Préface de l’édition critique
Parcours biographique
Pierre Lasserre est né à Orthez le 30 mai 1867, d’une vieille souche de noblesse béarnaise par sa mère, née d’Arnaudat, qui comptait parmi ses ancêtres un représentant des États de Béarn aux États-généraux de 1789 et un général de l’Empire. Il finit ses études à Paris au lycée Stanislas où il est l’élève de René Doumic. Il est ensuite reçu à l’agrégation de philosophie malgré les réticences de Jules Lachelier, figure marquante du jury, qui lui trouve « l’air d’un noceur », comme Lasserre le raconte lui-même dans Mes routes, avec étonnement, en protestant du sérieux de sa conduite. Il publie en 1895 dans la Revue philosophique un compte rendu du livre de Gabriel Séailles, Ernest Renan, essai de biographie psychologique (Perrin, 1895), qui attire l’attention de Louis Liard, alors directeur de l’enseignement supérieur, lequel lui octroie une bourse de deux ans pour un séjour en Allemagne. Lasserre s’y partage entre Munich, Heidelberg et Berlin. S’il confesse avoir été peu assidu aux cours, il en profite évidemment pour apprendre l’allemand, ce qui lui permettra d’être un des rares intellectuels français de son siècle à avoir de la culture germanique une connaissance étendue et directe. Musicien averti, Lasserre se passionne également alors pour Wagner et surtout Schubert.
De retour en France, il enseigne un an au lycée de Saint-Brieuc, se marie en 1899, est nommé à Chartres et y prépare sa thèse sur le romantisme dont la soutenance aura lieu le 2 mars 1907. Rentré en pleine affaire Dreyfus, Lasserre, d’abord favorable à la révision du procès, devient antidreyfusard dès 1899 (E. Weber, L’Action française) et se rapproche du journal de Vaugeois et Maurras, L’Action française. Il publie d’ailleurs dès 1902 au Mercure de France deux essais déjà révélateurs de son positionnement idéologique, Charles Maurras et la Renaissance classique a ainsi que La Morale de Nietzsche où il veut montrer que le philosophe allemand est un esprit classique opposé à toute forme d’anarchisme, comme l’est aussi Maurras duquel il le rapproche à la fin de son premier essai.
La rédaction de sa thèse occupe Pierre Lasserre du jeudi de Pâques 1903 au 21 juillet 1906, comme il le note lui-même dans son Journal (A.-M. Gasztowtt). Après sa soutenance, il demande un congé illimité et s’installe à Paris où il veut vivre comme écrivain et journaliste. Il collabore alors régulièrement à L’Action française ainsi qu’à sa filiale, la Revue critique des idées et des livres, qu’il quittera en 1914 à cause de divergences avec Maurras.
À partir de 1922, il enseigne à l’École pratique des hautes études où son cours porte sur le mouvement des idées dans le début du XIXe siècle et aboutira à un essai sur Georges Sorel, Georges Sorel. Théoricien de l’impérialisme : ses idées, son action (Paris, L’Artisan du livre, 1928). Invité pour une série de conférences à l’université de Buenos Aires, il rentre à Paris atteint d’une congestion pulmonaire et meurt le 7 novembre 1930 en laissant inachevé son grand ouvrage sur La Jeunesse d’Ernest Renan, histoire de la crise religieuse au XIXe siècle auquel il a travaillé douze ans et dont il n’a publié que le premier volume en 1925.
L’œuvre de Lasserre, abondante, comprend également cinq romans dont la plupart sont situés dans son Béarn natal. Comme universitaire, il est l’auteur d’un rapport, écrit avec René de Marans, dont le titre parle de lui-même : La Doctrine officielle de l’Université. Critique du haut enseignement de l’État. Défense et théorie des humanités classiques (Paris, Mercure de France, 1912). Il est aussi compositeur : on lui doit des Chants de la guerre, joués chez Colonne, un quintette, un quatuor et même un opéra comique inachevé, La Noce béarnaise. Ses travaux de philosophe et de critique se ressentent de cet intérêt pour la musique : Les Idées de Nietzsche sur la musique (Mercure de France, 1905), L’Esprit de la musique française (Payot, 1917), Philosophie du goût musical (Grasset, 1922). Quant à sa critique littéraire, elle porte, en dehors du romantisme, sur Mistral (Frédéric Mistral. Poète, moraliste, citoyen, Payot, 1918), Claudel, Péguy ou Jammes (Les Chapelles littéraires : Claudel, Jammes, Péguy, Garnier et frères, 1920).
Le Romantisme français
Le contexte
Avant sa publication en 1907 au Mercure de France, Le Romantisme français. Essai sur la Révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle est donc d’abord une thèse, dirigée par Emile Faguet et dont la soutenance fut mouvementée, à tel point que Lasserre n’obtint que la mention honorable. Le jury, interdisciplinaire, était composé d’Alphonse Aulard, historien spécialiste de la Révolution française, d’Émile Boutroux, professeur de philosophie à la Sorbonne, d’Emile Faguet et de l’helléniste Alfred Croiset. La Revue d’histoire moderne et contemporaine propose un rapide compte rendu des débats (tome 8, années 1906-1907). Faguet se borna à deux objections : une importance disproportionnée accordée à Rousseau, Senancour et Benjamin Constant au détriment de Musset, Sand ou Lamartine, ce qui affaiblissait l’efficacité de la démonstration censée porter sur l’ensemble du Romantisme ; et l’assimilation du Romantisme à l’individualisme alors que nombre de romantiques, dont Lamartine, Hugo ou Sand se sont engagés résolument dans la vie publique. Aulard, déjà pris à partie dans la thèse en tant que défenseur des Droits de l’homme, fit porter la discussion sur l’héritage révolutionnaire. Lasserre lui reprocha de vouloir fonder les distinctions sociales sur le mérite personnel, trop difficile à juger et donc moins pratique que les privilèges héréditaires. C’est surtout avec Croiset que les échanges furent vifs. Celui-ci reprocha à Lasserre un manque complet d’objectivité et une absence fâcheuse de sens historique. Il déplora notamment le ton de pamphlétaire utilisé dans l’ouvrage. À quoi Lasserre rétorqua qu’il ne s’agissait effectivement pas d’un travail d’érudition mais d’un « manifeste contre le Romantisme ».
Le livre de Lasserre s’inscrit en effet dans la lignée de la réaction antiromantique qui se développe à partir des années 1850 dans les milieux positivistes et parnassiens : l’auteur le signale lui-même dans sa conclusion. Cependant son livre exprime, après d’autres, l’évolution idéologique de cette réaction. Pour Lasserre, comme pour Leconte de Lisle et Flaubert par exemple, le Romantisme est d’abord coupable d’un manque de virilité qu’il dénonce déjà chez Rousseau (cf. Première partie, chapitre III, « Ses mœurs » : « Car Jean-Jacques Rousseau se fait femme »), avant d’intituler un de ses chapitres « Le sacerdoce de la femme », dans lequel il critique la « dévirilisation de l’homme », de la même façon que ses prédécesseurs brocarderont l’insupportable féminité de Lamartine et la réduction de la création littéraire à l’expression du cœur. Toutefois, si Lasserre s’appuie sur les mêmes présupposés positivistes que Leconte de Lisle et ses proches, en proclamant Auguste Comte « le plus grand philosophe du XIXe siècle » (Troisième partie, livre second, chapitre VIII), il s’en éloigne très nettement par ses orientations politiques. Alors que l’antiromantisme se signale à ses débuts, disons dans les milieux parnassiens pour faire vite, par son anticléricalisme et son antimonarchisme (cf. C. De Mulder, Leconte de Lisle entre utopie et république, Amsterdam-New York, Rodopi, 2005), il va vite évoluer vers une conception beaucoup plus traditionaliste. La filiation qui mène de Leconte de Lisle à Lasserre pourrait inclure les étapes suivantes : Coppée, parnassien qui devient poète national après la Commune, revient au catholicisme et adhère à la Ligue de la patrie française ; Moréas, ancien symboliste, fonde en 1891 avec Maurras l’École romane, un mouvement néoclassique, et enfin Maurras développe autour de L’Action française un antiromantisme très engagé politiquement dans lequel il défend, avec Vaugeois et Lasserre, les deux agrégés de philosophie du groupe, un rationalisme réactionnaire autour du Trône et de l’Autel, auquel (auxquels ?) ils ne croient pas.
L’antiromantisme devient alors catholique et royaliste, comme l’était essentiellement le romantisme, mais pour des raisons différentes et justifiées par des postulats qui récusent en même temps toute forme de mysticisme, la religion elle-même n’étant défendue que pour son rôle de régulateur social : ni Moréas ni Maurras ni Lasserre ne sont convaincus de l’existence de Dieu. L’apparente contradiction de cette opposition au romantisme est résolue à condition de démontrer que celui-ci est une création du siècle des Lumières et de la Révolution plutôt que de la Restauration. De ce point de vue, il trahit donc les valeurs qu’il prétend défendre en promouvant l’individualisme, incompatible avec la conservation (ou la restauration) d’une société de classe fondée sur la volonté divine et que le classicisme avait brillamment illustrée. Cette thèse se trouve déjà chez Maurras, dès les années 1890. On pourrait la résumer par cette formule d’Antoine Compagnon : « Le génie féminin du romantisme a conduit au règne de l’individu, du sentiment et de l’amour, bref de la facilité » (« Maurras critique », Revue d’histoire littéraire de la France, 2005-3). Lasserre s’en recommande tout en lui rendant hommage dans son article « Charles Maurras et la renaissance classique » (Mercure de France, juin 1902) qui est à la fois un compte rendu d’Anthinea et un plaidoyer en faveur de l’esprit grec comme antidote au romantisme. Dans cette perspective, Chateaubriand devient, déjà chez Maurras, le symbole de cette trahison (Trois idées politiques, 1898) : alors qu’il se veut héritier et défenseur de l’Ancien Régime, son individualisme et l’influence du libéralisme politique des Lumières le conduisent à accepter et même à précipiter l’échec de la Restauration, comme le lui reprochera également Barbey d’Aurevilly (Les Prophètes du passé).
La publication du Romantisme français. Essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle apparaît donc dans un contexte favorable de réaction néo-classique après les élucubrations symbolistes, comprises par leurs détracteurs comme l’extrême pointe du romantisme, et Lasserre bénéficie nettement du soutien des milieux intellectuels proches de l’Action française. Déjà actifs dans la salle lors de la soutenance, ses compagnons de route l’acclament également dans les journaux. Jacques Bainville lui consacre un article de quinze pages dans le Mercure de France du 15 avril 1907 intitulé « Jean-Jacques Rousseau et le romantisme français ». S’appuyant lui aussi sur Auguste Comte dont il rappelle le mépris qu’il avait pour Rousseau, Bainville cite en outre Jules Lemaître et Maurras, façon d’ancrer clairement l’anti-rousseauisme dans le paysage idéologique de l’époque et de montrer, comme il l’écrit lui-même, que le travail de Lasserre « se rattache à certaines tendances très précises de l’esprit contemporain » (p. 671), notamment aux conclusions de l’ouvrage de Louis Dimier, autre collaborateur de l’Action française, maîtres de la contre-révolution au XIXe siècle (Librairie des saints-Pères, 1907). L’article de Bainville aboutit donc à cette maxime : « Quiconque a pensé avec sa tête et non avec son cœur, quiconque a été antiromantique, a été contre-révolutionnaire » (p. 674)
Dans ses « Notes politiques » du 1er avril 1907, publiées dans L’Action française, Henri Vaugeois revient aussi sur cette soutenance, dans laquelle il voit un des signes que dans la lutte qui oppose les « Français demeurés fidèles à la France » à la « République dreyfusienne » une « période décisive » commence, qui marquerait comme un tournant. Le titre de l’article, « Positions importantes perdues par Dreyfus », est révélateur de cet optimisme et annonce le vocabulaire guerrier qui s’exprime pour célébrer ce premier « assaut » courageux contre l’une des « citadelles de la Révolution judéo-protestante », à savoir la Sorbonne. Dans les années qui suivent, Lasserre est régulièrement cité, notamment dans La Revue critique des idées et des livres, dépendant de l’Action française, comme une référence, ayant avec Maurras définitivement démasqué l’imposture romantique. Son livre est d’ailleurs réédité dès la première année, puis de nouveau en 1919 chez Garnier.
Le livre
Le Romantisme français. Essai sur la Révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle est, comme l’a reconnu Lasserre lui-même, un « manifeste contre le romantisme » et non un ouvrage d’érudition qui correspondrait absolument aux normes universitaires. Même s’il s’agit incontestablement d’un ouvrage savant, on est souvent frappé à la fois par le manque de précision des références (et notamment des citations, parfois approximatives et dont les sources ne sont pas toujours précisées) de même que par le ton personnel et polémique du propos : Lasserre utilise régulièrement la première personne et se livre à de longues digressions dans lesquelles il expose ses idées politiques ou esthétiques, brocarde en pleine Troisième République la notion de droits naturels de l’homme et, plus généralement, le « répugnant optimisme » du romantisme (Troisième partie, livre second, chapitre II), tout en faisant l’éloge du « principe aristocratique » comme seule « voie du progrès social » (t. III, liv. 2, chap. III).
Le titre est déjà révélateur de la thèse de l’auteur en ce qu’il associe de façon provocatrice romantisme et Révolution alors que les premiers grands romantiques, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, ont d’abord été des soutiens explicites (bien que provisoires et contradictoires) de l’Ancien Régime. C’est pour cette raison que Lasserre, comme Maurras avant lui, fait remonter, comme on l’a vu, le romantisme à Rousseau (Maurras ira via Rousseau jusqu’à la Réforme). Toute la première partie du livre est consacrée à montrer que Rousseau « est le Romantisme intégral » (Première partie, chap. II) : « Rien dans le Romantisme qui ne soit du Rousseau. Rien dans Rousseau qui ne soit romantique » (Première partie, chap. III,) Dès cette première section, l’essentiel est dit : le romantisme est une « maladie qui pourrit jusqu’au fond la sensibilité, la volonté et l’intelligence de Jean-Jacques Rousseau » (id.). Résultat : une véritable révolution des valeurs qui aboutit à « appeler le désordre Liberté, la confusion Génie, l’instinct Raison, l’anarchie Energie » (id.). Le Romantisme est donc « la désorganisation enthousiaste de la nature humaine civilisée » (id.).
On voit d’emblée quelles valeurs s’opposent : du côté du romantisme, la nature, l’instinct, la sensibilité sont promus aussi bien sur le plan esthétique que sur le plan politique et moral. Or pour Lasserre, c’est la culture qui donne à l’homme sa valeur en l’éduquant et en le contrôlant : la société doit être ordonnée de même que l’art doit suivre des règles strictes en se soumettant à la raison. Cela suppose une attitude adulte, Lasserre dit plutôt « virile », qui implique de renoncer à toute forme d’absolu au nom de l’équilibre : « plaisir et douleur, vertu et vice, sagesse et folie, justice et violence, généralement bien et mal, ne sont pas constitués d’éléments différents, mais des mêmes éléments, dont le premier terme exprime l’état de concordance et d’harmonie, le second, l’état d’inorganisation et de dérèglement. » (Première partie, chap. V) D’où une incompatibilité totale avec l’optimisme romantique qui verrait dans le cœur le principe à suivre dans tous les domaines : « […] la morale, la religion, la philosophie sont des disciplines. Comment ce qui n’a pour raison d’être que de régler les passions, de façonner l’homme naturel et spontané en homme civilisé et maître de lui-même, serait-il de la même essence que la spontanéité et les passions ? » (Deuxième partie, livre second, chap. VII)
Après avoir montré que Rousseau incarne le romantisme en tant qu’« individualisme absolu » (Première partie, chap. II), dans sa personne comme dans ses idées, Lasserre annonce son programme : établir dans une deuxième partie que le Romantisme aboutit à la « désorganisation des mœurs » par « l’anarchie sentimentale » ; puis qu’il conduit aussi à une « désorganisation de la faculté de penser », étudiée dans la troisième partie.
La deuxième partie, intitulée « Les sentiments romantiques », prend pour cibles successives Senancour, Benjamin Constant, Chateaubriand et Mme de Staël tous occupés de chimères personnelles, de « leur propre cœur » (livre second, chap. VII), et incapables de vivre dans la réalité. Le jugement est cependant moins sévère pour Chateaubriand en raison de son amour de la beauté : « il ne se complaît à lui-même que rehaussé par les plus nobles cadres de la nature et de l’histoire […] » (livre second, chap. V). Dans cette même partie, Faust est utilisé comme contre-exemple. En juxtaposant les deux versions du drame de Goethe, Lasserre en fait l’histoire d’une sorte de guérison du romantisme : Faust donne « la réponse la plus mâle » à cette maladie, « la découverte de l’ordre classique par un barbare » (Deuxième partie, livre premier, chap. II). Les quatre autres en sont loin. Si Senancour idéalise l’objet de ses désirs au point de se couper de la vie, il ne nuit jamais qu’à lui-même. À l’inverse, Constant, Chateaubriand et Mme de Staël sont coupables d’avoir divinisé la passion et fait du désordre et du mensonge la caractéristique de leur vie sentimentale aussi bien que de leur engagement politique. C’est aussi le reproche fait à Lamartine qui vit, comme les autres, dans « la splendeur du faux » qu’il contribue également à diffuser.
La troisième partie, consacrée aux « Idées romantiques », est centrée sur la génération de 1830. Elle se propose d’exposer les conséquences de « l’apothéose de l’individu » (Introduction) dans la littérature, la politique et la philosophie. La littérature illustre une conception de la nature humaine qui consiste à rejeter toute morale sociale : « la Civilisation, l’Etat, la Patrie, la Loi, la Religion, la Tradition, la Famille auraient tort […] dans toutes les bornes qu’ils opposent et les exigences qu’ils imposent à la Liberté sacrée de l’Individu. » (Troisième partie, livre premier, chap. I) D’où ce que Lasserre appelle la « déification de l’irrégulier, du paresseux, de l’impuissant, de l’insurgé et même du criminel » (id.) alors qu’à l’inverse tous les détenteurs de l’autorité sont systématiquement dégradés. Outre son immoralité la pensée romantique se signale surtout par ce que Lasserre nomme son emphase, c’est-à-dire une virtuosité verbale systématiquement déployée en disproportion frappante avec le vide de la pensée et l’inconsistance psychologique, dont le théâtre de Hugo est présenté comme l’exemple le plus probant. Cela conduit, affirme le critique, à « voir le Sinaï dans une taupinière » (Troisième partie, livre premier, ch. IV).
Le chapitre consacré à la politique et à la philosophie de l’histoire montre ensuite à partir des exemples de Hugo, Michelet, Quinet ou Pierre Leroux comment le romantisme procède de la Révolution et est « inintelligible […] sans elle » (Troisième partie, livre second, chap. I), notamment en ce qu’il remplace la figure de Dieu par celle de l’humanité : « […] la Révolution française […] est une révélation et un miracle, mais une révélation sans Dieu […]. Ou plutôt, le Dieu […] c’est ici l’humanité elle-même […] » (id., chap. III) Lasserre s’y livre en même temps au nom de la « Contre-Révolution » (id., chap. IV) à une critique en règle de cet idéal politique qui, par la sacralisation de la liberté individuelle, menace l’ensemble de la société parce qu’il « dissout les soutiens économiques, intellectuels, religieux et moraux de l’individu » (id. chap. III). De ce point de vue, le portrait qu’il brosse de Michelet est particulièrement féroce en pointant les insuffisances et les partis pris du « plus détestable historien du XIXe siècle » (id., chap. IV). Après avoir, chez Michelet, dénoncé le dénigrement fallacieux du passé, Lasserre s’attaque à « l’Idolâtrie du Progrès » (id., chap. VIII) dont il raille l’inconsistance chez Condorcet, Renan, Hugo et Victor Cousin. Il termine en montrant comment le romantisme procède de l’esprit allemand, « sorte d’imagination à reculons qui s’évertue à réaliser la plus haute exaltation de la sensibilité dans le plus parfait vide de l’esprit » (Deuxième partie, livre 3, chap. II). Cette conclusion nationaliste n’empêche pas Lasserre de reconnaître les mérites de Goethe, Schopenhauer ou Nietzsche, mais c’est précisément en ce qu’ils s’éloignent de l’esprit allemand. Goethe est ainsi présenté, selon l’expression de Nietzsche, comme un « Allemand d’exception », incarnant l’esthétique classique que Lasserre a défendue pendant toute sa thèse contre l’idéalisme romantique d’inspiration panthéiste, conduisant inévitablement à célébrer la Révolution.
Lasserre après Le Romantisme français
Lasserre s’est d’emblée positionné comme un auteur engagé défendant dans un discours rationaliste des idées conservatrices, mais il a toujours fait preuve d’une relative tolérance qui le conduit, même dans sa thèse, à reconnaître des mérites aux écrivains romantiques. Sur le plan esthétique, c’est un classique, admirateur du XVIIe siècle mais aussi, on l’a vu, de Goethe, qui représente pour lui ce que doit être le grand écrivain contemporain. Sur ce point, Lasserre n’évolue pas vraiment : son livre sur Mistral (Frédéric Mistral. Poète, moraliste, citoyen, Paris, Payot, 1918) s’inscrit dans la même lignée. Il s’agit de montrer que, contrairement à ce qu’a écrit Lamartine, le poète provençal n’est pas une sorte de primitif autodidacte, un poète naturel (donc romantique), mais un lettré, « un humaniste d’élite, nourri des maîtres anciens et sachant remettre son ouvrage sur le métier » (p. 22). Autrement dit, si Mistral est un grand poète, ce dont Lasserre convient, c’est parce qu’il est un lyrique classique et son exemple peut servir à montrer l’utilité des règles et de la discipline. A l’inverse, Lasserre reste assez réticent vis-à-vis de Jammes, Claudel et Péguy qui, même s’ils célèbrent des valeurs traditionnelles, notamment sur le plan religieux, le font dans une langue très éloignée de la retenue classique (Les Chapelles littéraires : Claudel, Jammes, Péguy, Paris, Garnier et frères, 1920). Claudel se vengera dans Le Soulier de satin où il ridiculise le personnage de Pedro de Las Vegas, docteur de Salamanque (qu’il appelle ailleurs par un lapsus révélateur de Las Seras b !), dont la doctrine se résume à cette déclaration : « Il me faut du nouveau à tout prix […] mais qui soit exactement semblable à l’ancien ! » (Troisième journée, scène II). De fait, jusque dans Des romantiques à nous (La Nouvelle revue critique, 1927), Lasserre défend les valeurs classiques et reproche notamment à l’ouvrage de Louis Reynaud, Le Romantisme. Ses origines anglo-germaniques (Armand Colin, 1926) de ne concevoir l’esprit français que comme chrétien et spiritualiste en oubliant Molière et Voltaire.
Le paradoxe d’un Lasserre royaliste et catholique admirant Voltaire et Molière se retrouve dans ses idées politiques et explique sans doute son évolution. Si Lasserre est conservateur, il est en même temps curieux et capable d’admirer les qualités de style ou de pensée de ses adversaires : il le montre déjà dans sa thèse. Après son départ de L’Action française, il semble devenir moins intransigeant : il soutient par exemple la séparation de l’Eglise et de l’Etat même s’il est favorable à ce qu’on enseigne au moins « l’idée de Dieu » à l’école (Des romantiques à nous, p. 127). Parallèlement, alors que dans ses premiers livres il ne paraissait soutenir l’Église que pour son rôle social, il semble que Lasserre accorde peu à peu une plus grande place à la foi dans sa propre vie, qu’il concilie avec son rationalisme initial : il conclut à l’existence de Dieu dans son travail sur La Jeunesse d’Ernest Renan. Dans Un conflit religieux au xiie siècle. Abélard contre saint Bernard (L’Artisan du livre, 1930), il se proclame aussi homme de foi et affirme la nécessaire existence de saint Bernard, « héros d’ordre et d’autorité », et d’Abélard, « héros de critique et d’indépendance ». Un peu comme s’il faisait le bilan de son itinéraire contradictoire et que ce diptyque lui servait d’autoportrait…
Sources
- Pierre Lasserre, Mes routes, Plon-Nourrit et Cie, 1924.
- Pierre Lasserre, Des romantiques à nous, La Nouvelle revue critique, 1927.
- Anne-Marie Gasztowtt, Pierre Lasserre, 1867-1930, Le Divan, 1931.
- Eugen Weber, L’Action française, Fayard, collection Pluriel, 1985.
À Monsieur Émile Faguet
de l’Académie française
Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de
Paris
Mon cher maître,
Un écrivain attaché à l’histoire et à la critique des sentiments et des idées dans l’époque moderne, contracte envers vous l’obligation la plus étendue. A cette dette intellectuelle s’ajoute mon inaltérable reconnaissance pour une bienveillance et une amitié déjà anciennes, dont le soutien actif ne me fit pas défaut.
En témoignage de ces sentiments, ce livre vous est respectueusement dédié.
P. L.
Exergue
Celui qui est sans cité par reflet de sa nature et non de la fortune, est ou vil, ou meilleur que l’humanité. Celui qui est impuissant à former société, ou qui n’en a aucunement besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, n’est pas partie de la cité : c’est un animal ou un dieu (ARISTOTE, Politique, liv. 1, ch. II.)
Il portait l’humanité future dans ses entrailles. Ils le déclarèrent sauvage, misanthrope, parce qu’il méprisait les enivrements de la vanité et fuyait le théâtre des vanités puériles. En un mot, ils furent comme les pharisiens de tous les âges à la venue des prophètes, et Dieu put dire d’eux aussi : « Je leur ai envoyé mon fils et ils ne l’ont point connu….. ». Le temps n’est pas loin où l’opinion ne fera pas plus le procès à saint Rousseau qu’elle ne le fait à saint Augustin. Elle le verra d’autant plus grand qu’il est parti de plus bas et revenu de plus loin, car Rousseau est un chrétien tout aussi orthodoxe pour l’église de l’avenir que le centenier Mathieu et le persécuteur Paul le sont pour l’église du passé.
Première partie.
La ruine de l’individu (J.-J. Rousseau)
Chapitre premier.
Sa fortune
Au milieu du XVIIIe siècle, l’élite de la société française tomba sous la domination d’un rhéteur despotique. Bien que depuis un siècle Paris ne ménageât pas ses caresses au talent, un succès comparable à celui des écrits et du personnage de Jean-Jacques Rousseau ne s’y était jamais vu. Jean-Jacques apportait aux imaginations de ses contemporains des plaisirs nouveaux. Essentiellement, il s’imposa comme un réformateur total des cœurs et des esprits. Remontant avec une témérité inouïe par-delà l’origine de toute institution, jusqu’à la nature humaine primitive dont il croyait trouver le type en lui-même, Jean-Jacques, du haut de cet absolu, jugeait les sentiments, opinions et coutumes des hommes civilisés. Sous une telle perspective, toutes choses changent de qualité et de nom. Ce qui avait passé pour naturel apparaissait conventionnel et factice, l’état sauvage devenait une idylle ; l’état de société, réputé par l’assentiment universel la condition de tout bien possible, était dénoncé l’auteur de tout mal. On reconnaissait dans la civilisation la vraie barbarie. Un homme cependant n’accomplit pas à lui seul une révolution morale. Il faut que la rupture des anciennes attaches livre les esprits à tous les vents. Survienne une parole radicale et passionnée, elle les polarise dans une direction unique. Rousseau parut en un de ces temps de dangereuse mobilité.
Depuis les premières années du XVIIIe siècle, la littérature et la conversation enseignaient l’irrespect : Voltaire, le Montesquieu des Lettres persanes, les Encyclopédistes, avaient mis l’esprit public en possession d’arguments, de plaisanteries, qui frappaient d’une marque de superstitieux et de ridicule toute règle établie, toute croyance politique et religieuse. Guerre étourdie, purement destructive. Est-il si scandaleux que la fable soit fable, si elle exprime la convenance, la nécessité ? Les constitutions, les hiérarchies, les mœurs publiques de l’ancienne France étaient revêtues d’une autorité mystique séculaire. Des réformateurs sérieux, s’ils avaient jugé le moment venu de soustraire les intelligences françaises à une autorité de ce genre, l’auraient rendue inutile en enseignant les causes physiques et historiques d’où les pouvoirs sociaux tirent leur légitimité. Cette méthode, seule éducatrice et qui sera celle d’un Auguste Comte, eût doucement substitué la raison à la foi dans des têtes capables de ce changement, sans détruire chez les autres une juste soumission. Elle eût créé un instrument de progrès. La folle dialectique de Voltaire ne montrait que la verve de Voltaire. Elle supprimait la croyance sans engendrer la raison, c’est-à-dire qu’elle faisait plus grande la place de la déraison. N’étant plus défendue ni par les traditions, sagesse vivante et perfectible, que la moquerie, une logique abusive, avait dissoute, ni par ce peu de saine philosophie qui n’est jamais que l’apanage d’un bien petit nombre, l’époque offrait une proie aux insolences spéculatives, aux fantaisies frondeuses de l’esprit individuel.
Une crédulité désordonnée, une badauderie ingénue, fut le fruit nécessaire de tant de malice. Les maîtres de l’opinion se laissaient dicter tous leurs jugements par ce caprice de satire envers l’ordre établi. Une élite avertie pouvait goûter leurs impertinences. Mais le public les suivait avec une docile candeur. Témoin cette anglomanie qui commença à faire délirer nos aïeux entre 1735 et 1740. Voltaire, dans ses Lettres philosophiques, avait donné des Anglais un panégyrique sans véritable information, qui n’était manifestement qu’une très vive échappée d’humeur contre ses compatriotes. Un enthousiasme subit pour l’Angleterre s’empara des âmes, toujours très nombreuses, dont la générosité se montre volontiers en faveur des idées du lendemain. Malheureusement ce qu’on célébrait sous le nom d’Angleterre, ce n’était pas la nation trois fois admirable, mais encore si peu connue, dans son histoire, dans ses institutions, dans son Shakespeare. C’était la plus fade chimère, une Salentec de la vertu, de la liberté et de la philosophie, uniquement peuplée de citoyens fiers, rudes et sublimes, et qui semble, dans les descriptions du temps, le rêve de quelque Plutarque niais. Le discrédit, l’oubli léger des disciplines qui avaient fait la grandeur du siècle précédent, joints à la vanité française de se dénigrer soi-même, assuraient un accueil sérieux à ce que d’avisés gens de lettres venaient conter de la sagesse des Lapons et des Taïtiens. En rejetant le passé, les mobiles cervelles parisiennes avaient rejeté ce fonds d’expérience qui fait prendre rapidement la mesure des choses. Les Français se dépouillèrent alors de leur privilège, unique au monde, d’être enthousiastes sans être dupes. Sans avoir rien perdu de ce feu intellectuel qu’ils tenaient de leur sang et de deux cents ans de lettres, on les vit se mouvoir dans le monde des idées avec une naïveté d’enfants, une intempérance de sauvages. Cela éclate chez Diderot. Jamais tête plus productive fut-elle plus déréglée ? Sa verve bourbeuse lance pêle-mêle saillies profondes et sottises. L’usage de l’intelligence est pour lui une frénésie, une débauche. « Mes idées sont mes catins1) », dit-il dans la manière qui lui est propre. Placé au centre de l’opinion publique, écho autant qu’excitateur universel, ce journaliste merveilleux nous révèle son siècle. Siècle bavard, hardi jusqu’à l’effronterie et innocent comme l’instinct, qui pense, déduit, analyse sans retenue, qui met en poudre dans ses propos de table l’édifice de civilisation et de convenances dont il jouit délicatement, mais qui, en même temps, découvre l’homme et écoute attendri, étonné, la révélation de son bon cœur. Siècle assez libre de tête pour se trouver fou, et cependant le plus facile à tromper qui fut jamais.
Il est très notable que les femmes y dominent, non pas seulement les sentiments et les mœurs qu’elles ne sauraient qu’embellir, mais les intelligences. La façon brusque dont nous voyons jusqu’à des théories économiques devenir mode dans les salons du dix-huitième siècle, ne porte-t-elle pas la marque de leur nature mentale ? On peut douter d’ailleurs si le pouvoir pris par ces ardentes philosophes a causé la ruine de méthodes plus sévères, ou s’il n’en a pas été le symptôme. Toujours l’ont-elles précipitée et menée de leur train.
Mais le signe le plus décisif de désarroi intellectuel, c’est l’importance usurpée à cette époque par les gens de lettres. Le héros, homme de lettres 2, annonce Carlyle, quand, dans sa galerie des grands conducteurs de l’humanité, il atteint Jean-Jacques. La formule, en elle-même, fait sourire. Historiquement, elle dit vrai. La « royauté » de Voltaire avait inauguré cette grande nouveauté des mœurs. L’Europe ne fut pas seulement éblouie par les feux d’artifice de son génie. Elle se laissa émouvoir par toutes les vicissitudes de son humeur. Pendant cinquante ans, l’élite de l’univers ne connut pas événements plus excitants que les colères, les vengeances, les attendrissements, les bons tours de ce fébrile amant de la célébrité. Affranchie des principes qui assignent à chaque chose sa dignité et son rang, de quoi la France se fût-elle fait une idole, sinon de l’esprit ? Elle lui céda un empire illimité. Au lieu de lui mesurer sa place parmi les puissances sociales, elle l’excita à se prévaloir par-dessus tout et tous.
Grands seigneurs, magistrats, grands commis de l’État, doutaient de leurs titres et se sentaient sujets de la philosophie.
La royauté de Voltaire n’avait été en mainte occasion que la royauté de Scapin. On l’adorait pour ses grâces infinies. Mais il ne déplaisait à personne qu’il fût bâtonné. Un autre cependant se préparait, qui sur cette sensibilité et cette curiosité publiques trop émues, allait jeter les prises d’une souveraineté bien plus profonde. La domination de Voltaire fut comme un essai léger de celle de Rousseau. Celle-ci remplit la seconde moitié du dix-huitième siècle et aucune voix ne lui dispute l’empire.
On a vu ce qui lui frayait le chemin. Il fallait aux âmes de larges brèches pour y laisser entrer le torrent d’idées et de sentiments le plus subversif qui se fût jamais déchaîné parmi les hommes.
Chapitre II.
Rousseau est le romantisme
Ces sentiments et ces idées composent le Romantisme. Rousseau n’est pas à l’égard du Romantisme un précurseur. Il est le Romantisme intégral. Pas une théorie, pas un système, pas une forme de sensibilité ne revendiqueront par la suite la qualité de romantique ou ne la recevront, qui ne se trouvent recommandées ou autorisées par son œuvre. Je ne vois rien non plus dans les conceptions, passions et imaginations qui font la matière de son éloquence, à quoi le caractère romantique puisse être dénié.
Rien dans le Romantisme qui ne soit du Rousseau. Rien dans Rousseau qui ne soit romantique.
La notion très incomplète et mal éclairée du Romantisme, que retiennent encore nombre de bons esprits, vient de ce que ce phénomène n’a été baptisé de son nom qu’à l’occasion d’une de ses manifestations déjà tardives, la plus retentissante, il est vrai, mais non pas, tant s’en faut, la plus proche de son essence profonde. Je veux dire : la jeune littérature de 1830. Le Romantisme enveloppe bien autre chose qu’une mode littéraire. Il est une révolution générale de l’âme humaine. Cependant, longtemps avant l’apparition de ce substantif, dont la forme annonce bien une sorte de nouveauté systématique, l’adjectif avait joui, et particulièrement chez Rousseau lui-même, d’une certaine fortune obscure et comme hésitante. « Romantique » se dit dans les Rêveries d’un promeneur solitaire, et pareillement dans Obermann, d’un paysage de montagnes où rien ne montre la main de l’homme, ni ne donne lieu à son passage, et de la défaillance voluptueuse ou de l’exaltation vaine que ce spectacle, selon qu’il est calme ou agité, communique, en se prolongeant, à une sensibilité lyrique ; ces émotions, au dire de Senancour comme de Rousseau, reportant celui qui sait les éprouver en deçà de la civilisation et le replaçant dans la véritable disposition intellectuelle et morale de l’homme primitif. Réservant, pour l’instant, la signification réelle de ces états psychiques, rapprochons l’interprétation philosophique qu’en proposent Senancour et Rousseau, des théories esthétiques de 1830 ; l’idée commune aux applications diverses et partielles d’un même vocable devient évidente. Que demandent et que se flattent d’avoir réalisé sous le nom de « Romantisme » les jeunes séides d’Hernani ? Affranchissement des règles et des traditions, « liberté », c’est-à-dire spontanéité absolue. Dans la création artistique, l’artiste se mettant en présence de lui-même et de la nature et ignorant qu’il y ait eu un art et des hommes avant lui. Le Romantisme, c’est donc le système de sentir, de penser et d’agir conformément à la prétendue nature primitive de l’humanité. C’est la prédication même de Jean-Jacques. Il n’y manque que le mot. L’objet en est universel. Il n’y a pas d’affaire de l’intelligence ou du cœur où elle ne doive, une fois acceptée, produire ses exigences.
Cependant l’idée d’une nature primitive de l’homme est un concept de fantaisie. L’homme primitif est un vain mot, ou c’est Adam. Prudemment, le dogme chrétien nous enseigne qu’il est au-dessus de nous de nous représenter la félicité d’Adam et que l’homme du péché originel nous est seul connu, lieu que le Romantisme oppose à l’artifice et à la misère de la civilisation l’Adam de ses complaisances. Rousseau, il est vrai, dans une partie de son œuvre théorique, ne méconnaît pas que l’intelligence humaine n’a pu se développer sans le secours du langage et que la perfection du langage suppose l’avancement de la civilisation : aussi place-t-il le véritable bonheur et la véritable majesté de l’homme dans « l’imbécillité » innocente. Mais quand il n’assujettit pas sa liberté à cette gageure de logique, il attribue tout simplement le titre et la dignité métaphysiques du « primitif » et du « naturel » aux émotions qui lui plaisent, aux idées qui le satisfont et aux chimères de constitution politique où il se représente qu’il serait grand-prêtre. Chacun peut, avec même droit que Jean-Jacques, donner pour corps les passions, les rêves et les fantaisies de sa nature propre, à la vide entité de la nature primitive, appeler son Moi, l’Homme. Le Romantisme se définira donc en des termes étroitement conséquents à ceux déjà proposés, un parti d’individualisme absolu dans la pensée et dans le sentiment.
Les pensées que l’individu tire de son fonds, quand il s’isole et ne consulte que soi, sont courtes et pauvres. La richesse de l’esprit consiste dans une communication abondante et généreuse avec la vie. Le Romantisme n’eût été qu’un vagissement, si sa prétention régénératrice ne cachait la passion de définir. Quelques virtualités que les forces obscures de la vie aient déposées dans l’animal humain, la nature humaine, dans ses attributs propres d’intelligence, de sensibilité intellectuelle, de sociabilité et de moralité, est une organisation ou, pour mieux dire, une culture, culture aussi délicate et fragile que riche, qui n’a pu réussir, comme elle ne peut s’entretenir, que dans les milieux politiques les mieux ordonnés. Merveilleux travail de l’art, du temps et de la fortune, à ronger, à perforer et à désagréger tout d’abord dans toutes ses parties, pour qui veut se frayer le chemin de l’état primitif. Ç’a été l’activité du Romantisme. Et de niaiserie, cette activité l’a fait fièvre. Diversité et stérilité pures par son principe, la consistance même des réalités contre lesquelles il s’acharnait a mis une espèce de cohérence générale et de dessein apparent dans ses aveugles ardeurs. Il en a même emprunté la magnificence, comme la flamme emprunte la splendeur des matières qu’elle dévore. Négatif de tout, il li pu se prendre pour l’affirmation suprême et donner aux forces destructives les beaux noms des choses détruites, appeler le désordre Liberté, la confusion Génie, l’instinct Raison, l’anarchie Énergie. Il est la désorganisation enthousiaste de la nature humaine civilisée.
Après Rousseau, quand le Romantisme aura composé une Esthétique du laid, une Philosophie de l’obscur, une Morale de la passion et une Politique de l’instinct, ses prestiges pourront séduire des esprits bien nés, les perdre en leur donnant l’illusion de les mener à quelque chose de grand, égarer, à l’exception de quelques intelligences trop robustes ou trop fortement disciplinées, des générations entières. Mais avant d’être idée, le Romantisme a dû être réalité. Avant d’être pensé, il a dû être vécu. Le fait de la décomposition morale a dû logiquement et psychologiquement en précéder l’apothéose. Le Romantisme est primitivement maladie. Cette maladie pourrit jusqu’au fond la sensibilité, la volonté et l’intelligence de Jean-Jacques Rousseau. Jointe à un étonnant génie lyrique, elle a fait de lui la bête la plus curieuse. Nous avons décrit comment le désœuvrement intellectuel d’une époque qui avait parcouru jusqu’à la satiété le champ si court de la négation la livrait à ce montreur de soi-même.
Le développement du présent ouvrage nous amènera en présence des formes pompeuses, des creuses symphonies et des faux éclats du Romantisme. En voici la forme, pour ainsi dire, ingénue. Je raconterai naïvement Jean-Jacques. Ces chapitres qui le concernent pourraient s’intituler : Coulisses du Romantisme ou encore : Formation organique d’un virus.
Chapitre III.
Ses mœurs
A. LE FOND DE RUINE. B. L’ELDRADO. C. LES DEUX MUSES. D. LE MASQUE DE CATON. E. LE MIME. F. SES SOLITUDES. (1. La Nature — 2. Le « Monde enchanté ».)
« Mon cœur transparent comme le cristal. »
Quand on étudie la vie de J.-J. Rousseau dans ses épisodes les plus décriés, on sourit de la violence de ses détracteurs. Nul ne fut moins « honnête homme », mais nul ne mérita moins le nom de « scélérat ». C’était une âme pauvre et voluptueuse, jalouse de tromper sur sa misère, tirant des frénésies mêmes de cette impatience une partie de son génie, mêlant à une anxieuse pudeur le défi et l’orgueil.
A. Le fond de ruine
« Le vertueux citoyen de qui j’ai reçu le jour, vivant du travail de ses mains et nourrissant son âme des vérités les plus sublimes… »
A la base de l’individualité morale de Rousseau, et l’affectant dans toutes ses parties, il y a un élément morbide. Cet élément ne fera éclat que dans l’âge mûr, pour aller s’aggravant sous les surexcitations de la célébrité et de la polémique. Mais il convient de le relever dès ici, parce que Rousseau, jeune lui-même, n’a sa couleur vraie que sur ce fond de ruine, héritage paternel. Isaac Rousseaud fut un type d’irrégulier, d’impulsif, à la fois violent et léger jusqu’à l’absurde, se faisant d’horloger maître de danse, plantant là, pour chercher fortune à Constantinople, une femme charmante et fidèle, follement bruyant et querelleur, gâtant ses enfants quand ils sont près de lui, les laissant partir à l’aventure sans montrer souci d’eux.
Au front baissé que Jean-Jacques porta par le monde, on le prendrait pour le contraire de cet étourdi. Mais l’hérédité a de ces réversions. Comme on voit chez un même sujet les états exaltés du délire s’abîmer en dépression suppliante, pareillement, d’une génération à l’autre, un principe d’impulsivité débordante réapparaît-il sous forme de timidité, fébrilité, angoisse. Ce feu qui, chez Isaac, se consume en agitation de paroles et de conduite, chez ses deux fils, dévore obscurément l’âme. L’aîné, François, concentré et ingrat, s’en va de bonne heure de la maison paternelle, on n’entend jamais plus parler de lui. Se fit-il tuer dans quelque régiment d’Allemagne ? Mourut-il de misère et d’abandon ? Quant à Jean-Jacques, il n’est pas besoin d’avoir pénétré, comme nous l’allons faire, dans les replis de sa nature morale, pour sentir l’obsession de décrépitude qui, du plus profond de sa conscience, se projette sur ses imaginations et ses humeurs.
De sa mère il reçut le don lyrique qu’il combina avec cette misère. Suzanne Bernard « dessinait, elle chantait, elle s’accompagnait du théorbe, elle avait de la lecture et faisait des vers3 ». Elle était belle. Elle avait été romanesque. Elle mourut en donnant le jour à Jean-Jacques. Le laisser-aller, si conforme au caractère d’Isaac, envahit son ménage. Après le repas du soir, il lisait avec son fils l’Astrée, le Grand Cyrus ou Plutarque.
Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : « Allons nous coucher, je suis plus enfant que toi4. »
De ce côté aussi, Jean-Jacques avait une prédisposition aux lettres. Mais le pathétique dont il devait échauffer ses idées les plus accablées, le rythme immortel de ses plaintes, les bosquets de volupté qui se rencontrent parmi ses vipères et ses broussailles, c’est l’âme de Suzanne Bernard mêlant une magie à la bile et au sang mauvais de Jean-Jacques.
Pour comprendre comment la sensibilité d’un écrivain a influencé ses idées, rien n’importe autant que la qualité sociale de sa famille. On a coutume d’imputer aux rancunes, à l’orgueil du plébéien parvenu, l’anarchisme des théories de Rousseau. Mais le peuple lui-même, quand de père en fils il vénère quelque chose, possède l’essence de l’aristocratie. Au contraire, l’absence ou la ruine de toute piété héréditaire prépare inévitablement dans les classes fortunées le goujat, dans les humbles couches l’utopiste enflammé et brutal. Jean-Jacques comptait parmi ses ascendants, à côté d’une majorité de bons artisans ; des membres de l’aristocratie marchande et lettrée de Genève. Il semble bien que sa famille fût dans les derniers temps devenue plèbe par un certain abaissement de la dignité domestique. La glaciale tradition génevoise n’étendait plus son ombre sur les générations auxquelles appartenaient Suzanne Bernard et Isaac Rousseau. Et cette émancipation n’allait pas sans vulgarité. Quant à la suite de l’érudit M. E. Ritter e pénètre chez le père, l’oncle et les tantes de Jean-Jacques ; on a l’impression de gens qui demandent assez insolemment le plaisir. Ils se nourrissent de romans. Mais ils sont indifférents à la cité, à la religion, nul intérêt général ne les affecte. M. Ritter qualifie les origines de Rousseau de « troubles et limoneuses ». Epithètes bien lourdes. Disons : sans distinction. En somme, un milieu trivial et d’une espèce fort répandue, qu’il n’y aurait aucunement lieu de décrire, si Jean-Jacques était devenu romancier picaresque ou auteur comique. Mais il a eu la fureur de l’homélie morale et des grands sentiments, il s’est donné mission de régénérer les hommes. Il est d’extrême conséquence qu’avec toute son exaltation, son âme n’ait pas été de bon lieu, qu’elle ait manqué de mœurs et d’humanité première.
De dix à seize ans, Jean-Jacques est du jeune être triste et secret. D’inavouables idées baissent sa tête vers la terre. Son âme dérobe aux témoins une vie d’émotions fébriles. Comme il apparaît dans la première partie des Confessions, on dirait assez un sournois de séminaire chez qui la terreur de l’enfer se mêle aux voluptueux énervements. Mais l’éducation religieuse de Rousseau fut sans intensité et tenait peu. Les précoces étrangetés de sensation et de désir qu’il nous avoue avoir été la hantise de son enfance ont leur source au fond de lui-même, tels les gaz émanés d’un cadavre. Ce ne sont pas crises d’un âge, mais égarements innés de la sensibilité que le premier objet propice met à nu. Joignant à des enfantillages de collégien une science corrompue de vieillard, cette sensibilité ne sera jamais assainie par une vigoureuse onde virile. A Bossey, pour quelque faute, Mlle Lambercier, sœur du pasteur chez qui on l’avait mis en pension, fustige Jean-Jacques. Il dut aux émotions de cette épreuve la révélation des plaisirs humiliés qu’appelait sa nature. Dès maintenant et pour toute sa vie, la plus haute supplication qu’il méditera d’adresser à la beauté, ce sera de lui être une Lambercier. À défaut du châtiment lui-même, au moins lui faudra-t-il la mine impérieuse et courroucée, et lui, aux pieds de l’altière Clorinde, fondu en repentir et en larmes. Ainsi recherche-t-il ses misérables délices en des vœux que la réalité honnit. Il habite un monde tortueux et faux. A son retour de Bossey, une loueuse de livres continue, avec de plus grossiers philtres, le pernicieux enchantement commencé par Isaac Rousseau avec La Calprenède et d’Urfé.
J’atteignis ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisirs de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujets de larmes, soupirant sans savoir de quoi, enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût5.
Que Jean-Jacques, vers ce temps, ait trop polissonné, que, plus tard, telles aventures embarrassantes l’aient fait un peu gibier de police, bien des critiques y insistent ; je ne crois pas qu’il s’en soit rien déposé dans son caractère, dont les équivoques ont des causes plus intérieures. De telles conjonctures révèlent à eux-mêmes un Gil Blas, un Figaro, un Casanova. Mais quoi de commun entre le « citoyen de Genève » et cette race d’agréables effrontés, peu portés à se dévorer l’esprit ?
B. L’Eldorado
Le vraie Rousseau est né des femmes, né de Mme de Warrens
Michelet, Hist de France, t. XIX, chap. IV.
Jean-Jacques avait seize ans quand survint l’événement qui allait mettre pour longtemps sa destinée dans le plus grand accord possible avec son cœur. Il entra chez Mme de Warens.
Protestante du pays de Vaud, convertie au catholicisme, la baronne de Warens avait fui son mari de complicité probable avec un jeune paysan, Claude Anet, dont elle fit son intendant. Son abjuration, certaines missions secrètes restées mal connues, lui valurent de la cour de Turin une pension de quinze cents livres. Elle s’intéressait aux catéchumènes et c’est à ce titre qu’elle accueillit Jean-Jacques, échappé des mains de son terrible patron, le graveur Ducommun, le dimanche des rameaux de l’année 1728, au retour des vêpres. Jean-Jacques était un chérubin assez en dessous, mais non sans attrait. La peur des coups se joignant à la gourmandise d’un enfant craintif pour une belle femme, ses yeux la supplièrent de regarder. Plusieurs fois, solitude ou lassitude, elle essayera de lui faire une carrière au dehors. Mais il revenait toujours aux commodes délices de cette domesticité d’où il ne sortit qu’à la veille de ses trente ans.
Mme de Warens était lettrée, quelque peu alchimiste et théologienne. Un vénérable ami l’avait initiée aux mystères du piétisme. Son esprit s’ouvrait à toutes les semences. L’évêque d’Annecy, de savants prêtres, des littérateurs fréquentaient chez elle. Mme de Warens, capable de tenir tête à ces hommes distingués, n’avait pas de préférence pour les conversations intellectuelles. L’entretien de Claude Anet lui eût suffi. Sa maison s’emplissait d’intrigants de passage qu’elle ne s’étonnait pas d’y voir. Elle eut la manie des entreprises industrielles, s’associa avec le premier venu et s’y ruina. Jamais personne de meilleur ton ne poussa plus loin le sentiment de d’égalité universelle des choses et des gens au sein de la mère commune. Cette bonté, jointe à la bonhomie de la province, empêcha le timide orgueilleux qui se cachait en Jean-Jacques de souffrir dans la société qui fréquentait chez sa protectrice. Il put en jouir et en profiter sans en être blessé. C’est là qu’il commença son instruction, Mme de Warens lui épura le goût, lui fit sentir la belle langue de la passion et de la mysticité. Soucieuse du bien de sa jeunesse, elle voulut plus faire ; mais le jour où le fruit charmant s’abaissa vers sa bouche, le malheureux ne sut pas y mordre. Il l’a accusé d’être sans saveur ! Ni cette bienfaisance, ni la grande dépense qu’elle fit pour Jean-Jacques, ne prouvent▶ du reste qu’il ait été bien important pour Mme de Warens. Elle était indolemment généreuse. Tout désir trouvait son cœur défaillant et distrait. Avec sa vitalité abondante et sereine, avec cette hospitalité aux idées, aux sentiments, aux hommes et aux bêtes, elle fait penser à George Sand. La destinée de la « bonne dame » d’Annecy se laisse encore imaginer d’une autre manière : elle finit sous les traits d’une vieille étourdie dans un cinquième étage parisien ; malgré ses faibles ressources, elle trouve toujours de jeunes protégés ; elle se fait assassiner.
Il n’est pas douteux que Mme de Warens, en épargnant à son élève les hostilités de la vie, n’ait conjuré l’ulcère dont il portait les germes. Les deux ou trois occasions de sa jeunesse où il a presque manqué de pain n’ont pas été bien cruelles. Eloigné de sa « maman », il sentait entre sa détresse et lui le cœur et le lit de cette excellente femme. Jean-Jacques en ce temps, c’est un abbé chez une châtelaine où tout va à l’abandon, tandis que lui-même ne pense pas que cela finira. Cette condition réduisit le cœur de Jean-Jacques à ses parties jouisseuses et rêveuses. C’est alors qu’il eut toute sa vertu. La main de la jolie baronne, en déridant ce front du pli d’angoisse qu’y creusaient les injustices du pasteur Lambercier et la méchanceté de Ducommun, avait entr’ouvert une sphère de félicité. Sauvé de la terreur, Jean-Jacques vit une couleur d’Eldorado se répandre sur l’univers. Dans ce château, qu’apprécieraient ses compagnons d’atelier ? La table et les femmes de chambre. Il y conçoit un rêve de jouissance infinie pour le cœur.
Certes, un tel rêve est intolérable. Mais on n’est pas forcé d’en imiter l’excès, l’orgie ; et une sensibilité honnête trouve son aliment dans tels rayons de soleil tombés de l’imagination émue de Rousseau sur les plus simples choses de la nature et de l’existence. Qui ne se rappelle l’escapade à Toune, près d’Annecy, Mlles Galley et de Graffenried, les deux jolies friponnes, prenant en croupe l’enfant de chœur rencontré dans la campagne, la gaieté de cette aimable jeunesse tout le jour, et, le soir, le retour silencieux, grave de désir ? Faut-il vous redire, vie des Charmettes, vendanges, premiers bourgeons salués avec un cri de joie, soins du jardin et du pigeonnier, collines courues à l’aube, bon livre lu l’après-dîner, paix nocturne, éternels recommencements, seules choses humaines qui ne vieillissez pas, si douces et chargées de la mélancolie du vieillissement de toutes les autres ? On vous retrouve dans le sombre poème des Confessions, étincelantes de lumière alpestre. Pourquoi ne pas vous y chérir ? Oui, même parmi les impuretés suspectes de Rousseau, faisons, amants de la réalité, notre miel.
L’imprudent Jean-Jacques, abrité contre le réel, s’est fait un idéal. Le monde ne se présente que sous des aspects de langueur et de délices à son âme vagabonde et doucement enivrée.
C. Les deux muses
Jusqu’à vingt-neuf ans, il a vécu dans cet empyrée.
Alors le mauvais état des affaires de Mme de Warens, la place prise chez elle par un certain Wintzenried ou de Courtilhe, grossier successeur de Claude Anet, amant et factotum, l’obligent à descendre parmi les hommes. Après diverses aventures, il rentre à Paris vers la fin de l’année 1744, le plus obscur des quémandeurs de places, pour n’en sortir que douze ans après, le plus fameux des écrivains de l’Europe. Il essaie de la composition musicale, dont il ne sait rien, et de la littérature, où il s’ignore encore au point d’imiter Marivaux. Il gagne sa vie comme secrétaire de Mme Dupin et de M. de Francueil.
Des Charmettes à un mauvais hôtel meublé du quartier de la Sorbonne, mesurons la chute. Dans ce marais, notre pauvre troubadour a froid et va au plus nécessaire. « Il fallait un successeur à maman. » Il le trouva sur son escalier, dans la personne de Thérèse Le Vasseur. Cette paysanne de l’Orléanais, qui ne sut jamais lire ni écrire, devenue servante dans un garni parisien, se recommandait à Jean-Jacques par la complaisance d’une bête des champs. Il ne fait aucun doute qu’il eût préféré la belle Mme de Mably ou Mme Dupin. Mais le malheureux Jean-Jacques, « né avec un sang embrasé », ne devait jamais comprendre le danger d’impatienter une femme d’esprit. Il fit donc bien d’élire la commode Thérèse. La constance avec laquelle il l’a conservée ou rappelée près de lui, à travers le bouleversement continuel de ses liaisons et de ses arrangements d’existence, sa tolérance, sa docilité, ses égards envers elle, ◀prouvent▶ bien (en l’absence surtout d’esclavage sensuel) quelle influence tutélaire il ressentait de son génie naturel. Si elle le brouillait avec tout le monde, sans doute s’entendait-elle à le réconcilier avec lui-même. Qu’avec ce talent elle fût, comme il le dit, simple, et même stupide, voilà qui prête aux méditations des philosophes.
Dans le monde des Dupin, des d’Epinay, où il commence son chemin, quelle figure fait ce petit secrétaire ? Je lui vois une gaucherie, une douceur d’ecclésiastique et de paysan, des grâces et des lourdeurs de terroir, une façon unique d’entrer dans les affaires et le cœur des gens, qui les ravit d’abord, puis leur pèse. Auteur d’une comédie de château, ce n’est encore qu’un bel esprit de second ordre.
Observons-le mieux : sa physionomie véritable n’est pas douce, mais crispée. Sous sa politesse humble, on sent une susceptibilité prête aux éclats. Mme de Warens s’étonnerait de le voir ainsi. A Annecy, aux Charmettes, des larmes, des caresses, des pardons effaçaient vite les chagrins survenus au cours de ces longues journées faciles et mollement exaltées. Mais cinq années de frottement social ont passé sur cette innocence. Rappelons-nous le roman pédagogique de Rousseau : l’homme devenant mauvais dès qu’il lui est donné de se comparer aux autres. C’est sa propre histoire. Aux Charmettes, Jean-Jacques était bon, il remplissait seul sa sphère. A Paris, il a comparé son obscurité à ce qui scintille le plus dans le monde : grands seigneurs de l’esprit, poètes et philosophes célèbres. La chétivité de leurs personnages, de leurs coteries et de leurs intrigues a commencé d’irriter ses ferments intérieurs : en méprisant leurs gentillesses, il a pris conscience des courants farouches, des sombres feux latents en sa pensée. L’indignation et l’orgueil empoisonnent cette espèce de clerc à l’apparence inoffensive, au sourire d’excessive affectuosité.
Ce fond troublé, s’il ne se dévoile pas encore, du moins embarrasse, attire, met sur Jean-Jacques une énigme. On le croit la tendresse même : un procédé amical lui mouille les yeux. Mais soudain certaine fuite du regard entr’ouvre un gouffre de bouderie. On le ménage infiniment parce qu’il y a sur lui comme un malheur, parce qu’il a un charme, parce qu’il ne connaît rien des hommes ni de la vie. On redoute de l’indisposer, parce qu’il joint à cette naïveté la perspicacité des natures inquiètes. On dérobe à son observation ombrageuse le traitement de faveur qu’il repousserait avec violence, tout en s’y constituant un droit muet. A Chenonceaux, à la Chevrette, dans les allées où déjà ses hôtes respectent sa promenade solitaire, ne poursuit-il que de touchantes mélancolies ? Je crains qu’il ne se repaisse de doutes sur ses bienfaiteurs.
Comme il avait, l’imprudent, oublié Ducommun et M. Lambercier ! Il s’était formé en Savoie un optimisme sans vergogne. Dans cette amabilité trop flatteuse qui fut son premier visage, je lis une infatuation de l’âme, la certitude qui semble griser cette âme d’une harmonie nécessaire entre les dispositions d’autrui et ses propres complaisances. Rien en ces années de vagabondage et d’adolescence prolongée, n’avait gêné Jean-Jacques pour faire du monde un lit à son rêve. Il arrive à Paris, l’esprit hyperesthésié par cette débauche. Son imagination perdue de délices, énuclée la réalité de tout élément résistant ou hostile ; elle éteint les mille yeux durs, méchants ou ironiques, avec lesquels la nature et la société regardent l’individu. Jusqu’en plein âge mûr, il s’est laissé ouater l’existence par une femme et par des prêtres, sans qu’aucune fibre en lui réclamât plus mâles contacts. Jeté par un coup de vent sur les parties les plus délicates de la société française, que demande-t-il ? S’y épanouir sans mesure, en être aimé, caressé. Il porte son cœur devant lui, comme pour enrichir ses semblables. Ne nous y trompons pas : c’est pour qu’on le lui hospitalise.
Au premier contact de l’humanité et de la vie vraies, un effroi doit saisir le malheureux enivré d’une présomption aussi fabuleuse. Si peut-être Jean-Jacques allait rester « incompris ! » Sa naïveté d’optimisme, un peu vile chez un adulte, pourrait cependant inspirer d’agréables chants de flûte, si elle s’accompagnait de bonne grâce. Ce n’est pas le cas de Rousseau. Que l’expérience désillusionne ce berger, il se changera en lion indigné. Il s’en ira sur la place publique prendre les passants à témoin de « l’injustice » des hommes.
De là ses deux physionomies contradictoires : l’une illuminée de sentimentalité, exprimant au genre humain une confiance dont il semble se réjouir comme du rayonnement de sa propre noblesse intérieure, l’autre tout assombrie de soupçons et de peur. Son regard proclame la bonté universelle et guette partout la vilenie.
Ce sont ses deux inspirations poétiques, ses deux Muses.
D. Le masque de Caton
« Pauvre cœur de femme sous le masque de Caton ! pauvre, pauvre citoyen ! »
MICHELET
De ces muses alternées, la noire, l’affreuse fut la première inspiratrice de son talent d’écrivain. Il touchait à la quarantaine quand le fameux problème proposé aux littérateurs par l’Académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs », vint offrir à l’accumulation de gémissements contre la vie, contre l’œuvre humaine, qui lui gonflait le sein, une magnifique issue. En lisant cet énoncé ridicule qu’il allait rendre immortel, Rousseau pleura.
Le discours contre les sciences et les arts renferme tout son nihilisme. Si la passion et l’orgueil de connaître, si les jouissances et le bien-être résultant du progrès des arts et de l’industrie empoisonnent l’humanité, la société organisée est chose mauvaise. Car ce sont là ses fruits nécessaires. La condition de l’homme anté-social, ou seul, ou associé sans loi et par le pur instinct affectif à ses semblables, était l’innocence et le bonheur. Pourquoi est-il devenu le malheureux « animal politique ? » Parce qu’il conçut un jour des désirs supérieurs à son état et dont la réalisation exigea le travail, l’entente et la subordination des volontés individuelles. Mais encore pourquoi ces ambitions, cette manie d’extension et de puissance ? Autant demander pourquoi la Vie ? pourquoi les énergies immanentes ? pourquoi pas l’inertie pure, le rien ? L’insulte lancée par Rousseau contre les manifestations les plus brillantes de l’activité humaine, atteint de cause en cause jusqu’aux principes générateurs de la nature, jusqu’à ces « Mères » éternelles qui, selon une imagination de Gœthe, ourdissent dans les abîmes de l’inconnu toutes les formes de l’être.
Mais Rousseau ne va pas au bout de cette déduction diabolique, Il n’est pas Satan, il est Jérémie. Le tumulte et la gloire des cités l’assombrissent ; il voudrait que le soleil ne les éclairât plus. Mais il jouirait d’exister sur une terre vierge, dans des rapports, suffisamment vagues avec des êtres d’une douceur assez inerte pour que ne fussent jamais brusqués le voluptueux laisser-aller et la stabilité fragile de son âme : « C’était un sauvage des bords de l’Orénoque, dit une voix amie, Mme de Staël, qui se fût trouvé heureux de passer ses jours à regarder couler l’eau6 » Qui l’en empêchait ? Mais non ! il s’est retourné contre la vie pour jeter un anathème à celles de ses créations dont la complexité et l’éclat offensaient ses nerfs malheureux. Il a déclaré seule légitime pour l’homme la seule condition d’existence dont il se fût personnellement accommodé. Condition chimérique d’ailleurs et contradictoire dont il compose la fiction au mépris de toute philosophie naturelle. Pour accréditer qu’elle ait existé, pour accabler l’espèce humaine sous la folie qu’elle a commise, sous le tort qu’elle a fait à Jean-Jacques en en sortant, il forge un système à lui de philosophie de l’histoire, et de politique. En occupant son époque de ce système, Rousseau ne l’occupait, donc que de Rousseau, Aussi la foudroyante célébrité que Paris lui fit, un beau matin, comprenait-elle plus de caprice pour un individu étrange que d’intérêt pour les idées et le talent.
Jusqu’alors il semble que l’élite des peuples mêlât toujours à l’enthousiasme pour les grands écrivains et artistes, le culte du passé illustre ou studieux qui avait nourri leur génie. Ce sentiment, tempérant le premier, l’ennoblissait. Leur union composait la gloire. Comment l’hommage s’en fût-il adressé à un rhéteur qui ne se voulait d’aïeux et de frères que les sauvages ? C’était répudier pour soi, pour ses prétentions, ses idées, toute mesure admise d’estimation et ne laisser aux gens que l’alternative de huer ou d’idolâtrer.
Dans une telle position, Jean-Jacques fut nécessairement seul. N’était-ce pas son vœu le plus jaloux ? Diderot et les Encyclopédistes, grands maîtres de l’opinion après Voltaire, commencèrent par le choyer, tout ce qui était subversif leur paraissant leur, puis par cet empressement des sectes militantes à enrégimenter les grosses renommées. Quel malentendu ! Sans doute, c’est à la faveur de l’anarchie intellectuelle créée par les démolitions des Encyclopédistes que le monstrueux paradoxe de Rousseau put se faire prendre au sérieux. Mais ce paradoxe, outrage passionné au génie scientifique et philosophique de l’humanité, la partie honorable de leur doctrine, leur confiance au progrès de la condition et de la moralité humaines par le progrès des lumières. Ainsi en guerre à fois avec le passé et avec l’avenir, Jean-Jacques se refuse à toute solidarité et se dresse unique sur sa stérilité orgueilleuse. Observons, cependant, que, s’il diffame son siècle, il en profite. Etranger, il raille âprement l’étourderie, la frivole ivresse des têtes françaises ; et cette disposition, montée au comble, est l’ouvrière de son coup de fortune.
Le voici donc homme à la mode. Ce grand visiteur, le succès, emplit d’une affluence incessante le logement d’ouvrier qu’il habite avec sa sordide famille. Comment le reçut-il ? En ours. Jean-Jacques aimable, réconcilié avec la vie par la vogue, aurait déçu l’attente d’une société que l’auteur du Discours sur les sciences et les arts n’avait charmée qu’en l’insultant. Il s’enfonça dans le personnage de censeur universel qu’il venait de faire applaudir. C’est le moment d’où il date sa grande réforme personnelle. Entendons qu’il fut lui-même avec une absence de contrainte dont il n’avait jamais joui.
Sous le masque dont il s’affubla, le nourrisson de Mme de Warens pouvait en effet se méconnaître. Il se fit romain, stoïcien, « citoyen. » Après vingt-cinq ans d’absence et d’aventures, il se souvint que Genève était sa patrie. En phrases d’une admirable harmonie, il déplora de n’avoir point coulé ses jours dans cette cité du droit politique et de l’austère vertu. Il menaçait de s’y fixer. Mêlant ensemble des réminiscences de moralisme calviniste et de civisme antique, il se composa un idéal d’héroïsme rude qui élevait à une signification supérieure ses airs de croquemitaine. Cet échauffement d’imagination dura de son propre aveu quatre ou cinq années, assez fort pour enflammer ces thèmes scolaires d’une éloquence où Mme Roland, Napoléon adolescent, Beyle puiseront des excitations d’énergie. L’énergie de Rousseau ! Les critiques qui vont chercher la source de ces déclamations dans l’éducation première, dans l’âme d’âpre jurisme dont Genève était imprégnée depuis Calvin, ainsi que dans la précoce lecture de Plutarque, ne se sont point renseignés. Nous avons vu la famille de Jean-Jacques, jouisseuse, romanesque, étrangère à tout esprit public, son père déréglé jusqu’à la bohême, incapable de lui inculquer aucune affection d’ordre général. Lui-même né protestant, l’agrément d’une belle convertisseuse le fit catholique, comme il l’aurait fait bouddhiste. Jusque dans l’appareil du plus sententieux dogmatisme le sentiment personnel est son unique démon. La Genève qu’il décrivait et invoquait fastueusement n’avait presque rien de commun avec la constitution et les mœurs de la Genève réelle. N’y voyons qu’un épouvantail dont il effarouche ses contemporains et s’enfièvre lui-même, comparable à ce catholicisme terroriste et théâtral du haut duquel un autre homme de lettres, Barbey d’Aurevilly, a foudroyé le XIXe siècle. Ce que Rousseau nomme sa réforme personnelle, ce fut l’adoption d’une attitude injurieuse à toutes les bienséances, ce « vernis du vice ». Sous prétexte de se refaire l’homme de la nature, il réédita le personnage le plus forcé de l’histoire : Diogène. Pour n’être plus conventionnel, il fut caricatural. Il abandonna la perruque, l’épée, les bas blancs et se fit voir dans les lieux les plus fréquentés, à la Cour même, vêtu d’une façon vile. Il vendit sa montre pour qu’il signifier qu’il planait par-dessus le temps. Plus tard, il s’arrangea un accoutrement, habit arménien et bonnet fourré qu’il prétendait, bon apôtre, très commode pour certains soins de santé. Dans la dernière période de sa vie, il s’habillait comme tout le monde. Ce qui ne varia jamais, ce fut l’orgueil de s’attirer, la risée et le mépris. Il se retournait, animé d’une fleur magnifique, écrasant de ses ironies les mieux frappées, de ses moralités les plus hautaines, la badauderie qu’il avait ameutée sournoisement. Il infligea au siècle l’humiliation de voir son plus grand philosophe copier de la musique. Quand les plus illustres noms de France entraient dans sa chambre, il lui plaisait souvent de ne pas lever les yeux de sa besogne. Ilse faisait surprendre écumant le pot.
E. Le mime
Les brouilles de Rousseau, à partir de sa célébrité, avec Mme d’Epinay, Grimm, Diderot, Hume, sont fameuses. Il lui fallait peu de temps pour avilir les illusions qu’il avait exaltées. « Un nain moralf monté sur des échasses », dira de lui Mme d’Epinay. A le suivre dans la plupart des milieux où il s’arrête, nous le verrions, ingénûment adoré au début par tout ce qu’il y a de généreux et de sensible, partir bientôt sous une bourrasque de dépits et de mépris.
A-t-il donc été le mendiant envieux et haineux, le traître, le bas courtisan qu’invectivaient ses amis au lendemain des ruptures, avant que l’exaspération eût fait place à la pitié glaciale ? Il est bon que la conscience publique ne cesse pas de réserver d’énergiques épithètes aux procédés et attitudes qu’on relève à sa charge. Mais l’observateur doit distinguer.
Rousseau a beaucoup vécu dans la condition de parasite. Mais Virgile ; La Fontaine aussi. C’est, dans les états de civilisation un peu perfectionnés ; un sort légitime pour les poètes. Ceux-là surtout, plus sensitifs que virils, pour qui le monde ne sera jamais que le livre de leurs émotions, ont une vocation d’enfants gâtés qui les rend réfractaires à bien des parties de l’obligation civique. D’ailleurs le parasitisme de Jean-Jacques était tout sentimental. S’il implore qu’on le soulage du fardeau de vivre, ce n’est pas que besogner fasse peur à ce fils d’artisan. Ce qui l’effraie, c’est les impressions froides au cœur. Le jour où Mme d’Epinay lui envoie un cotillon de flanelle d’Angleterre pour se faire un gilet, il baise vingt fois ce présent avec des larmes. Mais il s’accommodait du linge du plus commun.
Il est vrai qu’il a une atroce manière d’épier les dessous de l’hospitalité qu’on lui donne, pour surprendre tout ce qui peut en diminuer moralement ou bien en aggraver matériellement la valeur et lui permettre de jeter plus tard à la face des gens la boue de leurs petits calculs ou de sa propre humiliation. C’est son naturel de couver avec la même chaleur, dans le même temps et à l’égard du même bienfait, des émotions de reconnaissance et des arrière-pensées de vilain. Quelle joie aimable le jour où il prend possession de l’Ermitage, sous les yeux de Mme d’Epinay ! Cependant il suppute que cet arrangement a dû coûter à la dame. Il se plaint tendrement que Diderot ne fasse jamais les visites qu’il annonce. Mais un jour que le philosophe semble bien résolu à courir jusqu’à Montmorency, il l’en dissuade en ces termes gracieux :
Vous vouliez venir à pied, vous risquiez de vous faire malade, et vous n’en auriez pas peut-être été trop fâché7.
C’est un autre indice bien lourd à sa charge que l’espèce d’ébriété qui se fait sentir dans sa tenue vis-à-vis des personnes de rang supérieur. Dans ces rapports, la roideur, non moins que l’abaissement, ◀prouve▶ qu’on n’est pas sûr de ne devoir point se mépriser soi-même. Sur le seuil des grands qui l’hébergent, il annonce qu’il « hait les grands 8 ». La première fois que le maréchal de Luxembourg lui offre un appartement dans son château, il y met des façons d’empereur. « Quand je n’y aurais couché qu’une nuit, lui déclare-t-il, le public, la postérité peut-être, me demanderaient compte de cette seule nuit9. » Il y coucha un été avec Thérèse. Avec cela anxieux de mal faire jusque dans son chien, il en avait changé, avant d’entrer chez ses nobles hôtes, le nom de « Duc » en celui de « Turc ». « Je suis toujours dans le doute, avoue-t-il, d’être familier ou rampant10. »
Malgré tout ces traits (et nous avons choisi parmi les plus tolérables) le cas de Rousseau n’est pas du tout un cas d’infamie vulgaire. Ses vilenies n’ont pas du tout pour but la curée. Et c’est ce qui leur donne un tour si triste.
On dirait qu’il n’y cherche que l’apaisement d’un horrible prurit. Qu’est-il donc ? En Savoie, sous l’aile de Mme de Warens, nous l’avons vu : un Chérubin morose, qui se fait gorger de caresses. Mais dans la société des hommes ?
Un simulateur.
A la période définitive de son développement où nous sommes parvenu, la fièvre d’une publicité subite, les blessures de toutes sortes semées par la contradiction première entre un idéal chimérique et la vie ont réveillé et ramené au jour le fond de versatilité nerveuse héréditaire de Rousseau. Ces organisations malheureuses se jettent dans des états de sensibilité artificiels, avec une violence imitant la plus ardente sincérité. Ce qui leur manque, c’est, comme le disait bien Grimm de Jean-Jacques, « un naturel » en propre. Il semble que les éléments organiques qui soutiennent l’unité, la solidité de la personnalité aient fléchi. La vie intérieure n’a, pour ainsi dire, pas de centre, elle est ingouvernée. Si elle est riche (et elle peut donner l’illusion d’une extrême richesse), ce n’est que du côté affectif et impulsif ; en éléments stables et continus en énergies de répression et d’inhibition, en pouvoir sur soi-même, en volonté, en raison, elle est indigente.
Dans ce désarroi, un être délicat fuira jalousement les responsabilités ; religieux, il se délivrera, par la piété, par le cloître, du tourment d’une volonté convulsive. Mais une sensibilité sans mœurs, surtout deux fois stimulée à l’impudence par l’exagération de sentiment qui règne autour d’elle et par une certaine génialité se composera l’illusion des passions les plus emphatiques. On croit alors une puissance surexaltée. C’est une ruine qui s’étourdit.
Tout chez Jean-Jacques accuse ce cabotinage, d’une âme ruinée, impatiente de soi-même. Vilain, mendiant ingrat, tout comme Caton « citoyen », homme de la nature, ce sont là ses rôles. Le plus constant fut celui de Persécuté. Faut-il rappeler qu’il a été le plus choyé des hommes de lettres modernes ? Sa proscription à la suite du brûlement de l’Emile fut une proscription pour rire. Tandis qu’il fuyait de Montmorency, les huissiers venus pour l’appréhender saluèrent respectueusement son carrosse. Les plus illustres protections se disputèrent le soin de sa personne. Que telles perfidies de confrères aient pu parfois démonter un pauvre ours de Berne, Jean-Jacques aurait-il donc la prétention qu’il n’y eût pas de mouches pour son front, aux jours de chaleur ?
S’il ne fut pas un persécuté réel, n’a-t-il pas été un persécuté imaginaire ? C’est l’interprétation communément adoptée de sa « folie ». Le Dr Mobius11 n’a eu qu’à puiser à pleines mains dans les Dialogues, les Rêveries, la Correspondance, les exemples de systématisation aberrante, pour montrer en Rousseau le cas type de cette sorte de délire. Mais, les manœuvres et complots auxquels Jean-Jacques se peint en butte, ont un aspect théâtral, ou même funambulesque, qui nous rend sceptiques sur la spontanéité de ses imaginations.
Dans la solitude de Wootton, il construit à force de subtilité la grande trahison de Hume : Hume ne l’ayant conduit, sous prétexte de l’honorer, dans un pays où il est tout puissant sur l’opinion, que pour le livrer sans défense à la dérision et aux calomnies des gazettes. Comment, naïf, ne s’en était-il pas douté ? Dans une chambre d’hôtellerie où ils couchaient tous deux pendant leur voyage, il a entendu Hume s’écrier d’une voix effrayante : « Je tiens Jean-Jacques Rousseau ! » Mais surtout le regard de Hume ! « ce regard sec, ardent, moqueur et prolongé » que celui-ci tenait sur Rousseau, les soirs ; au coin du feu !…12 Visiblement, Jean-Jacques veut se faire peur à lui-même et joue l’halluciné.
Une telle disposition explique cette continuité de tempêtes dans l’existence publique et privée d’un homme que les cœurs les mieux nés de son époque croyaient équitable de traiter avec une exceptionnelle mansuétude, et dont d’Alembert disait si humainement qu’il fallait « ni le guérir, ni l’outrager ». Ces tempêtes, Rousseau les provoque, pour en être brûlé, fouetté. Laborieusement, au prix des plus louches manœuvres, s’épouvantant tout le premier des spectres qu’enfante son souterrain travail, il crée à ses amis des sujets de colère et d’indignation contre lui, à lui-même des sujets de soupçons contre ses amis. Pourquoi ? Pour avoir des scènes de reproches, de réconciliation, de larmes, pour accorder ou supplier des pardons, pour palpiter de générosité ou de honte, pour se sentir vivre enfin dans le torrent des émotions déchaînées.
Le scandale soulevé par ses propres indiscrétions et agitations autour de sa passion stérile pour la comtesse d’Houdetot, offrit d’incomparables thèmes à ce mime effréné. Tout d’abord le remords vis-à-vis de son ami Saint-Lambert, amant légitime. Il court s’en décharger dans la conscience de Diderot, qui l’enthousiasme pour la démarche chevaleresque et morale d’écrire à Saint-Lambert pour lui tout avouer. Mais à peine Jean-Jacques a-t-il la plume à la main qu’un autre démon prend la place de ce démon-là et il adresse à Saint-Lambert l’invective d’un prédicant malotru contre les liaisons adultères. De telle sorte qu’à la fin il ne lui manque que les coups de bâton.
Il faut le voir encore dans l’imbroglio qui se rattache au voyage de Mme d’Epinay à Genève. Celle-ci ayant décidé d’aller avec son mari consulter Tronchin, propose à Rousseau d’être du voyage. Lui bougonne ; veut se faire prier, trouve moyen que la chose parvienne très grossie jusqu’à Diderot, lequel l’avertit un peu impétueusement, quitte à n’y plus penser une heure après, de l’ingratitude de son refus. Complot, s’écrie Jean-Jacques, prêtant à ses voisins un néronisme effroyable.
Quoi donc ! un malheureux accablé de maux, qui se voit à peine des souliers à ses pieds, sans habits sans argent, sans ressources, qui ne demande à ses chers amis que de le laisser misérable et libre, serait nécessaire à Mme d’Epinay ; environnée de toutes les commodités de la vie et qui traîne dix personnes après elle ! Fortune ! Si dans ton sein on ne peut se passer du pauvre, je suis plus heureux que ceux qui te possèdent, car je puis me passer d’eux… Ainsi le philosophe Diderot, dans son cabinet, au coin d’un bon feu, dans une bonne robe de chambre bien fourrée, veut que je fasse vingt-cinq lieues par jour !
En hiver, à pied, dans les boues, pour courir après une chaise de poste, parce qu’après tout, courir et se crotter est le métier d’un pauvre. Mais en vérité Mme d’Epinay, quoique riche, mérite bien que Jean Jacques Rousseau ne lui fasse pas un pareil affront.
Ne pensez pas que le philosophe Diderot, quoi qu’il en dise, s’il ne pouvait supporter la chaise, courût de sa vie après celle de personne ; cependant il y aurait du moins cette différence qu’il aurait de bons bas drapés, de bons souliers, une bonne camisole ; qu’il aurait bien soupé la veille et se serait bien chauffé eh partant, au moyen de quoi l’on est plus fort pour courir que celui qui n’a pas de quoi payer le souper, ni la fourrure, ni les fagots13.
Et il se peint « allant plutôt expirer secrètement au coin d’un buisson que de causer les moindres frais et retenir un seul domestique ».
Comme ce discours n’est pas tenu une sébile à la main, il n’a qu’un sens : Rousseau jouit à se vautrer dans l’imagination de sa propre détresse, à se voir meurtri, objet de pitié. Ne lui connaissons-nous pas ces plaisirs ? Le fouet de Mme Lambercier l’y fit goûter jadis. Avec délices, il s’écrie : « Je suis un misérable. » Comment concilier ces postures avec le masque catonien ? C’est même jeu. Le simulateur tient moins à ce qu’il simule qu’à simuler, pourvu que l’attitude à d’extrêmes émotions. Une bassesse et le sublime moral satisfont également au besoin d’alibi de Rousseau. Celui qui ne l’a pas surpris sa mimique d’abjection ne comprend rien aux célèbres qu’il consacre à sa vertu.
Je mourrai plein d’espoir dans le Dieu suprême, et très persuadé que de tous les hommes, que j’ai connus en ma vie aucun ne fut meilleur que moi14.
Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule où elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir dit que je fus méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime quand je l’ai été15. Quiconque ne se passionne pas pour moi n’est pas digne de moi… ; on peut ne pas aimer mes livres, et je ne trouve point cela mauvais ; mais quiconque ne m’aime pas à cause de mes livres est un fripon16…
Monseigneur, si je suis un hypocrite, je suis un fou17…
Par cette effrayante mobilité de perspective, il arrive que tantôt il se peigne près de trépasser, tantôt vante son sang pur ; suivant que sa démangeaison soit de pleurer sur lui-même ou bien de dire leur fait aux pourritures de la civilisation. Il donne à quelques pages de distance deux versions contradictoires de sa maladie18. Il explique l’abandon de ses enfants un jour par une insouciance criminelle de roué, une autre fois par la prévoyance d’un bon père.
F. Ses solitudes
Depuis l’Ermitage nous ne voyons plus Rousseau que dans la mise en scène de ses rapports avec la société. Il est temps de revenir à l’occupation solitaire de son âme. Chaque fois qu’elle peut se laisser à elle-même un peu de trêve, elle s’adonne à la jouissance d’un univers complaisant à ses désirs. Pénétrons dans cette orgie de songes, brûlants d’une liqueur qui coulera jusqu’à la moelle de la littérature moderne.
La Nature. Déjà dans son adolescence, alors que ses inclinations s’harmonisaient au cadre de ses jours, Jean-Jacques recherchait dans la solitude une solitude plus profonde encore. Il ne sentait jamais d’assez épais feuillages entre le monde et lui. A Chambéry, il quittait Mme de Warens pour penser à elle dans un jardin qu’elle avait loué hors ville. Lorsque Paris, la réputation, les gens de lettres, la famille Le Vasseur eurent exercé pendant six à sept ans sa fébrilité, une irrésistible nostalgie de campagne, de libre nature, s’empara de lui, à laquelle il pouvait d’autant mieux céder que la disparition de sa personne ne manquerait pas d’augmenter le retentissement de son nom. De là l’impatience maladive qu’il eut d’habiter l’Ermitage. « Je n’ai commencé de vivre, confiait-il à M. de Malesherbes, que le 9 avril 175619 », jour où il emménagea. J’ai commencé de vivre !… Il faut traduire : le 9 avril 1756, je consentis voluptueusement à la mort. Sous les ombrages de Montmorency, Jean-Jacques traîne la fatigue d’être. Là comme plus tard au lac de à Wooton, à Trye, à Bourgoin, à Ermenonville : dans tous ces beaux refuges où on le voit jeter au sortir de ses guerres avec le genre humain, la paix des choses l’invitant à ne plus s’acharner, son mal fait relâche.
Tombée de sa tension crispée à un total abandon de soi, son âme en éprouve l’illusion d’un regain de vie. Elle glisse de toutes parts à une sorte de fluidité qui, multipliant son contact avec toutes les émanations de la terre, du ciel et de l’eau, met comme un infini dans ses sensations.
La fatigue de vivre est une maladie aussi vieille que la civilisation, peut-être que la première apparition de la conscience chez l’animal humain. Il faudrait bien prendre notre parti que des milliers d’individus en eussent souffert, si elle n’avait donné naissance à des disciplines religieuses et philosophiques dont l’objet est de détacher savamment la volonté de l’homme de toutes les fins de l’existence terrestre, pour l’acheminer, sous apparence de spiritualisation supérieure, vers la quiétude du néant. Les religions de l’Inde sanctifient l’horreur de l’action, la contemplation morose du grand « Tout », c’est-à-dire du rien. Même dans cette Grèce qui a fondé la science et l’art, qui a produit ces deux belles glorifications lumineuses et mesurées de la nature humaine : les poèmes d’Homère et la morale d’Aristote, une heure vint où la tâche d’organiser la sagesse échut à des consciences brisées. On sait avec quelle perfection raffinée la discipline épicurienne définit et cultiva les dispositions intérieures propres à amortir, à éluder les assauts des passions, du souci, à ralentir et attiédir les pulsations de la vie.
Que la contemplation du paysage soit pour Rousseau un narcotique, le baume d’un esprit que toute relation définie fait souffrir, les expressions mêmes le ◀prouvent▶ par où il nous initie à l’intimité de ses promenades et de ses stations solitaires.
J’errais nonchalamment dans les bois et les montagnes, n’osant penser de peur d’attiser mes douleurs20.
Le flux et reflux de l’eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m’offrait l’image, mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait…. sans aucun concours actif de mon âme21.
Par son mal profond, Jean-Jacques est bien le successeur de ces ascètes bouddhistes, de ces Grecs décadents, chercheurs d’ataraxie, dans l’hôpital moral de l’humanité. Mais la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes met entre eux et lui un abîme. Comme ils tiennent toutes les ambitions et activités humaines pour de dangereux vertiges (et en ce qui les concerne sans doute voient-ils juste), ils se retranchent définitivement de la cité, des mêlées de l’opinion ; ils placent à l’abri de toutes les perturbations et servitudes extérieures leurs existences discrètes. Surtout ils combattent ce grand ennemi du dedans : le désir. Contredit par la vie, et impuissant à se mettre d’accord, avec elle, Jean-Jacques sent la sagesse de la fuir. Mais l’instant d’après il revient, il la harcèle et se laisse envelopper dans les plus désordonnés conflits avec la réalité…
Il reconnaît « qu’il n’a jamais été propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir 22 » et il s’ingère de lui dicter des lois ! Il va par les rues, fait le prophète, et quand, rompu, il recourt à l’ombre, ce n’est point comme on s’astreint à une cure, mais comme on se livre à un excès. Il ne se félicite pas humblement d’être loin des hommes. Il s’en enivre. Ce n’est donc qu’une crise encore. De l’agonie de son énergie il veut tirer d’intenses plaisirs. Loin de tuer le désir, il veut jouir de tous les désirs, mais à bonne distance des réalités qui, normalement, les inspirent, et les exigeraient plus, précis, plus mâles, qu’il n’est en lui.
Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul ? De moi, de l’univers entier….. Je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur, mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs, Non, jamais les plus voluptueux n’ont connu de pareils délices et j’ai cent fois plus joui de mes chimères qu’ils ne font des réalités23.
Oui, demandons pardon à ces épicuriens, séniles ; mais respectueux d’eux-mêmes, de leur avoir comparé ce fol androgyne. Car Jean-Jacques se fait femme, Il se couche sous l’univers, comme pour en subir un immense frôlement. Et quels singuliers appels, échappent à sa pâmoison !
L’esprit perdu dans cette immensité je ne pensais pas, je ne philosophais pas, je me sentais avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvait trop à l’étroit ; j’étouffais dans l’univers ; j’aurais voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue ce qui, dans l’agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : Ô grand être ! Sans pouvoir dire ni penser rien de plus24.
Tel est, dans son essence vraie, ce « sentiment romantique de la nature », dont les manuels nous répètent que Rousseau l’a découvert, comme Colomb l’Amérique.
Le Monde enchanté — Les champs ne suffisaient pas aux plaisirs de Jean-Jacques. Soupirant d’avoir grisonné sans rencontrer sur cette terre « une situation un romanesque cortège d’héroïnes et de héros qui se gavaient d’amour. De cette débauche, est née La Nouvelle Héloïse.
