une sorte de pressentiment secret et prophétique de l’état mental du poète, qui semblait décrire les premiers symptômes de sa mélancolie.

« Ah ! tu ne sais pas ce que Tircis m’écrivait, quand, dans le délire de sa passion pour moi, il errait en forcené à travers les forêts, et qu’il excitait tout à la fois la dérision et la pitié des pasteurs et des nymphes ! Non pas que ce qu’il écrivait portât les signes de la démence, bien que ses actes fussent déjà souvent d’un insensé !… »

IV

Le succès prodigieux de l’Aminta en Italie, la faveur du duc régnant, la bienveillance voilée, mais persévérante, de Léonora, éveillèrent la jalousie des poètes, des courtisans, et même des ministres à la cour de Ferrare, contre un jeune étranger que la naissance, la beauté, le génie, l’amour peut-être, pouvaient élever au-dessus de tous ses rivaux. Une ligue muette se forma de toutes ces vanités et de toutes ces ambitions contre lui. En voyant cette ombre de la haine et de l’envie sur ses pas, il devint ombrageux lui-même ; son imagination lui fit soupçonner l’inimitié dans tous les cœurs, une embûche à tous ses pas. C’est le premier symptôme de cette mélancolie qui n’est pas, qui ne fut jamais en lui la démence, mais qui n’est plus la raison.

On accuse la fortune d’être hostile aux grands génies littéraires, poétiques, artistiques : nous n’admettons pas qu’un grand don de l’esprit soit une hostilité ou une malédiction de la fortune ; nous conviendrons plutôt que les grandes imaginations, quand elles ne sont pas en équilibre parfait avec les autres facultés du bon sens et du raisonnement, portent leur malheur en elles-mêmes. Tout ce qui est excessif est défaut ; tout ce qui n’est pas harmonie est désordre dans notre organisation. Cette sensibilité exquise, qui est la première condition de toute supériorité dans les beaux-arts, est aussi le tourment de ceux qui la possèdent. Un philosophe anglais a remarqué avec une admirable justesse que « si la nature douait un être d’une faculté de sentir et de penser trop supérieure à la faculté de sentir et de penser du commun des hommes, cet être en apparence privilégié ne pourrait pas vivre dans le milieu humain, ou vivrait le plus infortuné de tous les êtres. Avec des sens plus délicats, plus impressionnables, plus raffinés ; avec des sensations plus vives et plus pénétrantes ; avec un goût plus délicat, que tous les objets dont il est entouré blesseraient ou ne pourraient satisfaire ; obligé de vivre toujours dans une sphère qui répugnerait à la perfection de ses organes, il vivrait de souffrance, ou périrait de désir ».

Or, si cette impossibilité de vivre est absolue pour un être qui serait complètement supérieur à la généralité des hommes, cette difficulté de vivre heureux est relative dans les êtres doués seulement d’une sensibilité supérieure de quelques degrés à celle de leurs semblables. Les hommes à puissante imagination, tels que le Tasse, sont au nombre de ces victimes de leur propre supériorité. Beaucoup imaginer, c’est beaucoup prétendre ; beaucoup penser, c’est beaucoup souffrir ; être grand, c’est être disproportionné dans un monde de médiocrités ou de petitesses ; être disproportionné, c’est être déplacé ; être déplacé, c’est créer autour de soi des inimitiés, c’est éprouver soi-même une inimitié involontaire et générale contre tous ceux qui ne vous cèdent pas la place aussi vaste que la demandent vos facultés supérieures. Telle est la loi des êtres qui sont jetés dans le monde avec une prodigalité de nature trop disproportionnée au moule humain ; ils sont malheureux, mais sont-ils malheureux parce qu’ils sont trop complets ? non, ils sont malheureux parce qu’ils ne le sont pas assez ; ils sont à plaindre, parce qu’une seule de leurs facultés est excessive, et que les autres facultés correspondantes sont inférieures. S’il y avait égalité, équilibre, harmonie entre toutes leurs facultés ; si la sensibilité était contrebalancée par la raison, l’imagination par la justesse, l’enthousiasme par le bon sens, la passion par le devoir, la douleur par la force, ces hommes puissants dans une seule aptitude deviendraient puissants dans toutes, et leur supériorité spéciale, qui fait leur malheur, se changerait en une supériorité universelle qui ferait la gloire de l’humanité.

Tels furent les véritables grands hommes dans l’antiquité et dans tous les temps, les Homère, les Aristote, les Socrate, les Cicéron, les Solon, les Virgile, les Raphaël, les Michel-Ange, les Shakespeare, les Racine, les Fénelon, les poètes, philosophes, législateurs, hommes d’État, orateurs, artistes, chez lesquels une imagination grandiose était en rapport exact avec une infaillible raison. Ces hommes subirent sans doute les vicissitudes ordinaires de la vie de leurs semblables : mais la fortune ne parut pas s’acharner sur eux de préférence aux autres hommes ; ils n’accusèrent point le sort d’une partialité exceptionnelle ; ils furent plus grands sans être plus misérables ; pourquoi ? parce qu’ils furent plus complets, parce que cette même supériorité pondérée d’intelligence, qui leur servit à créer leurs œuvres, leur servit aussi à affronter, à supporter ou à vaincre les difficultés de la vie. Ils furent carrés égaux sur leurs quatre faces, offrant la même étendue d’imagination, de raison, de force et de résistance à la vie. S’ils n’eussent été grands que d’un seul côté, ils auraient faibli comme le Tasse ou comme J.-J. Rousseau ; et le monde inintelligent aurait accusé leur mauvaise fortune : c’est leur imparfaite nature qu’il fallait accuser. Un préjugé puéril met les poètes en suspicion de démence ; ce préjugé est né assez naturellement, dans le monde, de l’opinion que l’imagination prédomine exclusivement dans les poètes, et que cette prédominance de l’imagination seule les prédispose à l’égarement d’esprit. Cela est vrai des mauvais poètes, qui n’ont pas cultivé leur raison à l’égal de leur imagination ; cela est souverainement faux des bons poètes, qui sont la raison transcendante et créatrice, vivifiée et colorée par l’imagination, l’harmonie suprême de l’intelligence, et qui sont par cela même les plus raisonnables des hommes.

Dans le Tasse, la sensibilité et l’imagination seules étaient supérieures ; la raison, qui ne manquait pas à sa poésie, manquait à sa vie ; l’intelligence était saine, le caractère était égaré ; sa mélancolie, faiblesse de sa trame, comme dans Rousseau, obscurcissait sa raison.

Ce fut le malheur de son organisation qui amena celui de sa destinée.

V

La duchesse d’Urbin, sœur compatissante de Léonora, informée par elle des tristesses et des langueurs du Tasse, l’invita à venir passer quelques mois de l’été auprès d’elle, dans son palais de délices de Castel Durante, près de Pezaro. Ce site avait été, dès son enfance, propice au Tasse ; il y vit représenter l’Aminta avec les mêmes applaudissements qu’à Ferrare ; il y composa en l’honneur de Lucrézia, toujours belle dans sa maturité, ce fameux sonnet de la rose, devenu depuis le proverbe poétique et consolateur des beautés dont la fleur survit à leur printemps :

« Dans l’âpre primeur de tes années, dit le poète à Lucrézia, tu ressemblais à la rose purpurine qui n’ouvre encore son sein ni aux tièdes rayons ni à la fraîche aurore, mais qui, pudique et virginale, s’enveloppe de son vert feuillage ; ou plutôt (car une chose mortelle ne peut souffrir la comparaison avec toi) tu étais pareille à l’aube céleste qui, brillante et humide dans un ciel serein, emperle de ses pleurs les campagnes et embaume les collines de ses senteurs ; et maintenant les années moins vertes de ta vie ne t’ont rien enlevé de tes charmes ; et bien qu’indifférente et négligée dans ta parure, aucune beauté puissante, parée de ses plus riches atours, ne peut s’égaler à toi : ainsi plus resplendissante est la fleur à l’heure où elle déplie ses feuilles odorantes ; ainsi le soleil, à la moitié de son cours, étincelle de plus d’éclat et brûle de plus de flamme qu’à son premier matin. »

Le duc et la duchesse d’Urbin, sachant que les grâces faites au Tasse étaient les plus douces flatteries au cœur de Léonora, lui firent présent d’un anneau orné d’un magnifique rubis, qu’il vendit plus tard à Mantoue comme sa dernière ressource contre la faim, pendant ses misères. Le Tasse revint à Ferrare avec le prince et la princesse, pour assister au second départ du cardinal Louis d’Este pour la France. Le départ de ce frère chéri coûta des larmes à Léonora ; le Tasse s’efforça de la consoler dans ses vers, qui respirent une respectueuse compassion à ses peines.