On ne peut dépeindre les personnages de ce roman, à moins qu’il ne ressortît quelque idée claire de l’entassement de toutes les abstractions exprimant les états les plus flatteurs de la sensibilité morale sous tous les adjectifs qui y font sentir d’inépuisables délices. L’unique motif d’exister de ces belles âmes, c’est qu’elles parcourent en l’embellissant et en l’agrandissant sans cesse l’histoire de leurs émotions généreuses, de leurs sublimes scrupules, de leurs délicieuses faiblesses, qu’elles nomment des « crimes ». Que la vertu cornélienne est grossière en comparaison ! Elle fuit le danger. Ici les plus fortes tentations qui puissent naître des passions et des sens, la conscience les dépasse et les dissipe par quelque sentiment supérieur qu’elle tire de son fonds comme par miracle. Deux amants, séparés par une obligation qu’ils acceptent, sont exposés à se revoir après des destinées, qui ajouteraient beaucoup de violence à leur étreinte. Plus versé dans cette psychologie surnaturelle, le mari, presque vieux, les rapproche, afin que cette intimité même force leur pureté d’intention à déployer ses ailes et à les transporter au-dessus d’eux-mêmes. « Faites votre sœur de votre amante », dit Volmar à Saint-Preux. Et c’est ce qui advient… ou à peu près. Jusqu’aux plus, communes fatalités de l’organisation physique que le moral déjoue. Saint-Preux, arrivé trop tôt au premier rendez-vous de sa maîtresse, écrit une belle page sur les tourments de l’attente. Julie à l’agonie réunit sa famille, ses gens, donne à dîner, prêche et platonise pour chacun pendant une semaine, et d’une manière nuisible à la personne la mieux portante. La fable se recommence indéfiniment sous l’impulsion d’un « Encore ! Encore ! » murmuré par le poète, sinon par le lecteur. La Nouvelle Héloïse, c’est un intermillable défilé de nuages parés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; parfois passent des teintes vraiment délicates ou magnifiques, mais noyées. « Monsieur, cela est bien beau », disait Thérèse, quand Jean-Jacques lui en donnait la lecture sur le manuscrit cousu de faveurs de soie et séché à la poudre d’or25.
Au centre de ce monde enchanté, un personnage en capte toutes les effluves. Celui-là n’est pas un héros comme l’anglais Bomston ou le sévère athée Volmar. Rousseau lui a choisi une part, qui sera plus communément enviée. « Saint-Preux, disait-il à Bernardin de Saint-Pierre, n’est pas tout à fait ce que j’ai été mais ce que j’aurais voulu être »26. Saint-Preux, fragile, palpite pour la vertu. Aussi ces rudes hommes, qui n’ont que faire de s’aimer eux-mêmes, mettent-ils en lui leur complaisance. Il les rend témoins de ses crises sensitives, de ses idées de suicide. Ils le font frémir sous leurs reproches à la Brutus, l’enthousiasment pour leur conception stoïcienne du devoir ; ainsi jouit-il gratuitement de toutes les émotions attachées à la grandeur morale. C’est lui que les femmes chérissent. Maître d’études, deux filles nobles, deux cousines, ses élèves, « l’une blonde, l’autre brune », celle-là plus gravement passionnée, celle-ci plus piquante, sont prêtes, pour lui à toutes les défaillances. Il préfère la première. L’autre, épousant un sot au cœur pur reste par l’âme à Saint-Preux. L’humble qualité sociale de ce jeune homme n’est pas une condition mauvaise pour ses plaisirs. « Il n’y a de bien aimé qu’un laquais par une duchesse », eût dit à ce propos une personne sans idéal, comme Mme du Deffand. Mais le céleste jargon de la Nouvelle Héloïse nous porte à un sens plus, élevé des choses. N’aimant Saint-Preux pour aucun mérite extérieur, Julie ne l’aime que pour « son âme ». Et ce qui va de l’âme à l’âme n’est-il pas sublimé par là même ?
Ainsi les rendez-vous que la jeune Mlle d’Etanges adresse à son précepteur quand ses parents sont en voyage, l’argent qu’elle lui offre à deux reprises, ou encore les confessions singulières qu’elle reçoit de lui : qu’il s’est enivré, qu’il a passé la nuit dans certaine maison ?27 « N’ajoutez pas, lui écrit-elle entre deux caresses, le mensonge à la crapule ! »28
Si Saint-Preux est l’élève de tous, même de son élève, c’est que tous prennent soin de son cœur. Ses émotions sont la cause finale de tout ce que pensent, disent et font les autres personnages. Ses désirs font naître autour de lui une humanité qui les flatte. Mais c’est l’humanité la plus fausse du monde. Julie n’est pas un être vivant, mais la synthèse des jouissances contradictoires (être adoré et être méprisé) que Rousseau combine dans ses songes sans frein. « Par quel art connu de toi seule, lui écrit Saint-Preux, peux-tu rassembler dans un cœur tant de mouvements incompatibles29 » ? Fille un peu bien facile et pourtant romaine, maîtresse ensorcelante et prêcheuse calviniste, il y a, en effet, de quoi s’y perdre. Mais pourquoi l’auteur lui eût-il rien refusé ? « Je me suis fait, avoue-t-il, une société d’imagination, laquelle m’a d’autant plus charmé que je la pouvais cultiver sans peine, sans risque et la trouver toujours sûre et telle qu’il me la fallait30. » On le voit : c’était le cas de toutes ses jouissances achevées de demander la solitude. Retenons cette poétique subjectiviste.
Il n’y a peut-être eu qu’un Jean-Jacques. Elle régnera plus d’un siècle. Elle règne encore.
On ne relèverait pas si vivement que ce roman avilisse les mœurs, s’il ne flétrissait par là même les grâces de l’amour ; je parle de l’amour dans son innocence naturelle, indépendamment des règles sociales avec lesquelles il doit composer. Eu attendant le mariage, Julie a demandé de secrets plaisirs à son professeur. Elle l’a fait en fille de son siècle, riche de sang, libre de tête. L’époque aimait ces francs larcins, ces « heureux moments », sujet favori de ses gravures. Julie, à lire telles lettres brûlantes, n’est pas la dernière à en estimer les solides douceurs. Beaucoup préférerait de plus subtiles séductions, les modulations de Monimeg, la malice d’Henrietteh et d’Agnèsi. Entre les cent façons dont Amour sait se faire aimer, ne choisissons pas, puisqu’en toutes on peut être d’honnêtes gens. Ce qui eût paru également affreux à tous les poètes de la passion féminine, d’Homère à Racine, d’Anacréon au chevalier de Bertin, c’est que Julie fasse de ce qui lui est advenu sous les charmilles et que Corrège eût peint divinement, un événement théologique dont elle disserte du plus haut de sa tête. Et c’est, il l’école de cette philosophe, la marotte de tous ces gens-là. Ils parlent de leurs fortunes amoureuses comme d’un dessein formé de toute éternité par la providence universelle sur leurs individus.
Ces deux belles âmes sortirent l’une pour l’autre des mains de la, nature c’est dans une douce union, c’est dans le sein du bonheur que, libres de déployer leurs forces et d’exercer leurs vertus, elles auraient éclairé la terre de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu’un insensé préjugé vienne changer les directions éternelles, bouleverser l’harmonie des êtres pensants ? Pourquoi la vanité d’un père barbare cache-t-elle ainsi la lumière sous le boisseau ?31
Ainsi la séparation de deux amants « faits l’un pour l’autre », est pour l’humanité une perte plus grande que celle de Newton ! La plus vive excitation de l’instinct sexuel, où la sagesse des peuples avait toujours vu la plus puissante source d’illusion, équivaut ici à la plus haute intuition philosophique « Divins égarements de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même !32
Ce n’est certes pas la chaleur du lyrisme qui peut blesser en telle matière (il y a, comme dit Sainte-Beuve, un « sublime des sens »), c’est la confusion des genres. La raison et la passion, la sagesse et l’amour sont deux. Leur conflit éternel n’est pas seulement une donnée de la vie, il est la condition de l’art. La fureur des flots n’est une belle fureur que par la stabilité des rochers qu’ils viennent battre. Que l’élément résistant et fixe se laisse dissoudre dans l’élément capricieux et terrible, celui-ci perd sa violence et ce n’est plus qu’une onde molle, paresseusement épandue, sans profondeur, souillée de débris.
Chapitre IV.
Ses théories
Les théories de Jean-Jacques sont la glorification de ses mœurs. Elles en contiennent donc la confirmation.
C’est ce que je me contenterai présentement de démontrer à leur sujet. Elles aboutissent par cinq ou six voies différentes au nihilisme social qui est le vœu profond de son cœur. Elles proposent avec éloquence soit l’anarchie, soit la Révolution éternelle. A défaut de ces solutions, elles insinuent une dictature sacerdotale exercée par Rousseau. En voilà l’inspiration commune, et, en quelque sorte les réalités. En voici les divisions et les objets apparents ou, pour mieux dire, la mise en scène : système sur l’origine de l’état social et de la civilisation, système d’institution politique, système pédagogique.
I
La nature primitive de l’homme, avant la formation de la société, ne comportant aucune investigation positive, ne saurait être qu’un objet de rêverie. Du moins, si l’on en rêve, ne faut-il pas prêter à « l’homme des bois » des caractères exclusifs de ceux qu’il devait revêtir par la civilisation. Homo homini lupus, disait Hobbes. Nos premiers ancêtres n’étaient peut-être pas si féroces. Mais on conçoit qu’un loup ait été maté et apprivoisé. Si l’homme avait jamais été tel que le peint Rousseau à l’origine, il fut demeuré éternellement stupide.
Plutôt farouches que méchants… Ils ne connaissaient ni la vanité, ni la considération, ni l’estime, ni le mépris… Ils regardaient les violences qu’ils pouvaient essuyer comme un mal facile à réparer, et non comme une injure qu’il faut punir, et ils ne songeaient même pas il la vengeance, si ce n’est peut-être machinalement et sur-le-champ, comme le chien qui mord la pierre qu’on lui jette33.
Ils étaient doux, inertes, moroses. Il y avait assez de nourriture pour tous et la jalousie sexuelle est une absurdité née de la société. Dans cette condition d’apathie absolue, il n’y avait ni forts ni faibles, L’individu n’éprouvait aucune tendance à sortir de l’isolement, soit pour s’unir aux autres, soit pour les asservir. Il est absurde, mais plein de sens, qu’avec cette nullité psychique, Rousseau attribue à ses primitifs la « pitié ».
Le spectacle de cet animal qui reçoit les coups paisiblement et qui pleure, quand il voit frapper, est d’une tristesse où il y a de l’ignoble. Entre tant de façons d’imaginer le roman de l’humanité primitive, qu’est-ce donc qui fait rencontrer à Rousseau celle-là ? Son grief intime contre l’énergie. En ne mettant dans le sein de l’homme de la nature qu’hébétude et indolence innocentes, il suggère que la formation des, sociétés organisées n’est pas approuvée par la nature. La civilisation devient un cruel : Marche ! Marche ! crié à l’humanité lasse, depuis l’aventure insensée qu’attira de son pacifique croupissement. C’est l’arrière-pensée anarchiste.
Mais, comme presque toutes les inventions de Rousseau, son homme primitif est à deux fins. Il sert avec la même, perfection l’idée révolutionnaire. Si l’homme est, selon la pensée d’Aristote, né social, la société est un fait de nature, qui a ses lois propres et primordiales, lois dont l’industrie humaine peut tirer un parti de plus en plus utile et étendu, comme de routes les lois naturelles, mais à condition, comme dit. Bacon, de leur obéir. Si l’homme est la bête sauvage dont parle Hobbes, l’organisation sociale qui l’a dompté est un fait de force, et elle restera éternellement une composition de forces plus ou moins bien équilibrée. Dans les deux cas, la prétention de fonder l’état politique sur des données do raison pure et des conceptions abstraites de justice est également creuse. Elle l’est deux fois, si Aristote et Hobbes ont raison tous deux, si, ce qui semble bien la vérité, l’homme est composé d’instincts sociaux et d’instincts antisociaux. Il n’est qu’un cas où les constructions de la métaphysique politique ne rencontreraient aucun obstacle : c’est celui où l’homme n’aurait d’instincts, de tendances, d’appétitions, de farces innées d’aucune sorte, où il réaliserait l’idéal de la passivité. Tel l’a fait Rousseau. Il n’est pas parfaitement exact que l’homme de Rousseau soit une abstraction. C’est un abruti, d’un abrutissement, j’en conviens, qu’on a peine à se représenter, nécessaire cependant pour que la mécanique du Contrat social n’ait il redouter de lui aucun soubresaut naturel ou volontaire. L’idée révolutionnaire postule l’homme de Rousseau. L’esprit révolutionnaire contient, au moins en puissance, la noble sensibilité de Rousseau.
Cependant le tableau de l’état de nature pourrait ne pas donner à tout le monde « l’envie de marcher à quatre pattes » que Voltaire confessait à Rousseau, après l’avoir lu. Rousseau proposait à la sensibilité de ses contemporains un plus séduisant objet de nostalgie dans sa description de la société primitive soutenue par la libre union des cœurs, comme l’état « civilisé » devait l’être plus tard par la cruauté des lois. Il est difficile, après ce que nous savons de la stupidité native de l’homme et de sa parfaite sécurité dans cette condition, de comprendre que l’état social soit né. Il naquit. Cette transition dans le roman de Rousseau est des plus pénibles. Au paradis de l’imbécillité succéda celui des bons sentiments. Ce fut l’âge idyllique de la vertu sans contrainte, de la bonté naturelle.
On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre ; le chant et la danse, vrais enfants de l’amour et du loisir, devinrent l’occupation, ou plutôt l’amusement des hommes et des femmes oisifs et attroupés… Ce période du développement des facultés humaines tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre dut être l’époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme, et qu’il n’en a dû sortir que par quelque funeste hasard qui, pour l’utilité commune, eût dû ne jamais arriver34.
Ce funeste hasard fut « la découverte du fer ». Elle eut pour conséquence l’agriculture.
De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage et de la propriété une fois reconnue les premières règles de la justice35.
Entendons : de la justice, non philosophique, mais civile. Les parts eussent pu demeurer égales sans la maudite inégalité des talents et des activités. Les plus avisés, (que devient décidément l’imbécillité orginelle ?), les mieux placés, produisirent plus et plus vite. Par cette concentration, en quelques mains, de produits nécessaires à tous, un petit nombre de riches tint dans sa dépendance la multitude des pauvres forcée de travailler à son service on de périr. Il y eut des révoltes, les propriétaires furent spoliés, mais remplacés par de nouveaux propriétaires, également oppresseurs. Ces violences durèrent des siècles. Jusqu’à ce qu’enfin les riches firent un pacte pour stabiliser les résultats de la violence, pour ériger le fait en droit. C’est l’origine des lois. Par le fait seul qu’elles fixaient un certain ordre de choses, elles assuraient quelques garanties aux pauvres, mais au prix de les plonger à tout jamais dans leur condition. Ceux-ci victimes perpétuelles des révolutions, se laissèrent passer la chaîne au cou. Ainsi la propriété fit ce chef-d’œuvre de s’instituer sur le consentement juridique des non-possédants.
Telle fut, ou dut être l’origine de la Société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et, pour le profit de quelques ambitieux, assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère36.
L’institution politique et sociale, c’est donc de la guerre civile, de la violence momentanément arrêtée, au profit d’un petit nombre d’exploiteurs et pour l’écrasement de l’humanité. L’histoire n’offre pas d’autre spectacle. C’est chez les peuples admirés comme les plus prospères et les plus puissants que l’oppression a été la plus forte. La cause première de ce règne de l’iniquité, c’est la cupidité de l’homme industrieux. « La prévoyance, voilà la véritable source de toutes nos misères »37. Le sauvage qui coupe la branche pour avoir les cerises représente l’antique sagesse (Rousseau oublie que cette sagesse est encore très fréquente). Puisqu’il est trop tard pour y revenir, il reste à Rousseau de réconcilier la justice avec l’institution politique.
Voyons-le dans ce rôle dont le succès de Montesquieu aviva chez lui le prurit.
II
Que cet atroce romancier ait pu passer aux yeux de philosophes, qui ne se dissimulent pas la mauvaise qualité de son roman, pour l’annonciateur des vrais principes de la justice politique, c’est un fait, un fait triomphant non pas hier, mais aujourd’hui encore.
Je n’ai pas une tête formée pour le comprendre. Je crois avoir montré que le roman est étroitement engagé dans les principes. Ceux-ci d’ailleurs peuvent-ils faire illusion ?
Le problème pour Rousseau (et il ne peut s’en poser d’autre), c’est de restituer à l’individu, dans la société politique, l’équivalent du droit primitif qu’elle lui a ravi en le dépouillant de la liberté des forêts. S’agit-il de relâcher, pour la plus grande commodité des particuliers, les liens du gouvernement ? Ce serait, pense Rousseau, ramener l’époque de déprédation. D’un côté, l’individu n’ayant plus, pour exercer sa liberté, les solitudes primitives, la collectivité doit s’en rendre maîtresse. D’autre part, dans la condition où il fut créé, si l’individu souffrait de la dépendance à l’égard des choses (mais celle-ci, selon Rousseau, ne l’asservit pas, n’ayant aucun caractère moral)38, il n’en subissait aucune à l’égard des hommes, ce qui s’appelle être libre. Il était donc comme le possesseur unique de l’univers. Toute institution qui lui ôte tout ou partie de cet empire sans bornes consacre une violence. Le problème politique, c’est de faire l’Etat maître de chacun et chacun maître de l’État.
Voici l’opération mystique par laquelle sera procuré ce résultat39.
Tous les membres de la collectivité font respectivement abdication de leur « volonté particulière »
Entier de la part de tous, cet abandon n’a rien d’onéreux pour chacun.
Chacun fait remise à la masse de tout le pouvoir qu’il a contre elle. La masse fait remise à chacun de tout le pouvoir qu’elle a contre lui. Nul ne s’appartient plus. Et cependant un seul reçoit la puissance de tout le peuple. En d’autres termes, il n’y a plus de volontés particulières. Il n’y a que la « Volonté générale » créatrice unique et légitime de la loi, autorité infaillible et quasi divine qui ne reconnaît rien au-dessus d’elle, qui surgit au sein du peuple assemblé et par laquelle celui-ci peut légitimement tout, jusqu’à bouleverser sa constitution, chaque matin, et même renoncer à l’existence.
Il est aisé de voir que ce charlatanisme dialectique n’enfante rien de concevable. Qu’est-ce que ces absolus dans un monde où rien n’existe et ne se conçoit que limité et balancé par autre chose ? Ils s’anéantissent l’un l’autre. Sans bornes de par la nature, le droit de chacun dénie tout droit de la collectivité sur lui. Le droit de la collectivité, sans bornes lui-même, puisqu’il résulte de l’abandon de tous les droits individuels, dénie à chacun le moindre droit. Ce sont deux infinis, ou, ce qui revient au même, deux zéros. Leur rapport est zéro. Nous venons d’exposer laborieusement un pur néant.
Si cependant notre objection était elle-même trop scolastique ? Si Rousseau, après avoir trop algébriquement défini la volonté générale, en ◀prouvait▶ l’existence en la montrant à l’œuvre ? Par quels actes concrets concevoir donc que cet Esprit-Saint se manifeste ?
A cette question, Rousseau offre deux réponses. L’une conduit-il un idéal social et politique de nivellement éternel ; l’autre à une espèce d’oligarchie théocratique ou il l’autocratie religieuse.
Tout d’abord il entend la Volonté générale négativement, comme la répression de la tendance qu’ont toutes les volontés particulières il conquérir le plus de biens, de pouvoir possible. Imaginons tous les membres d’une société dépouillés de tout ce qu’ils pouvaient individuellement posséder et ramenés à « l’égalité » primitive, c’est-à-dire au dénuement absolu. C’est bien l’hypothèse du Contrat social.
Ses clauses bien entendues, se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté40. Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces dont les biens qu’il possède font partie41.
Devant ces « constituants », la masse de richesses, de forces sociales, de droits, à partager. Dans l’identité ainsi convenue de toutes les personnes et de toutes les situations, le contrat ne saurait stipuler que ceci : part égale pour tous. Et pour n’être pas violé, aussitôt exécuté, il devra trouver sa sanction dans un mécanisme légal, capable de sarcler sans trêve les inégalités que le jeu naturel des volontés particulières tend indéfiniment il reproduire.
C’est un cauchemar. Mais voici qu’après avoir tant peiné pour montrer dans la masse humaine la seule créatrice des lois justes, Jean-Jacques, qui est un fou, mais non pas une bête, l’en déclare sans façon incapable.
Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut parce qu’elle-même sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile, qu’un système de législation42 ?
Il ajoute, il est vrai, « que la volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. » Une volonté déterminée par un jugement faux, et qui néanmoins reste droite, cette subtilité théologique passe notre compréhension. Rousseau confesse qu’il faudrait pour légiférer par consentement universel un peuple de dieux43.
Il s’est donc moqué de nous ? Ou bien cette interprétation s’impose ; l’œuvre constituante et législative appartient à une petite élite philosophique et sacerdotale. Rousseau ne s’arrête pas à ce moyen. Il conclut que la loi doit être faite par un seul. C’est son dernier mot. Qui sera celui-là ? « La grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit ◀prouver▶ sa mission44. Nous voici fixés. « Nul homme ne fut meilleur que moi. » La grande âme du siècle, c’est Jean-Jacques. L’inspiré de la Volonté générale, c’est lui. Il médita d’aller instituer dans l’île de Corse la société juste et accusa Choiseul de concerter toute sa politique pour l’empêchement de ce dessein.
L’histoire de l’humanité, partie de Rousseau homme des bois, se consomme donc en Rousseau dictateur-prêtre.
Ces théories tiennent infiniment moins de place dans le champ du possible, ou seulement de l’imaginable, que la Corse sur le globe terrestre. Elles s’annulent entre elles et chacune est un monstre. Il va de l’anarchisme pur à l’égalitarisme destructeur. Puis, aussi effrayé de maintenir ces positions qu’il a mis d’inconscience il les prendre, il se jette dans le droit divin, qu’il entend, non pas à la façon de de Maistre, comme un équivalent mystique du droit traditionnel et positif, mais comme le droit inné d’une conscience supérieure de faire la loi à la foule.
Que cent révolutions se soient faites ou se fassent au nom des formules de Rousseau, que telles ou telles institutions politiques se donnent pour des applications totales ou partielles de son système cela ne ◀prouve▶ pas le moins du monde qu’il se soit jamais accompli et constitué, ni qu’il puisse s’accomplir et se constituer jamais un ordre de choses réellement conforme à ces formules et à ce système. « Volonté générale » peut servir d’étiquette aux explosifs révolutionnaires, s’inscrire sur des monuments et des codes bons ou mauvais — solenniser des rites — utiles ou nuisibles. Mais ce n’est en tout cas qu’une expression mythologique.
III
L’Emile est un gros livre. Mais c’est un livre léger.
L’élément satirique en est excellent. La « doctrine » vaut un haussement d’épaules. La stérilité d’un esprit tout négatif n’est jamais si agaçante que quand il abuse d’un certain genre de verve pour étendre aux institutions la faute des individus qui les appliquent avec maladresse. Parce qu’il y a des éducateurs formalistes, bornés et pédants, parce qu’il y a des petits messieurs chez qui le bon ton a semé des ridicules, Jean-Jacques nie l’éducation. Parce que certains maîtres, en se servant trop du ressort de la crainte, rendent les enfants dissimulés, « les mensonges des enfants sont tous l’ouvrage des maîtres » Parce que c’est l’art le plus rare que de savoir mettre un principe à la portée du jeune âge, il ne faut lui inculquer aucun principe. Une tête décente conclurait de ces observations l’inestimable délicatesse de la science et des qualités pédagogiques, et, si elle s’ingérait de traiter les sujets qui en ressortissent, elle s’efforcerait d’élucider l’une, de se donner les autres. Il est beaucoup plus commode et plus retentissant d’annoncer que l’humanité civilisée a erré jusqu’ici en s’imaginant que l’intelligence et l’âme d’un honnête homme se « forment » par des préceptes et des disciplines.
S’il nie l’éducation, Jean-Jacques systématise, en quelque sorte, l’inéducation. Et cela fait tout de même un système d’éducation extrêmement minutieux et extrêmement vague à la fois qui se résume dans cette formule : tout apprendre en n’apprenant rien. On a tout dit sur l’impossibilité de se représenter le développement moral d’un enfant séparé, comme l’est Emile, de sa famille, des compagnons de son âge, en tête à tête perpétuel avec le précepteur qui, sans jamais intervenir, ne laisse pas une minute de pourvoir clandestinement à ses progrès. Remarquons que la méthode imaginée par Jean-Jacques, si elle ne tombe pas sur un rachitique intellectuel, doit faire une petite bête lâche et sournoise. Pour ne rien mettre d’emprunté dans l’esprit de son élève et respecter en lui l’homme de la nature, Rousseau refuse qu’on lui propose la moindre règle du bien et du mal. Emile en acquerra le discernement au prix de sa propre expérience. Cependant, comme la nature n’a pas embusqué un croquemitaine dans chaque verger pour convaincre les jeunes maraudeurs que les pommes du voisin sont respectables, on y disposera le croquemitaine ; on ménagera sur le chemin d’Emile, avec l’occasion des actions illicites, des engrenages de circonstances combinés pour leur faire automatiquement produire des conséquences telles qu’il n’ait plus envie de recommencer. Si Emile n’est pas un benêt, il éventera l’artifice, Si Emile n’est pas un benêt, il sera averti de mieux prendre ses précautions la fois prochaine. Mais qu’il s’avise, parce qu’il s’est échaudé, d’avoir violé quelque loi sans laquelle les hommes ne pourraient former société, non, je ne crois pas que les inductions de ce jeune animal fassent un tel bond.
Aussi bien, l’énergie de briser des clôtures est-elle ce que Rousseau a le moins prêté au caractère de son élève. A côté de l’Emile abstrait et systématique, on en voit, au cours du roman, se dessiner un autre, émanation morose de l’âme de Jean-Jacques, triste Alcibiade de ce triste Socrate. Dans sa prodigieuse inconscience à éliminer les données fondamentales des problèmes dont il traite, Rousseau ne pose pas une seule fois la question pédagogique première : qu’advient-il de cette jeune sensibilité ? Il décide qu’il n’y a pas lieu de s’occuper d’elle avant, la « quinzième année ». Mais elle n’attend pas ce terme. Privée de tout aliment héroïque, elle se prend secrètement pour son propre objet, et, tout en s’appauvrissant, acquiert sur la pensée le plus fort empire. Ainsi échauffé sans être nourri, à « quinze ans » entretenu, avec des adjurations arrosées de larmes, de réalités indéterminées et qu’il distingue à peine de lui-même, la Nature, la Femme, Dieu, sans patrie, sans passé, sans confiance, autant que sans virilité, Emile s’engagera dans la vie, uniquement plein de la logique de son cœur.
Ne s’exhale-t-il pas de toutes ces fantaisies moroses une odeur de cadavre ?
Chapitre V.
Généralisation
Tel est Rousseau. Notre but n’était pas de peindre un individu, mais de caractériser, d’après l’individu qui en a été le prophète et qui en a tiré sa gloire, cette corruption intégrale des hautes parties de la nature humaine, qu’on appelle Romantisme. Généralisons les résultats de nos analyses et appliquons aux attitudes de cette personnalité le vrai nom que leur donne la discipline intellectuelle et morale. Au plus profond, la Peur, l’Orgueil et la Volupté. La première, en faisant trembler le cœur, interdit il l’esprit la connaissance. Elle conseille la fuite des hommes. Mais son hymen avec la volupté enfante le monde faux de la rêverie. De son union avec l’orgueil naît l’expédient vital de se, faire accepter et admirer des hommes comme la victime d’une destinée supérieure. Le personnalisme pur condamne à une personnalité factice.
Il faut à un acteur des thèmes, à un acteur social un thème antisocial. L’anxiété, que les succès du rôle n’éteignent pas dans les entrailles, s’accorde avec les exigences du rôle lui-même pour échauffer d’éloquence une malédiction stérile des conditions de la vie :
Mécontent de ton état présent par des raisons qui annonçent à la postérité malheureuse de plus grands mécontentement encore, peut-être voudrais-tu pouvoir rétrograder ; et ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains et l’effroi de ceux qui auraient le malheur de vivre après toi45.
Ces plaintes ne vengeraient qu’à moitié une âme brouillée avec elle-même, si à la noirceur du réel elle n’opposait un « monde idéal » (c’est le mot de Rousseau), Eden du passé ou de l’avenir, synthèse indéterminée de toutes les jouissances, sans mélange de labeur ni de peines. Le ciel chrétien est la « Surnature », on y entre au prix de la vertu et dans une autre existence. Le ciel romantique ; c’est le mirage d’une terrre et d’une humanité complaisantes à tous mes désirs. Les efforts de la dialectique romantique se dépensent à faire apparaître la réalité naturelle et sociale qui de toutes parts les offense et ne me laisse d’autre alternative que de sortir de moi-même ou de sombrer, comme chose artificielle et accidentelle qui aurait pu et de ne pas être ; le paradis de nos vœux paresseux s’accrédite du même coup comme la « nature » vraie et légitime, On déplore que la matière soit pesante, le tigre carnassier et que les bons sentiments coûtent. L’œuvre de Rousseau est la plus intempestive doléance dont voix d’homme eût jamais fatigué l’espace.
Elle exprime la bassesse de l’âme. Mais elle contient aussi une erreur de l’esprit, laquelle, chez Jean-Jacques, procède du sentiment, tandis que, chez mille autres, il arrivera qu’elle vienne gâter la sensibilité en passant par l’intelligence. Cette erreur, c’est la méconnaissance d’un souverain principe de philosophie naturelle, qui nous avertit que plaisir et douleur, vertu et vice, sagesse et folie, justice et violence, généralement bien et mal, ne sont pas constitués d’éléments différents, mais des mêmes éléments, dont le premier terme exprime l’état de concordance et d’harmonie, le second, j’état d’inorganisation et de dérèglement. Principe d’où les métaphysiciens grecs aimaient tirer une explication universelle du monde, mais dont on peut dire tout au moins qu’il est étroitement engagé dans toute œuvre, dans toute tâche de l’activité humaine, si l’architecte qui, en équilibrant ensemble des pierres lourdes, les rend légères, l’honnête homme qui, en réglant ses penchants, en fait des vertus, le politique qui, en mesurant la satisfaction des ambitions particulières aux convenances de l’intérêt général, les transforme en forces sociales, ne font pas autre chose que composer l’ordre avec l’anarchie par la hiérarchie. Polemos pater pantôn, tout s’engendre d’une guerre, disait le vieil Empédocle, de cette guerre féconde de l’énergie artiste contre la déraison et la résistance spontanée des choses. Ce n’est qu’une donnée d’éternel bon sens. Mais il s’ensuit que la condition de l’homme sera éternellement une lutte, que tout objet des vœux humains s’achète et se paie par l’énergie, est sujet à la fortune, à la dissolution, que le malheur est impliqué dans les magnificences de la destinée. Conséquence qui, bien comprise, rectifie l’optimisme par la rudesse et le pessimisme par la confiance, dont il n’y a à tirer ni humilité, ni fierté, mais dont la vue salutaire est tout ce qu’il y a de plus empêché par les inspirations de la Peur.
Rousseau, comme s’il n’avait jamais vécu, rêve de jouissance et de souffrance, de félicité et d’infortune, de vertu et de vice, de justice et d’iniquité, comme d’essences pures et sans mélange, dont son sens intime, sans égard aux rapports extérieurs, serait j’infaillible pierre de touche. Horrible naïveté ! Il donne de faux noms à ses émotions et il juge de la qualité objective des choses d’après ses émotions. « Tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est malj. » Il y a donc des sentiments purement bons, absolu meut et infiniment bons, bons en toute hypothèse et on peut s’y abandonner sans retenue ; ils n’ont à composer avec rien. C’est la ruine des mœurs. Ce qui est bon en soi est divin. « Conscience ! Immortelle et céleste voix ! » C’est l’avilissement de la Religion, Dieu mis en tiers dans tous les mouvements auxquels il plaît au cœur de se laisser entraîner.
Art, Morale, Religion, Politique n’ont d’autre objet que de réaliser l’unité d’éléments et de forces contraires stériles et destructeurs, tant que leur contradiction n’est pas subordonnée et vaincue, Cette réalisation c’est le bien, sous ses noms divers, de beau, d’honnête, de sage, de juste. Mais s’il y a une bonté, une vertu, une justice spontanées et primitives, ces disciplines ne sont pas seulement inutiles, elles sont l’artifice méchant qui empêche le paradis naturel de s’épanouir ; La substance réelle d’un tel optimisme, c’est donc le nihilisme de l’esprit et du cœur. Nihilisme que Rousseau exerce en rongeur morose, qui après lui, réclamera le laisser aller universel, des choses humaines sous le nom de liberté. C’est un beau cri que « liberté » entre les murs d’une prison ou sous le poing du conquérant. Mais quand le joug dont nous nous sentons oppressé n’est rien d’autre que la nature du réel, c’est le cri désolé d’une servitude qui s’accepte en se maudissant.
Deuxième partie.
Les sentiments romantiques
Objet et division
Les préceptes d’éducation humaine les mieux éprouvés dégénèrent en routine, quand une autre autorité leur est attribuée que celle de l’expérience. Il peut être bon que des esprits négatifs, comme Montaigne ou même Rousseau, quelque inconstant ou mauvais modèle d’humanité qu’offrent leurs personnes, nous rappellent parfois que l’honnête homme ne se fabrique pas mécaniquement, Cependant, je ne crois pas que la nature de l’honnête homme concède la moindre par celle d’elle-même à la spontanéité pure. Qu’il y ait des règles à observer et beaucoup de précautions à prendre pour penser avec justesse, personne ne l’oserait nier, si beaucoup s’en moquent. Rousseau, qui ne pense qu’avec ses instincts, rend cet hommage il la discipline intellectuelle, d’affecter partout il l’excès la rigueur du raisonnement. Même aujourd’hui, après un siècle et demi de perversion romantique, il est aisé de faire convenir, texte en main, les plus gâtés, qu’un Michelet donne ses sensations pour des opinions et la forme grammaticale du jugement à de simples cris. En revanche, il y a peu de principes plus généralement obscurcis que celui qui affirme la nécessité d’une organisation des sentiments. Ce principe répond pourtant à l’office primordial de l’éducation, si la sensibilité est un facteur capital des attitudes de l’intelligence, et, si, par conséquent, la qualité de celles-ci dépend, dans une grande mesure, de la qualité de celle-là.
Pour un homme qui sent avec quelque force les événements spirituels, c’est un cruel malaise d’être divisé contre soi-même. Mais qu’une âme s’accorde avec elle-même dans toutes ses parties, c’est là un art et une fortune. Ni toutes les circonstances extérieures, ni surtout toutes les époques ne le favorisent. L’important, c’est de savoir la magnificence morale ou plutôt la vitale nécessité de l’unité en nous, et, si elle doit nous demeurer inaccessible, d’en ménager le bien à nos enfants. Je m’étonnerais, si aucune folie d’opinion pouvait étonner, d’entendre aujourd’hui glorifier le contraire, louer qu’une conscience démente ses principes par ses sentiments, qualifier de noble et de généreuse telle passion qui, passée en acte, produirait des effets absurdes et dégradants. On est, par exemple, monarchiste, comme Chateaubriand, et on avoue à la démocratie n’aimer qu’elle. On ne conteste pas la nécessité de la patrie ni des sacrifices individuels qu’elle impose, mais on a le cœur trop grand pour la préférer. On est un patricien de fait, soutenant de ses opinions effectives le patriciat, n’en déclinant pas la fonction, et on s’accorde l’élégance morale d’être bourrelé par l’injustice des inégalités. Il y a une vertu émotionnelle parée de tous les honneurs et une vertu pratique dont on accepte les exigences en la dédaignant du haut de la première. L’oiseau qui souille son nid est l’emblème de cette morale par laquelle les forces conservatrices au XIXe siècle ont si puissamment collaboré contre elles-mêmes avec la Révolution. Entre des passions conformes aux exigences objectives et des passions qui ne peuvent, en s’admirant, que déplorer leur inopportunité, ce sont celles-là qui sont saines et celles-ci perverties. Le sentiment pur, le sentiment gratuit, soutenu par lui seul et alimenté de sa seule substance, peut se croire sublime, il porte en soi l’abjection d’une versatilité infinie.
Je dis qu’une âme a des mœurs quand ses sentiments sont organisés en harmonie avec l’ordre nécessaire de la vie et de l’action, quand il règne entre eux une hiérarchie d’accord avec la hiérarchie des intérêts naturels et sociaux.
Je me propose d’étudier dans cette seconde partie la désorganisation des mœurs par le Romantisme, d’après les poètes et les livres romantiques qui nous offrent les plus magnifiques modèles de l’anarchie sentimentale et qui en épuisent le spectacle.
Dans une troisième partie, j’analyserai la désorganisation romantique de la faculté de penser. Ce fait se superpose étroitement au précédent et il est inévitable que les deux sujets débordent l’un sur l’autre en quelque mesure.
Cette division, que justifierait suffisamment une raison de méthode, est assez conforme à l’ordre historique. En 1815, avec Senancour, Constant, Chateaubriand et Mme de Staël ; le désordre des sentiments a déjà trouvé de magnifiques et de complets interprètes.
Par la suite, rien d’essentiel ne sera ajouté pour le fond. Il y aura surtout changement (et abaissement) dans la forme poétique et le ton. C’est au contraire après 1815 que s’affirme et se généralise le désordre idéologique pour arriver avec 1830 à son plein éclat.
Rousseau demeure la source commune des deux courants et il faudra sans cesse remonter à lui.
La désorganisation des sentiments ou anarchie des mœurs (dans le sens tout psychologique que j’ai précisé) nous offrira à son tour le sujet de deux livres.
Je rencontre d’abord une classe d’esprits, qui, chastes, pour ainsi dire, dans la débauche, austères dans le dévergondage, ne retiennent de l’exemple de Rousseau que le principe de solitude. D’autres, pervertis au même idéal d’impossible jouissance, le poursuivront par l’abus des passions et ravageront toutes choses autour d’eux. Les premiers ne consument que leur propre vie et sont les amants de la chimère pure. Tout lettré a déjà nommé Senancour. Il s’agit de creuser sans illusions le cas lamentable de cet homme si distingué. Bien que le présent ouvrage se restreigne au romantisme en France, soucieux surtout de complète information psychologique, je montrerai dans le Faust de Gœthe un témoin privilégié d’une autre forme essentielle du même mal.
Livre premier.
La Chimère
Pour jouir, tu t’es détruit.
(Sénancour, 6e Rêverie)
Chapitre premier.
La Chimère du cœur : Obermann46
En 1788, à Paris, dans une maison de bourgeoisie sévère, assombrie de jansénisme, un jeune homme de dix-huit ans, trop sérieux, destiné par son père à l’Église, se nourrissait secrètement des Rêveries et d’Emile. Insoumis de pensée, mais à jamais timide par l’effet d’une éducation trop étroite sur une organisation nerveuse facile à briser, il se grisait d’aspirations et d’utopies silencieuses et se composait à outrance un monde irréel. Toutes ses énergies de sentiment se polarisaient sur cette chimère intérieure. Nous allons voir celle-ci les dévorer. L’irréalisme des idées et des désirs avait pu faire la gloire de Jean-Jacques, dont la magnifique inconscience soutenait à merveille un enthousiasme factice. Inoculé à l’âme scrupuleuse de Senancour, il la minera du doute et du désespoir d’elle-même.
Ecrite sous la forme de rêverie ou de méditation philosophique, l’œuvre de Senancour n’est qu’une longue analyse du moi, indéfiniment reprise et creusée ; on ne peut dire : une autobiographie, tant son existence est vide d’incidents. Sans état, à peu près indifférent aux affaires publiques, étranger, ce qui est à peine croyable, aux événements littéraires les plus retentissants de l’époque (il dit n’avoir connu le Génie du Christianisme qu’en 1816), Senancour a systématiquement cherché la retraite et n’a voulu tenir compte que de la vie intérieure. Il a eu, vingt ans au début de la Révolution, elle l’a ruiné, et il ne l’a pas vue. L’expérience n’existait pas pour lui et n’entrant pour rien dans la formation purement subjective de sa pensée, qu’il se flattait de tenir au-dessus du temps dans je ne sais quelle région de « permanence » (c’est son mot favori), d’éternité.
Tant de dédain pour la réalité s’expie. Un fait minime : les avortements de sa destinée individuelle, a exercé sur la philosophie de Senancour une influence qui n’appartient légitimement qu’au spectacle, de la nature et de la société. Mais ces avortements nous apparaissent eux-mêmes comme le résultat si nécessaire d’une aberration initiale de l’esprit, qu’on ne saurait suivre Senancour, quand, avec la discrète amertume d’un raté de génie qui se respecte, il s’en prend à la gêne de sa condition de n’avoir pas réalisé son grand œuvre et rendu son nom cher aux hommes. Il est vrai qu’il a vu s’émietter mi grand héritage duquel il espérait l’indépendance si précieuse au penseur et à l’écrivain ; qu’à vingt ans, il s’est laissé mettre sur les bras une compagne, trois fois inopportune par la mesquinerie de son esprit, par son manque de rien, et par la quantité exagérée de vie morale que les Senancour attendent des gens. Son existence, sans avoir jamais été misérable, fut constamment précaire, rétrécie. Mais la jeunesse de Chateaubriand, la vieillesse de Lamartine (il ne faut pas citer de moindres noms à côté du sien) ont connu d’autres traverses. La vérité, c’est que Senancour cherchait la pierre philosophale. Ayant surmené à cette poursuite de l’inattingible son extrême sensibilité, sa belle imagination, sa force morale, sa dialectique, que lui restait-il à nous confier ? Son insuccès sombre, sa vie gâtée, bien pis : rapetissée, son oscillation éternelle d’une espérance hallucinée à un noir déboire. C’est ce qu’il a fait, parfois en aveux cruels, plus souvent dans l’illusion d’estimer la vie humaine en général.
Assistons à la destruction d’une nature d’élite par des visées que la réalité’ ne comporte pas.
L’absente jeunesse de Senancour n’a été qu’un long abandon à l’imagination et il la sensibilité. Des désirs illimités qu’elles lui suggèrent, il s’est fait un ciel. Et comme son ciel le, rend « un étranger » parmi ses semblables, il débute par ne pas, consentir à la société.
J’interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui m’entourait ; je demandai aux hommes s’ils sentaient comme moi ; je demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants…47
C’est avec cette grande prétention déçue que nous avons vu Jean-Jacques entrer dans le monde, l’insulte à la bouche. Désenchanté de la terre, Senancour gémit, s’enfonce en lui même et s’isole.
C’est certainement il la flamme de Rousseau que s’est allumé le délire imaginatif de l’auteur d’Obermann. Mais l’infériorité oratoire de celui-ci, qui se trouve en même temps une délicatesse morale, c’est que sa vaine concupiscence porte beaucoup plus haut ou beaucoup plus dans le vide. Il ne se satisferait pas de « houris. » La différence entre la sensibilité de son martre et la sienne, c’est celle d’un apprenti gâté par le plus mauvais romanesque à un adolescent de très bonne naissance, énervé par le mysticisme. Certes Senancour ne voudrait pas donner un nom, une limite à l’idéal objet des jouissances capables de l’apaiser.
Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l’amour qu’il a tant désiré, mais il y a l’infini entre ce que je suis et ce que j’ai besoin d’être. L’amour est immense, il n’est pas infini… Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que ce qui passe48. Les affections de l’homme sont un abîme d’avidité… Mon cœur désire tout, il veut tout, il contient tout. Que mettre à la place de cet infini qu’exige ma pensée49 ?
L’infini ? Lequel ? De volupté, de pouvoir ou de science ? Mais y a-t-il dans l’infini des divisions ? Et comment se figurer l’éprouver, si ce n’est en une extase qui fût comme la somme de tous les épanouissements nerveux ? Etrange passion ! C’est toujours le « monde idéal », le « monde meilleur » de Jean-Jacques, mais dépouillé de toute image précise et fondu en une espèce d’essence métaphysique dont la communication, ou mieux : la caresse, ne laissât plus rien manquer à l’âme.
Cette passion, Senancour ne la subit pas seulement. Il la cultive. Et la partie consciencieuse, religieuse, de son esprit y intervient comme pour la fixer solennellement en lui. Il se refuse à tout concept, à tout désir moindres que cette infinité de sensation. Ce serait la pâture d’un dieu. L’homme qui s’illusionne d’y goûter ne ronge que lui-même sa sensibilité, ne s’exerçant que sur elle-même, s’y tue. Pour engager tout son être moral, persister toute une existence, comme l’a fait Senancour, dans cette direction sans terme, il faut qu’à la soif excessive du cœur s’ajoute une erreur intellectuelle, une notion viciée du réel, l’appel d’un fantôme, ce halo enfin d’un mysticisme chrétien sans christianisme réel, sous lequel les séduisantes images de la nature, les objets naturels de nos appétitions n’apparaissent plus que démesurément agrandis et embrumés, ôtant au désir son antique confiance, sa hardiesse ingénue, pour n’en laisser subsister, stérile et dévorante, que la palpitation intérieure.
C’est le propre d’une sensibilité profonde (Ne devrait-il pas dire : désorbitée ?) de recevoir une volupté plus grande de l’opinion d’elle-même que de ses jouissances positives ? celles-ci laissent apercevoir leurs bornes, mais celles que promet ce sentiment d’une puissance illimitée sont immenses comme elle et semblent nous indiquer ce monde inconnu que nous cherchons toujours50.
Exaltation d’un instant et d’où l’on retombe bien bas. Cet univers de rêve, ce grand mirage paradisiaque d’un érotisme égaré, il faut, pour lui donner sa vraie couleur, l’image funèbre qui lui fait cortège. L’ennui, le vide, voilà la morne rhapsodie d’Obermann. (Obermann, indiquons-le une fois pour toutes, c’est Senancour à son plus haut degré de sincérité). Entre l’atonie et l’extase, il n’y a pas pour lui d’états de conscience.
Triste et vaine conception d’un monde meilleur ! Indicible extension d’amour ! regrets des temps qui coulent inutiles ! Sentiment universel, soutiens et dévore ma vie ! Que serait-elle sans la beauté sinistre ? C’est par toi qu’elle est sentie ; c’est par toi qu’elle périra51 ! »
Mais même ainsi endeuillée, l’illusion première se laisse de moins eu moins ressaisir et l’ivresse se dérobe.
Comment trouverais-je dans les choses nos mouvements qui ne sont plus dans mon cœur, cette éloquence des passions que je n’ai pas et ces sons silencieux, ces élans de l’espérance, ces voix de l’être qui jouit, prestige d’un monde déjà quitté52 ?
Voilà Senancour à vingt-cinq ans. Guérira-t-il ? N’est-ce qu’une crise, peut-être une attitude ? On pourrait le croire, au souvenir des jeunes générations qui, depuis lui, ont joué de la désespérance.
Mais le gémissement d’Obermann est trop morne pour que ce qu’il nous livre ne soit pas le fond, l’irrémédiable. Toutes ses fibres se sont trop usées sur la Chimère pour n’en avoir pas gardé une impuissance définitive aux émotions et aux activités naturelles. L’aspiration insensée de son adolescence sera le regret de son âge mûr, et, dans sa vieillesse, où le besoin le mit au métier proprement dit d’homme de lettres et de journaliste, un ridicule émouvant qui s’ajoutait à celui de grand esprit resté dans le nuage, et que sa modeste dignité rendait vénérable. Il n’a jamais su que se fuir lui-même on se creuser lui-même, rêver la vie ou en mettre la valeur en question. Sentons cette témérité d’une âme élevée. Mais n’omettons pas ce qu’elle implique de mal venu, de chétif.
Son vain élan rompu, il médite son cas et l’universalise. Le débat de son être devient le drame de l’humanité. Il fait passer dans le vieux thème de Rousseau sur la méchanceté de la civilisation la cruauté de son propre malaise. D’où vient ce qu’il souffre ?
Du « produit vainement admiré de cent siècles de délire53 ! » De ces grandes ambitions d’idées et de sentiments, si étrangères au besoin naturel, où s’engagea un jour l’étourderie des ancêtres, que le temps a accumulées et irritées et dont les âmes modernes ont hérité « une imprudente énergie »54, « un monde de regrets et de désirs ».
Le remède ? Retour à la condition première. Senancour médita de la reconstituer dans un ouvrage sur le « Monde primitif. » II eût fallu, pour l’entreprendre, la féconde ignorance de Rousseau. Mûr, puis vieilli, Senancour continuera de se retourner vers cette construction imaginaire dont les contours, avec le temps, devenaient plus faibles. Une autre ne lui paraissait digne d’être entreprise. « Si au moins il appartenait à ma destinée de ramener à des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée ! » Voici, bien changée de ton, étouffée, naïve et comme pudique, la grande hâblerie de Jean-Jacques.
La félicité, ou tout au moins la tranquillité de l’homme civilisé succombe donc sous un ennemi intérieur : la complexité acquise de sa vie psychique, la mémoire, « cette incalculable multiplicité des impulsions conservées ou reproduites qui imprime en nous une activité immodérée et nous entraîne à des efforts vains et destructeurs55 » Heureux l’homme originel ! Toutes ses idées tenaient « à l’action présente des êtres extérieurs… toujours modifié selon le cours universel des choses, toujours à sa place, il était toujours bien. » Psychologie singulièrement humble, qui rappelle la statue de Condillac, au moment où la pensée entre en elle, avec la première sensation, et qui voudrait éterniser le genre humain dans cette aube supposée de son développement mental, assez au dessous des animaux supérieurs, lesquels ne connaissent pas la mélancolie élevée, mais déjà se souviennent, comparent et désirent. Cet état d’idéal équilibre nous étant devenu inaccessible, il faut trouver à l’inquiétude de l’esprit des dérivatifs qui la tempèrent sans la laisser tomber jusqu’à l’apathie. Le pauvre Senancour se décrit avec une précision attristante.
A « cette agitation dans l’épuisement » dont il se plaint, à « cette sensibilité dans la langueur », à cette peine « d’être toujours mû sans pouvoir se mouvoir », reconnaissons une débilitation des centres nerveux et comme un tarissement de l’innervation centrale qui laisse la conscience sans défense contre le jeu fatigant et vain de la pensée spontanée. Cette séduction continuelle à l’inconsistance d’impressions fugitives semble plaire et rafraîchir tout d’abord, mais dès qu’elle se prolonge, elle accable.
A défaut d’une refonte de la condition humaine, Senancour cannait et pratique quelques palliatifs à sa maladie de l’âme. « Quand je vis les Alpes, les rives des lacs, le silence des chalets, l’égalité des temps et des choses, je reconnus des traits de cette nature pressentie56. » Sous cette formule mystique, on discerne l’action d’une morphine. Senancour en abusa. Vécut-il plusieurs mois, comme son Obermann, seul, en « homme primitif » dans une caverne de la forêt de Fontainebleau ? Cette endurance est peu vraisemblable. Les beaux sites, si l’on en veut tirer trop de jouissance, aggravent bientôt le poids dont nous sommes opprimés. Les douze à quinze années que dure l’histoire morale, déroulée dans Obermann et les Rêveries, ne sont guère occupées, à l’exception de deux ou trois voyages forcés dont l’auteur, qui ne descend jamais la terre, ne précise pas la cause, que par des déplacements inquiets en Suisse.
On arrive un soir dans l’auberge allemande, allégé de soi-même par le vent et les vives sensations du voyage ; le feu, le souper, la belle boiserie luisante, les va-et-vient familiers, les choses patriarcales et rustiques, réconfortent doucement ; le matin, la campagne fait fête au réveil ; on voudrait étreindre la terre, et les moindres jeux du soleil sur ce domaine vierge renouvellent la volupté. Mais que l’après-midi est lourd et le passé nous rejoint, semé de tant de jours perdus et de déclins pareils. Tout a cruellement pâli. Il faut fuir.
Les lieux où Senancour trouve le plus d’harmonie avec lui-même, c’est les hautes vallées ; dans une enceinte noire de bois, des prairies à peine animées par le bruissement du feuillage et de l’eau, et, si quelque être vivant figure dans ces muets spectacles, que la distance l’immobilise ; les lentes modifications du jour dans une clairière ; une avenue oubliée où la mousse étouffe les pas. Dans ces refuges où l’on dirait qu’une éternité est enclose, sa pensée trouve un rythme qui ne l’affole ni ne l’épuise et jouit d’un instant de concorde avec elle-même. « La paisible harmonie des choses fut sévère à mon cœur agité. » Il cherche aussi des sites âpres et déserts, où le roc perce de partout la terre dénudée, qui magnifient son propre déchirement. Il hait l’Eté, cette immense image de bonheur qui nous laisse plus accablés de notre condition, et le chant du rossignol qui navre. Mais il chérit l’automne, les manifestations d’une vie atténuée endolorie. Versailles, les statues rongées des vieux parcs, délices de tant de ses successeurs en nostalgie, ne l’arrêtent pas, la mélancolie sans doute en est trop forte et invite à vivre. Parfois, parmi ses contemplations, la flèche d’un souvenir frappe son cœur d’une courte défaillance.
Plusieurs de ces collines lointaines, à divers points de l’horizon ramenaient des souvenirs douloureux et des regrets inénarrables57 les chants d’une voix lointaine nous accablent d’un sentiment indéfinissable de nos pertes58.
A Paris, ses sensations sont horribles. Il se fait aveugle et sourd. Mais, posée sur un petit mur, une Jonquille fleurie lui rapporte cet enchantement « d’une lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne et qui n’est qu’une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme59. »
Il recourt aussi à la consolation philosophique. Mais quelle philosophie est consolatrice ? Celle pour qui « le tout seul existe seul, absolument, invinciblement, éternel, impérissable », aveugle surtout et ignorant de lui-même. Elle nous fait prendre le néant de notre être, et que nos opinions, nos ambitions, nos desseins, notre « sagesse », inspirés par la croyance à quelque chose de rationnel et d’harmonique dans la situation de l’homme, ne sont que des révoltes. Replongeons-nous dans la suprême indifférence de la nature qui nous porte sans l’avoir voulu plus qu’elle n’a voulu rien de particulier ni de définissable, et goûtons, dans cet abandon, une anticipation peut-être voluptueuse, de la mort qui est le seul sens de la vie individuelle.
Cède, pour n’être pas contraint ; et sans opposer un effort puéril à la force universelle que rien n’arrête, sans lutter contre le fleuve éternel, repose heureusement sur la nacelle qu’une douce pente entraîne à l’inévitable mort. Si cet abandon est paisible, jouis des fruits que présente à ta main la rive qui s’offre et fuit sans cesse ; si les orages ou les ennuis te font désirer le terme, quitte la nacelle, il est partout sous toi60.
Mais ces grands remèdes de la nature et de la philosophie ne sont pas toujours à la portée de notre humeur. Avec une minutie qui, loin de rien rabaisser, donne à cette nosographie toute sa valeur, Senancour cherche toutes les manœuvres d’hygiène psychique par où puisse s’écouler le tourment intérieur de l’esprit. Il signale « une marche lente et comme mesurée, une action uniforme des bras » ou, à défaut de ces exercices, « le mouvement facile et égal de la langue qui déplace et presse des parcelles de fruits desséchés61 ». Inversement, il préconise l’exaltation systématique par les excitants (mais son innocence ne dépasse pas le vin et le thé). Toute l’énergie de la vie intérieure se dépensant en imaginations violentes, on cesse d’être tourmenté de soi-même et on retrouve, par cet artifice un équivalent de la quiétude du « primitif ».
Alors ce solitaire se voit « domptant les caïmans, traversant les fleuves à la nage, poursuivant, le bouquetin sur les granits glacés, allumant sa pipe à la lave des volcans… mâchant le bétel, prenant l’opium, buvant l’ava ». Les baudelairiens reconnaîtront qu’Obermann les devance et contient le germe de toutes les psychoses romantiques.
Tant de soins n’empêchent pas Senancour de retomber constamment en présence de la vision la plus plate : celle de sa carrière pauvre et manquée. Mais elle n’enseigne pas à ce spéculatif incurable un peu de bon sens. Il édifie sur la part des circonstances, des hasards, des fatalités dans les destinées humaines ; ces cent explications dont se divertissent déplorablement de belles facultés stérilisées par quelque défaut d’adaptation inné ou accidentel aux conditions extérieures.
Et ses années roulent dans ce chaos, uniquement tissues des rayons et des ombres que, selon l’heure, il projette sur le vague univers. L’infortuné se croit toujours à la veille des magnifiques énergies.
Je voudrais être un quart d’heure seul devant un lac agité ! Je crois qu’il ne serait pas de grandes choses qui ne me fussent naturelles.
Dans cette jeunesse, pas un amour ! Deux silhouettes de femmes passent indécises dans la brume d’Obermann ; et il n’en aime que le regret. Les plaisirs font naître en lui une pensée trop étendue qui les tue. « Les seuls d’entre nous qui jouirent de cet instant », dit-il après le récit d’un goûter dans la montagne, furent ceux qui n’en sentaient pas l’harmonie morale »62.
La montagne, qu’il aimait trop, aurait pu donner à Senancour d’autres leçons. Sur un sentier de rocher, au bord de l’abîme, l’instinct nous avertit de regarder fermement devant nous. N’est-ce pas l’image de la vie ? L’âme la plus solide ne défaille-t-elle pas, au souvenir des journées perdues, à l’imagination de ce qui aurait pu être ? Le moi sème sa route de déchets qu’il vaut peut-être mieux sanglants que pâles, et dont une vapeur se lève qui serre le cœur. Sombre plaisir que de la respirer ! Mais la nature, malgré tout, est providentielle. Ce plaisir lui-même, pour donner toute son amertume, demande l’élément contraire ; il ne torture fortement que celui qui a une fois au moins saisi l’occasion par les cheveux. « Pour jouir, tu t’es détruit », se dit à lui-même Senancour. Il a cherché l’exaltation du sentiment là où il devait littéralement mourir de langueur. Nous, que son mal a pu toucher, gagnons du moins la vieillesse de telle sorte que dans le plus triste de nos jours passés il y ait eu un germe.
Chapitre II.
La Chimère de l’Esprit : Faust
A côté du lamentable Obermann, comme témoin du même mal, ne s’étonnera-t-on point que nous invoquions le Faust de Goethe ?
Faust ne personnifie-t-il pas les extrêmes audaces de l’esprit ? Comme Obermann, il souffre d’une suprême ambition déçue mais c’est l’ambition d’omniscience. Le désespoir que lui inspire la fatale brièveté de la connaissance humaine, ne se présente pas sans grandeur. Cependant nous avons vu chez Obermann la soif d’un infini de jouissance ne signifier au fond que l’impuissance morbide d’une sensibilité solitaire aux plaisirs naturels de l’homme. Cette aspiration, en apparence si généreuse, il : un absolu de vérité, ne cache-t-elle pas aussi quelque secrète ruine de l’âme ? Est-ce bien à la vérité qu’elle s’adresse ?
Le poète de Faust a fait à cette question la réponse la plus mâle. Son héros guérit de la désespérance spéculative, du jour où, jeté dans la vie, il trouve dans les conséquences de ses passions et les difficultés de ses entreprises, une matière de réflexion à laquelle sa puissante intelligence l’égale à peine. Mais ce n’est que dans sa première attitude que Faust a enthousiasmé le romantisme, parce que celui-ci s’y est reconnu, au lieu que la suite de cette épopée morale, cette découverte progressive de l’ordre classique par un barbare, contenait à son adresse une leçon qu’il ne pouvait pas entendre. Etudions dans la crise initiale de Faust une des formes du naufrage romantique.
I
M. Homais a pu dire que, si Faust avait connu les merveilles de la science au XIXe siècle, il n’eût pas désespéré de l’esprit humain. Mais M. Homais n’est pas dans la question. Non ! ce n’est pas Faust, qui, pour avoir inventé la chimie organique ou la bactériologie, se fût écrié que « le monde est désormais sans mystèrek ». A supposer qu’il n’y eût plus un phénomène dont la loi nous échappât, encore ne s’agirait-il que des phénomènes accessibles à nos sens ou aux instruments que nos sens nous permettent de construire. Et Pascal nous rappelle opportunément cet « infini de grandeur » et cet « infini de petitesse » par où la nature physique dépassera : toujours des moyens finis, d’observation. Mais, l’investigation humaine pût-elle indéfiniment s’avancer vers des éléments plus ténus, s’étendre sur des espaces toujours plus vastes, qu’elle ne nous rapprocherait pas de l’énigme dont Faust se dit torturé : le pourquoi de l’existence universelle.
C’est également mal entendre Faust que d’imputer son désespoir aux lourdes négations du matérialisme ou du « positivisme » modernes. En ce cas, il suffirait de lui démontrer l’insuffisance de ces philosophies, pour terminer son chagrin. Mais sa curiosité n’est pas moins étrangère à la sphère de la métaphysique qu’à celle de la science. Il y a certainement de la vérité métaphysique, des éléments de connaissance supérieurs aux données matérielles des sens ; et la science expérimentale en témoigne elle-même, puisque c’est l’intelligence qui, en postulant un ordre constant de la nature et même les modes ou ressorts les plus généraux de cet ordre (tels que « mécanisme », « finalité ») promet un champ ferme aux investigations de la science et dicte la forme de ses hypothèses et théories.
Allons plus loin : c’est une position tout à fait forcée, que de prétendre avec Kant, que ces grandes idées directrices expriment les nécessités ou convenances de la pensée, mais non pas les actions réelles de la nature, dont nous ignorerions tout. Est-il vraisemblable que les données constitutives, les directions essentielles de la pensée soient sans rapport avec l’économie intérieure d’un monde au sein duquel elle est née ? On ne parle pas d’identité, de correspondance exacte, mais tout au moins d’équivalence profonde. Et c’est déjà concéder à la métaphysique beaucoup plus que ne font, parmi les plus autorisés des philosophes modernes, les moins brouillés avec elle. Mais où Kant nous paraît avoir tracé une infranchissable limite, c’est quand il montre que les vues propres de l’esprit, nécessaires pour éclairer la nature, sont impuissantes à jeter le moindre jour sur-ce que Faust se plaint de devoir ignorer éternellement : la cause première et universelle (s’il est une telle cause), le but dernier et universel (s’il est un tel but). Nul fait ne nous est intelligible que par les principes de l’intelligence. Mais ceux-ci sont de pures abstractions, dès qu’on les considère en dehors de leur application à quelque objet d’expérience. Vouloir en tirer des lumières sur l’absolu, c’est, qu’on nous passe la comparaison, demander un travail utile à un estomac sans aliments. Il y a une métaphysique, mais une métaphysique du sensible.
Les systèmes qui prétendent nous ouvrir quelque porte sur l’Absolu, si divers et inégaux soient-ils par ailleurs, nous proposent tous, sur ce point suprême, l’impensable, le rien intellectuel. Le Dieu de Platon, « soleil du monde des idéesl », est un éblouissement ; le Dieu de Spinoza, revêtu d’une « infinité d’attributs infinism », un ténébreux abîme. La pensée cesse devant ces concepts sans contenu, qui ne se donnent une apparence d’exister qu’au moyen de l’image. A l’instant même où elle se met en face du problème des problèmes, l’intelligence se vide, pour ainsi parler. Qu’est-ce-à-dire ? Que l’inquiétude de l’Absolu n’est pas une inquiétude intellectuelle. Une faculté ne peut chercher sa satisfaction ultime dans son anéantissement. Cette absorption douloureuse dans l’énigme ontologique, dans la mesure où elle accapare l’esprit, signifie l’atonie de ses curiosités et de son activité naturelle. En fait, elle répond à une langueur de la sensibilité, à une sollicitation intempérante du cœur.
La chimère de l’intelligence, c’est donc toujours la chimère du cœur.
C’est ce qu’accusent avec évidence les plaintes et les exaltations confuses de Faust. Il croit crier son ignorance et ne crie que son ennui. « Pas un chien qui voulût vivre ainsi ! » Le poète, adaptant à son dessein les données d’une légende populaire, a feint que Faust pût, grâce à certaine manœuvre de magie, entrevoir dans un éclair ce fond absolu de l’Etre, objet de ses vœux insensés.
Ah ! quelles délices inondent soudain tous mes sens à cette vue ! L’ivresse sacrée de la vie se rallume en moi et ruisselle comme une lave ardente dans mes nerfs et mes veines. Un Dieu a-t-il tracé ces signes qui apaisent en moi la tempête, qui remplissent mon pauvre cœur de bonheur et font surgir autour de moi dans une poussée pleine de mystère les forces dévoilées de la nature ? Suis-je un Dieu ?…63.
Mais la sensation n’est pas assez étourdissante encore.
Quel spectacle ! mais hélas ! rien qu’un spectacle ! Où te saisir, Nature infinie ! Où vous saisir, mamelles, sources de toute vie, auxquelles terre et ciel sont suspendus, vous, vers qui se presse la poitrine flétrie ? Vous ruisselez, vous abreuvez, dois-je languir en vain ?
Ces pâmoisons ne nous sont pas inconnues. Elles berçaient Jean-Jacques aux rives du lac de Bienne et sous les futaies de Montmorency. Obermann les demandait aux hautes vallées alpestres. « Suis-je un Dieu ? » eussent-ils pu s’écrier aussi, avant de revenir ramper, l’un dans la délectation morose de ses bas soupçons et de ses inavouables griefs, l’autre dans les supputations déplorables de sa vie ratée. Ce « monde meilleur », ce « monde idéal », cette « nature pressentie », où les transportait l’impression de certains paysages, Faust les cherche dans le sentiment du grand tout, dans cette espèce d’illuminisme débraillé. « Soumettre l’univers à sa pensée il écrivait significativement Senancour dans les Rêveries » répond au besoin de sensations fortes. » Entendons que la sensation la plus « forte », c’est de perdre la conscience de soi-même.
II
Le mal d’Obermann le conduira au tombeau. Celui de Faust n’est qu’une crise. Sous son bonnet carré ce docteur du seizième siècle n’est autre que le jeune Gœthe. Et voici une des aventures intellectuelles de cette complexe adolescence qui les courait toutes. Dans le même temps que le solitaire passionné du Faust, n’était-il pas l’amant inconstant et bourrelé du Clavigo, l’élégiaque du Werther, le bon chevalier du Gœtz, et, partout où il passait, un précoce séducteur des esprits, un jeune patricien habile à plier la vie, à ses desseins, sans blesser les hommes ? Quand, vingt ans plus tard, sur les instances de Schiller, il décidera de donner une suite au fragment que nous venons de commenter et qui constituait l’essentiel du Faust primitif, déconcerté par ce monstre esthétique : un personnage gothique, interprète des pensées modernes les plus dissolvantes, il traitera son ouvrage de « composition barbare », de « bouffonnerie », de « caricature ». Mais ces « barbaries », « ces bouffonneries » ont reçu de lui l’expression la plus concentrée et la plus brûlante ; elles seront, dans le siècle qui suit, la substance intellectuelle et sentimentale de bien des âmes. N’y reconnaissons-nous pas la fameuse « maladie du doute » ? J’ai lu dans ma jeunesse un livre intitulé : Le doute et ses victimes dans le siècle présentn . Certes, le XIXe siècle a compté plus de victimes morales qu’aucun autre, mais le doute métaphysique est un grand innocent.
Avant de montrer Faust rentrant dans la réalité humaine, attachons-nous à un épisode d’où ressort la différence, si nécessaire à observer, entre ces imaginations de tristesse et de défaillance, nobles, parce qu’elles demeurent ingénues, qui inspirent les dangereux chefs-d’œuvre de Schumann et de Chopin, et ces émotions frelatées et grimaçantes du romantisme, où l’orgueil exploite le désarroi du cœur. Faust, retombé de son effort exaspéré vers une ineffable et impossible possession, à l’horreur de son cabinet solitaire, a médité le suicide. C’est la fête de Pâques. Les hymnes de l’église prochaine le séduisent à la douceur de la vie. Accompagné de son famulus Wagner, grand savant qui estime la nature pour l’immense matière qu’elle fournit aux livres, il se promène dans la campagne, après vêpres.
Vois, comme aux feux du couchant étincellent les toits encadrés de verdure. Le soleil décline, c’est la fin du jour, mais l’astre se presse vers d’autres lieux et fait éclore une vie nouvelle… Hélas ! aux ailes de l’esprit ne viendront pas s’ajouter des ailes de chair. Cependant nous sommes tous ainsi faits que notre âme se sent, elle aussi emportée dans les hauteurs, quand, sur nos têtes, perdue dans le bleu de l’espace, l’alouette lance sa chanson vibrante, quand, sur les âpres cîmes couvertes de sapins, l’aigle plane, les ailes étendues, ou quand, par-delà plaines et mers, la grue se hâte vers sa patrie.
On nous a vu assez peu troublé par l’harmonie célèbre de certains morceaux lyriques pour déclarer la putréfaction de leur source émotionnelle. Mais l’âme peut manquer de solidité, sans manquer de décence. L’important, c’est de ne pas faire des désirs qui nous emportent sur le lointain espace, des dieux. La raison s’en attriste et ils en deviennent eux-mêmes perpétuels et accablants. Les poètes païens connurent aussi cette lascivité de l’âme à l’heure du couchant ou dans le clair de lune.
Mais une brutale sommation de sortir du rêve arrache enfin Faust à la solitude où il appelait Dieu où il n’a rencontré que le désert du moi. Elle survient sous la figure de Méphistophélès, personnification de tout ce qu’il peut y avoir d’« intelligent », de supérieur et, par conséquent, de tentateur pour un esprit au-dessus du commun, dans la négation. Un Prologue dans le ciel nous l’a déjà montré engageant un pari avec le « Seigneur » sur le « salut » de l’âme de Faust qu’il reçoit toute licence de solliciter et d’égarer. Ce subtil analyste démêle ce qui se cachait d’infinie concupiscence sous la nostalgie transcendantale de Faust. Il spécule sur sa lamentable chute pour lui offrir pleine mesure de jouissances et d’ambitions satisfaites.
Cesse une bonne fois de te creuser la tête, et sur mes pas lance-toi dans le monde ! Je te le dis un gaillard qui spécule, c’est un animal que quelque malin génie promène en rond sur une lande aride, quand tout autour s’étendent de beaux pâturages verts !
Avec dédain, Faust consent à le suivre. Mais dans le temps même qu’il renonce à sa première Chimère, il tombe dans une seconde, moins périlleuse car pour une âme bien née, elle porte en elle-même son remède. Si Dieu, pense-t-il (nous avons vu ce qu’est ce « Dieu »), seul digne d’être désiré, se dérobe éternellement, s’il faut se jeter dans le non-sens de la vie, de l’action, au moins, pense-t-il, qu’on s’y jette avec frénésie et de façon à l’épuiser totalement.
Précipitions-nous dans le mugissement du siècle, dans le tourbillon des événements ! Tu m’entends bien ; il n’est pas question de plaisir : C’est au vertige que je me voue… Ce qui est le partage de l’humanité tout entière, je le veux éprouver tout en moi. Je la veux concevoir dans ses extrêmes, entasser sur mon cœur ses biens et ses maux, élargir ainsi mon être jusqu’à son être et, comme elle, sombrer à la fin.
Jactance sans danger chez un esprit actif. Il suffit de mettre la main à une œuvre, matérielle ou intellectuelle, humble ou réputée, pour apprendre qu’on n’est qu’un continuateur ou rien. Ô docteur Faust, veux-tu t’illustrer ? Ou veux-tu seulement échapper au néant, je ne dis pas à celui de la mort, mais au néant horrible et redouté de la vie ? La loi est la même : collabore et perpétue !
C’est la leçon qu’entend Faust. Et l’avantage de Méphistophélès diminue, la confiance du Seigneur va se justifiant, à mesure que Faust a plus d’expérience. Car il était de ces êtres nobles à qui l’expérience profite. Méphistophélès connaît toutes les façons qu’a l’individu d’être son propre destructeur et il les guette. Mais ce qui dépasse son horizon, c’est le bien, œuvre exclusive de la durée et de la constance, c’est le progrès d’un esprit qui, de méprise en méprise, arrive à se placer dans les conditions, toujours antiques et toujours nouvelles, d’une activité créatrice, à se libérer de soi-même.
Livre II.
La corruption des passions
Chapitre premier.
La sensibilité romantique
La chimère qui dévore Obermann et Faust (avant la guérison) représente, par rapport aux dissolvantes rêveries de Rousseau, une aggravation du mal. C’est le même poison, mais épuré de certains éléments grossiers, quintessencié en quelque sorte, capable dès lors de pénétrer dans les sensibilités les plus fines. Le « bonheur » à la Saint-Preux, c’est, a dit M. Faguet, « le songe d’une nuit d’été d’un maître d’étudeso. » Pâture trop tangible pour Obermann et Faust. Ce qu’ils cherchent, c’est plutôt ce que Mme de Staël appelle, dans un langage affreux, mais qui éclaire singulièrement notre sujet, « l’ivresse de la nature moralep ». Cet appât de félicité et de délire que nous tend de toutes parts l’œuvre de Jean-Jacques, ils y ont mordu, mais sans convoitise vulgaire, je dirais presque : avec une intention élevée. Ils partagent la langueur de Rousseau, mais sans matérialiser, comme ce plébéien, l’objet de leurs concupiscences. La jouissance seule sollicite les âmes peu viriles, mais sous l’enveloppe de la religion, sous les noms de Dieu, d’Infini, de Vérité. Ils l’attendent d’en haut. Ils brouillent tout appelant esprit ce qui est matière et sens. Voici, ô lamentable contresens ! des Rousseau métaphysiques, des Rousseau de la vie intérieure. Par eux, la sensualité romantique descend jusqu’à des fibres plus délicates et plus secrètes, ce qui semble la spiritualiser. Parce que tous les genres d’émotions que la saine nature veut distincts, se mêlent les uns aux autres dans leur cœur sans soutien, ils se croient sur la voie d’une émotion sans nom, surhumaine, infinie. Ils l’espèrent du silence et du tête-à-tête avec eux-mêmes. D’autres vont au contraire la demander fiévreusement aux occasions de la vie.
On ne vise pas ici l’influence exercée par tels ou tels livres sur une génération. On suit les modes et les phases d’une révolution générale de la pensée et du sentiment, dont les progrès se manifestent simultanément par bien des faits littéraires, mais se définissent mieux d’après quelques échantillons privilégiés que par un tableau historique général. Obermann paru en 1804, ne fut lu qu’à partir de 1833. Les Rêveries plus riches encore de sens pour le psychologue, parues en 1799, n’ont, pour ainsi dire, jamais été lues. Mais l’influence romantique est endémique dès le début du XIXe siècle. Le romantisme est l’atmosphère d’un temps où l’œuvre de Rousseau demeure sur la voie publique.
Suivons maintenant hors de la solitude ce mal raffiné. Voyons comment il s’est mêlé, pour les dévoyer et les corrompre, à, tous les sentiments. Laquelle des passions naturelles de l’homme : le ferment de cette étrange passion, suprême à la fois et sans objet, pourrait-il ne pas désordonner et flétrir ? De quelle part de déraison chronique va-t-il affecter la conception, de la vie ? C’est ce que nous diront, si nous les interrogeons avec une pénétration suffisante, l’auteur d’Adolphe, l’auteur de René et l’auteur de Corinne.
Chapitre II.
La manie des passions.
Portrait de Benjamin Constant
A l’âge de dix ans, Benjamin Constant adressait à sa famille des lettres d’observateur et de mondain consommé, jolis monstres, uniques dans toute la littérature, dont le ton parfait nous place. A quarante-sept ans, pour peindre son amour à Mme Recamier qui en comptait trente-sept, il se livrait à des démonstrations de mélodrame, se traînait à genoux dans des chapelles, prenait à témoin Dieu, l’idéal, les anges, le bleu du ciel comme un étudiant allemand ou une grisette.
Dans le rapprochement de ces deux notes fausses, son être moral tient tout entier. Un cœur précocement fané, un esprit désabusé et averti, s’il en fut, cherchant dans les convulsions un équivalent de la passion, dévoré du scrupule de son cynisme, y mêlant une naïveté, comme une fleur qui s’enrage à vivre dans ce dessèchement total, n’est-ce pas là le thème perpétuel de la comédie douloureuse à laquelle on assiste, sur quelque point qu’on lève le voile, de l’existence intime de Benjamin Constant, aujourd’hui d’ailleurs livrée à tous les yeux et bien étrangement applaudie de nos générations.
Si l’intelligence la plus compréhensive, de brillants talents, l’aptitude à l’élévation, de l’ambition morale, la conscience hantée d’un idéal de vie et de pensée nobles, suffisaient à faire un être supérieur, il n’en faudrait pas refuser la qualité à Benjamin Constant Bien au-dessus de la moyenne des hommes par les intentions, il est au-dessous d’un homme par la ruine du caractère. L’âme de Benjamin Constant était chose fine, impressionnable à l’infini, en perpétuel danger de se démentir elle-même. Ce n’était pas tout à fait chose naturelle, elle ne lui appartenait pas bien, condition très dangereuse en raison de tout ce à quoi elle était capable de se prêter. Suspendue selon l’influence, dominante, à tout ce que le raisonnement et l’imagination peuvent proposer de tentant, de contradictoire et, de divers, elle était sans adhérence dans l’homme. Cette âme, toujours agitée de velléités ardentes, toujours en mal de recommencer la vie, n’avait pas d’âge. De la vieillesse elle-même, Benjamin n’a connu que les infirmités physiques. Homme, si l’on veut, par l’intellect et par l’étude, il a toujours été dans la conduite un mélange d’enfant et de vieillard. Ses désirs, ses projets, ses ambitions, n’ont cessé de se produire par fusées violentes, tôt évanouies, suggestions d’un démon étranger qui le lançaient pour un temps hors de lui-même, mais dont, rentré dans son vide, il n’acceptait pas la responsabilité, plus misérable encore quand il s’en chargeait. Cette personnalité, « unique au monde » comme il le confessait tristement64, en même temps que la plus brûlée et la plus ravagée, a été la plus factice, double et triple avec elle-même. Il est notoire qu’il a manqué de considération. C’est que moralement il ne s’est jamais « établi », ce qu’on ne lui pardonnait pas à cause de ses dons supérieurs et de cette apparence de destination aux plus nobles choses, Il eût pu comme tant d’autres se composer de bonne heure un personnage où il eût mis tout ce qui convient de fermeté. Ses intimes seuls eussent aperçu le masque, encore chacun aurait-il pu, comme il arrive, garder pour lui seul la découverte. Mais ce parti était au-dessous de la sorte de valeur morale qu’on ne peut lui disputer. Il avait un fond de bonhomie, de sincérité, de « bon diable », disait son ami Fauriel. « Je ne suis pas tout à fait un être réel65 », avouait-il lui-même. La grâce de ce malheureux est dans ce mot.
La grande affaire et la grande sujétion de sa vie, ce fut l’amour. Il y porta sa témérité, sa complexité, sa faiblesse. La démarche de ses passions, qui parlent toujours le langage de la passion éternelle, est étrange. On les dirait indépendantes de toute action réelle d’une femme sur son imagination et ses sens, fulguration brusque d’un caprice tout intérieur qui se cherche aveuglément un objet.
C’est une aventure très humaine, hélas ! que l’amour atteigne un comble avant d’être couronné et que la possession foudroie l’ivresse. C’est que l’illusion s’ajustait vraiment trop mal sur la réalité. Cette erreur n’est pas très honorable. Chez Benjamin, elle fut continuellement comme il advient, par naïveté, inexpérience — qui fut moins naïf ? — non plus par la médiocrité des milieux, mais par la façon même dont les sentiments naissent en lui, la nature n’ayant pas laissé d’autre choix à son âme que la précipitation ou le dépérissement. Se faire aimer, pour Benjamin, c’est se délivrer d’un caprice qui est frêle et qui va jusqu’à la torture. Ses suppliques exaltées, ses frénésies convulsives sont sincères : elles marquent au moins la température de sa fièvre.
A peine triomphe-t-il, le voilà désenchanté, aride, mais bourrelé. Ce n’est pas don-Juan. Sa plus déplorable victime, c’est encore lui, volcan qui n’avait pour toute richesse qu’une explosion. Il en conçoit quelque honte. Sa conscience morale prend à charge le sentiment que son cœur ne soutient plus. Pour cette bonne volonté, cette pitié du surlendemain, il s’attendrit sur lui-même, se croit bon. Mais jamais cette cruelle sentence de Spinozaq, que le remords n’est que le signe de la débilité portée dans la faute, ne se vérifia mieux que sur l’auteur d’Adolphe.
Il a vécu cette histoire de son héros, ces longues années humiliées de retours et de fuites, ces cris de lassitude brutaux, outrageants, suivis de serments exaspérés et de reprises factices. Son Ellenore, à lui, n’était pas la languissante amoureuse de son roman.
C’était Clorinde, non pas armée du casque et de la lance, mais moderne, forte de la valeur absolue de sa personne morale et des droits de son génier. Elle poursuivait Benjamin dans ses retraites et lui présentait les billets que le malheureux avait souscrits à genoux. « Qui me délivrera, s’écrie-t-il, de cette tempête, de cette furie ? » Il a quarante ans et elle quarante et un.
Et il appelle son père, sa tante, sa cousine, jusqu’à l’opinion publique, à la rescousse, pour cet effort surhumain de rompre une liaison dix fois usée, finie, avilie. Il se marie en grand secret, et obtient de sa commode épouse allemande la permission d’aller jeter à Coppet quelques assurances d’amour encore pour retarder l’amoncellement de l’orage. Il s’étonnait qu’on le jugeât « immoral » et ne se croyait qu’humain. Quand on ne se laisse pas prendre à son beau feu, cet homme, dont Adolphe nous a montré, en même temps que la misère de volonté, l’extraordinaire finesse de pensée et de goût, perd toute convenance d’imagination, toute délicatesse de procédé.
C’est votre âme que j’invoque, tout ce qu’il y a de plus noble et, le passionné dans la mienne réclame de la vôtre le prixqui lui est dû… Je vous aime comme on aime Dieu… Je ne vous accuse pas. Il y a dans tout ceci une volonté surnaturelle ; car tant d’indifférence pour un être qui vous aime tant n’est pas de la nature humaine… Vous êtes un ange qui jetez quelquefois sur nous du haut du ciel un regard de bonté : nous vous suivons des yeux, enchaînes que nous sommes à la terre. Mais vous êtes entourée d’un nuage66…
Tout cela est bien désobligeant ! Que dire, quand Benjamin tombe en dévotion et fait des duretés de Mme Récamier un moyen choisi par la providence pour le ramener à Dieu !
Dieu de bonté, tu le voulais, pour m’apprendre que cet esprit, cette conversation, cette amabilité que d’autres m’attribuaient, n’étaient que de vaines et impuissantes chimères67.
Ainsi dans son mouvement d’élévation chrétienne, il ne manque pas de rappeler à la cruelle de quoi elle a fait fi ! Nous avions déjà surpris chez Rousseau de ces inquiétantes simultanéités d’attitudes.
La même multiplicité décevante qui s’observe dans la succession de ses passions, il la porte dans chacune d’elles. Il y met tous les ingrédients du désir. Il y a en lui un libertin d’ancien régime, un sentimental romanesque et un homme d’intérieur. Pas une femme parmi celles qu’il a recherchées, à l’égard de qui il n’ait couvé dans le même temps des projets de séduction brusque, d’Ivresse éternelle et de pot au feu.
Tout le secret des idées qu’il professa est dans sa sensibilité. On le loue, parmi tant de versatilités, d’y être resté fidèle, ce qui serait assez troublant, la fermeté des opinions n’allant pas sans consistance du caractère. Mais l’antinomie est résolue par la nature de ses idées qui sont le libéralisme individualiste pur, un chemin qui mène assez droit au nihilisme. Constant place dans le droit divin de la conscience individuelle, le fondement et la mesure de la liberté politique, sans songer que la conscience individuelle, en tant qu’elle est comme chez lui incertaine et divisée, est le sable, l’infini, ne peut servir de fondement ni de limite ni de rien ; en tant qu’elle a des principes solides et des volontés déterminées ; elle est nécessairement d’accord avec d’autres consciences fixées par, les mêmes nécessités, les mêmes intérêts, la même éducation qu’elle, elle est par là même, chose disciplinée, chose sociale. Mais voilà bien ce que Constant, qui comprend tout, ne veut pas entendre. « L’instinct social, a dit son plus profond critique, l’instinct social en toutes ses formes, dans toutes ses forces et partant dans toutes ses gênes, voilà ce qu’il tient en continuelle défiance68 ». Il n’a donc, en effet, jamais varié dans son intention profonde, dans son instinct de n’être lié à rien, à personne, pas même à soi.
N’insistons pas sur ces « dix mille faits » assemblés pour son Ouvrage sur la Religion, et qui, bons à tout ◀prouver▶, faisaient, disait-il, volte-face au commandement, selon les nombreuses variations de doctrine, d’impression et de perspective, survenues pendant la composition de cet ouvrage remanié pendant quarante ans, né vieux et inefficace en effet. Quant à ses attitudes et campagnes de parti, avantageuses ou désastreuses, on sait que des femmes, Mme de Staël, Mme Récamier, la popularité enfin, en furent l’âme, Les faits sont ici patents et incontestés et ne sauraient faire volte-face aux commandements des apologistes, Non que le délire du cœur et des sens fût chez Benjamin plus fort que tout. En tout cas, il était bref.
Mais l’empire du sentiment organisait pour un temps la multiplicité excessive et stérile de son vouloir, à moins qu’il ne l’affolât, ce qui était encore l’illusion d’agir. « Emparez-vous de moi », écrit-il suppliant à Mme Récamier. Il n’y a qu’un moyen pour lui de ne pas languir : « être saisi par une seule pensée qui le dévore comme un oiseau de proie acharné sur lui,69 » Tant que son indécision « le grand supplice de la vie », comme il a su le dire, n’est pas ainsi tranchée par quelque folie, les années de Benjamin forment un douloureux marasme, une agonie passionnée,
Le souvenir de vingt années perdues et rivées à quiconque a voulu s’en emparer, tout cela m’inspire une sorte de mépris et de découragement de moi-même qui ne cessera que lorsque j’aurai pris une forte résolution70.
Il s’exprime ainsi à trente-sept ans, Mais c’est sa lamentation éternelle et son illusion toujours jeune, « Je voudrais être un quart d’heure seul devant un lac agité, disait Obermann. Je crois qu’il ne serait pas de grandes choses qui ne me fussent naturelles. »
A Benjamin il faut une stimulation moins innocente que la vue d’un lac et plus aiguë. Et les « grandes choses », il les tente au risque de s’y briser dix fois et de s’y déconsidérer,
Il est Obermann dans le monde, à Paris, avide d’activité, d’honneurs, de passions et de plaisirs, Obermann sans le rêve.
Chapitre III.
Théorie de son mal
En quoi ce caractère participe-t-il du mal que nous avons essayé de décrire ? N’est-il pas un mode de la nature humaine qui a pu se produire dans toutes les sociétés et toutes les époques ?
Je ne crois pas qu’il en existe avant Adolphe de témoignage littéraire. L’Inconstance est de tous les temps. Mais légèreté de l’esprit et frivolité du cœur sont, d’après les moralistes comme d’après la commune observation, tout ce qu’elle cache. Aussi incapable de mal sérieux que de bien, ne sentant rien fortement, elle ne recueille de la vie que des châtiments modérés et des plaisirs sans force. Tout au plus aboutit-elle à quelque mélancolie sur le tard d’une existence jetée au vent. — L’Irrésolution attriste, parce qu’il y manque le principe actif de l’Inconstance. Mais comme elle est généralement honnête et ne prétend pas haut, elle ne se fait pas d’ennemis et ne mène pas à des catastrophes. — Ce qui ne s’était pas encore vu, c’est le mode tragique de ces dispositions si peu tragiques ; c’est cette irrésolution ambitieuse et déchirante, cette inconstance désolée qui se harcèle sans cesse et ne se fait jamais grâce, c’est cet aride mépris de la vie avec la rage d’en obtenir les plus enivrantes palmes, c’est, avec cette sentimentalité effrénée, cette manie de gâcher le sentiment, Benjamin Constant peut prêter au comique par telles postures. Mais par l’aiguillon de sa destinée, il mérite qu’on l’appelle un malheureux, proie infiniment distinguée d’une lèpre morale sans danger pour les âmes communes.
Au dire des médecins, la contagion morbide dépend de deux facteurs : l’importation de germes funestes qans l’organisme, la médiocre aptitude de celui-ci à la résistance. Cependant le germe, introduit en grande quantité et il un haut degré de virulence, attaque victorieusement le corps le plus vigoureux. A mesure que la sensibilité romantique ira gagnant plus de glorieux poètes, s’enveloppant de plus de prestiges lyriques et oratoires, elle aura moins besoin d’un terrain préparé chez les individus. Plaçons entre 1830 et 1840 cet apogée de puissance contagieuse, du moins un des points culminants. Car la courbe du romantisme, du commencement à la fin du XIXe siècle, offre une suite de dépressions et d’ascensions dont aucune d’ailleurs n’est inexplicable. En Benjamin Constant je crois apercevoir non comme en Rousseau un romantique né, du moins l’être moral le moins défendu contre cette fièvre émotionnelle, et comme un malaise originel qui le condamne à y chercher son apaisement. Si cette prédestination ne tenait qu’à un accident de l’hérédité individuelle, il n’y aurait pas lieu d’y insister dans un ouvrage où l’on cherche les traits d’une époque. Mais elle met en jeu certaine influence générale et marque, non certes l’unique terrain d’invasion du désordre romantique, mais d’un des plus caractéristiques.
Comme un tableau que l’artiste a trop compliqué se comprend mieux par la comparaison avec l’esquisse, la lésion de l’âme de Benjamin s’élucide dès qu’on rapproche de lui son père, nature faible et irritée, dont il éprouva la tyrannie, mais non la protection. Il y avait entre eux une chaîne d’amour et de haine. Juste de Constant était un bien cruel ennemi de lui-même. Son masque taciturne et sarcastique dissimulait une susceptibilité despotique du cœur ; on eut dit qu’il se faisait un jeu amer de repousser ce qui l’entourait. Il semblait reprocher les marques d’affection qu’on ne lui donnait pas. Et dès qu’on allait vers lui, il raillait et blessait. Le seul intérêt de ces observations familières, c’est que, sous cette apparence scrutatrice et ombrageuse, cette âme, n’en veut qu’à soi. L’élan des mouvements naturels chez les autres avive l’espèce de honte qu’elle éprouve de ne pouvoir se livrer aux siens propres. Cette constante répression ne tient pas du tout à la maîtrise de soi, mais à une anxiété du sentiment lui-même. Elle n’est pas libre. Juste de Constant s’était revêtu de cette ironie douloureuse, arme des natures blessées et fines, qu’un obstacle empêche d’être elles-mêmes. Obstacle invincible ici, car il était tout intérieur. Ce pli caustique et impatient du visage, cette sensibilité toujours sur ses gardes et agressive, « cette souffrance intérieure » (je laisse ici la parole à Adolphe)… qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues, ou une ironie plus on moins amère », tout cet obscur drame psychologique, à un tel degré d’acuité, ne saurait être, n’est pas ici, le simple effet d’une situation contrariée dans la vie. Il y a là un déchirement qui s’est développé avec le caractère lui-même et qui en a toute l’étendue. A quoi l’imputer ? A une formation morale contradictoire, à une éducation qui a pris l’âme entre deux influences violemment ennemies, et fait d’un même homme deux hommes irréconciliables.
Les Constant de Rebecque étaient une famille de réfugiés français très enfoncés dans le calvinisme. La préoccupation religieuse et moralisante dans laquelle cette secte tend à absorber l’esprit, s’y combinait avec une culture distinguée, mais froide. Un oncle de Benjamin avait composé des Instructions de morale. La manifestation la plus frappante de l’intime ardeur théologique traditionnelle dans cette maison, c’est que le seul dessein auquel Benjamin lui-même se soit attaché avec suite, soit précisément un ouvrage sur le problème religieux.
De toutes les formes du christianisme, le calvinisme est incomparablement celle qui porte le plus loin la peur gratuite du péché. Il est, non une discipline, mais une terrorisation de la spontanéité. Il stupéfie la conscience dans l’idée du devoir, laquelle ne se mesure plus alors aux exigences de la nécessité, mais devient une idolâtrie et ne tire sa rigidité que de l’appauvrissement de l’imagination. Tant qu’un esprit ainsi réduit ne se sent pas tenté hors de cette atmosphère indigente, tant qu’il ne voit d’autre but aux générations que de se transmettre les unes aux autres cette stupeur biblique jusqu’à l’éternité, il reste en ordre. Mais survienne trop vif l’air de l’époque ; que l’influence d’une littérature et de mœurs libres, comme celles du XVIIIe siècle, s’exerçant sur une complexion nerveuse assez fine pour offrir encore, sous cette paralysie, une prise à la tentation, la séduise à l’émancipation du sentiment ; comment un tel changement sera-t-il ressenti ? Sera-t-il libération, retour à l’efflorescence de l’âme et à l’art de vivre ? Non pas, mais guerre intestine. Le pli de servitude fut trop dur et a trop cassé de fibres. L’intelligence, irrémédiablement rétrécie par la manie morale, ne conçoit plus d’amples, de nobles ni de riants objets d’attachement à proposer au cœur. Ardente, fébrile peut-être, mais sans générosité, sans confiance en elle-même, la sensibilité n’ose produire au grand jour sa disgrâce. De là la timidité de Juste de Constant, cette gaucherie presque tragique, cet effort souffrant pour briser le nœud. Lui et les siens fréquentaient beaucoup Ferney. Un Constant chez Voltaire, c’est un oiseau de nuit qui va blesser ses yeux à des étincelles païennes et françaises.
Cette timidité est le fond du caractère de Benjamin. Dès le plus jeune âge, nous le voyons la proie de ce prurit de se railler lui-même. Ce qui le distingue de son père, c’est qu’il a plus d’esprit, qu’il a gardé de l’héréditaire discipline la sécheresse et l’impuissance sans la règle, qu’il plaisante avec sa misère. Juste n’était que déshumanisé, il est démoralisé. Enfant, il sent à l’égard des siens, tout dévoués, comme il le doit. Et il écrit ces lettres si fâcheusement ingénieuses ! A vingt ans, dans sa correspondance avec Mme de Charrière, cette spirituelle marraine dont il fut l’élève, le premier et tardif amour, et dont la mémoire ne cessa pas de l’attendrir, il fait le roué et grimace un cynisme tel que les plus vives licences ne s’en sauraient citer. Là-dessus un biographe a dit qu’il plut à Mme de Charrière comme un « gamin désabusé ». Erreur ! ce calviniste n’a jamais été un gamin. Toute note est fausse, qui lui prête une immoralité active et gaie. La vérité est qu’en présence des autres le malaise de son âme le contraint à la perpétuelle recherche d’un alibi moral, parfois très risqué, que sa fantaisie soutient brillamment, par où il séduit, mais inspire méfiance. « Ce qui m’a toujours fait du tort, ce sont mes paroles. »71 En effet, une solide hypocrisie recommande mieux que ces multiples sincérités. D’ailleurs, il ne s’expose pas toujours à la mésestime et parcourt toute la gamme des attitudes morales. « Avec ses amis hommes, remarque Sainte-Beuve, il sera, dès qu’il le pourra, un honnête homme malheureux et presque attachant : tel il se dessinerait, je suis sûr, dans sa correspondance avec M. de Barante, jeune alors, et dont le sérieux aimable l’invitait, tel on l’entrevoit dans sa relation avec Fauriel… Voilà bien des germes de qualités, dira-t-on ; nous ne ruons pas les germes, nous ne nions pas les velléités en lui et la multitude des demi-métamorphoses. Mais qu’est-ce que cela ◀prouve▶ avant tout et après tout ? de l’esprit, encore de l’esprit et toujours de l’esprit »72. Oui, de l’esprit pour entretenir et déployer l’illusion de forces vives héréditairement stérilisées par le fanatisme intérieur.
Tel cependant, s’il fût né cinquante ans plus tôt, on l’imagine en bien moindre discord avec la société et avec son propre cœur. Ses sentiments à courte haleine eussent imité l’inconstance délibérée qui était dans les mœurs. Dans les salons encyclopédiques, il eût pu ne jamais sortir de l’ironie ; cette négation de soi-même, son fond, sa seule sincérité, fût devenue, au prix d’une imperceptible transposition, la négation universelle qui était l’esprit du temps. En dépérissant, il eût collaboré.
Mais Rousseau était venu, qui avait mis à la mode la grande passion. Ce n’est pas assez dire. Il avait fait de l’amour des sexes une sorte de révolution ineffable de toute la personne morale portant « jusque sur les idées, les raisonnements, les actes où il y a en apparence le moins de rapports avec la passion73 »s. Cette théorie fut acceptée dans les générations nourries de la Nouvelle Héloïse, de ceux-là même qui n’attendaient pas autant de l’amour que l’inassouvi apprenti de Genève. Et si Mme de Staël a dit, sans le pratiquer jusqu’au bout, que « celui qui veut mettre le suicide au nombre de ses résolutions peut entrer dans la carrière des passions »74, toutes les pages de son ouvrage de jeunesse au titre si mélancolique : De l’Influence des Passions sur le Bonheur, nous répètent qu’en dehors de l’amour, il n’y a que la religion et la philosophie, entendez l’ennui et le deuil.
Idée touchante, si l’auteur en eût modestement restreint l’application à son sexe ou ne l’eût donnée que comme un aveu ; intolérable, dès qu’on nous la propose comme bilan de la vie.
Ce tourbillon d’érotisme métaphysique décharné autour du pauvre Benjamin le perdit. Empêché d’aimer, nous pas comme Jean-Jacques, par de ridicules difficultés physiologiques, mais par la langueur de ses énergies morales, en rougissant d’autant plus qu’auprès de lui la passion était présentée comme un devoir, une vocation supérieure, il se jeta dans la recherche à outrance de la passion. Il aurait eu assez de finesse pour sentir la mauvaise qualité de cette littérature. Mais il n’y a tel pour ne pas surestimer la richesse que d’être riche. Il écouta plus sa misère que son jugement. Il nous a décrit dans Adolphe cette attitude à la fois indigente et libertine de son adolescence à l’égard de l’amour. Adolphe a reçu la confidence d’un de ses amis qui, « après de longs efforts est parvenu à se faire aimer… de l’une des femmes les moins insipides de leur société… »
Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretter de n’en avoir pas essayé encore, je n’avais point eu encore de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre… Tourmenté d’une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je.
Après ces aveux qui offensent parce que façon glacée de se préparer une victime, on a besoin de penser aux douleurs et aux plaisirs des chevriers de Théocrite pour retrouver le sens de la saine nature, de l’Eros nu, beau et cruel.
Je t’aimai, ô jeune fille, le jour où tu vins pour la première fois avec ma mère cueillir des feuilles d’hyacinthe sur la montagne ; et moi, je vous montrais le chemin. Depuis ce jour, je n’ai pu un instant te chasser de mes yeux ; mais toi, ô dieux, tu n’en a pas soucit.
Ainsi parle le Cyclope à Galathée ; ainsi est blessé un cœur jeune et vrai. Ecoutons Adolphe.
Offerte à mes regards dans un moment où mon cœur avait besoin d’amour, ma vanité de succès, Elléonore me parut une conquête digne de moi.
L’amour n’est-il pas sénilement défloré, à le préméditer de la sorte, non pas même comme une tromperie cynique (encore une fois écartons de la physionomie de Benjamin Constant tout trait trop vivace) mais comme un exercice moral nécessaire à la stimulation d’une personnalité dans le marasme ? Qu’Adolphe obtienne sans délai l’émotion qu’il sollicite, un instant il aura « vécu ». Mais qu’on peu de résistance l’irrite, il se persuade d’être la proie de Vénus.
Mon imagination, s’irritant de l’obstacle, s’empara de toute mon existence. L’amour, qu’une heure avant je m’applaudissais de feindre, je crus tout-à-coup l’éprouver dans toute sa fureur.
L’amour ? N’est-ce pas un trop beau nom pour ces sautes nerveuses ? Et ce paroxysme n’est-il pas aussi vide de sentiment, aussi artificiel que le froid calcul qu’il tient si opportunément couper ? Manie d’un cœur impuissant qui se suggère arbitrairement la passion et lie se la figure infinie et divine, que parce que, naturelle et humaine, les sources en sont taries en lui.
Il n’y a donc sons tout cet artifice quelque chose de sincère et de vrai : la misère psychique. Et nous voici à l’origine d’une étrange révolution du sentiment, grosse d’une révolution de l’esthétique. Les poètes avaient toujours associé l’amour à la jeunesse, à la force et à la beauté. Ils nous montraient les amants appliqués il toucher leur maîtresse par la louange de ses charmes et dans l’angoisse d’être jugés par elle inférieurs à leur rival, en vaillance, en générosité, en esprit. Dans cette littérature issue de Rousseau, il se produit incontestablement une confusion entre la supplication amoureuse et la mendicité, entre l’amour et la pitié pour les plaies, disons plus : entre l’amour et le mépris. « Aime-moi, disent les amants, non parce que je suis jeune et ardent, mais parce que je suis languissant et lamentable. » Et ce discours est écouté : « Encore enfant par la tête, écrit à Saint-Preux la noble Julie, vous êtes vieux par le cœur » c’est-à-dire, tu es deux fois au-dessous d’un homme, aussi je t’adore ! Et notre Adolphe, pour séduire Ellénore, que fait-il valoir ? Ses propres disgrâces.
Vous connaissez ma situation, ce caractère bizarre et sauvage, ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il est condamné…
Ce madrigal sent la pénurie ; louons-en du moins l’opportunité. Ce n’est pas à une bergère, à une belle et farouche rieuse que Benjamin l’adresse, mais à une pauvre femme meurtrie par la maturité et les regrets. Il aima généralement là où il trouvait avec un besoin, soit douloureux et brisé, soit même impérieux, de maternité et d’hospitalité, une inlassable complaisance à se laisser torturer par les crispations de son agonie.
Il n’a jamais aimé. Mais par sa probité littéraire, par l’exactitude, le débraillé d’analyse d’Adolphe et du Journal intime, par son admirable inhabileté à phraser, il nous livre à nu le secret de cette idolâtrie de l’amour, inaugurée par Rousseau et à laquelle le romantisme ajoutera bientôt une extériorité de pathétique, de mysticisme, d’éloquence et d’images, qui la feront ingénument prendre pour un enrichissement de l’âme humaine, alors qu’elle en marque dégénérescence et anémie.
Chapitre IV.
Le faste des passions
Adolphe, dit M. Emile Faguet, c’est la matière terne et sèche de René. Suivant l’illustre critique, il y aurait donc entre les deux ouvrages simple différence de couleur. Le fond serait le même. Sous une imagination aussi luxuriante que celle d’Adolphe est aride, René cacherait un cœur frappé de la même stérilité. Dégagé de son orchestration, le thème de René est bien le thème d’Aldolphe : vide, ennui, impuissance à participer aux émotions naturelles de l’homme à entrer dans le cours commun de la vie, perpétuel appel de la sensibilité désolée à la passion. Si cependant René prête une tragique auréole et un charme au personnage qu’Adolphe nous montre assez pitoyable, il y a là plus que supériorité de talent, il y a supériorité de richesses intérieures. Mille cordes desséchées dans l’âme d’Adolphe résonnent puissamment chez René.
Le souvenir d’une vie si dévastée, si orageuse, que j’ai moi-même menée contre tous les écueils avec une sorte de rage, m’a saisi d’une manière que je ne puis peindre75.
Ainsi s’exprimait un jour Benjamin Constant. Et avec une chute moins essoufflée la phrase serait du Chateaubriand. Qu’y manque-t-il ? Une belle image. Mais c’est beaucoup ; « Peindre chanter, poétiser » avec magicienne, c’est ressentir avec générosité et grandeur. C’est ainsi que René ressent sa misère elle-même et la drape. Inégalité de noblesse donc entre ces deux prophètes d’un même désordre. En outre inégalité de fortune ; et c’est beaucoup encore, si notre fortune c’est au moins la moitié de nous-même.
J’ai toujours la mauvaise chance de trouver des impossibilités chez les femmes que je pense à épouser : Charlotte de Hardenberg, ennuyeuse et romanesque, Mme Lindsay avait quarante ans et deux bâtards, Mme de Staël qui me comprend mieux que personne, ne veut pas se borner à l’amitié quand je n’ai plus d’amour ; cette pauvre Amélie qui me désire, a trente-deux ans, point de fortune et des ridicules que l’âge a consolidés76.
Voilà en quels termes Benjamin, à la veille de la quarantaine, établit son bilan. Ecoutons Chateaubriand :
Mme de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes qui ont passé devant moi77.
Et nous savons lesquelles suivirent, victimes dévouées à l’inspiration du plus grand poète des ruines !
Adolphe et René sont deux téméraires qui ont, par abus sentimental, détruit en eux-mêmes les forces nourricières du sentiment. Mais si le second peut imputer son dessèchement au dangereux privilège d’avoir été, jeune, trop aimé, — le premier y est parvenu par la rage de l’être. Leurs misères sont égales, celle d’Adolphe, native, languissante, tristement ambitieuse ; celle de René, hautaine, tient à un égarement, à une prodigalité fatale.
Etudions ce que la littérature de Chateaubriand a introduit en propre dans le culte de la passion. De ce culte Benjamin Constant nous a laissé voir à nu l’intime pauvreté.
Chateaubriand en a créé le décor, les pompes et la musique. Pénétrons tout d’abord dans l’âme qui portait en elle la source de ces nouveautés prestigieuses.
Chapitre V.
La sensibilité de Chateaubriand
Si l’individualité de l’humeur poussée à l’extrême faisait un grand homme, il n’yen aurait pas de plus grand. Sous les personnages qu’il a figurés et les vicissitudes de sa vie, on retrouve un fond constant d’indépendance effrénée, un quant à soi impérieux et tenace, une joie d’oiseau sauvage à se saisir à tout pour s’évader de tout. Sur ce fond aucun lien, aucun devoir n’a vraiment mordu. Il perce tous les masques successifs ; mais il éclate avec une liberté inouïe, dans tout ce que Chateaubriand a écrit avant d’être quelque chose, ou quand il n’était plus rien : dans l’Essai sur les Révolutions et dans les Mémoires d’outre-tombe. Ministre d’Etat, ses proches amis sont à trembler qu’il ne brise tout, comme un jeune homme qui n’a pas fini ses coups de tête. La vieillesse ne le dompta pas. C’est elle qui le vit le plus impatient.
Avec cela, l’esprit le moins chimérique. Il a tout le réalisme des grandes races. Il entend la politique, le commerce, les finances, les voyages, les aventures. Il connaît les hommes. Mais tout ce qui s’est conté, depuis Platon jusqu’à Cousin, sur le mystère de l’univers, n’existe pas à yeux, bien qu’il ait tant lu.
Cousin me plaît toujours par un certain abandon de style ; Quant à sa philosophie, elle ne me fait rien du tout78.
Après un métaphysicien qui se creuse la tête, ce qui lui paraît le plus niais, c’est, je crois bien, un poète qui bée après l’idéal. « Le grand dadais ! », dira-t-il un jour de Lamartine. Ses créations elles-mêmes, ses enchanteresses, Atala, Celuta, Velléda, Blanca, Cymodocée, ne sont pas son plus grand amour. Il aimait au moins autant le pouvoir « sans lequel, a dit un noble esprit de sa lignée79, la gloire n’est que la fumée du rôti qu’un autre mangeu. » Le caractère de sa conversation, dit Sainte-Beuve, était le « bon sens »80.
Froid et sec en matière usuelle, je n’ai rien de l’enthousiaste et du sentimental… Ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l’homme et les dépouilles de toute importance81.
Comment se fait-il que l’occupation passionnée de sa jeunesse ait précisément été ce qu’il y a de plus contradictoire à son inquiète énergie, à sa clairvoyance hautaine, aux dons et aux ambitions de sa naissance : la rêverie ? La rêverie est servile, vulgaire et languissante. Qui rêve ? l’esclave aux barreaux de son ergastule, la petite bourgeoise à sa fenêtre, le précepteur de château remonté dans sa chambre. Qui rêve ? un sot. Déplorable passe-temps que de demander au clair de lune des promesses de bonheur pour cœurs insatisfaits ! Et néanmoins Chateaubriand a consumé son adolescence dans les vaines constructions de félicité de la solitude. Dans les bois de Combourg, il s’est composé une idole, une féerique maîtresse, sylphide, magicienne, sultane, il s’est vu cherché par elle « à minuit, au travers des jardins d’orangers dans les galeries d’un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine82 ». Il a fatigué « la cime des bois » et l’« étoile du soir » de ses stériles embrassements. Il a connu la volupté de sentir sa substance se diluer dans les phénomènes physiques.
Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l’âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence ; j’étais homme et n’étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j’étais un pur esprit un être aérien, chantant la souveraine félicité…83.
Cette habitude de rêves et, d’imaginaires enchantements ne fut pas chez lui la crise d’un âge. Elle tenait à la moelle de son être moral. Toute sa vie, il restera l’élégiaque et l’évocateur passionné de Combourg. A soixante-treize ans, récapitulant son passé, il disait que comme « les filles de son imagination… les réalités de ses jours avaient elles-mêmes la séduction des chimères84. »
Telle est la double essence de cette âme : âme de breton intraitable, d’aventurier malouin, pour qui la terre ferme est une cage, de corsaire rapace et prodigue qui convoite tous les trésors à sa portée, et quand il les possède, n’y tient plus, qui exulte et grimpe aux mâts dans la tempête ; sans piété, sans amour des hommes, mais pleine de fierté et d’honneur. En même temps, âme de volupté et de nostalgie, qui, à peine éveillée au monde, a entendu de toutes parts l’appel de mystérieuses sirènes, qui, dès les bancs du collège, a trop parfaitement pénétré les mélancoliques délices dont les plus tendres poètes païens enveloppent l’amour, et, des sermonnaires chrétiens, retenu surtout « la douceur, le nombre, la grâce » avec laquelle Fénelon ou Massillon décrivent les coupables entraînements du cœur ; âme trop tôt grisée, qui a respiré tous les parfums de la passion avant d’aimer, goûté tout le glorieux et le brillant de la vie, avant de vivre, et s’est ainsi pervertie à chérir dans les réalités, fût-ce les plus vénérables et les plus belles, non les réalités mêmes, mais une image éclatante et trompeuse.
Suivant les directions successives de sa vie, Chateaubriand a été plus sensiblement l’un ou l’autre de ces deux hommes. Mais il a toujours été l’un et l’autre. Ils s’entremêlent dans l’Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, cet ouvrage de jeunesse écrit à Londres pendant l’émigration, cratère où bouillonnent déjà toutes ses idées et ses images, et qu’il a plus tard, en le « traitant, prétendait-il, avec une rigueur impitoyable » reconnu « le compendium de son existence comme poète, moraliste, publiciste et politique85 ». Imprudent aveu ! Cet Essai, c’est un cri de rébellion universelle et de personnalité sans mesure, une déclaration de mépris à toutes les formes de l’institution humaine, à l’existence elle-même, en même temps qu’un appel étouffé au bonheur et aux enivrements de la vie. L’auteur bat toutes les opinions les unes par les autres. Il emprunte au XVIIIe siècle ses négations, ses insolences à l’égard de la coutume et des mœurs.
Mais il ne sait ce qui est le plus offensant, de la niaiserie des Encyclopédistes à croire l’homme bon, ou de leur goujaterie à lui ôter les seules tutelles qui puissent le rendre décent. Il dresse contre l’ancien régime. Le plus virulent des réquisitoires et il accable la Révolution de ses sarcasmes. Il se sert de toutes les armes philosophiques contre les disciplines traditionnelles. Et il défie la philosophie de rien instituer. Toutes ses opinions intérieures, il en convient, vont à l’anarchie et il la destruction de la société ». Et il abandonne aux autres ces éternelles disputes de la politique et de la civilisation,
Pris en ce qui me regarde comme individu, elles me sont toutes parfaitement indifférentes, mes mœurs sont de la solitude ; non des hommes86.
C’est Rousseau, moins l’utopie, la langueur et la foi au paradis terrestre ; Rousseau, mais avec quel autre accent ! Ce que l’intempérance du révolté a réduit en poudre, le bon sens du gentilhomme le remet promptement debout :
Tout gouvernement est un mal… Mais puisque c’est notre sort d’être esclaves, supportons notre chaîne sans nous plaindre, sachons en composer les anneaux de roi ou de tribuns selon le temps et surtout selon nos mœurs. Et soyons sûrs, quoi qu’on en publie, qu’il vaut mieux obéir à un de nos compatriotes riche et éclairé qu’à une multitude ignorante qui nous accablera de tous les maux.
Froide conclusion ! était-ce la peine, pour y revenir, de tant avilir les tribuns et les rois et d’appuyer de tant d’arguments les instincts de destruction ?
Déconsidérer avec rage et perforer en tous sens ce qui, depuis les origines de l’histoire, soutient et contient l’espèce, en lui conseillant d’ailleurs de s’y tenir, et même avec des lanières toutes prêtes pour les vendeurs de chimères optimistes, n’est-ce pas élever à l’encontre de tout son humeur et son âpreté personnelles ? Chateaubriand, sur les démolitions de l’Essai, c’est un jeune aiglon qui d’un champ de débris, lance dans le vide, un cri puissant et affirme éperdument sa vitalité.
Avec Atala, le retour en France, l’apparition du Génie du Christianisme encadrée dans le grand événement de la restauration du culte, le second Chateaubriand, celui des visions et du songe, entre en scène. Qu’est-ce donc qui, déprenant l’athée de la veille de son universelle négation, en a fait l’apologiste du christianisme ? En dépit d’un certain « j’ai pleuré et j’ai cruv », gardons-nous de chercher ici un phénomène mystique, une transformation de l’homme. L’âme d’un Chateaubriand, audacieuse, livrée à tous les charmes, sans illusions à perdre, capable d’amertume, mais non de désolation, est la moins exposée à la conversion chrétienne. Aussi bien, est-ce fidélité au christianisme, que de le glorifier comme magnifique répertoire de tableaux et d’images ? Il est des mélanges spécieux de genre, de brillantes bigarrures, et, qu’on nous passe le mot, des frelatages, qui imposent au simple bon goût, à la commune raison, les plus urgentes réserves. Qu’on soit ou ne soit pas chrétien, il faut prendre le christianisme, tel qu’il est, dans la nature réelle de sa prétention et de son action sur l’homme, laquelle est sévère, mortifiante, toute tournée vers l’intérieur et directement contraire aux voluptés de l’imagination. Si la religion chrétienne a des symboles pour chacun des événements spirituels qu’il est son but et son essence de susciter, c’est pour subvenir à la faiblesse de l’homme charnel. D’elle-même, elle n’est pas de l’ordre de la chair. Aussi celui qui entend la beauté comme plastique et sensible — et comment l’entendre autrement ? peut-il reconnaître au christianisme la grandeur morale, mais non la beauté. Caractère si certain, que le procédé perpétuel et inévitable de Chateaubriand, et dans le Génie, et dans les Martyrs, et dans la Lettre à M. de Fontanes sur Rome, c’est de prêter pour cadre et pour repoussoir aux tristes images chrétiennes, les splendeurs de la vie et de l’art antiques, les grâces de la Fable. « L’humble étendard de la Croix w » ne donne tout son effet que planté sur les ruines de Rome. La « beauté » chrétienne se crée, nous allions dire se fabrique, à force d’ingrédients païens et profanes. Le résultat, on le connaît ; grand parfois, équivoque souvent, ainsi lorsque Chateaubriand, dans sa fureur d’enguirlander jusqu’au cilice, compare les nonnes aux muses87. Et quand dans ce nouveau genre d’édification quelque page plus incomparable vous arrête, ô âmes dévotes, quand vous pensez avec l’auteur qu’« il eût été bien de plaindre celui qui, dans ce spectacle (le soir en mer, la prière commune à bord d’un vaisseau) n’eût point reconnu la beauté de Dieu88 », prenez garde, c’est peut-être du poison que vous savourez.
Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l’ensemble dans le Génie du Christianisme, mes sentiments religieux s’harmonisaient avec la scène ; mais hélas ! quand j’y assistais en personne, le vieillard était vivant en moi : ce n’était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots dans la magnificence de ses œuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j’aurais vendu l’éternité pour une de ses caresses89.
Ne nous y trompons pas ! ce christianisme de Chateaubriand, c’est toujours la sylphide !
Le succès du Génie ouvre la période généreuse et séductrice de cette carrière. C’est alors que Chateaubriand s’engage dans toutes les voies où le suivront, sans aller plus loin que lui, mais, à coup sûr, sans se maintenir aussi haut, l’imagination et l’art du siècle. Il crée René, ce personnage qui va occuper de lui toute la littérature et se retrouver dans le cœur de tous les jeunes hommes imaginatifs. Par la magie, la suavité et l’éclat de ses descriptions aussi symphoniques que colorées, il ajoute et peut-être, substitue à la ferme beauté de la prose française des délices presque charnelles90. Par ses grandes évocations décoratives il inaugure la poésie et la rêverie historiques. La gloire et l’amitié se prodiguent à cette âme avide, prompte à faire éclat de ses misères, mais qui se tait sur la profondeur de ses plaisirs.
Une exquise société, dont entre tous Mme de Beaumont et Joubert, qui joint à la délicatesse et à l’expérience raffinée de l’ancienne France cette jeunesse, cette témérité de cœur, à la française aussi, follement amie de toute ardente saillie de l’esprit, où qu’elle aille, de toute brillante intempérance, lui font cette atmosphère d’étroite sympathie, dont un grand artiste a besoin, qui, épaisse et adulatrice, le corrompt, éclairée et supérieure, comme c’est le cas, l’épure.
Ces années de jeunesse illustre et d’amour, ou sait comme il les a romancées dans ce récit d’Eudore, où son habituel éclat se tempère d’une douceur inaccoutumée, de cette beauté d’émotion si rare chez lui. Ce que Joubert disait en reconnaissant les défauts d’Atala : « il y a dans cet ouvrage un charme, un talisman qui tient aux doigts de l’ouvrier, une Vénus, terrestre pour les uns, céleste pour les autres, mais se faisant sentir à tous91 », répétons-le de l’esprit de Chateaubriand à cette époque. Les enchantements qu’il crée et par où il désarme toujours les clairvoyances critiques et les demi-sévérités de ses intimes, le tiennent captif lui-même. Si ce n’est pas la piété de la Croix, comme on le pense à Saint-Sulpice, qui apaise en lui l’homme d’âpre caprice et de mépris, c’est du moins la piété du beau, la piété de tout ce qu’il chante lui-même divinement : la jeunesse, la gloire, l’amour, le passé : les ruines, la tombe. Un dimanche qu’il venait de lire à ses amis une première et moins heureuse rédaction de l’épisode de Vellédax, comme Fontanes, qualifié pour rompre le silence, se taisait, Chateaubriand essuya une larme.
En 1814, la carrière littéraire est achevée, la carrière politique commence. Sainte-Beuve imagine la vieillesse d’un Chateaubriand resté fidèle à la poésie, n’apportant dans les luttes civiles que des conseils désintéressés de philosophe, s’attachant au bien public, mais non aux partis, finissant en patriarche des lettres. Hypothèse factice. C’est se le figurer sans bec ni serres. Il n’est pas de ceux à qui l’art suffit. Mais c’est ici que nous apparaît le défaut et le danger social d’une âme, qui, avec des dons de génie, n’est pas d’une seule tenue. Poète insuffisamment possédé par la poésie, Chateaubriand se jette dans les affaires avec la fantaisie ardente d’un poète. Non certes qu’il y patauge ; par ses vertus de race, il est à cent lieues de l’idéologue et du sentimental ; mais s’il en a le jugement, il n’en a pas le caractère, il est impatient de ce qu’elles comportent d’impersonnalité, et, pour ainsi dire, de pesanteur ; c’est un fastueux, et tous les vrais hommes d’Etat sont des avares. Ce qui détermine ses attitudes publiques, ce n’est pas un intérêt de doctrine et de parti, mais l’éclat, entendez l’éclat retentissant et populaire, du rôle. De là son instabilité, non cauteleuse, il est vrai, mais à coups de théâtre, et sur laquelle il se donnait le change par la persistance en quelques formules brillantes et imprécises, tel cet « amour de la religion et de la liberté » dont se paraît le libéral enragé de 1824, comme l’ultra de 1820. Dans tous les camps où il passa il se réservait un personnage élevé au-dessus des petitesses de ses compagnons, qui pût être vu et applaudi des autres camps.
Est-il exagéré de dire que son loyalisme ostentatoire à l’égard de la Restauration fut l’équivalent d’une trahison raffinée ? Il aurait pu apporter à la monarchie l’aide de son nom célèbre. Il ne lui en apporta que le fardeau. Combien Louis XVIII eût-il donné du républicanisme déclaré de ce féal serviteur ? Chateaubriand s’enchaîna à la légitimité comme un fougueux amant à une vieille femme dont il a eu le malheur de charger sa vie : il lui prodiguait ses serments et l’outrageait de ses airs de victime. Dès 1815 il la proclamait pourrie, il avait une façon d’en sonder les blessure, à ravir les révolutionnaires achevés. Mais il exigeait un ministère. L’ambition de M. de Chateaubriand, qui constitue une des plus terribles difficultés gouvernementales de l’époque, est-elle au moins un de ces appétits francs et robustes qu’un très gros morceau apaise pour quelque temps ? Mais non ! ce pouvoir dont la privation le rend implacable, au fond il n’en veut pas. A peine pourvu, il se rend impossible et sincèrement ne parle que de partir. C’est que la possession met fin à une jouissance bien plus chère : le caprice et ses fureurs. Aux affaires, le champ est fermé, que l’opposition offre à ses amertumes, à ses sarcasmes. Il ne peut plus que cabaler contre ses collègues. Et il lui faut le grand espace de la publicité à déchirer de ses magnifiques cris de Cassandre. Ministre, comment asséner sur le ministère qui lutte, bien ou mal, avec les difficultés de chaque jour, son grand chant de mort : « les rois s’en vont, les peuples périssent » ? comment cultiver l’ivresse de ses ressentiments et ce pincement sublime du visage ?… Le régime de Juillet le vit plus enragé encore. Sa « verve exterminatrice » s’exaspéra de la contrainte que l’honneur du gentilhomme dut s’imposer pour ne pas harceler de ses prétentions la monarchie bourgeoise. Les pages les plus nihilistes de l’Essai sur les Révolutions (« orgie noire d’un cœur blessé », les qualifiait lui-même) sont déclamation de jeune homme à côté de la dernière partie des Mémoires, ce testament intellectuel, incandescent et glacé comme lui, où il scrute avec une sorte de rage satisfaite les causes de décadence et de mort que l’Europe moderne porte en elle, comme pour les envenimer de sa propre passion et y ajouter ce qu’il peut de définitif et d’irrémédiable Il ne voulait pas « s’asseoir au bord de la fosse » sans avoir sonné le glas de tout ce qui fut grand et illustre et découragé royalement le monde.
Ce qui donne une saveur irritante li ce caractère, c’est que Chateaubriand, barde de la Religion, de la Légitimité, de la Charte, altier et solennel il souhait dans ce rôle où, en un sens, il ne ment pas, est d’ailleurs le naturelle moins disciplinable, le plus débridé. Le clergé, la noblesse, les conservateurs, illustre clientèle étrangement accordée autour de lui avec la jeunesse romantique et les émeutiers de Juillet, ne recherchent pas de trop près ce qu’il y a de piété dans sa religion, de subordination individuelle dans son royalisme, de foi en l’homme dans ses idées constitutionnelles. Ils font bien. Des grandes institutions et doctrines humaines Chateaubriand aime le décor, la façade historique, autant dire le passé, la ruine. Comme gouvernantes réelles et actives de l’homme moral, il ne les entend même pas ; il porte une âme insoumise et libertine. Il a une grande manière de tenir le masque et même une grande manière de l’arracher : ce masque ne cache rien de sage, mais rien de vil, des rêves, des caprices, de folles humeurs, un ennui de prince, parfois un inimitable sourire. Il est sans règle, mais deux passions dominatrices orientent sur deux points fixes la licence de sa pensée : celle de l’honneur, celle du beau, faut-il y ajouter : celle de l’effet ? La première inspire à l’homme public des démissions noblement jetées, soutient sa fidélité laborieuse aux causes perdues. La seconde et, si l’on veut, la troisième, remplacent dans la formation des conceptions, des arguments et des images de l’écrivain, le mobile trop froid pour lui de la logique et du vrai. Décrivant à Joubert une soirée de route : « Je sens bien, écrit il, que si la lune n’avait pas été là réellement, je l’aurais toujours mise dans ma lettre. » Il a constamment et en tout sujet, non seulement comme descriptif, mais comme romancier, peintre des passions, doctrinaire politique et apologiste chrétien, « mis la lune ». Mais il la met avec un tel art, et qui mieux est, avec une telle conviction, il a un si bel instinct, sinon d’altérer, du moins de couronner et de panacher le réel, de solenniser invariablement l’idée ou le fait, fussent-ils futiles, par des contrastes, de les raidir d’éclat, que seuls des yeux très expérimentés ne se laissent pas déprendre par cette splendeur chargée d’artifice, de la pure et loyale lumière du jour.
On ne doit pas lui être sévère, parce qu’il porte dans l’extrême artifice l’extrême ingénuité. Dans la pompe, qui pourrait exaspérer, de ses attitudes et de ses prétentions, dans le fracas de ses ressentiments, je retrouve ce qu’un maître92 a nommé « l’éternelle adolescence des poètes et des artistes. » Entre les évènements et lui, entre ses actes et lui, se place son imagination, qu’il a brillante et généreuse. Ses irruptions les plus funestes sur les plus dangereux objets de l’ambition politique en reçoivent une espèce d’innocence. Il aimait infiniment plus le glorieux que le solide. Quoi d’étonnant qu’avec cette vertu de projeter sur toutes choses comme une lumière de théâtre, il n’ait jamais été occupé que de lui-même ? Penser, vivre et agir par imagination, c’est ne pas sortir de soi. Homme politique, Chateaubriand n’a rien cherché au fond que d’assembler des catastrophes autour de sa personne, tout comme, poète, il se sous-entend sans cesse centre des passions et âme des lieux. Si loin que soient pris les objets auxquels il donne du pathétique, ruines de Rome ou savanes américaines, il s’agit uniquement du pathétique de sa destinée propre. Quand l’âge et la politique ayant amorti le feu de son imagination, il ne put plus se faire aimer dans ses songes poétiques, il s’exhiba et se célébra directement, avec une persistance, une insouciance, une âpreté, qu’il est très aisé de railler, mais où je vois sa plus grande candeur. Il serait inique de confondre le moi de Jean
Jacques, doucereux, suspect, insultant, secrètement conjuré contre tout, avec le moi fastueux de Chateaubriand, roi barbare qui se contente avec des parures. Si la grandeur des terres lointaines, des lieux historiques, des révolutions, des princes et des traités semble toujours être à ses yeux de l’avoir eu pour témoin, s’il s’étonne sans cesse et « fait miracle » de ce qui est arrivé à cent autres comme à lui, s’il ressent l’univers comme un drame qui se consomme dans une minute de ses propres attendrissements ou de ses dégoûts, une telle énormité a son beau revers : c’est qu’au moins il ne se complaît à lui-même que rehaussé par les plus nobles cadres de la nature et de l’histoire, qu’il ne divinise pas sa « probité » ou ses ulcères.
Les tempêtes ne m’ont laissé souvent de table pour écrire que l’écueil de mon naufrage. Comme le dattier de l’Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu’elle fut battue du vent.
Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable ; homme d’action, homme de pensée, j’ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert.
Bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l’Iroquois et sous la tente de l’Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du Mamelouck…, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l’indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j’ai signé des traités et des protocoles ; j’ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes ; j’ai fait de l’histoire et je la pouvais écrire93.
Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité94.
On connaît sa sépulture sur un rocher dans l’Océan et sans nom. « Il avait pensé dans un temps à placer son tombeau à Rome, il voulait y reposer dans quelque sarcophage antique95. » Vraiment, à travers toutes les poses et jusqu’au bout, cette âme avait gardé une fraîcheur sauvage.
Chapitre VI.
La splendeur du faux
La littérature est conventionnelle quand elle peint les hommes non d’après la réalité, mais selon un idéal ou une théorie. On dénie justement aux ouvrages de ce caractère d’appartenir à l’art. Mais elle doit être appelée corrompue, lorsqu’elle prête le brillant de la beauté à des sentiments et à des passions qui, présentés dans leur essence vraie, donneraient une idée de dégradation. Cette corruption n’est pas vulgaire : il faut qu’une véritable imagination de poète se soit jetée dans des modes faux de sentir, pour leur créer prestige et fortune. Joubert nous fait très délicatement sentir cette érubescence trompeuse de pensées indignes On misérables, quand, ayant cité à propos de Rousseau le vers suivant :
Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux…,
il l’explique ainsi :
C’est ce qu’on pourrait dire de Jean-Jacques, si l’on dépouillait ses pensées de leur faste, qu’on en essuyât les couleurs, qu’on en ôtât, pour ainsi dire la chair et le sang qui s’y trouvent96.
Chateaubriand est le plus élevé de ces corrupteurs poétiques. « Affreux » ne saurait certes se dire de lui. Nous avons essayé de le peindre. Poursuivons-le dans l’idéalisation littéraire de son caractère, de ses idées et émotions favorites, dans René, le seul livre, en un certain sens, qu’il ait écrit.
La littérature de la Nouvelle Héloïse, sous apparence d’exalter l’amour, en proposait une image honteuse. Elle avilissait du même coup le sentiment religieux. Dans ce mauvais roman, l’étreinte naturelle de la force et de la beauté (et nous avons déjà noté, nous aurons à faire ressortir encore, que la force ici c’est la femme) ne suffit pas au transport des amants : il y faut l’adjonction d’un attrait surnaturel, d’un cordial mystique. Il faut « Dieu » de la partie. Double débauche d’une imagination qui s’évertue à suppléer par des artifices la générosité défaillante de l’instinct et qui, pour rendre accessibles il un esprit bas et possédé par les sens, les objets de la pensée religieuse, prête à ceux-ci une chaude matérialité. Joubert encore relève avec sa subtilité profonde cette équivoque qui est le « génie » propre de Rousseau.
Dans ses écrits, l’âme est toujours mêlée avec le corps et ne s’en sépare jamais. Aucun homme n’a mieux fait sentir : que lui l’impression de la chair qui touche l’esprit, et les délices de leur hymen.
Rien n’est plus près des délices que le dégoût.
Chateaubriand, qui ne soupire pas après Dieu, que la nature et la fortune avaient mis en position d’épuiser de bonne heure les réalités autour desquelles le pauvre Jean-Jacques tourna comme un affamé, Chateaubriand, dans ses peintures de l’amour, n’a rien emprunté de cet illuminisme. Mais il a gardé de la corruption sentimentale inaugurée par la Nouvelle Héloïse, l’essentiel : ce que j’appellerai le libertinage transcendant.
Le libertinage, ce n’est pas l’abus, ni l’inconstance, ni le caprice (le bon Jupiter de la fable n’est pas un libertin). C’est une habitude profonde de stimuler le désir et de compliquer le plaisir par des imaginations étrangères à la volupté et aux fins de l’amour. A l’opposé de ce libertinage mystique qui poursuit à travers la possession charnelle, les hypothétiques extases de la possession divine, du ciel, de l’anéantissement, il y a celui de don Juan, de Valmont, qui y mêle des satisfactions effectives de malfaisance et de cruauté : M. de Chateaubriand en personne n’aurait pas ignoré cette sorte d’impulsions, s’il faut en croire telles confidences sorties de sa plume. Retrouvant après vingt-sept ans, mère de famille, cette Anglaise, Charlotte Ives, devenue lady Sulton, dont il s’était laissé imprudemment aimer pendant l’émigration, en n’avouant pas assez tôt qu’il était marié :
Eh bien, s’écrie-t-il, si j’avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut désignée vierge et épouse, c’eut été avec une sorte de rage, pour flétrir, l’emplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après m’avoir été offertes97.
Oui, il y a chez René du sang de Valmont et de cette méchanceté dans l’amour que cultiva le XVIIIe siècle. Mais ce germe de passion libertine, avec lequel il est né, a mûri aux rayons étouffants de l’Héloïse et, au lieu de se développer à la française, produit des fruits tropicaux. Le lyrisme passionnel, la rêverie orientale de Rousseau ont fait connaître à cette sensibilité des voluptés de langueur et de mélancolie qui se mêlent étrangement à ses voluptés de fureur. L’ivresse que trouvait don Juan dans la malédiction d’une fille innocente et déshonorée, René la trouve à voir l’amour lui-même désespérer et tuer le cœur de femme qu’il a comblé. L’amour ne fleurit, pas le sein de ses amantes. Leur dépérissement lui arrache ses plus beaux cris.
Les créations féminines de Chateaubriand sont les vivantes réalisations de ce coupable songe, les victimes idéales de cette forme cruelle et égarée du désir. Vivantes ? non pas sans doute d’une vie réelle de chair et de sang, mais d’une vie forcée et presque hagarde de fantômes, que l’art d’un magicien sait, en dépit de toute impossibilité naturelle, dessiner inoubliablement dans le souvenir. Nous voici dans les suprêmes prestiges de cette « antiphysie », de cette imagination qui crée contre nature et s’en fait accroire, dont nous avons déjà montré l’œuvre dans les personnages de Rousseau, et qui devient la caractéristique la plus profonde de la littérature et de l’art émanés de lui.
Le tourment d’un amour coupable pour son frère a poussé Amélie dans le cloître.
Dieu de miséricorde, murmure-t-elle, couchée sur le marbre du sanctuaire, dans l’appareil qui symbolise sa mort au monde, fais que je ne me relève jamais de cette couche funèbre, et comble de tes biens un frère qui n’a point partagé ma criminelle passion.
Voilà, de la part d’une vierge, l’impossible et le faux. La conscience de la « passion », surtout à ce degré de force où il lui faut fuir ou succomber, suppose l’expérience des sens ; mais le sentiment d’une passion « criminelle », ce vertige d’ardeur pour un frère, suppose de l’excès et du raffinement dans cette expérience. Que la digne sœur d’un adolescent de trop de rêve et de flamme soit exposée par ce charme périlleux répandu sur sa jeunesse à porter plus tard le deuil de l’amour, c’est la noble et triste histoire de Lucile de Chateaubriand. Mais l’idée d’un trouble trop fort et trop bien compris à presser la main, à subir le regard fraternel, cette idée enfin d’inceste virginal, vraiment je ne la puis associer qu’à l’accident d’un dévergondage natif, disons le mot, d’une complexion hystérique, qui, excluant toute, liberté de l’âme, nous jetterait hors de la poésie de la passion, dans le morbide.
Pareille licence de l’imagination dans la conception d’Atala, qu’une mère, entendant le christianisme en sauvage, a vouée à la virginité, et qui, à la veille d’être mariée par le prêtre, auquel sa foi même devait lui conseiller de s’ouvrir, se tue pour se soustraire à la force de l’amour. Egarement concevable, si Atala avait conservé la puérilité maternelle, et dont nous pouvons à la rigueur nous figurer aujourd’hui l’équivalent de la part d’une Bernadette Soubirous. Mais alors eût-elle inspiré de la passion à Chactas ? Vainement l’auteur s’est-il ressouvenu tout le long du récit, de plaquer sur le personnage d’Atala des traits d’« innocente » et de « primitive ». Nous savons à quoi nous en tenir sur l’innocence de celle qui « formant des désirs aussi insensés que coupables aurait voulu être avec son amant la seule créature sur la terre et « serrée dans ses bras, rouler d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde ». Mais il fallait que celle-là aussi fût minée par le mal fatal des héroïnes de Chateaubriand, au prix de quelle invention outrée et, pour peu qu’on la considère hors du voile brillant, insupportable !
Velléda, du moins, le poète n’a-t-il pas prétendu en faire de force une réalité. Dans un recul propice de temps et de lieux il a modelé librement son rêve. Rêve composite, sans doute, amalgame de voluptés que l’économe nature n’a pas réunies dans une même coupe, les palpitations d’un oiseau farouche avec les savantes mollesses de Cléopâtre, « une exaltation de sentiments allant souvent jusqu’au désordre » avec « la connaissance approfondie des lettres grecques ». Mais des traits encore disparates de cette figure, ne retenons que celui par où elle laissera d’immortels débris de beauté : la folie par amour, donnée trop violente, si Velléda ne voyait tout et elle-même miraculeusement hanté. « Ne sais-tu pas, me dit la jeune Barbare, que je suis une fée ? » Cette fée, cet esprit de poétesse et d’enfant, Chateaubriand en avait li côté de lui la vivante image dans sa sœur Lucile, génie femme, plus doux et plus grec que le sien, qui au fardeau de trop de douleurs subies ajoutait une faculté passionnée d’imaginer la douleur : sa raison se voila, elle en porta le trouble comme une grâce touchante, il semblait qu’il eût rendu son âme entière inspirée. Mais si l’étrange Lucile a fourni au poète l’élément vaporeux et lunaire où apparaît Velléda, les fleurs de sa tête et de sa ceinture, il avait pu lui-même, tant qu’il avait voulu, observer sa propre puissance dans les égarements de femmes « désespérées et ravies ».
Cet égarement de Velléda et de Lucile, cette désolation dans la passion, est l’âme commune des héroïnes de Chateaubriand. Par là, en dépit de leur constitution artificielle et forcée, si on ne peut dire qu’elles vivent, du moins un souffle brûlant est-il en elles. Le désir « criminel » d’Amélie est faux ; l’aberration mystique d’Atala, une froide fable. De quel mal meurent-elles donc ? D’avoir été aimées d’un dieu. Voilà pourquoi elles n’ont goûté le ravissement que dans le désespoir. Comme ces amantes ne sont qu’une même amante, le dieu, sous des noms divers, c’est toujours René. Il faut lire les Natchez, ce premier roman où Chateaubriand a jeté en toute violence le cri de ses désirs. Là, René exerce à découvert sur le jeune cœur qui s’est donné à lui, son art cruel de séduire en torturant. Par la suite, recommençant et recreusant, pour ainsi dire, cette histoire de ses sensations préférées, le poète a, pour les besoins de l’art, l’ennoblissement de la peinture, attribué à certains remords solennels, mais fictifs, cette consomption d’un cœur qui adore. Ne dirait-on pas, au caractère inconsistant de ces inventions, qu’il a bien tenu il ce que nous le reconnaissions à l’œuvre, lui, René, avec sa puissance dévastatrice ? Oui, c’est le même sirocco qui flétrit ces tendres plantes.
Le Jupiter de la fable, quand il descend chez une mortelle, tempère le despotisme de son caprice par une généreuse bonhomie. Quand, à la séduction d’un olympien, s’ajoute la fatuité d’un poète, n’attendons pas cette divine modération. Inconstant, René ne pratique pas les engagements mesurés à son inconstance, la « bonne fortune » de nos aïeux. Il lui faut incendier l’âme entière qu’il a choisie, jusqu’en ces replis extrêmes que le simple Jupiter ignorait, que le Christianisme a creusés pour les réserver à l’amour divin. Il sait que nul homme ne possède le philtre qu’il dispense, et il estime que d’y avoir goûté en passant, est assez de gloire pour une destinée : « Je vous donnerai plus en un jour qu’un autre dans de longues années »98 y. Mais il entend que ce ne soit un jour que pour lui et que ses années à elle languissent et s’enténèbrent dans la nostalgie de ce jour. Si la blessée entend dans sa solitude que le volage en est à tracer autour d’une autre le cercle magique, il accourt un instant flatter ses larmes ; mourante, il se « consacre à ses douleurs » et à ses funérailles.
Les facilités de la gloire permirent au vrai René de multiplier autour de lui ces complications, de pratiquer à l’infini ces dosages de poison et de nectar. Mais si nous avions le moindre doute sur l’essence et l’aiguillon de ses enthousiasmes amoureux, nous n’aurions, je le répète, qu’à nous reporter au René d’avant l’illustration et le théâtre, au René des Natchez :
Je vous ai tenue sur ma poitrine, au milieu du désert, dans les vents de l’orage, lorsque, après vous avoir portée de l’autre côté d’un torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur… Il n’est plus pour vous d’illusion, d’enivrement, de délire : je t’ai tout ravi en te donnant tout ou plutôt en ne te donnant rien99.
Frénésie d’adolescent, dira-t-on peut-être. Écoutons l’Eudore des Martyrs, c’est-à-dire René toujours, mais mûr et chargé d’expérience. Il vient de céder à l’amour de Velléda.
Elle restait muette dans une sorte de stupeur, qui était à la fois un supplice affreux et une ineffable volupté. L’amour, le remords, la honte, la crainte et surtout l’étonnement agitaient le cœur de Velléda : elle ne pouvait croire que je fusse ce même Eudore, jusque-là si insensible ; elle ne savait si elle n’était point abusée par quelque fantôme de la nuit, et elle me touchait les mains et les cheveux pour s’assurer de la réalité de mon existence100.
C’est bien le dieu qui dans les transports qu’il fait naître regarde froidement opérer sa divinité.
Cette préoccupation de l’effet qu’il produit, ce n’est pas seulement dans les abandons de l’amour qu’elle glace René, mais jusque dans le plus simple et le plus doux des sentiments, dans le sentiment paternel. Dans les recommandations dernières qu’il adresse à son épouse indienne Celuta :
Qu’on ne parlé jamais de moi à ma fille, écrit-il ; que René reste pour elle un homme inconnu, dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle en pénètre la cause ; je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe 101.
Ainsi pour sa fille il aime mieux être un héros romanesque qu’un père. Il faut qu’elle aussi puisse rêver de lui et languir comme les autres.
Ce caractère ou plutôt ce personnage de René, le siècle qu’il a séduit l’a vu, a voulu le voir, non dans ses traits réels, mais à travers un mythe de fatalité. Si l’on pouvait s’exprimer en telle matière avec la rondeur du vieux bon sens, et manquer de la grâce et des nuances ménagées qui ne sont qu’équitables à l’égard des poètes modernes, on dirait que ce mythe dont René s’enveloppe lui-même, c’est la parade d’une fatuité effréné. Le temps efface les désespoirs humains et, si l’ou veut laisser d’éternelles blessées, il n’est pas mauvais de les persuader d’un peu de maléfice dans les charmes qui les firent folles.
Personnage immobile au milieu de tant de personnages en mouvement, centre de mille passions qu’il ne partageait point, objet de toutes les pensées par des raisons diverses, le frère d’Amélie devenait la cause invisible de tout : aimer et souffrir était la double fatalité qu’il imposait à quiconque s’approchait de sa personne. Jeté dans le monde comme un grand malheur, sa pernicieuse influence s’étendait aux êtres environnants ; c’est ainsi qu’il y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s’asseoir et respirer sans mourir102
Laquelle n’eût voulu aller respirer sous le bel arbre ? — Auprès d’un cœur tendre et que l’histoire des mauvais anges a touché, une infortune qui sent la malédiction ne rend-elle pas irrésistible un beau front ?
René avait été atteint d’un arrêt du ciel qui faisait à la fois son supplice et son génie… il pesait sur la terre qu’il foulait avec impatience et qui le portait il regret. Malgré l’amour qui entraînait vers René la fille de Tamabica. René lui inspirait une terreur dont elle ne pouvait se défendre ; elle sentait qu’elle allait tomber dans le sein de cet homme, comme on tombe dans un abîme103.
Voilà le rythme que le pauvre Adolphe aurait bien voulu attraper auprès de ses belles, mais il psalmodiait la complainte au bord du chemin. Enfin on dit les femmes curieuses et qu’on continue plus sûrement à être aimé d’elles en leur ménageant toujours quelque découverte,
René vivant en lui-même et comme hors du monde qui l’environnait, voyait à peine ce qui se passait autour de lui ; se l’enfermant au sein de ses douleurs et de ses rêveries, dans cette espèce de solitude morale, il devenait de plus en plus farouche et sauvage, impatient de tout joug, importuné de tout devoir, les soins qu’on lui rendait lui pesaient : on le fatiguait en l’aimant. Il ne se plaisait qu’à errer à l’aventure, il ne disait jamais ce qu’il devenait, où il allait ; lui-même ne le savait pas. Etait-il agité de remords ou de passions, cachait-il des vices ou des vertus ? C’est ce qu’on ne pouvait dire. Il était possible de tout croire de lui hors la vérité104.
Interprétation un peu gauloise, je l’avoue, de ces attitudes qui, au lyrisme près, ne sont malheureusement pas tout à fait inimitables pour les héros des romans de Flaubert. Mais sentons aussi ce qui jette tant de chaleur et de magnificence sur l’essence infecte de telles phrases : la jeunesse et l’art. Que les belles larmes répandues sur ce héros le protègent contre nos rudesses viriles. « Vous portez votre cœur en écharpe » disait à Chateaubriand une jeune Anglaise. Nous ne sommes certes pas aveugle aux pierreries de l’écharpe, y en eût-il de fausses. Du moins, n’abandonnons pas tout à fait la part d’une vérité plus vigoureuse. A la grande cantilène ténébreuse de René imaginons la réplique de Dorinez.
Mais si l’ingénuité d’artiste et d’acteur de René atténue notre jugement sur sa personne, elle augmente notre sévérité pour son siècle. Nous avons dit que de l’irruption anarchique des prétentions et de l’humeur de Rousseau dans tous les ordres d’institutions et d’idées, Rousseau lui-même était moins responsable qu’une époque étourdiment insurgée contre toutes les règles et convenances limitatives de la fantaisie individuelle. Chateaubriand, qu’on le considère dans sa vie et son rôle historique, où dans les gestes de son unique et perpétuel héros, n’a pu s’accorder cette frénésie de personnalité que sous l’encouragement implicite d’une société décidément idolâtre de l’individu. Sans doute, l’imitation pittoresque de son personnage ne dura que quelques générations. Mais l’inspiration qui le mène a dupé le siècle entier. Fier d’avoir chassé du monde physique le fabuleux et le miraculeux, ce siècle s’est plongé à l’égard du monde moral dans un véritable obscurantisme. Il a cru comme un enfant toutes les orgueilleuses balivernes qu’une âme plus enivrée et hardie lui racontait de ses mystères et de ses abîmes.
Chapitre VII.
Le sacerdoce de la Femme
« Madame, répondit l’officier on n’accorde d’ordinaire cette permission qu’au prêtre qui exhorte les condamnés avant de mourir. — Eh bien, reprit Delphine, je saurai remplir cet auguste ministère »
Delphine, Ed. Charpentier, p. 231.
I
Aimer, c’est la jeunesse et l’énergie du cœur. Mais la manie de la passion accuse un incurable ennui. La femme ne connaît pas cette maladie. L’objet peut lui manquer, non la sincérité de l’aspiration. Infiniment plus près que l’homme de l’état de nature. On doute qu’elle puisse être corrompue. Mais elle peut être corruptrice. C’est lorsque la défection de l’homme abandonne à l’empire du génie féminin celles des choses privées ou sociales dont l’esprit viril est l’organisateur et le juge nécessaire. La décadence masculine, le fébrile désarroi dont un Saint-Preux, un Obermann, un René, un Adolphe, premiers types de l’homme nouveau, nous ont offert le spectacle, a un tel effet. Esclaves en tout de l’émotion, ils provoquent et entretiennent le règne de l’être d’émotion. Cette perpétuité de désirs, d’élans, de délires et d’accablements, où les destine une sensibilité affolée par la désorientation de la pensée et la ruine du vouloir, les met bien au dessous de l’être qui a dans la langueur, Je trouble et la crise, ses formes de vie propres, ses états de prospérité et de puissance. La femme écrase l’androgyne. Ce qui est diminution et dégradation pour l’homme, l’envahissement de l’âme tout entière par la vie, sensitive et spontanée, c’est, pleinement épanouie, la nature féminine. L’idiosyncrasie romantique est d’essence féminine. Le Romantisme, qu’on considère son empreinte dans les idées, les sentiments, les mœurs, la littérature ou l’art, manifeste partout les instincts et le travail de la femme livrée à soi. Par cette inspiration, achèveront de s’expliquer bien des traits relevés dans nos précédentes analyses, comme aussi ou en pourrait déduire, si on le voulait, les intimes caractères du romantisme105.
Il n’est pas besoin de démontrer la part d’une élite de femmes dans la civilisation de l’ancienne France.
Tant de noms illustres et charmants parlent assez haut. J’avais, depuis les cours d’amour jusqu’aux « ruelles », leur action ne s’était exercée que sur la sociabilité et les mœurs. Par là elle atteignait indirectement les plus hauts objets. Car, si la seule fin positive de la religion et de la morale, c’est de former des caractères, d’ordonner et d’ennoblir les rapports des hommes entre eux, le tact féminin, juge si rapide et si sûr de certaines des qualités d’un honnête homme, si habile à faire ressentir et à redresser certaines bévues de principes et de sentiments, est comme une critique souriante et inconsciente, ingénue mais toujours active, des égarements de l’esprit d’utopie ou de système en tout ce qui louche à la vie. Ce pouvoir des femmes dans notre ancienne civilisation, elles l’exerçaient donc à leur place et par leurs arts naturels de femmes. Celles qui étaient auteurs ont laissé des lettres, des mémoires, des romans, n’écrivant que de ce qu’elles étaient, dans la réalité même, inimitables à manier et à animer.
C’est d’une bien autre sorte d’empire féminin que nous parlons Julie l’inaugure. Elle introduit chez nous le type de la prêcheuse, de la philosophe. Que Fontenelle en 1686 eût mis (bien ingénieusement) le moderne système du monde à la portée des dames, que cinquante ans plus tard elles bavardassent sur la question des grains, ce ne sont pas nouveautés de tant de conséquence qu’on le dit. Au XVIIe siècle, Mme de Grignan savait son Descartes et tous les salons s’échauffaient sur les propositions de Jansenius. Ce sont là phénomènes de curiosité et de mode dont la chaîne se pourrait suivre jusqu’aujourd’hui. Julie est une révolution. Elle porte sur un tout autre plan et destine à un tout autre objet que celui qui lui avait été façonné par des mœurs conformes à la raison et aux grâces, l’être intellectuel et social de la femme supérieure. Elle prend possession directe du gouvernement religieux et moral. Les hommes qui l’entourent subordonnent leur conscience à son inspiration et font après elle les étapes philosophiques et mystiques de son âme. Elle méprise l’amour tout en le faisant, non pas, comme telles héroïnes de Crébillon fils, en rouée trop spirituelle, mais en tant que platonicienne. Aussi a-t-elle choisi de tous les amants possibles le plus inférieur par position et le plus débile par caractère, misérable matière où elle projette quelque chose de sa transcendance. « Il me sembla que mes sens ne servaient que d’organes il des sentiments plus nobles et j’aimai dans vous moins ce que j’y voyais que ce que je croyais sentir en moi-même106. » A quoi Saint Preux eût pu dignement répondre par cette modeste demande de certificat que son pair moral Adolphe adresse à une dame adorée : « Je crois que vous y verrez partout (dans sa vie) que j’ai le sens du bien et du mal107 » Julie et Saint-Preux, c’est le prototype, qui, pour le rapport essentiel des personnalités, ne variera guère, du couple romantique. On le retrouve identique au fond soixante-dix ans plus tard dans le roman de Lelia et, quant aux hautes intentions et arrangements de la dame, sinon certes quant à l’avilissement du faible amant, dans la réelle aventure de Venise.
Une jeune Française, contemporaine de Rousseau, Mme de la Tour-Franqueville, désirant être, pour le côté idéal, une Julie, entreprit de se faire diriger par le maître. Elle n’en reçut guère que des bourrades. Touchante méprise d’une alouette gauloise. Il fallait pour ce personnage une lourdeur de sang qui n’est pas de chez nous. L’illustre réalisatrice de Julie, je ne veux pas dire dans le domaine privé, mais par le libre épanouissement religieux, moral, philosophique, esthétique, de la personnalité féminine, par la libre expansion du génie féminin dans tous les ordres d’idées et de sentiments généraux, l’auteur de Delphine, de Corinne, de l’Allemagne, est d’origine germanique. Et celle qui après elle, avec beaucoup moins de continuité, par incursions frémissantes, lança son cœur au bouleversement, elle disait : à la rénovation, de tous les principes, George Sand était de race très mêlée. Qu’on se garde de lire ici un jugement sur ces deux admirables femmes. Ce caractère est loin de les épuiser. Jusque des pages de fatras de Mme de Staël on extrairait des choses presque exquises, presque pures et naturelles. Et qui songe à nier l’incomparable poésie de George Sand ? Leur magnifique multiplicité — la multiplicité, ce péril vital pour l’homme — les sauve. Nous l’avons dit : elles ne peuvent pas être corrompues.
Ce qui nous importe ici, c’est de ce féminisme transcendant le principe négatif, la dévirilisation de l’homme, le fléchissement de la raison sous la spontanéité, la dispersion dans le sentiment par l’abdication des énergies organisatrices et constructives. Nous n’écrivons pas un chapitre de la physiologie de la femme. C’est un homme qui a inventé Julie. La femme, à jouer, comme disait : Mme de Staël, « l’esprit penseur », n’est que tumultueuse et intempestive. Ecoutez-la bien ! Presque toujours sous ce fatras vous percevez de jolis cris d’oiseaux. C’est, imprégnant des intelligences d’homme, qu’une philosophie féminine est un poison. Nous voulons observer la corruption résultée pour les sentiments, les mœurs et les idées, de leur total abandon il l’esprit féminin.
II
On s’étonne peut-être que nous fassions remonter à Mme de Staël cette usurpation. N’est-ce pas une stoïcienne ? Fontanes la traitait de « quaker ». Il la traite aussi de « bacchante ». Je reconnais qu’il n’a manqué à Epictète que d’exister du temps de Mme de Staël (ou de George Sand) pour être le conseiller spirituel de ces illustres personnes. Elles ne se fussent pas fait suivre dans sa cellule de Benjamin Constant ou de Musset. On les devine écoutant les centons du solitaire sur la béatitude de l’âme affranchie des passions et rédigeant la leçon, comme si elles ne pensaient jamais autrement, avec une abondance et un pathétique infinis qui inquiètent et flattent le maître. La différence d’habitudes entre les interlocuteurs qu’on s’imagine est assez grande. Mais comment ne s’entendraient-ils pas ? Ils cherchent la même chose : la félicité sur terre. L’objet de la discipline stoïcienne, c’est le bonheur. Le De vitâ beatâ de Sénèque pourrait céder son titre à tous les traités qu’elle à inspirés. Le titre du premier ouvrage de Mme de Staël : De l’influence des Passions sur le Bonheur, exprime la préoccupation à laquelle son esprit ramène tout.
« Personne, a dit Pascal (prêtons à cette banalité la force d’un tel esprit) ne peut ne pas désirer d’être heureux aa ». Mais il n’est pas de désir qui résiste moins à l’examen de l’intelligence, ni soit plus ruineux à l’énergie de la volonté, les passions étant à la fois le moyen nécessaire du bonheur et ses pires ennemies, et toute activité étant lutte. N’entrons pas dans les tortuosités du vocabulaire stoïcien : une béatitude sans jouissances nous est plus que suspecte. Diogène dans son tonneau nous paraît le plus inquiet des hommes. Le bonheur, idée d’un certain rapport permanent entre ces deux facteurs essentiellement mobiles : la sensibilité et les circonstances, est la plus inconsistante des abstractions. Le propre d’un homme sain est l’harmonie des réactions avec les impressions, des idées avec la réalité. Une vie de relation suffisamment active l’empêche de sombrer au fond de lui-même, déplorable aventure dont l’abandon de la conscience à un certain jugement d’ensemble (nécessairement pessimiste) de l’existence, ou, ce qui revient au même, à un certain vœu général (nécessairement endémonique) à son sujet, est un symptôme qui ne trompe pas, Chez un adulte, l’appel au bonheur est morbide, le mot seul désoblige comme un gémissement. Définissons le bonheur : tout ce qu’inspirent d’indéterminé il une imagination voluptueuse des états d’alanguissement et de sujétion.
De tels états, un homme ne doit guère se les passer. Ne les faut-il interpréter avec plus de douceur par rapport à la physiologie féminine ? Ce n’est peut-être qu’une inévitable erreur de termes de la part d’une femme, que de demander le bonheur. Sa nature même porte de vagues et profondes sensations d’insatisfaction, d’instabilité, d’attente, qui peuvent, sous le contre-sens d’une personnalité trop forte et d’une imagination trop grande, se monter jusqu’à une magnifique avidité. Génie, si l’on veut. Mais qui ne voit le péril de laisser accaparer par un génie d’une subjectivité aussi despotique l’empire des idées générales ? Mme de Staël engage dans les élans démesurés de sa sensibilité jusqu’aux destinées de son siècle et de la civilisation. « Oui, s’écrie sa préface, dans ce siècle où l’espoir du bonheur a soulevé la race humaine »108 Soulevé ? Et son livre est une longue plainte. Elle appelle philosophie les états de conscience fatigués et mélancoliques, la diffusion infinie de ses lassitudes ;
Le philosophe, par un grand acte de courage, ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus du tout vers un objet unique et jouit des douces impressions que chacune de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément109.
Vraiment est-ce « le philosophe », cet esprit dissous et impuissant ? ce lâche esprit ? La philosophie, degré suprême de liberté et, de lucidité de l’intelligence n’est pas faite, nous semble-t-il, pour s’inspirer des mécontentements et des énervements de l’homme, mais bien de la nature des choses.
L’idée du bonheur, voilà le dissolvant qui coule dans l’œuvre entière de Mme de Staël, le dissolvant féminin. Le défaut d’eurythmie et l’empâtement de style de Delphine et de Corinne rend ces gros romans peu pernicieux. Mais la décence des mœurs et l’esprit raisonneur de l’écrivain permettent de lire dans le désordre des sentiments et des idées, bien mieux qu’on ne le pourrait à travers les frénésies hommes et l’orgie verbale qui prévaudront vers 1830 dans les ouvrages de même inspiration, tel Lelia.
Delphine et Corinne, c’est la conjuration des règles sociales contre le bonheur d’une femme, c’est la médiocrité des lois et des coutumes opposée à la sublimité du génie individuel. Plus particulièrement, Delphine revendique, contre les tyrannies d’une religion organisée et organisatrice, la religion spontanée du cœur. Placées toutes deux dans une position irrégulière, l’une par les conséquences d’une franchise d’âme et d’une bonté sans calcul, l’autre par le public exercice de son talent de poète, parfaitement vertueuses d’ailleurs et de haute naissance, elles ont le malheur d’aimer un homme chez qui la passion pour elles est combattue par le respect de l’opinion. Laissons là l’intrigue et le détail. La fadeur de ces romans (et qu’on y réfléchisse, c’est ce qui en fait aussi le manque de volupté) c’est l’absence de tout sentiment de fatalité, cette épaisse illusion partout présente, qu’il n’y a entre ces êtres et la félicité qu’un obstacle social et que cet obstacle est factice.
En dehors de la volupté innocente de Daphnis et Chloé, quand l’âme est plus engagée dans la chair que chez ces adolescents, je suis choqué de toutes les façons par une conception optimiste de l’amour. Il y a quelque chose d’écœurant, à peindre la passion satisfaite comme une plénitude de délices. A cet égard la vie de Mme de Staël valait mieux que ses idées. La jalousie n’est-elle pas le ferment cruel de la passion ? Par combien de fibres deux êtres, dans la plus ardente étreinte, se touchent-ils ? Cette disproportion misérable de l’homme avec le plus fort de ses sentiments s’accroît encore, quand la sensibilité a été trop touchée des aspirations chrétiennes et de l’idéal de constance chevaleresque. On se jure l’absolu, l’éternité, et l’on dévore le fruit d’une saison. Que les amants se trompent eux-mêmes ! Mais comment nommer la lyrique cécité de ce personnage qui joue dans Delphine l’homme d’expérience, l’homme religieux, le moraliste, et qui, conseillant à un gentilhomme chargé de devoirs et de scrupules de rompre avec eux, c’est-à-dire avec une partie de lui-même, cautionne à cette condition la béatitude d’une existence :
Croyez-moi, les rapports continuels avec les hommes troublent les lumières de l’esprit, étouffent dans l’âme les principes de l’énergie et de l’élévation… le talent, l’amour, la moraleab, ces feux du ciel ne s’enflamment que dans la solitude… Léonce, vous : pouvez être heureux dans la retraite, vous le serez avec Delphine… L’intention du Créateur ne se manifeste qu’obscurément dans toutes les combinaisons de la société, que les passions et les intérêts ont compliquées de tant de manières ; mais le but sublime d’un Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre cœur, vous le comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l’adorerez aux pieds de Delphine110 !
Le dégoût de ce pathos nous ramène avec piété à nos vieux classiques si avertis de la « contradiction » de l’amour. Alceste n’a connu que le sonnet d’Oronte. Qu’eût-il pensé de cette lymphe de sensibilité allemande ? Chez nos poètes, un feu tragique ou le sel de l’ironie donnent toute leur énergie aux passions. Ils ne les peignent que contrariées ; elles ne sont belles qu’ainsi. Les difficultés, que la société et l’opinion opposent aux vœux de l’amour sont des innocentes, comparées aux poisons qu’il porte en lui-même. Les lois brutales qui disjoignent les amants leur font au moins cette grâce de les séparer entiers encore, avant l’humiliation des lassitudes et le triste labeur des mensonges. Mesurons l’étendue d’une décomposition morale à la distance qui sépare Delphine de la Princesse de Clèves. Selon l’esthétique des romantiques, qui ne perçoivent la couleur que criarde, et la pensée que forcée ce livre aurait le charme d’un vieux pastel. Quelle erreur ! Il est aigu, il est de toujours. L’auteur a connu les journées enivrées de l’amour et ses magnifiques sourires ; mais il en sait aussi l’essence mortelle. Quand, Mme de Clèves devenue libre, son jeune amant accourt lui offrir le bonheur, elle n’ose accepter le brillant présent par-delà lequel elle a appris à voir ce qu’il ne voit pas : la vie. Ainsi leurs amours furent parfaites.
Il manque à ces âmes bien nées la ressource qu’ont les personnages de Mme de Staël, de confondre l’amour avec la vertu. Ceux-ci ne nomment jamais l’un sans l’autre, et c’est pour y enchaîner, sans reprendre souffle, morale, ciel, religion et Dieu. Ce sont là leurs litanies. Eux-mêmes sont des anges ou du moins ne s’accordent pas d’estime hors de l’état angélique. Ils n’admettent la vertu que spontanée.
Et qu’est-elle autre chose, demande la bonne Delphine, que la continuité des mouvements généreux ? Celui qui n’a jamais besoin de consulter ses devoirs, parce qu’il peut se fier à tous ses mouvements… celui-là est l’homme vraiment vertueux111 .
C’est une orgie de vertu. La justice ? Mme de Staël n’a pour elle qu’une faible estime. « Elle dégage de la bienfaisance. » La bienfaisance ? « Elle dégage de la générosité. » Le devoir énoncé en principes et maximes ? Il empêche d’obéir à l’ineffable. Kant aussi trouve toute la morale dans l’homme intérieur. Mais ne la concevant que sous forme de règle rigide, il réduit celui-ci à une abstraction. Un homme-abstraction serait peu goûté de Delphine et de Corinne moins rogues appréciatrices des fièvres d’un cœur mâle. Si leurs amants sont trop captifs, au gré de leurs vœux, dès attaches terrestres de l’opinion et de la coutume, leur zèle infatigable s’emploie pendant cinq cents pages et les rendre célestes. Passionnées, convertisseuses, aimables, si elles n’étaient si éloquentes ! A leur école, on pratiquerait quelque temps la vertu avec plaisir. Et ne faut-il pas être haussé jusqu’à cette perfection, dans un « système » qui considère la « liberté absolue de l’être moral comme son premier bien ».
A quarante ans, Mme de Staël fit une espèce de conversion et revint à une forme plus apaisée des idées religieuses.
III
Goethe a dit d’elle « qu’elle n’avait aucune notion du devoir ». Non seulement son moralisme lyrique n’est que la divinisation des états passionnels, mais elle excelle à jeter sur toute règle des mœurs et des opinions, recommandée d’une autre autorité que le sens propre, le discrédit du au pharisaïsme et à l’indigence de l’âme. A l’entendre, la règle c’est la négation de la magnanimité. Nous ne nous attarderons pas à démontrer qu’il n’y a pas de milieu entre la pure anarchie des mœurs et des idées qui s’y rapportent, et la reconnaissance d’un ordre général fondé sur l’intérêt général des hommes en société, et qui ne peut donc être apprécié, dans son ensemble comme dans ses détails, que par la raison objective et impersonnelle.
L’effet le plus redoutable de cette inspiration féminine, ce n’est peut-être pas d’obscurcir la raison. C’est de goûter le cœur. Quand, l’imagination infectée de cette mauvaise littérature, on a gardé néanmoins assez de lucidité pour reconnaître l’antinomie radicale de ces tendances avec une conception normale et ordonnée de la vie, il reste à devenir l’homme de ce jugement, à éprouver la passion de l’ordre et le dégoût de ce qui y insulte. Tout éclaircissement de l’intellect est stérile, que n’accompagne pas un assainissement de la sensibilité, On n’est fidèle avec constance qu’à ce qu’on aime. Et comme nous ne pouvons être attachés qu’à notre bien propre, il faut, pour vivre conformément à un ordre général, sentir en lui notre soutien personnel. Ne reprochons pas tant aux héroïnes de Mme de Staël de se chérir infiniment que de se chérir, avec confusion.
La lutte douce et acharnée poursuivie par Delphine et Corinne avec leurs nerveux amants, c’est la lutte de l’instinct contre l’éducation. La perpétuelle insinuation de l’auteur, c’est qu’en sacrifiant les vœux de l’amour à des exigences sociales, ces jeunes hommes immolent un sentiment plus généreux à un moins généreux, un sentiment hardi et large qui marque à leur personnalité la voie de sa pleine expansion, à un timide, qui la domine. Cependant (et on ne vise pas ici l’espèce particulière, mais le principe) la croissance d’un homme civilisé est tellement dépendante des institutions et des mœurs, que le plus ardent dévouement à ces impersonnelles réalités n’a rien d’égaré ni de mystique : c’est un intérêt vital. L’instinct, il est vrai, ne suffit pas à nous en avertir, mais l’éducation est là pour nous y rendre sensibles. Si le but de toute éducation est de créer l’harmonie des sentiments et de la raison, l’éducation de l’élite humaine est celle qui, passionnant l’individu pour des intérêts généraux de rang, de fonction, de culture, de religion, de civisme, qu’aperçoit une raison plus étendue, les lui fait ressentir, qu’il soit ou ne soit pas personnellement en cause, comme sa chose propre. La sensibilité doit-elle être laissée à l’état de végétation spontanée, ou réaliser une hiérarchie d’affections calculée sur l’ordre nécessaire de la vie ? Dans la première hypothèse le mot éducation doit être rayé du vocabulaire humain.
Les affections individuelles qui tiennent de près à l’instinct sont des avocats toujours puissants, et Mme de Staël peut bien se fier à leur feu naturel de plaider brillamment son procès. Les affections générales dont l’entretien réclame au contraire la bonne organisation des pouvoirs politiques et sociaux, sont sujettes à des périodes de défaillance, et parfois l’histoire les a vues s’effacer presque de nos âmes. On voudrait ici en rappeler la beauté, répéter avec les temps les plus illustres du genre humain, que l’amour n’est pas la seule direction des enthousiasmes virils, ni la sensibilité aux joies et aux douleurs des individus, la plus noble espèce de sensibilité.
IV
La confusion des idées contenue dans une telle littérature, physiologiquement moins dangereuse que cette perversion affective, équivaut à la dissolution de l’intelligence. Un génie féminin, si anarchique soit-il, est toujours femme et aime avoir le bon Dieu pour soi. Mme de Staël revêt des attributs de la morale, de la religion et de la vérité philosophique les ardentes émotions de son cœur. On ne nie point la belle abondance de cette nature. Mais la morale, la religion, la philosophie sont des disciplines. Comment ce qui n’a pour raison d’être que de régler les passions, de façonner l’homme naturel et spontané eu homme civilisé et maître de lui-même, serait-il de même essence que la spontanéité et les passions ? La logique et la langue française sortent brisées de cette perpétuelle identification des contraires. Rousseau, au prix de prémisses fabuleuses, de définitions arbitraires, sauve du moins son expression du chaos de ses conceptions ; le sens qu’il prête à la plupart des termes abstrait est factice, obscur, mais garde une certaine constance. Il pervertit la pensée, mais non pas la langue. Quand Mme de Staël veut qu’une chose en soit une autre, elle n’y met pas tant d’artifice, elle les jette ensemble dans un pêle-mêle tempétueux et passionné. On peul lui trouver des mérites là où elle peint ou raconte, mais dès qu’elle « pense » (et la philosophe enragée ne s’efface jamais pour longtemps), je conteste presque toujours à son écriture d’être du français. Je l’ouvre au hasard et je demande quelle sorte de logique dans l’enchaînement des idées, quelle fidélité au sens des mots on peut bien trouver dans des phrases telles que les suivantes :
Le talent, l’amour, la morale, ces feux du ciel ne s’enflamment que dans la solitude.
La morale et le bonheurac sont inséparables quand les combinaisons factices de la société ne viennent pas millier leur poison à la vie naturelle…
Entre Dieu et l’amourad, je ne reconnais d’autre médiateur que la conscience.
Les pensées qui peuvent être offertesae sous le double aspect du sentiment et de l’Imagmation sont des pensées premières dans l’ordre moral.
Il n’y a que le génie du sentimentaf…. qui puisse porter la conviction au-delà des limites de la raison humaine. Le sentiment de l’infiniag, tel que l’imagination et le cœur l’éprouvent, est positif et créateur. Quand nous nous livrons en entierah aux réflexions, aux images, aux désirs qui dépassent les limites de l’experience, c’est alors seulement que nous respirons.
Hé ! je ne suis pas assez borné pour ignorer que ces sentences inintelligibles ont un sens tout de même. Ce sont soupirs, langueurs, malaises, épanchements, espérances, regrets. Et comme ces états de conscience sont chez la généreuse femme particulièrement orageux, elle se persuade, théologienne qu’elle est, qu’il y a du métaphysique et du divin.
Ce n’est pas que l’on veuille recommander la platitude ou la rusticité dans le sentiment, égales offenses au naturel qui est le beau même. Mais c’est le malheur de ces emphases d’irriter en nous un gros bon sens et d’appeler la revanche de Molière. Elles sont avant tout vulgaires. Mais le cœur de Mme de Staël valait, répétons-le, infiniment mieux que son esprit. Sensualisme des idées, métaphysique des émotions, matérialisme mystique, bestialité lyrique, ainsi pourrait-on définir la tare, disons mieux ; la pourriture romantique de l’intelligence. Qu’on cite donc une des pages « philosophiques » de George Sand qui échappe à cette appréciation. Et dans laquelle de ses plus triviales émotions, Michelet (on prend exprès cette merveilleuse organisation d’artiste) ne sent-il pas tressaillir l’Esprit Saint ? Cet horrible mélange des choses n’est-il pas toute la philosophie d’un Quinet, d’un Pierre Leroux ? Ils disent Religion, Humanité, Infini, et ils ne parlent que de leur propre cœur. Et leur cœur, où ils veulent tout faire tenir, est un chaos. Nous recherchons ici les sources. Bornons-nous à ouvrir une perspective, sur cet immense marécage de la pensée romantique au XIXe siècle. Non moins que par sa confusion, l’idéologie féminine est désorganisatrice par sa multiplicité. Ce qui consomme, à nos yeux, la disqualification intellectuelle de Mme de Staël, c’est le nombre de pensées fortes et saines qu’on trouve chez elle. Elles sont signées Constant, Schlegel, Goethe, Schiller, Fauriel, Bonstetten, Barante etc. Quel homme supérieur de son époque (Goethe fut le plus réfractaire) n’a-t-elle pas stimulé à se déployer pour elle ? (George Sand, avec son Michel de Bourges et son Pierre Leroux, fut moins bien partagée.) Mais il est inquiétant qu’un esprit capable d’entrer si exactement dans des vues rationnelles et étudiées, n’en retienne aucune défiance quant à l’impulsivité coutumière de ses propres démarches et prenne, l’instant d’après, précisément l’opinion qu’il vient implicitement d’exclure. C’est sans doute que la perception même des idées est fort vive chez la femme ; aussi font-elles d’excellents critiques spontanés. Mais la mémoire intellectuelle semble bien leur faire défaut. Leur pensée est, pour ainsi dire, toujours vierge. Quand Littré dit que la contradiction est le plus grand mal de notre époque, quand Auguste Comte constate le prodigieux talent de tant d’écrivains du XIXe siècle à exposer ce qu’ils ne comprennent pas, ils visent assurément ce moderne impressionnisme intellectuel, cette virtuosité vaine, capable d’entrer dans les doctrines et dans les arguments les plus solides, mais sans jamais se sentir sujet de leurs conséquences, même les plus rigoureuses, sans jamais percevoir que ceci soit plus fort, plus logique, plus éprouvé et mieux établi que le contraire. Il ne faut pas en vouloir à la femme la plus intelligente, si l’on n’est pas sûr avec elle que les idées soient des idées, les propositions, des propositions, et non pas d’agréables tourbillons. Mais le sexe fort manque de toutes les grâces qui donnent du prix à cette mimique endiablée.
Chapitre VIII.
De la part du romantisme dans la poésie de Lamartine
De Jean-Jacques Rousseau à Mme de Staël, les écrivains que je viens d’étudier sont généralement considérés par les historiens de la littérature comme les « précurseurs » du Romantisme. Je pense avoir montré que ces génies sans timidité n’ébauchent pas seulement, mais consomment, poussent à l’extrême les dispositions de sensibilité qu’il faut désigner par ce mot. Il appartiendra à la littérature de 1830, que l’usage et la tradition appellent proprement « romantique », d’achever cette révolution morale en portant dans les idées un désordre correspondant à celui que nous venons d’observer dans les sentiments, et qui n’en sera, à vrai dire, que le prolongement intellectuel.
Entre l’avènement de cette littérature, que la date de 1830 n’inaugure pas précisément, mais affirme avec un brusque éclat, et les retraites littéraires de Chateaubriand et de Mme de Staël, se place la carrière poétique de Lamartine. Si soucieux que nous soyons de suivre, dans cette investigation psychologique d’une révolution de la nature humaine, l’ordre historique des manifestations successives qui en composeront le tableau complet, nos obligations demeurent fort distinctes de celles des historiens littéraires. Le génie de Lamartine, l’importance de son œuvre ne nous imposent pas de nous arrêter à lui, si, sans pouvoir certes être rangé parmi les antagonistes du courant romantique, il n’a d’antre part révélé ni développé aucun élément nouveau de la sensibilité romantique, si sa poésie n’est, par rapport aux thèmes de cette sensibilité qu’un écho merveilleusement musical.
Ni réacteur contre le romantisme, ni créateur d’un fief à lui dans l’empire romantique, où serait donc l’originalité de ce grand poète ? Dans la réunion des deux dispositions d’âme et des deux directions de pensée les plus contraires entre elles : d’une part, la sensibilité romantique, telle que je viens d’en analyser les affections et tendances constitutives ; d’autre part, ce que j’appellerai la grande ingénuité homérique. Oui, il me semble que Lamartine, destiné par les plus nobles et les plus heureuses parties de son naturel à se ranger dans la lignée de ceux dont un ancien scoliaste disait « Gloire aux seuls homéridesai », de ces poètes qui chantent le vrai et l’éternel de la nature et de l’existence humaine, Homère lui-même, Virgile, Gœthe, Mistral, il me semble, dis-je, que Lamartine a été à demi dissipé et gâté, jeté dans le vain et dans le faux, par l’influence des sentiments et des passions qui triomphaient depuis Jean-Jacques dans la plus illustre portion de la littérature française.
Le poète qui, en 1819, à l’aurore de sa célébrité, mais à l’apogée de son talent, écrivait ces vers :
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;Et moi je suis semblable à la feuille flétrie :Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !
ce poète n’était peut-être pas René ; mais il en avait profondément subi la séduction, qui ne laisse complètement intacte aucune des parties d’un cœur ou d’un esprit où elle a pénétré, qui ne laisse aucune place à la parfaite pureté du naturel dans le sentiment et la notion de la vie. Et ce n’est pas seulement Chateaubriand, c’est Rousseau, c’est Senancour, qui ont coulé de bonne heure, pour n’en jamais sortir, dans les veines de Lamartine. Toutes les chimères, toutes les nostalgies de la passion et de l’imagination, auxquelles ces maîtres ont fait un haut sort poétique et que nous avons relevées, nous les trouvons dans son œuvre et dans sa carrière publique, interposant un voile fallacieux et brillant entre sa pensée ou sa volonté et les réalités, brouillant l’une avec la vision vraie des choses et l’autre avec les conditions objectives de l’action.
Elégiaque qu’on appellerait volontiers divin, nul n’avait jamais chanté avec tant de suavité et d’harmonie le mol enthousiasme de la volupté, la mélancolie de l’espérance, les délicieuses langueurs du souvenir et du rêve amoureux, ni tout ce que la beauté de la nuit, le silence de la terre et le murmure des flots ajoutent d’émotion à l’amour. Mais quand il s’est agi de peindre l’amour lui-même, l’amour au naturel, en dehors de ce halo musical, de cette capiteuse atmosphère de jasmin et d’oranger, l’amour tel que l’éprouve non pas un poète célèbre, mais un sincère cœur de femme, le frémissement de la flèche d’Eros dans la chair, n’a-t-il pas été, je le demande, un peintre bien pâle ou bien faux ? Pâle dans Graziella, où tout ce qui est (qu’on me passe ces expressions barbares) subjectivité ou ambiance, est admirable en soi, mais où la Graziella elle-même, c’est-à-dire la passion, les éléments de pure nature auxquels un Mérimée eût sacrifié tout le reste, est bien faiblement senti et rendu. Faux, quintessencié, prétentieux dans ce Raphaël dont la Julie, terrible phraseuse qui « élève l’amour au-dessus de l’abjecte nature des sensations vulgaires, à la hauteur d’une pensée pure », qui, jusque-là disciple d’Holbach, trouve dans les beaux yeux et les beaux cheveux de son jeune amant, la preuve de l’existence de « Dieu », mériterait qu’on lui fredonnât les plus vifs couplets de Parny.