VI

Son poème enfin terminé, en 1575, le poète résolut, avant de le livrer à l’impression, d’aller encore une fois le soumettre à Rome à la révision et à la critique des premiers littérateurs de l’Italie. Soit mécontentement fondé du sort subalterne dans lequel Alphonse le laissait languir à la cour ; soit inquiétude d’esprit, suite de sa mélancolie croissante ; soit ingratitude envers Léonora dont l’amitié ne pouvait plus suffire à son orgueil, on voit, dans les lettres du Tasse de cette date, un dessein arrêté de quitter Ferrare après avoir payé sa dette à Alphonse en lui dédiant son épopée : « J’irai vivre à Rome, écrit-il, fût-ce dans l’indigence. » Il paraît, par sa correspondance inédite de cette date, que ce dessein d’abandonner la cour de Ferrare, dessein connu d’Alphonse par des lettres tombées dans ses mains, fit redouter à ce prince que le Tasse n’eût l’intention de passer au service des Médicis et de déshériter ainsi sa maison de la gloire d’avoir protégé les deux grands poètes épiques de l’Italie : l’Arioste et l’auteur de la Jérusalem délivrée. Du jour où Alphonse soupçonna cette défection de son poète favori, la conduite de ce prince envers le Tasse changea ; la défiance et la froideur succédèrent à la familiarité. La maison d’Este et la maison de Médicis, bien que liées par des mariages et des traités, se disputaient entre elles non pas tant le sol que les hommes illustres de l’Italie. La gloire d’avoir donné un nouveau Virgile à l’Ausonie intéressait plus l’orgueil et la passion d’immortalité d’Alphonse, que la possession d’une province de plus annexée à ses États. L’ambition de ce siècle était littéraire, philosophique, artistique ; la renaissance des lettres avait ennobli le cœur des princes et des peuples. Un peintre, un architecte, un sculpteur, un poète faisait pencher la balance entre Rome, Florence, Ferrare, Naples, Milan ; c’était le génie qui donnait la supériorité et la gloire. Le spiritualisme avait triomphé des armes ; les grands hommes de lettres effaçaient les héros. La crainte de perdre le Tasse, et avec le Tasse l’honneur d’avoir produit le plus accompli des poèmes, était devenue une passion jalouse dans le cœur du duc de Ferrare.

Cependant la douce intervention de Léonora et de sa sœur Lucrézia paraît avoir suspendu ou tempéré l’effet du mécontentement de leur frère. Le Tasse obtint l’autorisation de se rendre à Rome, à Padoue, à Venise, pour épurer son poème de tout ce qui pouvait blesser les plus légers scrupules de la théologie, de la philosophie, de la langue ou du goût. Il partit et revint à Ferrare sans avoir réussi à faire imprimer son poème à Venise, parce qu’on n’y accordait pas de privilège de propriété aux auteurs.

Il y trouva le duc Alphonse de plus en plus refroidi envers lui par de nouvelles découvertes des négociations poursuivies secrètement par le Tasse avec les Médicis. La duchesse d’Urbin s’efforça de réconcilier le prince et le poète ; Léonora, plus tendre et plus active encore dans son intérêt, conjura le Tasse d’accepter d’elle-même les avantages que son frère s’obstinait à lui faire attendre.

« Hier », dit le Tasse, dans une lettre confidentielle à son ami Scalabrino, « Madame Léonore m’a dit dans la conversation, sans que rien eût amené un pareil sujet, que jusqu’alors ses revenus avaient été extrêmement bornés ; mais qu’à présent que sa fortune s’était améliorée par l’héritage de sa mère, elle serait heureuse d’ajouter à mon traitement, de son trésor, tout ce qui pourrait m’assister ; ceci, je ne l’ai pas recherché ni ne le rechercherai jamais, et je n’aurai jamais recours ni au duc ni à ses sœurs ; mais, s’ils m’accordent d’eux-mêmes une faveur, quelque petite soit-elle, bien loin de la refuser, je la recevrai avec reconnaissance. »

Les biographes et les commentateurs les plus versés dans les mystères de la cour de Ferrare en ce moment, ont cru que la froideur avec laquelle le Tasse accueillit la gracieuse prévenance de son amie Léonora tenait à une passion passagère qu’il affichait pour une autre Léonora qui éclipsait toutes les beautés de son temps. C’était Léonora, comtesse de Scandiano, alors en visite à la cour d’Alphonse. Le sonnet du Tasse adressé à la comtesse de Scandiano semble, par l’amoureuse recherche de ses images, justifier ce commérage de palais, recueilli par la postérité, qui recueille tout des grands hommes. La comtesse de Scandiano était célèbre surtout par la beauté de ses lèvres autrichiennes ; cette circonstance est nécessaire à l’intelligence de ces vers :

« Cette lèvre, colorée par les roses, s’avance légèrement humide et enflée comme par un artifice de l’amour lui-même, pour faire une insidieuse tentation au baiser.

« Amants, qu’aucun de vous ne soit assez hardi pour céder au désir, et pour s’approcher de plus en plus de ce serpent qui s’y cache pour blesser le cœur.

« Moi qui fus jadis rompu à ces amoureuses embûches, je les découvre et je vous les dénonce, ô jeunes amants !

« Ces roses de ces lèvres, comme les pommes de Tantale, s’avancent et se retirent ; l’Amour seul y reste avec son dard et ses torches pour vous blesser et vous consumer ! »

De tels vers, adressés à la plus jeune et à la plus enivrante des beautés de la cour d’Alphonse, devaient être amers à Léonora, si les sentiments de Léonora dépassèrent jamais l’enthousiasme et l’amitié d’une femme vertueuse pour un respectueux adorateur.

C’est quelques jours après avoir adressé ces vers à la comtesse de Scandiano, qu’il consentit, sur quelques scrupules des critiques romains qui examinaient son poème, à supprimer le bel épisode d’Olinde et de Sophronie, une des grâces les plus déplacées, mais les plus séduisantes, de son récit. L’opinion générale du temps est que le Tasse avait célébré la beauté et l’amour de Léonora d’Este sous les traits et sous le nom de Sophronie. Effacer ce portrait pour quelques mécontentements de courtisan, pour une inconstance de cœur ou pour un scrupule de critique, n’était pas seulement une offense au poème, c’était une offense gratuite au cœur de Léonora, innocente des sévérités de son frère.

L’indulgente Léonora, pardonnant à la fois à l’amant et au poète, supplia le Tasse de venir passer une partie de l’été, seul avec elle, dans une délicieuse villa au bord du Pô, nommée Casandoli. L’ingrat Torquato suivit la princesse à Casandoli, séjour de paix et d’intimité ; mais il s’en échappait souvent pour revenir à Ferrare adorer et célébrer, dans des vers passionnés, la comtesse de Scandiano. La faveur dont il paraissait jouir auprès de la comtesse, et celle que lui continuait, malgré son inconstance apparente, la douce Léonora, redoublèrent contre lui la jalousie et la haine de ses ennemis, surtout du célèbre poète Guarini, son rival en poésie pastorale, auteur du Pastor Fido, œuvre égale à l’Aminta du Tasse.

L’amitié même se changea en trahison et en piège contre lui. Ayant acquis la certitude qu’un de ses amis les plus intimes avait abusé de sa familiarité, dans sa maison, pour ouvrir avec de fausses clefs ses cassettes, et pour épier ses secrets d’amour et ses vers, il lui fit des reproches publics de sa félonie, en plein jour, sur la grande place du palais. Le traître donna un démenti et un soufflet au Tasse ; le poète provoqua l’insulteur à un duel loyal selon les usages de la chevalerie du temps ; mais, au lieu du combat, le lâche recourut à l’assassinat ; il fondit inopinément avec quelques estafiers sur le Tasse, qui se promenait en plein midi dans la ville. Le poète, atteint de quelques légères blessures, tira sa dague, para les coups, fondit à son tour sur ses assassins, en blessa quelques-uns et contraignit les autres à la fuite.