Tout comme chez Chateaubriand, n’arrive-t-il pas chez Lamartine qu’une certaine inspiration trop envahissante de volupté et aussi une sorte de narcissisme ravi mêlent à J’expression de sentiments humains autres que l’amour et qui exigent pour des raisons plus délicates encore la vérité, des touches peu séantes ? Ne voit-on pas dans les Confidences, dans Jocelyn, un fils détailler avec une désobligeante insistance, avec une trop caressante science de pinceau, la beauté de sa mère ? Un fils ne peut s’empêcher d’apercevoir, de ressentir, dirai-je même, que sa mère est belle : mais que ce sentiment se fonde dans celui d’une douce influence générale et ne constitue pas un élément séparé !
Comme Chateaubriand encore, mais surtout comme Rousseau, et pour des raisons psychologiques assez semblables, Lamartine ne s’est-il pas montré toujours impuissant à peindre un caractère ? Ses personnages romanesques ou historiques sont de véritables chaos d’impossibilités morales. Analysant lui-même avec beaucoup de perspicacité, dans une page de Raphaël, les contradictions du caractère prêté à Mme de Warens par l’auteur des Confessions, il en est si déconcerté qu’il les attribue à un « mystère dans la main égarée du poète », Mais ce mystère, c’est-à-dire l’avis de son propre caprice substitué à celui de la nature, égare sa main aussi ; et, par exemple, le portrait de Brissot dans l’Histoire des Girondins n’est pas plus absurde que tous les autres portraits de Lamartine. Brissot « a traîné sa misère et sa vanité au milieu de Paris et de Londres, dans ces sentines d’infamies où pullulent les aventuriers et les pamphlétaires ». Il en est sorti « un intrigant » et « souillé ». Il a « l’ambition d’un homme impatient avec l’indécision d’un homme qui flaire le vent » ; il « flatte l’avenir en allant plus vite que le pas même des factions. » Eh bien ! ce même personnage dans la même page rebondit de son cloaque jusqu’au ciel : il a « foi à la liberté, à la vérité, à la vertu » et « dans l’âme ce dévouement sans réserve à l’humanité, qui est la charité des philosophes ».
Comme chez Rousseau et Mme de Staël, le sentiment religieux n’est-il pas, souvent du moins, chez Lamartine, chose assez trouble, assez mêlée aux vapeurs des sens et de l’imagination physique ? Ne lui arrive-t-il pas de prendre pour spiritualisme et platonisme un sensualisme infiniment et vaguement épandu ?
Enfin, s’il fallait résumer d’un seul mot, ramener à un unique principe ces diverses manifestations de l’imprégnation romantique de Lamartine, je dirais : paresse, paresse glorieuse et magnifique, paresse enivrée, si l’on veut, mais qui, en tout cas, a condamné à un demi-avortement ce beau génie. Les plus riches facultés naturelles ont besoin, pour produire œuvre viable, d’une culture. Et qu’est-ce que la culture des facultés, sinon la méditation et l’approfondissement des réalités ? Le romantisme systématise, glorifie, divinise l’abandon au pur subjectivisme, Or, même un ange ne saurait confier Son esprit aux conseils de la pure subjectivité, sans devenir un esprit faux, puisqu’il n’y a rien d’angélique en ce monde. La Muse de Lamartine n’aime pas qu’elle-même (je vais le dire) ; mais elle s’aime trop ; elle aime trop certaine mélodie, certain tissu d’or et d’azur qui se déroulent de son sein comme par miracle. Volontiers, elle se persuade d’avoir peint les êtres et les choses, quand, d’un mouvement dont le négligé peut avoir bien de la magnificence et de la grâce, elle les en a drapés. Il y a là le principe d’une continuelle illusion et l’on arrive bientôt, avec ce procédé, à prendre pour la force de l’expression la prodigalité des moyens d’expression. Il est nécessaire que l’imagination d’un artiste, pour s’égaler aux amples et hauts sujets, porte et balance en elle cette richesse d’éléments colorés et sonores, de mouvements émotionnels. Mais que ces éléments intérieurs, émanés des nerfs et du sang ou recueillis sans cesse du plus exquis de la perception sensible et morale, soient affectés à des constructions où l’artiste observe profondément les lois mêmes selon lesquelles la nature compose les réalités ! Que la sensibilité et la passion poétiques mettent dans le vrai cette « délectation » dont parle Poussin, sans laquelle il n’y a pas d’art. Qu’elles ne se proposent pas elles mêmes directement et à flots à la délectation ! Plus savoureuse et capiteuse à l’impression première que la « sobriété » de nos vieux classiques, la volupté ne tarderait pas alors à se détruire elle-même.
Oui, quand j’ouvre les Harmonies, les Recueillements, Jocelyn, Raphaël, la Chute d’un ange, les Girondins, la « splendeur du faux » et ses fatigantes délices me gâtent à tout instant d’authentiques beautés. Je suis très sûr que tous les admirateurs de Lamartine éprouvent le même combat entre l’agacement et le charme. Mais quand je pense au poète, Un peu loin de la lecture, quand je pense, non à tel ou tel ouvrage, telle ou telle conception de Lamartine, mais à Lamartine, pourquoi en reçois-je une impression toute contraire ? En lui aussi, je crois sentir le grand et serein naturel des classiques, une sensibilité ample et pure, une abondante faculté d’amour sans caprice, une âme de lumière qui ne porte en elle aucun secret et honteux intérêt à troubler le sincère reflet des choses, à en fêler la répercussion, « transparente enfin, comme elle dit elle-même, à toute la beauté » éparse dans les œuvres de Dieu. » C’est là un Lamartine natif qui n’a pas donné ses fruits, puisque en fait il étale, il a été étalant de plus en plus les défauts opposés à ces vertus. Mais quels beaux vestiges il en subsiste !
Tout d’abord l’ampleur même, la suave et majestueuse lucidité des premières élégies de Lamartine (ses seules œuvres pures) sont, dans le genre en lui-même le moins homérique, quelque chose d’homérique. Repris par lui, les plus anciens lieux communs du sentiment, — du sentiment non immédiat et aux prises avec l’objet mais déjà rêveur, et à certaine distance de l’objet s’enrichissent de consonances qui semblaient avoir dormi jusque là, et cependant d’une facilité divine. Des chants comme le Lac, Ischia, le Golfe de Baïa, à Elvire, sont tirés d’une corde éternelle d’où tombent, une il une, et chacune achevant toute sa vibration avant qu’une autre suive, des notes éternelles. Ou ce sont, si l’on veut, des ondes qui se pressent et se multiplient, jusqu’à couvrir bientôt toute j’étendue, mais sans confusion et gardant chacune, sous l’œil ravi, la glorieuse douceur de ses reflets propres : créations dont on conçoit que les beaux golfes siciliens forment le cadre favori, car elles participent du mouvement et de l’immobilité.
Mais cette pureté de naturel, Lamartine ne l’a pas portée seulement dans la peinture de l’égoïste volupté juvénile. Pendant que le romantisme « égarait sa main » comme peintre des passions et des caractères, comme historien et homme politique, les thèmes antiques et familiers de la commune existence domestique et sociale, la maison, la famille, le village, le travail, les tombes, la religion lui parlaient poétiquement. Après le violon de Naples et de Sorrente, il écoutait, de sa tour de Milly, la cloche qui sonne la naissance, les fêtes et la mort. Dans la Lettre préface des Recueillements il délimite avec la plus belle grâce le domaine intérieur où il se réfugiait aux vacances et où le siècle ne pénétrait pas. Des fragments tels que les Laboureurs dans Jocelyn, les pages consacrées à la vie des pêcheurs napolitains dans Graziella, à l’enfance à la jeunesse du poète lui-même dans Milly ou la Terre natale, la Cloche du Village, la Vigne et la maison, et tant d’autres morceaux sur ces objets agrestes, sur ces circonstances élémentaires et universellement touchantes de la vie humaine qui ne passent pas, quand tout passe, ou qui renaissent toujours, n’appartiennent ils pas à cette poésie dont l’Odyssée est, en quelque sorte, la « somme » et qui a produit dans l’époque moderne (si peu propice) Hermann et Dorothée, Mireille, le Poème du Rhône ? Si jusque dans ces pages l’« homéride » se dégage suffisamment du romantique, si les feux du caprice, les éclairs aventureux d’une improvisation impatiente ne se substituent pas souvent à la loyale et limpide lumière des choses, il appartient au critique littéraire d’opérer ce délicat départ. Mais l’harmonieuse et sereine impression d’ensemble subsiste en dépit de tant de taches si bien faites pour l’éclipser. Le beau naturel de Lamartine perce à travers toutes ses erreurs. Sans insister davantage sur un jugement dont je ne prétends avoir qu’effleuré les motifs, j’en ai dit assez, je suppose, pour faire admettre l’inutilité d’une étude particulière de Lamartine dans un ouvrage qui a pour but de définir et d’épuiser l’essence du romantisme.
Troisième partie.
Les idées romantiques
Introduction.
Caractère général du romantisme depuis 1830
La division d’une analyse du romantisme en deux parties (sentiments idées) a été justifiée précédemment par une convenance de méthode. Elle offre en outre, ajoutais-je, cet avantage de correspondre à peu près à la succession historique des manifestations du romantisme. Après Rousseau, Senancour, Constant, Mme de Staël, Chateaubriand, le Romantisme a dit son dernier mot, le plus vif, le plus pathétique, le plus exaspéré, en fait de désordre sentimental. Ni le Sainte Beuve de Joseph Delorme et de Volupté, ni le Vigny de Stello, ni le Musset de Rolla et de la Confession, ne nous ménageraient, après de telles explorations, de découvertes essentielles dans le domaine du cœur. Rêves téméraires de félicité, crainte de la vie réelle, pratique ou nostalgie de la solitude, idolâtrie de la passion, orgueil de la passion, instabilité féminine, culture du caprice, tels sont les égarements où s’épuisent, à la fois par penchant et par système, ces troubles jeunesses. Sainte-Beuve, le plus sincère et le plus secret de tous, de beaucoup le plus intéressant par sa personne, c’est à là fois Senancour, Constant et le Chateaubriand de Combourg, mais un Senancour beaucoup moins innocent, un Constant aussi désolé, mais d’une désolation plus chantante, et se séduisant il son propre lyrisme, un Chateaubriand bourgeois, timide et comme meurtri.
Mon ami, mon ami, que puis-je vous dire ?… En ce moment et plus tard encore, ce sera perpétuellement de même une vie monotone et subtile, des pages blanches, des jours vides, des intervalles immenses pour des riens, des attentes dévorantes et si longues qu’elles uniraient par rendre stupide ; peu d’actes, des sentiments sans fin. Ainsi j’ai vécu : ainsi vont les années fécondes. J’ai peu vu directement, peu pratiqué, je n’ai rien entamé en plein ; mais j’ai côtoyé par les principaux endroit un certain nombre d’existences ; et la mienne propre, je l’ai côtoyée, plutôt que traversée et remplie112…
N’est-ce pas, avec une lucidité de diagnostic dont Senancour n’a pas tout à fait le courage, le mal d’Obermann ?
Et les confessions suivantes, à une certaine palpitation du style près, ne semblent-elles pas sorties de la bouche d’Adolphe ;
Lorsque, après les premières secousses je rentrai en moi-même pour me sonder et m’examiner, il se trouva que ma disposition intérieure s’était défaite toute seule…, mon éternelle pensée d’esclave qui veut fuir m’était revenue113
C’était toujours la même façon ruineuse de pousser à bout au dedans, de nourrir presque en moi la pensée avant l’acte, d’amonceler mille ferments mortels avant de rien produire114.
La tentative de passion avorta115.
Facilité abusive ! versatilité mortelle à toute foi et au véritable amour ! L’âme humaine, sujette à cette fatale habitude, au lieu d’être un foyer persistant et vivant, devient bientôt comme une machine ingénieuse qui s’électrise contrairement en un rien de temps, au gré des circonstances diverses. Le centre, à force de voyager d’un pôle à l’autre, n’existe plus nulle part. Notre personne morale se réduit à n’être qu’un composé délié de courants et de fluides, un amas mobile et tournoyant, une scène commune à mille jeux, espèce de nature, je ne dis pas hypocrite, mais toujours à demi sincère et toujours vaine116.
Est-il besoin de dire que, pour en arriver à une telle incapacité de se prendre à rien, cette âme a dû fatiguer son adolescence à construire imaginairement le bonheur, et s’habituer à prendre les prodigalités de la rêverie pour les promesses de la réalité ? Mais Joseph Delorme, fils d’un petit médecin de province, « élevé au bruit des miracles de l’Empire, amoureux de la splendeur militaire », ne voit pas, comme l’impérieux et fastueux René, une Armide, une reine au faîte des splendeurs de ce monde, venir le chercher « à minuit, au travers des jardins d’orangers, dans les galeries d’un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples et de Messine. » Ses fantômes sont plus modestes.
Il lui semblait que sur un balcon pavoisé, derrière une jalousie entr’ouverte, quelque forme ravissante de jeune fille a demi voilée, quelque longue et gracieuse figure en blanc, se penchait d’en haut pour saluer le vainqueur au passage pour lui sourire117.
Et ces délires de jeune provincial, il ne les poursuit pas sur l’étendue de lu lande bretonne, mais « le long d’un petit sentier118 ».
Par la sensibilité, les romantiques de 1830 ne sont donc à l’égard de leurs illustres prédécesseurs que des héritiers. Aussi l’objet de notre investigation, jusqu’ici appliquée à dès sentiments, va-t-il changer jusqu’à un certain point de nature. Le Romantisme, comme désordre sentimental, nous a manifesté toute son essence, livré tous ses témoignages. Nous n’avons plus à attendre que des redites. Comment se fait-il que la période où nous arrivons et qui nous paraît correspondre à l’épuisement du Romantisme, soit celle à laquelle l’opinion commune et l’usage historique en réservent le nom ?
C’est que le Romantisme ne s’est vulgarisé (qu’alors et que le mot n’a revêtu la chose, depuis longtemps existante et déterminée, qu’au moment où la chose elle-même, devenue vulgaire, li commencé de pénétrer par tous les canaux de la littérature et de l’art dans l’âme de la société française. Il s’est trouvé qu’une ardente génération ; extraordinairement riche en talents, avide d’un renouvellement intellectuel et esthétique, n’a su ou pu voir la sénilité et la mort que dans les survivances, effectivement languissantes, de l’esprit encyclopédique en philosophie, de la forme classique dans les lettres, et s’est imaginé de boire la jeunesse et la vie dans la coupe de Rousseau, de Senancour, de Mme de Staël et de Chateaubriand. Le romantisme français n’avait guère été jusque-là que l’attitude de quelques individualités poétiques hautement curieuses, mais isolées, plus soucieuses de s’offrir en spectacle au public ou li elles-mêmes que de former école (ce qui leur eut donné des semblables) et dont l’œuvre entière garde un caractère autobiographique. Il devient ou est violemment sollicité à devenir (car un tel résultat est le contradictoire, l’impossible) système, programme, centre de ralliement des esprits. Il s’évertue à fournir des idées à la philosophie, une philosophie à l’histoire, des sujets, des caractères, une psychologie au drame et au roman, une doctrine à l’esthétique. Des écrivains du naturel le moins romantique possible, Victor Hugo, G. Sand, jusqu’au bon Dumas, sont entraînés dans ce mouvement et ajoutent à la maladie toute la puissance de leur santé. C’est donc du nom d’explosion ou de tumulte romantique qu’il faudrait appeler la courte époque d’histoire littéraire désignée couramment comme celle du Romantisme. Elle achevée, il poursuivra, sous d’autres aspects, à travers le siècle, son cours dissolvant.
Cependant le romantisme, n’ayant, pour tout fond que les éternelles défaites infligées par la commune expérience de la vie aux aspirations indépendantes d’un individu qui se prend lui-même pour une un et pour un tout, semble ne pouvoir s’exprimer que sous la forme, avouée ou dissimulée, de l’élégie et de la confidence. Comment ce thème aussi monotone qu’inépuisable pourrait-il alimenter des genres littéraires qui ont pour objet la peinture de l’humanité ! Cette contradiction originelle frappait de mort la littérature romantique. Ce sujet fut l’unique sujet de ses poèmes, de ses drames et de ses romans. Elie se travailla à le multiplier et le varier, à l’agrandir en le déguisant sous mille masques. Mais il eût fallu en sortir, s’arracher à la tyrannie, à la petitesse, à la langueur et aux impuissances du Moi. On voulut égaler ses conceptions et ses sentiments aux proportions et au contenu de l’Humanité, de la Société, de la Civilisation, de l’Histoire, de la Nature. Et on commençait par s’en retrancher en quelque sorte ; on n’apercevait l’Humanité, la Société, la Civilisation, l’Histoire et Dieu lui-même, on n’en recevait plus les rayons, que par la fenêtre misérable de l’égoïsme. Il semblait que l’univers se donnât tout entier à lire et à sonder dans les réactions capricieuses d’une sensibilité individuelle. Chacun cherchait en soi-même l’alpha et l’omega de tout. C’était renoncer superbement à l’observation et fermer l’intelligence à la réalité, tout en gardant la prétention de penser et de faire vrai, profond et grand. De là, la création imaginaire d’une réalité illusoire et fantastique, une inlassable génération d’inventions philosophiques, politiques, psychologiques, esthétiques et morales qui simulent la grandeur par l’extraordinaire, la profondeur par l’audace de la bizarrerie, la vérité par la complication forcée ; inventions creuses et de pur artifice, pour qui les prend telles quelles, et sans chercher plus loin, mais au fond desquelles l’analyse retrouve toujours quelque chose de réel, un fait, la sédition aveugle de l’individu. Dépouillez-les de leur fantasmagorie, percez-en la comédie. Elles répètent invariablement : Moi et Moi.
L’originalité du romantisme de 1830 consiste dans ce furieux travail, dans cet enfantement frénétique d’idées fausses. La corde de la Nostalgie, de la vaine Espérance, de la Plainte, de la Désillusion, ne rendait plus que des sons étouffés. L’individualisme sentimental, ayant déroulé jusqu’au bout sa monodie, ne s’exprima plus directement, mais souleva un monde de théories et de déclamations générales qui portaient à la société la malédiction et la vengeance, non plus d’un moi, mais de tous les moi insatiables et déçus. Cette transposition, qui était en même temps une prolification, était nécessaire précisément pour vulgariser le romantisme. Sous cette forme, il fut possible de communier en lui à des natures aussi saines que Sand et Hugo, mieux faites pour goûter copieusement la vie que pour s’en désoler. Peu aptes à se disséquer et à gémir, ils trouvèrent à déployer leur puissance dans le développement des idées révolutionnaires et les jeux d’une imagination sans contrôle.
A la vérité, les thèses romantiques n’étaient pas en 1830 quelque chose de neuf. Sentiments et idées, le romantisme s’était épanoui chez Rousseau sous ces deux formes. Théodicée, religion, philosophie de l’histoire, politique, morale, psychologie, il avait tout refondu et corrompu, selon son bon plaisir. Mais s’il ne cessa pas de garder ses fidèles comme homme de sentiment, les terribles réalités révolutionnaires et contre-révolutionnaires avaient porté de rudes coups à son empire d’idéologue. Chateaubriand, à ce titre, le méprise. Constant, subversif surtout par son naturel, ne donne pas dans sa mythologie préhistorique et sociale. Et le triste Senancour, à peine dans sa solitude en murmure-t-il un timide écho. Mme de Staël avait mis la religion, la métaphysique et la morale de moitié dans les affaires de cœur de Delphine et de Corinne. Mais ces romans lourds, infinis, suisses, illisibles à Paris, étaient à refaire. George Sand s’en chargera. Ainsi les thèses romantiques, méchanceté de la civilisation, antinomie radicale de la société et de l’individu, absurdité des lois et des mœurs, légitimité en toute hypothèse et divinité de la passion, droit au bonheur, possibilité naturelle de félicité artificiellement entravée par les institutions, toutes ces vieilleries retrouvaient presque la vertu de l’inédit. Il ne s’agissait que de les rajeunir d’une flamme nouvelle, d’ajouter au Discours sur l’origine de l’Inégalité la chair et le sang de René, et tout ce qui se balançait de couleurs et de rythmes dans les génies d’une jeune et très riche génération. Il fallait refaire ce pénible traité en drames, en romans, en poèmes, en ouvrages historiques ; en varier à l’infini l’application, en épuiser les conséquences, lui donner mille voix.
Les conceptions romantiques, comme elles font le principal et le plus original de la littérature romantique, depuis les années qui précèdent 1830, constitueront donc l’objet de notre étude dans cette troisième partie.
Si ces conceptions se fondent toutes dans une conception unique qui est une sorte d’abîme : l’apothéose de l’individu, si elles résolvent tous les problèmes pratiques et théoriques qui touchent l’homme, en faveur d’une même fantaisie et selon un même décret primordial d’émancipation individuelle, c’est-à-dire suppriment ces problèmes, il y avait quelque duperie à appliquer et leur étude la division méthodique qui conviendrait à un système d’idées objectivement et consciencieusement formées et enchaînées, à analyser séparément romantisme en religion, romantisme en philosophie, en morale, en politique, en esthétique. D’autre part, c’est surtout dans l’analyse de la confusion qu’il faudrait être clair. Si nous ne pouvons distinguer par la nature des desseins qu’ils se proposent, par les parties ou les aspects de la réalité qu’ils, considèrent, non plus que par leur méthode, le philosophe et le poète, le théoricien et l’artiste romantiques, si le même mélange indiscernable ; de raisonnement, d’imagination et de passion leur sert à tous de pensée, si, conséquemment habitent tous la même région chaotique, du moins se peuvent-ils catégoriser par la forme extérieure de leurs travaux et leurs professions littéraires. Nous mettrons d’un côté la littérature proprement dite, de l’autre, la politique et la philosophie, la première nous montrera la nature humaine, la morale et l’art selon la conception romantique. Les autres nous feront voir le romantisme en travail de bouleverser les idées sur le passé, le présent et l’avenir des sociétés humaines. De là la matière de chacun des deux livres suivants. On aperçoit comment le second nous mettra en présence des rapports directs du romantisme avec la Révolution.
Mais cette division ne se recommande pas seulement par un intérêt de clarté. Si le romantisme est une « essence » déterminée, il ne s’ensuit pas qu’un esprit pénétré par lui le doive être complètement et dans toutes ses parties. Or la condition d’un homme à intentions théoriques et doctrinales, professeur ou apôtre, qui fait métier d’enseigner, de convaincre on de vaticiner, comme Quinet, Michelet ou Pierre Leroux, nous paraît à cet égard bien plus désavantageuse que celle d’un poète, d’un romancier, d’un artiste. Il est bien peu à prévoir que le premier, si l’Esprit Saint l’a visité une fois sous les espèces de quelque absurdité fondamentale, écrive jamais une page raisonnable, parce que la justesse d’une seule théorie tient à l’ordre de tante l’intelligence. Au contraire, l’artiste fût-il asservi aux idées générales les plus ténébreuses, peut, esprit plus mobile et plus aisé, retrouver, sous l’influence persuasive de la nature, des jours de liberté et de lucidité. Sa nature, trop réceptive pour être entêtée, et à qui l’air porte de toutes parts les semences fécondantes, accueille le mauvais et le bon. Si le mauvais, le faux flotte en grandes masses dans l’atmosphère d’une époque, il lui faudrait certes pour faire le nécessaire triage des inspirations, l’autonomie critique si exceptionnelle de Gœthe. La vérité, la vie, les antiques émotions et passions de l’homme, les vieilles lois du monde, n’en demeurent pas moins là, inspiratrices qui disputent aux thèmes ardents mais factices, d’une génération à demi-déshumanisée par d’orgueilleuses chimères, son âme aisément imprégnée. C’est un plaisir, par exemple, pour l’homme de goût, de chercher jusque dans les romans les plus forcés de la période romantique de G. Sand, dans Jacques, dans André, dans Indiana, dans cet absurde et merveilleux Leone Leoniaj , les parties d’humanité vraie, de finesse, de fantaisie heureuse, de beauté, que les bonnes fortunes d’une intelligence claire et d’une imagination fraîche soustraient à la frénésie et à la manie. Toute l’œuvre de Hugo est à lire avec cette méthode de discernement perpétuel dont nous ne pouvons qu’indiquer ici le principe.
Livre premier.
La littérature romantique
Chapitre premier.
Conception romantique de la nature humaine
Le romantisme de 1830 s’est appliqué à faire prévaloir parle drame et le roman une conception creuse de la nature humaine. La composition des âmes, des esprits et des passions, telle que la littérature romantique a coutume de la pratiquer, implique une notion générale de l’Homme, contraire aux possibilités de la nature. Les personnages romantiques sont des assemblages d’éléments psychologiques, ou fantastiques, ou incompatibles, ensemble qui n’ont de créatures en chair et en os qu’un nom propre.
Ignorance de la nature, psychologie rudimentaire, impuissance à l’approfondissement et à l’analyse des rapports moraux, ce défaut capital qui va presque jusqu’à ôter à la littérature, avec son objet le plus riche et le plus intéressant, toute raison d’être, apparent aussi aux premières époques de l’art. Mais il y n’a de causes contraires à celles qui expliquent sa prédominance dans l’époque romantique. Les primitifs, tant poètes que peintres, peignent sans vérité et sans vie, par inexpérience, roideur, timidité et pauvreté de moyens. Mais ils cherchent le vrai. La falsification romantique est essentiellement tendancieuse, elle procède d’un système, elle ne doute de rien, et, pour donner à l’impossible et à l’absurde moral l’allure du réel et du vrai, elle se livre à une exploitation dévergondée de tous les moyens et artifices d’expression pétris par de longs siècles de littérature et d’art. Les caractères romantiques sont composés comme ils le sont pour démontrer la thèse antisociale, « J’ai des raisons d’expérience, a écrit George Sand, des raisons puisées dans mes propres entrailles, pour ne pas accepter le fait social comme une vérité bonne et durable, et pour protester contre ce fait jusqu’à ma dernière heure119. » Victor Hugo énonce dans la Préface des Misérables « qu’il existe, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine… » Dans la Préface d’Angelo il dit tranquillement que « le fait social est absurde ». « En vérité, je vous le dis, s’écrie dans Stello le docteur Noir, qui représente « le raisonnement », l’homme a rarement tort, et l’ordre social toujours120 ».
Il résulte de telles propositions que l’individu s’élève d’autant plus haut que son esprit demeure plus soustrait aux influences de société, d’éducation et de tradition, et le secret de son âme porte contre elles une protestation plus véhémente, il en résulte encore qu’il peut se trouver de fait en révolte ouverte contre la morale sociale, mener une existence affranchie des communes règles de la moralité, sans cesser d’être bon, vertueux et pur, au regard d’une certaine morale naturelle et « divine », si même cette libération personnelle n’est plus une condition éminemment favorable à l’éclosion d’une beauté d’âme incompatible avec la soumission aux mœurs. Ces conséquences, les poètes romantiques ne les formulent peut-être pas. Ils les personnifient. Ils peuplent leurs fictions dramatiques et romanesques de personnages qui ne sont possibles que si elles sont vraies. Si les sentiments, les passions, les idées, les mobiles, les actions et les situations, familiers à l’imagination du poète romantique étaient des sentiments, des passions, des idées, des mobiles, des actions et des situations humainement possibles, si, à les supposer séparément possibles, il était possible qu’ils se combinassent comme il les combine dans une même âme ou une même destinée, la conclusion n’est pas douteuse : la Civilisation, l’Etat, la Patrie, la Loi, la Religion, la Tradition, la Famille, auraient tort, seraient absurdes dans toutes les hommes qu’ils opposent et les exigences qu’ils imposent à la Liberté sacrée de l’Individu, C’est ce qui ressortira, je l’espère, d’une rapide analyse de quelques-uns des types les plus représentatifs de la littérature romantique.
I
Le premier sujet de la troupe, c’est une espèce de René déclassé, l’« Homme fatal », principalement connu sous les noms de « Didier » et d’« Antony »ak, mais qui en a bien d’autres. Sous les insupportables phrases de René, il y a une âme réelle et une destinée vécue, âme un peu exaspérante, mais assez magnifique, destinée qui a vraiment fatigué la gloire, l’amour et la volupté. Or cette âme, ôtez René, et gardez les phrases. Faites-les déclamer de lui-même par un premier venu. Vous aurez, peu s’eu faut, l’homme fatal, à la mode de 1830, être de pure pose, à lie le prendre que sur ses propos et ses mines ; mais sous cette vaine enveloppe se dessine un individu trop réel, assez pitoyable, bien différent de celui que le poète voulut imposer à notre imagination. A l’entendre, l’homme fatal est dans la société un étranger et un justicier. Il est d’ailleurs. Il mesure avec âpreté, comme n’y participant lui-même en rien, le mensonge des mœurs et des lois, la bassesse des intérêts humains. Les sentiments humains lui inspirent des sarcasmes parce qu’il n’admet le sentiment que dans sa pureté céleste. Il est follement spiritualiste et très amer. C’est un ange foudroyé. Il porte en lui un ciel et un enfer.
Dieu voulut, en mêlant une âme mon limon,Accompagner mes jours d’un ange et d’un démon121.
Il est descendu dans des abîmes qui ont laissé à jamais sur son visage un ténébreux reflet. Il est « pâle » de ce qu’il a vu, « pâle et grave », il porte au front « un pâle éclair égaré ». Au surplus, beau comme Lucifer, paré de toutes les perfections intellectuelles et sportives, mystérieux surtout. Voilà un étonnant chaos de traits. Observons qu’ils conspirent tous à intriguer passionnément des femmes peu averties :
Combien de fois avez-vous aimé ? — Demandez plutôt à un cadavre combien de fois il a vécu122.
Cependant il est difficile de faire évoluer le plus intolérable phraseur pendant cinq actes de drame ou cinq cents pages de roman, sans que sa conduite et ce qui se révèle nécessairement de ses « moyens d’existence » finissent par nous apprendre positivement qui il est. Le superbe et douloureux Antony « aux yeux fascinateurs et à la voix qui charme…., né pour tous les rangs et appelé à remplir tous les états », qui arrête de ses mains gantées les chevaux emballés, que les femmes, à le voir muet et hautain dans les foules, devinent si supérieur à tous les autres. Antony parle comme une espèce de héros, mais il est presque sans ressources, et comment agit-il ? Il force le domicile d’une grande dame qui, avant son mariage, eut quelque faiblesse pour lui sans lui savoir un nom, car il n’en a pas. Il a dans un portefeuille les lettres qu’il en a reçues et un poignard qu’il montre. Il le fait se mettre en route par une supercherie et essaye de la violenter dans un hôtel. Finalement il la tue dans son salon. « Elle me résistait ! Je l’ai assassinée ! »
Sous l’auréole que lui arrange la phraséologie du bon Dumas, je ne puis m’empêcher de reconnaître un atroce et louche personnage qui se rencontre dans les annales judiciaires, et que M. Maurice Barrès montre à l’œuvre dans un épisode des Déracinés.
Roemerspacher et Saint Phlin le virent s’approcher de Madame Astiné et lui glisser dans la main une carte qu’après une légère hésitation elle garda… Oui, dit Mouchefrin en les rejoignant, c’est ma carte que je lui ai donnée. Il y en a très peu qui refusent, et quelques-unes écrivent… Croyez-vous donc que les pauvres n’ont pas de belles maîtresses ! Nous valons mieux que les plus discrets : nous sommes ceux qu’on ne croirait pas123.
Didier, bien que s’exprimant en meilleur style, est plus terne. Bâtard, comme Antony, comme lui sans argent, élégant spirituel, habile à l’épée, très beau naturellement, il tourne la tête à la plus belle courtisane de son temps, qui pour lui ferme la porte à les amants riches. Il se dit « funeste et maudit », « fatal » « et méchant », il se définit « une force qui va ». Je l’appelle l’amant de cœur.
Les personnages de Lelia, hommes et femme, s’expriment les uns sur les autres, tout le long de deux gros volumes, en des formules telles que celle-ci :
Qui es-tu ? A coup sûr, tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous ! Tu es un ange et un démon, mais tu n’es pas une créature humaine… Pourquoi habiter parmi nous, qui ne pouvons te suffire et te comprendre124 ?
Cet homme m’inquiète et m’effraie. Quand il m’approche, j’ai froid ; si son vêtement effleure le mien, j’éprouve comme une commotion électrique.
Il y a des instants où le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, tous les deux si pâle et si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient et des fleurs qui volent ; il me semble que seuls parmi nous tous vous pouvez vous comprendre125.
Vous, Lelia, plus grande par votre âme et par votre génie que tout ce qui existe sur la terre126.
Lelia, dont la vaste et souple poitrine renferme toutes les grandes pensées, tous les généreux sentiments : religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié et persévérance, douceur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la vie et intelligence, activité, espoir, patience, tout ! jusqu’aux faiblesses innocentes, jusqu’aux sublimes légèretés de la femme127…
C’est une forteresse que cet ouvrage de votre vertu128.
Il est des instants où je me hais assez pour m’imaginer être la plus savante et la plus affreuse combinaison d’une volonté infernale !129.
Tout âme est un abîme. Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire130 !
Assurément ce déluge de substantifs et d’épithètes (dans lesquels nous savons certes sentir les palpitations et les appels d’un tempérament généreux) ne sont applicables à aucun être sublunaire. D’autre part, les personnes qu’ils sont sensés caractériser, bien que l’auteur ne les désigne pour la plupart que d’un prénom poétique et ne détermine ni le temps ni le lieu de leur existence, ne sont pas des allégories platoniciennes.
Ils vivent et agissent d’une certaine manière.
Car c’est une action, et épuisante, que de s’enivrer perpétuellement de paroles, de faire d’éternelles confidences, de recommencer infatigablement l’histoire de sa propre personnalité, depuis l’instant où Dieu la créa « dans un jour de colère d’apathie ». Ajoutez que ces gens-là vivent la nuit, ne, connaissent plus ceux qui leur donnent à dîner, s’aiment très publiquement, intéressent l’univers à leurs crises de cœur, font des retraites ostensibles et passagères dans un couvent, menacent fréquemment de se suicider ; et le terrible roman ne va plus offrir il la glose du scoliaste d’apocalyptiques difficultés. Bas bleus en rupture de mariage, bonnes Hélènes des lettres et des arts, comédiens et comédiennes qui ne distinguent plus tout à fait la scène de la vie, génies sans œuvres, prêtres sans église, mages sans disciples, virtuoses en tous genres, tous se livrant au reporter, tous cultivant l’exaltation, le cabotinage et la neurasthénie, — ce n’est pas ce monde-là que George Sand a voulu peindre. Mais ce qu’elle a peint se situe de soi-même dans ce monde-là. Il arrive aussi que cette phraséologie de héros romantique, vide, mais qui appartient, par son factice même au naturel ou à la condition de certaines personnes, ce qui fait du poète un réaliste bien malgré lui, soit mise dans la bouche personnage à qui elle sied comme une lyre à un garde national. « Mon souffle, s’écrie le Jacques de George Sand, fait-il tomber en poussière tout ce qui l’approche ?… N’y a-t-il rien de vrai, rien de solide dans la vie que cette divinité qui marche devant moi en détruisant tout sur son passage et en ne s’arrêtant nulle part. » Or qu’est-ce que cet homme possédé des furies ? Un ancien capitaine qui a assez de confiance en lui-même pour épouser une jeune fille de dix-sept ans et qui en est très bourgeoisement trompé avec un amant de dix ans plus jeune que lui. L’aventure, qui pourrait être ridicule, est pathétique parce que les âmes sont assez nobles et se disputent à leurs passions. La déclamation l’écrase. Le dénoûment (Jacques se suicidant non par chagrin, mais par principe) est de la frénésie pure. Mais il est instructif de voir, dans cet exemple, la manie romantique gâter plus qu’à moitié un très bon roman de la vie de province, très humain, sorti de la veine naturelle et sereine de l’auteur, et non seulement indiqué, mais très poussé en certaines parties. Les discours et gestes à la René, du moment qu’ils ne sont que superfétation et placage, n’offrent plus aucun intérêt. Assommants dans des ouvrages indécis, comme Jacques, entre le vrai et le faux, un certain relent de canaille ou de bohême les rend au contraire très curieux à suivre dans ceux, comme Antony, Lelia, où le romantisme coule à pleins bords.
Ce que je voudrais avoir montré, c’est comment, dans le personnage sympathique du romantisme, une réalité assez vile à laquelle le poète ne songeait pas, reprend nécessairement ses droits sur la chimère sublime qu’il s’imaginait créer. Il se flattait de peindre un esprit étranger et supérieur aux principes, aux convenances et aux sentiments de l’état social. Il aboutit à nous montrer un réfractaire ou un déchu.
II
La glorification, je dis plus, la déification de l’irrégulier, du paresseux, de l’impuissant, de l’insurgé et même du criminel, n’est pas seulement, dans la littérature romantique, le résultat involontaire d’une psychologie étourdie. Elle est le thème formel où se complaît ouvertement une psychologie folle. Aventuriers de profession, escrocs, bandits, forçat, assassins, bouffons, truands, courtisanes, débauchés, défroqués de toutes robes, outlaws de toutes lois, abondent dans cette littérature, et leur caractère commun est la grandeur morale. Quelle que soit la tare qui les ravale aux yeux des hommes, les brouille avec les lois, les mœurs et la gendarmerie, c’est dire qui, en les libérant des routines de l’opinion et des petitesses de l’intérêt, restitue à leur cœur l’immensité de l’océan et à leur jugement la suprême hauteur philosophique. Léone Léoni, noble vénitien, élevé par les accidents de sa jeunesse au rang de filou international, d’assassin et de souteneur, « est un corps robuste animé d’une âme immense ; toutes les vertus et tous les vices, toutes les passions coupables et saintes y trouvent place en même temps. Supérieur aux autres hommes dans le mal et dans le bien… grand et généreux… personne n’a jamais voulu le juger impartialement131. »
Trenmor (dans Lelia) « né grand, mais, âpre, rude et terrible… comme un de ces arbres du désert qui se défendent des orages et des tourbillons », boit effroyablement.
Mais « l’ivresse brutale lui causait… un besoin inextinguible des joies de l’âme » et il « cherchait vainement la cause de ces larmes qui tombaient au fond de sa coupe dans le festin »132… Dans une crise d’alcoolisme il tue sa maîtresse à coups de bouteille ; il n’y avait pas dix secondes qu’il s’était passé en lui « quelque chose d’inconnu jusqu’alors », qu’il avait eu, « au milieu des fumées de l’ivresse, la révélation des sympathies auxquelles toute nature saine aspire…, qu’un monde nouveau était passé comme une vision entre deux flacons de vin. » Condamné au bagne, il en sort transfiguré, comme le Christ du tombeau, plus haut placé dans la vie morale qu’aucun de nous ! »
Il est étonnant qu’Alfred de Musset n’ait pas toujours été préservé par sa distinction de ces orgies puériles de l’esprit. Une fois au moins, dans la conception de son Rolla, il a été parfaitement absurde. C’est un fait des plus précis que Jacques Rolla est un jeune bourgeois qui a horreur de travailler ; la chose est même dite en excellents vers des contes de La Fontaine :
Un gagne-pain quelconque, un métier de valetSoulevait sur sa lèvre un rire inextinguible.Ainsi mordant à même au peu qu’il possédait,Il resta grand seigneur tel que Dieu l’avait fait.
Rolla est donc un paresseux gai. L’espèce en est charmante, mais n’a pas précisément de rapport avec
Hercule fatigué de sa tâche éternelle.
Rolla n’aime pas faire deux fois de suite la même chose.
L’habitude, qui fait de la vie un proverbe,Lui donnait la nausée,
en quoi il est aimable compagnon, mais non pas, comme le dit Musset, sans plus de motif, « grand, loyal, intrépide et superbe ». Son propos familier,
Qu’il se ferait sauter quand il n’aurait plus rien,
suffit-il à nous donner l’idée
… d’un noble cœur, naïf comme l’enfance,Bon comme la pitié, grand comme l’espérance ?
Je pense plutôt qu’il jouait aux courses. Enfin il se tue, comme il l’a dit, chez une fille. Et c’est à ce stupide fait divers que tant de sublimes images et invocations préparatoires (les dieux païens, le Christ, la « cavale sauvage », Faust, Voltaire et « son hideux sourire…) que nos cadets, j’espère, savent par cœur comme nous, s’efforcent de prêter une sorte de majesté morale ; c’est de ce personnage banal comme les cafés à deux heures de la nuit, que je dois être convaincu que son âme dépassait infiniment son destin !
L’armure qu’il portait n’allait pas à sa taille.
Exceptionnel chez Musset gâtant en partie la Confession d’un enfant du siècle trop souvent imposé à l’artiste de bon aloi qu’était George Sand par les arrière-pensées de la révolutionnaire et de la prêcheuse qu’elle ne cessa à peu près d’être que dans la vieillesse, ce procédé de composition psychologique, l’union des incompatibles dans un même caractère, a été à peu près le seul dont se soit servi Hugo. Je crois qu’il lui fut moins recommandé par les tendances de son cœur que par les convenances de son esprit ; il s’en éprit pour sa simplicité élémentaire, pour l’énormité des effets qu’on en pouvait tirer en ne le pratiquant pas à demi. Il en fit une magistrale extravagance et il crut naturellement l’avoir inventé.
L’Idée qui a produit le Roi s’amuse et l’idée qui a produit Lucrèce Borgia, sont nées au même moment sur le même point du cœur. Quelle est, en effet la pensée intime cachée sous trois ou quatre écorces concentriques dans le Roi s’amuse ? La voici : (Soit dit en passant, il n’y a pas d’écornes du tout cette « pensée intime » fait un bruit d’enfer). Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la où elle ressort le mieux, à l’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus méprisé l’édifice social ; éclairez de tous côtés par le jour sinistre des contrastes cette misérable créature ; et puis jetez-lui une âme et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme, le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ce sentiment, sublime, chauffé selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ; c’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond ; voilà ce que c’est que le Roi s’amuse 133. »
Etranges conséquences d’une bosse ! L’amour paternel, naturel et prévu chez un homme droit, est-il donc miraculeux chez un bossu ? L’esthétique de Hugo ne s’en montre pas moins en ceci fort savante, mais d’une autre manière qu’il ne dit.
Les grimaces de l’horrible nabot entretiennent chez le spectateur une émotion physiologique qui relève, au besoin, l’intérêt intrinsèque de ses sentiments et de ses discours ?
L’auteur a mis un singe devant sa pièce. Au surplus, Hugo se fait tort à lui-même d’une absurdité. La difformité de Triboulet est physique, mais aussi morale. Il nous est représenté aussi avili de conscience que de corps, artisan de ruses scélérates, entremetteur de crimes, haineux, lâche, insultant de ses sarcasmes un vieillard dont on a déshonoré la fille. Ainsi l’ange de l’amour paternel habite non seulement un corps contrefait, mais une âme ignoble.
« La boue, mais l’âme », dit un titre de chapitre des Misérables. C’est la formule de la psychologie romantique. Chez Lucrèce, chez Triboulet, une unique vertu fleurit sur la fange du cœur et s’élève jusqu’à des hauteurs d’héroïsme à jamais inaccessibles aux honnêtes gens. Mais qu’un être tout à fait abject soit un héros complet, qu’une complète grandeur de l’âme s’associe à des conditions de vie qui, selon les plus évidentes lois de la nature humaine, en impliquent nécessairement la dégradation et semblent n’y pouvoir laisser de place qu’à la hantise de la pièce de vingt francs et à la terreur de la chiourme, voilà des coups de génie plus frappants encore ! Les conceptions romantiques tirent leur prodige de la vulgarité de l’expérience qu’elles démentent. Ruy Blas, dont la grande pensée de jeunesse a été celle de Ralla : « à quoi bon travailler !134 » mais qui a fait une autre fin :
Un jour mourant de faim sur le pavé,J’ai ramassé du pain, frère, où j’en ai trouvé,Dans la fainéantise et dans l’ignominie135,
Ruy Blas, valet volontaire d’un grand seigneur sans scrupules, se montre, quand l’occasion s’en présente ; le seul serviteur honnête de l’Etat et le seul galant homme de toute la cour d’Espagne. Il est, pour un monde pourri et de la putréfaction duquel il subsiste, la révélation bien inattendue de la conscience.
Claude Gueux 136, détenu pour vol dans une maison centrale, qui assassine le directeur de la prison à coups de hache pour punir celui-ci de ravoir séparé d’un jeune co-détenu qu’il aimait et qui lui donnait tous les jours la moitié de sa ration, est d’ailleurs un « honnête homme » — « doux, poli, modeste, mesuré, choisi comme un lettré » — « un véritable saint », un « cerveau rayonnant » qui, à peine sous les verrous, inspire à ses compagnons une vénération incroyable, au point d’être parmi eux « une sorte de pape captif avec ses cardinaux ». Aussi méprisable que Claude Gueux est noble, le directeur a pour lui « une haine de pouvoir temporel à pouvoir spirituel ». Aussi l’assassinat de ce directeur n’est pas un assassinat, mais un « verdict » que Claude ne porte qu’après « avoir soumis honnêtement ses raisons aux hommes justes » qui l’entourent. Le plaisant ou plutôt l’instructif de la chose, c’est qu’Hugo avait emprunté les éléments de son récit aux plus récentes annales judiciaires, s’engageant dans sa préface « à dire les choses comme elles étaient », mais falsifiant librement toutes les circonstances de la cause, de manière à faire du plus sinistre « cheval de retour » une espèce de Socrate, de Brutus et de François d’Assise de l’infamie.
Le clown Gwymplaine (l’Homme qui rit) qui amuse la foule avec sa bouche fendue jusqu’aux oreilles, son ami le bateleur Ursus ne sont pas seulement de braves et inoffensives créatures, ce qui serait d’une touchante vraisemblance ; ce sont des penseurs profonds, des âmes dont la sagesse triste et la pitié s’égalent à toute la douleur de ce monde ; et, sans le bon loup Homo qu’ils montrent dans les foires, il n’y aurait guère qu’eux d’humains dans toute l’Angleterre.
Ce n’est pas assez qu’une courtisane soit une bonne fille. Il faut que le désintéressement dans l’amour soit sa vertu spécifique et qu’on ne puisse bien connaître que chez elle le sublime de cette passion (Marion de Lorme). Ce n’est pas assez que le désordre de l’existence puisse avoir du pittoresque. Il faut qu’il soit la condition et le signe du génie. Désordre et Génieal est le sous-titre d’un drame romantique.
III
« Victor Hugo, a dit un analyste aigu, Emile Hennequin, (et une telle observation définit le réel et monotone ressort de toute la psychologie romantique) atteint au plus bas de sa profondeur en concevant des âmes géminées, partagées en deux moitiés distinctes et généralement contradictoires, par une absolue fissure ; cette simple mécanique intellectuelle… est la plus complexe qu’Hugo ait jamais conçue137. » Ce jugement indigne l’érudit éditeur de la Préface de Cromwell, M. Maurice Souriau. Peut-on, observe-t-il, traiter de mécanique intellectuelle une conception de l’âme si profondément vraie qu’elle est celle du catholicisme même, cette merveilleuse école de psychologie où l’on a si profondément creusé l’âme humaine ? Que dit son meilleur poète ?
Mon Dieu, quelle guerre Cruelleam !
Je sens deux hommes en moi138 !
M. Souriau plaisante. Le catholicisme constate avec toutes les religions et les morales civilisées, il démêle plus finement qu’aucune autre la dualité ou plutôt la multiplicité de la nature humaine, l’antagonisme de la raison et de l’imagination, de la volonté et de la passion, des inclinations sympathiques et des inclinations égoïstes, des unes ou des autres, entre elles. Les meilleurs moralistes excellent à suivre et à démasquer les avatars infinis du combat intérieur qui n’existe plus chez le démon, malice incarnée, ni chez l’ange, vertu parfaite mais qui est la condition de l’homme. Or, c’est ce combat, cette mêlée de la conscience, c’est-à-dire l’homme lui-même, à quoi la psychologie romantique se montre complètement aveugle. Elle superpose ou juxtapose l’ange au monstre infernal, elle réunit deux abstractions, deux absolus inconciliables dans un même individu lequel, engendré de la sorte, n’est à vrai dire qu’une entité étrangère à la vie, incapable de mouvement et d’évolution.
Observons en passant qu’ici réside la cause interne qui condamne Victor Hugo écrivain à tant abuser de la répétition et de l’antithèse : de l’antithèse, parce que l’entre-deux de délibération et d’inconscient, de liberté et d’instinct, de bien et de mal, où se jouent tous les drames et toutes les comédies de la conscience humaine, échappe complètement à son observation qui n’existe que par rapport au matériel ; de la répétition, parce que ses conceptions, n’offrant aucune matière à l’analyse, n’offrent aucun sujet au « développement ».
Si l’on voulait à tout prix trouver à cette impossible conception de la nature humaine quelque précédent dans la philosophie ou la religion, il faudrait en rapprocher l’hérésie chrétienne du Quiétisme. Le Quiétisme sous une certaine forme excessive tout au moins — enseigne que l’âme peut atteindre un tel degré de pureté, une telle intimité de commerce avec Dieu, qu’elle n’ait plus qu’à se réfugier en toute quiétude dans les douceurs de sa vie propre, se désintéressant des gestes du corps qui se passent désormais en dehors d’elle et ne sauraient lui être imputés à péché. La vertu romantique est précisément de cette qualité contemplative et transcendante ; elle n’est aucune vertu définie, mais quelque état indéfinissable et supérieur, quelque influence de l’idéal, incompatible avec la limitation des vertus vulgairement positives. C’est pourquoi on la rencontrera principalement à l’enseigne des libres mœurs. La théorie est impétueusement affirmée par George Sand. Ce Jacques ; qu’elle admire « de révoquer en doute les éternelles lois de l’ordre et de la civilisation139 », d’être trop « indompté » pour lier son honneur et sa conscience au rôle de père de famille »140, elle le salue, à ces titres mêmes, « colosse de vertu farouche ». Vertu romantique évidemment. Ailleurs, parlant de « celui que la société repousse et abandonne » non à cause de ses malheurs, mais de ses fautes volontaires et de sa persévérance dans ces fautes, elle se demande « si entre la suprême bonté et lui il ne s’établit pas un commerce plus pur et plus doux que toutes les sympathies humaines et que toutes les promotions sociales141 ». Interprétation bien mystique de la delectatio morosa que certains élégiaques savourent dans la déconsidération. A propos de Rousseau, George Sand énonce que le « crime » qu’il commit « en abandonnant ses devoirs de père » ne devrait pas nous empêcher de le vénérer alors même qu’il n’aurait pas « expié ces jours d’erreur par de longs et cuisants remords ». Car dans ce cas encore il nous faudrait « vénérer en lui la vertu qui, après ces jours malheureux, vint rayonner dans sa pensée…. Dans sa pensée seulement ; mais justement la pensée sublime ne descend pas à l’action.
Son amour subit pour des vertus qu’il n’avait pu pratiquer encore et qui n’étaient
pas immédiatement praticables (elles ne le furent pas pour Rousseau lui-même)142
ne pouvait être compris que par des esprits évangéliques de la trempe du
sien
143.
Le Quiétisme romantique n’était pas seulement affaire de roman. Il s’appliquait aisément à la vie réelle. En 1833, le plus célèbre des poètes français ayant fait une évasion quasi-publique hors du mariage, ne se contentait pas que ses amis s’abstinssent de le juger. Il demandait le prix Monthyon. « Je n’ai jamais commis plus de fautes que cette année, écrivait-il à l’un d’eux, et je n’ai jamais été meilleur144. »
IV
Les forçats sublimes, les paresseux de génie, les empoisonneuses angéliques, les monstres inspirés de Dieu, les comédiens sincères, les courtisanes vertueuses, les saltimbanques métaphysiciens, les adultères fidèles ne forment qu’une moitié, la moitié sympathique, de l’humanité selon le romantisme. L’autre moitié, la méchante, est fabriquée par le même procédé intellectuel, sous la suggestion du même instinct de révolution. Elle comprend tous les détenteurs ou représentants d’une partie d’autorité ou de discipline quelconque, politique, religieuse, morale ou intellectuelle, rois, ministres, prêtres, juges, soldats, gendarmes, maris et critiques. Il est extrêmement rare que la psychologie romantique n’associe pas ces qualités et ces fonctions à l’infamie, à la perversité, à la corruption, à la cupidité, à la stupidité, tout au moins à une basse médiocrité. Le mari, dans les romans de George Sand, est nécessairement une brute tyrannique ou un benêt. Les juges dans le théâtre et le roman de Victor Hugo, sont ou d’hypocrites paillards, ou de sinistres tortionnaires, ou de serviles ministres, des vengeances ecclésiastiques et royales ou des têtes de bois.
Il était tout à la fois en ce moment sourd et aveugle ; double condition sans laquelle il n’est pas de juge parfait145.
Ses rois, Louis XI, François 1er, Ferdinand le Catholique, Louis XIII, Louis XIV, Henri IV lui-même (dans la Pitié suprême) sont des hyènes, des porcs, des tigres ou des dégénérés, non pas à titre individuel, mais pour ainsi dire, par définition, en tant que rois.
Un roi, c’est un homme équestre,Personnage à numéroEn marge duquel de MaistreEcrit : Roi. Lisez : Bourreau.… Le roi, Ce faux nez augusteQue le prêtre met à Dieu146.
Ce qu’il dit à un évêque dans les Châtiments résume sa pensée sur l’âme d’un dignitaire de l’Eglise en général :
Ton diacre est trahison et ton sous-diacre est vol.Vends ton Dieu, vends ton âme !Allons, coiffe ta mitre, allons mets ton licol,Chanté, Vieux prêtre infâme147.
On me fera remarquer que ces vers furent écrits par Hugo dans une heure de colère. Sa psychologie du prêtre existait dès 1830, époque où il n’était pas un ennemi de l’autel, mais où le romantisme imposait déjà à ses conceptions, sans le commander encore à ses sentiments, le plus pur dévergondage révolutionnaire. Claude Frollo (Notre-Dame de Paris) « figure sévère, front large, regard profond », dont la jeunesse a été dévorée par « une véritable fièvre d’acquérir et thésauriser en fait de science », qui a creusé successivement la théologie, le droit canon, la médecine, les arts libéraux, le latin, le grec et l’hébreu, Claude Frollo porte sous ces saintes apparences et dans ces occupations toutes spirituelles, des fureurs du sexe capables de s’exaspérer jusqu’à l’assassinat, d’ailleurs aussi athée qu’Antony et Claude Gueux sont spiritualistes. Voilà pour le sacerdoce. Dans Homodei, le vil espion d’Angelo, Hugo nous avertit qu’il a voulu symboliser le « pamphlétaire » de Paris. Mais le pamphlétaire, il ne nous le laisse pas ignorer, c’est Nisard, c’est Mérimée, c’est Sainte-Beuve, c’est quiconque apporte à l’examen des ouvrages de l’esprit le souci des lois intellectuelles et esthétiques imposées au « génie » lui-même, au nom du vrai et du beau. Prétention mensongère d’après Hugo, et qui ne sert de masque qu’à l’impuissance et à l’envie. Le critique est un crapaud gonflé de venin. Il n’est pas jusqu’à l’aristocratie du nom ou de la fortune que ce poète mort multi-millionnaire et qui s’était fabriqué une généalogie fausse, ne se plaise à solidariser avec, le vice, l’ignominie ou la bêtise. C’est le thème de l’Homme qui rit.
En résumé, l’autorité sous toutes ses formes est usurpation, brigandage, attentat contre la nature humaine, tout au moins simagrée. Ceux qui l’exercent ou y participent forment donc nécessairement une portion corrompue, méchante, stupide, ou tout au moins et en tout cas carnavalesque, du genre humain. Que si quelque représentant d’une institution, d’une tradition d’une règle, obtient par aventure de la Muse romantique, un sort moins infamant, c’est qu’il est reconnu par elle « supérieur » à son emploi, qu’il en a discerné l’absurdité ou la bassesse, qu’il gémit secrètement d’être ce qu’il est, qu’un remords épouvantable le saisit, qu’il est à demi-révolutionnaire ou le devient. Le Jacques de George Sand est un mari sublime. Aussi prend-il honte de son état et se suicide-t-il discrètement. Le policier Javert des Misérables, dont nous allons reparler, est un policier inexorable, mais un honnête policier. Aussi trouve-t-il son chemin de Damas. La générosité d’un forçat en rupture de ban le fait douter de la justice de sa consigne et il se jette dans la Seine. La revue des monuments les plus significatifs de cette psychologie anarchiste serait longue. Comme les figures qu’elle avilit sont souvent des figures historiques, et parfois de très nobles ou de très grandes, il y faudrait joindre un jugement moral sur cette façon d’user de la liberté du poète, particulièrement dans le domaine de l’histoire de France. Mais il est un écrivain qui a déployé dans ce système de dégradante insulte à l’égard de toutes les puissances directrices, de toutes les institutions, disciplines et traditions formatrices du passé civilisé et spécialement national, un génie autrement subtil, savant, passionné et, si j’ose dire « prenant » que Victor Hugo. C’est Michelet, que nous rencontrerons dans le prochain livre. L’ordre d’inventions morales que nous n’indiquons ici qu’à gros traits, il nous le fera connaître dans ses ressources, ses nuances et ses artifices infinis.
V
L’absurdité radicale qui caractérise la conception romantique de l’homme et du monde moral ne tient pas — est-il besoin de le dire ? — à une malchance qu’aurait eue l’époque de 1830 d’abonder en imaginations dévergondées et en esprits nés chimériques. Il y faut voir l’effet d’une cause générale, d’un obscurcissement philosophique issu lui-même d’un bouleversement politique, et sous l’empire duquel les esprits individuels pensent et vivent, d’une éducation dont nous savons les sources et qui glorifie l’inéducation, d’un a priori faux qui les expose au faux dans toutes leurs démarches. Mais j’ai réservé la part de justesse et de vérité que l’heureux naturel de chaque écrivain a pu défendre contre la contagion de la chimère et répandre en pages ou en lignes solides, belles ou charmantes, dans des ouvrages troubles et gâtés. Il n’y a d’égal à l’insanité de Lelia que la finesse montre par George Sand dans l’observation des mœurs et des caractères, quand, oublieuse de ses théories, elle s’abandonne à son intelligence, à sa grâce et à son tact social.
Les plus ardents admirateurs de Hugo ne prétendent pas qu’il brillât par la perspicacité psychologique. Grand poète en partie arraché, lui aussi, à son naturel, à son vrai domaine d’excellence, par le vertige romantique, personne ne soutiendra qu’il eût vocation d’analyste moral. Et pourtant une fois, dans son œuvre, il s’est montré profond scrutateur d’âmes, non pas par simple accident et bonne fortune de style, comme ce poète qui fit un beau vers dans une mauvaise tragédie, mais une conséquence du point de vue moral où il s’est placé et qui l’a élevé de beaucoup au-dessus de son niveau habituel. Comme ce point de vue est précisément anti-romantique, l’exemple confirmera nos assertions sur le principe général de l’absurdité du romantisme en fait de psychologie. Il s’est trouvé que peignant par aventure dans les Misérables un évêque qui est un saint, Mgr Myriel, un criminel qui redevient honnête homme sous l’influence révélatrice de la charité chrétienne, Jean Valjean, un gardien de l’ordre public qui est un héros, Javert, c’est-à-dire trois personnes qui honorent par leur vertu le vieil idéal religieux ou militaire qui leur fournit une inflexible discipline du cœur et de la volonté, il s’est trouvé, dis-je, que Victor Hugo a exécuté les seuls portraits vrais qui soient sortis de sa plume. La scène où Mgr Myriel s’agenouille devant un vieux conventionnel régicide et antichrétien pour lui demander sa bénédiction, répugne ; tel secret sophisme, telles pensées vaguement panthéistiques que l’auteur lui prête incidemment jurent avec tout le reste du tableau. Eliminons ces touches malséantes et postiches, ces inévitables et gauches reprises du romantisme sur la vérité : il reste une figure pure, persuasive, très réelle, que comprendront, que reconnaîtront peut-être, celle que leur éducation n’a pas laissés étrangers aux secrets de la vie chrétienne dans sa suavité et son rayonnement catholiques. Jean Valjean est-il possible ? Hugo nous le fait accepter. Ce n’est pas, comme l’horrible Claude Gueux, une synthèse forcée de galérien et de héros. Nous assistons progrès obscur par lequel cette âme formidablement simple se libère du bagne pour entrer dans l’humanité ; nous voyons le pardon du prêtre qu’il a volé et failli assassiner en retour d’une hospitalité imprudente, imposer aux ténèbres haineuses de sa pensée un rayon auquel il n’est plus en leur pouvoir de se fermer violemment.
Quand Jean Valjean était sorti de chez l’évêque, il était en dehors de tout ce qui avait été sa pensée jusque-là. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se roidissait contre les douces paroles du vieillard. « Vous m’aviez promis de devenir honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la retire à l’esprit de perversité et je la donne au bon Dieu. Cela lui revenait sans cesse, il opposait à cette indulgence céleste l’orgueil qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce « prêtre était la plus formidable attaque et le plus grand assaut dont il eût été encore ébranlé ; que son endurcissement serait définitif s’il résistait à cette clémence, que, s’il cédait, il faudrait renoncer à cette haine dont les autres hommes avaient rempli son âme pendant tant d’années et qui lui plaisait ; que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et définitive, était engagée entre sa méchanceté à lui et la bonté de cet homme148.
Quant à Javert, son étonnant suicide à part, qui est, lui aussi, comme la clause de style du romantisme, ceux-là seuls nieront sa forte réalité qui ne conçoivent pas que la perfection du loyalisme professionnel arrive chez quelques-uns à dominer et à vaincre invariablement tous les autres mobiles de la volonté.
Créations assez lourdes, tout d’une pièce, à demi abstraites, si l’on veut, que le poète édifie pierre à pierre plutôt qu’il ne les fait mouvoir. Elles n’en ont pas moins l’authenticité humaine, parce que les idéaux qu’elles personnifient, abnégation chrétienne, discipline militaire, sont eux-mêmes créateurs. Ce sont des types d’ordre ; ils confèrent une forme à l’âme qui se soumet à eux. Il est d’autres types d’ordre intérieur, d’autres principes d’unité pour le cœur et l’esprit t. Ce n’est, en tout cas, que dans la mesure où il se conforme à une règle objective, que notre être acquiert cette continuité et cette cohérence psychiques sans lesquelles il n’est pas de personnalité véritable. Hugo n’a pas, comme eût fait Balzac, emprunté à l’observation concrète les éléments de ses personnages. Il est parti de l’abstrait et il n’en est pas sorti. Il a déduit toutes les grandes conséquences d’une certaine règle de vie, et de toutes ces conséquences il a fait la substance d’une conscience individuelle ; mais en admettant, ce qui est l’antipode du romantisme, que cette conscience tire de la loi à laquelle elle se subordonne une supériorité extraordinaire.
Je répute que, procédant ainsi, il a été, pour une fois, un peintre moral fort et vrai. Une fantaisie de vénération a l’égard de l’autorité et de l’ordre lui a donné autant de pénétration et de vérité dans la peinture de ses représentants que la philosophie révolutionnaire, qui est son inspiratrice coutumière, met d’aveuglement et de folie dans la plupart de ses inventions psychologiques. Ce n’est là qu’une exception à peu près unique dans son œuvre. L’auteur de cette première partie des Misérables (tout le reste du livre roule dans le feuilleton) est aussi l’auteur singulièrement dépourvu de noblesse et incroyablement léger de l’Homme qui rit.
Chapitre II.
Théorie de l’emphase romantique
Une littérature qui avait pour fond intellectuel de telles absurdités, pour fond moral de telles misères, et qui enivra la jeunesse, devait être extraordinairement pourvue en moyens de faire illusion. C’est sa caractéristique. L’esprit de la littérature romantique est un très petit esprit. Ses apparences simulent une grande et débordante inspiration. C’est une littérature mort-née (car l’art ne se rajeunit que par le dedans, par la vérité des conceptions et le naturel des sentiments) et elle vient au monde dans je ne sais quel tourbillon de vitalité folle. Assurément ce masque, si contradictoire qu’il fût à son visage vrai, ne lui a pas été composé par un froid artifice de littérateurs puisant tranquillement dans l’arsenal des grands mots.
Ils n’auraient trompé personne. Il a fallu que les poètes romantiques se trompassent eux-mêmes, éprouvassent eux-mêmes le vertige, qu’ils eussent comme un génie particulier de s’abuser, de s’étourdir, sur la qualité et la portée de leurs idées et d’en recevoir des émotions tout à fait disproportionnées à ce que ces idées contiennent réellement. Ce génie, qu’on me permette de l’appeler le Génie ou la Muse de l’Emphase.
On entend bien que l’Emphase romantique est d’une espèce fort distincte. Elle consiste dans un désordre de la pensée elle-même. Du moins, l’abus de moyens verbaux procède-t-il chez les romantiques d’une exaltation vraiment ressentie. C’est cette exaltation qui est emphatique par rapport à la petitesse ou l’indignité des objets auxquels elle s’attache et qu’elle revêt d’une importance ou d’une sublimité menteuses. L’esprit romantique a une irrépressible tendance à s’émerveiller, s’extasier, s’indigner, s’épouvanter, qui regarde peu à la qualité des occasions, et d’où il tire, sur tout propos, une inépuisable disponibilité de pathétique.
Comment expliquer une telle disposition, singulier alliage de mimique et de sincérité ?
Un adulte entre dans la vie plein de chimères dictées par les désirs de son cœur. Les plus banales expériences vont lui causer des stupéfactions et des déceptions tout à fait déconcertantes au regard d’un jugement et d’une sensibilité tant soit peu prémunis. Si cet homme est orgueilleux, sans courage et poète, s’il trouve un auditoire blasé et badaud pour accueillir sans huées l’épanchement public de ses tragiques découvertes, il persistera à revendiquer contre les réalités le droit de son rêve, à ne les juger et estimer qu’à la lueur de celui-ci. C’est l’histoire de Jean-Jacques Rousseau. Il aborde la société convaincu que les hommes sont bons, c’est-à-dire que le bonheur de Jean-Jacques est leur principale affaire. Tout ce qui lui fait constater qu’il en est autrement est pour lui un Himalaya d’imprévu et de scandale. Ses aventures deviennent le drame de la malice humaine et de la perversité sociale ; ses attendrissements, de sublimes inspirations de la vertu. Il fait, d’un trou un abîme et les plus simples mouvements de son âme l’étonnent au point de lui persuader qu’elle est la plus étonnante de son temps et de tous les temps. On connaissait avant lui la « pompe », c’est-à-dire l’effort purement verbal d’un écrivain ou d’un orateur pour parler grondement de grandes choses qui ne l’émeuvent pas du tout. Dans cette disposition naturelle et cultivée à s’abandonner, à propos des plus chétifs objets, à d’extrêmes états d’émotion et de saisissement, il y avait le levain d’un genre de pathos tout nouveau dans la littérature française.
Chateaubriand fut avec Jean-Jacques, mais d’une autre manière, le grand maître de l’Emphase romantique. Parfaitement supérieur aux fades et viles illusions de son prédécesseur, clairvoyant, froid et désabusé jusqu’à l’excès dans ses jugements parlés et sa philosophie du coin du feu, la nature, l’histoire et l’humanité se montraient à lui, dès qu’il prenait la plume, sur un théâtre éclatant dont il était le principal personnage. À la splendeur trop continue que les objets reçoivent de son imagination d’artiste sans sobriété, s’ajoute le véritable émerveillement qu’il éprouve de les avoir, lui Chateaubriand, contemplés, conçus ou rêvés. Cette circonstance relève la splendeur des plus éclatantes mais elle rehausse parfois jusqu’au grandiose les plus futiles.
En héritant du chimérique optimisme de Rousseau et de l’égotisme de Chateaubriand, les romantiques de 1830 héritaient de l’erreur d’optique générale qui produit l’emphase. Mais en outre, l’emphase prestigieuse dont ces maîtres avaient prodigué l’exemple, tendait à susciter et à porter au comble chez leurs disciples la disposition emphatique. L’éloquence de la Nouvelle Héloïse et de René, cette diction exaltée, toujours étrangère aux régions tempérées, toujours montée au plus haut ton, se proposait par elle-même à l’émulation des écrivains. La prise violente et irrésistible qu’elle donne sur l’âme et même les nerfs du lecteur les entraînait à une sorte de surenchère. Il leur était impossible de rivaliser avec elle sans se mettre intérieurement à son ton, Elle les faisait pareils à elle par l’habitude de leur esprit, comme aussi le goût ardent qu’ils lui vouaient devait éteindre chez eux celles des exigences intellectuelles et esthétiques qu’elle sacrifie, et qui se rapportent à la justesse, à la vérité et au naturel.
Sans doute, c’est le propre du génie poétique que de ressentir avec plus de puissance, d’apercevoir dans une plus vive lumière que nous, simples mortels, tout ce qui appartient à la nature et à la destinée humaine. Les innombrables images de la vie se rajeunissent et s’enflamment au contact d’une âme et d’une imagination supérieurement émues de tout ce qui est fait pour émouvoir l’homme. L’émotion romantique procède d’une autre source, elle est d’une autre qualité. Elle naît de l’illusion d’un certain rapport extraordinaire, inouï, jamais vu, que je poète croit exister ou auquel il s’excite à croire entre les conditions de l’existence et lui-même. Jean-Jacques pensait ainsi au sujet de Jean-Jacques. En 1830, ce fut toute la génération qui s’attribua cette position exceptionnelle et étourdissante dans l’humanité et dans l’univers et les fit dater moralement de soi. On cria à propos de tout au miracle et on découvrît tout, jusqu’à l’amour ! On s’aima, amants et amis, comme si on était les premiers à s’aimer, au moins à de telles profondeurs, depuis le commencement temps. On voyait et on proclamait chaque matin des prodiges. Remarquez la surabondance et l’allure prophétique des préfaces à cette époque. Quoi qu’on doive tenir, on promet infiniment. Chaque œuvre, chaque individu va contenir un monde nouveau. Ce généreux postulat avait la vertu d’enivrer d’eux-mêmes les esprits qui s’y asservissaient ; il leur apportait une magnifique dispense d’étude, d’application, d’expérience et de philosophie. Sous prétexte d’inspiration plus libre et plus ardente il faisait oublier aux poètes le devoir de penser : il soustrayait à l’empire du jugement le jeu de ces éléments de chair et de sang qui sont comme la partie matérielle du génie. Les grands effets sur la sensibilité et l’imagination du lecteur, où les classiques n’atteignent que par une progression honnête et savante de la pensée, par une accumulation de traits justes s’achevant dans une conclusion forte et saisissante, furent recherchés et obtenus indépendamment de la valeur du fond. Un certain aveuglement général de l’intelligence, joint à une surexcitation stérile de la sensibilité, fit que, sans jouer précisément la comédie, on attachât le pathétique le plus exagéré, les plus grandes images, les dires les plus exaltés, aux idées parfois les plus vides de substance, les plus dépourvues de sérieux.
Que je ne force point le tableau de cette espèce de délire où la littérature romantique puisa ses grands moyens d’illusionnisme, je n’en veux pour preuve que ces quelques lignes de la préface d’Ahaseverus dans lesquelles Quinet caractérise la pensée dominante de la génération de 1830 au sujet d’elle-même et il tout sujet :
Une étrange maladie nous tourmente aujourd’hui sans relâche, Comment l’appellerai-je ? Ce n’est pas, comme la tienne, René, celle des ruines ; la nôtre est plus vive et plus cuisante. Chaque jour, elle ranime le cœur pour mieux s’en repaître. C’est le mal de l’avenir, mal aigu, sans sommeil, qui, à chaque heure, vous dit sur votre chevet comme au petit Capet : dors-tu ?an moi, je veille. Au fond de nos âmes nous sentons déjà ce qui va être. Ce rien est déjà quelque chose qui palpite dans notre sein. Nous le voyous, nous le touchons, quoique le monde l’ignore encore. Ce qui nous tue, ce n’est pas la faiblesse de notre pensée ; c’est le poids de l’avenir à supporter dans le vide du présent. Pour nous guérir de notre fièvre, nous tenons sur notre bouche la coupe du lendemain, où des lèvres boiront, mais ne sont pas les nôtres. L’humanité est lourdement travaillée dans ses entrailles, comme si elle allait enfanter un Dieu.
Des écrivains qui se croient et se sentent gros du Messie ne doivent évidemment rencontrer jamais parmi leurs pensées, ni leurs passions, ni leurs sensations, rien qui leur paraisse inférieur aux plus amples déploiements du lyrisme, aux plus solennels commentaires. Cette persuasion transfiguratrice ayant de quoi faciliter l’art autant qu’elle l’abaissait. Elle l’exonérait de tout scrupule quant à l’invention. Le premier devoir de l’artiste, quand il conçoit la première idée d’une œuvre, n’est-il pas d’éprouver longuement la solidité, le poids, la noblesse de sa conception, de la fortifier et de l’épurer, autant qu’il est en lui, de la rejeter, si décidément elle lui paraît inégale à la dignité de l’art. C’est son devoir primordial, parce que c’est aussi la condition primordiale et, pour ainsi dire, génératrice de la beauté. L’expression heureuse jaillit aisée et abondante d’un fond profondément élaboré, d’une pensée lentement gonflée de riche et exquise substance, comme le suc sort, sous la pression la plus légère, du raisin mûri. La divinisation du moi avait pour conséquence nécessaire de décharger l’art de ces préparations profondes, de ces lentes méditations, de ce choix sévère. Elle le rendit accueillant à la première idée venue ; et la première idée venue, c’est, moralement, la plus anarchique, c’est, esthétiquement, la moins résistante, la plus facile à développer ; c’est, de toutes façons, celle qui représente le moindre effort. Mais, comme d’autre part, l’artiste était convaincu par grâce d’état de la grandeur de tout ce qu’il pouvait concevoir, son énergie créatrice se dépensa tout entière dans le faste de l’expression, qui tendit de plus en plus à se constituer une gloire indépendante et à passer de servante, maîtresse. Ajoutez à cet effet de la disposition emphatique, tout ce que le génie de la rêverie, avec Rousseau, Chateaubriand et Senancour avait introduit dans la langue littéraire, de voluptueuse mollesse, d’excessive harmonie, de moyens de séduction sensuelle et charnelle, et l’obligation qui s’impose aux romantiques de 183o de renchérir également de ce côté il ne paraîtra pas exagéré de dire que leur littérature est caractérisée par la prédominance de la forme sur le fond, de la diction sur la pensée, de la mise en œuvre sur l’inspiration. Quand je considère cette littérature dans son ensemble, j’ai l’impression d’une âme débile tellement envahie et obnubilée par l’hypertrophie du corps, qu’elle prend l’opulence de ce corps pour la sienne propre. Aussi est-ce tout ensemble faire trop d’honneur et faire tort à la littérature romantique que d’exposer les conceptions dont elle s’inspire, à part des procédés de théâtre par lesquels elle leur compose l’apparence d’une valeur qu’elles n’ont pas du tout. Nous devions, comme nous l’avons tenté en ce qui concerne l’ordre d’idées littérairement le plus important de tous, les idées psychologiques et morales, montrer à nu, par l’analyse de quelques exemples, le pitoyable contenu réel, le résidu brut de cette littérature. Maintenant que nous avons établi d’une part son fond d’idées, d’autre part la source et la nature de ses moyens d’expression, appliquons cette double connaissance à l’analyse de l’œuvre d’art romantique, drame, poésie lyrique, roman. Nous observerons parallèlement la petitesse ou l’indignité de ce que le romantisme dit et la manière artificieusement grande dont il le dit, la pauvreté de sa substance et l’immense trompe-l’œil grâce auquel il a su y faire mordre un siècle généreux.
Chapitre III.
L’emphase au théatre
Si nous avons défini avec exactitude la composition des caractères dans le drame romantique, ce drame ne peut être que de la basse comédie ou du mélodrame déguisés. Impossibles, comment ces caractères engendreraient-ils aucune action ? Or, c’est le propre de ces genres, que les situations et les faits s’y engendrent par des rapports tout matériels, mécaniquement, pour ainsi dire, en vue de l’effet de surprise, de gros rire ou de saisissement nerveux chez le spectateur. Les personnages romantiques ne sauraient se produire au théâtre que dans un appareil dramatique fonctionnant par lui-même. Farce ou mélodrame, cet appareil est nécessairement grossier, du moins très humble. L’emphase romantique déploie sur lui un grand manteau verbal. Mais ce manteau est aussi troué que celui de César de Bazan et laisse voir de toutes parts d’inavouables réalités.
I
Qu’un valet soit amoureux d’une reine, voilà qui n’est montrable à la scène que pour faire rire, parce que, si ce valet est assez fou pour manifester sa passion, il sera hué par l’office et, s’il n’est pas fou, le sentiment de sa passion expire dans l’idée de sa livrée, laquelle devient le principal personnage de la pièce. Pour nous rendre obtus à l’incongruité esthétique de cette donnée et nous la faire prendre au tragique, il n’est que de nous étourdir. C’est ce que fait le valet romantique Ruy Blas en mettant de formidables r à son amour pour la reine d’Espagne. Son ami, le bohème don César de Bazan, arrête la confidence avec des exclamations bien effarées pour un homme qui en a tant vu.
RUY BLAS
Invente, imagine, suppose.Fouille dans ton esprit. Cherches-y quelque choseD’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï,Une fatalité dont on est éblouiOui, compose un poison affreux, creuse un abîmePlus sourd que la folie et plus noir que le crime,Tu n’approcheras pas encor de mon secret.— Tu ne devines pas ? — Eh ! qui devinerait ?Zafari dans le gouffre où mon destin m’entraînePlonge les yeux. — Je suis amoureux de la reine !DON CÉSAR
Ciel !RUY BLAS
Sous un dais orné du globe impérial,Il est dans Aranjuez ou dans l’Escurial,Dans ce palais, parfois, — mon frère, il est un hommeQu’à peine on voit d’en bas, qu’avec terreur on nomme,Pour qui, comme pour Dieu, nous sommes égaux tous ;Qu’on regarde en tremblant, et qu’on sert à genouxDevant qui se couvrir est un honneur insigne ;Qui peut faire tomber nos deux têtes d’un signeDont chaque fantaisie est un événementQui vit seul et superbe, enfermé gravementDans une majesté redoutable et profonde ;Et dont on sent le poids dans la moitié du monde.Eh bien ! — moi, le laquais — tu m’entends — eh bien oui,Cet homme-là, le roi, je suis jaloux de lui !DON CÉSAR
Jaloux du roiRUY BLAS
Hé oui jaloux du roi sans doute,Puisque j’aime sa femme !
Cette réplique qui veut dire « Ahuri ! » est excellente, en ce sens qu’elle remet le tout dans le ton où il est possible et où il devient très savoureux de l’entendre : charge brillante, blague castillane. Mais ce n’est pas, soyons-en sûrs, celui que le poète a pensé prendre. Ruy Blas tient à être effrayant.
Va-t’en, frère, abandonneCe misérable fou qui porte avec effroiSous l’habit d’un valet les passions d’un roi !
Ce qui est une étourderie, les passions des rois s’adressant rarement aux reines.
On m’objectera que le poète a soin d’enlever sa livrée à Ruy Blas et qu’en faisant de lui, dans l’idée de la reine et de toute la cour, un gentilhomme capable de devenir premier ministre, il supprime l’impossibilité de la donnée. Qu’est-ce à dire ? Que le crame va porter tout entier sur un quiproquo. Un homme du bas peuple, élevé par la fortune à la plus haute charge et s’y égalant par la conscience et le génie, voilà, à la rigueur, un sujet d’étude dramatique. Mais cette élévation n’étant due ici qu’à une erreur sur la personne et non pas même à l’audace de Ruy Blas, mais à une machination de son maître qui lui ordonne de s’habiller en marquis et d’en jouer le rôle, le seul intérêt que nous puissions ressentir, c’est de savoir combien de temps la duperie, j’allais écrire la farce, va se soutenir Une reine solitaire, disputée entre la sévérité de ses devoirs et les inclinations de son coeur (à condition, bien entendu, que son cœur ne choisisse pas dans l’office), voilà une situation humainement intéressante. Mais cet intérêt n’est pas du tout celui qui nous captive, parce que la tentation ne se présente à la reine d’Espagne que par l’effet d’un traquenard tendu par don Salluste, qui a une vengeance à tirer d’elle. Petits et grands, grisettes du parterre ou critiques des fauteuils, notre curiosité est assez affairée de savoir si elle y sera prise. Cette mécanique dramatique appartient donc aux moins coûteux efforts d’invention de l’esprit humain et est au niveau d’un vulgaire amusement. Mais, telle que l’auteur la voit, à travers l’hallucination romantique, elle monte jusqu’aux nues. Ce laquais qui en remontrerait à Gil Blas et à Scapin, ce n’est plus Scapin ni Gil Blas il est à l’autre pôle moral de l’humanité l’emphase dilate sa personnalité jusqu’aux proportions d’une entité indéfinie, émouvante, digne de servir de sujet aux plus beaux attributs et de thème aux plus grands mots. Ruy Blas, « c’est le peuple, orphelin, pauvre, intelligent et fort, ayant sur le dos les marques de la servitude et dans le cœur les préméditations du génie 149 » ? Rien d’étonnant, si le valet déguisé est une telle incarnation, que la reine délaissée rencontre en lui, tandis qu’il se joue indignement d’elle, une âme soeur, que lui-même, dans tous les instants où les regards de don Salluste ne le font pas penser au bâton, étale les pensées d’un Ximenez et de sublimes sentiments lyriques, ni que l’auteur enfin puise dans cette fantaisie déclamatoire l’élan d’inspiration nécessaire pour gâter en avorton de tragédie la matière d’un bon ouvrage picaresque.
II
Ce sont le plus souvent, dans le théâtre de Victor Hugo, des inventions d’essence mélodramatique que le génie de l’emphase transfigure en conceptions eschyliennes. Quiproquos sinistres, morts pris pour des vivants ou vivants pour des morts, assassins masqués, erreur sur le cadavre, substitution du narcotique au poison ou du poison au narcotique, espions, corridors secrets, clefs mystérieuses, coffrets fatidiques, secrets effroyables, invisibles dangers, ce n’est pas là seulement la sublime Tour de Nesle ou le Juif errant, c’est Lucrèce Borgia, le Roi s’amuse, Angelo, les Burgraves.
Pourquoi admet-on ceci dans « la littérature » et en exclut-on cela ? A cause du « style ». Mais la première condition d’un style est la convenance, la probité.
Un grand style sur des idées petites, de grands ramages sur de petits moyens, voilà ce qui s’appelle emphase. Quand Hugo a établi presque toujours avec une grande habileté sa mécanique mélodramatique, il la promeut par décret à une haute signification philosophique et morale qu’il annonce dans une préface sans modestie. Y a-t-il mélodrame plus brutalement mélodrame que Marie Tudor ? Pour produire l’enchevêtrement grâce auquel Marie, croyant envoyer à l’échafaud l’ouvrier Gilbert, fait tomber la tête de son amant Fabiani, l’auteur a dû faire d’elle une hystérique couronnée, oublieuse de son rang, se livrant, avec la dernière indécence, devant toute la cour, devant l’ambassadeur même du prince qu’elle a publiquement accepté pour fiancé, à des convulsions de jalousie. Ecoutons-le cependant :
La pensée qu’il a tenté de réaliser dans Marie Tudor est celle-ci une reine qui soit une femme. Grande comme reine. Vraie comme femme. Ce drame est un pas de plus vers ce but rayonnant, le seul qu’il ait cherché au théâtre, de dégager perpétuellement le grand à travers le vrai, le vrai à travers le grand.
Nous ne sommes pas moins étonnés après avoir lu ou vu Angelo, d’apprendre que le poète a voulu :
Mettre en présence dans une action toute résultante du cœur (!) deux graves et douloureuses figures, la femme dans la société, la femme hors de la société, c’est-à-dire en deux types vivants toutes les femmes, toute la femme.
Peindre, chemin faisant, à l’occasion de cette idée tout un siècle, tout un climat, toute une civilisation, tout un peuple.
Phraséologie pure. Angelo n’est, après tout, qu’un surprenant agencement, un des mieux faits qui soient dans ce genre de théâtre, de chausse-trappes sinistres. Nous avons cité la glose du Roi s’amuse et de Lucrèce Borgia. C’est dans les Burgraves que la fantastique illusion où est le poète de faire œuvre quasi-hiératique, alors qu’il taille et coud sur les patrons les plus éprouvés du théâtre du boulevard, atteint son comble. Un crime commis il y a quatre-vingts ans les deux victimes de ce crime, crues mortes par l’assassin, mais en réalité sauvées, reparaissant chez lui après ce temps sous des visages qu’il ne soupçonne pas d’être les leurs et ne se reconnaissant pas l’une l’autre ; comme instrument de la vengeance, qui donc ? ne le devinez-vous pas ? le fils même de l’assassin, un enfant enlevé de bonne heure par des bohémiens, tenu dans l’ignorance de son origine et secrètement élevé pour cette vengeance ; fausses clefs, doubles portes, souterrains et, évoluant, comme il convient, parmi ces horreurs, un couple d’amoureux fades, même un peu nigauds. Il s’agit de revêtir cet appareil de majesté. De l’assassin, l’auteur fera le dernier des « grands burgraves » et il lui donnera cent ans d’âge ; de la victime, le futur empereur d’Allemagne, « le Jupiter du douzième siècle », Frédéric Barberousse. Et il se flattera d’avoir soulevé dans son ouvrage le plus vaste problème d’histoire, mis des siècles en présence.
Si Eschyle, en racontant la chute des Titans, faisait jadis pour la Grèce une œuvre nationale, le poète qui raconte la lutte des Burgraves fait aujourd’hui pour l’Europe une œuvre également nationale150.
Mais relisez-vous, poète ; ce n’est pas du tout cela que vous racontez. Ces illustres dénominations historiques, vous les infligez de façon absolument postiche à vos fantoches ; elles n’ont rien à voir avec leur fonction réelle dans le drame. Job, en faisant tuer jadis un adolescent dont il était jaloux, ne savait pas que cet adolescent était le futur César. Il n’y a rien de politique ou d’historique dans les mobiles ni dans les conséquences du crime qui sert de point de départ à tout. C’est un bon fait divers, un brave crime de l’Ambigu, accompli dans toutes les conditions de fertilité dramatique que l’Ambigu exige. Il n’y a non plus rien d’historique ni de politique dans les ressorts de la vengeance. L’élément « burgrave », « eschylien » prophétique, est arbitrairement superposé à l’action et ne peut s’épanouir que sous forme de vains discours, « très beaux » peut-être, mais qui ne devraient pas être là. On ne déduit pas les Perses des prémisses de la Porteuse de Pain.
Le théâtre est une sorte d’église, l’humanité est une sorte de religion. Méditez ceci, Pavie c’est beaucoup d’impiété ou de piété mais je crois accomplir une mission151.
Le souci de cette mission n’empêchait pas Victor Hugo d’être un très habile technicien théâtral, d’agiter la tapisserie, de faire surgir le traître ou l’homme masqué au bon moment. Je ne sais pas si, comme il le dit, il pétrit « le pain de la foule » mais je sais qu’il s’entend, au moins aussi bien que l’auteur de la Tosca, à fournir aux commotions du vulgaire.
Cependant il ne suffit pas de faire après coup sa part à la « mission » dans une préface que le spectateur ne lira pas. Hugo y pourvoit par des tirades et des scènes à tirades, j’entends par des discours et des occasions de discours tout à fait étrangers non seulement à la marche, mais à la substance de l’action, et qui servent uniquement à l’auteur à développer par la bouche d’un de ses personnages les grandes et vagues choses qui lui paraissent contenir le sublime, le profond et le sacré de sa conception. C’est le monologue de Charles-Quint au tombeau de Charlemagne, sur le pape et l’empereur ; c’est, dans Marion de Lorme, le 4e acte entier sur Louis XIII, Richelieu ; c’est la scène de Ruy Blas et des ministres ; c’est le dialogue impersonnel de l’anarchie féodale et de l’ordre Impérial qui se mêle interminablement à l’intrigue des Burgraves.
Ces morceaux valent ce que vaut la Philosophie de l’Histoire de Victor Hugo. Son théâtre est ennuyeux à la scène en proportion de la place qu’ils y occupent.
Les Burgraves, où leur développement est énorme, ont accablé en 1902 un public respectueux, comme ils accablèrent en 1843 un public irrévérent. Angelo, où cet indiscret élément est réduit au minimum, s’entend encore avec autant de plaisir que la Tour de Nesle.
III
Mais ce qui par dessus tout empêche Hugo de voir de ses yeux que ses drames sont des mélodrames, c’est l’illusion où il est de créer des caractères. Combien il en est incapable, c’est ce qui résulte de sa conception révolutionnaire de la nature humaine. Mais comment se donne-t-il l’illusion de déployer une psychologie profonde ? En mettant dans la bouche des personnages des considérations grandiloquentes, démesurées, parfaitement creuses et inopérantes, sur eux-mêmes et sur la situation où ils se trouvent. Des êtres, qui sont des contradictions ou des nuages parés d’un nom, ne peuvent développer leur être. Qu’ont-ils à exprimer ? Uniquement la stupeur, étant impossibles, d’exister. Des scélérats qui demeurent saisis devant leur scélératesse et qui disent Voyez ! Des criminels horribles touchés de quelque émotion angélique et qui la montrent du doigt et qui disent « Est-ce énorme ! », je ne sais quels « M’as-tu vu » gigantesques.
Dans Torquemada, le roi d’Espagne vient de faire devant « le Marquis », instrument de ses vices, et les courtisans un exposé effroyable de sa propre perversité. Il conclut :
Le colosse n’est pas pénétrable à l’atome,Et tu ne comprends pas que je m’étale ainsiEffrontément devant ces hommes que voici ;Mais je sais moi que tous, quand je me communique,Sont d’autant plus tremblants que je suis plus cynique,Et c’est ma joie à moi, qui vis au milieu d’eux,De les rendre plus vils en m’avouant hideux,Et, rompant tout respect, tout frein, tout équilibre,Moi qui n’étais que roi, je sens que je suis libre !Tu ne me comprends pas. Ta crainte s’en accroît,C’est bien. En revoyant demain mon regard froid,Tu trembleras, doutant et prenant pour un songeL’ivresse où maintenant devant toi je me plonge,Fournaise où sous tes yeux et d’où et bout mon passé,Mon sang, mon sceptre, et d’où je sortirai glacé.(Il reprend son chapelet.)Maintenant finissons nos prières.
J’engage le lecteur à se reporter à cette scène de l’Homme qui rit (car ce que nous disons du théâtre de Hugo s’applique en grande partie à ses romans) où une grande dame débauchée, ayant mandé dans son alcôve le clown Gwymplaine, se fait languir le temps de lui expliquer en vingt pages, et dans le style le plus claquant d’antithèses, son âme diabolique. C’est un des meilleurs monuments de ce que Hugo prend pour de l’investigation morale. Ne sent-on pas en tout ceci une certaine innocence intellectuelle ? Des « énormités qui marchent derrière ces énormités, un badaud qui n’en revient pas et qui nous fait signe ; des êtres unissant en eux quelque monstruosité stupéfiante pour le bourgeois et la stupéfaction inépuisable de ce bourgeois lui-même, voilà ces sonores héros du drame romantique.
Le plus persuasif et le plus délicat des fervents de Victor Hugo, M. Ernest Dupuy, reconnaît que « ce qui peut arriver de moins heureux à ces pièces, c’est qu’on les joue152. » C’est un bien mauvais cas pour des pièces de théâtre.
Il est vrai que la piété ingénieuse de l’éminent critique tourne en sujet de louange l’impossibilité qu’il constate.
Qui ne voit, dit-il, le tort que ferait à de pareilles conceptions le passage de l’idée à l’acte, de l’abstraction majestueuse à la brutale et insupportable réalité ? Le fait deviendrait la chose essentielle ; le mobile qui l’a produit, l’état d’âme dont il est le révélateur, ne nous occuperait plus que relativement c’est au mélodrame le plus banal qu’aboutirait cet effort tout puissant d’imagination et de pensée ; c’est en fumée que se convertirait ce chaud rayon de poésie153.
Il faut donc croire que Molière et Shakespeare, sans parler des tragiques grecs, ont moins grandement et fortement pensé que Hugo, puisque c’est à la scène qu’ils agissent, le premier sans réserve, le second moyennant quelques coupures, le plus puissamment sur l’esprit. M. Dupuy ne le soutiendrait pas. La vérité est que les pièces de Hugo n’« aboutissent pas au mélodrame, mais sont des mélodrames, qu’il n’y a dans ces pièces aucune rotation causale entre les états d’âme et les faits auxquels ils se superposent vainement, que « la réalité » n’est « brutale ? » qu’en tant qu’elle est moralement l’Inexpliqué, l’inintelligible, « insupportable » qu’en tant qu’elle n’est qu’une pseudo-réalité, et qu’enfin les « abstractions » de Hugo, si elles sont « majestueuses », sont surtout vides. Mais le clair esprit de M. Dupuy se trouve avoir formulé, à son insu sans doute, la plus radicale critique des idées romantiques non seulement au théâtre, mais sur tous les terrains, en reconnaissant implicitement l’impossibilité, l’inconvenance absolue de traduire ces idées en actes.
IV
Par les sujets, les situations, les idées, les sentiments, les caractères, par tout ce qui constitue le fond de l’invention, le drame romantique se classe donc bien au-dessous de l’art. Mais par la recherche d’une solennité hiératique d’allure, par une fantasmagorie de grandiloquence qui ne fait jamais trêve, il affecte, du moins avec Hugo, de se placer au-dessus, dans les hautes régions de l’enseignement religieux et de la prophétie sacrée. Ce n’est pas assez d’avoir démasqué, après bien d’autres, cette fantasmagorie ; il faut reconnaître un certain mérite éclatant que Hugo déploie, jusque dans le développement des pires absurdités, et que j’appellerai, trouvant le mot « verve » bien faible, sa « furia ». Cette furia, faite non seulement de surabondance verbale, mais d’une espèce de gaîté puissante, de gaillardise magnifique dans l’exploitation du vocabulaire, dans la frappe hardie et toujours surprenante des métaphores, dans les prouesses inouïes de la syntaxe et de la rime, cette faculté de jeter jusque sur le rien le manteau d’un discours étourdissant, n’engage aucune partie profonde de la sensibilité ni de l’intelligence. Elle n’en mérite pas moins le nom de génie. Et à cette qualité de génie correspond un genre littéraire où Hugo, étant dans son plein naturel, eût été esthétiquement pur. J’ai indiqué, à propos de Ruy Blas, que certains morceaux où son intention de gravité tragique n’est pas plus douteuse qu’elle n’y est déplacée, font, lus ou écoutés sans sérieux, d’excellents modèles de fantaisie et d’éloquence picaresque. Mais il y a dans ce même Ruy Blas des épisodes picaresques voulus tels et vraiment merveilleux, par exemple cette silhouette de don César de Bazan :
Quel est donc ce brigand qui, là-bas, nez au vent,Se cache l’œil au guet et la hanche en avant,Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,Drapant sa gueuserie avec son arrogance,Et qui, froissant du poing, sous sa manche en haillons,L’épée à lourd pommeau qui lui bat les talons,Promène, d’une mine altière et magistrale,Sa cape en dents de scie et ses bas en spirale ?
Ou bien encore la scène où le vieux Guritan, avant de provoquer Ruy Blas, lui énumère, en manière de grave préambule, les duels qu’il a eus et les braves qu’il a tués depuis quarante ans. L’épisode des comédiens, la conversation des jeunes seigneurs, dans Marion de Lorme, les propos de Saltabadil dans le Roi s’amuse, sont dans la même note de fantaisie un peu lourdement chargée, savoureuse et brillante néanmoins. Le poète nous amuse, parce que lui-même s’enchante à tout ce pittoresque et à ces compositions de bravoure, à cet artifice de bon aloi. Mais considérez surtout que, là où il pense être tragique, prophétique et apocalyptique, malgré lui et s’amuse encore. Son démon, ce démon du sublime boniment, s’empare de lui et se rit vigoureusement de sa gravité. Lisez la scène des portraits dans Hernani. C’est ridicule et éblouissant.
Voici Ruy Gomez de Silva,Grand maître de saint Jacque et de Calatrava.Son armure géante irait mal à nos tailles.Il prit trois cents drapeaux, gagna trente batailles,Conquit au roi Motril, Antequera, Suez,Nijar, et mourut pauvre. Altesse, saluez.
Vous connaissez ces allegro de Rossini où un mouvement vertigineux tire d’une idée mélodique infime d’inépuisables étincelles. Au piquant près, que Hugo n’a pas, c’est un peu de cette manière que les discours de ses personnages, quel qu’en soit l’objet, léger ou terrible, s’enlèvent, fulminent, pirouettent et se panachent. En prose particulièrement, tout ce que le propos lui suggère, de si loin que ce puisse être, de comparaisons ébouriffantes, de rapprochements cocasses, de saillies effrontées, de bravades monumentales, il l’accueille avec une insouciance superbe du caractère du personnage qui parle, du temps et du lieu.
C’est la blague de Tabarin et c’est le diable au corps d’un gazetier. C’est Torquemada « cautérisant l’enfer ao » ou le vieux Job disant à Magnus âgé de soixante ans, « jeune homme taisez-vous ». Les Misérables sont très riches en morceaux de cette venue. L’exposé d’athéisme fait par le « sénateur » ; l’évoque est célèbre :
Monsieur l’Evêque, l’hypothèse Jéhovah me fatigue. Elle n’est bonne qu’a produire des gens maigres qui songent creux. A bas ce grand Tout qui me tracasse ! Vive zéro qui me laisse tranquille !… Je suis carré par la base, moi. Monsieur l’Evêque, l’immortalité de l’homme est un écoute s’il pleut ! Oh ! la charmante promesse ! fiez-vous-y ! Le bon billet qu’a Adam ! on est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. Aidez-moi donc n’est-ce pas Tertullien qui dit que les bienheureux iront d’un astre à l’autre ? Soit. On sera les sauterelles des étoiles, etc.ap
Le signe plus frappant de cette sorte d’allégresse d’esprit que nous signalons ici à l’honneur littéraire de Victor Hugo, c’est son violent amour pour les noms propres sonores, la sûreté magistrale avec laquelle il enchâsse et fait éclater comme de véritables pierreries verbales dans le granit de son vers, les plus bizarres, les plus longs, les plus faits pour terroriser la muse de Racine, noms hindous, persans, assyriens, turcs, scandinaves, coptes, berbères ou kabbalistiques, la copieuse bouffonnerie avec laquelle il en invente qui sont, par le seul son et par le seul aspect des syllabes, comme de petits poèmes. La Chanson des Aventuriers de la Mer n’est autre chose, selon l’expression de M. Edmond Biré, qu’« un jeu au nom placé ».
En Calabre, une TarentaiseRendit fou Spitafangama ;A Gaëte, Ascagne fut aiseDe rencontrer MichellemaL’amour ouvrit la parenthèse,Le mariage la ferma.
A Naple, Ebid de MacédoineFut pendu c’était un faquin.A Capri, l’on nous prit AntoineAux galères pour un sequin !A Malte, Ofani se fit moineEt Gobbo se fit Arlequin.aq
Remplacez ces noms rutilants par Pierre ou Paul : il reste un sens fade jusqu’à la nullité. Quand parut l’Ane, Hugo dut se réjouir copieusement à l’idée que ses confrères des Inscriptions allaient chercher dans leurs dictionnaires Goar, Carpocras, Plancarpin, Zonare, Hodierna, Sabrosco, Chiffletius, Alegambe, Lycosthène, Akibas, Chalcondyle, Levera, Bactomez, Pascharin, Pellagrue, Cranallachs, Ammirata, et vingt auteurs plus hermétiques encore qu’il cite, sans sourciller.
Les philosophes souriront de dédain. Mais peut-on aimer les lettres et ne pas reconnaître dans cet amour raffiné des mots, dans cette orgie ingénue de sons et d’images, dans cettefurie de la diction ; dans ce talent d’enter sur un minimum de sens une végétation de figures de rhétorique qui cerne, étourdit et finalement divertit le lecteur, peut-on, dis-je, ne pas reconnaître là une véritable faculté poétique qui n’eût demandé pour produire des chefs-d’œuvre que de recevoir un emploi en rapport avec sa nature ? Ajoutez un certain fonds de gros humour, pesant, mais robuste, qui a parfois inspiré heureusement Hugo, la santé rabelaisienne de cet homme qui se crut Olympio, quand ce n’était pas Isaïe, le niveau essentiellement bourgeois, moyen, de ses opinions et de ses émotions sincères.
Il ne paraîtra pas paradoxal de dire que sa vocation la plus marquée, celle à laquelle le goût publie l’eût fixé peut-être dans une époque où il y aurait eu un goût public, c’était de donner au genre qui a produit le Roman comique, Ruy Blas, Gusman d’Aljarache, Pablo de Ségovie, le capitaine Fracasse et Cyrano de Bergerac, au genre picaresque enfin, des monuments d’une graisse et d’une gaité encore inconnues.
Chapitre IV.
Le lyrisme romantique
Cette disproportion entre un fond chétif et une forme opulente, entre l’indigence de la conception et la surabondance factice de l’expression, cette fausse grandeur, en un mot, que j’ai donnée comme le caractère le plus général de la littérature romantique, je la voudrais rechercher dans la partie la plus glorifiée de cette littérature, dans le lyrisme et particulièrement dans l’œuvre lyrique de Victor Hugo. Ce sera l’occasion de quelques remarques applicables à l’esthétique romantique en générât.
I
La plupart des critiques de quelque autorité s’accordent à reconnaître en Victor Hugo un des hommes les plus « impuissants à penser154 qui aient jamais tenu la plume.
Il est singulier de voir cette appréciation, dont ce n’est pas trop de dire qu’elle est consacrée, aller généralement de pair avec celle qui proclame Hugo très grand poète lyrique, le plus grand poète lyrique, de notre littérature et de toutes les littératures.
On loue ses drames et ses romans, à défaut des qualités qu’ils devraient avoir, précisément pour leur « lyrisme ». Il en résulterait que la grandeur dans le genre lyrique n’exclut pas l’obscurité de l’intelligence, qu’elle s’en accommode même très bien.
Mais il faudrait que la lyre se montrât plus accommodante encore et qu’elle pût rendre ses sons les plus beaux sous le souffle d’une âme sans magnanimité comme sans élégance. Je ne crois pas qu’aucun de ceux qui ont exploré le caractère, la sensibilité et les passions de Victor Hugo, tels d’ailleurs qu’ils s’avéreraient à la seule lecture attentive de son œuvre, indépendamment des renseignements biographiques, conteste, à quelques nuances près, le portrait que trace de sa personne morale M. Gustave Lanson :
L’homme, moralement, est assez médiocre : immensément vaniteux, toujours quêtant l’admiration du monde, toujours occupé de l’effet, et capable de toutes les petitesses pour se grandir, n’ayant ni crainte ni sens du ridicule, rancunier impitoyablement contre tous ceux qui ont une fois piqué son moi superbe et bouffi, point homme du monde, malgré cette politesse méticuleuse qui fut une de ses affectations, grand artiste avec une âme très bourgeoise, laborieux, rangé, serré, peuple surtout par une certaine grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale, charmé du calembour et débordant en injures nature, somme toute, vulgaire et forte, où l’égoïsme intempérant domine155.
La sensibilité de Victor Hugo est donc assez limitée, et presque toujours contenue, dirigée, refroidie, par la préoccupation d’agrandir son personnage156..
Ou je n’entends rien à la poésie, ce qui est bien possible, ou le caractère poétique appartient primordialement aux idées et aux sentiments qui inspirent le poète et qui sont sa raison intérieure de chanter, secondairement, aux beautés d’expression qui ouvrent les autres esprits à l’enthousiasme de son esprit et sont moins la poésie elle-même que le talisman poétique. Qu’un poète d’intelligence essentiellement désorientée puisse rencontrer des idées magnifiques, dominer de ses vues de vastes et émouvants aspects de l’humanité, de l’histoire ou de la nature, comment l’admettre ? Encore moins attendrai-je d’un poète dominé à ce point par l’égoïsme et la vanité, qu’il transporte mon âme au-dessus de ses perspectives et de ses émotions le plus tristement coutumières. Grandeur d’âme et haute clairvoyance sont-elles séparables d’ailleurs ? Y a-t-il des émotions généreuses et superbes là où il n’y a pas lucidité ? Je n’en crois rien. Quoi qu’il en soit, si avant d’avoir ouvert les recueils lyriques de Victor Hugo, je pouvais avoir des raisons certaines de croire qu’il est bien l’âme qu’a peinte M. Lanson, je les ouvrirais, avec curiosité peut-être, mais sans rien de cette piété avec laquelle on prend son Homère, son Virgile, son Shakespeare, son Racine, son Gœthe et, malgré tout, son Lamartine.
La vérité ne serait-elle pas plutôt que Victor Hugo, peu riche de fonds poétique est extraordinairement riche en moyens poétiques, et que le genre lyrique est, de tous les genres, celui qui se prête le mieux à la prodigalité, à l’éclatant abus de ces moyens ? De ces étonnantes ressources d’expression qui composent le génie de Hugo, nous avons observé la moins rare cette verve, cette « furia » du discours qui s’échauffe et s’alimente elle-même, indépendamment de l’objet du discours. Mais il a des dons autrement précieux qu’il est à peine besoin de nommer l’opulence de l’imagination physique, l’art souverain avec lequel il compose la métaphore, l’image, le tableau. Je ne crois pas que le genre lyrique comporte plus qu’aucun autre la faiblesse de la conception ou la médiocre qualité du sentiment. Cependant, comme sa matière, à l’opposé de la comédie ou de la tragédie qui ne se rapportent l’une et l’autre qu’à certains aspects et à certains incidents déterminés de la vie, est illimitée, comme elle n’a d’autres bornes que celles de la pensée et du cœur humains, comme enfin une certaine brièveté est de son essence, c’est dans le poème lyrique que des conceptions et des sentiments affectés de ces vices rédhibitoires « passeront » le plus aisément, à l’abri d’un couvert de charmes et d’éblouissements. C’est dans les œuvres lyriques de Hugo que l’épanouissement le plus libre de ses fastueuses qualités donne le mieux le change sur les terribles insuffisances de son esprit et de son âme. Ceux-là seulement, à vrai dire, auront pour cet art une admiration franche, qui, en musique, ressentent, des raffinements de l’harmonie, des complications de la polyphonie et de la chaleur du coloris instrumental, de si complètes délices, que les thèmes mélodiques les plus dénués d’intérêt leur semblent sous cette enveloppe quelque chose de glorieux.
Je voudrais montrer ce qu’il y a le plus souvent de vide intérieur, de froid, d’insincère et d’artificiel sous les beautés du lyrisme de Hugo.
II
Il existe une nombreuse catégorie de pièces lyriques de Victor Hugo, les plus mauvaises, je m’empresse de le dire, dont on ne peut même alléguer que la conception soit faible ou te sentiment médiocre car ils sont nuls, il n’y a pas de sujet. Ce sont des séries parfois fort prolongées d’impressions, ou décousues, ou reliées seulement par le lien tout matériel d’une fluidité sans nom. C’est sans doute en songeant à ces amorphes poèmes qu’une des plus sûres intelligences du siècle, Eugène Delacroix, portait en 1844 ce jugement à méditer « Les ouvrages d’Hugo ressemblent au brouillon d’un homme qui a du talent il dit tout ce qui lui vient157. »
La preuve de ce défaut profond est difficile à administrer, elle demanderait des citations bien longues.
On l’observera notamment dans des poèmes ou des morceaux qui ont pour apparence de sujet l’inspiration et la mission du poète elles-mêmes. Beau thème, à condition d’être énergiquement particularisé— car il y a vingt sortes de poésies et de poètes— mais sous le prétexte duquel Hugo ne nous offre qu’un flot chatoyant et agité de larves poétiques, images, émotions demi-physiques épandues, selon le laisser-aller de la mémoire imaginative et affective, et qui ne recevraient que de leur subordination à quelque dessein ferme et supérieur, une vie véritable.
Cependant il se persuade d’avoir défini la Poésie. Je prends dans les Voix intérieures la pièce intitulée : à Olympio. Le poète veut montrer la différence de ses préoccupations calmes et élevées avec les pensées agitées des hommes :
Moi, je rêve écoutant le cyprès soupirerAutour des croix d’ébène,Et murmurer le fleuve et la cloche pleurerDans un coin de la plaine,
Recueillant le cri sourd de l’oiseau qui s’enfuit,Du char traînant la gerbeEt la plainte qui sort des roseaux, et le bruitQue fait la touffe d’herbe.
Prêtant l’oreille aux flots qui ne peuvent dormir,A l’air dans la nuée,J’erre sur les hauts lieux d’où l’on entend gémirToute chose créée !
Là, je vois, comme un vase allumé sur l’autel,Le toit lointain qui fumeEt le soir je compare aux purs flambeaux du cielTout flambeau qui s’allume.
Là, j’abandonne aux vents mon esprit sérieuxComme l’oiseau sa plumeLà, je songe au malheur de l’homme et j’entends mieuxLe bruit de cette enclume.
Là, je contemple, ému, tout ce qui s’offre aux yeux,Onde, terre, verdureEt je vois l’homme au loin, mage mystérieuxTraverser la nature !
Il y en a onze strophes encore. Sauf la comparaison d’un esprit « sérieux » avec la plume de l’oiseau, tout cela dans le détail est agréable, est délicieux, si vous voulez. Mais poursuivez la lecture l’imagination se lasse très vite devant ces profusions ininterrompues de délices parce qu’il faut pour entretenir sa fraîcheur, un intérêt assidu et vif de l’intelligence, et que le poète n’occupe que les sens.
Même sorte de déliquescence dans la pièce des Feuilles d’Automne qui a pour titre Pan. Le poète conseille aux poètes de « répandre leurs âmes sur les cîmes, sur les sommets de neige… sur les déserts pieux sur les bois en automne… sur les lacs endormis… de les répandre partout où la nature est gracieuse et belle, où l’herbe s’épaissit pour le troupeau qui hèle, où chante un pâtre… où la brise du soir fouette le rocher en fleurs… partout où va la plume et le flocon de laine, mer… plaine… vieille forêt, îles au sol désert, lacs à l’eau solitaire,
Montagnes, océans, partout ou sable, onde ou terre,Flots ou sillons partout où vont les quatre vents,
partout où le couchant grandit l’ombre des chênes… partout où sont des côteaux, des champs, des moissons, des cités partout où pend un fruit… partout où l’oiseau boit. » Je résume cinq strophes sur treize. Le reste est tout pareil, c’est-à-dire pareillement indistinct et sans réalité.
Dans une autre pièce du même recueil, le poète, en nous prévenant par ce titre : la Pente de la Rêverie, du vagabondage auquel il va se livrer, semble s’en faire un droit. Mais on n’a pas le droit de prendre le paresseux abandon de l’esprit, même le plus abondant, pour une création esthétique. Que dirait-on du potier qui croirait faire œuvre d’art en gâchant sans dessein des glaises brillantes ? En pétrit-il de quoi faire cent vases, que toute cette précieuse matière ne vaudrait pas encore le vase où nous attendons l’ouvrier. Sous les apparences d’un poème, ce sont quelques rudiments d’inspirations incoordonnées que Hugo met ici bout à bout.
Le début peint une impression suffisamment déterminée. C’est un matin de printemps parisien.
Le soleil se jouait sur la pelouse verteDans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverteApportait du jardin à mon esprit heureuxUn bruit d’enfants joueurs et d’oiseaux amoureux ;Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière,Tout flottait à mes yeux dans la riche lumièreDe cet astre de mai dont le rayon charmantAu bout de tout brin d’herbe allume un diamant !Je me laissais aller à ces trois harmonies,Printemps, matin, enfance en ma retraite unies.
C’est un prélude, une incantation lumineuse et légère par laquelle le poète me jette dans une disposition poétique conforme aux sentiments qu’il va chanter. Ce devrait être cela. Malheureusement ces gracieux accords n’introduisent ni un air en rapport avec eux, ni même, on va s’en rendre compte, aucun air qui en vaille la peine. Dans cette belle matinée de mai, il arrive à Hugo de se représenter les visages des amis qui viennent ou qui venaient s’asseoir à son foyer le soir. Il les évoque, les présents et les absents, les vivants et les morts.
Alors dans mon esprit, je vis autour de moiMes amis, non confus, mais tels que je les voiQuand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle.… Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages.Tous, même les absents qui font de longs voyages,Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci,Avec l’air qu’ils avaient, quand ils vivaient aussi.
Que le jeu passif de l’association des idées ait amené à ce moment dans la conscience du poète l’image de cette assemblée chère et familière, au lieu de toute autre représentation, quelle harmonie, ou logique ou émotionnelle, quelle communauté non seulement de sujet, mais d’atmosphère, y a-t-il entre le tableau de tout à l’heure, matinée de printemps, bruit d’enfants joueurs et d’oiseaux amoureux, et cette vision d’objet et de signification si différente ? Encore cette vision pourrait-elle elle-même commencer une noble et émouvante méditation poétique qui nous ferait bien pardonner à Hugo la stérilité de son prélude. Mais elle ne fait que passer, et voici, après les dix vers qui l’ébauchent, une nouvelle déviation non plus dans un sujet différent, mais dans le vague et l’indéterminé purs, où dès lors l’auteur va nager en liberté.
Quand j’eus, quelques instants des yeux de ma pensée,Contemplé leur famille à mon foyer pressée,Je vis trembler leurs traits confus, et par degrésPâlir en s’effaçant leurs fronts décolorés,Et tous, comme un ruisseau dans un lac qui s’écoule,Se perdre autour de moi dans une immense foule.Foule sans nom ! Chaos ! des voix, des yeux, des pas.Tous les vivants ! — cités bourdonnant aux oreillesPlus qu’un bois d’Amérique ou des ruches d’abeilles,Caravanes campant sur le désert en feu,Matelots dispersés sur l’Océan de Dieu,Et comme un pont hardi, sur l’onde qui chavire,Jetant d’un monde à l’autre un sillon de navire,Ainsi que l’araignée entre deux chênes vertsJette un fil argenté qui flotte dans les airs !Les deux pôles ! le monde entier !, la mer, la terre,Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère,Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver.
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Et coetera ! S’étant ainsi mis à l’aise, s’étant donné pour matière l’univers, le passé, le présent, l’avenir, le poète peut écrire ce qui lui vient sans sortir cette fois du sujet.
Je ne serais pas embarrassé de multiplier à l’infini les preuves de cette facilité de Victor Hugo à prodiguer sur un fond dont l’embrouillement ou l’incohérente multiplicité équivalent au néant, toutes les richesses de l’expression. Sagesse, le poème final des Rayons et des Ombres, est un modèle de cette magnificence à décevoir le lecteur. Mais le défaut vital que, je signale ne corrompt pas seulement certaines œuvres déterminées. Il y a bien peu d’œuvres de Hugo où il ne lui arrive point de parler sur un très long espace pour ne rien dire.
III
Nombre de poèmes lyriques de Hugo ont un sujet philosophique, ou qui veut l’être. Rendons-nous brièvement compte de la qualité de philosophie de Hugo. Renouvierar, après un très intéressant volume sur Victor Hugo poète, où il le taxe d’« Ignorance et d’Absurdité » (c’est le titre d’un de ses chapitres), a écrit sur Victor Hugo, le philosophe, un ouvrage dont l’intention apologétique est surprenante car, à supposer qu’une part d’absurdité dans l’esprit n’empêche pas d’être un grand poète, je me demande comment, jointe surtout à l’« ignorance » elle peut coexister avec la profondeur philosophique. Il me semble que Renouvier se livre à un jeu. Dans les vastes nuées d’un ciel orageux on aperçoit avec un peu d’effort des cathédrales, des navires, des géants, des hippogriffes ou des léopards. Ne faut-il pas au puissant dialecticien la même complaisance pour tracer dans le demi-chaos du verbalisme métaphysique ou apocalyptique de Victor Hugo, les linéaments d’un système ou de plusieurs systèmes du monde, ou d’un système à plusieurs « moments », comme on disait jadis en Allemagne ?
Un des « moments » de la philosophie de Hugo et, je crois bien, le plus prolongé de tous, c’est le panthéisme non pas le panthéisme réfléchi de Spinoza, qui cherche à se représenter par une déduction mathématique les rapports de toutes les réalités au sein de la substance unique, mais le panthéisme de la sensation, ce panthéisme déliquescent et vulgaire qui « sent » Dieu dans l’arbre, dans le vent, dans le rocher, dans les grognements de la brute, dans le regard du génie et dans le sourire de l’idiot, dans le petit tas de boue qui fut Alexandre, César ou Bathylle. Merveilleux prétexte peur évoquer tout, à propos de tout, et se livrer à des énumérations descriptives ou historiques, torrentielles et désordonnées, avec l’apparence de suivre la plus profonde des pensées et le plus riche des sentiments.
C’est lâchez Hugo, comme en général chez les romantiques, une philosophie, si philosophie il y a, toute instinctive et spontanée. Mais ses efforts ou ses velléités méditatives visent plus haut. Son discours se noie sans cesse dans l’orgie panthéistique. Ses prétentions vont à un idéalisme excessif. Dans ces essais fuligineux de cosmologie transcendante, qui remplissent notamment le livre sixième des Contemplations, on voit bien qu’il se prend pour un Platon doublé d’un mage. De fait, si la philosophie de Hugo était une philosophie, elle dépasserait de bien loin les plus hardies métaphysiques connues, par sa violence de pénétration dans l’inaccessible. D’un bond, franchit toutes les gradations de la dialectique pour se jeter sur le problème suprême, « au bord de l’infinias », comme il dit. Cette position vertigineuse est la seule d’où il daigne spéculer. Le pourquoi et la fin absolus de l’existence universelle, cette question des questions devant laquelle chancelle l’esprit humain, soulève son esprit. Là où on cesse de voir, lui commence à être inspiré. Mais cette inspiration est fallacieuse, et ce bond illusoire. Tandis qu’il se persuade d’atteindre des réalités métaphysiques, Hugo ne fait que grossir au-delà de toute mesure des imaginations physiques. Dans ces imaginations matérielles démesurées, sa fantaisie accumule le bizarre et le ténébreux et il les prend pour le miroir du mystère de l’Etre.
On a très justement observé que le séjour de l’Océan (de 1852 à 1870), en mettant sans cesse sous les yeux de Victor Hugo un spectacle dont l’Immensité accable un pouvoir de vision et de sensation moyen, contribua beaucoup à ce renouvellement poétique qui a été appelé sa « seconde manière » et qui se caractérise notamment par la grandeur colossale des constructions imaginatives, par le fantastique apocalyptique.
Par la même influence, l’Océan fit aussi de Victor Hugo le « philosophe » cher à Renouvier. En appliquant sa perpétuelle confusion du matériel et du spirituel aux babels et aux léviathans que son œil dessinait dans le gouffre et la tempête, il crut contempler face à face l’« incréé » lui-même et ses ineffables générations.
Il a inscrit l’énormité de son illusion dans chacun des vers de la pièce célèbre intitulée Ibo, qui est censée exprimer l’effort d’ascension d’une intelligence et d’une âme supérieure vers. vers quoi ? C’est ce que je ne saurais dégager de ce fatras. Ce que j’y sens bien, c’est quelque chose d’ailleurs de très puissant cette exaltation momentanée de force physique qui nous fait lancer aux éléments une espèce de défi, lequel ne signifie rien de plus que notre surcroît de force, ce rêve d’une vitalité exceptionnellement robuste de s’élancer à travers l’espace pour s’y décharger d’une ardeur qui l’excède. C’est un soir, au bord de la mer, face au ciel troublé par forage prochain, que le poète s’est livré à l’énergie de ces frissons et son imagination audacieuse en fait de la poésie :
Ame à l’abîme habituéeDès le berceau,Je n’ai pas peur de la nuée ;Je suis oiseau.
… J’ai des ailes. J’aspire au faîte,Mon vol est sûr ;J’ai des ailes pour la tempêteEt pour l’azur.
… Vous savez bien que l’âme est forteEt ne craint rienQuand le souffle de Dieu l’emporteVous savez bien
Que j’irai jusqu’aux bleus pilastresEt que mon pasSur l’échelle qui monte aux astresNe tremble pas !
Qu’il fût possible d’utiliser ces impulsions vigoureuses et les images hardies qu’elles suggèrent, pour peindre poétiquement l’élan de l’esprit vers la vérité, cette aspiration intellectuelle étant supposée le sujet de la pièce, rien de plus certain, à condition que le tumulte matériel ne s’exagérât pas au point d’accaparer toute l’attention du lecteur et que les images n’offusquassent point par l’épaisseur du coloris et la surcharge des détails, le rayonnement de l’Idée. Hugo fait exactement le contraire parmi ces flots pressés d’images poussées à fond, de gestes violents et de cris éperdus, il jette quelques abstractions : vérité, beauté, idéal, foi, amour, raison, infini, Dieu, dont le nom seul inspire tant de respect qu’elles paraîtront peut-être à un lecteur très naïf emporter tout le mouvement du poème, mais qui ne correspondent en réalité à rien de contemplé par l’esprit, d’éprouvé par l’âme du poète ; car il est aussi impuissant à les développer que savant à masquer cette impuissance en leur prodiguant de gigantesques attributs physiques.
Dites pourquoi dans l’insondableAu mur d’airain,Dans l’obscurité formidableDu ciel serein,
Pourquoi dans ce grand sanctuaireSourd et béni,Pourquoi sous l’immense suaireDe l’infini,
Enfouir vos lois éternellesEt vos clartés ?Vous savez bien que j’ai des ailes,Ô vérités !
Pourquoi vous cachiez-vous dans l’ombreQui nous confond ?Pourquoi fuyez-vous l’homme sombreAu vol profond ?
Ne sentez-vous pas jusqu’à l’évidence que les expressions matérielles, « insondable mur d’airain ; obscurité du ciel ; sanctuaire sourd ; immense suaire ; ailes ; ombre ; sombre ; vol », contiennent ici toute la substance de la pensée poétique, au lieu que les termes abstraits, « infini ; lois ; vérité », auxquels tout le sens devrait être suspendu, ne jouent dans le discours que le rôle de remplissage normalement dévolu aux plus vaines épithètes ? Tout ce qui nous est dit de l’« amour » et de la « raison », c’est qu’ils « se lèvent comme l’aurore sur l’horizon M, de la « foi », qu’elle est « ceinte d’étoiles », de Dieu, qu’il apparaît en « des lueurs sans fin ni borne qui « habitent la profondeur morne du gouffre bleu ». Attributions éclatantes, mais qu’on peut tout à son aise transporter de l’une de ces entités à l’autre la rime seule en souffrirait. Victor Hugo est-il donc un esprit si inconsistant que, sous cette écaille épaisse d’images et ces jactances déclamatoires, il n’y ait aucune pensée ? Sa métaphysique est, à mon avis, une pure parade, comme il faut l’attendre d’une intelligence parfaitement incapable d’abstraction. Mais il n’est pas difficile de démêler sous la truculence et tous les faux-semblants de ses poèmes pseudo-philosophiques, un certain fonds de croyances enfantines (dans le sens le plus beau du mot), populaires, et partie très vénérables, qui en est comme l’humble et fruste armature.
Hugo croit tout d’abord, et, si j’ose dire, fondamentalement, tout ce que croit un enfant sortir du catéchisme. Il croit en Dieu, à la providence, au péché originel, à la vie future, au châtiment des méchants, à la récompense des bons, au ciel, à l’enfer et au purgatoire. Seulement il a modifié ces deux derniers dogmes à sa manière, qui est une très vieille manière.
Il professe la métempsycose comme l’instrument de la justice divine, l’âme des méchants devant habiter après leur mort des formes dégradées de l’être.
Dans le Phédon, nous voyons Socrate soutenir avec une humour discrète et nuancer agréablement cette tradition venue des plus anciens âges :
N’est-il pas vraisemblable, Cébès, que les goinfres, les ivrognes, les intempérants sans décence ni retenue entrent dans des corps d’ânes ou autres animaux de ce rang ; ne le penses-tu pas ? — C’est en effet très vraisemblable. — Et les âmes qui ne se sont adonnées qu’à l’injustice, à la tyrannie et aux rapines, ne vont-elles pas habiter des corps de loups, d’éperviers et de faucons ? Crois-tu que des âmes de cette qualité aillent ailleurs ? — Non, sans doute, Socrate158.
Quant aux âmes de citoyens laborieux, mais trop absorbés par l’utile pour donner une minute à la philosophie, le subtil philosophe les destine à des corps de fourmis ou d’abeilles. Hugo ne saurait diversifier ainsi les formes de la condition future, l’humanité romantique, moins complexe que l’athénienne, ne se composant que d’anges et de démons. En outre, infiniment plus rigoureux que Socrate pour les méchants, il les relègue généralement dans le monde minéral.
Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre !Glacé du froid profond de la terre lugubre,Informe et châtié,Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère,Il pense et se souvient. — Quoi ! ce n’est que Tibère !Seigneur, ayez pitié !
Ce dur silex noyé dans la terre, âpre et fruste,Couvert d’ombre, pendant que le ciel s’ouvre au justeQui s’y réfugia,Jaloux du chien qui jappe et de l’âne qui passe,Songe et dit : Je suis là ! Dieu vivant, faites grâce,Ce n’est que Borgia159.……………………………………………………..L’âme assiste à sa chute et, dur caillou qui roule,Pense Je suis Octave ; et, vil chardon qu’on foule,Crie au talon : Je suis Attila le géant ;Et ver de terre au fond du charnier, et songeant,Un crâne infect et noir, dit : Je suis Cléopâtre…………Un arbre est là, dressant ses branches hérissées,Une dalle s’effondre au milieu des chausséesQue la charrette écrase et que l’hiver détruit,Et, sous ces épaisseurs de matière et de nuit,Arbre, bête, pavé, poids que rien ne soulève,Dans cette profondeur terrible une âme rêve160.
On ne reprocherait certes pas à Hugo d’avoir trouvé dans ces rêveries de l’Inde antique quelque chose de conforme à son sentiment religieux, encore moins d’avoir ingénument partagé la croyance et l’espérance surnaturelles des foules chrétiennes. Il avait, hélas de moins nobles manières d’être « peuple ». Ce qui fait des poèmes dont ces naïves ou ces saintes vieilleries sont le vrai et le seul fond, des monuments de convulsif désordre, c’est que Hugo, pensant si simplement, ait si fabuleusement manqué de simplicité, c’est que son délire de vanité ait été jusqu’à boursoufler ce qu’il avait de plus ingénu dans l’esprit et dans le cœur. Rien de ce qui se peut concevoir sur l’origine de l’univers et la destinée de l’homme ne demande moins de complexité cérébrale que ce qu’il en a conçu. Rien n’est surtout moins « moderne ». Et il se prend, il se donne pour un révélateur ajoutant à ce qu’ont médité de plus profond les « Hobbes aux yeux de marbreat, les Kants aux larges fronts », des rayons directement émanés de la divinité. Il se croit le Moïse du XIXe siècle. C’est cette gageure perpétuellement soutenue qui fait grimacer effroyablement ses poèmes métaphysiques. Pénibles alors qu’on ne discerne pas encore ce qu’il pense dans la confusion de ce qu’il dit, ils le sont plus encore quand on s’est rendu compte de ce qu’il pense et qu’on le confronte à ce qu’il dit. Pour dilater la brièveté rudimentaire et puérile de sa conception aux proportions d’un monde, il grossit colossalement et parfois hideusement le détail il tourmente, il torture tout. Ces pierres qui sont des âmes, il les énumère en quantité telle qu’on finit vite par ne plus lui savoir aucun gré du pittoresque, pourtant si intense, de ces visions hagardes. Sa cécité à toute signification spirituelle ou abstraite tant soit peu reculée, jointe à sa fureur de voir profond, le fait recourir à des comparaisons matérielles violentes qui semblent dérouler le sens des concepts, alors qu’elles n’y sont appliquées qu’en vertu d’une analogie grossière, parfois arbitrairement. La plupart de ces comparaisons ont de la magnificence à condition de ne pas faire attention à leur emploi.
L’énorme éternité luit, splendide et stagnante ;Le cadran, bouclier de l’heure rayonnante,Nous terrasse éblouis161.
Dans les Mages 162, voulant caractériser le génie et l’âme des grands poètes, savants et fondateurs de religion, son impuissance à percevoir le moral se rabat sur des déterminations physiques dont l’emphase semble dire beaucoup et ne dit rien.
Les Virgiles, les Isaïes,Toutes les âmes envahiesPar la grande brume du sort.… Hésiode médite et marche,Grand prêtre fauve des forêts ;Moïse, immense créature,Etend ses mains sur la nature…… Ô figures dont la prunelleEst la vitre de l’idéal.… L’âme des Pindares se hausseA la hauteur des Pelions.… Les Solons aux lois respectées,Les Platons et les Raphaëls,Fronts d’inspirés, d’esprits, d’arbitres,Plus resplendissants que des mîtresDans l’auréole des Noëls.
Il lui arrive aussi constamment que ces comparaisons matérielles, loin de conserver dans leur développement une suffisante appropriation à l’objet, soient développées pour elles-mêmes jusqu’à l’extrême détail, de telle façon que la nature de l’objet auquel elles se rapportent est bientôt perdue de vue
Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,Habite, âpre songeur, ta rêverie obscureAux flots plombés et bleus,Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,Aux rochers scrofuleux163.
Certes il faut être Hugo pour composer avec des mots ce tableau de langueur infernale ; mais quel doit être l’effet d’ensemble de longs poèmes où la moindre idée n’intervient qu’ainsi écrasée sous un tableau complet par lui-même ? L’indiscernable pur. Voici deux strophes dont la première veut mettre devant nos yeux l’énigme universelle et la seconde nous propose « Dieu comme le mot de cette énigme. Je demande si, entre les termes de la question et les termes de la réponse, tels que Hugo les énonce, on perçoit plus de différence (et il en vaudrait pourtant la peine) qu’entre les vagues figures successives d’un même nuage poussé par le vent.
Le problème muet gonfle la mer sonore,Et sans cesse oscillant, va du soir à l’auroreEt de la taupe au lynx ;
L’énigme aux yeux profonds nous regarde obstinéeDans l’ombre nous voyons sur notre destinéeLes deux griffes du sphinx.
Le mot, c’est Dieu. Ce mot luit dans tes âmes veuves,Il tremble dans la flamme ; onde, il coule en les fleuves,Homme il coule en ton sang ;Les constellations le disent au silence ;Et le volcan, mortier de l’infini, le lanceAux astres en passant164.
Faites cet essai d’appliquer à Dieu lui-même tout ce qui est dit de l’obscurité que Dieu éclaircit, et réciproquement le sens en souffre-t-il ?
Certes, il serait parfaitement mesquin d’accabler Hugo sous un monceau de mauvais passages, comme il est insuffisant, pour le ◀prouver▶ de la famille homérique, de relever chez lui des « beautés » innombrables. Mais je prétends que dans ses poèmes de « philosophe » tout absolument appartient à la qualité ou, comme dirait un géologue, à la formation dont j’ai cité quelques échantillons moyens. Vous critiquez un poète, observera-t-on, et non pas un philosophe. Assurément et tout mon propos revient à dire que cela est laid et surtout que cela est froid.
IV
Ce ne sont pas là des œuvres, mais des fantômes d’œuvres. Sous une richesse et une virtuosité d’expression invariablement extraordinaires, l’invention tâtonne dans les ténèbres. Je pourrais maintenant étudier beaucoup de poèmes où le même faste cache un fond, non pas obscur et indéterminé, mais tout à fait indigne par sa petitesse morale d’être tiré au grand jour parmi eux, presque tous ceux dont Hugo est personnellement le sujet. Dans la pièce intitulée à Olympio, il se fait parler à lui-même en ces termes par un ami :
Te voilà donc, toi dont la foule rampanteAdmirait la vertu,Déraciné, flétri, tombé sur une pente,Comme un cèdre abattu.
Te voilà sous les pieds des envieux sans nombreEt des passants rieurs,Toi dont le front superbe accoutumait à l’ombreLes fronts inférieurs.
Mais va, pour qui comprend ton âme haute et grave,Tu n’en es que plus grand.Ta vie a, maintenant que l’obstacle l’entrave,La rumeur du torrent.
Tous ceux qui de tes jours orageux et sublimesS’approchent sans effroi,Reviennent eu disant qu’ils ont vu des abîmesEn se penchant sur toi.
On s’arrête aux brouillards dont ton âme est voilée,Mais moi, juge et témoin,Je sais qu’on trouverait une voûte étoilée,Si on allait plus loin.
« Vanité est bien vite dit ! Mais voici qui est certain ni ces élans de vénération lyrique, ni la beauté du langage n’empêchent la pièce d’être glaciale et d’imposer d’un bout à l’autre l’impression de l’artificiel. On en cherche la raison et on la découvre dans la mesquinerie du fait comparée à l’ambition et à la solennité du dire. Le poète jusque-là réputé pour ses vertus familiales est en ce moment le sujet de la chronique parisienne.
Ta chaste renommée aux exemples utilesN’a plus rien qui reluit.Sulonnée en tous sens par tes hideux reptilesQui rampent dans la nuit.On ne parle de toi qu’en secouant la têteEt l’on dit Vous savez
Indiscrète précision Ces sortes d’histoires ne font pas penser en France à un cèdre abattu, ni à des abîmes, ni à des orages, sinon domestiques. A moins que l’incident inspirateur et ses suites ne tirent leur signification héroïque d’être advenus à Hugo. Alors sa chaleur est sincère. Mais comment y prendrais-je part ?
Hugo est très personnellement le sujet de nombre de ses poèmes qui ne parlent pas nommément de lui et qui n’en parlent qu’avec plus de munificence. Mais on ne s’y trompe point, et cette irrésistible observation est comme une fissure par où l’enthousiasme s’écoule aussi vite qu’il s’amasse. On voudrait se prêter, on ne peut pas. Le poète écrit poésie, mais le sens crie Hugo. Le geste dont il se désigne est sacerdotal, il monte sur toutes les hauteurs, du Sinaï aux Alpes, pour reprendre perspective sur lui-même. Et c’est une belle course. Mais le prétexte en est chétif. Non qu’on n’ait pas l’âme assez généreuse pour admirer. Mais on ne dispose en faveur d’aucun mortel de la mesure d’admiration ou plutôt de stupéfaction que Hugo réclame à son adresse et pour des raisons qui semblent d’ailleurs, dans son esprit même, mal éclairées.
Peuples ! Ecoutez le poète !Ecoutez le rêveur sacré !Dans votre nuit, sans lui complète,Lui seul a le front éclairé !
Des temps futurs perçant les ombresLui seul distingue en leurs lianes sombresLe germe qui n’est pas éclos.Homme, il est doux comme une femme.Dieu parle à voix basse à son âmeComme aux forêts et comme aux flots165.
Lui seul Lui et son auréole alentour, les ténèbres.
Cela du moins se fait comprendre.
Même quand il ne se livre pas à cette célébration formelle de sa propre immensité, dans ses poèmes d’amour et de tous genres, il est rare de ne pas trouver cet épais gisement de vanité qui cocgète une chaude poésie de surface.
Nous l’avons vu « philosophe » secouer vainement les portes closes de l’idée. Elégiaque, il lui arrive de s’évertuer aussi vainement après l’émotion morale. Voyez dans lesFeuilles d’automne la pièce en plusieurs parties intitulée Soleils couchants.
J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs,Soit qu’ils dorent le front des antiques manoirsEnsevelis dans les feuillages ;Soit que la brume au loin s’allonge en bancs de feu,Soit que mille rayons brisent dans un ciel bleuA des archipels de nuages.
Superbe évocation descriptive, mais qui se prolonge et se recommence pendant plus de cent vingt vers sans que le poète, en dépit de visibles efforts, aboutisse à l’expression d’un sentiment, nécessaire pourtant, sous peine que ce corps opulent n’ait pas d’âme. La dernière strophe s’acquitte de cette nécessité, mais combien faiblement Hugo se retourne du spectacle extérieur vers lui-même.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,Je passe ; refroidi sous ce soleil joyeux,Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,Sans que rien manque au monde immense et radieux !
Doléance insipide, insuffisante même pour une romance166.
Dans la même pièce, ce tour de lyrisme prononcé :
Oh ! qui m’emportera sur quelque tour sublimeD’où la cité sous moi s’ouvre comme un abîme !
vous fait attendre quelque magnifique mouvement de l’âme, quelque haute vue de la pensée. Il faut lire le développement. Il ne fait que détailler, avec emportement, cette insignifiante imagination matérielle elle-même. Le poète s’est élevé, mais d’un certain nombre de mètres167.
V
Je ne multiplierai pas davantage les exemples d’un défaut qui, dans la diversité de toutes ses manifestations, est toujours le même. Le problème que le lyrisme de Hugo pose à la critique est celui-ci comment un poète d’intelligence rudimentaire, philosophe ridicule, moraliste nul, d’une sensibilité commune et asservie au plus grossier personnalisme, a-t-il pu être un grand poète lyrique ? Car enfin il l’a été. Ce ne peut être que par une sorte d’usurpation.
Cette usurpation, une remarque profonde de Nietzsche nous en fait bien comprendre la nature et le succès. C’est, dit-il (je cite le sens) chez les artistes les plus inspirés qu’on rencontre les plus graves défaillances, parce que l’affaiblissement de l’inspiration, qui ne se commande pas et qui est le souverain « moyen » de ces grands sincères, les laisse dépourvus. Au contraire, ces artistes, non pas précisément inférieurs, mais de plus de savoir technique que d’esprit et d’âme, de plus de talent que de génie, disons mieux, d’un très réel génie, mais plutôt excité par les éléments de l’art lui-même et la volupté qui s’en dégage, que par les idées et les sentiments, ces artistes composites, séducteurs, prestigieux, mais dont l’œuvre opulente souffre d’un certain vide central, et qui sont peut-être les premiers des époques de corruption esthétique, se montrent presque toujours égaux à eux-mêmes, presque toujours voisins de leur apogée, parce que leur immense approvisionnement de moyens leur permet de s’en tirer à tout coup brillamment. Il suffit de penser à Mozart et à Richard Wagner pour apprécier la justesse de cette observation. Mais ne reconnaît-on pas sous le second portrait Victor Hugo ? Si la médiocrité intrinsèque de beaucoup de ses inspirations désenchante un lecteur à qui il ne suffit pas pour crier au beau d’être enlevé dans un tourbillon des sens, il n’en est nullement gêné, lui, dans le déploiement du tourbillon coloré et sonore. A défaut d’une vision intellectuelle, lucide et enthousiasmante, la donnée la plus factice, la plus péniblement combinée, la plus stérile, suffit à son olympien pouvoir d’enrichir, de grossir, d’enluminer et d’« orchestrer ». Bien plus : la mollesse, l’indifférence de la conception génératrice ou plutôt prétexte, permet d’y rattacher et d’y broder tout ce qu’on veut, de multiplier à l’infini les parties, de les traiter à l’excès, de tirer de chacune tout ce qu’elle peut donner d’effet. La violence, la science, l’ensorcellement des moyens avec lesquels un tel art saisit et fascine ce que j’appellerai les portions périphériques de l’esprit, ces portions intermédiaires entre l’esprit lui-même et l’animalité, sont le succédané de ce qu’un art, non pas certes immatériel (car il n’y a pas de beauté sans splendeur de chair), mais conscient de son essence et de sa fin, adresse par l’intermédiaire des sens à la partie supérieure et vraiment humaine de l’être humain. Il ne s’agit pas tant au surplus de juger que de classer. Ceux-là que Hugo ou Wagner jettent hors d’eux-mêmes ne feignent pas ce délire.
Mais conformément au vœu de ces maîtres, ils ont le goût perdu pour d’autres poètes que Hugo, d’autres musiciens que Wagner.
On n’applique pas ici à Hugo les règles d’un code littéraire arrêté d’avance. On a essayé en somme d’expliquer pourquoi on ne l’aime point. Et la raison, générale en réside dans son insincérité.
Ce que nous regrettons surtout de ne pas trouver en lui, écrivait Henri Heine, c’est ce que nous Allemands appelons le naturel. Victor Hugo est forcé et faux et souvent dans le même vers l’un des hémistiches est en contradiction avec l’autre il est essentiellement froid comme l’est le diable d’après les assertions des sorcières, froid et glacial dans ses effusions les plus passionnées son enthousiasme n’est qu’une fantasmagorie, un calcul sans amour168.
Et Nisard répétait la même chose avec une exquise modération en, disant qu’en Hugo on a affaire à un séducteur, non à un ami « qu’il n’avait jamais eu la douceur de s’abandonner, de ne pas se défendre d’aller en lui, de se perdre en lui169. Dans cette expérience que tout lettré véritable a cent fois refaite avec Hugo, reconnaissons l’effet d’une certaine tromperie qui frelate l’inspiration et dont le pressentiment nous paralyse l’âme, en même temps que la matière et le mouvement du style nous éblouissent. Le diable, comme dit Heine, glacé au dedans, a une superficie brûlante.
Pour qu’un tel artiste rencontre des chefs-d’œuvre, que lui faudra-t-il ? Des sujets poétiques très simples, très populaires, tellement familiers à l’esprit, au cœur et aux yeux de tous, que le poète n’ait pas besoin d’ajouter les clartés supérieures de l’intuition et sentiment personnels, mais qu’il puisse se content de les illustrer.
Il a trouvé de tels sujets dans batailles impériales et dans les journées révolutionnaires, les unes et les autres vues comme le peuple voit, de la rue où passent les aigles victorieuses, où s’édifient les barricades. Dans ces poèmes qu’il n’est point besoin de nommer, le génie de Hugo diffère infiniment en degré de puissance, mais ne diffère en nature, du génie de la chanson. Pede libero pulsanda tellusau . Hugo, chantre de Napoléon ou des journées de Juillet, ne frappe que la terre, mais d’un sabot d’airain. Il a été souverain dans une qualité de poésie qui ne demande pas une haute collaboration de l’âme, et qui aussi est peu étendue.
Pour qu’Hugo ne reçoive pas les louanges dues aux Virgile et aux Shakespeare, mais non à lui, et pour qu’il brille d’autre part de tout l’éclat qui n’est sien, le choc de la critique doit briser l’unité factice des œuvres poétiques en mille morceaux. C’est la splendeur, la grâce, la mystérieuse harmonie des morceaux que je n’ai pas dite et qui demanderait un infini commentaire. On a comparé ce poète à un Cyclope. Il l’est tout au moins par la quantité des petits ouvrages qui sortent de sa forge et la dureté du métal dans laquelle il cisèle ces petits ouvrages. Il ne faut presque jamais faire attention à un titre de poème ou de livre de Hugo, mais savoir qu’il y a là une merveilleuse collection. Insinçère où petit, mais dans la conception et les visées, non dans l’exécution, aussi surabondant en inspirations secondaires et toutes proches des sens que privé d’inspirations supérieures. C’est le paradoxe de toutes les natures romantiques. Il se réalise en lui avec un relief étonnant. Rarement visité par le dieu de la poésie, nul homme ne fut plus habité que lui par tous ses démons. Mais l’illusion romantique voulait qu’il s’écriât mal à propos Ecce Deus !
Chapitre V.
L’amour romantique
L’emphase romantique ne se bornait pas à gâter la littérature. Elle pénétrait dans la vie réelle ; elle égarait et corrompait chez des êtres aussi sincères qu’un Victor Hugo est acteur, les expériences naturelles du cœur humain. Littérairement, nous l’avons définie un pathétique arbitraire, une disproportion fabuleuse entre la grandeur, là richesse de l’expression, et la pauvreté, la petitesse ou la trivialité de la chose exprimée. Nous en avons montré la source psychologique dans une faculté, qui fut réelle en 1830, de s’exalter aveuglément à propos de rien, de voir le Sinaï dans une taupinière ou le ciel dans une mare. Chez des tempéraments aussi robustes que Hugo, George Sand, Alexandre Dumas, Eugène Süe, cette faculté ne s’exerçait qu’à l’égard de la fiction et dans le temps qu’ils tenaient la plume. Ces écrivains ont un moi positif et terrestre profondément différent du moi de théâtre de leurs livres. D’autres natures poétiques, plus nobles, rendues incapables par une éducation plus pure, de ce dualisme grossier, ne furent pas impunément entraînées par le délire du temps dans ce jeu dangereux. La faculté de s’exalter à vide descendit de leur imagination dans les fibres de leur cœur. Elles dépensèrent toute leur ingénuité et leur générosité à vivre le faux. Leur impatience se déshabitua d’attendre que quelque objet approprié à leurs intimes tendances vînt provoquer vers lui l’élan de leur passion. La passion devint elle-même l’objet de leur vœu le plus ardent. Chacun cultiva, voulut comme une fin désirable en soi, le paroxysme du sentiment, sans consulter la valeur de l’occasion extérieure, non plus que ses propres énergies.
Comme il faut à une idée creuse une apparence au moins de contenu, les passions les plus artificiellement échauffées ont besoin de se rattacher à des idoles. Ceux-ci s’en composaient de purement chimériques et, sous les vagues noms d’Idéal, d’Avenir, de Bonheur, de Divin (ce « divin » associé depuis Jean-Jacques Rousseau à tant d’orgies) adressaient leurs effrénées nostalgies à des fantômes qui ne contenaient rien de plus que les émanations mêmes de leur sensibilité inquiète. Ceux-là se précipitaient sur les réalités, mais aveuglément, et, Don Quichottes de mésaventures non pas héroïques, ni galantes, mais équivoques et finalement pitoyables, donnaient en pâture à leur passion visionnaire l’objet ou bien le plus piètre et le plus décevant, ou bien le moins adapté aux convenances méconnues de leur naturel vrai. D’affreux désenchantements sont la sanction nécessaire de telles erreurs. L’épreuve des réalités les plus humiliâmes châtie l’irréalisme sentimental. Les aspirations et passions romantiques se terminent par le pire des malheurs, le malheur mêlé de ridicule. C’est ce que je voudrais observer plus particulièrement par rapport à la passion de l’amour.
L’amour romantique, c’est la religion de l’amour ou plutôt l’amour de l’amour. Combien cette religion, nous avons dit cette « manie », fut spontanée et sincère chez l’auteur d’Adolphe, peut-être avons-nous su en persuader le lecteur. Il y a des aphrodisiaques pour réveiller l’amour. Pour Benjamin Constant, l’amour lui-même fut l’aphrodisiaque de la vie. Il y chercha sans cesse le stimulant d’une sensibilité qui, hors des états de suprême excitation, s’épuisait de sécheresse et de désarroi. A cet artifice, la littérature romantique donna le beau nom et prêta les magiques couleurs de la passion naturelle qu’il s’acharne à imiter. Elle prècha, à la place d’un sentiment qui n’a pas besoin d’être prêché, le galvanisme de ce sentiment. La folie de l’amour, dans le temps où elle tourmente un cœur d’homme, peut lui faire trouver bien pâle le temps où il n’aimait pas. Mais, quand cette folie l’a quitté, un cœur viril la regrette-t-il ? N’était-elle pas la rivale, non seulement de la prudence et de la sagesse, mais d’autres enthousiasmes ? Que la passion survienne et nous bouleverse, c’est le jeu du sort. Mais la soif de ce bouleversement et l’application à le soulever en soi-même sont le signe d’une triste habitude de disette intérieure. De ce signe de misère, le romantisme fit la marque d’une sublime vocation. Qui ne l’eût revendiquée ? « Il y a des gens, a dit La Rochefoucauld, qui n’auraient jamais aimé, s’ils n’avaient pas entendu parler de l’amourav ». Le romantisme répandit infiniment dans la société cette comédie psychologique. Il l’aggrava en enlaidissant la belle image de l’antique amour de brumeux attributs que sa nature non seulement ne comprend pas, mais exclut, en en faisant, par exemple, un révélateur de vérité religieuse ou métaphysique. L’amour, avait déjà dit Lamartine, est un grand maître de philosophie. Peut-être ; mais la philosophie ne vient qu’après, et ce n’est pas ainsi que le poète l’entendait.
Que sous l’empire de l’éternelle vanité et du stimulant extraordinaire que lui apportait la poésie romantique, la comédie de la grande passion (la grande passion, a osé dire M. Brunetière, aussi rare que le grand génieaw) ait été jouée par des légions de précieux et de précieuses, cet amusant phénomène relève des successeurs de Molière. Mais l’intoxication romantique pervertit, entraîna à un insensé gaspillage et à un mauvais emploi de leurs trésors, des natures ardemment sincères qui, pour n’avoir pas toléré en elles-mêmes le chômage de la passion, furent prématurément usées et ne purent avoir conscience de passer avec noblesse de la jeunesse à l’âge mûr. N’est-ce pas l’histoire d’Alfred de Musset ? De la plus violente des aventures où il ait lancé son cœur, il le retira non seulement blessé, mais insulté. Et, n’était la part d’une certaine faiblesse organique qui contribua à son incapacité de se relever d’un souvenir mortel, je dirais que la cause de son épuisement psychique dans les années postérieures à la trentaine fut toute morale. Contre l’avis souriant de la bonne nature, contre l’évidence des situations, contre la voix de sa propre finesse, contre une certaine inertie initiale de la partenaire à le suivre, il s’était enragé de tête à jeter dans une passade tous les aliments que son cœur de poète pouvait fournir à la flamme des passions souveraines.
Cette composition de son imagination avide d’excès, il ne tarde pas à ne pouvoir point la soutenir et il offense cruellement ; mais en même temps il est attaché par les fibres saignantes de l’amour-propre. Presque le début, cet amour est déjà une humiliante agonie, un entrelacement de reprises et d’outrageantes ruptures. Puis, à la suite de circonstances connues, l’aphrodisiaque de la jalousie fait succéder à la crispation faible et méchante de l’amant un attachement éperdu pour sa maîtresse ce jeu à l’amour a réchauffé du moins tous les serpents de l’amour. Au chevet du malade, maternellement soigné et sauvé, la puissante jeune femme, qui avait prêté son âme aux délires de la passion romantique, se range brusquement à une autre philosophie. Une chaude tentation élémentaire proposée par sa curiosité à ses sens la fait s’aviser du droit supérieur de sa personnalité à disposer d’elle-même. Paravent parfaitement romantique encore, bien qu’en cette affaire ce soit le paravent qui ait manqué. Le poète guéri, mais le cœur rongé, devient un lourd embarras, et la situation des trois personnes des plus inélégantes. Mais peut-il se produire rien de trivial et d’équivoque dans l’atmosphère et par le fait de personnes dont la conscience, selon le mot du prophète Quinet, est en mal « d’enfanter un Dieu ? »
L’inépuisable inspiration romantique fournit à propos une troisième comédie. On invite le poète à se comparer, lui, gâte par la débauche et le scepticisme moderne, à l’ange visible sous les traits florissants du jeune médecin de Venise, à ne plus maudire comme un impie cette union voulue de Dieu, à y trouver une occasion providentielle d’élévation pour sa propre conscience, à la reconnaître sainte, à la bénir et à reprendre le chemin de Paris. Il le reprit dans l’esprit qu’on lui avait dicté. Et quelques mois après, Madame Sand y arrivait elle-même avec le Pagello. Comme l’a supérieurement démêlé M. Maurras, analyste aigu de toute l’histoire, et de qui la version psychologique s’impose170, un souci avisé de l’opinion parisienne conspira avec une réelle nostalgie de vertiges et de déchirements pour la rapprocher d’Alfred de Musset. Je ne raconterai pas cette suprême phase, reprises folles, insultes, appels désespérés, lamentables essais de séparation. C’est ici que la vindicte de la nature donne au drame un tour poignant. Les lettres que Musset, de Bade ou de Paris même, écrit à sa maîtresse, tandis qu’il s’illusionne de l’avoir quittée pour jamais, sont-elles des lettres d’amour ? Ne méritent-elles pas un autre nom ? Il faut le demander à ceux qui ont pu en écrire d’aussi défaillantes. Est-ce l’amour, cette affreuse faiblesse et ce cri que l’on sent si sincère : « Je suis un cadavre. Rends-moi la vie », jeté vers des bras à qui on est sûr de voir crier, s’ils exaucent la téméraire supplication : « Laissez moi fuir » !
George Sand, dans cette période, différa peu de son amant. Mais il y avait en elle, au-dessous de cette région d’orages, une sereine Isis capable d’une série infinie d’avatars et de renaissances, magnifique génératrice de paix et d’oubli. Un aiguillon demeura néanmoins, qui se faisait encore sentir trente ans après, puisque dans Elle et Lui George Sand n’a pu se retenir d’exercer sur le malheureux Musset une vengeance atroce. Pour lui, il avait joué et comme perdu dans cette liaison toute sa substance sentimentale et sa conception même de la vie. En dépit du poétique pardon de la Nuit d’Octobre, dès qu’il se désabusa, il regarda George Sand. comme sa plus cruelle ennemie. Elle n’avait pourtant été que l’instrument de la guerre qu’il avait déclarée à son propre cœur, en l’asservissant au caprice effréné de sa tête. Imaginons un poète épicurien du XVIIe siècle, Chaulieu, Chapelle ou La Fontaine lui-même, rencontrant ce vers qui est le dernier de la Nuit d’août :
Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé.
Il l’eût attribué à l’un des siens, à un fils d’Anacréon et d’Horace ; il y eût approuvé une bonne devise pour les sages qui pratiquent les engagements légers et apprécient dans l’amour chose beaucoup plus savoureuse que la pêche ou la fraise. Mais si un prophète avait pu lui dire qu’au XIXe siècle ce vers formerait la conclusion d’un poème douloureux jusqu’à la désolation, l’honnête homme n’y eût rien compris, et, si on lui avait montré le vers qui précède celui-là et lui donne son vrai sens :
Après avoir souffert, il faut souffrir encore,
nul doute qu’il n’eût répliqué « ce XIXe siècle sera un siècle de fous ! » On touche ici du doigt la vérité de notre perpétuel propos, que le caractère de la sensibilité romantique, c’est d’éprouver comme tragique et fatidique précisément le frivole. Ce parti d’aimer sans cesse après avoir aimé », c’est très évidemment le parti d’aimer sans fureur, de n’aller jamais plus loin que le caprice aussi aisément noué que dénoué :
Rions, chantons, dit cette troupe impieDe fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs,Promenons nos désirs
Sur l’avenir insensé qui se fie.De nos ans passagers le nombre est incertainHâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vieQui sait nous serons demain(Athalie.)
Musset l’entend bien autrement. Par une extravagance qu’il faut bien appeler une perversion, ces amours facilement recommencées, il les veut torturées ; il faut qu’elles fassent pâlir, pleurer et saigner.
Ô muse ! Que m’importe ou la mort ou la vie ?J’aime et je veux pâlir j’aime et je veux souffrir ;J’aime, et je veux un baiser je donne mon génie ;J’aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrieRuisseler une source impossible à tarirax.
Il se condamne lui-même pour avoir pu renoncer quelque temps à la divine souffrance et, s’y offrant de nouveau, il l’annonce comme il annoncerait, après une retraite, sa rentrée dans la vie de plaisirs. Il se couronne d’épines comme on se couronnerait de roses.
J’aime et je veux chanter la joie et la paresse,Ma folle expérience et mes soucis d’un jour,Et je veux raconter et répéter sans cesseQu’après avoir juré de vivre sans maîtresse,J’ai fait serment de vivre et de mourir d’amouray.
Le beau poète ! Mais quel enfantillage ! N’estimant que l’amour au monde, et n’estimant l’amour que douloureux, il arrivait à une sorte d’idolâtrie de la douleur, que traduisent des vers célèbres
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,Laisse-la s’élargir, cette sainte blessure endure,Laisse-la s’élargir, cette sainte blessureQue les noirs séraphins t’ont faite au fond du cœur az ;Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.— Les plus désespérés sont les chants les plus beaux.— L’homme est un apprenti, la douleur est son maîtreba.
Cette dernière pensée serait une des plus fortes auxquelles la poésie ait jamais prêté son expression immortelle, si le poète considérait la douleur comme une conséquence salubre attachée aux résultats de nos conceptions fausses de la vie. Mais, outre les textes allégués, bien d’autres trop connus pour qu’il soit besoin de les y joindre, ◀prouvent▶ que la douleur n’est pas tant pour lui un moyen éducatif de la nature qu’une fin en soi. Il faut souffrir, parce que sounrir c’est vivre. C’est la volupté ou la névrose de la douleur. Quoi d’étonnant, que l’horreur des malentendus et le ridicule amer des dénoûments aient châtié un poète qui ne pouvait, pour son compte, s’engager qu’avec un cilice dans une passion ou la nature ne permet guère que nous trouvions, mais où elle veut profondément que nous cherchions le bonheur ?
Musset ne veut pas que l’amour puisse être éprouvé sans cet accompagnement de lacération sanctifiante. Par là il lui paraît relever jusqu’à de célestes hauteurs les êtres les plus abjects. On connaît ce couplet de son Perdican :
Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificielles, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égoût sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange, mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de ces êtres si imparfaits et si affreuxbb.
Renan (le mauvais Renan) répétera avec plus de fadeur cette antienne où ma métaphysique ne se hausse point. En admettant que les qualités de « saint » et de « sublime » ne soient pas déplacées en cette affaire, toujours ne seraient-elles applicables qu’au sentiment, qui ennoblit, humanise et poétise, si l’on veut, la sensation. La pauvreté de sentiment cette pauvreté bien plus désolante et plus commune certainement que la médiocrité de l’esprit cesserait-elle donc dans le temps et par le miracle de l’exaltation physiologique ? N’est-ce pas elle qui prive si souvent de grâce, comme de vraie douceur, les gestes de l’amour ? Si les hommes et les femmes sont tout ce que Musset dit, n’est ce pas principalement en cette occasion qu’ils le font connaître ?
Oui, il y a une saison de l’homme, brève saison hélas où l’amour a une beauté presque indépendante de la qualité des êtres qu’il réunit, quand la sève de l’adolescence gonfle si bien les cœurs, que ceux que la vie verra le plus stériles, semblent tout fleurissants.
Les amants de seize ans sont bien plus beaux que les papillons mais comme les papillons ne brillent que sur la prairie, eux empruntent tout au charme et au fluide de la nature printanière. Ah ! comme le poète a raison de faire mourir Vincent et Mireille ! Même ceux et celles dont l’âme n’a point vieilli, se rappelant d’adorables imprudences et de fous battements de cœur, se demandent : « Etait-ce moi ? » C’étaient vos dix-huit ans ! Je n’ai pas besoin de décrire avec quel génie l’auteur des Nuits, de Lucie, du Saule, du Souvenir, de certaines pages de la Confession, a traduit les juvéniles effluves dont la violence peut briser. Ne lui disputons pas son titre de « poète de la jeunesse ». Mais pourquoi, si vraiment jeune par ces ondes de lyrisme célèbres, n’en observe-t-il jamais longtemps la pureté ? Pourquoi y mêle t-il te souffle brûlé et les complications morales d’une autre saison de la passion ? Autant demander pourquoi son âme trop prématurément prévenue d’une expérience sue à fond, dans toutes ses parties, et cependant irréelle, pour se prêter à la bienfaisante économie de la nature, s’enrageait à réaliser dans une seule volupté et dans un seul tourment, toutes les voluptés et tous les tourments.
Et ce n’est pas seulement toutes les émotions imaginables de l’amour qu’il veut goûter dans un seul amour. Ce sont les plus étrangères à l’amour par leur essence et leur provenance naturelles. Il les y verse comme ingrédients et, en même temps qu’il ajoute à l’amour leur fièvre propre, il les érotise elles-mêmes, pour ainsi dire. On a peine à définir le mélange insensé d’idées que cette frénésie assemble dans la première partie de la Confession d’un Enfant du siècle. On craint qu’un résumé ne ridiculise le poète, à qui sa poignante sincérité dans l’absurde permettait certes de dire « J’ai vomi là la vérité », et dont l’éloquence prestigieuse et malade, comme des yeux dont la fièvre accroît le charme en les égarant, ne donne envie ni de rire ni de sourire. Musset n’exagère pas en énonçant « qu’il a été atteint jeune encore d’une maladie morale abominable. » Mais comme il la conçoit étrangement !
J’ai à raconter à quelle occasion je fus pris d’abord de la maladie du siècle. J’étais à table à un grand souper, après une mascarade. Autour de moi mes amis richement costumés, de tous côtés des jeunes gens et des femmes, tous étincelants de beauté et de joie à droite et à gauche, des mets exquis, des flacons, des lustres, des fleurs au-dessus de ma tête un orchestre bruyant, et en face de moi ma maîtresse, créature superbe que j’idolâtrais. J’avais alors dix-neuf ans. Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma fourchette tomba. Je me baissai pour la ramasser, et, ne la trouvant pas d’abord, je soulevai la nappe pour voir où elle avait roulé. J’aperçus alors sous la table le pied de ma maîtresse qui était posé sur celui d’un jeune homme assis à côté d’elle leurs jambes étaient croisées et entrelacées, et ils les resserraient doucement de temps en temps.
« Maladie du siècle » ? Qu’a donc un tel incident de propre à un siècle ? Et quel rapport entre la souffrance atroce et éphémère, causée par la première infidélité subie, et la souffrance, de nature et d’intensité si différentes, à laquelle Musset applique d’autre part cette expression, quand il développe le désarroi de jeunes âmes entre un passé ruiné et un avenir dont la croyance ne se dessine pas encore ?
Du passé ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne ; l’avenir, ils l’aimaient, mais quoi ! comme Pygmalion, Galatée ; c’était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’animât, que le sang colorât ses veines.
Il faut vraiment qu’une sorte d’ébriété embrouille et fasse balbutier la conscience du poète, pour que cette douleur intellectuelle lui paraisse contenue dans celle qu’il a trouvée sous la table du festin. A vrai dire, il écrivait cela dans le temps où la convertisseuse dont Baudelaire dira qu’il voudrait « lui jeter un bénitier à la têtebc », avait puissamment associé dans son esprit au souvenir de ses frasques de beau page, l’idée d’une infériorité profonde de son sens religieux, ce qui la justifiait, elle, de chercher dans une sphère plus éthérée. Elle le convainquait aussi que leur amour, avec la complication de Venise, résolvait précisément les énigmes du siècle et préfigurait la religion de l’avenir. C’est la plume d’Alfred de Musset, mais ce n’est pas l’esprit d’Alfred de Musset qui a écrit ces lignes :
La postérité répétera nos noms comme ceux des amants immortels. On ne parlera jamais de l’un sans parler de l’autre. Ce sera là un mariage plus sacré que ceux que font les prêtres, le mariage impérissable et chaste de l’intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du seul Dieu qu’ils adoreront. Quelqu’un n’a-t-il pas dit que les révolutions de l’esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à leur siècle ? Eh bien ! le siècle de l’intelligence est venu. Elle sort des ruines du monde, cette souveraineté de l’avenir, elle gravera ton portrait et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le prêtre qui nous bénira et peut-être les générations futures répéteront-elles quelques-unes de nos paroles, peut-être béniront-elles un jour ceux qui auront frappé avec le myrte de l’amour aux portes de la liberté171.
Hélas ! de tout « le mal que peut faire une femme », n’est-ce pas le pire que de faire écrire de pareilles sottises à un honnête homme ? On voudra bien remarquer la liaison psychologique que ces lignes nous révèlent entre le messianisme romantique ou religion du Progrès, qui sera étudié pour lui-même dans le livre suivant, et un érotisme dévoyé.
Dans ces délires, Musset n’est pas seulement sincère, il est candide. Il est candide dans le faux. Il s’y engage tout entier, âme et chair. Mais le faux moral étant l’insoutenable, et toujours voué aux sanglantes réfutations du fait, il se tue moralement et expose même son organisme à un coup profond. Il sent comme il le dit. Mais il y a une justesse et un naturel, une clarté du sentiment, qui sont tout autre chose que sa modération, qui sont compatibles avec sa violence passionnée. En dehors de la règle des moeurs, il y a une moralité intérieure à l’amour, dont l’inobservation l’empoisonne. Cette moralité n’interdit aucun genre, aucune nuance, de la passion. Elle impose seulement la distinction, délicate des genres, des nuances et des degrés. Elle défend au cœur de se tromper lui-même sur la nature, la profondeur et la durée de son désir.
Elle admet le goût, le caprice, la folie des sens. Mais elle veut qu’on soit honnête homme vis-à-vis de soi-même. Elle ne tolère pas que, par une avidité frénétique de sentir, nous engagions de force les éléments profonds elles plus belles vibrations de notre sensibilité dans des soulèvements périphériques, encore que très vifs, qui, honnêtement consultés, ne les intéressent pas, ni que nous y appliquions les grands mots de l’âme, si nous avons une âme digne de les prononcer. Le romantisme fut et demeura l’école de cette pratique détestable, peu intéressante quand elle ne se traduit qu’en attitudes extérieures et en phrases, vraiment tragique quand elle traîne nos plus nobles fibres sur la claie des moins nobles querelles. Nous avons vu quelle fut dans l’aventure de Venise la vengeance ironique et cruelle de la réalité. Le malheureux Musset aurait pu la prévoir s’il avait su lire, avant de s’embarquer, Indiana et surtout Lelia, où, par une divination qu’il faut peut-être appeler de la prévoyance, la femme auteur en trace d’avance le scénario. Elle y dévoile dans la situation de ses héroïnes, son plan instinctif de vie sentimentale, qui comprend les vertiges de la tempête et le havre de tranquillité. Elle s’y montre, à peine voilée, entre les deux serviteurs antinomiques de ses plaisirs, un adolescent nerveux, follement sensitif, virtuose presque morbide du clavier des émotions, et un homme mûr, pondéré, peu excitant, puritain (encore que d’une morale très indulgente pour les autres) etqui repose. C’est Raymond et Ralph dans Indiana. C’est Stenio et Trenmor dans Lelia. C’est Laurent et Palmer dans Elle et Lui. C’était déjà Saint-Preux et Volmar dans la Nouvelle Héloïse. Que ce soit sous cette forme de comédie ou sous une autre, il est dans l’essence de l’amour romantique que ses réalisations anecdotiques soient aussi dépourvues de prestige que son verbe en surabonde.
Chapitre VI.
La personnalité littéraire
Comme Alfred de Musset, bien qu’en un autre sens, Alfred de Vigny peut être dit la victime du Romantisme. C’est une haute nature dont l’inoculation romantique, reçue jusqu’aux dernières fibres du cœur, a fait avorter plus qu’à demi les desseins et accablé la vie d’une tristesse stérile. Vigny pâtit d’une mortelle contradiction entre sa nature, sa volonté, son sérieux scrupule de poète philosophe, soucieux d’inspirer ses sentiments d’une conception réfléchie sur la relation de l’homme avec l’univers, et son emprisonnement incurable dans un subjectivisme aussi entêté au fond que celui de René. Sa gravité méditative, qui se traduit par l’ordonnance serrée et la ferme tenue logique de ses plus beaux poèmes, le marquent d’un signe à part entre les poètes ses contemporains, le distinguent à son avantage de Lamartine, qui conçoit grandement, mais en improvisateur, et abandonne si facilement le sort de l’idée aux pentes tentatrices de l’expression. Malheureusement Vigny n’a guère réussi à faire entrer dans l’orbe ses méditations autres choses que Vigny. En apparence, le moi est absent de ses ouvrages. Il a conscience du devoir qui s’impose à l’artiste de réduire ses expériences personnelles à l’essentiel, d’en recueillir ce qui appartient à l’expérience générale de l’humanité. Mais cette haute exigence ne reçoit de la noble et sévère application d’Alfred de Vigny qu’une satisfaction plutôt formelle que réelle, parce que, si son esprit veut le vrai, sa vision morale est bornée et altérée par un certain parti pris d’isolement hautain et comme pudique où il croit voir une sagesse et où il y a bien de l’artifice et de la faiblesse. Pour vraiment observer et connaître en lui-même l’Homme, il s’observe dans une atmosphère trop spéciale et resserrée, qui n’est pas celle que déchirent nos vents et que réchauffe notre soleil, qui est trop particulièrement la sienne il y a nécessairement dans cette « tour d’ivoire » d’où il croit prendre sur toutes choses la plus profonde perspective, des jeux d’ombre et de lumière qui ne seront jamais bien familiers qu’à lui. De là une difficulté qu’il n’a jamais surmontée, à l’établissement de rapports libres et ouverts entre son intelligence et les choses, de rapports hardis et généreux entre sa sensibilité et la vie. Ce conflit entre les intentions élevées de la pensée la servitude du cœur explique l’espèce de mythe moral qui forme le centre et le fond de la philosophie d’Alfred de Vigny, et qui revient à faire du « génie » la plus grande comme la plus haute des infortunes humaines. Alfred de Vigny accorde les visées philosophiques de son esprit avec l’individualisme sentimental auquel son âme est asservie, en se représentant le désenchantement de tout, qui est le dernier mot de l’individualisme, autrement dit sa propre mélancolie, comme la rançon universelle et nécessaire, comme le sceau fatal du « génie ». Hé quoi 1 la thèse n’a-t-elle pas une vérité générale indépendante de l’individualité de Vigny ? La nature et l’humanité ne sont-elles pas d’autant plus désolantes que l’esprit connaît et comprend davantage, que le cœur a plus d’enthousiasme et d’amour, que la conscience est plus éprise de justice ? Peut-être. Il existe d’ailleurs bien de la marge entre la gaité, et le désespoir de la Mort du Loup. Mais sans insister pour l’instant sur cette considération modérée, médiocre, si l’on veut, il y a dans la conception d’Alfred de Vigny une équivoque qui en fait une des tromperies socialement et moralement les plus inquiétantes du romantisme. L’équivoque se révèle toute entière dans Moïse, un des ouvrages de la jeunesse de Vigny (1822) que Sainte-Beuve place à côté d’Eloa, au dessous de la Colère de Sanson, parmi « ses trois plus beaux et plus parfaits poèmes172 », et où l’idée principale s’enveloppe en effet d’un tissu de beautés incomparables. Que nous n’exagérions pas la profondeur de signification de Moïse par rapport à la pensée d’Alfred de Vigny, lui-même nous en est le garant dans ces lignes qu’il adressait à une amie de Genève, seize ans après l’avoir composé
Aucun de mes poèmes encore n’a dit toute mon âme, mais s’il y en a un que je préfère aux autres, c’est Moïse. Je n’ai toujours placé le premier, peut-être à cause de sa tristesse dont le sentiment se continue dans Stello.
Et le poète explique ainsi l’intention, d’ailleurs patente, de son œuvre
Mon Moïse n’est pas celui des Juifs. Ce grand nom ne sert que de masque a un homme de tous les siècles et plus moderne qu’antique l’homme de génie, las de son éternel veuvage et désespéré de voir sa solitude plus vaste et plus aride à mesure qu’il grandit. Fatigué de sa grandeur, il demande le néant. Ce désespoir n’est ni juif ni chrétien, c’est peut-être un criminel mouvement ; mais tel qu’il est, il me semble ne manquer ni de vérité ni d’élévation173.
L’homme du Sinaï, ses communications surnaturelles, ses pouvoirs miraculeux, n’interviennent donc ici qu’à titre de symbole. Et le choix d’un tel symbole signifie évidemment qu’il y a dans le « génie un attribut surhumain dont la possession frappe d’une sublime et irrémédiable infortune un être lié à la condition humaine. Mais comment sympathiserais-je à cette infortune ? Comment seulement l’entendrais-je, moi qui ne suis qu’un homme ? Devant une douleur dont le principe intérieur est au-dessus de ma nature, je ne puis, comme la foule juive, que « baisser les yeux », « trembler » « tomber à genoux », à moins que je n’y demeure absolument indifférent.
Les hommes se sont dit « Il nous est étranger ».Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,Car ils venaient hélas d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir ;Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.M’enveloppant alors de la colonne noire,J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,Et j’ai dit dans mon cœur « que vouloir à présent ? »Pour dormir sur un sein mon iront est trop pesant,Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Ainsi le « génie est un mystère, un mal sacré, inintelligible au commun des mortels, mais dont la présence dans une âme s’annonce par l’atmosphère de solitude qu’elle crée autour de soi. Voilà la dangereuse confusion dont je parlais. D’autres dispositions que celle-là vouent également à la solitude morale par exemple, une trop haute idée de soi-même, une sensibilité maladive, l’impuissance mêlée à l’orgueil, un esprit chagrin, une sombre humeur de réfractaire.
Comment, demanderai-je au poète, distinguer du « génie », tel qu’il le signale, ces diverses disgrâces et compressions de l’âme qui ont le même signalement ?
Comment leur persuader à elles-mêmes qu’elles ne sont pas le génie ?
Mais quoi ! le langage de ce Moïse est-il nouveau pour nous ?
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
Ne connaissons-nous pas une cantilène bien approchante ?
Aimer et souffrir était la double fatalité que René imposait à quiconque s’approchait de sa personne. c’est ainsi qu’il y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s’asseoir et respirer sans mourir.
Pourquoi, demande Moïse à Dieu,
Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,Puisque du mont Horeb jusques au mont NéboJe n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ?
Quelle différence, pour qui va au fond, entre ces accents et ceux de René :
Les déserts n’avaient pas plus satisfait René que le monde, et, dans l’insatiabilité de ses vagues désirs, il avait déjà tari la solitude, comme il avait épuisé la société,
entre cette plainte
Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !
et ceci
Je m’ennuie de la vie l’ennui m’a toujours dévoré ce qui intéresse les hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, lu travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. Je voudrais n’être jamais né ou être à jamais oublié.
« Insatiabilité de ses vagues désirs », « dévorant ennui », « ce qui intéresse les hommes ne me touche point », voilà les aveux audacieusement individuels, dépouillés et brûlants que Vigny n’ose pas proférer, les états d’âme qu’il éprouve aussi, mais avec bien moins de feu, ce qui permet à sa pensée d’en composer une interprétation hiératique. L’esprit qui a baptisé René, Moïse, est-il, avec son intention de haute sagesse, des esprits romantiques le moins désordonné ?
La thèse poétique de Vigny est fausse, en ce qu’il nous dépeint le « génie » sous une ngurenébuteuse, partant, suspecte, susceptible de servir de masque et de passeport à de creuses et folles prétentions. Mais, si on la dégage de cette présentation fâcheuse, si on la ramène à ses termes propres, quelle vérité contient-elle ? Le vrai génie, le génie sous les espèces authentiques et magnanimes d’un Sophocle, d’un Aristote, d’un Shakespeare, d’un Michel Ange, d’un Galilée, d’un Auguste Comte, de ces grands hommes de tous les âges, qui, philosophes, savants, artistes ou poètes, forment les pôles de notre pensée et de nos travaux, n’est-il pas une croix ? Le bon sens répondrait qu’il y a eu des génies heureux et de malheureux, et il faudrait ajouter que prospérité ou infortune ont généralement dépendu du fait que cette richesse spirituelle, la plus précieuse, mais la plus fragile et la plus jalousée de toutes, trouvait ou ne trouvait pas, dans l’argent intelligent d’un Mécène ou la puissance d’un Louis XIV, l’organe épais nécessaire à sa protection. Imaginons cependant un véritable créateur, seul, sans aide matérielle, sans recommandation sociale, obligé de gagner son pain quotidien de la même main dont il compose son œuvre et dont il frappe aux portes de la publicité.
Une épreuve terrible l’attend. L’hostilité instinctive de la multitude ? Non pas, elle est passive, elle aime le faux, mais plus encore le vrai, si on le lui propose.
Cette fosse aux lions, c’est la haine professionnelle.
Oui, le très rare penseur qui a l’insolence ingénue de démontrer n’être sérieusement attaché qu’au vrai, suscite chez l’immense majorité de la gent écrivante, professante et philosophante, qu’il réduit à la cruelle extrémité de se connaître, une animadversion instinctive et vigoureuse qui, si elle ne parvient pas à étouffer sa pensée sous une savante conspiration de silence, s’attachera à en prévenir l’effet redoutable par des traductions défigurées. Oui, l’artiste dont l’imagination généreuse s’ég’ate à une franche et lucide compréhension de la nature, liguera contre lui l’armée composite de tous ceux qui la déforment dans le sens des impuissances, des défauts de leur talent ou des inquiétudes de leur cœur. Le génie n’est pas incompris, comme s’en plaint Vigny ; il est trop compris.
Calamité sans doute ; mais quel tonique pour l’âme ! Quel excitant de l’énergie intérieure, dont l’exaltation est pour de tels hommes le plus grand des biens !
Voilà pour l’épreuve et la guerre du dehors. Mais, à lui supposer la carrière glorieuse et couronnée d’un Goethe, le génie n’ouvre-t-il pas une source de souffrances intérieures inconnues des autres hommes ? Il y a les tourments de l’œuvre mais il y en a les joies. Il y a une sensibilité plus étendue que cette du vulgaire, donc plus vulnérable ; mais il y a l’enthousiasme. Il y a une lucidité de l’esprit qui est une terrible ennemie de l’espérance ; mais aussi « on se lasse de tout excepté de comprendrebd ». Enfin le génie sous toutes ses formes est la plus puissante des passions, aussi intense que l’amour, mais son objet n’est pas trompeur, fût-il vain du point de vue de Sirius, et elle soulève toute la durée d’une existence.