Le récit des circonstances de cet assassinat, qu’on trouve dans les lettres de la main du Tasse lui-même conservées à la bibliothèque Pitti, et que j’y ai lues, dément les circonstances romanesques ajoutées par ses premiers biographes à cette aventure. Ces lettres démentent surtout les prétendues persécutions et la fausse complicité de la cour de Ferrare dans ce crime.

« Après ce combat », dit-il, « je me suis renfermé deux jours dans ma chambre, d’où je ne suis sorti que pour faire deux visites, l’une à la duchesse d’Urbin, l’autre à Madame Léonora ; et comme on ne parlait plus de cette rencontre, j’imaginai qu’elle était complètement assoupie. Hier, cependant, je fus invité de la part de Son Altesse à l’accompagner à sa campagne, où Elle se rendait avec quelques familiers. Ce matin même, Crispo, conseiller intime et suprême du duc dans toutes les matières qui concernent la justice, me fit appeler et me répéta quelques bonnes et aimables paroles du duc, prononcées en public, la veille, et témoignant de toute son estime et de toute son affection pour moi ; paroles qui ont été confirmées par beaucoup d’autres. Il ajouta que je ne devais pas m’étonner si mon affaire avait marché lentement, attendu que ces lenteurs avaient été calculées pour s’emparer plus sûrement des coupables ; mais qu’à présent que le duc était informé qu’ils s’étaient enfuis hors de ses États, on allait procéder contre eux avec la dernière rigueur. J’ai la certitude que le duc a donné ses ordres en conséquence. »

VII

Soit par la félonie de ses amis devenus ses assassins, soit par sa propre indiscrétion à lire ou à réciter ses vers en public, le Tasse apprit, peu de temps après, qu’on imprimait, à son insu, la Jérusalem délivrée dans plusieurs villes d’Italie à la fois. Ce coup parut abattre son courage ; il s’adressa au duc de Ferrare pour prévenir ce larcin de sa gloire et de sa fortune. La lettre qu’Alphonse écrivit en faveur du Tasse aux souverains d’Italie atteste un zèle aussi ardent que son amitié pour le poète. L’original de cette dépêche est sous nos yeux : Alphonse y proteste aussi énergiquement contre cette infidélité qu’il aurait pu le faire contre l’envahissement d’une de ses provinces ; on voit aussi par une lettre du cardinal de San Sisto, ministre du pape Grégoire XIII, au gouverneur de Pérouse, que les intentions d’Alphonse furent accomplies, et qu’on interdit sévèrement partout les éditions subreptices de la Jérusalem.

Le Tasse néanmoins, consterné d’une publicité qui lui dérobait les bénéfices de son œuvre, et qui la faisait circuler avant la dernière perfection qu’il y apportait encore, parut accuser injustement la cour de Ferrare de connivence ou d’indifférence dans cette affaire. Invité aux fêtes de Modène, au mois de janvier 1577, par la comtesse Tarquinia Molza, égale en beauté et en génie poétique à Vittoria Colonna, il se plaint, du sein des délices, de son malheur, et semble en accuser déjà ses bienfaiteurs. « J’espérais trouver la tranquillité d’esprit ici », écrit-il, « et j’y éprouve autant de misère qu’à Ferrare ; mais je suis résolu à prendre toute chose en patience et à sourire à l’adversité. Cependant je suis de plus en plus décidé à ne pas quitter le service du duc, car, outre que mes obligations envers lui sont telles que, quand je lui sacrifierais ma vie, ce ne serait pas encore assez pour payer ma dette, je crains bien de ne pas trouver à une autre cour plus de repos que dans ses États ; les maux que je subis sont de telle nature qu’ils m’atteindront partout ailleurs autant qu’à Ferrare. »

Ces lettres sont d’autant moins suspectes d’adulation pour le duc de Ferrare, qu’elles sont écrites hors des États de ce prince, et adressées à un de ses ennemis, Scipion Gonzague, parent et ami des Médicis. Quelques expressions attestent déjà, dans ces lettres, que le Tasse portait son mal en lui-même, et ne l’attribuait pas encore à la famille d’Este, qui le comblait d’égards, d’amitié, et peut-être d’amour.

VIII

Cette résolution même, manifestée par le poète, de ne jamais abandonner la cour de Ferrare pour celle des Médicis, offensa et refroidit Scipion Gonzague, son ami.

« Je vois que vous êtes offensé », lui écrit le Tasse quelques jours après, sans doute en réponse à des reproches : « pardonnez-moi ; je ne sais quoi trouble mon esprit ! » Sa mélancolie, comme celle de Rousseau, se caractérisait de plus en plus par la mobilité de ses résolutions, et par les soupçons les plus injurieux contre ses meilleurs amis. La gloire de son nom, accrue par la cupidité des éditeurs de la Jérusalem, était cependant déjà tellement sans rivale dans toute l’Italie, qu’un propre neveu du grand Arioste lui écrivait à Modène pour lui décerner la couronne et la suprématie sur son oncle même.

Le Tasse, dans sa réponse pleine de sens, de modestie et d’admiration pour l’Arioste, son modèle et son maître, décline cette gloire. « Cette couronne, dit-il, elle est avec justice sur le front homérique de votre oncle, et il serait plus difficile de l’en arracher que d’arracher à Hercule sa massue ! »

Pendant l’hiver suivant, 1578, qu’il passa à Ferrare, toujours absorbé dans la correction de son poème, on voit se développer son humeur ombrageuse dans ses lettres à ses amis. Ainsi, dans plusieurs lettres au marquis de Monti, dans le duché d’Urbin, il se plaint de ne pouvoir garder un serviteur sûr autour de lui, et il conjure le marquis de Monti de lui envoyer un de ses vassaux pour domestique ; il ajoute que, pour prévenir toute pensée de trahison dans ce serviteur étranger, il fallait préalablement l’avertir, au nom du duc d’Urbin son souverain, qu’il serait puni de mort s’il trahit jamais le poète à qui on l’adresse. Ne sont-ce pas là toutes les ombres qui flottèrent plus tard sur l’imagination malade de J.-J. Rousseau, et qui lui firent jeter quatre de ses enfants à l’hospice des enfants abandonnés sans marque de reconnaissance, de peur que ses fils, sollicités au parricide par ses ennemis, ne devinssent un jour les assassins de leur père ? La même démence produit les mêmes symptômes dans ces grands hommes. Ils sont plus dénaturés dans Rousseau, ils sont aussi bizarres dans le Tasse.

Ces symptômes s’accrurent dans l’été suivant jusqu’au délire : il imagina que ses persécuteurs invisibles l’avaient dénoncé à l’inquisition pour quelques irrégularités poétiques de foi, ou pour quelques allusions aux fables mythologiques semées, à son insu, dans ses vers. Le duc de Ferrare et les princesses ses sœurs poussèrent la condescendance à ses craintes imaginaires jusqu’à lui faire écrire, par les inquisiteurs, qu’ils avaient fait examiner attentivement son poème par les théologiens, et qu’on l’absolvait à jamais de toute faute et de toute peine encourue devant l’Église.

Cette assurance ne le calma que pour un jour ; ses anxiétés persistèrent et troublèrent jusqu’à la fureur sa raison. Un soir, dans l’appartement de la duchesse d’Urbin, au palais, il tira son poignard du fourreau et le lança contre un des serviteurs de la duchesse, dans lequel il crut reconnaître un traître ou un ennemi. On s’empara de lui et on l’enferma dans un appartement de la cour du palais, non comme un coupable, mais comme un malade. On trouve la preuve de cet acte d’insanité dans la correspondance de Maffio Veniero, Vénitien résidant alors à Ferrare, et qui était chargé d’écrire à la cour des Médicis les nouvelles de la cour d’Este. Certes, si l’emprisonnement du Tasse eût été gratuit de la part d’Alphonse, le correspondant des Médicis n’aurait pas disculpé le duc de Ferrare de cette impiété envers le génie.

« Le Tasse a été renfermé hier, écrit Veniero, pour avoir, dans la chambre de la duchesse d’Urbin, lancé un poignard à un des serviteurs de la princesse ; mais il a été enfermé plutôt à cause de sa maladie, et dans l’intérêt de sa guérison, que pour le punir. Le poète persévère à se croire criminel du crime d’hérésie et à s’imaginer qu’on veut l’empoisonner. Je pense que ces désordres de son esprit viennent de quelques humeurs mélancoliques qui pèsent sur le cœur et sur le cerveau. L’événement d’ailleurs est bien déplorable, soit que l’on considère son génie ou sa bonté. »

Que peuvent répondre les accusateurs gratuits de la maison d’Este, dans cette circonstance, à une preuve aussi authentique de leur innocence, écrite sur place aux ennemis de cette maison par l’ambassadeur de ces ennemis ?

IX

Le Tasse, revenu à son bon sens, écrivit à Alphonse pour le prier de lui rendre la liberté. L’écuyer d’Alphonse, Coccapani, ami et admirateur du poète, remit lui-même la supplique et la réponse. Alphonse chargea l’écuyer de tranquilliser le Tasse et de l’assurer que sa détention n’était que temporaire et curative. Peu de jours après, Alphonse vint en effet ouvrir lui-même la porte au poète, et, pour hâter sa convalescence, il l’envoya, libre et suivi d’amis et de médecins, dans son délicieux palais d’été de Bello Sguardo. Le Tasse reconnaît lui-même plus tard, dans deux passages de ses œuvres, écrits hors des États de Ferrare (huitième et dixième volume de ses lettres), que le duc de Ferrare, dans cette circonstance, lui montra l’affection « non d’un maître, mais d’un frère et d’un père ».

La paix, la solitude, l’amitié, ne suffirent pas à apaiser son imagination inquiète à Bello Sguardo. Il voulut, comme s’il se fût craint lui-même, s’enfermer pour le reste de sa vie dans le monastère des Franciscains de Ferrare. Le duc répondit à la supplique que le Tasse lui adressa de Bello Sguardo pour obtenir son congé et son agrément, qu’il ne s’opposait nullement à ce que le malade fût remis aux pères franciscains, si ces religieux consentaient à le recevoir et à répondre de sa santé par leurs soins ; il ajoute que, dans le cas contraire, le Tasse pouvait revenir habiter, libre, son appartement au palais de Ferrare, où il serait servi et soigné comme auparavant par deux serviteurs de la cour. Mais les lettres de l’écuyer, ami du Tasse, au grand-duc, à cette époque, disent que l’état de l’esprit du poète était plus affligeant que jamais, et qu’il « fatiguait ses confesseurs par des montagnes de folies, débitées comme des accusations contre lui-même ».

X

Les religieux franciscains de Ferrare consentirent charitablement à recevoir le malade. Il passa quelques jours dans le couvent avec cette paix qui semble, au premier moment, tomber sur l’âme, des cloîtres. « Je suis tellement satisfait des pères, écrit-il lui-même au duc Alphonse, qu’aussitôt que ma santé sera rétablie, je suis invariablement décidé à demander à Votre Altesse la permission de me faire frate franciscain ».

Ce charme dura peu ; à peine enfermé dans le couvent, il se persuada que l’absolution qu’il avait reçue de ses hérésies imaginaires par l’inquisition, n’était pas valable ; et il adressa une supplique aux cardinaux et au pape, à Rome, pour obtenir d’eux la ratification de sa sécurité. Cette supplique attesterait seule sa démence ; elle est aux archives de Modène.

« Votre Seigneurie », dit-il en s’adressant à Scipion Gonzague, son intercesseur à Rome, « comprendra la situation dans laquelle je me trouve.… Suis-je tout à fait fou ou seulement malade d’esprit ?.… Je suis trop cruellement tourmenté.… Je ne vois qu’une manière de me rendre la paix de l’âme et de tranquilliser mes pensées.… Et je conjure Votre Seigneurie, par l’ancienne amitié qui exista entre nous, par la grande affection qu’elle me porte et par sa charité chrétienne, d’agir envers moi, dans cette affaire, avec la même franchise qu’Elle m’a toujours montrée ; présentez ma supplique au cardinal de Pise ou à tout autre cardinal attaché à l’inquisition, et ne vous laissez dissuader par personne de présenter ma supplique, sous prétexte que je ne suis pas en parfaite santé d’esprit.… Mais présentez ma supplique au cardinal de Pise.… Employez toute votre influence, toute votre autorité à Rome !… Travaillez de tous vos efforts à ce que Monseigneur le duc découvre la vérité, puisque, depuis le commencement de cette affaire, je puis lui révéler bien des choses et reconnaître mes fautes et me soumettre au traitement des médecins !… Telle est ma détresse, que je n’ai que vous au monde à qui je puisse me fier, et, si vous m’assurez que ma supplique aux cardinaux sera présentée, je vivrai enfin en paix ! » Le reste de la lettre est un désordre si inextricable de mots et de pensées, qu’elle devient complètement inintelligible ; elle se termine par une invocation à Scipion de veiller à la sûreté du Tasse, et de faire intervenir le cardinal de Médicis pour obtenir qu’on lui rende la liberté.

On reconnaît avec douleur, dans cette incohérence d’idées absurdes et d’expressions tronquées, tous les symptômes d’un égarement d’esprit trop réel.

« Je confesse mes fautes, écrit-il à la même date au duc de Ferrare, j’avoue que je suis atteint de mélancolie ; mais Votre Altesse est trompée, Elle croit qu’Elle m’a fait absoudre par l’inquisition, et il n’en est rien. Je suis poursuivi plus que jamais par elle ; ô grand prince ! obtenez-moi cette absolution, et je me soumettrai sans résistance à tous les remèdes ! Car je suis fou, mais pas cependant si fou qu’on le pense. »

Les chaleurs de l’été de 1577 accrurent tellement ses dispositions maladives, qu’il tomba dans cette terreur stupéfiante dont J.-J. Rousseau fut saisi dans l’asile que l’amitié de Hume lui avait procuré en Angleterre, quand il se sauva en France, comme s’il eût été poursuivi par ses assassins. Le Tasse, comme on l’a vu, n’avait d’autre prison à cette époque que ses propres appartements dans le palais de Ferrare, ou dans la villa de Bello Sguardo, sous la surveillance de deux serviteurs de la cour. La fuite était facile. Tout porte à croire qu’elle fut favorisée par la tendre pitié de Léonora et de sa sœur, la bonne duchesse d’Urbin, qui n’eurent qu’à faire fermer les yeux aux deux domestiques du palais. On peut supposer aussi qu’Alphonse lui-même ne s’opposa pas sérieusement à une évasion qui le délivrait de l’apparence, toujours odieuse, d’être le geôlier du génie. L’indifférence que ce prince montra bientôt après à l’éloignement ou au retour du poète confirme cette supposition ; rien jusqu’à cette époque ne révéla que de l’affection et de la pitié dans le cœur d’Alphonse pour le Tasse. Ce ne fut que plus tard que la sollicitude changea de caractère, et qu’une aigreur cruelle parut succéder dans ce prince à la pitié.

XI

Quoi qu’il en soit de cette tolérance ou de cette connivence probable de la cour de Ferrare à la fuite du malade, le Tasse, sous l’empire des terreurs du fer, du poison, de la damnation, qui obsédaient son imagination, s’évada de ses appartements dans la nuit du 30 juillet 1579, et seul, à pied, sans argent, fuyant les chemins fréquentés, s’enfonça dans les gorges des Apennins. Tout porte à croire aussi qu’il ne fut point poursuivi dans sa fuite, car la beauté de ses traits, l’égarement de sa physionomie, l’élégance de son costume, ne pouvaient manquer de signaler son passage et de révéler ses traces aux poursuites du duc de Ferrare. Toute la prudence du poète se borna à éviter les grandes villes, telles que Bologne, Florence, Rome, qui se trouvaient sur sa route, à suivre les chemins les moins frayés et à ne demander l’hospitalité que dans les hameaux ou dans les chaumières. Cette fuite du Tasse, de cette cour qui avait élevé sa fortune jusqu’à l’amour d’une princesse, vers ce village de Sorrente, où il espérait retrouver l’obscurité et la paix de son berceau, égale en poésie et en pathétique les plus touchantes imaginations de son poème.