Faute d’une distinction prudente entre le vrai et le faux génie, distinction qui eût d’ailleurs ôté tout objet à sa plainte elle-même, Alfred de Vigny composa une littérature qui rendait d’un accès trop facile la qualité de victime poétique. Je veux parler de Stello, de Chatterton et de la Préface de Chatterton, où l’auteur affirme avec un singulier entêtement que les sociétés et les gouvernements haïssent, méprisent et laissent toujours mourir de faim « le Poète », assertion factice et impossible à discuter en général, particulièrement mal venue en un moment où tout le monde connaissait les gâteries de la Restauration pour Lamartine et Victor Hugo, démentie par l’impropriété des exemples dont elle est appuyée, et qui ne trouverait un semblant de confirmation pour l’époque où Vigny écrivait, que dans le suicide de trois ou quatre ratés littérairesbe, dont la mort ne fut une perte que pour leur famille et qui avaient certainement lu Stello et vu jouer Chatterton.
On ne remuerait pas une doléance qui fut quelque temps à la mode, mais sur l’inconsistance et en tout cas la vanité de laquelle personne n’a plus d’illusion, s’il n’en fallait retenir le tort que peut faire à la poésie elle-même, dans l’opinion d’un bon esprit, l’idée affectée et, si j’ose dire, déplacée, que Vigny nous propose du poète et de sa fonction parmi les hommes.
Au chapitre XVII de Stello, Chatterton parlant au lord maire compare l’Etat à un navire.
Le Roi, les Lords, les Communes, sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres nous devons tous avoir la main aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons.
Le lord maire qui représente ici le plus bas positivisme, lui demande ce que diable peut faire le poète dans la manœuvre.
Chatterton resta dans sa première immobilité c’était celle d’un homme absorbé par un travail intérieur qui ne cesse jamais et qui lui fait voir des ombres sur ses pas. Il leva seulement les yeux au plafond, et dit : « Le poète cherche aux étoiles quelle route nous montre le doigt du Seigneur ».
Sublime préciosité ! Mais surtout quelle confusion ! C’est le capitaine qui montre la route. Et « le doigt du Seigneur », c’est la science de la navigation, c’est les directions puissantes qu’un vigoureux esprit d’homme d’Etat trouve dans l’Histoire, dans les expériences heureuses ou malheureuses du passé. Le poète chante pendant la rude manœuvre. Et sa présence certes est précieuse, puisque les esprits des hommes ont besoin d’être charmés. Je crains que, s’il se mêlait de commander la route, il n’impatientât fort les chefs responsables car il y a des écueils nimbés d’une lumière tentatrice, de fallacieux Edens à l’horizon, où guettent des monstres. Le poète serait-il poète, s’il ne désiraitd’y aborder ? Peut-être car le chimérisme n’est pas nécessairement lié au don poétique, ou plutôt les plus grands des poètes, Homère, Shakespeare, Gœthe sont de grands sages, ils associent à l’enthousiasme la vue la plus profonde et la plus naturelle des nécessités humaines. Mais au-dessous de ces mortels supérieurs, il y a de doux et brillants génies chez qui l’imagination, les éléments féminins de l’esprit séduisent tellement la raison, que, loin de leur confier la conduite du vaisseau social, il convient de les dispenser dans la plus large mesure de la commune corvée. C’est précisément sous ces traits qu’Alfred de Vigny dans un autre endroit se représente le poète et le caresse.
L’imagination emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlevé la nacelle. Au moindre choc, elle part : au plus petit souffle, elle vote et ne cesse d’errer dans l’espace qui n’a pas de routes humaines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous devenez l’habitude invincible de son âme Dès lors, plus de rapports avec les hommes qui ne soient altérés et rompus sur quelques points.
Les degotts, les froissements et les résistances de la société humaine le jettent dans des abattements profonds, dans de noires indignations, dans des désolations insurmontables174.
Eh bien faudrait à cet être exquis et insupportable une triple enveloppe de ouate entre la vie et lui, un hôpital doré, d’où on ne le sortirait que quand on est de loisir, mais quelle fête on lui ferait dans ces instants privilégies ! Les prétentions qu’Alfred de Vigny élevé en son nom sont malheureusement beaucoup plus étendues et, à vrai dire, n’ont pas de bornes.
Ce rêveur défaillant pour lequel il réclame « toutes nos larmes, toute notre pitié », au fond c’est pour lui le premier des hommes, c’est « l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste175 », c’est l’incarnation de Psyché sur la terre, c’est à lui qu’il appartiendrait légitimement de régner sur les nations, car il représente « le vrai », tandis que le Pouvoir politique représente par essence a le faux ».
Comme le Pouvoir est une science de convention, selon les temps, dit dans Stello le Docteur Noir (qui représente le raisonnement et que tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins ridicule, tandis qu’au contraire les beautés de tout art ne sont possibles que dérivant de la vérité la plus intime, vous comprenez que le Pouvoir, quel qu’il soit, trouve une continuelle opposition dans toute œuvre ainsi créée. De là ses efforts éternels pour comprimer ou séduire. Le poète, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à l’homme du Pouvoir, apôtre d’une vieille fiction176.
Dans son Discours de Réception à l’Académie, Vigny reçu par le comte Molé disait les mêmes choses avec plus de politesse et concluait une louange aigre-douce de l’homme d’Etat en le définissant « l’Improvisateur ».
On ne relèverait pas une telle infatuation, si elle n’était qu’une manie personnelle d’Alfred de Vigny.
Mais cette dépréciation de l’œuvre et de l’ordre politiques au profit de la personnalité littéraire est un lieu commun ou plutôt une attitude nécessaire de l’esprit romantique. Dans ses Réflexions sur Jean-Jacques Rousseau (1841), George Sand met les hommes d’action ou hommes forts » bien au-dessous des « hommes de pensée ou grands hommes ». Ceux-ci, c’est-à-dire les artistes, les poètes sont les « sapeurs de l’ambulante phalange humaine », d’où il suit que les premiers, entendez les législateurs et chefs d’Etat, ne devraient se considérer que comme les serviteurs et metteurs en œuvre des inspirations des seconds. On en viendra là, ajoute l’impétueuse femme « le jour où la notion du progrès sera consacrée comme principe fondamental de toute législation sur la terre », formule qui s’éclaircit singulièrement par cette autre, qu’alors « l’essence même de la loi sera le renouvellement perpétuel des formes ».
En attendant ce gouvernement des hommes de lettres, l’art de gouverner les peuples est livré à un matérialisme et à un empirisme barbare. Légende néfaste, aussi préjudiciable à la prospérité des arts qu’à l’ordre des sociétés. Non 1 n’est pas vrai que l’artiste puisse se substituer à l’homme d’Etat, il l’est moins encore que les institutions puissent se modeler, sans péril de subversion, sur des idées esthétiquement séduisantes. Bien au contraire, la floraison de l’art, exigeant l’existence d’un goût public, d’un monde de connaisseurs, présuppose un ordre politique puissant et durable. L’art et la poésie sont des fruits. La sensibilité et l’imagination, quand elles s’érigent en reconstructrices de la société, sont nécessairement révolutionnaires.
Il n’est pas vrai que l’homme d’Etat digne de ce nom soit un « improvisateur ». Il n’y a pas de travaux qui, plus que les siens, demandent la continuité, la patience, les longs desseins, les prudentes préparations et, avec la souplesse dans l’application, la solidité des principes puisés aux sources de la plus antique expérience. Convenons que le régime de la Parole, qui tend à faire des politiciens de mauvais concurrents des poètes, excusait jusqu’à un certain point les impertinences de Vigny.
Si notre but était proprement d’étudier et de juger Alfred de Vigny, nous devrions maintenant le suivre dans cette partie tardive de son œuvre et de sa carrière, dont les Destinées sont le monument et à laquelle notre génération, justement oublieuse de Stello et de Chatterton, peu émue, je le crois, par Moïse et Eloa, a raison d’adresser son admiration, sa curiosité, son respect car c’est seulement alors que la pensée du poète s’affranchit suffisamment des susceptibilités recherchées, des ombrages resserrés de sa personnalité, pour pouvoir méditer, dans un esprit de philosophie véritable, sur certaines données éternelles de la condition de l’Homme. Mais ne cessons de rappeler que l’objet de notre investigation, c’est le Romantisme. Vigny n’est intervenu que comme sujet éminent et témoin indispensable de certaines parties du grand phénomène romantique. A ce point de vue, il n’y a pas dans son couvre de livre plus important que Stello, qui est de la frénésie et de la manie romantiques concentrées. Pour l’homme de goût qui cherche son plaisir, c’est un ouvrage plus que négligeable.
D’autre part, il est inadmissible de mutiler tout, à fait un sujet. Je dirai d’autant plus volontiers un mot de cette partie sombre, singulière et supérieure des poésies d’Alfred de Vigny, qu’il existe entre son inspiration et les impressions antérieures que j’ai décrites, une continuité psychologique qui se discerne aisément.
Jeune, Vigny portait au nom des souffrances du génie, entendez au nom de ses rêves, non hardiment ressentis et affirmés comme siens, mais colorés d’une vague universalité et suspendus dans une espèce de nuage, un jugement amer et désolé sur la vie. Plus tard, sous l’action de l’âge et de coups, qui vinrent l’atteindre, non mollement et poétiquement dans ce nuage, mais cruellement dans son amour-propre et sa commune nature d’homme, il lui devint impossible de cultiver les souffrances d’exception. Mais l’amertume resta. Il fut jusqu’à la fin celui qui ne veut pas être consolé. Sa pensée chercha hors de lui-même, dans la destinée individuelle et collective des hommes, dans le spectacle de l’histoire, dans le rapport général de l’humanité à l’univers, des motifs de désespoir.
Ils ne manquent pas. De toutes les causes philosophiques, celle du pessimisme est la plus riche en arguments et la plus difficile à réfuter. Il a revêtu quelques-uns de ces arguments d’une harmonie immortelle.
On n’aura garde d’opposer à ces plaidoyers d’une âpre et hautaine poésie qui s’appellent les Destinées, la Colère de Samson, la Mort du Loup, de timides revendications en faveur d’une interprétation optimiste de l’univers et de la condition humaine. Que l’homme soit jeté au sein d’un, monde indifférent « comme une passagère et sublime marionnette » que « plus ou moins la femme soit toujours Dalila » ; qu’en dépit non seulement des leurres, mais même des réalités de l’amour et de l’amitié, il demeure en nous un vide et une solitude que rien ne comble ; que, dans la sphère privée comme dans le domaine social, l’injustice, la ruse et la bassesse disposent, de moyens d’attaque et, de défense aussi variés que la nature, contre la, raison, qui cesse d’être tout à fait elle-même, dès qu’elle s’arme et se protège qu’il ne puisse, jamais y, avoir pour celle-ci de succès purs ; qu’elle ne puisse jamais influencer les choses humaines que moyennant un coefficient de déraison que la Divinité « oppose un éternel silence » à nos inquiétudes métaphysiques ; que nous soyons organisés pour vouloir connaître le premier et le dernier mot de tout et pour ne le savoir jamais de rien ; que l’expérience du père ne profite point à l’enfant, et, quand l’enfant la retient, que la vie lui tende des pièces auxquels elle ne se rapportait pas ; que nous ayons l’esprit assez étendu pour douter si nous agissons en êtres libres ou en esclaves de la fatalité, et trop court pour résoudre abbotument ce doute ; comment discuter sérieusement ces constatations aussi vieilles que l’intelligence humaine et dont on pourrait allonger la liste ? Il ne convient pas d’y opposer la vivacité de nos illusions, des espérances, des mirages individuels ou collectifs par lesquels le « vouloir-vivre » et le « génie de l’espècebf », pour parler le langage des métaphysiciens du pessimisme, ne cessent d’inspirer aux générations successives un merveilleux entrain à la vie. Les avantages de l’irréflexion sont une faible raison à invoquer auprès du clairvoyant. Mais ce serait une bien mauvaise note pour la clairvoyance pessimiste, qu’il ne faut pas confondre avec la déclamation pessimiste, qu’elle dût produire l’affaissement de l’âme. C’est heureusement le contraire qui est le vrai, puisqu’elle est déjà une preuve du plus rare des courages, le courage de l’intelligence. Les penseurs qui ont le coeur lâche inclinent presque toujours à l’optimisme ; comme Rousseau, ils imputent toutes les duretés de la condition humaine à des arrangements accidentels et factices qui empêchent la nature des choses de produire spontanément le triomphe intégral de la raison, de la justice et de la bonté. Qu’à la bravoure intellectuelle que de telles fadaises dégoûtent, qui ose voir l’absence de toute finalité morale, de toute complaisance aux vœux de l’homme dans l’ordre de l’univers, l’abîme d’erreur éternellement ouvert à côté des individus et des sociétés, s’ajoutent la bravoure de l’humeur, un cœur épris de dévouement, et voilà, non pas un argument trouvé, mais une force surgie contre le mal, une arme ajoutée aux antiques défenses à l’abri desquelles l’élite de l’humanité essaie de créer à l’espèce entière un destin honorable. Le pessimisme est le postulat de l’héroïsme, l’excitant nécessaire de la conservation et du progrès. C’est le mérite moral et ç’a été le bonheur littéraire d’Alfred de Vigny de trouver enfin à la tristesse humaine des raisons plus sérieuses et plus impersonnelles que celles de Stello et d’être passé d’un demi-enfantillage poétique à la virilité de l’esprit. Mais chez lui l’humeur ne s’est pas libérée. Son pessimisme est vrai en ce que les considérants en sont irréfutables. Il est sain par sa lucidité. Il tend la volonté. Mais cette volonté, l’auteur de la Mort du Loup n’a pas trop de toutes ses ressources pour lutter au dedans de lui-même contre les folies du sentiment. C’est un stoïcien, dit-on et la louange est juste, mais elle signale une humanité frappée dans quelques-unes de ses énergies essentielles et qui dépense ce qui lui en reste à se tenir debout. C’est un vaincu de la vie qui sauve l’honneur en devenant vainqueur dans ce combat intérieur, et là est sa servitude. Ce que les frères de Goncourt disaient de Flaubert, on le dirait justement de lui « Il semble porter la fatigue de la vaine escalade de quelque cielbg. » Le ciel des vaines aspirations romantiques est lourdement retombé sur cette âme. Tout ce que Vigny a pu voir du mal de vivre et de la malice de la nature, les plus grands poètes de tous les temps l’avaient vu aussi profondément que lui. Mais sur la face de cette nature perfide, le sombre Lucrèce lui-même apercevait le sourire de Vénus.
Chapitre VII.
Vue générale sur l’esthétique romantique
Le lecteur est-il surpris que dans une étude de la littérature dite romantique, nous ne nous arrêtions pas aux formules que cette littérature inscrivait sur son drapeau, à la doctrine et au programme de réforme esthétique qu’elle se flattait d’appliquer, en un mot, à la mêlée de théories et d’arguments que suscita la bruyante querelle des « classiques » et des « romantiques », querelle dont la Préface de Cromwell fut le monument le plus célèbre, et la première d’Hernani le plus retentissant épisode ? Mais tout cela fit beaucoup plus de tapage qu’il n’a de réelle importance. Nous avons défini le Romantisme un désordre qui, portant sur les sentiments et les idées, bouleverse toute l’économie de la nature humaine civilisée. La littérature de 1830 dans son fond, son inspiration et sa direction générale, nous est apparue seulement comme une manifestation, une extension particulière de cette Révolution, qui se continue et s’étend sous bien d’autres modes, quand cette littérature a terminé son cours propre. La querelle des « classiques » et des « romantiques » n’est, par rapport au développement de cette littérature, qu’un incident, incident soulevé par l’agitation, l’ardeur et les intérêts particuliers d’un cénacle qui était loin de résumer tout le mouvement romantique, puisque ni Lamartine, ni George Sand, ni Dumas, n’en firent partie, que Vigny n’eut avec lui que de vagues relations, que Musset s’en évada le plus lestement qu’il put. La Préface de Cromwell, traité d’esthétique fondé sur l’Histoire universelle, est en somme une œuvre de pure improvisation et d’autant d’étourderie que de verve ; le long et aventureux chemin qu’elle nous fait suivre à travers la littérature de tous les âges n’aboutit qu’à une apologie de la conception ou de la machination de l’effet dramatique propre à Hugo. Quelqu’un a loué l’auteur de ce manifeste d’y avoir remué assez d’idées pour exercer pendant cent ans l’esprit de tous les critiques, Et, en effet, un écrit qui pose mille questions, mais qui les pose invariablement mal, qui ne contient ni une notion claire ni une allégation de fait exacte, qui, ayant pour objet principal de montrer dans la réunion du « beau » et du « grotesque », la condition de la vérité de l’art, ne prend pas deux fois de suite ces termes capitaux dans le même sens, un tel écrit comporte des rectifications aussi nombreuses que stériles. Mieux vaut ne pas s’y engager, et observer directement, comme nous avons essayé de le faire, la littérature romantique dans ses réalités essentielles et génératrices, en laissant de coté ces vains dires qui n’en révèlent que des aspects très limités et extérieurs.
Sainte-Beuve, si engagé et pourtant si clairvoyant déjà en 1829, affirmait à cette date dans la Préface aux Poésies de Joseph Delorme « la prééminence des conceptions et des sentiments » dans le renouvellement des littératures. C’est par les conceptions et les sentiments dont elle s’inspira, c’est par son fonds intellectuel et moral, qu’il importait de définir la littérature romantique. Si nous avions voulu consulter là-dessus les professions de foi des romantiques eux-mêmes, Mme de Staël nous eût fourni des sujets d’examen et de discussion autrement sérieux que la Préface de Cromwell, qui d’ailleurs lui a beaucoup pris. Quelqu’intéressante que soit la théorie par laquelle elle rattache le romantisme à l’inspiration générale des littératures germaniques et chrétiennes, le classicisme au Midi et au paganisme, on concevra sans peine, après les formules par lesquelles nous avons prétendu exprimer la chair et le sang du romantisme, que ces célèbres généralités nous paraissent flotter à longue distance du réel. Ruine psychique de l’individu, eudémomsmeiâche, chimérisme sentimental, maladie de la solitude, corruption des passions, idolâtrie des passions, empire de la femme, empire des éléments féminins de l’esprit sur ses éléments virils, asservissement au moi, déformation emphatique de la réalité, conception révolutionnaire et dévergondée de la nature humaine, abus des moyens matériels de l’art pour masquer ; la paresse et la misère de l’invention, telles sont les principales de ces formules que nous n’avons développées qu’avec le constant souci de faire ressortir l’enchaînement et le déterminisme naturel des phénomènes de décomposition auxquels elles correspondent. Quoi qu’on pense de la valeur de notre thèse, elle exclut assurément la discussion des vues et théories du romantisme sur sa propre essence.
En ce qui concerne les manifestes de la littérature romantique et particulièrement celui de Hugo, une remarque montrera suffisamment à quel point ces novateurs s’abusaient sur la portée de leur propre nouveauté. Ils réclamaient l’abolition, c’est-à-dire la confusion des genres littéraires. Mais une confusion de genres autrement profonde et décisive que celle des genres littéraires, et qui, à vrai dire, l’enveloppe s’accomplissait en France depuis Jean-Jacques Rousseau elle se consommait autour des jeunes séides d’Hernani par l’organe d’hommes graves qu’ils ne songeaient pas du tout à ranger parmi les leurs. Je veux dire la confusion des genres de la pensée et des genres du sentiment soit entre eux, soit les uns avec les autres confusion de la religion et de l’amour, de la vertu et de la passion dans la Nouvelle Héloïse, Delphine et Corinne ; confusion de la théologie avec la poésie et la fantaisie, du raisonnement avec l’impression ou la description, de la réalité avec le désir, dans le Génie du Christianisme ; confusion de la philosophie avec l’éloquence dans la chaire de Cousin en 1828 ; confusion de la rêverie avec l’histoire chez Michelet ; généralement confusion du moi avec l’humanité, avec l’univers, ou même avec la divinité. Le libre mélange de la tragédie avec la comédie ou de l’élégie avec l’épopée était vraiment de peu d’importance auprès de ces mélanges qui désorganisaient l’esprit humain et l’âme humaine. C’est une vague sur un Océan.
Certes les poètes « classiques » de 1830 avaient tort, et tout d’abord en ce qu’ils n’étaient pas poètes. Ils avaient tort en outre sur les principes, en ce qu’ils confondaient des types d’ordonnance esthétique, des formes de composition et de style qui avaient eu leur raison d’être et leurs supports dans les conditions intellectuelles et sociales de certaines époques, ou encore dans la fonction particulière des divers arts, dans les coudrions matérielles de leur manifestation et de leur usage à ces mêmes époques, avec les lois universelles et nécessaires du beau, lesquelles comportent bien des types de réalisation, puisque Rembrandt et Raphaël, Beethoven et Mozart, le Parthénon et certaines cathédrales gothiques, sont beaux, non pareillement, mais également. Mais c’est en dehors de ces lois universelles et nécessaires que le romantisme plaçait ses adeptes, dans la mesure où il imprégnait la qualité de leur sentiment et déterminait la forme de leur esprit. Comment cela ? C’est ce que toutes les lignes du présent livre ont essayé de dire. C’est ce que je voudrais, pour le conclure, montrer en raccourci.
On peut, en effet, sans tomber dans la témérité de définir l’essence du beau en soi, signaler les plus évidentes des dispositions de l’âme, du cœur et de l’intelligence, d’où s’enfante la beauté dans l’art, et se demander jusqu’à quel point leur existence ou du moins leur plénitude de jeu et de puissance est compatible avec la disposition romantique.
Il y a dans les œuvres du génie, et je parle de celles que nul scepticisme ne conteste, une puissance inexplicable d’accent qui émeut, avertit en nous les éléments les plus précieux et les plus reculés de l’être psychique et qui accuse chez leur créateur un sentiment passionné des choses. Ce sentiment qui ne s’adresse pas à leur bienfaisance ou à leur méchanceté pour l’homme, mais à ce qu’elles ont en elles-mêmes d’essence et de vie, est la vertu purement inimitable du génie. Il semble qu’en l’engendrant la nature commette une magnifique erreur, et que l’âme de l’artiste de génie ne trouve à soutenir la vie de l’individu qu’elle anime, qu’une occupation misérablement insuffisante : car elle ne connaît pas de plus forte passion que de créer avec le feu superflu qui est en elle.
Ce sentiment passionné de la vie, de la vie pour elle-même, pour sa plénitude et sa richesse, c’est aussi et nécessairement sentiment passionné et enthousiasme de l’ordre, l’ordre, l’harmonie étant le caractère, la condition d’existence et défloraison des formes supérieures de la vie. Aussi le génie n’est-il pas seulement fils de la nature. Il est un élément. Mais cet élément ne peut s’épanouir que dans les milieux de haute culture humaine, à l’antipode de tout ce qu’expriment les idées de barbare, de sauvage, de « primitif ». Cette folie secrète et sublime que nous sentons en lui, c’est la folie de la perfection. Ceci signifie-t-il que l’artiste doive nous proposer des copies, des réalisations aussi approchées que possible de l’idéal qui l’exalte ? S’il s’agit des arts proprement créateurs, comme l’architecture ou la musique, on ne voit pas qu’ils aient lieu de viser à autre chose qu’à la construction des formes les plus magnifiques, les plus fières ou les plus gracieuses. Il en est tout autrement des arts qui, comme la peinture ou les arts littéraires, sont voués à l’imitation de la nature. L’idéal n’est pas ici l’objet de l’artiste, mais la lumière qui éclaire pour lui les objets, qui lui en fait comprendre la qualité et lui permet de les exprimer dans les profondeurs de leur qualité. Esthétiquement parlant, il n’y a rien de laid en soi que l’insignifiant. Toutes les difformités physiques ou morales peuvent entrer dans l’art, moyennant la hauteur de vision du poète qui les situe à leur distance de la norme, et affirme avec majesté cette norme par la lucidité redoutable avec laquelle il les peint.
Une compagnie de sots, à condition que leur sottise soit copieuse, peut fournir le sujet d’une très belle comédie dont la beauté ne viendra pas de cette sottise, mais de la puissance de la raison et de l’aisance de l’humeur qui la manœuvrent. Shakespeare nous fait sentir dans le somnambulisme de Macbeth les destins du crime. Il y a dans la vérité même avec laquelle Rembrandt rend visibles les états les plus misérables de l’esprit une admirable hauteur de philosophie et de pitié. Le désordre est beau par la compréhension et l’enthousiasme de l’ordre engagés dans la clarté de son expression. Le beau, c’est la profusion sur les objets, de cette lumière et de cette chaleur que le génie puise dans son amour exclusif pour les réalisations et les possibilités supérieures de la vie.
Cette étincelle divine de l’amour demeurerait stérile ou du moins ne susciterait que des productions égarées, sans la méditation de l’intelligence longuement et incessamment appliquée aux lois objectives qui président à la formation des réalités dans la nature, et qui sont, à vrai dire, plutôt que les réalités elles-mêmes, l’objet de l’imitation de l’artiste.
Enfin il n’est pas au pouvoir du plus grand génie d’élaborer seul les moyens d’expression. Ces moyens se forment, des époques « primitives » aux époques de maturité de l’art, par le labeur, les recherches et les inventions des générations successives d’artistes, les amenant de leur état originaire de pauvreté, de gaucherie et de rudesse, à un état de richesse, d’abondance et de souplesse, qui semble parfois ne pouvoir être dépassé, sans que les moyens accaparent pour eux-mêmes l’importance du fond et de l’expression.
On ne propose pas ici une théorie. On essaye de reconnaître ce que portent en soi de commun une tragédie de Sophocle ou de Shakespeare, le Parthénon et la Symphonie héroïque de Beethoven, et aussi bien toutes œuvres de moindre majesté et proportion, capables de parler immortellement aux hommes. On essaye de nommer les puissances psychiques et intellectuelles sans lesquelles ou sans l’une desquelles de telles œuvres ne sauraient naître, pour conclure que le romantisme est un mancenillier à l’ombre duquel ces puissances tombent en langueur et avortent. Et tout d’abord cet élément vital du génie, le feu mystérieux de nos esprits les plus subtils, le Romantisme le pervertit, l’épuise vainement, le stérilise.
Il le détourne de son action normale et féconde, qui est d’animer des formes, des êtres aussi fortement venus et plus accomplis que les plus puissantes créations de la nature physique ou morale elle-même, pour le consumer dans le rêve. Cette ardeur empruntée à la Vénus universelle, et qui devrait lui être restituée en oeuvres brillantes de force et de jeunesse adressées à l’amour de tous les cœurs et de tous les yeux, il la fait se dépenser à cette chétive fin de surexalter et de sublimer les aspirations et voluptés égoïstes du sentiment individuel. Conseillant à l’âme individuelle de se prendre pour un tout, au lieu de chercher son accord avec ce qu’il y a de plus excellent dans l’univers, il la rend esclave de vœux infinis. L’habitude profonde du désir vain, sans terme et sans objet, frappe d’une irrémédiable fatigue l’énergie créatrice de l’artiste romantique, lequel ne saurait que composer et recommencer sans cesse sa propre image, ou bien, s’il veut imiter autre chose, ramène malgré lui le relief des vigoureuses réalités naturelles aux contours et aux couleurs de son propre rêve, d’où résultent de pseudo-créations d’une sorte de vitalité ardente sans doute, mais indéterminée, qui ne sont ni le moi, ni le non-moi.
Ce coefficient profond de faux, cette imprégnation trouble et falsificatrice du réel par les vapeurs entêtantes d’un songe de volupté tout individuelle, que nous avons maintes fois signalée dans les images romantiques de la nature, et qui n’y laisse pas en définitive un atome de franc et de pur, Carlyle en exprime merveilleusement la qualité dans ces lignes précisément appliquées à la littérature que nous venons d’étudier.
Il y a, dit-il, une sensualité en Rousseau. Combinée avec un don intellectuel tel que le sien, elle produit des peintures d’une certaine séduction superbe mais elles ne sont pas nativement poétiques. Pas la blanche lumière du soleil, quelque chose de l’opéra une sorte de fard, d’attifement, artificiel. Cela est fréquent, ou plutôt cela est universel parmi les Français depuis son temps. Mme de Staël en a quelque chose, Saint-Pierre et en descendant jusqu’à la présente Littérature, étonnante et convulsionnaire « Littérature de Désespoir », cela abonde partout. Ce même fard n’est pas la couleur franche.
Regardez un Shakespeare, un Goethe, même un Walter Scott ! Qui a une fois pénétré ceci, a vu la différence du Vrai et du Simili-vrai, et les distinguera toujours par la suite177.
Carlyle oublie de nommer Chateaubriand. Je prie un lecteur qui admire et qui a raison d’admirer dans Eloa, celui de tous les poèmes romantiques qui donne le plus l’illusion de la pure beauté, de le relire et d’en méditer la conception à la lumière de ces lignes. Ce fard de Carlyle, c’est là la « splendeur du faux qui nous éblouit dans René. Epais, coloré à profusion, trituré à merveille, incandescent, le fard n’est que le fard. Eût-il la richesse de palette et de moyens de Hugo ou de Wagner, l’artiste d’âme romantique ne peut que farder.
A cet égarement de la sensibilité, le romantisme ajoute par sa philosophie une erreur aussi mortelle du jugement. C’est de considérée la culture comme une diminution de la nature, d’y voir non un enrichissement de la nature obtenu par la sélection et la libération de ses éléments les plus précieux, mais une véritable atteinte à l’intégrité de ses puissances primitives. Le parc de Versailles, c’est dès lors un taillis gâté.
Rousseau avait suffisamment de raisons de persuader à ses contemporains que le génie ne reparaît au milieu d’une haute civilisation que sous les espèces de celui qu’elle appelle un fou ou un sauvage. Les conséquences esthétiques de cette fable sont hideuses. Les frémissements et les violences obscures d’une sensibilité barbares sont appelés génie. On ne comprend plus sous cette idée qu’une certaine vitalité surabondante des éléments psychiques, fût-elle dévergondée et aveugle. On en supprime une partie non moins essentielle de son contenu je veux dire la haute qualité du sentiment et la fière direction de l’âme. Le génie peut fort bien être ignoble, bas et monstrueux, il est surtout curieux et étrange. Il devient une difformité sublime.
On se demande s’il y a une difformité qui n’en contienne pas une étincelle. Ainsi va jusqu’à disparaître de l’esthétique la notion qui exprime l’âme et la raison d’être de l’art, la notion de perfection. L’art n’est plus jugé que sur la violence de son action et l’intensité de son accent, de quelques troubles sources qu’elles puissent procéder.
C’est la barbarie, mais la barbarie rafnnée. Car elle se produit à un moment où les artistes ont à leur disposition le splendide trésor des moyens d’expression verbaux, colorés ou sonores, accumulés et élaborés par un passé d’art glorieux. L’artiste pur, l’artiste classique connaît ce trésor dans toutes ses ressources.
Mais il en profite honnêtement et sait bien que des idées et des sentiments de haut prix par eux-mêmes sont le seul titre qui lui en légitime l’usage ; il n’y prend d’ailleurs que ce qui s’approprie à sa nature et peut rentrer dans l’harmonie d’un style, c’est-à-dire d’une âme. Il fait sienne la science des maîtres et la rajeunit de telle manière que c’est un délice pour les connaisseurs de la retrouver sous ce visage tout nouveau. Incertain, désorienté, troublé, vagissant et surtout sans scrupules, sans visée élevée quant au fond, mais ambitieux d’effet et d’action jusqu’à prétendre annuler la gloire de l’art antérieur, l’art romantique se rue dans le trésor des moyens d’expression, s’approprie sans pudeur tout ce qu’il contient de plus brillant et de plus chaleureux et jette dans sa fournaise tous les styles du passé à la fois, sûr du moins qu’il en sortira à défaut d’un style et d’un ordre, d’irrésistibles vertiges.
Le romantisme est la décomposition de l’art, parce qu’il est la décomposition de l’homme.
Livre second.
La révolution et le romantisme
Chapitre I.
Objet de ce livre
Je voudrais, conformément à la division annoncée au début de cette troisième partie, rechercher dans le présent livre, les idées les plus générales du romantisme concernant le passé, le présent et l’avenir des sociétés humaines, autrement dit, en philosophie de l’histoire et en politique.
Ces idées se sont nécessairement produites sous l’influence de la Révolution française et seraient même inintelligibles sans elle. Des profondes affinités du Romantisme avec la Révolution, on serait suffisamment averti par cette remarque que « le Romantisme, c’est Rousseau », et que Rousseau est un des facteurs les plus importants de la Révolution. Négligeant cet argument à priori, j’examinerai les rapports de la philosophie de l’histoire et de la politique romantiques avec la Révolution française, Ms qu’ils ressortent par exemple des opinions d’un Hugo, d’un Michelet, d’un Quinet, d’un Pierre Leroux, du Lamartine des Girondins. Avant de procéder à cet examen, une observation de méthode est nécessaire.
Comme l’a très opportunément observé M. Aulard, c’est faire de la notion de Révolution la plus incohérente et la plus trompeuse des notions, que de « désigner par le même nom, d’une part les principes qui constituent la Révolution française et les actes conformes à ces principes, d’autre part la période pendant laquelle se fit la Révolution, avec tout ce que cette période comporte d’actes conformes ou contradictoires à ces principes178. » En éliminant aussi du concept de Révolution, des faits, comme il s’en est produit de si considérables pendant cette même période, notamment dans l’ordre diplomatique et militaire, qui ne sont précisément ni « conformes » ni « contradictoires » aux principes révolutionnaires, mais qui sont nés de l’état révolutionnaire occasionnellement, l’éminent historien aurait plus complètement encore purgé ce concept de tout élément étranger à son essence. « La Révolution, conclut-il, consiste dans la Déclaration des droits rédigée en 1789 et complétée en 1793, et dans les tentatives faites pour réaliser cette déclaration179. »
Définition aussi propice à la lucidité et à l’objectivité des discussions politiques et philosophiques sur la valeur et la destinée de la Révolution, qu’utile pour écrire clairement l’histoire. Car elle détournera les Français des divers partis de se sempiternellement et stérilement à la tête les victimes de la Terreur ou les victoires de la République, pour concentrer leur attention sur la signification intrinsèque et permanente, sur les effets nécessaires de dogmes politiques qui n’ont pas cessé depuis 1789 d’affecter la condition intérieure et extérieure de la France, dont ni adversaires ni apologistes ne pensent qu’ils soient encore au bout de leur « réalisation », et dont l’action, funeste ou favorable à la prospérité nationale, doit être recherchée avec l’entière liberté d’une intelligence affranchie (au moins quant à cette recherche) des ressentiments comme des piétés historiques.
Cette distinction capitale entre le contenu chronologique et le contenu politique et philosophique de l’idée de Révolution, me dispense de discuter la vérité des couleurs sous lesquelles les événements de la période révolutionnaire se sont reflétés dans les imaginations des historiens et poètes romantiques. Pour moi, comme pour M. Aulard, Révolution voudra dire principes de 1789-1793 et résultats pratiques obtenus ou à attendre de la mise en couvre de ces principes. Il se peut bien que cet accord n’aille pas au-delà d’une question de méthode et que nous digérions profondément, soit quant au sens de ces principes, soit quant à la nature et à la valeur de leurs résultats. Mon objet direct n’est pas précisément d’apprécier en eux-mêmes les uns ni les autres, mais seulement de rechercher ce que les esprits romantiques, en tant que tels, ont pensé, voulu, rêve, imaginé, et par suite propagé de notions, de passions et de rêves à leur sujet. Comment ont-ils compris la Révolution, son rapport avec le passé humain, son influence sur le présent, sa destinée à venir ? Assurément si leur interprétation de ce grand fait nous paraît chose déraisonnable en, soi, nous ne pourrons nous dérober à la question de savoir jusqu’à quel point elle en dénature ou au contraire en traduit fidèlement l’essence réelle.
Chapitre II.
Le messianisme romantique
La Révolution française est apparue aux esprits romantiques comme un évènement mystique universel, comme une révélation divine qui changeait de fond en comble le vieil ordre des choses humaines. On comparerait cette vision au messianisme des prophètes juifs et de l’auteur de l’Apocalypse, si la « Nouvelle Loi » n’était, dans la dogmatique judéo-chrétienne, la spiritualisation de l’Ancienne. Pour les romantiques, il y a opposition absolue de principes. La révélation révolutionnaire met fin au règne du Fait, de la Force, de la Servitude, de la Superstition et de toutes les calamités engendrées par ces puissances du Mal, pour inaugurer le règne du Droit, de la Justice, de la Félicité générale, de la Liberté et de la Raison. Toutes les abstractions qui expriment quelque objet conforme aux vœux de l’esprit, du cœur ou de la conscience, reçoivent d’elle un commencement, recevront de sa continuation un accroissement infini de réalisation.
Telle est l’hallucination que chacun des grands romantiques varie suivant son tour propre d’imagination, son mode de pathos et d’emphase, colore des ressentiments et des vœux de son cœur. Elle leur est commune à tous.
Pour Michelet, la Révolution, c’est « l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice »180, ou encore « la réaction de l’équité, l’avènement tardif de la Justice éternelle181 ». L’erreur ou l’imposture qui, d’après Michelet, a corrompu jusqu’en 1789 les institutions religieuses, politiques et sociales de l’Europe, et fait (ce n’est pas trop dire) reposer les sociétés les plus civilisées sur une base d’iniquité, c’est le dogme du péché originel qui a pour conséquence, dans l’ordre spirituel, le principe de la grâce, dans l’ordre temporel, le principe de la faveur. « La Révolution n’est autre chose que la réaction tardive de la justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la grâce182 ». Il l’appelle enfin le « jour du Jugement »183, signifiant par cette expression démarquée de la théologie chrétienne, que le Royaume de Dieu est inauguré sur la Terre.
Lamartine définit la Révolution :
Un spiritualisme sublime et passionné, l’avènement de trois souverainetés morales la souveraineté du droit sur la force ; la souveraineté de l’intelligence sur les préjugés ; la souveraineté des peuples sur les gouvernements. Révolution dans les droits l’égalité. Révolution dans les idées le raisonnement substitué à l’autorité. Révolution dans les faits le règne du peuple. Un évangile des droits sociaux. Un évangile des devoirs. Une charte de l’humanité184.
Avènement, évangile, charte, ou bien ces mots sont employés au hasard, ou bien ils veulent dire que jusqu’à la Révolution, les puissances de la terre, avaient toujours gouverné, non seulement en fait, mais par principe, contre les droits ou sans souci des droits, contre l’intelligence ou sans égard pour l’intelligence, contre le peuple ou sans préoccupation de son bien. Lamartine, dira-t-on, n’aurait pas soutenu cette absurdité. Assurément. C’est pourquoi il l’enveloppait d’un nuage de grands mots.
Le peu de cure que Victor Hugo eut toujours de concevoir et de définir, rend plus sensible encore l’extraordinaire prise de cette vision hallucinatoire sur les imaginations romantiques. Il s’y abandonne avec une frénésie que rien ne gêne.
Hélas, depuis que l’homme existe, l’histoire entière est souterraine on n’y aperçoit nulle part le rayon divin. Mais au dix-neuvième siècle, mais après la révolution française, il y a espoir, il y a certitude. Là-bas, loin devant nous un point lumineux apparaît. Il grandit, il grandit à chaque instant, c’est la réalisation, c’est la fin des misères, c’est l’aube des joies, c’est Chanaan c’est la terre future où l’on n’aura plus autour de soi que des frères et au-dessus de soi que le ciel185 !
Ailleurs il dénomme la Révolution « la transfiguration paradisiaque de l’enfer terrestre », ou encore « le monde précipite par Dieu dans la lumière186 », ou encore « un Geste de Dieu 187 ».
Mais c’est dans ce poème de Plein Cielbh , dont on peut dire qu’il forme toute la substance intellectuelle de plusieurs contemporains notoires, que Hugo donne avec le moins d’indécision la Révolution française pour la clef du Paradis :
Ah ! ce fut tout à coupComme une éruption de folie et de joie,Quand après six mille ans dans la fatale voie,Défaite brusquement par l’invisible main,La pesanteur liée au pied du genre humainSe brisa, cette chaîne était toutes les chaînesTout s’envola dans l’homme, et les fureurs, les haines,Les chimères, la force évanouie enfin,L’ignorance et l’erreur, la misère et la faim,Le droit divin des rois, les faux dieux juifs ou guèbres,Le mensonge, le dol, les brumes, les ténèbres,Tombèrent dans la poudre avec l’antique sort,Comme le vêtement du bagne dont on sort.
Comme le voyant de Pathmosbi attachait à la belle antiquité la lèpre de ses horribles imaginations, Hugo fait du Passé la « Bête »
Léviathan, c’est là tout le vieux mondeApre et démesuré dans sa fauve laideur ;Léviathan, c’est là tout le passé grandeur,Horreur.
On ne saurait sans injustice apparente ranger sous la bannière des mêmes délires des esprits, qui, comme Quinet et Pierre Leroux, peuvent passer pour des professionnels de la méditation. Cependant n’ont-ils pas exactement partagé la folie messianique d’un Michelet et d’un Hugo ? Le Panthéisme et le Symbolisme germaniques dont ils étaient imprégnés, leur fournissaient les moyens de prêter à une thèse creuse, une fausse profondeur. Là est, peu s’en faut, toute la différence. L’étude de l’influence allemande nous donnera bientôt l’occasion de l’établir. On le tiendra pour ◀prouvé▶ dores et déjà, en ce qui concerne P. Leroux, par cette assertion, que « la Déclaration de 1793 est le prodrome d’un ordre nouveau fondé sur l’égalité et la sciencebj » ; en ce qui concerne Quinet, par des phrases du type des suivantes
Sortie des orbites connues dans le monde civil, on ne peut mesurer sa marche sur cette d’aucune église. La Révolution française est elle-même son origine, sa règle, sa limite aliène s’appuie sur personne ; elle ne relève que de soi ; elle dit comme Médée « Moi seule, et c’est assez ». Elle fait chaque jour son dogme au lieu de le modeler sur un dogme antérieur elle-même ignore où elle s’arrêtera, car elle a dépassé les bornes de toutes les croyances positives.
Par-delà les colonnes d’Hercule de l’ancien monde et du nouveau, le Dieu d’aucun sacerdoce ne lui a dit encore : Tu n’iras pas plus loin188 !
En un mot, la Révolution française, selon la glose commune des romantiques, est une révélation et un miracle, mais une révélation sans Dieu, sans Messie, un miracle sans thaumaturge. Ou plutôt, le Dieu, le Messie, le thaumaturge, c’est ici l’humanité elle-même, agent, sujet et objet tout à la fois du miracle. Il s’agit, non d’une élite humaine, mais de l’humanité comme multitude.
Votre volonté collective, c’est la Raison elle-même. Autrement dit : « Vous êtes Dieux. Et qui donc sans se croire Dieu pourrait faire aucune grande chose ? Soyons Dieu ! l’impossible devient possible et facile. Alors renverser un inonde, c’est peu ; mais on crée un monde189 ».
Pour un esprit qui se donne la peine de penser, des notions telles que Droit, Justice, Raison, Liberté, Fraternité, sont inintelligibles sans leurs contraires.
Elles expriment divers aspects de l’ordre que la volonté éclairée et les tendances nobles de l’homme, soutenues par la religion, la règle des mœurs et les lois, s’efforcent de faire prévaloir sur le règne naturel de la Force, de la Violence, de l’Instinct, de la Bêtise et de l’Envie. Cet ordre n’est ni la nature, ni la négation de la nature. Il est l’organisation de la nature. Organisation nécessairement imparfaite et qui, comme la « création continuée » de Descartes, ne se conserve que par une action ininterrompue. Car, si la Violence, l’Aveuglement, l’Envie, la Brutalité, font partie de la nature humaine, la lutte soutenue en faveur du bien sous toutes ses formes, soit par la volonté individuelle, soit par les disciplines et institutions générales qui la dirigent, contre ces puissances de désordre et de destruction, ne cessera qu’avec l’humanité.
Il en va bien autrement dans la vision romantico-révolutionnaire. Droit, Justice, Liberté, Fraternité, généralement tous concepts moraux, religieux ou politiques, y apparaissent comme autant d’absolus nébuleux, d’entités vagabondes, affranchies de toute difficulté de réalisation et qui semblent surgir spontanément du néant pour devenir, par leur vertu propre, le tout.
Répugnant optimisme Mais chose étrange les prophètes de cet optimisme sont pour la plupart les plus gémissants des hommes. Des régénérateurs, des révélateurs sûrs de leur fait, devraient être, sinon joyeux, du moins intérieurement sereins. L’aveu d’une âme inquiète emplit les pages où Pierre Leroux exalte la religion idéale et définitive. Une sorte de mal d’entrailles spirituel, n’est-ce pas le caractère dominant de la physionomie de Quinet ? et ne contribue-t-il pas autant que la monotonie furieuse de l’idée, à rendre illisible son œuvre passionnément pénible ? Ce qu’il y a de douloureux, de crispé, de morbide dans la pensée et la sensibilité de Michelet, on le sait ; je le sonderai particulièrement tout à l’heure. Et cependant il se dit à tout propos plein de Dieu. Comment accorder cette croyance enivrée, avec tant d’angoisse ? Le voici, à entendre ces visionnaires. La transformation de la Terre en Ciel, de la Nature en Surnature, est certaine, mais c’est l’infini. Elle commence à peine. C’est le crépuscule, ce n’est pas encore le jour. Position cruelle pour des générations placées sur ces contins de la mort, et de la vie. Les paroles mystérieuses du nouvel Esprit Saint tourmentent plus qu’elles ne réconfortent le vieil homme désorienté, « Ciel et Terre, s’écrie Pierre Leroux, tout nous manquait. Nous étions prêts, de désespoir, à nous coucher dans le tombeau, si un rayon de lumière ne venait pas nous éclairer. Nous eûmes foi en Dieu présent dans l’Humanité190. » Foi emphatique certes, mais à laquelle ne manque qu’un objet ! Foi qui n’est pas, mais qui s’enrage à être, et qui étreint un fantôme. Foi dont la formule n’exprime qu’une agitation morale stérile, sans terme, et à laquelle je concéderai bien qu’elle s’adresse à l’Infini, s’il m’est permis de rappeler à son propos que l’infini est aussi ce à quoi s’adressait l’Inquiétude du malheureux Senancour.
Chapitre III.
Le messianisme romantique dans ses rapports avec les principes
de 1789-1793
A. LA RÉVOLUTION PURE. — B. IMPOSSIBILITE DE MITIGER LA RÉVOLUTION. — C. L’INDIVIDUAUSME, RUINE DE L’INDIVIDU. — D. LE GOUFFRE ÉGALITAIRE. — E. IDÉES MODERNES ET FORCES MODERNES. — F. LE PAUPÉRISME ROMANTIQUE.
Comment la sensibilité romantique, avec son effroi de la nature et son triste besoin d’un Eldorado matériel ou moral, devait inspirer à des esprits qu’elle dominait cette folle philosophie de la Révolution française, c’est ce qu’il est aisé de comprendre. Il s’agit maintenant d’examiner si la glose était ou non conforme au texte, ou si les principes de la Révolution ne la commandaient pas, si la Révolution elle-même ne fut pas folle.
A. La révolution pure
La Révolution le fut en ceci, que ses principes ne contiennent pas le programme défini d’une révolution déterminée et d’un ordre politique déterminé devant succéder à cette révolution, mais le programme illimité d’une révolution éternelle.
Oui, le dogme de 1780-1793 est de nature telle qu’à peine un état politique tant soit peu consistant aura-t-il été violemment réalisé en son nom, il se retournera de toute sa force contre cet état lui-même et n’imposera pas moins rigoureusement sa subversion à des logiciens nouveaux, qu’il n’imposa à des logiciens maintenant apaisés la subversion de l’état précédent. S’il en est ainsi (j’essaierai après bien d’autres de l’établir), les Romantiques ne se trompaient pas sur le fond, en célébrant la Révolution française pour ce qu’ils sentaient en elle d’infini. Seulement c’était un infini de destruction ; ou plutôt, il n’est d’infini qu’en ce sens, du moins dans l’ordre terrestre, si toute construction de l’intelligence et de l’industrie humaine a nécessairement une contenance arrêtée, si construire, c’est limiter.
L’infini de destruction latent dans les « principes de 1780 et de 1783 tient uniquement à cette fiction fondamentale, que l’homme posséderait des droits, à son seul titre d’homme, c’est-à-dire d’individu, indépendamment de son rapport à la Société. Ces droits « naturels et imprescriptibles » ne seraient que la conséquence de la « liberté dont il est censé jouir antérieurement à son incorporation dans la société, et qu’il est censé engager dans le contrat social. On s’épargnera la peine de beaucoup d’objections inutiles, en reconnaissant que la théorie révolutionnaire n’a pas besoin de donner cette condition de liberté individuelle, comme une réalité ayant effectivement préexisté selon le dire fabuleux de Rousseau, à la formation des sociétés humaines. Il s’agit d’un contrat idéal, d’un postulat juridique, conçu par la philosophie, par la « Conscience moderne », disent certains, comme l’expression de la justice, et qui doit, dès lors qu’il a été conçu, servir de règle à la constitution du gouvernement et de la société. Je donne au dogme révolutionnaire le sens le plus plausible que ses croyants lui aient donné, je crois, sous la pression des critiques. Ce sens est en définitive, le suivant. Quelles que soient les forces, nécessités ou violences naturelles qui aient déterminé en fait la formation primitive de la société, celle-ci doit maintenant reconnaître à tous ses membres la qualité de libres contractants vis-à-vis d’elle les institutions publiques n’ont d’autre fin que d’assurer et de conserver à chacun les prérogatives qui découlent de cette qualité idéale ; à cette fin, le législateur doit détruire tous les liens historiques qu’elle exclut, toutes les organisations naturelles susceptibles de s’imposer à l’individu et de limiter sa destinée, toutes les traditions capables de donner, indépendamment de son libre choix entre les possibles, une certaine direction à son âme ; et non seulement il les doit détruire, mais encore empêcher qu’il ne s’en reforme par le jeu de la spontanéité sociale ; la justice veut qu’on ne naisse « chrétien ni français », sujet ni débiteur d’aucune communauté humaine. On naît « homme ». Conception, dis-je, absolument creuse, et partant, dès qu’on en tente l’application, anarchique. Le plus élémentaire traité de philosophie définit un « droit » un pouvoir légitime. De même, il n’y a pas de « liberté » où il n’y a pas de pouvoir. Je ne puis parler du droit ni de la liberté que j’aurais d’habiter le fond de l’eau. Sauf le pouvoir de vivre de racines et de me vêtir de feuilles, je suis redevable à la société de toutes mes facultés, matérielles et spirituelles. Plus ces facultés sont étendues, plus surtout elles sont précieuses et caractérisent un type élevé de civilisation, plus définie, plus distincte, plus éloignée de la « nature « , plus sélectionnée, plus riche de passé historique est l’organisation à moi préexistante à laquelle j’en suis particulièrement tributaire. Le concept d’un droit anté-social ou supra-social de l’individu n’a pas de contenu. La société humaine en général, plus spécialement, telles ou telles formations sociales, naturelles ou historiques, en créant les conditions essentielles de l’acquisition de mes pouvoirs et capacités, créent l’étoffé de mes droits. Elles en demeurent donc les arbitres, et leur ordre en fournit la mesure. Il doit être jugé de mes droits d’après les exigences de leur conservation et de leur prospérité, et non pas de la légitimité ou de l’illégitimité de leur propre constitution, d’après mon droit individuel préalablement érigé en absolu. Un droit dérivé de ma qualité abstraite d’individu humain est purement indéterminé. Or l’indéterminé, ce n’est rien, ou bien c’est tout, selon qu’on le prend. Un droit qui n’est aucun droit défini, une liberté qui n’est aucune liberté définie, sont des minotaures insatiables. L’individu persuadé que d’un tel Droit, d’une telle Liberté, dérivent les droits et libertés que la société lui doit reconnaître, ne verra pas de borne ses revendications.
Nulle possession ne lui paraîtra égaler son titre. Les « Droits de l’Homme » sont les Droits de l’Insurgé et ne peuvent authentiquement se manifester que par des vœux de dissolution.
Après avoir introduit la subversion éternelle par la porte de la « Liberté », la Révolution s’en débarrasse par la porte de l’« Egalité ». Mais l’Egalité révolutionnaire n’est pas moins subversive, n’étant pas moins insatiable, que la Liberté révolutionnaire, pour la simple raison qu’elle en est la fille, et que cette Liberté chimérique n’a pas d’autre moyen pratique de réaliser ses vœux que cette Egalité horrible. Le passage dialectique de l’une à l’autre, s’accomplissant dans le vide des concepts sans matière, se fait sans difficulté. Tous les hommes étant gratinés par le postulat de la Justice révolutionnaire du même infini de Liberté anté-sociale, il n’y a pas de raison pour que les uns en aliènent une plus grande part que les autres dans le contrat social. Les hommes, « naissent et demeurent libres et égaux en droits. l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Ainsi s’exprime la Déclaration de 1789 dans un style dont le vague apparent s’explique par les hésitations de la plume à exprimer une pensée franchement insoutenable, mais dont le sens non équivoque est égalité absolue, égalité sous tous les rapports entre tous les membres de la société. Cette égalité, qui l’assurera ? La « loi », détruisant au nom de la justice toutes les inégalités qu’elle peut atteindre, inégalités de fortune, de condition, de profession, d’éducation. Mais le nivellement n’est-il pas éternellement à recommencer ? Les instincts les plus profonds et les plus vivaces de l’homme, la nature des choses ne crèveront-ils pas de leurs pousses puissantes le sol nivelé ? On peut ériger l’Egalité en idéal mais on aura beau jeter les réalités sociales dans le gouffre égalitaire, jamais, jamais, il ne sera rempli. Destruction, dissolution au nom de la Liberté ou souveraineté individuelle. Destruction, dissolution au nom de l’Egalité. Le dogme révolutionnaire nous laisse le choix entre les deux chemins, dont on peut dire qu’ils se rejoignent dans l’infini. Sans choisir précisément l’un ou l’autre (car ils n’étaient pas théoriciens) les Romantiques en pressentaient puissamment le terme commun. C’est pourquoi ils avaient raison de juger la Révolution chose incommensurable avec tous les régimes humains antérieurs. C’est pourquoi ils étaient, par le vertige même de leur pensée, profonds commentateurs de la Révolution.
B. Impossibilité de mitiger la révolution
Pendant tout le XIXe siècle, des générations de philosophes ou théologiens officiels se sont appliqués à éteindre l’explosif de la logique révolutionnaire, en conservant le dogme de la Révolution. Ils ont essayé de borner le nombre et de fixer l’étendue des « droits naturels que chaque homme apporterait dans la société avec sa qualité d’Homme, et dont l’égale jouissance doit être garantie à tous. Ils ont prudemment retranché à la « nature » des droits dont l’inégale répartition ne leur paraissait pas blesser la « Justice ».Et quant aux autres droits, ils ont estimé que la mesure assignée à leur exercice soit par la législation des gouvernements successifs, soit par les programmes politiques de tel ou tel parti d’opposition, remplissaient l’exigence de la « nature » ou de la « justice ». On reconnaîtra ici une attitude commune au libéralisme191, au spiritualisme universitaire, au démocratisme modéré, généralement à tous les éléments de l’opinion française bourgeoise qui, en dépit des différences souvent extrêmes de leurs tendances et de leurs vœux respectifs, se sont accordés, s’accordent encore à avoir peur, par dessus tout, de qualifications telles que « réactionnaire », « contre-révolutionnaire », « rétrograde », ou simplement « conservateur ». La Liberté et l’Egalité posées en principe à titre primitif ou transcendant, par les deux Déclarations de 1789 et de 1793, sont la Révolution pure. Mais les libertés proclamées par l’une et par l’autre, après ces prémisses, liberté des cultes, liberté d’écrire, liberté de la presse, liberté de se réunir, liberté du travail, de l’industrie, du commerce, ne sont pas révolutionnaires nécessairement. Ce sont ces libertés qui formeraient, d’après le compromis dans lequel la bourgeoisie française du xixe siècle a essayé d’enliser la Révolution sans la renier, le corps des « Droits de l’Homme ».
Elles ne sont pas révolutionnaires, quelque étendue qu’en soit la pratique, si les exigences de l’activité et de la prospérité générales, si les besoins et facultés réelles des citoyens, si les nécessités et possibilités de l’ordre public en un moment et un lieu donnés, si, en un mot, les données d’expérience fournissent cette mesure. Même très restreintes en fait, elles sont révolutionnaires, elles sont grosses de toute l’anarchie, si le peu qui en existe au nom des principes de 1789-1793, c’est-à-dire comme conséquence d’un droit primordial appartenant à l’individu en tant que tel. Chacune d’elle peut, en ce cas, revendiquer tout. Soit la liberté de croyance, c’est-à-dire des manifestations extérieures et publiques de la croyance religieuse. Des libertés cultuelles, empiriquement fondées et calculées sur la division des croyances manifestement existante dans la population d’un Etat moderne, diversifiées selon la nature, les exigences respectives de ces croyances, le nombre d’adhérents et l’influence de chacune d’elles, organisées enfin pour le contentement spirituel de plusieurs catégories de citoyens raisonnables, de telles libertés reçoivent de leur raison d’être elle-même leurs justes limites. La paix publique, la satisfaction générale, qui forment cette raison d’être, seraient terriblement menacées, si la protection légale de la division dans le domaine spirituel devait ou pouvait consacrer la division dans le domaine temporel, s’il était permis, pour raison de religion, de se révolter contre les institutions politiques et civiles ou contre l’usage des mœurs, de se soustraire aux obligations envers la patrie. C’est là pourtant ce qui doit arriver, si la liberté de conscience religieuse est érigée en droit individuel primordial ne reconnaissant d’autres frontières que le « droit égal d’autrui ». Suis-je d’une religion qui prescrit ou conseille la bigamie, je n’empêche pas « autrui » de prendre deux femmes en prenant deux femmes. Suis-je d’une religion qui défend de porter les armes en refusant le service militaire, je n’empêche pas « autrui » de refuser le service militaire, non plus que de le consentir. La loi qui me frappe pour ces actions, ou plutôt pour ces « convictions », me frappe dans un titre « inviolable et sacré ». Qu’on cite une seule liberté au sujet de laquelle le même raisonnement ne se puisse reproduire. Cette liberté-ci ou cette liberté-là, étendue à tout ce qui ne rend pas « autrui » c’est-à-dire un autre individu quelconque ou la masse des autres individus contemporains pris un à un, incapables de l’exercer, comporte des exigences et des fantaisies sans bornes. Elle ne diffère que par le nom, de la Liberté transcendante et infinie. Ce qu’on a dit de celle-ci peut et doit se répéter d’elle. La liberté est réglée sur toute son étendue par les nécessités et convenances d’un ordre général organisé, non pour la seule commodité des individus actuellement vivants, mais pour t’avantage aussi des générations futures et la conservation de la patrie ; ou bien elle n’est réglée aucunement. Elle est le dissolvant universel.
L’affaissement, au XIXe siècle, de la vieille solidité intellectuelle des Français et, inévitable conséquence, la diminution de l’énergie, qui est la clarté dans l’action, viennent de leur obstination à bégayer un indéfinissable compromis entre la Révolution, à laquelle on ne fait pas sa part, et la Contre-Révolution ou Physique éternelle des sociétés.
C. L’individualisme, ruine de l’individu.
La Révolution est le dissolvant de l’ordre. Par là même elle est le dissolvant de l’Individu, dont la prospérité dépend de la vigueur de l’ordre. En tant qu’application de la Liberté-principe, ces fameuses libertés de 1789 sont stériles. Elles suppriment tous les obstacles autour de l’individu. Mais le désert aussi est absence d’obstacle. Il faut à l’individu des soutiens. Le vagabond inoffensif ne jouit-il pas de la « liberté d’aller et de venir » ? Le chômeur forcé, de la liberté du travail » ? L’ignorant, de la « liberté de penser et d’écrire » ? Le mendiant, du « droit de propriété » ? Des gens incapables de rien entreprendre ensemble, du « droit de se réunir » ?
Représentez-vous au contraire, sous une forme concrète et efficace, les facultés humaines dont ces creuses formules font s’évanouir la notion dans un vague absolu. Il apparaît avec évidence que l’individu n’en est rendu possesseur qu’au prix de sa participation, et, par conséquent, de sa subordination, sinon légale, du moins réelle, à quelque organisation, à quelque communauté, à quelque discipline, à quelque statut préexistants à lui, organisation, communauté, discipline ou statut qui n’ont pas toujours, mais qui devraient toujours avoir leur raison d’être dans quel que fonction utile ou noble de l’économie sociale, qui possèdent, sinon légalement, du moins réellement, quelque monopole, et qui départissent à l’individu avec une part de ce monopole, des garanties, des libertés, des facultés d’initiative différenciées, limitées, par conséquent effectives. Or l’existence, le développement de telles puissances sociales est ce que l’Individualisme révolutionnaire ne tolère pas. La légalité individualiste égalitaire dissout les soutiens économiques, intellectuels, religieux et moraux de l’individu.
Pour assurer à tous les individus la « liberté du travail », l’Individualisme égalitaire s’oppose à l’organisation du travail ; il exclut le statut de la corporation professionnelle, seul organe capable de protéger le travailleur, de l’élever en proportion de sa valeur, de défendre avec une pacifique puissance ses intérêts dans la concurrence générale des intérêts, de lui assurer une dignité sociale, de mettre à sa portée cette portion de privilège sans laquelle la condition d’un homme demeure tellement précaire qu’il la faut appeler servile.
Pour assurer à tous les individus la liberté de l’industrie et du commerce, l’Individualisme égalitaire décharné ce qu’on a justement appelé l’anarchie de la libre concurrence. Dans son horreur d’une ombre de monopole, il s’oppose à ces ententes, à ces traités limitatifs, si naturels entre intérêts concurrents, mais similaires, et qui sont le seul moyen, surtout dans une époque de lutte économique intense, d’entourer l’initiative individuelle d’une certaine atmosphère de sécurité, de soutenir l’esprit d’entreprise. Il interdit la formation par régions, par industries, de ces faisceaux de puissances économiques, seuls capables de briser et de morceler le perpétuel courant des à-coups économiques, générateurs de ruines et fauteurs de brigandages.
Pour assurer à tous les individus la « libre disposition d’eux-mêmes » dans le sens le plus général, l’Individualisme égalitaire tend à leur ôter leur plus sûre boussole sentimentale, la source de tout solide fonds moral, en s’en prenant à tout ce qui peut soutenir matériellement et moralement la force et l’empire du lien domestique. Il met à la disposition de l’individu le plus de facilités qu’il peut pour sortir légalement de la Famille ; il assure l’autonomie des destinées individuelles en permettant au plus fou, au plus éphémère caprice de sentiment de se rendre maître d’une destinée et de la précipiter dans l’inconnu. Pour assurer à tous les individus l’entière « liberté de penser », l’Individualisme égalitaire omet de voir que cette liberté est une dérision ou un ignoble abus, quand un esprit n’est pas libre, qu’il n’a pas l’amour désintéressé du vrai, qu’il n’est pas profondément sensible aux règles si délicates de sa recherche, au danger du maniement des idées. Ces vertus ne poussent pas comme le chardon ; il n’en est pas qui demandent plus de préparation, de culture ; beaucoup de notions acquises et beaucoup de talent ne les donnent pas ; il y faut une formation de l’âme elle-même, formation nécessairement exceptionnelle et qui ne se puise que dans des milieux assez autonomes, assez traditionnels pour procurer à l’individu cette hauteur de perspective et cette vieillesse d’expérience sans lesquelles il peut y avoir enivrement, mais non pas liberté de l’intelligence192. Or l’existence, la continuité, l’autonomie matérielle ou spirituelle de pareils milieux au sein de la société, offense les « Droits de l’homme » des hommes voués à des intérêts différents. Mais quoi en dehors d’un petit nombre de choses, appartenant au domaine de leurs intérêts et de leurs travaux, qu’il leur importe de comprendre et qu’il importe au service social qu’ils comprennent par eux-mêmes, la plupart des hommes sont-ils donc si enragés de « penser » ? La grande proclamation individualiste les y surexcite, c’est-à-dire qu’elle tend à submerger le petit nombre qui est capable de penser sous les folies d’opinion, non de la multitude, mais des plus effrontés et des plus impudents parmi la multitude. Elle est conjurée contre la plus noble et la plus féconde des libertés.
Pour assurer à tous les individus la « liberté religieuse », l’Individualisme égalitaire s’acharne contre les institutions religieuses.
Cependant il n’est qu’une religion organisée, éprouvée par le temps, façonnée à la civilisation, pour discipliner, pour contenir en de sages bornes, compatibles avec une certaine aisance de la nature et de la raison, le sentiment religieux. L’Individualisme donne une prime au fanatisme et aux dévergondages mystiques.
Pour garantir également à tous les individus l’accès de toutes les fonctions, l’Individualisme égalitaire médite de détruire jusqu’aux derniers vestiges tous les cadres sociaux capables de préparer des hommes en harmonie avec leurs fonctions et de fournir à un recrutement vigoureux des plus élevées. Hautes ou humbles, il se les représente toutes sous une forme abstraite, comme les facteurs d’une équation algébrique générale, ayant une sorte d’existence et de permanence indépendantes des valeurs concrètes qui leur sont affectées. Au contraire, l’esprit aristocratique et réaliste les conçoit en acte, lâches ou tendues, sommeillantes ou éveillées ; il se soucie avant tout d’écarter les conditions qui en détermineraient le ralentissement, de les voir approvisionnées d’hommes et d’énergies. Il estime nécessaire qu’elles puisent dans des milieux profondément adaptés et préparés, celles-là surtout qui se rapportent aux intérêts les plus généraux de la société et de l’Etat et qui peuvent garder l’apparence d’être remplies, sans l’être réellement : car elles ne sont pas d’essence administrative, elles demandent non des rouages, mais des forces, et des forces d’une certaine qualité rare. L’Individualisme déteste tous les obstacles naturels et politiques, propres, je ne dis pas à empêcher, mais à modérer, à rendre progressive l’ascension des familles et des individus, et par là à réduire au plus petit nombre possible les infortunes matérielles et les déchéances morales résultant du désaccord des caractères et des sentiments avec les situations et les devoirs. Il tend à faire un peuple de déclassés.
Enfin, pour dérober au joug des générations passées la liberté des générations présentes, c’est-à-dire de la somme des individus actuellement vivants, l’Individualisme révolutionnaire consacre le plein droit de ceux-ci à changer complètement la constitution politique, par suite, tout ce qui dans la vie générale a du rapport à cette constitution, ce qui n’est pas peu dire.
Cependant tout ce que les individus actuellement vivants peuvent en fait, c’est de réformer en quelques parties seulement les résultats de l’expérience organisatrice des ancêtres. Leur puissance n’est illimitée que dans le sens de la dissolution et de la dilapidation.
« Une génération, dit la Déclaration de 1793 (art. 28), ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »
Assurément. Et pourtant quelle imprudence et quelle dangereuse invite dans cet énoncé Les conditions d’existence d’une société changent sans cesse, tantôt très lentement, tantôt assez brusquement et en masse, proposant aux nouveaux venus des problèmes nouveaux. Mais ces problèmes diffèrent plus souvent de ceux qu’a heureusement résolus l’élite de l’humanité passée, par la grandeur, l’extension matérielle des facteurs, que par la nature et l’ordre des facteurs et l’on peut dire, sans méconnaître les droits de la raison sur les traditions, que la forme des meilleures solutions traditionnelles leur demeure presque toujours applicable. La vérité est qu’une génération ne peut rendre victime de ses fantaisies subversives la génération du lendemain. En opposant à une loi de la nature de vains énoncés idéologiques, les hommes ne suppriment pas cette toi. Mais ils suppriment leur propre pouvoir de parer aux effets désastreux pour eux, que son jeu spontané peut produire, ensuite de l’utiliser pour leur bien. C’est une impossibilité inhérente à la nature des choses, que l’homme acquière et conserve à son seul titre d’homme, d’individu, des droits, c’est-à-dire quelque part de pouvoir effectif dans la société. C’est une nécessité inhérente à la nature des choses, que la société engendre d’elle-même groupes, communautés, puissances sociales ; en dehors de ces agrégations et de leurs privilèges, on n’est qu’un nomade moral. L’individu le mieux doué ne saurait se soutenir ni se développer sur sa propre base. Mais, si la spontanéité sociale engendre nécessairement groupes, puissances sociales, et privilèges, il ne s’ensuit pas que cette spontanéité s’exerce nécessairement dans un sens bienfaisant, et qu’il ne faille point pour la régler, au mieux du bonheur général, l’intervention de la raison et de l’industrie humaine.
Cette industrie régulatrice, c’est la Politique ; à l’Etat, de l’exercer, les anciens étaient fondés à dire qu’il représente, dans la vie collective, la Raison. La seule justification de l’existence d’une puissance sociale et de sa part d’hégémonie se trouve dans la part du bien général qu’elle a prise en charge, dans la fonction matérielle ou spirituelle de la société et de la civilisation, dont elle assure la perpétuité et soutient la vigueur. Une puissance sociale dont le titre se fonde sur les services rendus et les exemples donnés s’appelle une aristocratie. Inversement, toute fonction, même la plus modeste, donne droit au groupe d’individus qui la remplissent à une part de puissance ; elle est un ciment d’aristocratie. La tâche intérieure de l’Etat, c’est non seulement de protéger les aristocraties existantes, mais d’aider à se constituer, à conquérir leur place dans la hiérarchie générale, celtes qui sont en germe dans les faits, dont la raison d’être objective existe, qui méritent d’être. Ici est la voie du progrès social. Il consiste non dans la destruction, mais dans l’extension du principe aristocratique, lequel exprime la volonté profonde de la nature à l’égard des sociétés prospères.
Les principes de 1789-1793 font de la destruction des aristocraties, la tâche essentielle de l’Etat. Mais le gouvernement qui se vouera à cette entreprise d’appauvrissement universel, parviendra-t-il du moins à réduire la société à l’état de dissémination atomique, à en faire, comme on l’a dit, une poussière d’individus ? Répétons que la formation des puissances sociales est aussi fatale dans l’ordre social que la pesanteur dans l’ordre physique. A l’abri de l’entreprise révolutionnaire de l’Etat se formeront des puissances d’usurpation et d’aventure, sans contrepoids et sans contrôle, sans autre fin que l’égoïsme. Au surplus, une révolution ayant pour but la réalisation de la justice individualiste, n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? Il a fallu pour la mener à terme un groupe puissamment organisé, qui sera le maître de la situation nouvelle. Si l’on appelle « démocratie » le régime politique institué à la suite de cette révolution faite au nom du « Droit », il faut demander quels sont les tyrans secrets de la démocratie.
La bourgeoisie libérale, les spiritualistes universitaires, les démocrates modérés du XIXe siècle se sont flattés vainement de conserver les réalités de l’ordre social en en rejetant les principes, d’établir une surface paisible sur un fond d’agitation éternelle. La Liberté se moquait de leurs pauvres « libertés ». Les romantiques du moins ne se représentaient pas la déesse sous ces attributs parcimonieusement taillés. C’est à elle-même, à son essence infinie, que s’adressaient leur culte et leur passion. Ils n’en tracent jamais le nom qu’avec une majuscule. « Vous cherchez le dogme moderne, s’écrie Quinet… il s’appelle Liberté. »
Laquelle ? la liberté de quoi faire ? Ne demandez pas à ces visionnaires de le préciser. Ces syllabes les jettent dans le délire et, à l’inverse du philosophe grec prouvant le mouvement en marchant, ils font bien entendre que leur Liberté équivaut à l’anéantissement de toutes les capacités humaines, en n’en conservant d’autre, dès qu’ils la célèbrent, que celle de crier ou de balbutier. Mais cette Liberté infinie ou, ce qui revient au même, cette liberté néant, c’est bien celle dont il est question dans les articles l, 2 et 4 de la « Déclaration de 1789 » dans les articles 1, 2 et 6 de la « Déclaration de 1793 ».
D. Le gouffre égalitaire
Le conservatisme révolutionnaire de la bourgeoisie libérale et des philosophes spiritualistes s’est fait la part belle en exceptant du répertoire des « Droits de l’homme », un droit qui n’est pas le moins substantiel de tous : le droit à la propriété. Mais quoi ! les deux Déclarations ne consacrent-elles pas et tous les philosophes spiritualistes et tous les bourgeois libéraux après elles, le « droit de propriété » ? Sans doute ! mais il y a une différence digne de considération entre « droit de propriété » et « droit à la propriété ». Le premier appartient au propriétaire et signifie l’intangibilité de sa propriété. Le second appartient à celui qui n’est pas propriétaire et veut dire précisément qu’il a le droit de l’être pour autant que tout autre. Sous peine du plus insoutenable, je dirai même du plus inique sophisme, un partisan des « Droits de l’Homme a ne peut parler du droit de propriété qu’en sous-entendant propriété également répartie entre tous. Le Contrat ou « quasi contrat » social n’a, en effet, aucune espèce de sens, s’il n’est pas passé entre égaux. Chacun, dit Rousseau, s’aliène avec tous les biens et les forces dont il dispose, à la communauté. C’est-à-dire qu’à l’instant idéal de la passation du contrat, toute la richesse existante devrait être divisée à parts égales entre tous les individus. L’opération étant pratiquement, impossible, puisque elle devrait être sans cesse recommencée, la « justice » sera également satisfaite si la masse des richesses devient propriété collective. On oublie trop que les prémisses juridiques rigoureuses du socialisme sont chez Jean-Jacques. La conséquence pratique évidente de ces prémisses, c’est l’abolition de l’héritage. Quelque latitude que la législation socialiste puisse laisser à l’individu d’accumuler par son travail des objets de consommation, elle lui interdit de transmettre et même de former un capital. Tout le capital est collectif.
Je m’étonne que des glossateurs de la Déclaration des Droits de l’Homme, aussi honnêtes logiciens que Paul Janetbk, pour citer en lui le type d’une catégorie d’esprits, fondent sur le « Droit » tous les droits, sauf un, et celui-ci sur le fait. Contradiction d’autant plus grave, qu’un seul privilège subsistant tend à accaparer pour lui-même l’importance de tous les privilèges abolis. Si ce privilège est la propriété, l’argent tendra à monopoliser toute la puissance sociale qu’il partageait jadis avec la Religion, l’Intelligence, la Science, le Nom, la Profession, les Services. Nous en concluons, nous contre-révolutionnaires, la nécessité de restaurer et d’animer les aristocraties et les privilèges fondés sur des titres spirituels. Un adepte de la Déclaration des Droits n’en peut conclure que l’urgence de supprimer dans ce dernier privilège, la survie, sous une forme particulièrement dure, de tout le Privilège.
Cette conséquence, si évidente et si longtemps niée ou voilée, semble d’ailleurs en voie de s’imposer à tous les esprits et l’on ne saurait trop applaudir la franchise avec laquelle M. Aulard, apologiste des principes de 1780, dissipant sans retour la contradiction spiritualiste et libérale, expose la « Déclaration des Droits de l’Homme » aux jugements et aux sentiments que le socialisme mérite d’inspirer.
Qu’est-ce au juste, écrit-il, que ce principe ou ce dogme de l’égalité, objet de l’article ; de la Déclaration ? Le sens évident de cet article, c’est qu’aux inégalités naturelles il n’est pas équitable que les institutions ajoutent des inégalités artificielles. Un homme naît plus vigoureux, plus intelligent qu’un autre. Est-il juste qu’il trouve en outre dans son berceau une somme d’argent ou une propriété foncière, qui double, triple sa force d’attaque et de défense dans le combat pour la vie ? Est-il juste qu’un homme né sot ou méchant hérite de moyens qui rendront sa bêtise ou sa méchanceté plus malfaisantes ? Est-il juste qu’il y ait, par le fait des lois, des riches de naissance, des pauvres de naissance ? Et l’article 2, en établissant le droit à la propriété, ne disait pas que les propriétés seraient inégalement réparties. Ce bourgeois, c’est-à-dire cet homme qui recevait à sa naissance un privilège économique et un privilège politique, le peuple en 1792 le dépouillera de son privilège politique ne serait-il pas juste do lui enlever son privilège économique ? On a tort d’opposer au socialisme les principes de 1789. C’est toujours cette erreur qui consiste à confondre la Déclaration des droits de 1789 avec la Constitution monarchique et bourgeoise de 1789. Oui, le socialisme est en contradiction violente avec le système social établi en 1789, mais il est la conséquence logique, extrême, dangereuse (si l’on veut) des principes de 1789, dont se réclamait Babeuf, le théoricien des égaux193.
J’applaudis, dis-je à cette logique. Oui, la Déclaration des Droits de l’Homme, c’est Babeuf. Et cependant M. Aulard demeure à mi-chemin. La « justice » égalitaire demande infiniment plus qu’il ne lui accorde. Ce reste de timidité conservatrice se glisse dans la distinction des inégalités en « naturelles » et « artificielles » : l’inégalité économique, résultant de la propriété héréditaire, appartiendrait à la seconde catégorie, l’inégalité des facultés intellectuelles et corporelles, à la première ; en tant qu’« artificielle », celle-là serait « injuste » et devrait être détruite ; en tant que « naturelle », celle-ci est fatale ; elle est d’ailleurs, pense M. Aulard, favorable à « l’évolution ». Il me semble qu’il y a là une double méprise.
Tout d’abord, comment qualifier d’« artificiel » un fait (propriété individuelle et héritage) qui, quelque variables et mobiles que se soient montrés au cours de l’histoire ses modes et ses limites, a existé dans la plupart des sociétés organisées, peut-être dans toutes sans exception. Un tel fait constitue évidemment un produit spontané de la nature humaine et de la vie sociale ; c’est « naturel » et non pas « artificiel » qu’il le faut appeler. Empressons-nous d’observer que ce n’est pas là le moins du monde un motif de le déclarer intangible. La méchanceté, la violence, le dol, la rapine, sont aussi parmi les effets spontanés de la nature humaine et de la réunion des hommes en société. La « justice », qu’on la conçoive à la façon de M. Aulard ou d’une autre façon, est essentiellement une correction de la spontanéité naturelle par la raison. C’est aux lois, aux disciplines par lesquelles l’homme contrarie ou tempère la malfaisance ou le désordre spontanés de la nature, que convient, à proprement dire, la qualité d’« artificielles » ; elles sont l’œuvre, l’invention, de son industrie, de son art : homo additus naturae.
A supposer que le régime socialiste fût une merveille, il en faudrait admirer l’artifice ou l’art, par opposition au fait naturel, spontané, de la propriété-vol.
Que M. Aulard propose, comme conséquence rigoureusement impliquée dans la Déclaration de 1789, la suppression de la propriété individuelle et de l’héritage, ce ne peut être à titre d’inégalité « artificielle », mais purement et simplement d’inégalité. Que s’ensuit-il ? Que toute autre inégalité, quelle qu’elle soit, mérite le même sort, pour autant que le même sort lui puisse être appliqué. C’est inégalité qui est l’injustice. On ne peut rien, nous dira l’éminent historien-philosophe, contre les inégalités « naturelles ». On ne devrait d’ailleurs rien entreprendre contre elles ce serait « abaisser le niveau, comprimer l’évolution194 ».
Ce second argument ne compte pas, si Inégalité = injustice, ne pouvant y avoir, en bonne idéologie révolutionnaire, d’intérêt supérieur à la « justice ». Mais il est inexact que la législation ne puisse pas s’opposer aux effets « injustes » de l’inégalité des facultés et des aptitudes innées. Cette inégalité est. Mais la « loi » peut tenir la balance, en faisant que le mieux doué ne tire de ses dons nul avantage extérieur de plus que le médiocre des siens. Dès lors qu’elle le peut, elle le doit, sous peine de légitimer la clameur si aisément grandissante des « est-il juste que ? » et des « pourquoi pas moi ? » Il n’est ni plus ni moins difficile d’empêcher légalement un homme « né » prévoyant et inventif, de constituer par son labeur une réserve de richesse au profit de ses descendants, que d’empêcher légalement le même homme de disposer pour son compte personnel de plus de bien-être, de facilités, de jouissances que son voisin « né » étourdi et routinier.
Il n’y a qu’à décréter la jouissance collective des fruits du travail, en exceptant, si l’on veut, du partage, le paresseux et les vicieux volontaires. Il n’est pas impossible d’abaisser légalement l’instruction générale au niveau de la médiocrité, de manière à réduire au minimum les profits de la supériorité intellectuelle. Mille moyens s’offrent au législateur d’annihiler le pouvoir qu’une intelligence et un caractère supérieurement organisés donnent à l’individu de conquérir une situation matériellement et moralement supérieure. La guerre aux supériorités de toute sorte est un programme que de minuscules politiques peuvent remplir admirablement. Ceux qui l’auront adopté trouveront dans la partie la plus agitée de la multitude un appui sûr, un enthousiasme plus impatient qu’ils ne le désirent eux-mêmes, tout au moins jusqu’à ce que la ruine de la civilisation ôte le pain à la multitude. Cette perspective fait horreur à M. Aulard. Elle est pourtant celle qu’ouvrent à un esprit qui n’a pas peur de raisonner les principes philosophiques des deux Déclarations. L’inégalité est-elle injuste en soi, en tant qu’inégalité, ou faut-il distinguer entre des inégalités inutiles, et des inégalités nécessaires et fécondes ? Si l’on est du second avis, on est en pleine Contre-Révolution. Avec sa distinction empruntée aux fables de Rousseau, des inégalités « naturelles » et des « artificielles » M. Aulard voudrait voiler une partie de l’horizon révolutionnaire. Mais cette distinction ne correspond pas à la réalité. Y correspondit-elle, on ne voit pas, étant admis qu’inégalité est injustice, qu’il fût juste de laisser subsister des inégalités naturelles dont on peut annuler les effets.
L’Egalité-principe, l’Egalité-fin, c’est la mort. Mais que la nature se montre violemment anti-égalitaire, ce n’est pas une raison de respecter toutes les inégalités qu’elle produit. Au contraire, il n’y a pas une inégalité spontanée que l’art politique et l’art social n’aient à modérer, si leur but c’est d’entretenir dans la société une hiérarchie aussi bienfaisante pour l’inférieur que pour le supérieur. Ni méconnaissance ni superstition de la nature, c’est la formule de l’action et du progrès. En ce qui concerne la propriété individuelle, la nature humaine, la morale, l’intérêt général, la civilisation la veulent avec la dernière énergie.
« L’homme, a dit Aristote, a deux grands mobiles de sollicitude et d’amour, c’est la propriété et les affectionsbl ». Il ne s’ensuit pas le moins du monde que les institutions ne puissent et ne doivent, en vue d’attacher le plus fortement possible le plus d’hommes possible à la patrie, à la famille, à leurs semblables, à eux-mêmes, rendre moins rude au labeur et à la vertu indigente l’accès de la propriété.
E. Idées modernes et forces modernes
Philosophiquement, le bien de l’individu est le but de l’institution politique. Politiquement, le calcul du bien individuel ne peut s’établir par rapport aux unités individuelles prises à part, parce que les commodités, voeux et aspirations des individus considérés un à un, se contredisent et s’entre-détruisent à l’infini. Politiquement, la société est le lieu de forces générales qui se forment et disparaissent en beaucoup plus de temps que les individus n’en mettent à naître, vivre et mourir, qui donc préexistent aux individus, les soutiennent ou les oppriment, les contrarient ou leur fournissent un levier. Le but direct de l’institution politique, c’est, à l’intérieur, de discipliner, de canaliser dans la direction la plus utile au bien commun les forces sociales, d’en réaliser l’harmonie c’est, à l’extérieur, de défendre et de porter au plus haut degré la force nationale protectrice des intérêts nationaux.
La Déclaration des Droits de l’Homme fait abstraction de tous les intermédiaires organiques entre l’individu et l’Etat. En quoi son irréalisme se montre si radical, que le tableau de société politique qu’elle dresse doit produire sur tout esprit ayant le sens du réel une pénible impression de corps décharné.
C’est en cela d’ailleurs qu’elle enthousiasme des idéalistes fanatiques la maigreur a une fausse ressemblance à la spiritualité.
La pesanteur liée aux pieds du genre humainSe brisabm.
Si les principes et le but de la politique sont aussi invariables que la nature des choses, l’équilibre des sociétés et des nations n’est jamais stable. De jeunes forces se développent sans cesse, des forces anciennes se transforment ou dépérissent dans le champ de la vie sociale et de la vie internationale. Ces changements renouvellent les données du problème gouvernemental. Ils sont parfois si lents qu’ils échappent au sentiment des contemporains et ne se révèlent qu’à une intuition et une prévoyance supérieures. D’autres fois, ils sont de nature à s’accomplir en peu d’années et à envahir brusquement une grande étendue. C’est en présence de ces déchaînements de forces la veille inconnues, qu’il est le plus avantageux aux hommes que l’appareil politique et la constitution de la société possèdent leur pleine vigueur, condition de leur souplesse. C’est quand la matière à régler et à distribuer se multiplie et bouillonne, qu’il est à souhaiter que les organes distributeurs et régulateurs aient des réserves de résistance et d’élasticité à leur appliquer.
Le XIXe siècle a vu naître et grandir avec une rapidité saisissante des réalités sociales et des réalités internationales de portée immense dont on peut dire qu’elles contiennent la jeunesse du monde moderne. Quelle puissance, quelle prise les principes de 1789, dogme de tant de Français au XIXe siècle, donnent-ils à l’intelligence française, à la politique, à l’action française, sur ces phénomènes, gros de biens, mais gros aussi de perturbations pour les peuples, selon que ceux-ci se montreront habiles ou inhabiles à les adapter ! En d’autres termes, quelle est par rapport aux faits modernes, la vertu des « idées modernes » ?
Ces faits se moquent terriblement de ces idées. Il est dans la nature de ces idées de désarmer vis à vis de ces faits une société, une nation qui se paie d’elles, et de lui assurer dans les règlements de compte de l’Europe et de la civilisation moderne, la part de dupe et de victime.
Les découvertes de la mécanique physique au XIXe siècle ont déterminé l’avènement de la grande industrie avec ses incalculables conséquences mondiales. Il faut l’ébriété mentale d’un Michelet pour apercevoir un lien de cause à effet entre la Révolution et ces découvertes préparées par trois siècles de progrès scientifique. En cinquante ans, on a vu de formidables puissances économiques naître de rien ; des sécurités séculaires détruites ; l’ancien arrangement et les anciens rapports des conditions sociales bouleversés au profit des uns, pour l’écrasement des autres ; les modes traditionnels du travail et de l’échange renouvelés et, avec eux, les mœurs ; d’énormes accroissements et déplacements de population. Cette transformation brutale et magnifique qui a notamment abouti à l’apparition d’une féodalité et d’un prolétariat nouveaux et aggravé la séparation des classes, s’est produite sans aucune permission de la « Justice », de la « Fraternité » et de l’« Egalité » proclamées peu auparavant. Et ceci suffirait à rendre la proclamation assez dérisoire. Mais il y a plus. La Révolution était strictement obligée par ses principes à détester, à détruire, à empêcher de naître ou de renaître les organisations sociales capables de régler et d’harmoniser les tumultueux effets spontanés de la transformation industrielle et économique, de faire profiter de cette transformation la justice, la fraternité et la liberté, non celles du ciel, mais celles de la terre. Ces organisations que nous n’avons pas besoin d’imaginer, que le passé a connues sous bien des formes, qui tendent d’elles-mêmes à se constituer, dès qu’une législation systématiquement négative ne s’y oppose pas, un mouvement puissant les réveille de toutes parts aujourd’hui. Nécessairement elles substituent aux prétendus « droits primordiaux » inviolables, mais parfaitement insubstantiels, de l’individu, des droits nés de la communauté et de la variété des intérêts, des droits à fondements objectifs, limités et différenciés. Coordination systématique de la production, réglementation du travail, protection, coopération, corporation, régionalisme, monopoles de fait, tout cela aspire de plus en plus vigoureusement à être ; tout cela marque la direction des vœux et des efforts des éléments les plus actifs et les meilleurs de la société et tout cela est contre-révolutionnaire. La Contre-Révolution n’est pas encore dans les idées. Elle est de plus en plus manifestement dans les nécessites. Elle est lisible dans les formes de développement et les principes d’action de tout ce qui acquiert de la puissance et apparaît riche d’avenir.
La Révolution, il est vrai, m’est pas demeurée aveugle à la menace universelle de cette contre-révolution de fait. Le socialisme ou plutôt le collectivisme, est venu, qui a eu pour fin de faire dévier vers le gouffre révolutionnaire le mouvement de reconstitution sociale et les tendances progressives. Il serait aisé de ◀prouver▶ que la théorie collectiviste n’est que la dénaturation des nécessités et des besoins de la situation économique moderne dans le sens d’un individualisme exaspéré.
L’histoire internationale du XIXe siècle élève contre les principes de 1789 une réfutation de fait plus brutale et plus humiliante encore que son histoire économique. Ces principes ne se montrent pas seulement impuissants à diriger dans un sens utile la politique d’une nation, ils vouent à la nécessité de mort nationale un peuple dont la politique s’inspire d’eux. Ils sont, comme on dit aujourd’hui, internationalistes.