Il y a au fond du cœur des hommes nés sensibles une passion ou une maladie de plus que dans les autres hommes : c’est la passion ou la maladie des lieux qui les ont vus naître et dont le nom, le site, le ciel, les montagnes, les mers, les arbres, les images, évoqués tout à coup par un puissant souvenir, se lèvent devant leur imagination avec une telle réalité et une telle attraction du cœur, qu’il faut mourir ou les revoir. C’est une sorte de mirage moral qui suscite des horizons de verdure, de fontaines et de lacs de l’aridité du désert ; c’est le coup qui frappe au cœur le soldat du Tyrol ou de l’Helvétie, quand il entend, à mille lieues de son pays, une note du chant du pasteur des Alpes rassemblant ses troupeaux, et qui le fait languir et se consumer de désir, jusqu’à ce qu’il ait respiré de nouveau une haleine de sa première patrie ; c’est cette nostalgie, véritable démence du souvenir, surajoutée à une autre démence, qui dirigeait instinctivement et comme à son insu le Tasse vers le royaume de Naples. Comme tous les malheureux et comme tous les malades, il espérait changer de fortune et de santé en changeant de lieux ; il ne pouvait croire qu’il ne retrouverait pas le bonheur de ses premières années et le repos de cœur et d’esprit dans le site où il les avait laissés en quittant Sorrente ; il y revoyait son père, sa mère, sa sœur ; il savait que ce père, exilé par ses ennemis, reposait, dans une tombe d’emprunt, sur la rive fangeuse du Pô ; il savait que Porcia, sa mère, ensevelie dans ses larmes, dormait sous les froides dalles du couvent de San-Sisto ; mais il lui restait une sœur chérie, mariée à un pauvre gentilhomme de Sorrente, et qui habitait avec ses enfants la maison et le jardin où il avait lui-même reçu le jour. C’est vers Sorrente qu’il s’avançait comme à tâtons dans sa lente marche ; c’est là qu’il retrouvait d’avance, en imagination, sa liberté, sa raison, sa santé, ses tendresses de famille. Son imagination ne le trompait pas dans ce doux rêve ; il y aurait retrouvé tout cela s’il avait pu se retrouver lui-même.

Voilà ce que j’ai éprouvé moi-même quand j’ai été obligé de vendre la maison de mon père, à Milly, pour payer mes créanciers.

XII

Cette sœur du Tasse, Cornélia, objet, comme on l’a vu, de tant de sollicitude de son père et de son frère, avait été mariée malgré eux, par ses oncles avides, à un gentilhomme de Sorrente, nommé Mazio Sersale, qui l’aimait, à condition qu’il ne réclamerait jamais la fortune de sa femme dans la dot de leur sœur Porcia, femme de Bernardo Tasso. Dix-huit années s’étaient écoulées depuis ce mariage ; la jeune et belle Cornélia était devenue une grave et tendre mère de famille ; elle avait perdu son mari ; elle continuait à vivre seule et dans une médiocrité presque indigente dans sa maison à Sorrente, sans autre fortune que les orangers et les figuiers du petit domaine de ses pères. Elle ne savait presque rien de son père et de son frère, si ce n’est que l’un était mort, et que l’autre était devenu un chevalier et un poète de renom à la cour de la maison d’Este, à Ferrare. Elle espérait que ce frère, si chéri d’elle dans son enfance, protégerait un jour de sa fortune et de son crédit ses petits enfants. Un bruit vague de disgrâce et de revers était cependant venu jusqu’à elle, par les Franciscains du couvent de Salerne et de Sorrente, qui correspondaient avec leurs frères de Ferrare ; et ces revers, loin d’attiédir ses tendresses pour ce frère absent, n’avaient fait qu’y ajouter la sollicitude et la pitié.

Cependant le Tasse, ayant laissé Rome et la mer sur sa droite, s’était enfoncé dans les vallées des Abruzzes. C’est une chaîne abrupte et boisée de montagnes habitées par des pasteurs ; elles s’avancent comme un long cap entre le golfe de Gaëte, le golfe de Naples et le golfe de Salerne, à peine séparé de Sorrente par un haut promontoire, en approchant de San-Germano, d’Itri, de Fondi, de Gaëte et de Naples. Le Tasse, soit qu’il craignît d’être reconnu par des émissaires du duc de Ferrare lancés à sa poursuite, soit plutôt que, par suite de sa maladie mentale, il voulût éprouver sa sœur elle-même avant de se découvrir à elle, changea ses habits de gentilhomme, usés et déchirés par la longue route, contre les habits d’un berger des Abruzzes. C’est dans ce costume, que sa barbe négligée et son teint hâlé par le soleil rendaient plus complet et plus vraisemblable, qu’il arriva enfin quelques jours après à la porte de sa sœur.

Ici, nous le laisserons, pour ainsi dire, parler lui-même par la bouche de son ami, le marquis Manso, à qui il raconta depuis la scène véritablement homérique ou biblique de sa reconnaissance par sa sœur.

« Étant entré dans le village et dans la maison de sa sœur, il la trouva seule, dit-il, avec ses servantes, car elle était maintenant veuve, et ses deux fils en bas âge n’étaient pas en ce moment à la maison. Ayant été introduit auprès d’elle, il s’annonça comme un messager chargé de lui apporter des lettres et des nouvelles de son frère. Ces lettres, que la sœur ouvrit avec empressement, disaient que Torquato courait des dangers extrêmes pour sa vie, à moins qu’il ne fût sauvé par l’assistance de sa sœur, à laquelle il demandait quelques lettres de recommandation dont il avait le plus pressant besoin. Il s’en référait pour les détails aux explications que le messager donnerait de vive voix à Cornélia.

« Consternée et terrifiée par cette lecture, Cornélia, après avoir fait rafraîchir le faux berger, couvert de sueur et de poussière, se hâta de lui demander les explications annoncées par la lettre de son frère. Le Tasse, exagérant dans ce récit les périls imaginaires auxquels il se croyait exposé, raconta une histoire si vraisemblable, en termes si pathétiques, que sa sœur s’évanouit de terreur et de tendresse en l’écoutant. Convaincu alors de l’amour de sa sœur pour lui, et se reprochant à lui-même une feinte qui avait causé tant d’angoisses à Cornélia, il commença à la rassurer avec de meilleures paroles, et il finit par se découvrir à elle pour ce qu’il était, mais peu à peu, néanmoins, et par degrés, de peur que la surprise et la joie, succédant sans préparation à tant de douleur, ne lui causassent un autre évanouissement qui, cette fois, pourrait être mortel.

« Lorsque la tendre Cornélia fut instruite et tranquillisée, et qu’elle eut pleinement entendu de la bouche de son frère les causes de sa fuite et de son déguisement, elle résolut de le retenir secrètement dans sa maison, sans révéler le mystère qu’à ses deux enfants et à ses plus discrets familiers. On convint de dire aux autres que l’étranger était un cousin venu de Bergame à Naples pour quelques affaires, et qui avait voulu profiter du voisinage pour visiter pendant quelques semaines ses parents de Sorrente. »

L’aspect des lieux où il avait respiré la première fleur de la vie, la tendresse de cette sœur dont le cœur concentrait pour lui toute la famille éteinte ou dispersée, celle de ses deux neveux à qui la mère avait inculqué l’affection et l’enthousiasme pour cet oncle si grand et si malheureux ; cette hospitalité si sûre et si chaude, reçue dans ces beaux lieux et pour ainsi dire dans l’âme même de cette sœur, avaient produit, comme par enchantement, sur le Tasse tout l’effet qu’il avait rêvé. Il avait dépouillé le vieil homme à chacun de ses pas sur la route des Abruzzes. Il retrouvait en lui l’homme de ses fraîches années. Le lieu, les montagnes, le climat, l’horizon, la mer, achevaient le prodige ; l’imagination se guérissait par les belles et douces images de ce délicieux séjour.

« Le Tasse étant maintenant rendu à une complète sécurité », dit son confident le plus intime de cette période de sa vie, le marquis Manso, « passa le reste de l’été dans la maison de sa sœur. On peut se figurer son bonheur en se retrouvant ainsi sous le toit paternel, et jouissant d’un bien-être qu’il n’avait jamais goûté que dans ses souvenirs et à une époque où son jeune âge l’empêchait de l’apprécier comme aujourd’hui. La beauté et la variété de ce site enchanté complétaient sa joie. La contrée était délicieuse en toutes saisons et favorable aux méditations de l’esprit, mais particulièrement riche en fraîcheur et en douceur d’atmosphère, pendant ces étés où des chaleurs excessives rendent les autres sites inhabitables. Ce bien-être à Sorrente pendant les chaleurs vient du mouvement des vagues qui lèchent les falaises, de l’ombre des arbres, de l’haleine continuelle des brises du large, de la fraîcheur et de la limpidité des ruisseaux qui tombent des montagnes de Salerne, qui murmurent entre les collines et qui serpentent dans les vallées. Ajoutez-y la fertilité de ce vaste plateau, la sérénité de l’air, le calme habituel des flots endormis dans la baie, les oiseaux, les poissons, les fruits exquis qui semblent rivaliser de saveur, d’abondance et de variété pour la table de l’homme ; et, certainement, quand on considère la réunion de tant de beautés et de tant d’avantages dans un tel site, l’œil et l’esprit sont forcés de convenir que Sorrente est un vaste et miraculeux jardin, tracé par la nature avec une admirable prodigalité de soins, et perfectionné par l’art avec une diligente assiduité de travail. Dans les promenades incessantes du Tasse, parmi les enchantements de ce séjour natal, Antonio et Alessandro Sersale, ses deux neveux, étaient ses compagnons et ses guides. Ces deux adolescents donnaient, depuis leur enfance, les signes de cette bonté de caractère et de cette grâce de manières qui les ont rendus depuis chers à tous les proches et à tous leurs compatriotes. »

XIII

« Cornélia, sa sœur, non contente d’entourer de ses soins et de sa tendresse le frère qui lui était rendu, voulut affermir encore sa convalescence par les soins des plus habiles médecins de Salerne et de Naples. Le Tasse suivit sous ses yeux le traitement que ces hommes de l’art appliquaient au soulagement de la mélancolie, traitement conforme à celui qu’il avait suivi à Ferrare, mais secondé ici par l’air natal, la sécurité, la sollicitude d’une sœur. »

La force revint avec la santé ; mais l’inquiétude d’esprit revint avec la force. À peine le Tasse fut-il rentré dans la pleine possession de son intelligence, qu’il commença à se fatiguer de ce repos, cherché si loin et à travers tant d’aventures. La privation de ses livres, laissés à Ferrare, de ses manuscrits, du bruit de sa renommée qui s’amortissait dans la solitude à Sorrente ; la monotonie de la maison rustique de sa sœur ; la société douce, mais stérile, de ses deux neveux, dont l’enfance ne s’élevait pas assez haut pour lui dans la sphère de la poésie et de la philosophie qu’il habitait à la cour de Ferrare ; peut-être même l’absence de ces agitations de l’esprit qui fatiguent la vie, mais qui l’occupent, ne tardèrent pas à lui faire désirer un autre séjour. Il est juste d’ajouter à cette inconstance du poète le sentiment délicat de la gêne que sa présence imposait à une sœur dont l’indigence suffisait à peine à la nourriture de ses deux fils et de ses deux filles. Ce sentiment perce dans une lettre du Tasse à un de ses amis :

« Tu verras de plus, dit-il, dans une lettre écrite par ma sœur, son extrême pauvreté, et la nécessité où je suis de venir à son aide, et comment, dans un si excessif dénuement, moi-même j’ai été obligé cependant de lui donner quelque assistance. »

Tous ces motifs, et peut-être aussi le remords d’avoir attristé le cœur de sa constante protectrice Léonora, dont la tendresse survivait à ses propres inconstances, retournèrent ses pensées vers Ferrare. Il écrivit, à l’insu de sa sœur, des lettres de repentir au duc, à la duchesse d’Urbin, à Léonora. Léonora seule lui répondit, avec l’accent découragé d’une tendresse qui n’espère plus de retour, mais qui n’abandonne pas même celui dont elle désespère.

Ce silence du duc de Ferrare et de la duchesse d’Urbin inquiéta de nouveau le Tasse sur la réception qui l’attendait à cette cour. Il voulut se prémunir contre le ressentiment d’Alphonse en intéressant à sa cause les deux ambassadeurs de ce prince résidant à Rome. Ces ambassadeurs, ainsi que le cardinal Albano, intercédèrent pour lui auprès du duc de Ferrare ; ils obtinrent, non sans peine, pour leur protégé l’autorisation de retourner à cette même cour d’où il s’était évadé si peu de mois auparavant. Ils assurèrent que, bien que sa guérison ne fût pas complète, on pouvait espérer que son repentir et sa raison le rendraient digne de recouvrer la faveur de ses protecteurs.

Alphonse répondit de sa propre main au cardinal Albano une lettre que nous possédons, et qui prouve assez que le séquestre mis sur les papiers et sur les poésies du Tasse à Ferrare, n’avait d’autre objet que d’en prévenir la destruction par les mains d’un insensé, dans un de ses accès de mélancolie.

« J’ai tardé à répondre, dit Alphonse au cardinal Albano, à la lettre que vous m’avez écrite concernant Torquato, parce que je désirais vous envoyer ses manuscrits en même temps que ma réponse. Une très grave indisposition de ma sœur, la duchesse d’Urbin, m’a empêché jusqu’ici de les recueillir tous, car un certain nombre de ces écrits sont entre les mains de la duchesse. Nous nous occupons maintenant de les rassembler, et ils seront bientôt en ordre ; je vous le fais savoir, et je désire que vous le fassiez savoir à la sœur du Tasse, parce que cette dame a écrit, à moi et à ma sœur, sur cet objet ; ils seront remis aussitôt que possible entre vos mains, ou aux mains du Tasse lui-même ; et, de plus, on aura pour lui les plus grands égards et les plus grandes sollicitudes, non-seulement en paroles, mais en faits… »

Le Tasse, malgré les conseils du cardinal Albano, qui s’efforçait de le retenir à Rome, était impatient de retourner à Ferrare ; le duc finit par y consentir.

« En ce qui touche Torquato », écrivit le duc, le 22 mai 1578, à son ambassadeur à Rome, « mon intention est que vous lui disiez qu’il est libre de faire ce qui lui conviendra, et que s’il veut revenir vers nous, nous serons nous-mêmes satisfaits de le recevoir. Il sera préalablement nécessaire cependant de constater qu’il a été réellement affligé de mélancolie, et que ces soupçons de malice et de prétendues persécutions qu’il a semés contre nous en Italie, n’ont pas d’autre origine que cette humeur mélancolique ; en preuve de ceci est cette accusation absurde qu’il nous a imputée d’avoir eu l’intention de le mettre à mort, quoique nous l’ayons toujours caressé et traité avec la plus extrême faveur ; il m’eût été bien facile d’exécuter ce sinistre projet, si j’avais eu jamais la démence de le concevoir.