Ils ne connaissent pas la patrie, mais l’homme. Suppression des frontières, établissement d’une république égalitaire universelle, telles en sont les conséquences rigoureuses. Les hommes de la Révolution en eurent conscience. Mais la suppression des frontières ne peut être réalisée que par les armes, et la république universelle que par la guerre aux rois, ce qui pratiquement doit aboutir à liguer contre l’armée de la France toutes les armées de l’Europe. Ainsi, sans entrer dans l’appréciation historique de la diplomatie et des guerres de la République et de l’Empire, et, à ne considérer toujours la Révolution que dans son esprit et dans son dogme, on peut dire que les principes de 1789 imposent à la France une entreprise permanente de croisade européenne au service de la Liberté et de l’Egalité. La théorie suppose que les peuples, heureux d’être « arrachés à l’esclavage », abandonneront leurs chefs pour se jeter dans les bras de la France. Dès avant l’expérience, il n’était pas difficile de prévoir ce que l’expérience a démontré que des entreprises de ce genre, quand la victoire les couronne, ne peuvent avoir d’autre effet durable que de constituer ou de reconstituer des nations puissantes, de créer de nouvelles et formidables rivales à la patrie. En rêve, on libère et on unifie le genre humain ; en réalité, on accroît les difficultés d’existence de la France dans une Europe de plus en plus militarisée et nationalisée. Cette ruineuse bévue fut décorée de 1830 à 1870 du nom de politique des nationalités. Pour que les principes retrouvassent leur compte à cet absurde résultat et pussent s’en honorer, on convint de reconnaître dans les « nationalités » de véritables individualités munies en tant que telles de tous les Droits que la Déclaration attribue à l’Individu lui-même. Cette notion est l’essence du nationalisme. Elle est profondément inscrite dans le cœur des nations qui veulent vivre. Mais la même philosophie qui l’appliquait à l’étranger, en refusait le bénéfice à la France. Elle ne voulait voir en ses fils que des individus librement associés, libres par conséquent de se dissocier, entra ! nés à se disputer sans cesse et à faire valoir leurs préférences particulières quant aux statuts et aux fins de l’association. La Révolution, en même temps qu’elle tend à soulever de tous les points de l’Europe des tempêtes contre la France, décrète pour la France un régime de division intestine et de guerre civile éternelle. Mais nulle guerre civile n’est éternelle, et quand le peuple qu’elle déchire ne la termine pas lui-même, l’Etranger s’en est toujours chargé.
F. Le paupérisme romantique
Des principes politiques qui ne peuvent trouver leur réalisation adéquate que dans la dissolution sociale et la mort nationale ont une affinité profonde avec des tendances et des aspirations subjectives auxquelles l’individu ne s’abandonne qu’au prix de sa décomposition psychique. C’est de telles aspirations et tendances que se compose la sensibilité romantique ; et l’imagination romantique pare faussement des couleurs sacrées de l’enthousiasme ces vains soulèvements d’une personnalité ruinée. Les romantiques étalent bien, par nature, les « hommes de la Révolution. » Liberté ! liberté indéterminée, infinie, absolue, existant par elle-même, Liberté-dieu, voilà ce que proclame la Déclaration des Droits, du fait seul d’énoncer la liberté, avant la société, la civilisation, la religion, la science, la patrie, c’est-à-dire avant les subordinations, les nobles et les fécondes servitudes par lesquelles l’intelligence et l’âme de l’homme conquièrent sur les fatalités de la nature et de sa nature une part d’empire. Cette liberté qui ne demande aucun travail, qui n’est pas une acquisition, une victoire, ne se propose-t-elle pas naturellement aux invocations de la paresse et de l’impuissance ? N’est-ce pas d’elle que des âmes pâtissant d’un malaise vital, d’une contradiction cruelle avec elles-mêmes, mais trop orgueilleuses pour se connaître, attendent le miracle nouveau ?
L’œuvre propre des romantiques par rapport à la Révolution, ça été de la passionner, de la chanter, d’enflammer son esprit destructeur, mais aride, de leur lyrisme, de leur mauvaise religiosité, d’adresser aux principes désorganisateurs les hymnes dus aux idées et aux forces créatrices, de la déifier, d’en faire l’objet d’un « culte », et par là d’ôter aux générations soumises à leur influence, toute liberté d’examen et de critique, toute possibilité de clairvoyance à son égard. C’est ainsi qu’ils ont embelli la diminution nationale dont elle fait peser sur notre patrie la permanente menace, en baptisant la France « Christ des nations ». N’est-il pas sublime d’être le Christ des nations ?
Devant la poussée de jeunes forces qui renouvellent depuis près d’un siècle les éléments de la civilisation moderne et qui demandent aux individus et aux nations résolues à ne pas dépérir une industrie si alerte et si vigoureuse, l’idéologie individualiste de la Révolution apparaît comme une survivance singulièrement sénile et décrépite ; elle mène à la mort, par le chemin de l’hallucination, ceux qui continuent d’orienter sur elle leurs opinions et leurs efforts. Mais la vapeur romantique leur voile les plus proches réalités et ils appellent Avenir, le néant vers lequel ils s’avancent. Après cette analyse du contenu et de réelles promesses du dogme révolutionnaire, objet de la religion romantique, elle apparaîtra, je le crois, profonde, cette définition proposée par Nietzsche du « classique » et du « romantique ».
Les esprits classiques, tout aussi bien que les esprits romantiques les deux espèces existent toujours portent en eux une vision de l’avenir mais la première catégorie fait jaillir cette vision de la force de son temps, la seconde, de sa faiblesse195.
Chapitre IV.
Leviathan et chanaan
Le messianisme romantique commandait à ses enthousiastes une entreprise de flétrissure à l’égard de toutes les puissances politiques, sociales et religieuses, de toutes les idées directrices du passé historique et la construction imaginative d’un divin avenir humain. C’est la double tâche que Victor Hugo a accomplie dans la Légende des siècles, où l’on voit l’histoire, objet d’une condamnation et d’un mépris absolus, jusqu’en 1789 et plutôt 1793, peinte en traits horribles, tandis que le XXe siècle, le nôtre, flotte dans les nuages bienheureux du Plein ciel. Il serait tout à fait stérile d’analyser les inventions que ce double thème lui a inspirées, puisque aussi bien nous avons étudié, dans ses richesses périphériques et son abîme centra), le génie dont ces inventions portent l’empreinte. De tous les poètes (en prose ou en vers) qui se sont attachés au même dessein, Michelet est de beaucoup le plus intéressant, parce qu’il en a été exclusivement possédé. Il y a consacré près de quarante volumes. Il y a développé de beaucoup la sensibilité la plus passionnée, l’imagination la plus violente, la furie la plus diabolique et la plus ingénieuse, la manière la plus originale. C’est une vraie « sorcière ». Son histoire est aussi prophétie, puisque elle nous donne le sentiment perpétuel que les temps halètent vers la Révolution française et l’aube de la Transfiguration universelle, et que les ténèbres hideuses des siècles passes s’y illuminent à tout propos de l’éclair du Sinaï futur.
A une course nécessairement superficielle de nom propre à nom propre, nous préférons la méthode qui consiste à étudier un ordre d’idées ou de sentiments chez tel écrivain qui en fut éminemment « représentatif ». C’est la seule manière d’aller au fond d’un état d’esprit, de connaître les dispositions de sensibilité qui le soutiennent et sa plus intime signification.
Michelet, historien de la France, entre qu’il a composé le chef-d’œuvre de la Caricature et de la Calomnie romantiques du Passé, nous offrira les échantillons les plus colorés des phénomènes mentaux et sentimentaux capables de donner à cette entreprise son maximum de verve et de succès. En fait, s’il a été le plus détestable historien du XIXe siècle, il a été le créateur le plus suivi d’idées et de passions historiques (idées toujours fausses, passions le plus souvent mauvaises).
Quant au mirage de l’avenir, au Dogme du Progrès, il engage, si fabuleux soit-il, une question trop réelle, trop sérieuse celle de la puissance du genre humain sur sa propre destinée, pour qu’on en aborde l’étude du même ton. Du moins, pour que des espérances saines que nous partageons avec plusieurs de nos contemporains ne semblent pas atteintes par les critiques sans politesse que méritent d’emphatiques hallucinations, devrons-nous laisser voir sur ce point quelques opinions. Quant aux inventions théoriques et aux mobiles intérieurs de la Religion du Progrès, il nous paraîtra plus expédient, pour des raisons qui se rendront sensibles lecteur, de les rechercher chez un certain nombre des écrivains les plus influents du XIXe siècle.
Chapitre V.
Michelet, historien de la France
A. CE QU’IL BAPTISE DU NOM D’HISTOIRE. — B. NATURE DE SON INTELLIGENCE. — C. SA SENSIBILITE. — D. SA CRISE. — E. LE FANATIQUE. — F SA RELIGION. — G. CONCLUSION.
A. Ce qu’il baptise du nom d’histoire
Michelet a consacre à l’investigation, à l’enseignement et à la composition de l’histoire une des plus laborieuses existences de son siècle. Il était donc de ces rares mortels qui ont la passion de la vérité ? Cette passion fut toujours aussi étrangère à ce grand érudit que la faculté d’articuler un syllogisme le peut être à un enfant en nourrice. Il demeura perpétuellement incapable de la plus légère distinction entre la réalité et ses propres imaginations, entre les faits tels qu’ils sont et les faits tels, que sa fantaisie et ses sentiments (qui n’étaient pas modérés), exigeaient qu’ils fussent. Qu’avec son procédé de refaire arbitrairement l’histoire, soit selon ses convenances d’artiste, d’écrivain à grand effet, d’imagier fantastique, d’étincelant amuseur, soit selon ses frénésies de sectaire et d’illuminé, il rencontre très souvent de précieuses parcelles du vrai, chacune de ses assertions, n’en impose pas moins le doute, parce qu’on sent que le vrai n’a pas été un instant son but. Il donne bien plus encore au vrai un air de faux qu’au faux un air de vrai.
Qu’il se fut trompé mille fois, dix mille fois, à toutes les lignes, ceci n’aurait qu’une faible importance, toute erreur étant susceptible de révision. Mais la possibilité de se tromper ne lui est jamais apparue ; dans le torrent d’idées et d’impressions qui traversaient sans cesse cet esprit, la notion et le sentiment de l’erreur n’ont pas trouvé la plus petite place. Réellement, il a tout rêve, sauf cela. C’était un artiste, un peintre — C’était un historien et un historien de son pays, c’est-à-dire un homme qui s’était chargé de la plus haute responsabilité, non seulement scientifique, mais civique et morale. Le souci du vrai, l’apprentissage et la rigoureuse pratique des précautions à prendre sans cesse contre soi-même pour ne pas le trahir, constituaient la condition la plus élémentaire de sa probité professionnelle. Il ne l’a pas soupçonnée. Il l’a violée avec enthousiasme et délire. Il a, nous dit-il, écrit l’histoire « avec son cœur ».
Ceci l’excuse, si l’on veut, mais le peint et le classe.
Un historien, qui, de l’aveu universel, se jette hors de la voie droite, de la voie royale de l’analyse, de la critique et de la méditation, pour courir la ligne zigzagante et brisée de l’intuition, c’est-à-dire de la rêverie, du caprice ; qui, quand il n’est pas entraîné par l’imagination et par la recherche de l’effet, l’est par les émotions de la haine et de l’amour, de l’horreur et de l’extase ; qui ne se gouverne pas une minute ; qui, dans l’impétuosité et la diversité de ses mouvements, rencontre souvent les directions de la véritable histoire, les suit sur un certain parcours, mais sans qu’aucun signe nous en avertisse et sans qu’il sache même alors nous paraître plus sensé qui enfin, parmi tant d’effets variés produits sur l’esprit du lecteur, y détermine invariablement le soupçon contre le sérieux et le bien-fondé de ses dires ; un tel historien peut avoir possédé d’ailleurs les plus prestigieuses qualités leur valeur est nulle ou plutôt négative. Je me divertis autant qu’un autre à Michelet. Je ne le crois jamais. On en fait un éducateur, bien plus, une espèce de saint. Serait-ce que ses vénérateurs le dispensent de véracité ? Ils n’oseraient ni le dire, ni se l’avouer à eux-mêmes. Du moins le dispensent-ils de preuves. Michelet ne serait pas un historien, mais mieux qu’un historien, le mage de l’histoire. En raison de cette sorte de vérité supérieure à la vérité, ses ouvrages insuffisants pour les savants, seraient merveilleux pour la foule. Disons plus clairement que personne n’ose déclarer d’estime pour l’Histoire de Michelet ; on idolâtre Michelet lui-même.
La tâche de l’histoire, c’est de nous montrer comment les hommes du passé ont vécu, pensé et senti, et, dans ce but, d’analyser les signes, d’évaluer les facteurs généraux de leur condition matérielle, intellectuelle et morale institutions, religions, gouvernement, état de la science, des arts, des industries, du commerce. Il n’est pas de genre qui, en dehors de sa technique spéciale, exige de l’intelligence plus d’étendue et de fermeté philosophique. Sans une connaissance imperturbable de la nature humaine, sans le sens des réalités et possibilités politiques et sociales, sans l’expérience des intérêts privés et généraux qu’affectent les mouvements des peuples et des sociétés et qui réagissent sur ces mouvements, la plus riche documentation du monde ne sera plus que le réservoir ténébreux où l’on puisera à plaisir la matière justificative des hypothèses arbitraires et des théories naïves. Les textes et les monuments apportent à l’historien une masse immense d’allégations et d’indices. Son œuvre, c’est de discerner, à travers le dédale des données particulières, quelles forces, matérielles ou morales, collectives ou individuelles, gouvernaient la vie d’une époque. Si personne ne peut contester cette définition de l’œuvre historique, personne ne contestera qu’un esprit nourri de fables sentimentales, de visions populaires et d’opinions de rue, aussi dépourvu de réalisme qu’un innocent de malice, s’y doive montrer pitoyable. C’était le cas de Michelet. On n’évoque ici l’idéal de l’historien que parce qu’on a affaire à l’idéal de celui qui ne l’est pas. Qu’on loue tant qu’on voudra ses séductions lyriques et pittoresques, son esprit, aux prises avec la matière de l’histoire, apparaît comme une chose tristement frêle ; son Histoire, comparée aux lois du genre, est un balbutiement.
Il était savant. Il avait infiniment lu. Il a passé aux Archives ses années de plus active production. Avec toutes ces richesses à sa disposition il a pratiqué une manière plus frivole que les historiens improvisateurs du XVIIIe siècle. On admire qu’il appelle l’Histoire une « Résurrection ». Assurément, ses imaginations les plus chimériques, vivant en lui d’une vie folle et débridée, brûlent aussi le papier. Mais, puisqu’il voulait un grand et beau mot pour caractériser l’Histoire, en n’employant pas celui de « Reconstruction », qui est le vrai, il signale la débilité de ses mains. Ce n’est pas qu’aucun des éléments de la réalité historique fasse défaut dans l’œuvre de Michelet. Ils y sont représentés tous, comme tous les éléments de la nature dans le chaudron des sorcières de Macbeth. Ils y sont jetés au travers les uns des autres et sans qu’on puisse jamais espérer d’en suivre un seul le temps nécessaire pour en comprendre la nature exacte, pour en apprécier l’importance et l’action. Le fil casse à chaque instant. Des bouts de faits, des bouts d’idées que j’appellerai, si l’on veut, des éclairs, une impuissance absolue à la continuité. Il commence l’analyse d’une institution, s’interrompt tout de suite pour une anecdote, une réflexion ou exclamation personnelle et passe à autre chose, ne demeurant lisible qu’autant que la violence, la féline tyrannie, les contrastes fascinants, les beautés et les drôleries de son perpétuel imprévu font taire les exigences de la raison chez un lecteur, d’ailleurs coutumier de ces exigences. En cela, Michelet est un maître. Mais c’est tout de même un étrange monstre qu’une Histoire de France en 19 volumes dont presque tous les chapitres font le plus indéchiffrable hiéroglyphe pour celui qui ne sait pas déjà ce qu’ils sont destinés à faire connaître. Une Histoire de France qui suppose, je ne dis pas pour être jugée, mais pour être entendue, un lecteur très solidement instruit sur le sujet, doit porter un autre nom recueil de vignettes, d’impressions, d’odes, de rêveries, de caprices, de satires et de dithyrambes, sur diverses circonstances, très inégalement importantes, de l’Histoire de France. Il y a des historiens, d’intention impartiale, mais d’esprit systématique, prévenus de quelque conception transcendante sur la genèse et l’ordre nécessaire des événements historiques, qui lisent les textes avec des œillères. C’est d’une autre façon que Michelet frelate la vérité. Dépourvu de bon sens, il l’est heureusement d’une philosophie. C’est pourquoi, le plus faux des écrivains, il en est le moins ennuyeux. Dans les textes que cherche-t-il ? Uniquement l’étincelle électrique de la fantaisie et de l’émotion, autant dire les curiosités pittoresques, dramatiques, caricaturales, tout ce qui arrêterait également Alexandre Dumas et Eugène Süe, s’ils étaient archivistes. De Michelet à eux, la différence est dans le style, dans la violence et la finesse du frémissement nerveux. C’est un amuseur qui se croit un prophète et qui en éprouve les secousses. L’inaptitude profonde de cet esprit à réfléchir les rapports n’a d’égale que sa faculté d’être subjugué par les particularités. L’histoire est essentiellement une analyse et une synthèse de rapports. Elle est explicative, ou elle n’est pas. Michelet le sent confusément et il voudrait bien s’égaler au genre. De là ce fréquent bégaiement sibyllin par lequel il semble en dire plus qu’il n’en dit, ce halètement qui donne l’illusion d’une pensée trop pleine. Ses ouvrages grimacent d’une perpétuelle torture pour donner le change sur la signification, la portée, la valeur des matières mal choisies qui les composent. L’analyse d’une situation politique, d’un état social ou moral, d’un système administratif, religieux, intellectuel le trouve tout à fait dénué de moyens. Il s’en remet à une image de nous faire entendre les généralités qu’il ne débrouille pas. Inversement, quand il s’abandonne un peu longuement à une sensation, il croit planer sur les sommets de la réflexion.
B. Nature de son intelligence
Tel est l’aspect de l’Histoire de Michelet. En précisant ces assertions par des preuves, nous pénétrerons dans la nature intime de cet esprit. Point n’est besoin de prendre Michelet sur tels excès, telles intempérances de pensée ou de plume. Etant incapable de mesure, il l’est d’excès. Je choisirai des exemples plutôt modérés de sa manière normale, de son procédé constant.
Je cherche au hasard, dans la table des matières de son Histoire de France, le sujet de quelque exposé d’ensemble. Le sommaire du chapitre Ier du livre VII m’annonce un « Etat général de l’Europe » en 1380. L’Italie sous ses belles formes était déjà faible et malade.
Ici les tyrans, successeurs des Gibelins ; là les villes guelfes, autres tyrans, qui avaient absorbé toute vie. Naples était ce qu’elle est, mêlée d’éléments divers, une grosse tête sans corps. L’Allemagne ne valait pas mieux. Elle se dégageait à grand peine de son ancien état de hiérarchie féodale, sans attendre encore son nouvel état de fédération. Elle tournait, cette grande Allemagne, vacillante et lourdement ivre, comme son empereur Wenceslas… Cette orgueilleuse Angleterre avait alors une terrible fièvre. Le roi, les barons et leur homme Wicleff, avaient lâché le peuple contre l’Eglise. Mais le dogue, une fois lancé, se retournait contre les barons. Dans ce péril, tout ce qui avait autorité ou propriété, roi, évoques, barons, se serrèrent et firent corps196.
L’incapacité de soutenir l’expression propre l’espace d’une demi-phrase est flagrante ici. Il n’y a pas de signe plus certain de l’inconsistance et de l’à peu près dans l’idée. Que « les villes guelfes « aient absorbé toute vie » que « le roi, les barons » aient « lâché le peuple contre l’Eglise », ce sont là des mots, et il faudra que je cherche ailleurs les faits positifs dont ces mots rapportent l’impression obscure et déformée. L’auteur, ayant tant fait que de nous annoncer un tableau de la politique européenne, retournait tristement ce téméraire projet, quand le jeu de l’association des idées emplissant soudain son cerveau des visions d’une belle femme malade, d’une grosse tête sans corps, d’un ivrogne qui titube, de la fièvre, d’une meute aboyante, de gens serrés les uns contre les autres (tout cela en moins de trente lignes) l’a tiré d’embarras.
L’état des esprits au XVe siècle
Le découragement, le désespoir du bien, l’ennui et le mal du cœur. Il semble que le jour ait baissé ; le temps n’est pas noir, mais gris. Un monotone brouillard décore la création. Que l’infatigable cloche sonne aux heures accoutumées, l’on bâille qu’un chant nasillard continue dans le vieux latin, l’on bâille ; tout est prévu ; on n’espère rien de ce monde. Les choses reviendront les mêmes. L’ennui certain de demain fait bâiller dès aujourd’hui du cerveau à l’estomac, de l’estomac à la bouche, l’automatique et fatale convulsion va distendant les mâchoires sans fin ni remède197.
La poétique de Ronsard
Cet homme cloué là, se rongeant les ongles, le nez sur ses livres latins, arrachant des griffes et des dents des lambeaux de l’antiquité, poursuivant la muse de son brutal amour. Gentilhomme et soldat, il n’était pas fait pour attendre, ménager son caprice ; de haute lutte, il la violait. Il frappait comme un sourd sur la pauvre langue française198.
Pourquoi la Renaissance n’eut pas lieu au xiie siècle ?
La Renaissance s’était présentée au xiie siècle comme la sibylle à cet ancien roi de Rome, les mains toutes pleines d’avenir, chargées des livres du destin. Il hésite… Puis ce moment solennel étant passé et manqué, les voies de la Renaissance deviennent obliques ; elle ne s’achemine au but que par des circuits immenses, bien plus, par des tâtonnements, des impasses ou elle se heurte. L’esprit humain fourvoyé, las de ces ambages infinis, s’asseoit plus d’une fois aux pierres du chemin, et, là, comme un enfant qui pleure, ne veut plus écouter personne, ni marcher, ni avancer, sinon peut-être à reculons pour faire en arrière des pas rétrogrades qui doubleront sa fatigue et l’éloigneront du but199.
Presque tous les critiques signalent l’« abus » de l’image et du détail matériel chez Michelet. Le mot n’est pas juste. Quand il ne matérialise pas, il ne pense pas. La sensation fait, non pas toute, mais (ce qui est pis) presque toute la substance de sa pensée.
« Dès qu’une idée cesse de se manifester à lui sous une forme sensible, dit un de ses plus bienveillants critiques, elle lui échappe, et il s’épuise en efforts infinis pour la conquérir. En vain il l’appelle dans des phrases pleines d’une émotion quasi mystique, en vain il la poursuit de ses désirs ardents et t’interpelle presque avec des larmes, elle refuse de se laisser saisir200. » Finalement il se rabat sur l’image et la métaphore, les prolongeant, les raffinant pour y faire rentrer les lambeaux de pensée qu’il n’est pas parvenu à rassembler. On le loue d’être un « voyant ». C’est lui faire tort. Tous les sens physiques, et non le moins, celui que les psychologues appellent, je crois, « interne » ou peut-être « viscéral », versent un torrent d’impressions sur sa plume. Quand il a ajouté à ses embryons d’idées, couleur, chaleur et odeur, il les prend ingénument pour des produits de l’intelligence. Les ensembles historiques, les grands mouvements de faits ou d’idées, Moyen Age, Croisades, Scolastique, Renaissance, Réforme, Science moderne, lui apparaissent comme des figures matérielles, dans une certaine posture, une certaine action.
Il individualise le général et l’abstrait et il les individualise physiquement. Faute de quoi il ne discerne plus rien et ne saurait parler. C’est le procédé intellectuel du primitif.
Rien n’est donc plus faux que la louange qui lui est si communément décernée de faire vivre la physionomie ou le « génie » des époques, l’« âme » des siècles. Mais à défaut de ces synthèses méditées, nourries de faits, Michelet nous en propose-t-il du moins d’imaginaires ? Vérité à part, à ne demander que des évocations amples et vivantes, fidèles ou non au modèle, peint-il, comme on le répète, la fresque ou le grand tableau ? Il me frappe au contraire comme illustrateur, souvent même comme prodigieux miniaturiste. C’est une erreur assez forte de confondre la rapidité vertigineuse avec laquelle il jette image sur image, pochade sur pochade, avec l’enchaînement délibéré qui subordonne les parties à un effet général. « Quand on vient de lire ses quatre volumes sur le XVIe siècle, dit Emile Montégut, on est rempli d’impressions laissées par le spectacle des événements. On a assisté à la représentation en quelque sorte de l’époque, on en revient comme d’un voyage, d’une longue excursion, plein de souvenirs, d’éblouissements, d’anecdotes curieuses. On a vu les fêtes de Borgia, le martyre de Savonarole, la cour de Fontainebleau, le sombre intérieur de l’Escurial, les voûtes de la Chapelle Sixtine et l’atelier d’Albert Dürer et cependant on n’a aucune idée générale et bien précise sur le XVIe siècle201. » Détails, particularités, curiosités petites histoires dans ces limites, tout le génie qu’on voudra.
C. Sa sensibilité
Vide de la matière de l’Histoire, l’Histoire de Michelet n’en donne pas moins à des lecteurs sans défense contre ses maléfices l’illusion d’avoir appris le passé. La passion avec laquelle l’auteur s’identifie à tout ce dont il parle, une intensité inouïe de mimique personnelle, y jettent une animation aussi désordonnée qu’irrésistible. Il y a des écrivains qui entraînent par la logique ou par l’onde de l’éloquence. Celui-ci frappe l’attention en renouvelant sans cesse et en violentant la sensation. Il caractérise à merveille sa manière, quand il nous dit « avoir essayé de reproduire dans son livre cette danse galvanique que les morts menaient autour de lui202. » Oui, danse galvanique, danse macabre, ces mots conviennent bien à la figure que prennent dans son imagination quatorze siècles d’histoire nationale. On croit avoir lu une histoire de France, on en a lu le songe. C’est un malheur. En voici un pire. Cette confusion du songe avec la réalité dans la représentation du passé dispose à une confusion pareille dans les idées que l’on peut se faire sur le présent. Un rhéteur sentimental et pittoresque qui accoutume ses lecteurs à des notions tout imaginatives et fantastiques, je ne dis pas sans vérité, mais sans substance, sur les régimes de la France d’autrefois, les prépare à adopter sans malaise à l’égard de la France de demain les vœux impossibles d’un chimérique idéalisme. L’Histoire de Michelet, vision, fait des visionnaires. Elle est la propédeutique du fanatisme.
S’il tire un si brillant parti de son impuissance mentale, c’est qu’elle a pour complices les préférences de son cœur. Comme celui de Chateaubriand, mais sans la même grandeur altière, avec je ne sais quelle petitesse gémissante au contraire, ce cœur fait ses délices de la mort, les ruines l’enivrent. « Voulez-vous bien savoir pourquoi j’étais si tendre pour ces dieux ? C’est qu’ils meurent203. » L’inaptitude intellectuelle de Michelet à embrasser les vastes et profondes corrélations qui soutiennent l’ordre d’une société, son talent d’animer démesurément les détails s’accordent avec la volupté passionnée qu’il trouve à étaler la décomposition. De là l’invariable couleur de maladie et de désespoir que sa « magie donne à toutes les parties de l’histoire nationale jusqu’à la Révolution. (Nous verrons que la santé elle-même, là où il croit, à tort ou à raison, la rencontrer, c’est-à-dire dans la Révolution et la Réforme, il la peint sous des couleurs de cadavre). Un songe, ai-je dit, c’est mauvais songe qu’il faut dire. Il semble que pendant les longs siècles où la France s’est faite, la condition des hommes ait été dépourvue de tout soutien politique et social, qu’il n’y ait eu que des forts aux prises avec des faibles, nul ordre, nulle sécurité du lendemain. Imaginez que dans cinq cents ans un nouveau Michelet, apercevant peut-être l’époque contemporaine à travers les nécessites apologétiques d’un nouveau 1793, définisse l’économie de notre système fiscal dans cette anecdote ou cette vignette une pauvre famille aux genoux de l’huissier féroce.
Voilà trop fréquemment pour ne pas dire constamment la méthode de Michelet. L’ordre féodal, tant admiré de Comte et que le sage et profond Cournotbn proclame, par rapport aux circonstances du temps, une merveille politique, ne nous apparaît que sous l’espèce de paysans battus et pillés, levant les mains au ciel, et de femmes violées par le seigneur.
Dans le tome troisième je n’étais pas en garde, ne m’attendais à rien, quand la figure de Jacques, dressée sur le sillon, me barra le chemin ; figure monstrueuse et terrible. Une contraction du cœur convulsive eut lieu en moi. Grand Dieu ! c’est là mon père ? L’homme du moyen âge ?
Oui… Voilà comme on m’a fait ! Voilà mille ans de douleurs !204.
Toutes les époques invariablement, les plus fortunées comme les plus malheureuses, les moins fécondes comme celles qui ont légué à l’avenir les acquisitions politiques les plus durables et les plus tutélaires fondations sociales, il n’en relève que les éléments périssables, il les résume dans leurs misères. Les siècles de la France semblent uns série de morts, sans qu’on voie d’où chacun d’eux tirait la vie nécessaire pour mourir. Un tour prophétique donne à ces vagues généralisations funèbres un faux air de profondes intuitions.
La face du monde était sombre à la fin du XIIe siècle.
C’était un moment solennel d’une tristesse infinie205.
Au commencement du XVe :
Raimond Lulle pleura aux pieds de son Arbor qui finit la scolastique. Pétrarque pleura la poésie. Les grands mystiques d’alors avaient de même le sentiment de la fin. Le XIVe siècle voit passer ces derniers génies ; chacun d’eux se tait, s’en va éteignant sa lumière ; il se fait d’épaisses ténèbres206.
De quoi donc ces affligés conduisent-ils le deuil ? Du Moyen Age ? Mais le Moyen Age lui-même, c’est-à-dire les sept à huit siècles précédents, n’avait fait que pleurer ; l’auteur nous l’a « représenté au vrai dans son aspiration, la tristesse profonde, la rêverie qui le retient devant l’Eglise, pleurant sous sa niche de pierre, soupirant, attendant ce qui ne vient jamais ». Au XVIe siècle, avec la Renaissance et la Réforme la « joie » s’empare du monde. (Réservons l’examen de cette « joie ».) Mais l’éclaircie fut courte.
Première moitié du XVIIe siècle, l’époque de Corneille, de Pascal, de la Fronde.
L’impuissance est le trait marqué de l’époque. Chacun sent nettement que quelque chose meurt et on ne sent pas ce qui vient. Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé l’autre, Shakespeare et Cervantès, ont une impression fort nette de ces pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien207.
Deuxième moitié du XVIe siècle :
Louis XIV enterre un monde. Comme son palais de Versailles il regarde le couchant. Les vrais génies d’alors même en naissant, ne sont pas jeunes, et quoi qu’ils fassent ils souffrent de l’impuissance générale. La tristesse est partout, dans les monuments, dans les caractères ; âpre dans Pascal, dans Colbert, suave en Mme Henriette, en La Fontaine, Racine, Fénelon. La sécurité triomphale qu’affiche Bossuet n’empêche pas le siècle de sentir qu’il a usé ses forces dans les questions surannées. Tous ont affirmé fort et ferme, mais un peu plus qu’ils ne croyaient. Ils ont tâché de croire et y sont parvenus, à la rigueur, non sans fatigue208.
Ailleurs ce même temps le frappe par sa « fluctuation morale ».
La fluctuation morale d’un siècle intermédiaire qui nage entre deux âmes, l’ancienne et la nouvelle, tient l’homme ennuyé, affadi. Il ne tient pas à se perpétuer209.
Tristesse, langueur, fatigue d’être, gémissement sur soi-même, dépérissement intellectuel et moral, besoin de la délivrance suprême, tels sont les aspects sous lesquels les temps de la plus grande énergie créatrice se reflètent dans cette histoire pour la « résurrection » de laquelle Michelet nous dit avoir interrogé principalement son « cœur ».
Ce frénétique entêtement à représenter tout en mal de mourir, se double très naturellement d’une animadversion sombre et subtile pour les hommes d’action, pour la puissance de l’intelligence et de la volonté. Quand Michelet rencontre un grand organisateur politique ou religieux, un grand capitaine, il en fait une sorte de monstre.
Les effets les plus certains des sages combinaisons de l’esprit, de la persévérance avisée, de l’héroïsme professionnel ou de la vertu lucide, il trouve moyen de les expliquer par une espèce de démonisme, d’inconscient, par l’empire de la manie, quand ce n’est pas par le miracle de quelque énorme défaut qui se trouve par son énormité même agir comme une qualité. Il ne souffre pas que les grands hommes ni les hommes simplement consciencieux, qui ont une marque de grande fermeté et de dévouement à l’ordre, conservent figure humaine.
Que l’auteur ou le collaborateur d’une illustre œuvre historique ait montré dans son caractère privé quelque bizarrerie, quelque lacune, quelque excès, la verrue morale (au besoin, physique) devient le tout de l’homme et la clé de l’œuvre elle-même. Et s’il n’y a pas de verrue célèbre, Michelet en cherche la trace chez les plus tristes détracteurs ; s’il le faut, il t’invente.
Louis XI
Ce génie inquiet reçut en naissant tous les instincts modernes (?), bons et mauvais, mais par-dessus tout l’impatience de détruire, le mépris du passé210.
Charles-Quint
Jeanne la Folle, produit infortuné du mariage forcé des peuples espagnols, de la chevaleresque Isabelle de Castille, du vieux marane avare, Ferdinand d’Aragon, consomme en un enfant l’accord des trois folies, des trois discordes. Ce chaos d’éléments divers s’incarne en Charles-Quint. J’ai pitié de la tête qui doit contenir tout ceci. Tête flamande heureusement, où tout arrive calmé, pâli, demi-éteint211.
Tête d’un scribe qui vécut dans une écritoire, dans l’agitation féminine de la diplomatie. Malade et tremblant de la fièvre ou noué par la goutte, il n’en ira pas moins traînant ses os d’un pôle à l’autre, inquiétant la terre entière de son inquiétude212.
Richelieu
Vingt diables hantaient cette âme inquiète (toujours l’inquiétude !) comme un grand logis ravagé, la guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage d’écrire, de faire des vers, des tragédies ! Quelle tragédie plus sombre que sa jeunesse même ! Auprès, Macbeth est gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures l’eussent étranglé, s’il n’eut, comme Hamlet, massacré ses tapisseries à coup de poignard. Le plus souvent, il ravalait le fiel et la fureur, couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique. L’impuissance, la passion rentrée, s’en prenaient à son corps le fer rouge lui brûlait ventre, lui exaspérait la vessie et il était près de la mort213.
Sa collaboration avec le roi « un curieux mélange de deux malades. » Michelet reconnaît le bon sens et le bon jugement de Louis XIV, mais comme un résultat assez inattendu du culte du moi », de l’« orgueil » et de l’« ignorance ».
Il croyait Dieu en lui. L’orgueil le conserva dans sa forte médiocrité. Il avait encore une bonne chose pour rester ferme dans sa divinité, une grande ignorance214.
Incapable par l’inorganisation de son propre esprit et par la déliquescence de son propre cœur, de se représenter la vigueur intellectuelle et morale, enclin à en confondre les plus authentiques apparences avec la face du crime, il n’est pas surprenant qu’il guette partout la folie et la trouve où jusqu’à lui on ne l’avait jamais soupçonnée.
Sainte-Beuve observe quelque part que chaque écrivain a son mot favori où se marque sa prédilection intime. Permanent est le mot de Senancour, funèbre celui de Chateaubriand, Mme de Staël aime beaucoup penseur ; Lamartine dit volontiers des âmes comme des corps, imbibé ; imbibé de rayons, imbibé de soleil. Sot, idiot, fou, furieux, voilà les termes que l’imagination de Michelet propose le plus fréquemment à sa plume. On les trouve, du moins dans la seconde partie de son Histoire de France, à toutes pages, et souvent plusieurs fois par page. Non seulement il les applique à des individus, mais souvent ils lui servent à caractériser un âge du monde.
L’antiquité, dans l’esclave et le maître, eut le stupide et l’insensé. Le moyen âge monastique eut un monde d’idiots. Mais le [sot est une création essentiellement moderne215.
Le cardinal de Berulle, fondateur de l’Oratoire, est un sot (il est vrai que dans un autre passage Michelet le dit « intelligent ») ; Anne d’Autriche est une sotte ; Biron un sot et un imbécile ; les ligueurs furent des idiots ; Charles IX est fou ; Henri III, fou Philippe II, fou ; Joyeuse, fou, fou, le P. Garasse ; Campanella, un fou de génie ; le duc de Lorraine, un fou brillant ; Gaston et Montmorency, deux pitoyables fous 216 bo. Rabelais un fou sublime. La folie de Charles VI a été pour Michelet une bonne fortune inouïe. La présence de cette folie décuple sa verve dans le récit des événements contemporains ; ils sont tous entraînés dans son rythme.
Voilà donc la papauté, l’empire, la royauté, aux prises et s’injuriant l’empereur ivre, le roi idiot, prennent le pouvoir spirituel, suspendant le pape, tandis que le pape saisit les armes temporelles et endosse la cuirasse. Les dieux humains délirent, défendent qu’on leur obéisse et se proclament fols…217.
Il adore les diableries et la sorcellerie, cette « création du désespoir ». Je voudrais faire le compte du nombre de pages que ces sujets et les explications qu’il en tire tiennent dans son Histoire. Aussi bien n’est-elle pas un sabbat ? Que ce « penseur moderne » crût aux sorcières, je ne le dis point, bien qu’il eût des croyances autrement insensées. Mais ceci est certain autant il se montre impuissant à comprendre l’équilibre d’une bonne tête, autant il excelle à évoquer, à vivre les états d’âmes générateurs de la terreur superstitieuse et de l’hallucination mystique. Il y est comme chez lui. Il expédie en quelques lignes dédaigneuses saint Bernard, saint Thomas, les plus forts constructeurs de la dogmatique chrétienne il se gausse de la scolastique, cette « gymnastique du néant ».
Mais les exagérations, les perversions, les caricatures les plus aveugles, parfois les plus abjectes, de la pensée chrétienne, le trouvent plein d’un respectueux effroi.
Vainement a-t-il entrevu un jour et exprimé avec une précision qui ne lui est pas coutumière, que « la doctrine catholique lui semble, sinon plus logique, au moins plus judicieuse, plus féconde et plus complète que celle d’aucune des sectes qui se sont élevées contre elle218 », ce qui est la vérité, même pour le philosophe étranger au christianisme et simplement attentif à l’intérêt de la civilisation. A peu près dans le même temps où il traçait ces lignes, il reprochait à Innocent III d’avoir combattu dans les tristes folies albigeoises « la demande de l’esprit humain219 ». « Le Breton David de Dinan, enseignant que tout chrétien est matériellement un membre du Christ », lui paraît exprimer « sous quelque rapport l’idée de Lessing sur l’éducation du genre humain220. » L’Évangile éternel de Joachim de Florebp est à ses yeux le monument qui domine tout le moyen âge. Ces formes matérialisées, bégayantes ou dissolues, ces dégradations intellectuelles, sinon morales, de la foi, obtiennent de lui autant de sympathie et de pénétration qu’il a d’humeur contre cette théologie solide dont les clairs et vastes enchaînements font, même pour le non-croyant, la joie de la raison. Il s’y égale pleinement, il les honore de mille beaux noms, comme « christianisme du libre esprit ». Il se délecte dans les limbes, les balbutiements, les incohérents phantasmes d’une pensée possédée par les sens et angoissée par l’invisible, et il y salue l’aube de la raison, de la science.
Il rôde dans les sentiers ténébreux et sur tous les terrains louches de l’histoire et croit suivre la grande route de l’humanité supérieure.
Avec une intention de louange à laquelle je n’adhère pas, mais avec une singulière finesse aussi, Henri Heine définit admirablement le penchant de l’imagination historique de Michelet et le contenu spécial de l’œuvre où ce penchant se donne carrière :
Mon grand maître Hegel me disait un jour : « Si l’on avait mis sur le papier les rêves que les hommes ont rêvés pendant une période déterminée, de la lecture de cette collection de rêves se lèverait une image tout à fait juste de l’esprit de cette période. » L’Histoire de France de Michelet est ce recueil de rêves, c’est tout le moyen âge rêveur qui vous regarde de ses yeux profonds, douloureux, avec son sourire de spectre, et l’on est presque enrayé par la criante vérité de la couleur et des formes. En fait, pour la peinture de cette époque somnambule, il fallait précisément un historien somnambule comme Michelet221.
Oui, voilà bien la plus habituelle des impressions qui se dégagent du « Moyen Age » de Micheletbq. Mais il y a cercle vicieux à la qualifier de vérité, à conclure de la seule vivacité étrange et hagarde du portrait, sa ressemblance au modèle. Le Moyen Age « rêve », « pleure », le Moyen Age « somnambule », quel sens raisonnable ces expressions offrent-elles ? Ce temps a eu ses rêveurs, ses cerveaux possédés de nostalgies, de visions et d’espérances vaines, ses malades intellectuels. C’est une espèce immortelle. Il les a eus, admettons-le, en beaucoup plus grand nombre que d’autres temps, mais non par exemple que le XIXe siècle.
C’est là un chapitre de l’histoire, mais non pas un chapitre central. Car ce ne sont pas les rêveurs qui font l’histoire, ni qui pèsent d’un grand poids sur les événements. Le rêve est passif et inactif, il est la négation de l’énergie. Les événements surprennent toujours l’esprit qui en fait son habitude, ils l’irritent et l’aigrissent souvent, parce qu’ils brisent le rythme de sa paresse. Us se prolongent en rayons obliques dans son imagination, longtemps après qu’ils sont expirés. La nature, la vie, la lutte humaine ne se dessinent qu’en une image amaigrie et fantastique dans cette âme voluptueuse, solitaire, hyperesthésiée, qui de sa débilité fait orgueil. Ce qu’écrit Michelet, ce n’est pas l’histoire, mais la manière maladive et superflue dont elle s’est reflétée dans les cerveaux erratiques et gâtés des époques.
Délire d’infatuation naïve ! Michelet prend Michelet pour le démiurge du genre humain Il n’entre pas dans les événements. Il les déforme en symboles de ses troubles émotions. Il n’entre pas dans la chair des personnages historiques. Ceci n’est pas nécessaire pour être bon historien, mais demande en tout cas, la force d’un Shakespeare, d’un Balzac. Il fait d’eux autant de Michelet. A-t-il affaire à un génie dont l’œuvre ne lui est pas sympathique, mais dont la trempe serait difficile à méconnaître, les facultés peu commodes à ravaler, il lui prête, selon le procédé des brochures dévotes, le remords final, une pensée suprême qui est du Michelet pur, et rachète tout le reste
Innocent III était mort trois mois avant le roi Jean aussi grand, aussi triomphant que l’ennemi de l’Eglise était abaissé. Et pourtant cette fin victorieuse avait été triste. Ce grand, ce terrible dominateur du monde et de la pensée, que lui manquait-il ? Rien qu’une chose, la chose immense, infinie, à quoi rien ne supplée son approbation, la foi en soi 222.
Jeanne d’Arc elle-même, qu’il a aimée, mais qui a eu le tort d’être trop docile à l’Eglise, il faut qu’elle ait douté au moment de mourir.
Il faudrait bien peu connaître la nature humaine pour douter qu’ainsi trompée dans son espoir, elle n’ait vacillé dans sa foi. A-t-elle dit le mot, c’est chose incertaine j’affirme qu’elle l’a pensé 223.
Telle est la complexion morale de Michelet, telle qu’elle s’accuse en traits violents dans une Histoire qui est au moins la sienne. Nous allons voir s’y ajouter une disposition très particulière dont l’effet sera, non pas précisément de changer, mais d’exaspérer sa manière.
D. La crise
L’Histoire de France de Michelet se divise en deux parties dont la composition correspond à deux époques très différentes de la vie de l’auteur. La première, des origines à la fin du règne de Louis XI, fut professée de 1833 à 1843 ; la publication s’étendit jusqu’en 1845 ; la seconde, qui va de la mort de Louis XI à la Révolution fut écrite de 1855 à 1868.
Dans l’intervalle (1847-1863), Michelet publia l’Histoire de la Révolution.
Ces deux parties d’un même ouvrage ne sont pas seulement séparées par le temps écoulé entre leurs compositions, elles le sont surtout par l’aventure psychologique advenue à l’auteur pendant ce temps, et qu’il faut élucider pour achever de comprendre sa nature d’abord, puis la nature et les destinées de son influence. Il contracta assez brusquement une passion qu’il faut bien, au degré où elle exista chez lui, appeler une fureur et qui lui avait été jusque-là fort étrangère : phobie du catholicisme personnifié dans les Jésuites, et fanatisme protestant. La première partie de sa carrière, celle où il a traduit Vico (1827), donné l’Introduction à l’Histoire universelle (1831), les Mémoires de Luther (1835), commencé ses travaux sur l’Histoire de France, s’est accomplie sous la Restauration et les débuts de la monarchie de Juillet. Une certaine nostalgie de la foi et, à défaut de ce regret précis, une exaltation pour l’art, le costume et les moeurs du moyen âge, qui implique nécessairement sympathie pour l’Eglise, font partie de l’humeur poétique de ce temps. Michelet s’imprégna pour sa part de ces manières de sentir c’est avec amour et piété qu’il déposait alors le vieux catholicisme au tombeau. Sa faiblesse pour le diable et les hérétiques était sans malice. Ne font-ils pas en quelque façon partie de l’Eglise ? Il appelait celle-ci sa « vieille mère ». En 1835, il l’honorait d’une déclaration dont j’ai cité quelques lignes et qui l’élève bien haut au-dessus de toutes les confessions chrétiennes.
Qui de nous, s’écriait-on, parmi les agitations du mouvement moderne, ou dans les captivités volontaires de l’étude, dans ses âpres et solitaires poursuites, qui de nous entend sans émotion le huit de ces belles fêtes chrétiennes, la voix touchante des cloches, et comme leur doux reproche maternel ?… Qui ne voit, sans les envier, ces fidèles qui sortent à flots de l’église, qui reviennent de la table divine rajeunis et renouvelés ?…
Assurément de tels soupirs ne traduisent, à défaut de croyance surnaturelle, aucune conviction méditée sur la valeur naturelle et humaine du catholicisme. Ce sont caprices du cœur qui peuvent céder la place à d’autres caprices. Les « cloches », la « vieille chanson », qui attendrissent aujourd’hui, froisseront peut-être les nerfs demain. Je n’entends pas accuser Michelet de contradiction. Il pense tout à fait en dehors de la sphère où la contradiction se produit. Je signale deux dispositions successives, un changement d’axe de sa sensibilité et le changement qui en résulta, dans sa manière de représenter le passé, dans la distribution de son amour et de sa haine aux divers éléments de la civilisation moderne.
L’occasion extérieure en est connue et se rattache à la lutte poursuivie depuis 1830 par le clergé contre l’Université. Survenue dans un moment d’accalmie relative de l’opinion, cette lutte atteignit dans les trois années suivantes un degré de violence extrême. Les catholiques avaient commencé par réclamer la liberté d’enseignement promise par la Charte. L’échec de cette tentative fit passer le clergé à l’offensive ; il accusa d’irréligion l’enseignement universitaire. L’Université officielle se défendit avec la modération qui lui convient sur le terrain même où elle était attaquée. Mais autour d’elle les libéraux passèrent à leur tour à l’attaque et en étendirent le front. Ce fut d’abord une campagne sur la vieille question des « cas de conscience » et l’immoralité de l’enseignement des séminaires cette campagne ayant avorté, « les Jésuites » devinrent brusquement la cible sur laquelle se concentra tout le feu, sans autre raison, au moins apparente, que celle qu’exprimait un jour Benjamin Constant, en ces termes : « On a vraiment bien tort de s’embarrasser pour l’opposition ; quand on n’a rien, eh bien, il reste les Jésuites je les sonne comme un valet de chambre, ils arrivent toujoursbr. » « Les défenseurs du monopole, disait Montalembert, faisaient ce qu’on fait dans une place assiégée ; ils faisaient une diversion habile, une sortie vigoureuse.bs » Diversion ou non, c’est exactement dans cette phase de la bataille qu’intervint Michelet avec Quinet. Les pamphlets qu’ils professèrent en 1843 au Collège de France dépassèrent en ardeur tout ce qui s’imprimait, et nous verrons Michelet dans ses prochains volumes de l’Histoire de France dépasser, au sujet de la Compagnie de Jésus, son pamphlet lui-même. Combien cette soudaine irruption surprit les deux camps, Henri Heine le fait sentir dans ces lignes empruntées à sa correspondance parisienne du moment.
Michelet marche maintenant contre le clergé comme le plus violent des combattants. Voilà un étonnant phénomène dont je n’aurais jamais rêvé, quand je lisais les précédents écrits de cet homme, écrits qui témoignent à chaque page de la plus profonde sympathie pour le Christianisme. Rude destinée pour un homme qui ne se sent chez lui que dans la forêt des fables romantiques, qui aime par dessus tout se bercer sur les mystiques vagues bleues du sentiment et répugne aux pensées qui ne portent pas le vêtement du symbole. Au Quartier latin, on plaisante sur sa perpétuelle recherche et découverte de sens symbolique et on l’appelle Monsieur Symbole224.
Avec raison Heine ajoute que « Jésuites est mis partout pour catholicisme. Michelet, de plus en plus, fit remonter au catholicisme lui-même le virus mortel — mortel pour les intelligences, les cœurs et les sociétés dont les maximes des Jésuites représentent le plus haut degré de concentration. Mais le contraste est d’autant plus frappant entre cette haine généralisée et l’affection ou du moins l’attendrissement manifesté pendant de longues années, tout récemment encore. D’autre part, la disproportion entre l’occasion et le résultat, ce déplacement de toute la pensée historique et philosophique advenu chez ce professeur du Collège de France sous l’impression d’un tumulte vulgaire, dans une sorte de vertige, voilà un document précieux pour l’histoire des mouvements de l’opinion au XIXe siècle. En même temps que Michelet, Eugène Süe mettait, à sa manière, les Jésuites en chantier. Le livre de Michelet est de 1843, le Juif Errantbt parut en 1844-1845.
Qu’on n’imagine pas que Michelet méprisât le catholicisme dans l’époque moderne, depuis Loyola, et continuât à l’aimer dans le moyen âge, ce qui aurait fondé quelque apparence d’accord avec lui-même. Nous allons voir tout à l’heure quelle dérision lui inspire son ancienne inclination pour les âges de foi populaire.
Sa campagne faite contre les Jésuites, Michelet commit ce paradoxe d’interrompre une œuvre énorme pour une autre œuvre énorme. Il abandonna beau milieu son Histoire de France et écrivit les dix volumes de l’Histoire de la Révolution. Il importe d’en savoir le motif. L’exacerbation continue de sa passion anticatholique pendant cette période qui vit suspendre d’abord (1843), puis interdire (1846) le cours de son ami Quinet, supprimer le sien (1848) ; s’accomplir le 2 décembre, la loi Falloux ; puis l’électricité dont révocation des journées et des figures révolutionnaires chargeait cette âme violente et frêle, vont achever d’affoler sa vision historique et de convulser son style. J’expliquerai à ma façon pourquoi Michelet en 1844 se jeta brusquement sur l’Histoire de la Révolution française. Je citerai l’explication qu’il donne lui-même de ce fait. Le lecteur choisira. Le premier volume de l’Histoire de la Révolution de Michelet a paru le 13 février 1847, le second le 20 novembre 1847. Le premier volume de l’Histoire de la Révolution de Louis Blanc avait paru le 6 février 1847, le second, le 31 octobre 1847. L’Histoire des Girondins de Lamartine parut complète du 20 mars au 12 juin 1847. Enfin Buchez et Roux donnèrent en cette même année 1847 la seconde édition de leur Histoire parlementaire de la Révolution française. Voilà mon explication. Les trois ouvrages eurent, celui de Lamartine par-dessus tous, un retentissement violent et assuré d’avance. Un commun courant les porta, que ces natures de lyriques et d’orateurs multiplièrent et échauffèrent, mais qu’ils avaient senti le plus puissant de l’heure présente. Les trois auteurs s’étaient mis à l’œuvre, pour ainsi dire, le même jour et ils furent prêts au même instant. Par des voies un peu différentes, mais par les mêmes moyens ils travaillaient au même but et parvenaient au même résultat, de créer dans les imaginations la religion révolutionnaire. Elle date d’eux ils l’ont faite ; elle n’a produit depuis aucun monument apologétique de cette importance. Resterait à expliquer l’origine de ce courant d’opinion et de passion publique. Il nous suffit de constater son existence d’ailleurs bien connue. Un savant, un bénédictin poursuit, loin du bruit, le travail commencé. Les poètes de la multitude courent au devant de ses vœux comme le soldat au canon. Voici comment Michelet rend compte de sa brusque résolution :
J’entrai par Louis XI aux siècles monarchiques. J’allais m’y engager quand un hasard me fit bien réfléchir. Un jour passant à Reims, je vis en grand détail la magnifique cathédrale, la splendide église du sacre. La corniche intérieure où l’on peut circuler dans l’église à 80 pieds de hauteur, la fait voir ravissante, de richesse fleurie, d’un alleluia permanent… Ressortant au dehors sur les voûtes dans la vue immense qui embrasse toute la Champagne, j’arrivai au dernier petit clocher, juste au dessus du chœur. Là un spectacle étrange, m’étonna fort. La ronde tour avait une guirlande de suppliciés. Tel a la corde au cou. Tel a perdu l’oreille. Les mutilés y sont plus tristes que les morts.
Combien ils ont raison ! Quel effrayant contraste ! Quoi ! l’église des fêtes, cette mariée, pour collier de noces, a pris ce lugubre ornement ! Ce pilori du peuple est placé au dessus de l’autel. Mais ses pleurs n’ont-ils pu, à travers les voûtes, tomber sur la tête des rois ! Onction redoutable de la Révolution, de la colère de Dieu « Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, si, d’abord, avant tout, je n’établis en moi-même et la foi du peuple. » Je m’adressai cela et, après Louis XI, j’écrivis la Révolution (1845-1853)225.
Le lecteur que cette explication satisfera peut lire l’œuvre historique de Michelet en toute sécurité. Car c’est ainsi qu’il écrit l’histoire.
Lorsqu’il aborda les trois derniers siècles de l’ancien régime, il venait donc de découvrir les abîmes horribles du Gesu et de passer dix ans dans le Saint des Saints. D’où changement de perspective sur toutes choses. Nous avons étudié sa manière fantastique. Suivons-le dans les créations de sa manière fanatique. Connaissons les prophètes et les Gentils, les bons et les méchants de ce messianisme.
E. Le fanatique
La femme la mieux pourvue des dons de son sexe trouve moins de bonnes raisons de détester ce qu’elle adorait la veille, qu’il ne s’en présente à l’esprit de Michelet pour flétrir les siècles d’histoire et les monuments humains auxquels il prodiguait naguère « un cœur immense, une tendresse infinie, des paroles filialesbu ».
La cathédrale gothique a payé cher les crimes des jésuites. Elle était une « œuvre d’Encelade… » créée par « le souffle de l’esprit… »
Ce souffle pénétrait d’une vie puissante et harmonieuse toutes les parties de ce grand corps, il suscitait d’un grain de sénevé la végétation du prodigieux arbre226… le miracle, c’est que cette végétation passionnée de l’esprit qui semblait devoir lancer au hasard le caprice de ses jets luxurieux, elle se développa dans une loi régulière. Elle dompta son exubérante fécondité au nombre, au rythme d’une géométrie savante ; la géométrie de l’art, le vrai et le beau se rencontrèrent227.
Hélas ! cette « géométrie de beauté n’est plus aujourd’hui qu’un « bâtiment ».
Tout ce bâtiment, vu de près communique au spectateur un sentiment de fatigue. Vous diriez d’un faible insecte, marchant, traînant après lui un cortège de membres grêles, qui blessés le feront choir. Naturellement maladive (la cathédrale) elle exige qu’on entretienne autour d’elle un peuple de médecins, ces villages de maçons établis au pied de ses édifices, vivant, engraissant là-dessus, eux et leurs nombreux enfants228.
« Génie profond…, larmes précieuses…, limpides légendes…, merveilleux poèmes, … merveilleux génie dramatique…, grand fleuve poétique », voilà ce qu’était hier le moyen âge. Et aujourd’hui :
Un état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel qui n’a d’argument en sa faveur que son extrême durée229.
A vrai dire, malgré ses longs siècles, il s’est plutôt donné l’air de vivre qu’il n’a vécu « Le néant fut fécond, créa ! »
Est-il noble de conspuer une ancienne piété, en somme d’anciennes parties de soi-même ? Dans un siècle aussi anarchique que le XIXe siècle, des consciences plus fermes que celle-ci ont eu rompre avec de grands objets d’illusion. C’est une cruelle aventure, on en, sort souvent brisé à jamais. Une âme digne se la pardonne à peine, le jour où, parvenue à attirer dans sa pensée nouvelle les éléments de vérité et de générosité contenus dans son erreur, elle s’est reprise elle-même, elle a refait sa vie. Le plus attristant des spectacles que Michelet offre à Michelet lui inspire au contraire fierté sans bornes, délirante allégresse.
Quand je rentrai (dans l’Histoire de France), que je me retournai, revis mon Moyen Age, cette mer superbe de sottises, une hilarité violente me prit, et au XVIe XVIIe siècle, je fis une terrible fête. Rabelais et Voltaire ont ri dans leurs tombeaux. Les dieux crevés, les rois pourris ont apparu sans voile… Prêtres et royalistes aboyèrent. Les doctrinaires s’efforçaient de sourire230).
La seule excuse de ces transports, c’est qu’aucune partie profonde, calme, de la personne n’est engagée dans l’une ni dans l’autre des attitudes successives de l’esprit et du sentiment, de telles natures cessant, pour ainsi dire, d’exister à la limite exacte où cesse l’agitation des éléments psychiques. Ces psychologues phénoménistes qui définissent le moi un « polypier d’imagesbv » et laissent trop dans l’ombre les forces mentales stables et continues d’où dépend l’unité, la cohésion et la puissance de la personnalité, semblent avoir eu pour modèle Michelet et ses pareils.
Il faudrait ajouter pour lui : « un polypier d’émotions ». Nous avons dit la saveur de mort de ces évocations pseudo-historiques au temps même où Michelet n’était aux yeux de tous qu’un innocent rêveur du passé, « Monsieur Symbole ». Dans la seconde partie de l’Histoire de France les imaginations plastiques, sentimentales, psychologiques, les facultés d’invention du poète, tout en gardant ce caractère et cette couleur morbides du tempérament, ne vont plus flotter sur les courants de la fantaisie, du rêve et de la curiosité elles se systématisent étroitement autour d’une haine maniaque, elles fonctionnent à son service. Il en résulte un véritable abaissement et pour le lecteur une impression qui serait tout le contraire de celle que produit la beauté morale, si d’ailleurs elle ne se tempérait des égards dus à une débilité exaspérée. Michelet, jusque-là trop individuel, par le devoir qu’if s’impose à présent et qu’il pratique sans une défaillance, de donner aux faits et aux personnages historiques l’aspect le plus glorieux pour sa secte et le plus infamant pour la secte ennemie, cesse de l’être assez. On peut se faire protestant pour des raisons élevées. Celles de Michelet ne le sont pas. Il idolâtre la Réforme comme instrument pour souffleter pendant trois siècles le catholicisme, les mœurs et les pratiques du catholicisme, les croyants du catholicisme, tout ce qui, sans appartenir à la croyance même, en porte la marque ou l’effluve.
Telle est la servitude acquise qui s’est ajoutée aux servitudes naturelles de cet esprit.
Humainement, politiquement, philosophiquement, religieusement, toutes les religions ne se valent pas. Mais c’est un mâle plaisir que de reconnaître l’héroïsme, l’énergie de l’âme, l’esprit de sacrifice chez les adversaires de la cause que l’on croit la bonne. Pour moi, fussé-je par croyance et par profession un apologiste du catholicisme, je n’admettrais pas un Plutarque français qui exclût du trésor de la France les sombres joyaux de la bravoure et de la fermeté huguenotes au XVIe siècle. Ni le courage n’est courage, ni la chevalerie chevalerie, ni la bonté bonté, ni le martyre martyre aux yeux du Michelet, quand il les rencontre sous la robe du Jésuite. On chercherait vainement, parmi le torrent d’insultes qu’il leur jette, non pas même une louange, mais un simple aveu de l’abnégation des individus, de leur foi, de leur dévouement jusqu’à la mort à ce qu’ils croient le service de Dieu.
La biographie des fondateurs de la Compagnie, des Loyola, des François-Xavierbw, laisse à l’homme le plus libre de jugement à l’égard de leur œuvre, une impression d’héroïsme mystique et militaire, de pureté juvénile. Chez Michelet, tout y excite le prurit de mépriser, de rapetisser, de salir. Loyola est un « Don Quichotte », mais « un Don Quichotte rusé » !
Il avait le nez fort bossu d’en haut, large, aplati par en bas, des yeux battus, déprimés à force de pleurer. Personne n’eut plus le don des larmes ; à chaque instant il pleurait par averses et à torrents. Ajoutez à ce portrait des paupières contractées et basses, pleines de rides et de plis, où logeaient, cachés à l’aise, la passion et le calcul, la force d’une idée fixe231
« M. Michelet s’amuse », dit quelque part Sainte-Beuve. S’amuse-t-il vraiment ? Il y a bien de la crispation dans ces jeux. Déshonorer une entreprise pseudo-religieuse, mais proprement satanique c’est toujours des Jésuites que je parle qui pour réussir eut toujours et partout à son service « la conjuration toute faite de la nature sensuelle, de l’intrigue passionnée, de la femme et du désir232 », voilà qui ne demande pas un grand effort cérébral. C’est un dessein plus compliqué que d’appliquer un traitement pareil à une grande civilisation, à une grande politique, à une grande littérature, épanouies sous l’empire du catholicisme et, ce qui est plus impardonnable encore, après l’échec du protestantisme en France. Si Michelet pouvait être embarrassé, le XVIIe siècle l’embarrasserait. Mais les nécessités de son apologétique trouvent ici à utiliser merveilleusement sa prédilection native pour le « cabinet secret » de l’Histoire. Son procédé général à l’égard de cette illustre époque consiste à en scruter les anecdotes honteuses, à inventer de ces anecdotes, tant qu’il peut, à éplucher les annales du crime, de la bestialité et de la stupidité humaines, à prendre langue chez tous les valets chassés, à fabriquer des renseignements d’alcôve, à colliger en un mot les sanies et à dire « Voilà ce temps si admiré ».
Les grands faits moraux de l’époque, plus importants qu’aucun fait politique, ils sont tous en trois mots sorcellerie, couvents, casuistique. Et ces trois mots n’en font qu’un ; ils signifient stérilité 233.
Par une théorie à lui et qu’il n’éclaircit pas suffisamment, Michelet identifie la casuistique et la sorcellerie, les rapportant l’une et l’autre au parti de ne pas faire d’enfants. Quant aux couvents, pour savoir ce qu’ils étaient alors, rapportons-nous en aux « Capucins » qui « juraient qu’en la Picardie seule (pays ou les filles sont faibles et le sang plus chaud qu’au Midi) la folie de l’amour mystique avait soixante mille professeurs234 ». Le concile de Trente les avait réformés, mais à sa manière ! Désormais :
Un seul homme y entrait chaque jour, et non seulement dans la maison, mais à volonté dans chaque cellule. Qu’en résulterait-il ? Les spéculatifs en feront un problème, non les hommes pratiques, non les médecins235.
Pas un acte politique important du règne de Louis XIII et de Louis XIV, dont l’explication ne soit cherchée ou partiellement ou totalement, dans des coucheries, des adultères, des sodomies, tout cela princier et catholique, bien entendu. Sur ces sujets Michelet est intarissable, et il les touche avec une sorte de délectation comparable à celle qui nous frappe si étrangement chez Zola, avec le même pédantisme clinico-psychologique d’autodidacte (oui ! malgré ses immenses lectures), disons aussi avec d’instinctives finesses, des pénétrations d’odorat, qui n’appartiennent pas à l’auteur de la Terre.
Cependant il est de plus de conséquence de peindre presque invariablement malades, ignominieux ou stupides, les représentants de l’autorité politique et spirituelle dans l’ancienne France que de problématiques Rougon-Macquart.
Outre cette pétition générale, qu’il ne peut s’être produit sous l’influence du catholicisme rien de grand, ni même d’honnête, Michelet s’ingénie pour adresser individuellement au juge criminel ou à l’aliéniste les hommes qui, même sans addition de rigueur personnelle, dans la manifestation de leur foi ou l’exercice de leur devoir, ont écrit, parlé ou agi contre la Réforme, en ont seulement déçu les espérances politiques. Que la majesté d’un nom populaire ou trop respecté lui conseille des précautions, son aventureuse psychologie lui fournit des moyens de rapetisser et de dégrader en douceur. Je recommande son portrait, d’Henri IV.
Un Protée… un mâle, un satyre… Indifférent à tout… qui pleurait d’amour, pleurait d’amitié, pleurait de pitié et n’en était pas plus sûr236… toujours capitaine, il avait chez lui son général et il prononçait au conseil les ordres de la chambre à coucher237.
Avait-il au moins des talents militaires ?
Il ne sut pas trop mener les armées, mais il les créait de son charme, de sa vivacité, de son regard.
Voilà les facultés d’un grand roi. — Bossuet gêne quelque peu Michelet.
Dans une Histoire qui donne la première place aux affaires religieuses, il occupe deux petites pages, et ces deux petites pages ne parlent que de Mlle de Mauléon qui fut effectivement l’amie de Bossuet. Amitié irréprochable, dit l’historien. « Ce grand homme qui remplit le siècle de son labeur immense, a merveilleusement ◀prouvé▶ qu’il vécut dans une sphère haute238. » N’importe ! nous n’aurons vu de lui que l’image où il est représenté avec Mlle de Mauléon. Et comme il est question ailleurs « du mortel combat de Bossuet et de Fénelon pour Madame de Maisonfort »239, « chercher la femme » devient la seule méthode critique applicable à ces illustres existences et à ces grandes controverses spirituelles. Dans la première partie de son Histoire de France Michelet inventait prodigieusement, mais dans le domaine psychologique. Il prêtait aux acteurs de l’histoire des pensées, des calculs, des raisonnements, des frissons d’âme qui donnent sa mesure plutôt que la leur. Voici que sous l’aiguillon de sa Muse exaspérée il invente des faits, et non des petits faits.
La date la plus sinistre, la plus sombre de toute l’histoire est pour moi l’an 1200, le 93 de l’Eglise.
Que s’est-il donc passé ? Les prêtres ont institué la confession, « terrorisme épouvantable ». Mais quelle trace, quel monument d’un tel événement ?
Malicieuse interrogation ! Vous ne savez que trop vous-mêmes comment vous avez fait en sorte qu’il n’y eût point de monument. Le monument c’est le désert, c’est la disparition subite du génie, de l’âme d’un peuple240.
Ceci est écrit au début du tome IX. Au début du tome XI, le même fait établi par la même preuve est reporté près de quatre cents ans plus tard. C’est Loyola qui a créé la confession241. Nous apprenons plus loin que dans je ne sais plus quel couvent « les dames supérieures confessaient ». On cite partout cet « abcès » : de François Ier et cette « fistule » de Louis XIV qui changèrent le cours de l’histoire européenne. Ces calembredaines ne sont pas plus fortes que cent autres. Déjà en 1680 — « avant la fistule » —
le roi n’ayant plus d’amusement de femmes devint plus âpre. Il mangea, but beaucoup. Circonstance grave qui explique sa violence, sa politique à outrance, ses actes provocants contre toute l’Europe, sa guerre au pape, sa guerre aux protestants242.
On pardonnerait à ces mille fables, d’être grotesques, si elles n’avaient un relent de vilenie.
Henri Il, voyant passer le cercueil de son frère qui précédait celui de son père, fit cette bravade parricide Voyez vous ce bélître il ouvre l’avant-garde de ma félicité243.
Michelet ne donne pas de référence. Et moi, « j’affirme » qu’il n’a lu cela nulle part. Et ce ne sont là que menus exemples de ce qu’il sème à présent à pleines mains.
Mensonges, dira-t-on ? MM. Pierre Janetbx et Georges Dumas repousseraient ce mot. Qu’un homme (et surtout une femme) débite ces torrents d’inventions avec violence, avec éclat, y mette une logique irritée, voilà un phénomène très familier à ces pathologistes de l’esprit. Ils savent qu’il y a là une manière de sincérité absolue. Ils ont éprouvé d’ailleurs combien la douche froide d’une négation où se sent une volonté a vite fait de précipiter de l’apogée de leur inspiration ces poètes de l’hystérie et les laisse incertains. La période d’invention effrénée de Michelet est précisément celle de sa plus longue solitude. Mais on peut dire que jamais cet esprit ne s’est exposé à la discussion. Pour discuter avec les autres, il faut être capable de discuter avec soi-même. Homme de lettres, professeur célèbre. Il jouissait des plus savantes conversations de Paris. Homme de bibliothèque, il lisait tout. Ces contacts multipliés l’excitaient sans l’instruire. Jamais une idée, un argument n’ont porté dans son intelligence leur contenu. Ce qu’il en reçoit, c’est je ne sais quelles impressions obliques, quelles semences de hasard, qui fécondées par les ténèbres engendrent des fantômes.
F. Sa religion
Jean-Jacques se croyait moraliste et législateur. Michelet se prend pour un bénédictin. Il trouve l’information Port Royal de Sainte-Beuve superficielle. Il a pour l’austérité de la science un culte jaloux. Il s’indigne qu’à Cologne, Koster (jésuite) enseignât Copernic « d’une manière instructive et agréable ». Il souligne ces derniers mots. Copernic agréable !
Enseignement bien imprudent d’ailleurs de la part de l’obscurantisme, si les, Jésuites « tellement ne sentaient en eux la puissance de mort et la faculté du faux que la vérité, s’ils l’enseignent, n’a plus ni force ni sens. »
Les renseignements qu’il fournit sur quelques-unes des grandes découvertes scientifiques modernes nous montrent ce que c’est qu’une science animée de la « puissance de vie » illuminée de la « faculté dm vrai », telle qu’il l’entend. « Au moment où Copernic donne au monde la révélation de la Terre. » Paracelse apporte une autre « révélation »244 :
le mariage de l’homme avec la Nature, leurs profondes amours et leur identité. Il hasarda, d’un instinct prophétique, le mot de la chimie moderne, le mot de Lavoisier : l’homme est une vapeur condensée qui retourne en vapeur. Ainsi monte sur ses trois assises la tour colossale de la Renaissance astronomique chimique, anatomique, par Copernic, Paracelse et Servet. Le bon et grand Rabelais, à ces génies tragiques, aux foudroyants théologiens… aux chimistes fougueux, aux furieux anatomistes (Fallope obtint des corps vivants245) ces effrayants médecins de l’âme et du corps, Rabelais, ne dit qu’un mot en souriant : « grâce pour l’homme ! »
A la façon dont Michelet célèbre ici des « héros » qui lui sont chers, on jugera que les transports de l’amour, de l’admiration et de l’enthousiasme l’éloignent plus encore de la vérité et de la convenance que les frémissements de la haine.
Son Luther, son Rabelais, les deux hommes qu’il a le plus célébrés, sont des grotesques. Par opposition au rétrécissement de l’âme catholique, il leur prête une exubérance de vie et de contentement si débordante que ses manifestations confinent à la folie ou à la stupidité. Ce n’est pas Luther, ni Rabelais, mais Fréderik Lemaître en jouant le rôle dans un drame romantique.
Luther, le premier des hommes depuis l’Antiquité, eut la joie et le rire héroïque246 !… sublime et bouffon musicien d’un divin Noël, amusant, colère et terrible, un David aristophanesque, entre Moïse et Rabelais. Non, plus que tout cela Le Peuple247.
Luther est un prophète qui rit, Rabelais un rieur lourd de prophétisme. Il a « la joie immense ». Lui aussi est un « bouffon sublime ». Figurez-vous sous les mêmes traits Molière et Voltaire et vous les avez enfin compris
La foule intelligente (qui n’est pas je pense « le Peuple ») n’avait vu en eux que l’esprit critique ils ont attendu jusqu’à nous leur révélation248.
On saisit ici le pieux procédé apologétique de Michelet. Il s’agit de montrer d’un côté le catholicisme mort et agent de mort, synthèse de toutes les stérilités, de l’autre, unanimement ennemies du catholicisme et procédant du même principe, conspirant dans le même sens, la Réforme, la Renaissance des arts et des lettres, les sciences de la nature.
Nous avons vu par quels moyens Michelet établit la première partie de sa thèse. ◀Prouver▶ l’identité d’objet et d’esprit de la Réforme et de la Renaissance, associer sous une même inspiration, dans un même dessein et une œuvre commune, le Vinci et Luther, Galilée et Calvin, Erasme et Melanchton, c’est marier les contradictoires. La Renaissance est un réveil de l’esprit gréco-latin et du paganisme non seulement dans la pensée philosophique et les penchants esthétiques, mais aussi dans les mœurs. La Réforme considérée dans ses données et son programme religieux (car elle a surtout triomphé comme fait politique) est une réduction rigoureuse du Christianisme à ses éléments hébraïques, une élimination intransigeante de tout ce que l’Eglise avait introduit de plastique et de profane dans le culte, de rationnel dans la dogmatique, de naturel dans la morale. Peut-on dire que la Renaissance soit anti-chrétienne ? Oui, si le christianisme, c’est le protestantisme. En somme l’Eglise l’a accueillie sympathiquement, comme une parente. D’elle à la Réforme il ne pouvait y avoir et il n’y a eu en somme que détestation au début, et depuis séparation, sans que les deux mouvements parvinssent jamais à se mêler et à former par leur union la substance d’une culture harmonique ou d’une intelligence non divisée contre soi-même.
Ces évidences historiques et logiques ne sont pas pour gêner Michelet. Sa phraséologie endiablée et un peu d’hégélianisme le tirent d’affaire. Il fait « rire » Luther, fait rire Rabelais, il rit du « rire divin » de Galilée. Quand Luther parut, il y eut « du ciel à la Terre [un] immense éclat de rire ». Déjà Ulrich de Hutten, « malgré le Pape et l’empereur qui ordonnent le silence, a, ébranle la terre de ce terrible éclat de rire249 ». — « Le signe décisif où le héros se reconnaît, c’est le rire. » Ne chicanons, pas Michelet sur ce que le plus pur de ses héros, Coligny, est « morose » et cette tristesse précisément signe de son héroïsme.
La Renaissance fut « joie », la Réforme aussi. Et c’est à l’enseigne du Rire et de la Joie qu’il fonde l’étrange raison sociale protestantisme-renaissance, biblisme paganisme, Genève-Athènes, Calvin-Pantagruel. Il ne manque pas d’y joindre, comme pressentiment des grands esprits, la Révolution et la Démocratie. Après avoir peint la « Joie » de Luther :
Voilà l’homme moderne et votre père à tous. Reconnaissez-le à ceci :
La joie est absurde au moyen âge, qui bâtit tant de choses vaines, qui, souvent architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux qu’apporte et remporte le vent. La joie est raisonnable au temps moderne dont la main sûre construit de vérités l’immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le calcul et la nature. La raison seule et la révolution et la science ont seules droit à la Joie 250.
Comme il faut qu’elle ait été la Renaissance, il faut également que la Reforme ait été la Démocratie. Le caractère aristocratique d’un part, qui, selon les excellentes expressions, du duc de Broglie, « recruta des alliés dans les débris de la féodalité expirante et compta un instant dans son camp la plus haute noblesse de France » a causé un instant de trouble à Michelet. Il trouve vite le biais :
Nobles épées, s’écrie-t-il, vous méritez d’être du peuple. L’historien doit faire pour vous ce qu’on faisait à Gènes, quand la noblesse était exclue des charges et qu’un noble rendait des services. Il avait la faveur d’être dégradé de la noblesse et montait au rang des plébéiens.
Je n’aurai pas cet irrespect de prendre le protestantisme pour le « gaudeamus igitur » qu’en fait son apôtre effréné. Aussi bien cette « joie est-elle le fait propre de Michelet et il la transporte à son idole. Or ce n’est pas une « grande » joie, encore moins une « forte » joie, mais une joie petite et concertée, cette joie que le « méchant » envie sur le visage du « bon ». C’est cela, et c’est autre chose ; la vieille chimère romantique du « bonheur », de la jouissance enivrée et sans mélange, le rêve d’une félicité qui serait comme un spasme prolongé de l’âme, le fol eudémonisme de Saint-Preux, d’Obermann, de Corinne. Cette chimère, ce rêve défaillant, Michelet les réalise en ses héros ; il se sert du nom retentissant et de la copieuse personnalité de Luther pour donner à ces déliquescences une marque d’énergie et de, gros entrain. Par là, ce poète féminin, brise, à la merci d’un vertige, ce suprême impulsif, se, promeut héros. Mais aussi comme ce « rire » sonne faux ! Jamais on n’en entendit de plus alarmant. Je ne dis pas que Michelet ne se trompe pas lui-même. Dans ses derniers ouvrages, un ton de délire épanoui est perpétuellement le sien. Cet ancien amateur de la mort et des larmes m’inquiète par son extatique optimisme, par l’illumination de son regard. Je signale à M. Alfred Binetby, spécialiste, je crois, de cette sorte d’observations, que Michelet n’écrit presque jamais le mot « joie » sans une typographie spéciale. Il le met en italiques.
Une analyse de la « religion » de Michelet serait incomplète, si on n’en notait la réaction sur la conception de la patrie. Michelet est le prophète de ce qu’on a appelé depuis « patriotisme conditionnel » et de ce que je nommerai franchement patriotisme de guerre civile. Le patriotisme de cet « historien national » a ce caractère d’exclure, soit rétrospectivement, soit actuellement, de la communauté française des catégories de Français, quand ce n’est pas la majorité de la nation. Qu’il ne manifeste pas de sévérité contre l’appel des réformés aux armes anglaises, je l’admettrais par la considération des temps, à la condition tout au moins qu’il n’accablât pas les catholiques et la Ligue, alliés de l’Espagne, des reproches qu’il épargne à Coligny. Mais il y a plus la Patrie pour lui, Michelet, c’est la Réforme :
« Bien entendu, s’écrie-t-il à propos de ces déplorables guerres, que la France veut dire ici un ensemble de peuples, et la grande école Genève, et ses colonies aux Pays-Bas, en Ecosse, en Angleterre, l’infiltration puritaine qui par dessous fit une autre Angleterre251. » Ce qui signifie, en bon français, que la France était constituée exclusivement par les protestants réfugiés au dehors, que les catholiques qui l’occupaient en majeure partie étaient donc l’étranger, et qu’enfin l’Angleterre puritaine étant plus France que la France méritait de régner sur notre territoire.
Dans le XVIIe siècle, il ne se contente pas d’admirer la Hollande ; il est patriote hollandais contre Louis XIV. Il salue « d’un cœur religieux… le sacré drapeau tricolore de la république de Hollande qui défendit le monde contre Philippe II, contre Louis XIV252.
En février 1848, voyant se déployer au vent de la Révolution le saint drapeau de l’Allemagne, il n’eut pas su dire s’il était français ou allemand. » C’est une assertion d’autrement de portée et qui, si elle est juste, porte atteinte dans l’intelligence et dans la conscience, au plus profond et plus raisonnable motif d’attachement à la patrie, que de contester à la France le sérieux de la famille. « La famille dans ces pays (Italie, Espagne, France, Irlande, Pologne) est rarement sérieuse. La maison n’y est pas fermée elle est ouverte aux quatre vents253. » La famille protestante est « la famille vraie ». Seule elle a « la tradition forte », seul le protestant a appris au foyer la vénération. Nous ne manquerons en rien au respect du aux familles protestantes respectables, non plus qu’au protestantisme lui-même, en observant que ces dithyrambes ne sont exactement que façons d’insulter. Cette insulte s’adresse à l’immense majorité des Français ; il serait plus honnête, quand on la pense, de se faire Suisse. Mais il convient d’ajouter, pour l’équité, que Michelet ne « pense » jamais ce qu’il dit.
Ne s’est-il pas imaginé, un jour, que l’âme de la France datait de lui, de Quinet, de Mickiewicz !
Quand trois amis, d’une parole émue et sincère, suscitèrent dans un temps d’abjection une étincelle morale, et dans un temps de discorde enseignèrent la grande amitié… mot sacré, antique par lequel l’instinct prophétique de nos pères avait désigné la patrie, était-ce en vain ? Etions-nous abusés ? Fut-ce une illusion, quand la flamme morale tombée sur cette foule ardente, nous revenait plus vive et plus profonde ? Quand les yeux répondaient des cœurs, quand l’éclair de tant de regards jurait que la Patrie était pour jamais fondée là254.
Cette foule ardente des fondateurs de la France en 1843 c’était, parmi les jeunes manifestants du Collège de France, la fraction sympathique.
G. Conclusion
Si ce monde de fantaisies et d’absurdités n’avait habité que le cerveau de Michelet, il serait superflu de le soumettre à la critique. Mais il s’est détaché de son père pour envahir le siècle. Il est bien peu d’esprits qui n’aient été infestés de quelques-uns de ses atomes, sans en savoir bien souvent l’origine. Beaucoup en ont fait leur pâture.
Il importe assez peu que l’Histoire de Michelet soit exclue, de consentement universel, de la science historique, si, sous divers prétextes, on compose une gloire, une popularité, une manière de sainteté, à un esprit qui a montré dans cette Histoire n’avoir aucune fibre saine, à un cœur que rien me gouvernait et qui ne s’enivrait de l’illusion de sa liberté que parce que ses servitudes étaient, des fureurs. Que Michelet soit toujours demeure incapable de soupçonner le danger de l’improbité intellectuelle, je veux bien en rendre responsable une époque, un milieu, qui ne proposait aucune discipline à ce délire de spontanéité contre lequel les seuls génies philosophiques savent constituer eux-mêmes leur défense.
Admettons qu’au XVIIe siècle il se fut appelé Fénelon. Supposition d’autant plus soutenable, que l’inspiration de son livre sur « le Prêtre », c’est une jalousie blessée des chuchotements réservés à l’oreille ecclésiastique. Il ne s’agit pas de l’incriminer, mais de le classer.
Pour bien écrire l’Histoire, il est indispensable de disposer de documents authentiques et complets. Mais c’est peu de chose, si l’on est dépourvu d’une philosophie raisonnable et si l’on a quelque chose de petit dans les passions et le caractère. On peut refaire l’Histoire de Michelet à froid, avec des « textes irréprochables ».
Impuissance à penser, égale à celle de Hugo, mais qui donne à mon goût, des effets l’infiniment plus intéressante, parce que nous avons affaire à une sensibilité d’un grain autrement délicat et secouée de bien autres crissons ; raffinement de la sensation, mais asservissement à la sensation, voilà l’esprit de Michelet.
Horreur de la réalité, horreur des intelligences énergiques et des volontés créatrices, manœuvre perpétuelle et qui peut aller à une incroyable mesquinerie et vilenie de femme, pour leur ôter le mérite des desseins qu’elles ont réalisés ; tendresse suspecte sans mesure et sans examen pour tout ce qui a fait figure de révolté, de dissident ou de vain rêveur transmutation des malades en grandes âmes prophétiques et des hommes supérieurs en fous et malades incapacité absolue, quand Michelet a des raisons de secte pour glorifier une figure véritablement grande, d’en faire seulement un être sain et normal, parce que la santé est chose complètement hors du cercle des représentations de cet apôtre moral exaltation et halètement continus de Sibylle dont la violence aurait encore plus de valeur, si Michelet ne se mimait lui-même et ne s’interdisait de rien dire avec calme, quand il n’est pas réellement en proie au démon ; inquiétude, brisures profondes, sous une affectation alarmante de « joie » et d’enthousiasme en un mot lyrisme auquel j’accorderai toutes les épithètes qu’on voudra pour exprimer l’intensité et la violence, à condition qu’il me soit permis d’ajouter « et petitesse » voilà l’âme qui se respire dans l’Histoire de Michelet.
Quant aux « causes » auxquelles il s’attacha d’un si furieux élan dans la seconde moitié de sa carrière, si l’état où tout ce qui sent le catholicisme le met, est bien propre à faire concevoir à un incrédule honnête homme une infinie considération pour l’Eglise, il serait injuste que la réputation du protestantisme eût à souffrir de cette apologétique spéciale. En tout cas, les hommes de bonne foi, capables de s’examiner eux-mêmes, devraient se rendre compte que dans les polémiques et guerres religieuses contemporaines, des théoriciens graves n’emploient souvent d’autres arguments que les mythes historiques et psychologiques fabriqués par cette « sorcière » de Michelet.
Chapitre VI.
La religion du progrès
En même temps que le dénigrement du passé civilisé, le Messianisme révolutionnaire imposait à ses sectateurs l’idolâtrie de l’Avenir ou Religion du Progrès. Etudions-le sous ce nouvel aspect. Nous serons obligés d’étendre cette étude un peu au-delà des confins propres du romantisme, parce que la Religion du Progrès, quoique commandée toujours par des passions bien proches de celles qui constituent l’âme romantique, n’est pas un fait exclusivement romantique. Elle a eu, dès le XVIIIe siècle et hors de la sphère propre d’influence de Rousseau, un prophète retentissant. De plus, elle repose, dans l’esprit du moins de beaucoup de ses adeptes, sur une réalité l’avancement prodigieux des sciences de la nature et généralement des connaissances positives dans les trois derniers siècles.
La Religion du Progrès, c’est la foi en la nécessité du Progrès, soit qu’avec Condorcet on le considère comme « indéfini », soit qu’avec les panthéistes allemands, Spencer, l’étrange Renan des Dialogues philosophiques, on lui assigne une apogée, un point de consommation qui se définit suivant les systèmes, a équilibre parfait de l’espèce avec son milieu », règne de la raison », « conscience absolue de l’univers. » La nature de cette nécessité est conçue de deux manières. Les uns l’attribuent à l’action immanente et mystérieuse d’une force universelle, sorte de Providence panthéistique, qui, par le développement même de sa nature, mène l’humanité, d’étape en étape, vers un suprême état d’épanouissement dans la perfection. Cette « nuée nous vient de la Germanie. Les autres (et ceux-ci méritent certes qu’on leur prête l’oreille) jugent que le Progrès dans une seule direction, dès lors qu’il y a des raisons certaines de croire que, dans cette direction, il ne s’arrêtera plus, entraîne nécessairement le progrès dans toutes les directions en d’autres termes, que le progrès des sciences (dénommées significativement, mais sophistiquement « la Science ») premièrement, ne s’arrêtera qu’à l’omniscience, du moins au sens expérimental et positif, deuxièmement, porte avec lui le perfectionnement de l’homme et de la société dans tous les sens. « La Science, a-t-on dit de ce point de vue, est la source principale, sinon unique, du progrès moral et matériel des sociétés d’à présentbz », ou encore « la Science a un domaine supérieur à celui du progrès matériel et plus vaste, le domaine du monde moral et socialca ».
Chez beaucoup de ses sectateurs la croyance au Progrès se nourrit à la fois de ces deux sortes d’inspiration : la panthéistique et la scientifique. Le « génie de l’Humanité », l’« Evolution éternelle », l’« effort du monde qui tend à se voir, à se connaître, à s’admirercb » (je n’invente pas ces expressions, la dernière est de Renan) servent de caution aux résultats paradisiaques attendus de « la Science ». Réciproquement, on montre l’action du Dieu prenant corps dans les dernières merveilles industrielles ou les dernières nouvelles des laboratoires.
Je me propose de relever les manifestations et attitudes les plus significatives de la Religion du Progrès à la fin du XVIIIe et dans le cours du XIXe siècle. Cette religion est moins une doctrine qu’un vertige de l’esprit. Mais ce vertige s’est propagé avec une telle force au XIXe siècle, qu’il est arrivé, même à un Renan, de penser sous son empire. La critique des idées a pour préface la critique des passions susceptibles d’affoler les idées.
D’autre part, nous ne pouvons nous contenter d’exprimer du dédain pour la croyance au Progrès nécessaire. Il importe d’autant plus de le justifier, que, si la Religion du Progrès, en tant que panthéistique, est vision pure, en tant que « scientifique », elle s’appuie sur l’événement le plus gros de conséquences de la civilisation moderne. Une utopie partie de la réalité peut s’égarer dans l’absurde elle n’est pas absurde complètement. Il faut tracer le plus exactement possible la frontière où l’absurdité commence. Il serait pitoyable de railler la confiance de certains hommes au Progrès total et universel par la seule vertu de la science, si l’on n’avait soi-même cherché une solution au problème suivant quelle répercussion, ce bien, le progrès, soit accompli, soit escompté, des sciences et de leurs applications, peut-il avoir sur le développement de tous les autres biens auxquels par nécessité ou par nature l’humanité est attachée ?