« Pour ces motifs, s’il désire revenir, il faut qu’il prenne d’abord la résolution bien arrêtée de se tenir en repos, et de se laisser traiter de sa maladie par les médecins. Quant à ce qui regarde ses soupçons et les expressions dont il s’est servi par le passé, je ne l’en accuse pas ; seulement, une fois qu’il sera ici, s’il ne consent pas à se laisser traiter et soigner, nous donnerons des ordres pour qu’il soit expulsé définitivement de nos États, avec défense d’y jamais rentrer. Ce que je viens de dire suffit s’il se détermine à revenir ; s’il préfère rester à Rome ou ailleurs, nous donnerons ordre pour que les choses qui lui appartiennent et qui sont entre les mains de Coccapani (ami du Tasse, écuyer du prince) lui soient adressées, et il peut écrire sur cela à Coccapani. »

Y a-t-il une meilleure preuve qu’une telle lettre, que le duc Alphonse ne tendait point de piège au Tasse pour l’attirer dans ses États, et pour l’y plonger dans les cachots ? Y a-t-il une preuve plus évidente qu’Alphonse ne punissait pas dans le Tasse l’audace d’aimer sa sœur Léonora ? Comment ce prince, s’il avait eu l’arrière-pensée de torturer le Tasse dans ses cachots, aurait-il employé ses ambassadeurs à le détourner de revenir dans ses États ? Comment aurait-il mis des conditions si sensées et si bien stipulées d’avance à ce retour ? Comment enfin, si la présence du Tasse à sa cour et son amour pour sa sœur avaient été le scandale et l’offense du Tasse envers lui, aurait-il permis au poète de revenir auprès de cette même sœur, et de renouveler publiquement l’offense dont il avait à se plaindre ? Il faudrait supposer Alphonse plus insensé que sa victime ! Ces suppositions n’ont aucune base réellement historique. La vérité est moins poétique et plus nette ; mais elle est la vérité ; il faut la dire, dût-elle renverser les hypothèses entièrement chimériques bâties par les romanciers sur le scandale de la passion de Torquato pour Léonora. C’est peu connaître l’Italie et les mœurs de ses cours voluptueuses, que de supposer qu’un amour chevaleresque entre un gentilhomme de haute naissance, devenu le plus grand homme d’Italie, et une princesse libre de sa main et de son cœur, chérie de son frère, honorée de toute la cour, eût été un crime si monstrueux et si irrémissible aux yeux d’Alphonse. Si ce prince avait eu sur les sentiments de sa sœur une si inquiète susceptibilité, comment aurait-il rapproché depuis tant d’années le Tasse de Léonora ? Comment aurait-il encouragé la familiarité littéraire et domestique entre ses deux sœurs et le poète courtisan, ornement de sa cour ? Comment, au commencement de la mélancolie du Tasse, aurait-il remis lui-même le malade aux soins de Léonora, son amie, dans la solitude de la maison de plaisance qu’elle habitait pendant l’été ? Comment la douce et tendre Léonora, devenue riche par l’héritage de sa mère, et confidente nécessaire de la fuite du Tasse, aurait-elle laissé son amant s’évader, sans habits et sans argent, de Bello Sguardo ? Comment, enfin, instruite comme elle devait l’être des ressentiments de son frère, n’aurait-elle pas déconseillé à cet amant de revenir se livrer à la vengeance d’Alphonse ?

Nous verrons, dans la suite du récit, que cette supposition, incompatible avec le caractère, la vertu, la situation de Léonora, n’a pas plus de réalité dans le caractère et dans la conduite du Tasse lui-même. D’un côté, une tendre admiration mêlée de pitié pour le génie d’un grand poète, qui était en même temps le plus beau et le plus héroïque des jeunes courtisans de la maison d’Este ; une reconnaissance chevaleresque et poétique de l’autre côté pour une femme accomplie, que son rang et sa piété élevaient au-dessus des soupçons : voilà les seuls rapports que l’histoire sérieuse puisse constater entre Léonora et le Tasse. Nous sommes obligé d’ajouter que, si le Tasse eut des torts à se reprocher dans le cours de ses relations avec la belle et tendre Léonora, ce ne furent pas des torts de passion, mais des torts d’inconstance, et peut-être d’ingratitude. Mais on ne peut accuser de rien un infortuné comme le Tasse et comme J.-J. Rousseau, dont l’imagination égare le cœur. Plût à Dieu que le crime du Tasse eût été l’excès d’amour pour Léonora ! L’origine de cette démence en honorerait au moins les conséquences, et, au lieu de plaindre un malade dans un hospice, on adorerait en lui une victime dans son cachot !

XIV

Le Tasse partit de Rome à cheval avec l’ambassadeur d’Alphonse, Gualengo, et fut accueilli à Ferrare comme un convalescent revenu à la santé, et non comme un coupable rentré en grâce. On ne lui parla même pas de sa fuite ; il redevint l’ornement et l’orgueil de cette cour lettrée. On voit néanmoins dans ses lettres que cette faveur purement littéraire dont il jouissait à la cour commençait à offenser son ambition, et qu’il aspirait à des honneurs plus conformes à sa naissance et à son goût pour les armes et pour les affaires.

« Alphonse, écrit-il, semble vouloir me condamner à une existence oisive et efféminée ; il me traite en fugitif du Parnasse, relégué dans les jardins d’Épicure. » Il confesse, un peu plus loin, qu’au lieu de suivre les conseils des médecins qu’on lui impose, il se livre à quelques excès de table et de vin. « Sans égard, dit-il, pour ma santé et pour ma vie, j’ai volontairement aggravé mon mal par les excès d’une intempérance sans borne, de telle façon que ma mort pourrait en être la conséquence (8e volume des Lettres). Je l’ai fait, ajoute-t-il, d’abord pour complaire au duc et gagner sa faveur ; ensuite pour dompter mon corps, et par conformité à ce que j’ai lu dans certains philosophes grecs, que l’ivresse était quelquefois salutaire. J’ai pensé enfin qu’il serait bon de montrer ainsi au duc que, si j’avais péché autrefois par trop d’ombrages et de défiance, je me livrais maintenant à lui avec un abandon sans réserve. »

Comment concilier cet aveu avec les aspirations éthérées et désintéressées d’une passion aussi exclusive et aussi immatérielle qu’un noble amour ?

XV

Cette ambition trompée du Tasse ne tarda pas à donner à ses paroles, d’abord respectueuses, le ton du reproche, et bientôt de l’invective contre la cour d’Alphonse. Ses amis lui conseillèrent de s’éloigner pour éviter le juste ressentiment du prince. Il fit un voyage à Mantoue, où il avait des parents et des amis de son père. Le jeune fils du duc de Mantoue le combla d’enthousiasme et de déférence ; mais ce prince, encore enfant, ne pouvait puiser dans le trésor de son père. Le Tasse, dépourvu de ressources, fut obligé de vendre à des juifs de Mantoue le magnifique rubis qu’il avait reçu autrefois de la duchesse d’Urbin, sœur de Léonora. Cet argent lui servit à se rendre à Venise. L’égarement de sa raison y frappa tellement les indifférents, que l’ambassadeur de François de Médicis à Venise écrit, le 12 juillet 1578, à sa cour :

« Le Tasse est ici, agité d’esprit ; et, bien qu’on ne puisse pas dire que son esprit soit complètement sain, cependant les symptômes qu’il manifeste sont plutôt ceux de la mélancolie que de la démence. Il demande à entrer, et même avec un modique traitement, à votre service ; ses facultés poétiques ne sont nullement affectées ; il compose une ode admirable pour Votre Altesse. Je vous supplie de m’écrire un mot de consolation que je puisse montrer à cet infortuné génie. Peut-être qu’un peu d’argent apaiserait cette guerre de pensées diverses qui troublent sa tête. »

Le Tasse n’attendit pas la réponse, et partit pour les États du duc d’Urbin, mari de Lucrézia d’Este. Le jeune duc d’Urbin avait indignement congédié sa femme Lucrézia, qu’il trouvait trop âgée pour lui, malgré ses talents et ses charmes. Il était malséant au Tasse, favori de Lucrézia, d’aller implorer la protection du mari qui la répudiait si cruellement. Il s’oublia néanmoins jusqu’à supplier ce prince d’être son asile et son port, comme il l’avait dit du duc de Ferrare.

« Je suis, lui dit-il, votre créature ! J’en ferai profession le reste de ma vie, et je vous prie de me traiter comme tel ; je vous donne tout droit et toute souveraineté sans réserve sur ma liberté ; je baise votre main, et je vous jure que chacune des paroles que je viens d’écrire de ma main étaient auparavant écrites dans mon cœur ! »

XVI

Bientôt, aussi mécontent de son nouveau protecteur que du duc de Ferrare, il partit à pied de la cour du duc d’Urbin pour se rendre à la cour de Turin, où son poème avait popularisé son nom.

Le récit qu’il fait de son voyage à travers le Piémont est digne de l’auteur de la pastorale héroïque de l’Aminta, et rappelle les voyages pédestres de J.-J. Rousseau à travers le Chablais, retracés avec tant de charme dans les Confessions.

« C’était la saison, dit le Tasse, où le vigneron est occupé à presser les grappes pour en faire ruisseler le vin, et où les arbres (enlacés de pampres dans ces plaines) sont déjà à moitié dépouillés de leurs fruits. Dans le costume d’un simple voyageur, je chevauchais entre Novare et Verceil, commençant à m’apercevoir que le jour baissait, et que des nuages chargés de pluie s’abattaient des montagnes sur la plaine. Je pressai de l’éperon mon cheval, quand, ô surprise ! j’entendis une meute de chiens qui se ruait avec de grands cris de mon côté. Je me retournai et je vis un bouquetin des Alpes poursuivi par deux lévriers pleins d’ardeur ; comme il était fatigué, ils l’atteignirent bientôt, il expira presque à mes pieds. Au même instant vint un jeune homme d’une vingtaine d’années, grand, beau, élégant, mince et musculeux, qui, grondant et frappant les chiens, leur arracha l’animal qu’ils avaient tué. Il le donna à un paysan qui le chargea sur son épaule et qui, sur un signe du jeune homme, s’éloigna d’un pas rapide. Alors celui-ci, se tournant vers moi, me dit : Noble étranger, où allez-vous, je vous prie ? Je vais à Verceil, lui répondis-je, mais je voudrais n’y pas arriver trop tard. Cela se pourrait peut-être, reprit-il, mais la rivière qui coule devant la ville et qui sépare les frontières du Piémont de celles de Milan, a tellement grossi qu’il serait dangereux de la passer. Je vous engage donc à accepter l’hospitalité pour cette nuit dans une petite maison que j’ai de ce côté-ci de la rivière ; vous y serez mieux que dans aucun autre voisinage. Tandis qu’il me parlait ainsi, je le regardais avec attention, et je crus découvrir en lui quelque chose d’extrêmement noble et gracieux ; je vis bien, quoiqu’il fût à pied, que j’avais affaire à une personne au-dessus du vulgaire. Donnant alors mon cheval à celui qui me l’avait loué et qui m’accompagnait, je dis au jeune homme que j’acceptais son offre, lors même que je pourrais continuer ma route. En conséquence je me plaçai derrière lui. J’irai devant, dit-il, non pas que je me croie supérieur à vous, mais c’est pour vous conduire. Plût à Dieu, repris-je, que la fortune, qui m’envoie aujourd’hui un si noble guide, me fût aussi favorable dans toutes les autres circonstances ! Je me tus et je suivis en silence ; il se retournait fréquemment et m’examinait de la tête aux pieds, comme pour deviner qui j’étais ; sentant qu’il était convenable de satisfaire jusqu’à un certain point sa curiosité, je lui dis : C’est la première fois que je vois ce pays, car quoique, dans un voyage en France, j’aie traversé autrefois le Piémont, c’était par une autre route ; mais je ne saurais regretter d’avoir pris celle-ci, car le pays est très beau et il est habité par des gens d’une parfaite courtoisie. Lui ayant ainsi fourni l’occasion de causer, il sembla ne pouvoir cacher plus longtemps son désir de savoir qui j’étais : Dites-moi, je vous prie, reprit-il, qui vous êtes, quelle est votre patrie, et quel est le hasard qui vous amène dans ces contrées. Je suis né, répliquai-je, d’une mère napolitaine, et à Naples, ville célèbre d’Italie ; mon père était de Bergame, en Lombardie ; je cache mon nom, et telle est son obscurité que, si je me nommais, cela ne vous apprendrait rien ; je fuis la persécution d’un prince et de la fortune, et je vais chercher un refuge en Savoie. Vous vous retirez, dit-il, dans les États d’un prince juste, magnanime et affable. Après avoir parlé ainsi, il n’insista pas davantage sur ce sujet : il voyait que je ne voulais pas me faire connaître. Après avoir marché environ cinq cents pas, nous arrivâmes au bord de la rivière la Sezia ; elle s’élançait avec la rapidité d’une flèche décochée par un Parthe ; elle avait tellement grossi qu’elle submergeait ses bords. Là, j’appris de quelques paysans que le batelier ne voulait pas quitter la rive opposée et qu’il avait refusé de passer des cavaliers français, bien qu’ils lui eussent offert une belle récompense. La nécessité, dis-je alors en me tournant du côté du jeune homme qui m’avait servi de guide, me contraint de ne pas refuser votre invitation ; je dois dire que je l’aurais également acceptée si j’avais eu à choisir. J’aurais mieux aimé, reprit-il, devoir cette faveur à votre volonté qu’à la fortune ; mais enfin, quoiqu’il en soit, j’aurai le plaisir de vous donner l’hospitalité. Telle était la courtoisie de ses paroles, que je devins de plus en plus convaincu qu’il était d’une noble extraction, et que son esprit était à la hauteur de sa naissance. Heureux d’avoir rencontré un pareil hôte, je lui dis que je serais charmé de profiter de son offre le plus tôt possible ; à ces mots, il me montra sa maison. Elle était peu éloignée du bord de la rivière : c’était un bâtiment neuf, à plusieurs étages ; sur le devant s’étendait une pelouse plantée d’arbres ; de chaque côté de la porte il y avait un escalier de vingt-cinq belles marches. À l’entrée était un salon assez grand et presque carré ; deux portes à droite et deux portes à gauche conduisaient à différents appartements ; la même disposition était répétée dans les autres étages. Vis-à-vis de la porte par laquelle nous étions entrés, il se trouvait une autre porte qui donnait sur un escalier par lequel on descendait dans une cour autour de laquelle régnaient les offices et les chambres des domestiques. On voyait au-delà un grand jardin planté d’arbres à fruits ; il était admirablement dessiné et entretenu avec beaucoup de soin. Les murs du salon étaient tapissés en cuir doré ; le reste de l’ameublement annonçait une grande recherche ; au milieu était une table couverte de vases de porcelaine blancs comme la neige, pleins des fruits les plus variés et les plus beaux. Cette habitation, dis-je, est extrêmement commode et élégante, et doit certainement être occupée par un grand seigneur qui n’a laissé rien à désirer dans cette retraite champêtre ; on y trouvait, au centre des bois, tous les raffinements du luxe des villes. Mais, ajoutai-je, vous en êtes peut-être le maître ? Non, répondit-il, elle appartient à mon père ; Dieu veuille lui accorder une longue vie ! Quoiqu’il ait passé la plus grande partie de sa vie à la campagne, cependant il n’est pas tout à fait étranger aux habitudes du monde et des cours ; il a un frère qui est depuis longtemps à la cour du pape ; il est l’ami du cardinal Vercelli, dont le rare mérite est en grande estime dans ce pays.

« Dans quelle partie de l’Italie ou de l’Europe, répondis-je, où ce bon cardinal est connu, n’est-il pas estimé ? Tandis que nous étions ainsi à converser vint un jeune homme, moins âgé que l’autre, mais non moins beau, qui nous dit que son père était rentré, et, en effet, il arriva aussitôt suivi d’un valet à pied et d’un autre à cheval. C’était un homme d’un âge très mûr, plus près de soixante ans que de cinquante ; il avait l’air tout à la fois bienveillant et vénérable ; la blancheur de ses cheveux et de sa barbe, qui semblait ajouter à son âge, augmentait la dignité de sa personne. M’avançant alors vers ce bon père de famille, je le saluai avec le respect dû à ses années et à son extérieur. Il se tourna du côté de son fils aîné et lui dit d’un air gracieux : D’où nous vient cet hôte ? je ne me rappelle pas de l’avoir vu, soit ici, soit ailleurs… Il vient de Novare, répondit le jeune homme, et il va à Turin. Au même instant, s’approchant de son père, il lui parla à voix basse. Celui-ci cessa aussitôt ses questions, et dit : Quel qu’il soit, il est le bienvenu dans une maison où l’on aime à honorer et à secourir les étrangers. Je le remerciai de sa courtoisie. Plaise à Dieu, ajoutai-je, que je puisse un jour reconnaître cette généreuse hospitalité ! Pendant ce temps un domestique ayant apporté de l’eau, nous nous lavâmes les mains, et nous nous mîmes à table. En ma qualité d’étranger on m’avait réservé la place d’honneur. À la fin du souper on servit des melons et d’autres fruits en abondance. »

Lamartine.