Chapitre VII.
Science et progrès
Ce singulier le Progrès, que notre époque est accoutumée à prononcer étourdiment, s’applique à l’ensemble de conditions le plus complexe. Il y a progrès spirituels et progrès matériels. Et dans chacun de ces deux ordres de progrès, il faut distinguer hauteur et étendue, ou, si l’on veut, qualité et quantité. Entendons par qualité, le degré de perfection des aptitudes intellectuelles, esthétiques et morales réalisé, dans une civilisation donnée, par l’élite des individus le degré de sécurité, de liberté, de stabilité, de puissance, atteint par les familles ou les groupes sociaux prépondérants. Entendons par étendue ou quantité, le degré de diffusion dans la multitude, des biens, soit spirituels (connaissances, moralité), soit matériels. Il est clair qu’aucun de ces éléments n’est à négliger dans l’évaluation du Progrès comme ensemble mais il faut en outre les considérer dans leurs dépendances réciproques, se demander si un progrès éblouissant dans tel genre n’est pas payé par un recul humiliant dans tel autre genre. Le calcul de tous ces rapports, de toutes ces réactions, s’impose à celui qui, souhaitant d’ailleurs de pouvoir prendre part aux célébrations enthousiastes du progrès scientifique, tient à ne le faire que dignement. Il y a sur ce sujet une première illusion si grossière qu’on hésite à la discuter c’est d’admirer dans la multiplication des connaissances positives, un prétendu perfectionnement de l’esprit humain. L’avancement des sciences se fait par une continuelle alternance et réaction réciproque de conquêtes expérimentales et de combinaisons intellectuelles ou hypothèses bornées et inspirées à la fois par les données de l’expérience, ces dernières ne dépendent, ni pour la perfection ni pour la facilité, de la masse de la science acquise, elles demandent ce que seule la nature donne la hardiesse intuitive, la force de raisonnement, le mystérieux enthousiasme d’un Galilée, d’un Newton, d’un Lavoisier. A supposer que les inventeurs de l’avenir subordonnent ces sciences à des conceptions, non pas annulant les leurs, qui ont fait leurs preuves, mais les enveloppant, en ce qu’elles s’appliqueront à une étendue beaucoup plus grande de faits, le mieux qu’on puisse augurer de ces conceptions futures, c’est qu’elles offrent par rapport à une matière scientifique élaborée par plusieurs siècles, la même adéquation de synthèse que nous admirons dans leurs aînées par rapport à des groupes de phénomènes encore soustraits à toute coordination scientifique. Comment cependant les Grecs, si leur intelligence égalait celle des modernes, se sont-ils mépris à fond sur le système du monde ? Faute de la lunette astronomique. Autant reprocher à Galilée d’avoir ignoré la machine à vapeur255.
En faisant perdre de vue la distinction de ce qui est grandeur intellectuelle et de ce qui est grandeur matérielle dans les monuments des sciences, la Religion du Progrès favorise une tendance mortelle au progrès scientifique lui-même. C’est celle qui consiste, non pas à exagérer l’importance scientifique des faits, qui ne saurait être exagérée, mais à rabaisser celle des idées, sans lesquelles les faits ne seraient qu’une poussière stérile. A une époque où l’abondance et la facilité des moyens matériels d’investigation en tous genres incitent de simples manœuvres à donner à des amoncellements difformes et prétentieux de détails documentaires un faux air de construction théorique, on ne trouvera que trop de gens disposés à déprécier ces hautes vues, ces initiatives souveraines de la pensée, qui ont pourtant été jusqu’ici une cause de la promotion des sciences non moins efficace que les moyens techniques, et qui dérivent de l’esprit philosophique. Le progrès scientifique dépendrait dès lors uniquement de la quantité et du temps, et il appartiendrait au premier « chercheur » venu d’y être, non pas seulement gâcheur de mortier, mais architecte. Cette sorte de démocratisme scientifique, impliqué dans le préjugé du Progrès nécessaire, accuse déjà, en ce qui concerne les sciences, sa secrète âme régressive. Quelles que soient les causes et quel que soit le rythme du progrès dans la connaissance de la nature physique, il est sans répercussion nécessaire et directe sur le perfectionnement des notions qui se rapportent au monde moral et à la création esthétique. Que cette connaissance soit demeurée lettre morte pendant deux mille ans, voilà qui parle peu en faveur de la loi de Progrès. Il n’y a aucune solidarité intrinsèque entre la justesse des principes physiques, chimiques ou biologiques passés dans le commun enseignement, et celle des idées politiques, historiques, morales ou esthétiques en cours.
Une haute perfection en ceux-là peut coïncider avec la confusion et l’obscurcissement de celles-ci. C’est ce qui arrivera précisément, si, de ce que les résultats atteints par les sciences de l’ordre matériel sont merveilleux, on conclut étrange sophisme 1 qu’ils sont applicables aux sciences de l’ordre humain. Qui ne voit avec quelle force le préjugé du Progrès nécessaire plaide en faveur de ce sophisme ! qui ne sait aussi quelles balourdises, quelles barbaries, quelles bévues engendrent l’application de la biologie à la politique, celle de la mécanique à la psychologie, ou celle de la zoologie à la critique littéraire ? Aucun des grands initiateurs scientifiques modernes n’a pourtant donné l’exemple de ces débauches. Le transformisme a été employé à toutes fins d’argumentation irréligieuse ou de démonstration sociologique. Mais Darwin n’en a rien conclu en dehors du problème de la transformation des espèces. Homme religieux avant d’avoir conçu l’attraction, Newton l’est demeuré après. Et si ces grands génies n’ont pas livré à la merci de théories magnifiques, mais spéciales, et qui sont à l’intelligence ce qu’un outil est à la main, l’axe de leurs convictions et sentiments sur toutes choses divines et humaines, n’admirons pas seulement qu’ils aient en bons logiciens et en sages observateurs respecté la différence de nature des objets et des questions ; apprécions aussi la haute retenue de leur cœur. Non seulement les sciences de la nature n’enseignent rien par elles-mêmes quant aux objets des sciences morales ; il y a plus : le perfectionnement et l’extension les plus extraordinaires des moyens d’investigation positive dans le champ des faits ressortissant des sciences morales, Histoire, Politique, Sociologie, Psychologie, Economique, Ethique, Esthétique, loin d’impliquer nécessairement un progrès de ces sciences, peuvent également coïncider avec leur abaissement et leur stérilité. Les « sources » de l’histoire peuvent affluer avec une abondance, être recueillies avec une habileté technique sans pareille, précisément dans une époque où les explications et systèmes historiques les plus vains et les plus déraisonnables, la plus puérile philosophie des évènements, séduisent la majorité des historiens et de leurs lecteurs les mieux informés. Mille, cent mille faits rigoureusement vrais n’enchaînent au vrai qu’un bon esprit. Et le même temps peut offrir d’infinies facilités pour les fouilles, les exhumations, les voyages, les explorations d’archives, et être très peu propice à la formation de bons esprits. Un bon esprit, c’est celui qui existe complètement sans son érudition celui qui, avant de composer des livres sur telle ou telle partie de la civilisation, a l’intelligence de la nature humaine et des réactions sociales élémentaires, je veux dire de celles que chacun, pour peu qu’il ait les yeux ouverts, a lieu d’observer par rapport à soi et autour de soi. Qu’entend-on à la vie du passé quand on n’entend pas les éléments de la vie ? Le XIXe siècle a littéralement été envahi d’informations sur toutes les manifestations de la vie de l’humanité dans le temps et dans l’espace, cependant que le Romantisme et la Révolution y faisaient triompher sur les questions qui touchent à la nature de l’homme, à l’ordre de la société, à la morale, à l’art, à la religion, de ténébreuses billevesées à peine dignes du haut moyen âge. Leur analyse forme en partie l’objet de ce livre.
Il n’y a pas de fatalité dans le progrès des sciences. Si sures que soient les méthodes définitivement adoptées par telles d’entre elles, ces méthodes ne sont pas actives par elles-mêmes. Leur progrès doit se ralentir si les fortes et libres intelligences se font plus rares et si les causes capables de favoriser l’éclosion et de protéger l’activité des fortes et libres intelligences cessent d’agir. Ces causes tiennent à l’éducation générale des esprits, dont l’efficacité ne dépend pas de la quantité des notions enseignées, mais de leur ordre, et implique en outre un facteur sentimental, l’amour désintéressé du vrai, lequel n’a été cultivé que dans l’élite d’un petit nombre de peuples et de races. Ces causes tiennent encore à l’état politique et à la bonne constitution de la société. De plus, s’il est peu concevable que, sous les influences qui favorisent d’une façon générale la rectitude de la pensée et l’essor de l’activité intellectuelle désintéressée, des genres très divers de savoir ne prospèrent pas, il n’y a pas cependant action nécessaire et directe de l’un sur l’autre.
L’invention du microscope ne fait pas avancer d’un pas la science du beau. Enfin dans les sciences où l’érudition joue un très grand rôle, l’érudition, dont le progrès continu peut, on en convient, s’assurer mécaniquement, n’est par elle-même rien du tout. Le progrès des sciences est un effet dont les causes ne connaissent d’autre progrès que celui qui va de la barbarie à la civilisation et ne sont soumises elles-mêmes à aucune fatalité de progrès ni même de conservation.
Puisque l’acquis scientifique, même chez un spécialiste parfaitement initié aux méthodes et aux démonstrations, ne fait pas une culture intellectuelle et n’exclut pas des parties barbares ou égarées de l’esprit, du sentiment et du goût, que penser de cette idée, que « la Science » ; doit désormais suffire à l’éducation des masses et y remplacer tous les « préjugés » ? C’est là la grande affirmation ou plutôt la grande passion des zélateurs du progrès nécessaire et universel de la Science et par la Science. Il s’agit, on l’entend, de substituer ses données aux croyances religieuses et aux principes directeurs de la vie qui régnaient sur la conscience des hommes avant son avènement. Tout d’abord l’enseignement des vérités scientifiques les mieux établies ne porte pas au peuple un perfectionnement intellectuel, puisque ces vérités, pour qui ne comprend pas les opérations et raisonnements dont elles sont le fruit et qui en mesurent la portée, comme ils en fixent la signification, demeurent articles de foi. Mais ne nous imaginons pas un instant que des fanatiques se préoccupent du tout de ce qui est pourtant l’essentiel, je veux dire du mode et du degré de compréhension que des hommes à qui les sciences demeurent forcément étrangères (sous peine que nous n’ayons pas de pain à manger, ni de souliers à mettre demain) pourront bien appliquer aux propositions des sciences. Il faut et il suffit que celles-ci soient uniformément entendues comme la négation et la dérision brutale de la religion et des traditions morales, ce qui revient à se faire, sous le manteau de la science, le missionnaire de la façon de penser la plus antiscientifique qui soit au monde, à substituer, peut-être à ajouter aux superstitions des peuples une superstition de plus, et la plus avilissante. « Les lois de la nature, dit Renouvier à propos de Condorcet, quand elles sont enseignées au peuple inculte de façon à lui persuader que tout ce que les sciences physiques n’atteignent pas est matière d’erreur, de superstition ou d’imposture, ne servent qu’à l’abrutir. Elles font passer les ignorants simples à l’état d’ânes bâtés256. » Renouvier ne nie pas d’autre part qu’elles ne puissent lui être enseignées dans l’esprit et le sens même de la science, puisqu’il y faut une initiation par laquelle précisément on cesse d’être du « peuple ». Tout ce qu’on enseigne donc de « scientifique a au peuple, hors du domaine de l’utilité pratique, lui est enseigné dans des fins, non seulement étrangères, mais contraires à la science véritable et presque toujours par des gens qui ne l’entendent pas. Cet obscurantisme qui se prend pour lèse lumières n’abrutit pas seulement les intelligences, mais les âmes.
Si vous enseignez au peuple, non pas Laplace, Arago, Cuvier ou Darwin, de quoi je vous défie bien, mais des vulgarisations de Spencer, ou de Lombroso, ces arbitraires et tendancieuses systématisations évolutionnistes ou matérialistes, bourrées d’erreurs, ne porteront pas seulement dans les cerveaux des idées difformes, scientifiquement parlant ; la persuasion qui s’ajoute à ces idées, sans rapport aucun avec les fins de la religion et de la morale, qu’elles vont substituer aux directions pratiques, absurdes ou inférieures, fournies jusqu’ici par la morale et la religion, des directions pratiques enfin conformes à la raison, cette persuasion folle fait d’elles de hideuses nuées, qui obscurcissent la vue des choses les plus proches et les plus constantes, font nier l’expérience éternelle et familière, tuent le bon sens, corrompent la conscience et le cœur par la stupidité ambitieuse de l’esprit. Non certes que les sentiments, préceptes et habitudes qui font l’homme juste, l’honnête homme, le bon père, le bon citoyen, l’ami sur, soit au degré moyen, soit au degré héroïque, soient choses supérieures à l’examen de la raison. Mais les données expérimentales de cet examen sont vieilles comme le coeur de l’homme, comme ses voeux, ses besoins et ses penchants, comme la famille et la cité, comme la vie ; il n’y a pas de découverte ou de synthèse scientifique, ni de nouvelle philosophie, capable de les renouveler. « Science et sagesse, demande Renouvier, sont-elles des catégories gouvernées par les mêmes lois257 ? » En dehors des sectaires et des révoltés supérieurs qui ne voient dans l’« émancipation de la conscience populaire par la science positive, qu’un moyen de l’ameuter contre quelqu’un ou contre quelque chose et de l’enflammer de haine, des métaphysiciens solitaires, inconscients de la sûreté de leurs mœurs privées, se trouvent sans résistance contre ces expériences meurtrières, parce qu’ils croient que les difficultés de la morale sont des difficultés théoriques et que les problèmes touchant à ses principes demeurent toujours ouverts, comme ceux de la philologie comparée.
De toutes façons, persuader le peuple que les fondements vrais de la morale dépendent des conquêtes de la science, c’est nécessairement, dans la mesure où son bon instinct ne se refusera pas à suivre cette sottise, dégrader, affoler, détruire son âme.
On aborde un ordre d’idées plus sérieuses quand, de l’examen du prétendu progrès en rectitude d’esprit et en moralité, qui serait lié soit chez les individus, soit dans les masses, aux progrès spéciaux des diverses connaissances positives, on passe aux espérances de progrès social fondées sur le progrès matériel résultant des applications des sciences physiques. Entendons par progrès social la participation d’un nombre de plus en plus grand d’individus à une certaine moyenne d’aisance, de sécurité et de liberté matérielles, l’élévation du prolétariat à une condition meilleure. Qu’en présence, par exemple, du perfectionnement contemporain des moyens d’hygiène, les pouvoirs publics ne puissent faire autrement que d’en organiser t’usage au profit des parties les plus pauvres de la population, c’est certain. Mais cette nécessité morale et politique, si fortement qu’elle doive incliner à bien faire, l’esprit des hommes responsables, n’est pas une fatalité. Autre chose est la science d’inventer ces moyens ; autre chose, la science et la volonté de les utiliser socialement et de trouver pour cela les ressources financières que ces moyens ne portent pas en eux-mêmes. Mais où l’on se rend compte surtout de l’absence de lien fatal entre les différentes parties du progrès, c’est quand on considère les rapports de l’augmentation de la masse générale des richesses avec l’amélioration de la condition économique des individus et des familles pris en masse. L’esprit de justice, l’esprit de fraternité, l’esprit d’utilité, l’esprit politique et l’esprit patriotique, s’accordent à nous avertir que l’une doit avoir l’autre pour conséquence. Mais elle ne l’a pas fatalement. Il peut subsister un paupérisme troublant dans une société où la masse des richesses sera énorme. Faire aboutir l’accroissement de la masse globale des richesses à un accroissement de bien-être, de sûreté et de liberté pour tous les éléments sociaux de quelque valeur, c’est un immense problème proposé à l’art social et à l’art politique, et n’y aucune fatalité qu’il soit bien résolu. L’opposition irréductible des solutions offertes par les doctrines politiques, sociales et économiques aujourd’hui en lutte, en est la meilleure preuve. Car, que l’une ou l’autre de ces doctrines prévale, ce ne sera pas nécessairement la bonne ; ou bien ce sera un mélange des unes et des autres, et qui assure qu’elles ne réunissent pas leurs erreurs ? Le lecteur sait déjà par notre critique des idées de 1789-1793 que le libéralisme et le collectivisme, conséquences ennemies entre elles, mais également rigoureuses, de ces idées, nous paraissent si peu en mesure de procurer le progrès social, que nous verrions dans le triomphe soit de celui-ci, soit de celui-là, en toute hypothèse, une promesse de décomposition pour la société, et de ruine pour la nation où il se serait produit. Or, quelque résistance que les nécessités les plus immédiates des faits opposent très heureusement à leur application, c’est cependant entre ces deux tendances que se partage la majorité de l’« Opinion » contemporaine. On ne peut, quand on estime que les principes constants de la prospérité sociale ont contre eux les courants de sensibilité et de pensée d’une société où s’accumulent magnifiquement les moyens, tout au moins inertes par eux-mêmes, de promouvoir cette prospérité, s’empêcher de rire de la croyance au progrès nécessaire. Le collectivisme, rejeton authentique, à mon avis, des principes de 1789, affecte, par la voix de certains de ses théoriciens, une descendance philosophiquement plus honorable et ne veut tirer ses prémisses que du fait positif de la transformation économique moderne. « Nous ne sommes pas les fils des Droits de l’Homme, mais du cheval-vapeur. » Si vraiment il en est ainsi, et que le collectivisme parvienne à réaliser la semaine révolutionnaire qui épuisera son ruineux succès, suivi d’une réaction non moins ruineuse, il faut dire que les plus beaux instruments de progrès, non seulement ne font pas à eux seuls le progrès, mais deviennent, mal maniés, les agents d’un profond désordre.
Telle est la réponse invariable à laquelle nous amènerait l’examen de toute question précise concernant le progrès. Il suffit que la question soit précise pour que cette réponse s’impose. Mais une analyse de la question est justement ce qui rend aphones les bardes du Progrès-Dieu.
Le rapide examen des formes les plus caractéristiques de l’Idolâtrie du Progrès, depuis Condorcet jusqu’à l’évolutionnisme contemporain, outre l’utilité psychologique qui lui a été attribuée tout à l’heure, nous permettra de préciser cette conclusion théorique et pratique, en en variant et en étendant l’application.
Chapitre VIII.
Des formes les plus caractéristiques de l’idolatrie du progrès
au XIXe siècle
A. CONDORCET. — B. MME DE STAËL. — C. VICTOR COUSIN. — D. HUGO. — E. RENAN. — F. L’EVOLUTION. — G. CONCLUSION
A. Concorcet
Si Turgotcc a été le premier observateur systématique des progrès propres à la civilisation moderne et le théoricien vigoureux de quelques-unes de leurs conditions, il n’a pas affirmé le progrès comme naturel et nécessaire. C’est la thèse considérée ici. Condorcet la suit jusqu’en ses plus téméraires conséquences.
Si grand géomètre qu’il fût, elle ne se présente pas chez lui sous un aspect beaucoup moins répugnant à l’intelligence que chez les romantiques. Il semble que, sitôt sortie du domaine des mathématiques, sa pensée soit en proie à une sorte d’éblouissement favorisé par le peu de nourriture de ses notions sur le contenu de la nature humaine, sur la qualité et les fruits de ses plus belles cultures, sur le passé historique, sur les rapports politiques et sociaux. Toutes les fausses conclusions que nous avons essayé d’infirmer, il les fait siennes que le progrès continu, indéfini et de plus en plus rapide des sciences positives est désormais fatal ou du moins (certains passages de l’Esquissecd autorisent aussi cette interprétation) garanti par de telles probabilités, qu’il s’en faut de peu que l’accroissement des connaissances de l’humanité ne peut que rendre tous les hommes toujours plus sages et meilleurs, sans qu’il y ait plus lieu d’assigner des bornes à ce perfectionnement qu’à l’investigation de la nature à laquelle il est corrélatif.
Pour accréditer les miracles qu’il annonce au genre humain, Condorcet ne recourt point à l’autorité prophétique du moi. Il prétend en définir la genèse et montrer qu’ils vont de soi-même, étant donné la condition paraît chétive il s’agit de la philosophie de Locke, avec l’apparition de laquelle commence la nécessité du progrès indéfini, « toute rétrogradation étant désormais impossible ». Ne reprochons pas à Condorcet de faire à une doctrine assez bornée d’objet et timide d’esprit un aussi grand sort, si les idées nouvelles qu’il lui plaît de lire dans Locke sont vraiment de nature à engager la pensée humaine et la destinée de l’espèce dans leur vraie voie. Mais de trouver ces idées excellentes, puis de les trouver aussi nouvelles qu’il est dit, puis enfin de conclure, de ce qu’elles sont l’un et l’autre, qu’elles ne peuvent manquer, en fait, de s’emparer des intelligences et de transfigurer toutes les parties de la civilisation, ce sont trois choses.
La dernière mérite à peine l’examen. Que dans les sciences physiques, la facilité de fournir un contrôle expérimental irrécusable de la valeur des idées, assure, non pas la production d’idées vraies, mais l’élimination assez rapide des idées fausses, il n’en va pas de même en politique, en morale, où l’expérience châtie certes les conceptions erronées, mais demande, pour être interprétée et avouée, une pénétration d’intelligence et une intégrité de bonne foi, aussi rares chez les collectivités que chez les individus qui se sont trompés.
Quant à savoir si les idées dont Condorcet fait, exactement ou non, honneur à Locke, sont si nouvelles, qui n’en doutera, en ce qui concerne tout d’abord la morale, en lisant que Locke la fonde sur « l’analyse de nos sentiments » et que « l’analyse de nos sentiments nous fait découvrir dans le développement de notre faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur, l’origine de nos idées morales, le fondement des vérités générales qui, résultant de ces idées, déterminent les lois immuables, nécessaires, du juste et de l’injuste ; enfin les motifs d’y conformer notre conduite, puisés dans la nature même de notre sensibilité, dans ce qu’on pourrait appeler en quelque sorte notre constitution morale »258. Cela est vieux comme Epicure.
Cela est plus vieux encore, étant parfaitement imprécis. Le point de savoir jusqu’où va le développement de notre faculté d’éprouver « du plaisir et de la peine » et s’il suffit à fonder la morale, est débattu et résolu en sens divers, depuis qu’il y a des moralistes philosophes. Qui n’avoue que la véritable morale dépend de notre « constitution morale » ?
Mais il s’agit d’analyser cette constitution, et Condorcet tranche assez rapidement, mais sans nouveauté, des questions séculaires, en n’y faisant entrer que notre « sensibilité ». Que tirerait ce géomètre d’une équation dont les termes seraient de sens aussi ambigu et en nombre aussi incomplet que ceux dans lesquels il se flatte de voir enfin posé, d’une manière tout à fait désillusionnée et libératrice, le problème éthique ?
Avec plus de fondement, il salue dans Locke le premier des philosophes modernes qui ait subordonné toute la philosophie à la question de l’origine des idées, nécessairement liée à celle de la portée de notre intelligence et il le loue d’y avoir fait la réponse du sensualisme. L’importance attachée à l’investigation de l’esprit humain par Locke, Condillac et Hume, et la méthode qu’ils y ont appliquée, constituent assurément une nouveauté philosophique considérable. Mais laissant de côté la critique de sa valeur et la tenant a priori pour un grand avancement de la philosophie, on ne voit pas que les résultats en prissent être plus que spéculatifs, et qu’ils portent en eux les progrès pratiques que Condorcet en augure dans l’ordre, soit des sciences positives, soit de la politique. La théorie de l’origine des idées n’a historiquement eu, ni logiquement pu avoir sur la construction progressive des modernes méthodes scientifiques (mathématiques ou expérimentales) plus d’influence, qu’une hypothèse sur la formation géologique des minéraux employés à bâtir n’en saurait exercer sur l’art de bâtir. Quant à sa réaction sur la politique, Condorcet voit dans le triomphe de l’empirisme sensualiste (de moins avertis diront plus tard, mais tout à fait dans le même esprit « matérialisme » la mort des préjugés religieux et métaphysiques qui auraient, d’après lui, accablé les sociétés du passé sous leur barbare et ténébreuse tyrannie et servi d’instruments aux puissances de violence et d’astuce l’Eglise, la Monarchie), pour tenir les peuples sous le joug. On n’insistera pas sur la discussion de cette opinion inhumaine, devenue depuis si vulgaire. C’est précisément aux esprits « positifs » et « scientifiques » qu’il doit le plus répugner d’admettre que des rois et des prêtres aient réussi pendant longtemps à couvrir d’une imposture transcendante une oppression malfaisante et égoïste que des principes d’autorité spirituelle ou temporelle qui ont été acceptés pendant plusieurs siècles par des peuples civilisés, ne se justifient point, en dehors de la croyance mystique que ces peuples y attachaient, et du point de vue même de la raison informée, par certains longs et profonds services rendus à l’ordre de la société, au développement de la civilisation, à la croissance des nations. D’autre part, il est impossible, à moins de changer la nature humaine, que des institutions durent des siècles sans revêtir dans le sentiment des hommes quelque titre mystique. Bien plus, si l’intérêt et le « bonheur » des sociétés sont pour le philosophe le seul fondement légitime de leurs institutions (postulat qu’on n’a garde de contester à Condorcet), il s’en faut de beaucoup que les conditions immensément complexes de cet intérêt et de ce bonheur social, puissent être calculées complètement par un seul esprit ou par les esprits d’une seule génération. Il en résulte que les traditions, les grands arrangements légués parle passé ne peuvent faire l’objet que d’une retouche partielle et progressive, et que, en fait d’institutions politiques et sociales et de moeurs, la raison nous interdit aussi rigoureusement toute entreprise de remaniement intégral, que l’immobilité. Nous sommes assurés d’avance qu’avec sa prétention d’édifier la construction politique sur la tabula rasa de Locke, Condorcet ne peut aboutir, si « scientifiquement » s’y prenne-t-il, qu’à l’utopie.
Du moins cette utopie pourrait-elle être imposante et sentir le grand mathématicien. C’est ici qu’il y a lieu de signaler chez Condorcet cette naïveté, cette étourderie enchantée qui ; d’un homme si supérieur dans sa haute spécialité, inquiète vraiment quant à la destinée de l’intelligence moderne. Ni plus ni moins que Rousseau, il croit que l’homme est bon de nature et corrompu par les lois et les « préjugés ».
Quelle est l’habitude vicieuse, l’usage contraire à la bonne foi, quel est même le crime, dont on ne puisse montrer l’origine, la cause première, dans la législation, dans les institutions, dans les préjugés du pays où l’on observe cet usage, cette habitude, où ce crime s’est commis… la bonté morale de l’homme, résultat nécessaire de son organisation, est comme toutes les autres facultés, susceptible d’un perfectionnement indéfini, et la nature lie, par une chaîne indissoluble la vérité, le bonheur et la vertu259.
Enthousiaste des « Droits de l’Homme », il en cherche le principe philosophique, et l’on est étonné de la faiblesse et de l’insignifiance d’une formule qu’il souligne solennellement comme la grande découverte des « publicistes modernes » et sans doute le résidu positif de l’analyse de Locke :
Après de longues erreurs, après s’être égarés dans des théories incomplètes ou vagues, les publicistes sont parvenus à connaître enfin les véritables droits de l’homme, à les déduire de cette seule vérité, qu’il est un être sensible, capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales260.
Il semble qu’on ait su cela du temps d’Hésiode et on en peut déduire tellement de choses qu’on n’en peut, à vrai dire, déduire, rien.
J’essaie d’indiquer ici la part de chimère romantique de ce prophète « scientifique » du Progrès. Elle se montre bien plus encore dans ce qu’il conjecture et presque assure du progrès sans bornes, non plus des industries et connaissances humaines, mais de la nature humaine elle-même. Il croit, imagine, ou il rêve que la science fournira un jour les moyens à l’homme de produire par le perfectionnement croissant de son organisation corporelle, un perfectionnement proportionnel de ses facultés intellectuelles et de sa moralité spontanée, ce second genre de perfectionnement réagissant à son tour sur le premier.
On pourra voir alors un homme tel, que « placé dans le siècle d’Archimède, après avoir atteint le terme où le géomètre de Syracuse a porté les sciences mathématiques, il pût arriver ensuite, dans le court espace d’une vie humaine jusqu’au point où Euler et Lagrange les ont laissées261. »
De même, dans l’ordre de la moralité :
Ce degré de vertu auquel un homme peut atteindre un jour, est aussi inconcevable pour nous que celui auquel la force du génie peut être portée. Qui sait, par exemple, s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront sur les jugements qui dirigent la volonté pas plus d’influence que nous les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques où toute action contraire au droit d’un autre sera aussi physiquement impossible qu’une barbarie commise de sang-froid l’est aujourd’hui à la plupart des hommes262 ?
Qui sait si nous n’aurons pas aussi des ailes pour voler ? La dénégation serait exactement aussi vaine que l’hypothèse. Puisque la nature a eu la fantaisie de faire de l’« anthropopithèque », l’Homme, elle peut bien faire de l’Homme, le Surhomme. Condorcet demeure extrêmement réservé sur les procédés par lesquels l’espèce humaine pourrait opérer sa propre transformation en espèce supérieure. Toujours affirme-t-il « que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances »263 même en fait de longévité ! et que la « perfectibilité » en tous sens est réellement « indéfinie ».
Le grand inconvénient de ces fantaisies, quand elles ne sont pas développées pour l’amusement par Jules Verne, mais méthodiquement et avec cette espèce de passion, par un philosophe, c’est d’accoutumer les sensibilités à des théories politiques qui volatilisent tel ou tel élément pourtant certain de la nature humaine, et de leur inspirer le dégoût de celles où l’on a honnêtement essayé d’incorporer tous ces éléments avec tout leur poids.
La croyance de Condorcet au progrès nécessaire et indéfini (à partir du XVIIIe siècle) procédait des lacunes et des parties mal nourries de sa pensée. Nous allons voir l’affirmation de cette croyance se faire d’autant plus jactancieuse et impétueuse, qu’elle ira s’embrouillant davantage et bénéficiant de la destruction par le romantisme des facultés d’analyser et de distinguer.
B. Madame de Staël
Le cœur expansif de Mme de Staël eût étouffé dans une affirmation du Progrès nécessaire, bornée en arrière par la petite philosophie de Locke. Elle avait besoin d’infini dans tous les sens. Pour elle, la suite des temps est une ascension continue de l’humanité et cette ascension n’aura pas de bornes.
En parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles, il est une idée première dont je ne détourne jamais mon attention, c’est la perfectibilité de l’espèce humaine. Je ne pense pas que ce grand œuvre de la morale ait jamais été abandonné dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue264.
Le système de la perfectibilité de l’espèce humaine promet aux hommes sur cette terre quelques-uns des bienfaits d’une vie immortelle, un avenir sans bornes, une continuité sans interruption265.
En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les événements principaux tendent au même but, la civilisation universelle266… l’une des principales causes finales des grands événements qui nous sont connus, c’est la civilisation du monde.
Donc optimisme et finalisme historique absolu. Que beaucoup de ces événements apparaissent aussi ruineux que les invasions de Huns pour la civilisation, Mme de Staël ne se borne pas à nous répondre qu’il est difficile d’apprécier ce qui se serait passé si… réponse aussi sensée que vaine. Elle nous dit : « C’est tellement la civilisation y a gagné ! » « Ainsi le temps nous découvre un dessein dans la suite d’événements qui semblaient n’être que le pur effet du hasard ; et l’on voit surgir une pensée, toujours la même, de l’abîme des faits et des siècles267 ». Ce n’est point « une vaine théorie, affirme-t-elle, c’est l’observation des faits qui conduit à ce résultat268 ». La prophétesse rétrospective oublie seulement de nous dire quel est le démiurge ou l’agent métaphysique qui veut l’accomplissement de cette pensée et y mène le monde.
Cette haute blagologie est une apologétique toute trouvée, en toute hypothèse, pour l’esprit et les agissements révolutionnaires. Mme de Staël s’en loue elle-même comme d’une attitude supérieure de la conscience individuelle. Je cite le passage, comme échantillon de cette « morale » tout à la fois sublime et à bon compte, dont « s’enivre » le romantisme. Après avoir déclaré qu’elle adopte de toutes ses facultés cette croyance philosophique :
Un de ses principaux avantages, continue-t-elle, c’est d’inspirer un grand sentiment d’élévation et je le demande il tous les esprits d’un certain ordre, y a-t-il au monde une plus pure jouissance que l’élévation de l’âme ? C’est par elle qu’il existe encore des instants où tous ces hommes si bas, tous ces calculs si vils disparaissent à nos regards. L’espoir d’atteindre à des idées utiles, l’amour de la morale, l’ambition de la gloire, inspirent une force nouvelle ; des impressions vagues, des sentiments qu’on ne peut entièrement se définir charment un moment la vie et tout notre être moral s’enivre du bonheur et de l’orgueil de la vertu269.
Combien, combien de pages de la grande Corinne ne sont tissues que de cet horrible pathos, plein d’aveux naïfs. Mme de Staël est préservée par son tact de femme d’une barbarie de géomètre où Condorcet tombait au sujet de la poésie et des arts.
Distinguant « dans les productions des beaux arts » ce qui appartenait au progrès de l’art et ce qui n’était dû qu’au talent de l’artiste (distinction insoutenable), Condorcet se réservait d’indiquer les progrès que les arts doivent attendre de la destruction des préjugés qui en ont resserré la sphère, et qui les retiennent encore sous le joug de l’autorité que les sciences et la philosophie ont brisé270. Mme de Staël ne pense pas que Raphaël eût mieux peint, ni Racine écrit de plus beaux vers, s’ils avaient été « exempts de préjugés ». Nullement artiste elle-même, elle ne va pas jusqu’à voir que rien n’est plus ennemi de la conception et du sentiment de la beauté que les « lumières comprises d’une certaine façon. Mais elle dit fort exactement que le « principe des beaux arts, l’imitation, ne permet pas la perfectibilité indéfinie. » Toutefois, ajoute-t-elle, « le développement nouveau de la sensibilité et la connaissance plus approfondie des caractères ajoutent à l’éloquence des passions271. Si cette formule s’applique à la littérature issue de Rousseau, rien de moins juste. J’y vois l’« éloquence mais une éloquence aux dépens de la « connaissance. » Le lyrisme subjectif introduit en France par la Nouvelle mort de toute psychologie. Chateaubriand, aussi favorablement placé pour observer les passions qu’aucun poète d’aucun temps, m’a pas réussi à dessiner un caractère, sinon (et très puissamment) le sien. Si Mme de Staël entend opposer la littérature moderne à l’antique, il est vrai que le christianisme, la chevalerie et les formes de la sociabilité moderne ont créé des nuances de l’amour, de l’honneur et du sentiment moral ignorées des Grecs, et, en un mot, enrichi de bien des complications l’âme occidentale. Mais c’est justement cette complexité qui, loin de vieillir Homère, le rajeunit tous les jours.
Notre sensibilité aux raffinements du cœur et de la conscience, la part que nous y prenons nous rend plus rafraîchissante la peinture des passions dans leur force et leur candeur éternelle. Nous aimons nous retremper à la source. Qu’est-ce donc exactement ce qui, selon Mme de Staël, est soumis à cette nécessité d’un progrès constant, cause finale de toutes les combinaisons de l’histoire et est en même temps de nature à entraîner avec soi comme une ascension universelle et ininterrompue de l’humanité ? « Les lumières », « la raison ».
Il n’y a qu’un fait pour l’homme éclairé depuis le commencement du monde, ce sont les progrès des lumières et de la raison lesquelles ont toujours acquis de nouvelles forces à travers les malheurs sans nombre de l’espèce humaine.
Elle dit aussi « la philosophie » et « la morale ». Malheureusement la signification qu’elle donne à ces termes procède d’une vue plutôt confuse et d’une intention déclamatoire. Ainsi elle accorde aux anciens l’éloquence « qui entraîne » ; mais elle leur dénie, sauf au seul Tacite, « l’éloquence de la pensée ». Sans doute parce que Tacite « combattait les tyrans ». Elle dit que « les Romains sont supérieurs aux Grecs dans la carrière de la pensée ». Assertion plus que déconcertante mais « il le fallait ! » Et puis n’est-elle pas « Romaine », cette genevoise ? La notion qu’elle se fait de la philosophie achève de nous paraître chose fort trouble, quand nous apprenons que le signe le plus profond de cette supériorité philosophie que des modernes, c’est la « mélancolie », l’imagination mélancolique. Elle me[e ensemble, elle associe dans une même glorification, comme procédant d’un même et unique développement, les progrès des sciences mathématiques et physiques, le moralisme protestant, la religiosité allemande, les idées américaines et suisses, « le stoïcisme » et la « vertu » à la Rousseau, les lésions et défaillances de la sensibilité poétique moderne. Les « lumières c’est tout cela, c’est tout ce qui lui fournit (qu’on pèse cette expression, très fréquente chez elle) des « idées éloquentes » c’est tout ce à quoi se rattachent vaguement les mouvements les plus « enivrés » de son âme généreuse, le flux le plus passionné de son haut bavardage. Le démiurge, c’est elle-même.
C. Victor Cousin
Il y a déjà bien de la Germanie dans les idées de Mme de Staël. Après elle, le panthéisme allemand allait se combiner bien plus intimement encore avec le messianisme révolutionnaire. Dans un prochain chapitre, j’étudierai le sort des esprits dont ce ténébreux mélange a formé la substance. Je me bornerai à relever les arguments étranges que le panthéisme germanique fournissait en faveur de la Croyance au progrès naturel, universel et fatal, la couleur et la signification nouvelles que cette croyance recevait de cette philosophie. Je crois avoir montré, par l’exemple de Condorcet et de Mme de Staël, qu’une telle croyance ne peut se soutenir dans un esprit que par le défaut d’analyse de son objet et des termes mêmes qui l’expriment. Cependant les théories de Condorcet et de Mme de Staël sont des monuments de lucidité en comparaison de celle qu’exposait très éloquemment Victor Cousin dans son célèbre Cours de 1828. Que ces illustres billevesées, d’autant plus nocives que des éléments de vérité, des lueurs d’idées fécondes, y trament partout, aient obtenu, au moment où elles se débitaient, l’enthousiasme non seulement des adolescents, mais de plusieurs barbes grises, non je ne sais pas preuve plus évidente, plus palpable, je dirai même plus tragique, du terrible choc que la Révolution et le Romantisme avaient porté à l’intelligence française. Sans rechercher les origines exactes de la doctrine que l’incomparable jongleur s’est improvisée pour cette année-là, et où il entre, en tout cas, à proportions qui me semblent égales, du Hegel et du Herder, avec un peu de Platon, un peu de Descartes et un peu de tout, disons que Cousin se propose de formuler la loi suprême du développement de l’histoire universelle. Toute l’histoire dérive en effet d’une seule loi et cette loi fonctionne en vue, non d’un perfectionnement indéfini, comme le disait Condorcet, avec qui Cousin ne veut pas être confondu, mais de l’épanouissement de l’humanité dans la perfection propre de sa nature.
Je regarde l’idée d’un plan générât de l’histoire, comme la plus haute idée à laquelle la philosophie soit encore parvenue272.
Voici ce plan
Il y a dans la raison humaine deux éléments et leur rapport, c’est-à-dire trois éléments, trois idées273.
Ces éléments ou idées sont le fini, l’infini et le rapport du fini et de l’infini.
La raison, dans quelque sens qu’elle se développe, à quoi que ce soit qu’elle s’applique, quoi que ce soit qu’elle considère, ne peut rien concevoir que sous la condition de ces deux idées274 (qui ne se conçoivent que l’une par l’autre).
La réflexion appliquée à la conscience pourrait s’y attacher pendant des milliers de siècles, je lui porte le défi d’y voir jamais autre chose que ce qui y est, c’est-à-dire ces trois éléments diversement combinés275.
« Le fait psychologique fondamental » comprenant les trois termes nommés, « tous les hommes possèdent ce fait :
La seule différence possible est le plus ou moins de clarté qu’il prend avec le temps, et la prédominance de tel ou tel élément suivant l’attention plus ou moins grande qu’on lui accorde… Il en est de même du genre humain. Son identité est l’Identité des trois éléments dans la conscience du genre humain. Les différences viennent de la prédominance de l’un d’eux sur les autres. Ces différences constituent les différentes époques de l’histoire276.
Il y a donc « trois époques de l’histoire, ni plus ni moins277 » l’époque de l’infini, celle du fini et celle de leur rapport.
Si une époque n’est pas autre chose que la prédominance d’un des éléments de l’humanité pendant le temps nécessaire pour que cet élément parcoure tout son développement, il y a nécessairement plusieurs époques, puisqu’il y a plusieurs éléments. Reste à savoir combien il y a d’époques. Il est clair qu’il doit y avoir autant d’époques qu’il y a d’éléments et s’il n’y a que trois éléments, il suit qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir que trois grandes époques. Pensez-y que peut développer l’histoire sinon l’humanité ? et que peut-elle développer dans l’humanité, sinon les éléments qui la constituent ?
Dans l’époque du fini, l’idée du fini pénètre les différentes sphères qui remplissent la vie de toute époque, de tout peuple, de tout individu ; savoir l’industrie, l’état, l’art, la religion et la philosophie. Une époque est complète lorsqu’elle a fait passer l’idée qui lui est donnée à développer à travers toutes ces sphères. Assurez-vous donc que quand dans l’humanité le moment de l’idée du fini sera arrivé, elle s’y déploiera avec tout le cortège des idées qui l’accompagnent et qui ne sont qu’elle-même diversement considérée l’industrie n’y sera pas immobile et stationnaire, mais progressive, le commerce s’y développera sur une grande échelle. Et comme le plus grand lien du commerce est la mer, la mer, empire du fini, de la variété et du mouvement, ce sera l’époque des grandes entreprises maritimes. Quand cette idée a fait le tour de ces différentes sphères, cette époque est complète et achevée, elle n’a plus rien à faire, elle passe et fait place à une autre. L’époque qui doit représenter dans l’histoire l’idée de l’infini est-elle venue ? Vous aurez un spectacle absolument contraire… industrie faible… pas de commerce… matières attachées à leur territoire… art gigantesque !278
Ayant caractérise les diverses époques, Cousin ◀prouve▶ que celle de l’infini devait venir la première, celle du fini, la seconde, et celle de leur rapport, la troisième, et à l’aide des « il fallait » de Mme de Staël, montre qu’elles ne pouvaient se développer que sous le climat où elles se sont développées, la première au milieu de l’Asie ou à peu près, la seconde en Grèce, la troisième dans l’Europe occidentale.
L’histoire s’ouvre par l’époque de l’infini et de l’unité, donc la civilisation a dû commencer sur un continent haut et immense pour se répandre à travers les plaines et arriver au centre du monde et de la fermentation du monde, puis sortir de ce tourbillon de l’histoire et du globe, si je puis m’exprimer ainsi, non pour retourner sur les montagnes d’où elle est descendue, car l’humanité ne retourne jamais en arrière, mais pour…279.
Et la suite. Reste à savoir sous quelle forme Cousin concevait le terme idéal de cette route à trois étapes. C’est ici que le prudent universitaire, le futur « grand maître », s’avisait de proposer aux espérances du genre humain un objet plus sublime que tangible.
« Pensez-y, messieurs, rien ne recule, tout avance ».
« Tout », c’est uniquement « la philosophie » puisque la civilisation jusque dans ses éléments les plus matériels n’est que la manifestation de l’« idée ».
Le nombre des penseurs, des esprits libres, des philosophes s’accroîtra, s’étendra sans cesse, jusqu’à ce qu’il prédomine et devienne la majorité de l’espèce humaine. Mais ce jour-là, messieurs, ce n’est pas demain qu’il luira sur le monde280.
Je ne propose pas ces textes à la moquerie du lecteur, mais à sa tristesse. Hé quoi ! au XIXe siècle, l’éloquence, l’influence, la gloire ont appartenu à de telles choses ! Les idées du Cousin de 1828 (et si par la suite il se montre infiniment plus avisé, il ne sera jamais plus sérieux) ont un tort bien plus grave que d’être fausses comment arguer d’erreur des conceptions qui ne se soutiennent et ne réalisent un semblant de consistance qu’au prix de fuir perpétuellement toute application déterminée et saisissable aux faits mêmes dont elles prétendent contenir la loi ? Cousin fait ici pour la philosophie ce que Hugo a fait pour la poésie. Il asservit et assouplit les grands moyens dialectiques (comme Hugo, les grands moyens poétiques) à un certain art pompeux de ne rien dire. Les auditeurs qui acceptèrent cela étalent évidemment déshabitués de chercher des idées sous les mots, et des réalités sous les idées, ou plutôt la cantilène du maître en endormait en eux l’habitude. Il a été ainsi administré à l’intelligence française au XIXe siècle un certain nombre de stupéfiants, variétés du stupéfiant révolutionnaire. Si pourtant un de ses auditeurs avait posé à Cousin cette simple question « Comment l’époque de l’infini a-t-elle fini ? », la prestigieuse bulle de savon crevait du coup. Rassurons-nous le sophiste fût reparti de plus belle. En outre, il avait davantage de monologuer.
Il y a cependant dans ce flatus vocis en douze leçons une idée, du moins une tendance réelle, dont Cousin n’est qu’a demi conscient, n’aperçoit pas la portée, que le point de vue germanique lui impose, et qui est une très dangereuse barbarie. Que « l’idée de l’infini » se soit incarnée dans le plateau central de l’Asie et les peuples qui l’habitaient, et « l’idée du fini », « son heure venue », dans les roches de l’Attique et la race des Pélasges, cela n’offre aucun sens. Mais il est certain que la pensée grecque place, conformément au sens des mots, la perfection dans le fini, et identifie l’infini, l’illimité, au chaos, au néant d’autre part, on peut dire que les vieilles religions de l’Orient font de l’infini un objet d’adoration. La théorie de Cousin attribue une égale valeur et donne une commune origine à ces deux directions de la pensée et de la sensibilité, dont l’une exclut l’autre, dont l’une correspond au plein éveil de l’esprit et de la conscience, à la pleine ouverture de l’œil humain sur le monde, à la différenciation des facultés et aptitudes intellectuelles, dont l’autre semble ne pouvoir s’accompagner que d’une demi torpeur de l’intelligence, du sentiment et de l’activité. C’est parce qu’ils étaient capables de science et d’art que les Grecs concevaient le divin comme « fini », l’essence de la science étant justement de définir, et celui de l’art, de créer des formes. L’adoration de l’infini a une corrélation non moins évidente avec la stérilité de l’Orient. Le rapport de ces deux idées », pour employer le langage de Cousin, est donc le rapport de l’inférieur au supérieur. Mais qui ne voit l’intérêt vital que la Germanie de Fichte et de Schelling avait à les niveler ? C’était élever ses informes et vains systèmes philosophiques, où une profonde impuissance à former des concepts clairs, distincts et scientifiquement féconds s’enorgueillit d’être le sens de l’infini et de n’avoir pas perdu le contact de la « synthèse primitive », à la même dignité que les constructions logiques, mathématiques et expérimentales de la science européenne. Je reviendrai sur ce point.
Je laisse de côté, bien qu’appartenant au sujet, mais comme suffisamment élucidée par le précédent livre, l’illusion viscérale qui au messianisme des poètes romantiques de 1830, ajoutait cette conviction de porter en eux-mêmes le germe du Messie futur et d’éprouver dans leurs désagréments individuels la douleur d’enfantement d’un sublime avenir. Aussi bien je ne fais pas ici un historique, tant s’en faut, de l’utopie du progrès nécessaire et de l’optimisme historique au XIXe siècle. Cet historique serait aussi monotone que cette utopie est confuse. J’en relève seulement, dans une revue très rapide, les manifestations les plus caractéristiques, celles notamment qui montrent le mieux avec quelle violence de contagion un pur nuage mental et toutes les tempêtes dont il est gros pénètrent dans les esprits les plus distingués, à une époque privée du bienfait suprême de l’ordre politique, ce régulateur irremplaçable des esprits.
D. Victor Hugo
« Le dogmatisme optimiste de la philosophie de l’histoire, dit Renouvier, qui a détourné des voies de l’expérience et du bon sens tous les penseurs influents du XIXe siècle, et ; force l’inaliénable sentiment de l’existence du mal à se porter tout entier sur le passé — dont même on embellissait le sombre tableau en le relevant par les perspectives d’avenir qu’on y cherchait ce dogmatisme imbécile, entré peu à peu dans toutes les têtes, a exercé sur les idées et les œuvres de Victor Hugo une influence déplorable281 ». Nous pouvions nous y attendre. Ce qui surprendrait, ce serait de trouver dans les courants d’opinion du XIXe siècle quelque folie à laquelle Hugo n’ait pas donné du fracas. Voici d’abord le Progrès conçu comme tellement fatal, qu’il se poursuit dans une indépendance absolue non seulement des initiatives individuelles, mais même des circonstances de lieu et de temps. L’humanité progresse comme la brute souffle.
Le Progrès est le mode de l’homme. La vie générale du genre humain s’appelle le Progrès le pas collectif du genre humain s’appelle le Progrès. Le Progrès marche ; il fait le grand voyage humain et terrestre vers le céleste et le divin il a ses haltes où il rallie le troupeau attardé ; il a ses stations où il médite, en présence de quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon il a ses nuits où il dort ; et c’est une des poignantes anxiétés du penseur, de voir l’ombre sur l’âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, le progrès endormi. Dieu est peut-être mort, disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le progrès avec Dieu et prenant l’interruption du mouvement pour la mort de l’Etre282.
Comme tous les dogmes irréalistes (comme celui des Droits de l’Homme, d’où se déduisent avec pareille rigueur l’individualisme anarchiste et le despotisme collectiviste) le dogme du Progrès fatal comporte deux applications parfaitement contradictoires entre elles et également monstrueuses.
Si le Progrès est fatal, on peut fermer éternellement la bouche à toutes les revendications sociales un peu menaçantes, avec un : « Tranquillisez-vous le progrès marche ». Et si le Progrès est fatal, la révolution et l’émeute la plus meurtrières sont, en toute hypothèse, divinement justifiées. Hugo se range à cette seconde conséquence :
Qui désespère à tort. Le progrès se réveille infailliblement. et, en somme, on pourrait dire qu’il marche, même endormi, ou qu’il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Etre toujours paisible, cela ne dépend pas plus du progrès que du fleuve ; n’y élevez point de barrage, n’y jetez pas de rocher l’obstacle fait écumer l’eau et bouillonner l’humanité. De là des troubles ; mais après ces troubles, on reconnaît qu’il y a du chemin de fait. Jusqu’à ce que l’ordre, qui n’est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu’à ce que l’harmonie et l’unité règnent, le Progrès aura pour étapes les révolutions283.
Toutes les révolutions sont donc saintes. Hugo les appelle ailleurs des « archanges de clartéce ». Parfaitement d’accord avec lui, Quinet les dénomme « des explosions de la sagesse divine, des Minerves tout armées qui réveillent, épouvantent, illuminent le monde284. » Il y a des insurrections qui échouent. Elles sont saintes aussi car elles ébranlent l’édifice qu’une autre insurrection emportera. Leurs auteurs, ne sont pas moins vénérables pour n’avoir pas réussi. « Il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie… »
Remarquons l’identification a priori de l’« utopie » ; avec l’« avenir », et de l’avenir avec la perfection, cette logique nouvelle permettant à une absurdité, qui a contre elle tous les faits passés, de se démontrer triomphalement par le fait futur. Quand la malice persistante de la nature humaine fait concevoir à Hugo un doute passager sur le progrès, il l’exprime sous cette forme « L’avenir arrivera-t-il285 ? Après avoir prêté au Progrès ces innombrables attributs, les uns d’un dieu, les autres d’un animal, d’autres d’un élément physique, Hugo s’essaie à en donner une notion et une garantie plus précise. Naturellement, il le rattache à la science et le rapport lui paraît fort simple.
L’idéal moderne a son type dans l’art et son moyen dans la science. C’est par la science qu’on réalisera cette vision auguste des poètes le beau social. On refera l’Eden par A + B286.
Abaissant ses regards au dessous du « céleste et du divin vers lesquels il lançait un peu indistinctement la fusée du Progrès, il voit la même fatalité s’épanouir simultanément sous ces deux formes corrélatives l’une à l’autre l’énigme de l’univers résolue et le bien-être assuré à tous :
Oui, l’énigme dira son mot, le sphinx parlera, le problème sera résolu. Oui, le peuple, ébauché par le dix-huitième siècle, sera achevé (?) par le dix-neuvième. Idiot qui en douterait L’éclosion future, l’éclosion prochaine du bien-être universel est un phénomène divinement fatal.287.
E. Renan
C’est du Victor Hugo. En parlant de la puissance de contagion de l’utopie, à certaines époques, sur les intelligences supérieures, je pensais notamment à Renan. Il aimait, a-t-il dit quelque part, faire converser entre eux les divers lobes de son cerveau. Il faut convenir que l’un de ces lobes a toujours été hanté confusément par l’idolâtrie du Progrès et que sous cette inspiration, Renan a écrit des choses bien étranges. Si elles étaient échappées au Renan de l’Avenir de la Science (1848), l’âge, joint au millésime désarmerait la critique. Mais on en trouve un échantillon dans les Dialogues philosophiques composés en 1871, au moment même où Renan mûrissait, pour oser les publier peu après, les plus substantiels et les plus vigoureux jugements sur la Révolution.
Certes Renan fait bon marché de la fable du progrès politique et moral obtenu par la diffusion des connaissances scientifiques dans les masses populaires. Le peuple, pense-t-il, « perd par ces demi-connaissances le charme de la naïveté et n’acquiert pas le charme de la haute éducation288. » Précieuses paroles, d’un véritable ami de l’humanité et d’un poète ! Mais quand il considère le développement futur de la science positive dans le petit nombre de têtes capables de la recueillir et de l’accroître, Renan se laisse emporter à des visions et à des rêves tout à fait inacceptables.
Tout d’abord, il semble croire, il croit (c’est même sa plus certaine croyance) que la science est susceptible d’être « achevée », donc qu’elle le sera, c’est-à-dire que le système tout entier des relations phénoménales sera un jour aussi complètement connu que le réseau des chemins de fer. Si Renan, qui n’avait ni l’intérêt ni les intérêts de certains professionnels à rabaisser le plus grand philosophe du XIXe siècle, avait lu Auguste Comte au lieu de le dédaigner a priori, il aurait trouvé dans les premières leçons du Cours de philosophie positive, les arguments les plus puissants contre la probabilité de réalisation de ce rêve, à supposer que ce rêve ait un sens, ce dont Comte nous suggère en outre très fortement de douter car il faudrait pour qu’il l’eût, être certain que le plus rigoureux déterminisme mathématique règne sur tous les phénomènes, sur les plus infimes parties de la nature, hypothèse que certains rejetteront comme ultra-métaphysique, d’autres comme exclue par telles données positives de l’expérience, d’autres enfin au nom d’une haute tradition métaphysique qui a pour elle Aristote et Leibnitz [sic ], sans parler d’illustres contemporains, et qui fait dans l’explication des phénomènes de la nature une part à la spontanéité, à la contingence et à la finalité. La manie d’attendre de l’avenir en tant qu’avenir des achèvements, des consommations absolues, s’est certainement jointe au défaut d’une certaine information philosophique, pour inspirer à Renan une affirmation que, pour mon compte, je trouve creuse, et si téméraire, en tout cas, qu’elle est comme un enfant perdu de la pensée.
Sur les ailes de cette chimère, Renan s’élance encore plus loin. Il accorde à toutes les facultés supérieures de l’âme humaine, raison, sentiment religieux, esthétique et moral, une possibilité d’accroissement indéfini, qui se conçoit bien par rapport à la quantité des choses sues, aimées, contemplées, goûtées ou entreprises, mais non point par rapport à la qualité des facultés qui connaissent, qui aiment ou qui veulent. La réalisation de cette possibilité lui apparaît certaine, parce qu’elle ne dépend pas de l’application de l’homme, mais est « le but que la nature poursuit ».
Le mot qui résume le mieux ce but, à mon avis, est le mot de « conscience ». Le monde aspire à être de plus en plus or, l’être dans sa plénitude, c’est l’être conscient. Tout l’effort du monde tend à se connaître, à s’aimer, à se voir, à s’admirer. Le but du monde est de produire la raison. Tout lui est bon pour cela. Chaque planète fabrique de la pensée, du sentiment esthétique ou moral la petite récolte de vertu que produit chaque monde est la fin de ce monde, comme la sécrétion de la gomme est le dernier but du gommier289.
« L’effort du monde pour se connaître », ce n’est pas autre chose que ce que nous appellerions en langage vulgaire les efforts successifs des savants pour découvrir les lois des phénomènes. Mais précisément la pensée de Renan forme ici une espèce de mirage obtenu par une altération subtile du rapport naturel et logique des idées et même du sens des mots.
Que les lois de la pesanteur, l’analyse géométrique, la gravitation universelle, soient des découvertes sublimes, on ne peut cependant trouver aucun sens à cette formule, que « Galilée, Descartes, Newton furent à leur heure, le but, ou, pour mieux dire, le dernier aboutissement du monde, puisque la plus haute vue du monde fut en eux290 ». L’effet d’une telle phraséologie, c’est de faire apparaître la science et la philosophie, non plus comme une création de ; l’initiative intellectuelle, mais comme une végétation fatale de la nature elle-même dans l’esprit humain. Or la nature étant infinie, des forces infinies concourent à étendre infiniment la pensée. En d’autres termes, l’humanité supérieure progresse vers des états de plus en plus surhumains dont la limite est Dieu.
L’idéal existe il est éternel mais il n’est pas encore matériellement réalisé il le sera un jour. Il sera réalisé par une conscience analogue à celle de l’humanité, mais infiniment supérieure, laquelle, comparée à notre état présent si horrible, si chétif, semblera une parfaite machine à vapeur auprès de la vieille machine de Marly. L’œuvre universelle de tout ce qui vit est de faire Dieu parfait, de contribuer à la grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l’unité. La raison, après avoir organisé l’humanité, organisera Dieu291.
Et Renan essaie de pénétrer par l’imagination dans t’être de ce Dieu futur dont le rudiment existe en nous.
Déjà nous participons à la vie de l’univers (vie bien imparfaite encore) par la morale, la science et l’art. Les religions sont les formes abrégées et populaires de cette participation là est leur sainteté. Mais la nature aspire à une communion bien plus intense, communion qui n’atteindra son dernier terme que quand il y aura un être actuellement parfait. Peu de matière est organisée et ce qui est organisé est faiblement organisé mais on peut admettre un âge où toute la matière soit organisée, où des milliers de soleils agglutinés ensemble serviraient à former un seul être sentant, jouissant, absorbant par son gosier brûlant un fleuve de volupté qui s’épancherait hors de lui en un torrent de vie. Cet univers vivant présenterait les deux pôles que présente toute masse nerveuse, le pôle qui pense, le pote qui jouit. Maintenant, l’univers pense et jouit par des millions d’individus. Un jour, une bouche colossale savourerait l’infini un océan d’ivresse y coulerait une intarissable émission de vie, ne connaissant ni repos ni fatigue, jaillirait dans l’éternité292.
Assurément, cette sorte si particulière de métaphysique ne comporte aucun commentaire intrinsèque. Elle ne se peut entendre que comme une combinaison purement aventureuse de chimie mentale où se réunissent en proportions diverses les éléments suivants hallucination du Progrès fatal et sans termes, tout d’abord puis prophétisme juif, sensualité d’imagination romantique, volupté qu’une pensée raffinée éprouve à se dissoudre elle-même dans l’océan de l’impensable.
F. L’évolution
Ces formes germaniques et lyriques de l’utopie du Progrès fatal sont certes bien démodées. Mais l’utopie ou plutôt la manie qui les anime n’est pas morte avec elles ; elle a seulement jugé opportun de se rendre acceptable au goût du XIXe siècle naissant, en revêtant l’habit « scientifique ». Elle est devenue le sophisme de l’Evolution. Il est impossible, conformément à la méthode suivie jusqu’ici, de chercher chez un penseur particulier l’expression la plus caractéristique de ce sophisme qui a, pour ainsi dire, été depuis quarante ans appliqué par tout le monde à toutes les questions. Dans son langage raboteux, mais clair, et même malicieux, Renouvier, que je ne me lasse pas de citer, parce que la puissance de critique qu’il a exercée contre le dogme du Progrès s’égale à la popularité de ce dogme, après avoir résumé la thèse générale de l’Evolutionnisme, apprécie très exactement les avantages que le public, depuis les esprits les plus distingués jusqu’aux plus bas hâbleurs de réunions électorales, ont trouvés à son adoption.
C’est, dit-il, une vue allant à l’absolu qui, sortie d’un principe prétendu de transformation des forces physiques, et de la supposition du progrès continu des êtres naturels issus les uns des autres, à partir des moindres, s’est développée en Angleterre et bientôt après sur le continent, comme un vaste système cosmogonique embrassant l’entière déduction des phénomènes de tout ordre… Chacun y a facilement apporté les simplifications pu amendements qu’il a voulus, mais jamais conversion ne fut plus rapide et plus générale il n’a bientôt plus été question de tous cotés que de l’évolution en général et des évolutions particulières auxquelles on peut imaginer de soumettre des choses quelconques. On n’a plus rien voulu comprendre au monde, ni une institution, ni une vérité, que l’on ne dût considérer a l’état de devenir, comme une chose qui vient ou qui s’en va. La doctrine de Hegel avait déjà préparé cette évolution — permettons-nous le mot favori — de la méthode philosophique, et la grande extension donnée aux travaux historiques en ce siècle agissait dans le même sens293.
Le sophisme évolutionniste consiste à invoquer en faveur d’une opinion politique, sociologique, économique, religieuse, esthétique ou morale, le fait ou la force ou le cours (car je ne sais comment déterminer cette idée obscure) de l’Evolution. Il suffirait pour contester à cet argument toute valeur pratique, d’observer la situation suspecte ou ridicule de celui qui s’en sert dans une discussion sur un objet précis. Que voulez-vous dire quand vous m’opposez l’Evolution ? Que le triomphe d’un ordre de faits que mon opinion réprouve est d’ores et déjà servi par des forces tellement supérieures à celles qui tendraient à y faire obstacle, qu’on le peut considérer comme fatal. La démonstration évolutionniste équivaut alors à un charitable « Vous allez vous faire écraser ». C’est plutôt un moyen de faire des recrues que de convaincre des esprits. Mais il y a quelques hommes que cet avertissement n’émeut pas. N’y a-t-il pas dans leur obstination même un commencement de démenti à la fatalité, d’échec à l’évolution ?
Ces mauvaises têtes ne manqueront pas de remarquer qu’on a vu bien souvent dans l’histoire des opinions décriées la veille faire loi le lendemain, des causes jugées perdues ressaisir la victoire, et que ce n’est pas vraisemblablement en faveur des opinions et des causes perdues, que les évolutionnistes du temps, s’il y en avait eu, auraient fait parler l’Evolution.
Le plus souvent, l’Evolution n’est pas tant invoquée comme fatale que comme providentielle. On semble dire qu’il existe à chaque instant dans une société un courant prédominant de forces tendant à produire de lui-même le meilleur état possible de cette société sous tous les rapports, pourvu qu’on ne l’empêche pas de s’exercer. On demande de ne pas « contrarier », de ne pas « violenter » l’évolution, rien ne pouvant d’ailleurs réussir, qui aille à contre-sens d’elle. Encore faut-il qu’on dise en quel sens cette évolution se fait et, entre deux opinions antagonistes, laquelle y est conforme, laquelle contraire. Cette conformité appréciée et reconnue par les augures (avec un parfait désintéressement sans doute) il n’y aura plus qu’une attitude possible pour las hommes éclairés déblayer le terrain devant elle. L’évolution de la famille se fait-elle dans le sens de l’union libre on n’abolira pas le mariage par décret, mais on laissera tomber petit à petit les défenses légales et morales de cette institution. L’évolution se fait-elle dans le sens de l’internationalisme on ne désarmera pas du jour au lendemain la patrie, mais on laissera toute carrière aux influences spontanées susceptibles d’éteindre en douceur l’énergie active du sentiment national. Car la démonstration évolutionniste ne peut logiquement s’appliquer qu’aux solutions pratiques qui représentent le moindre effort, la moindre action. Il est contradictoire d’invoquer la marche de l’évolution en faveur d’une conception qui en fait ne rallie des esprits que grâce à l’initiative et à la propagande soutenues de ses premiers partisans, comme elle ne passe dans les faits que grâce à des efforts systématiques, concertés et assidus. Il est vrai, rien n’est si avantageux aux intérêts spéciaux d’un groupe énergique, que de trouver les autres hommes persuadés que la prospérité de ces intérêts est voulue par l’Evolution.
Veut-on dire, quand on allègue l’Evolution, qu’il existe en ce moment tel état de fait qui rend chimérique la prétention de soumettre l’état politique et l’état social à telle ou telle conception, ? On ne dit alors rien que de parfaitement raisonnable dans la forme. Mais pourquoi parler d’évolution ? C’est déclarer cet état de fait sacro-saint, livrer l’univers à la totalité de ses conséquences, interdire, avec l’investigation des causes d’où il résulte, la mise en mouvement des causes capables de modifier ou de détruire ces causes. Ce qu’on appelle « courants d’opinion » par exemple, semble parfois plus irrésistible qu’un cyclone. Assurément, il ne faut pas se jeter à la nage contre le cyclone mais n’y a-t-il pas des leviers ou des ficelles (si incongrue que semble la comparaison) pour manier ce cyclone-là ? Les maîtres de ces engins sont de puissants facteurs de l’« évolution des esprits ».
L’argument de l’évolution devrait, ai-je dit, souffrir un discrédit suffisant, de l’impossibilité flagrante de l’employer dans une controverse d’où doit sortir une solution pratique. Il en impose néanmoins, il paralyse souvent chez les meilleurs esprits, chez les meilleures volontés, l’énergie de résistance au faux, d’adhésion au vrai ; cela, en vertu d’une certaine illusion théorique d’autant plus tenace, qu’elle est moins clairement formulée et qu’il n’est pas impossible de tirer au clair.
Sans immiscer notre incompétence dans l’usage que les sciences naturelles font du concept de l’évolution, mais sans nous abstenir non plus de remarquer que les naturalistes disputent encore sur le contenu exact de ce concept et le champ d’application que lui offrent les phénomènes biologiques, nous pouvons proposer la suite des phases normales traversées par un organisme vivant, à partir de l’état embryonnaire jusqu’à la mort par vieillesse, comme un exemple de ce que tout le monde entend par évolution. Un groupe de phénomènes renfermant en son sein les causes propres à le faire passer comme têt, c’est-à-dire, en s’opposant à sa dissolution et en maintenant la solidarité de ses parties, par une série limitée d’états successifs, peut être dit soumis à une évolution, à une loi d’évolution. C’est cette idée que l’on se fait d’une société humaine, d’un groupe social, d’une famille, d’une race, d’une nation, d’une institution, d’une littérature, d’une civilisation, d’une doctrine, quand on parle d’une évolution les concernant. On identifie leur destinée à celle d’un organisme vivant. On représente ces diverses réalités comme ayant leur époque de jeunesse, de maturité, de décadence, et on explique par leur « âge » tout ce qui se manifeste soit d’heureux, soit de malheureux pour elles dans leur état général. Le fait des décadences constituerait une insurmontable difficulté pour l’optimisme évolutionniste, si les organismes particuliers n’étaient enveloppés dans le grand organisme progressif de l’humanité mais les évolutions particulières ne s’achèvent, assure-t-on, que pour verser leurs éléments dans une évolution plus puissante et plus riche. C’est ainsi que l’argument évolutionniste, en conseillant à une société de ne pas se défendre contre ce qui le fera mourir, lui prêche, paraît-il, le plus grand bien.
Cette mythologie est plus que la profession de foi de tel ou tel. Elle est le « lieu géométrique » d’une foule de sophismes contemporains et la justification théorique implicite de mille attitudes peu honorables de la volonté. Mais en outre, elle stupéfie, elle déconcerte, elle prive du sens de la direction beaucoup de volontés saines. Est-il besoin de dire que l’« âge » des sociétés, des nations, des institutions, est une formule qui n’a pas de sens, non plus que l’âge des races, et qu’elles prospèrent ou déclinent, non par le mystérieux effet d’un processus interne, mais par l’action de causes données, lesquelles demandent au demeurant un temps plus ou moins long pour faire sentir irrécusablement leur bienfait ou leur menace, ce qui explique en partie l’illusion. Qu’il vienne un moment où une cause depuis longtemps opérante de dissolution ne puisse plus être enrayée par aucune mesure habile et énergique de salut, qui oserait l’assurer, tant que l’application d’une telle mesure n’a pas été essayée ?
En tout cas ce serait là une fatalité conditionnelle fort différente de celle qu’on prête à l’évolution. Mais il faut vraiment que les hommes aient un prodigieux pouvoir de penser, au mépris des réalités grossièrement évidentes, pour parler d’un âge des nations (et généralement de toutes réalités sociales) en tant que lié à un certain état de la vitalité de ces nations, lorsqu’on voit des Etats ayant eu à peu près la même durée historique et connu dans le passé des degrés tout à fait comparables de puissance, se montrer dans un même siècle, l’un très fort, et l’autre au comme de la faiblesse.
Enfin, si l’évolutionniste est dans une posture assez ridicule vis-à-vis de l’esprit réfractaire qu’il veut entraîner dans le sens de l’évolution (ce qui n’a rien de commun avec le conseil d’une direction d’activité appropriée aux circonstances), il ne l’est pas, moins vis-à-vis de lui-même, puisqu’il doit se préparer à prendre le deuil de convictions qui seront bientôt « surannées » ou « dépassées ».
G. Conclusion
En résumé, la croyance au Progrès nécessaire est une pétition de l’imagination et de la passion.
De même, la croyance à une marche fatale de l’Humanité en général ou d’une portion de l’humanité dans telle ou telle direction. Tout ce que peut l’esprit humain, c’est de reconnaître, d’après les leçons de l’Histoire, que, telle condition étant donnée, tels effets en résulteront, si une autre condition ne se produit pas, assez puissante pour enrayer les effets de la première. Ainsi les précédents historiques nous enseignent que l’institution du régime appelé « Démocratie » a nécessairement pour conséquence la guerre civile, la diminution nationale pouvant aller jusqu’à la perte de l’indépendance, ou bien une réaction du despotisme.
L’affirmation du Progrès nécessaire ne se peut soutenir et développer, ne peut produire à son appui des semblants de théorie, que grâce à la confusion et à l’embrouillement des concepts.
Le crédit que cette affirmation et toutes thèses connexes ont trouvé au XIXe siècle, l’influence inouïe, souvent inconsciente, qu’elles ont exercée sur des penseurs d’élite est une des preuves les plus désolantes de l’aptitude de l’esprit humain à se payer de croyances démenties par les réalités les plus évidentes et les plus proches, et par conséquent à ne pas voir ces réalités.
La méconnaissance des réalités et, par suite, des sommations parfois rudes qu’elles adressent à la volonté, a son principe dans une défaillance de l’énergie. De fait, la Religion du Progrès ressemble beaucoup à la Religion du Laisser-Faire.
L’antipathie intellectuelle et morale que cette Religion mérite d’inspirer n’implique pas (et bien au contraire !) scepticisme sur la puissance qu’a le genre humain d’améliorer sous tous les rapports, sa condition. Mais le Progrès n’est pas, comme dit la scolastique, « univoque ». Il y a de très divers objets et de très diverses directions de progrès. Il n’y a ni détermination fatale, ni exclusion fatale d’un genre de progrès par un autre, parce que les divers genres de progrès dépendent de conditions et d’industries différentes. Il appartient toujours à la volonté et à l’art humain de faire servir une sorte d’amélioration à une autre sorte d’amélioration, par exemple l’amélioration de l’état matériel à celle des mœurs. Enfin, à supposer (et cette hypothèse est extrême) que tout gain dût se payer par une déperdition, il ne s’en suivrait nullement que les déperditions et les reculs ne fussent pas plus graves encore, si l’élite des sociétés s’arrêtait à un idéal d’immobilité prudente et de pure conservation. « Les peuples les plus civilisés, dit Rivarol, sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouillecf ». Il y a donc toujours lieu de frotter activement le fer, dût-il ne jamais se changer en or.
Livre troisième.
L’Influence germanique
Chapitre premier.
Sommaire de l’influence allemande
Je me propose d’étudier l’influence de l’Allemagne sur l’esprit français au XIXe siècle, pour autant que cette influence s’est exercée dans le sens du romantisme. Celui qui me ferait immédiatement observer qu’elle ne s’est exercée dans aucun autre sens, n’aurait pas tort, s’il voulait seulement parler de cette influence générale qui ne se limite à aucun domaine particulier du savoir, mais détermine ce qu’on peut appeler des courants d’idées, émeut par une électricité communicative toutes ces parties plus ou moins flottantes des esprits qui ne sont pas gouvernées par une discipline, et peut enfin, par cette vive prise sur les tendances et les sentiments, se propager jusque dans les disciplines elles-mêmes. Considérée sous cet aspect, l’influence germanique sur le XIXe siècle français semble avoir été plus profonde et étendue qu’originale. Du moins essaierai-je de montrer qu’elle a poussé l’esprit romantique dans sa propre direction. Mais il importe d’écarter formellement du sujet toutes les parties de l’influence allemande auxquelles cette caractéristique ne saurait s’appliquer ou qui même en comportent une toute contraire.
Tout d’abord il ne saurait être question ici de l’immense accroissement que les matériaux des sciences historiques et littéraires doivent à l’érudition germanique.
On ne vise pas davantage l’action des systèmes de philosophie dans le domaine propre de la spéculation philosophique. A vrai dire, le seul Kantisme a trouvé chez nous des disciples ; du moins la Critique de la Raison pure a fourni à plusieurs de nos philosophes, dont le plus considérable est Renouvier, le point de départ de leurs recherches critiques ou métaphysiques.
Au-delà du cercle des philosophes professionnels, la morale kantienne a joui d’une grande autorité dans certaines régions prépondérantes de l’esprit public, et elle fournit un élément important de la direction spirituelle que, depuis près de trente ans, l’Etat s’efforce d’organiser. Nous pourrions, appliquant à la morale kantienne le même genre de critique dont nous avons usé à l’égard du romantisme, nous demander si elle correspond au plus généreux développement de la nature humaine dans l’ordre, ou si, au contraire, elle ne fait pas payer l’ordre qu’elle établit, par quelque appauvrissement essentiel. Mais cet examen, analogue à celui poursuivi ici, n’en fait pas partie nécessaire. Il demanderait à lui seul presque un livre. L’influence kantienne est donc nettement exclue des analyses et appréciations qui suivent.
Quant aux successeurs de Kant Fichte, Schelling et Hegel, on ne peut vraiment dire que leurs métaphysiques elles-mêmes aient fait école en France. Il en va bien autrement, si des arcanes transcendants de leurs philosophies, on passe aux perspectives générales qu’elles recommandent plus encore à l’imagination qu’à la pensée, sur l’humanité, sur sa place dans la nature, sur le cours de l’histoire universelle, sur la religion et sur l’art. Ces vues, ces rêves, sont les principaux éléments de cette grande fermentation endémique de l’esprit germanique dans la pensée française, qui est l’objet propre de la présente étude. Il est d’ailleurs à croire que ces tentatives superbes à la Hegel pour reconstruire l’univers par l’esprit, ne s’accomplissent qu’en apparence dans la sphère impersonnelle de l’abstraction, et que l’intelligence humaine ne se soustrait à l’empire de la réalité objective, que pour retomber inconsciemment sous celui de la sensibilité subjective. La Logique de Hegel serait dès lors un essai de justification dans l’absolu de son sentiment spontané de la nature, de l’histoire et de l’art, bien plutôt que sa philosophie de la nature, de l’histoire et de l’art, une application de sa Logique. De même, les métaphysiques de Fichte et de Schelling constitueraient surtout des transpositions transcendantales (Stendhal disait confuses et mal écrites) soit du fanatisme allemand de Fichte, soit du penchant de Schelling à une rêverie à la fois naturaliste et religieuse. Ce qu’il y a à dire du rayonnement de ces systèmes dans les différentes catégories de la pensée et du sentiment, envelopperait donc implicitement le fond même, l’inspiration centrale de ces systèmes.
Il est une autre sorte d’influence qu’il n’y a point lieu d’exclure de notre étude, parce que l’Allemagne est le seul pays d’Europe d’où nous ne l’ayons jamais reçue. C’est l’influence littéraire, je veux dire celle qui s’exerce sur les formes et les sujets de l’art littéraire, qui, de la part de l’antiquité au XVIe siècle, de l’antiquité, de l’Espagne et de l’Italie au XVIIe, de l’Angleterre au XVIIIme de l’Angleterre encore au XIXe », et récemment de la Russie et des pays scandinaves, a été diversement heureuse, mais toujours si féconde pour la France. D’Allemagne, en ce genre, rien ou si peu que rien ; quelques imitations lyriques de Schiller, de Bürger ou de Uhland, le bonnet fourré et le cabinet gothique du docteur Faust, mais non pas son esprit quelques emprunts, en un mot, d’un petit pittoresque rien en tout cas de général, aucun « mouvement ».
Il y a l’influence de Gœthe. Elle est très grande et elle est très peu de chose. Elle est très grande, parce que J’œuvre de Gœthe offre une éducation complète de l’esprit, et qu’elle est une des quelques œuvres humaines qui constituent cet unus liber capable de rendre puissante et de munir de bien des côtés la tête qui se l’est approprié. Mais par là même, elle ne peut pénétrer que quelques esprits. De plus, cette influence s’exerce à contre-sens de l’influence générale de l’esprit germanique et à contre-sens du romantisme.
S’il n’était pas, en effet, beaucoup trop ambitieux de notre part, de vouloir donner, et cela en quelques lignes, la somme des travaux et des tentatives de ce grand homme, nous dirions que Gœthe réenfante, par son propre effort, la totalité de l’esprit classique. Son « universalité » ne vient pas tant de la diversité des objets auxquels il a appliqué sa pensée et des choses qu’il a entreprises, que d’avoir cherché en tout, l’ordre qui fonde la durée. C’est là le commun principe de ses théories d’artiste, de ses hypothèses de naturaliste, de ses idées en politique et en morale. N’est-ce pas là le classicisme ? Ne le pourrait-on pas définir : obéissance aux conditions de la durée dans les pensées et les travaux humains ? Accord de nos opinions, de nos actions, de nos passions, s’il se peut, avec les lois objectives de la vie, arbitres sévères du fécond et du malfaisant ; accord de l’expression artistique avec le caractère universel des objets, et non pas avec l’accident des impressions subjectives accord des idées philosophiques avec les rythmes fondamentaux et les grandes analogies que la nature permet à l’expérience d’entrevoir en son sein ; tout ce que notre cœur, notre activité ou notre pensée produisent en dehors de ce canon suprême, est, au point de vue gœthien, végétation vaine, non-être. Sachons comprendre cette doctrine comme l’opposé des tendances contemplatives. C’est affirmation de la règle comme condition de l’action créatrice et de résultats qui défient le temps. Ce que les modernes n’entendent plus, c’est que les règles, selon l’esprit classique, soient immortelles. Que sont-elles pourtant, que la condensation des expériences que l’avant-garde intellectuelle et morale de notre espèce a faite des mille façons dont l’esprit et les desseins de l’homme peuvent s’égarer dans le stérile, l’éphémère et le contradictoire ? La voie du bien, du clair, de l’achevé et du beau est nécessairement unique, comparativement aux possibilités, pour ainsi dire infinies, de l’absurde, de l’obscur, du vague, du difforme et de l’avorté. Le classicisme serait-il donc une doctrine d’éternelle répétition, et l’hellénisme de Gœthe, si béat ? Né de l’énergie et de la hardiesse expérimentale de Prométhée, le véritable esprit classique, c’est de plier infatigablement aux lois de l’ordre, la matière, de siècle en siècle accrue, ou du moins variée, de l’expérience et de l’action humaine. L’utilité de Gœthe pour nous, c’est qu’avec son Faust, son Wilhelm Meister, il part de la fraîcheur de la barbarie et de la spontanéité, pour parvenir, à travers des expériences poétiquement exprimées par les malheurs et les labeurs de Faust, jusqu’à une connaissance consommée et sereine.
Hegel donc, ou, si l’on veut, l’hégélianisme et tout ce que l’hégélianisme enveloppe et a suscité, c’est-à-dire une certaine philosophie de la nature, de l’histoire, de la religion, de l’art ; Hegel, dont Cousin donnait en 1828 une adaptation truculente et vaine, mais d’une singulière prise sur les imaginations Hegel, que Taine jeune nous dira avoir lu « avec ivresse pendant un an en provincecg » ; Herder, que Quinet traduisait en 1824 avec un enthousiasme mystique, dont Michelet s’est imprégné autant que de Vico (ses premiers écrits l’accusent partout) et dont Renan séminariste faisait ses délices aux vacances ; Creuzer, et sa « Symbolique » ; Fichte et Schelling à un degré moindre et d’ailleurs en ce qu’ils ont de commun avec Hegel, qui, à y regarder de France, est à peu près tout ; les nombreux résumés d’idées germaniques donnés dans l’Allemagne de Mme de Staël ; telles sont les sources auxquelles se laisse le mieux rattacher cet esprit germanique général, qu’aussi bien il est difficile de personnifier avec trop de précision, à cause de ce qu’il y a de diffus, d’illimité dans son essence (nous le verrons) aussi bien que dans son influence. J’essaierai de saisir l’une et les principales manifestations de l’autre.
Mais une question se pose. Est-ce à « l’esprit germanique » que nous avons affaire, ou seulement à la direction commune d’un certain nombre de penseurs allemands ? Dira-t-on que cette question est formelle, scolastique, et que des esprits aussi profondément différents que Goethe et Schelling étant allemands, l’esprit germanique est une entité ? Cependant, si l’on veut bien convenir que les meilleurs génies de l’Allemagne moderne, les seuls en qui nous puissions re-connaître ou des maîtres ou d’utiles excitateurs, un Lessing, un Goethe, un Schopenhauer (le métaphysicien laissé de côté), un Nietzsche, ont énergiquement nié que leur pays possédât une culture intellectuelle, se sont sentis sans tradition nationale et sans milieu, alors cependant que ce pays était plus productif qu’aucun au monde en grands travaux de philosophie, d’histoire et de critique, on devra trouver légitime que nous leur opposions, sous le nom d’esprit germanique, l’ensemble des manières de penser sur lequel leur œuvre tranche et veut trancher si vivement. Le mot de Nietzsche à un de ses amis, Henrich von Stein « Vous lisez trop de livres allemands », le mot du même de Nietzsche sur Goethe : « l’Allemand d’exceptionch », le fait que, sauf en musique, l’Allemagne n’a aucune forme esthétique, aucun style, cet autre fait d’observation constante, que le « goût » est en Allemagne chose à peu près introuvable, même chez les plus érudits, autant d’indices bien suggestifs de ce qu’il y a d’« allemand » dans les idées et les directions d’esprit que nous allons analyser. Car elles sont précisément faites pour produire des livres peu lisibles, pour exclure une véritable compréhension de Goethe, pour empêcher de sentir le style et obscurcir le discernement esthétique. Il reste à expliquer la séduction extraordinaire qu’elles ont exercée en France, jusque sur un Renan.
Chapitre II.
L’Esprit panthéistique
Un naturaliste philosophe, M. Quintonci, attribue une certaine infériorité de l’esprit germanique à ce fait que la sensibilité et l’intelligence n’y seraient pas des puissances bien différenciées. Il convient de distinguer une sensibilité cultivée de la sensibilité vulgaire. La première nous fait éprouver très vivement l’inobservation des lois les plus délicates de l’honnêteté et du goût. Elle peut être, dans sa pureté, tout à fait brûlante. Sans elle, la raison serait un arbitre bien froid. La seconde comprend toutes les émotions commandées par la souffrance et le plaisir personnels. M. Quinton veut évidemment parler d’un certain asservissement du jugement à la sensibilité vulgaire.
Les conditions physiques et politiques de l’existence humaine et les données mêmes de notre nature morale offensent par d’inéluctables duretés la sensibilité vulgaire. Nous n’avons pas besoin de dire, après notre analyse de Rousseau, quel caractère d’abjection porte à nos yeux la croyance à la bonté et à la félicité primitive de notre espèce. Nous ne savons rien, en revanche, qui marque mieux ce qu’on peut appeler la noblesse, la race d’un esprit que le morceau éternel de Pascal sur la « contradiction de l’hommecj ». Trop soumis à la sentimentalité pour admettre que toutes les parties de la civilisation humaine reposent sur une discipline chèrement conquise, l’esprit germanique à la fin du XVIIIe siècle, ’était, d’autre part, trop docile, pour vérifier, par la subversion politique, la spontanéité de la vertu. Il portait en outre une étendue d’imagination et de rêve où il faut peut-être voir un don de race. Son optimisme ne passa donc pas en action, mais en spéculation. La croyance de Rousseau à la bonté de l’homme, s’amplifia, se dilua en une croyance contemplative et rêveuse à la bonté de l’univers.
Un siècle avant le moment où il s’affranchit de la tutelle française, et qui est celui où nous nous plaçons, ce pays avait produit une forme célèbre de l’optimisme qui s’enseignait encore dans ses écoles. Je veux parler de la doctrine de Leibniz, déjà béate, au dire de Schopenhauer, beaucoup trop sévère et rationnelle au regard de la tendance romanesque et vulgaire. Selon Leibniz, le monde est seulement le meilleur possible. La part du mal y est donc nécessaire et doit être acceptée dans une ferme disposition de l’esprit. Mais à peine la prédication de Rousseau, de qui l’influence en Allemagne fut et est demeurée telle, qu’on n’en saurait rien dire d’exagéré294, eut-elle rendu la pensée germanique à la liberté de son mol instinct, que celle-ci, par la même fadeur d’imagination qui fait combiner aux poètes d’un certain ordre des caractères parfaitement vertueux, se composa la chimère d’une nature où tout serait digne de l’enthousiasme du cœur.
Ce ne fut pas là le thème de quelques poètes, mais, pour ainsi dire, la pétition fondamentale des doctrines et des systèmes. « Les Allemands, dit Mme de Staël, regardent le sentiment comme le fait primitif de l’urne et la raison philosophique comme destinée seulement à rechercher la signification de ce fait295. » C’est dire que la raison s’emploiera à prêter démonstrativement aux choses, la nature qu’il nous flatte qu’elles aient, toute histoire naturelle, toute psychologie, toute politique et toute morale non fondées sur la présupposition d’une harmonie idéale dans la nature, portant témoignage de la médiocrité de leur auteur « Le véritable observateur, avoue Novalis, est celui qui sait découvrir l’analogie de la nature avec l’homme et celle de l’homme avec le cielck ».
Cette ingénuité à accommoder la vérité universelle aux désirs du cœur, est ce que les Allemands nomment idéalisme. Et cet idéalisme à l’allemande entraîne le panthéisme. Je m’étonne que le critique cosmopolite Georg Brandescl, qui entre avec une chaleur instructive dans les états d’âme ici recherchés, distingue si vivement celui-ci de celui-là296. Un univers où tout est harmonieux et bon ne saurait comprendre aucune opposition de principes, aucune dualité il exclut notamment celle du connaissant et du connu. Et, pour mériter des transports, il faut bien qu’il soit divin. Il y a un autre idéalisme, celui des Platon, des Malebranche, selon lequel il nous est donné de participer à l’essence divine, mais par les contemplations abstraites et impersonnelles de l’intelligence, les émotions de la sensibilité étant tenues pour l’élément inférieur et impur de notre nature. C’est tout au contraire par les émotions que l’idéaliste allemand se sent en rapport direct avec le divin, et d’autant plus que l’imagination les amplifie davantage, qu’elles ont, avec un objet moins précis, un plus grand empire, qu’elles sont en un mot plus passives. « La musique (on prête ce mot à Beethoven) est une révélation plus profonde que la philosophiecm. » Je vois bien l’intensité, la magnificence de sentiment et de création sentimentale, mais non pas la « révélation ».
Le panthéisme germanique est peu justifié à se réclamer de Spinoza, qui divinise le monde, mais dans son ordre géométrique, c’est-à-dire en tant que rationnel. Moins encore l’est-il à se comparer au polythéisme grec, rapprochement où la prétention des Allemands de ce temps à former une race « primitive » et, pour ainsi dire, vierge, trouvait son compte. Il n’y a pas entre le polythéisme hellénique et le panthéisme allemand différence de genre, mais contradiction de nature. Le premier représente les dieux sous des qualités et des essences définies, le second confond toutes les qualités au sein d’une essence indéfinissable. L’un est la chrysalide de la philosophie et de la science, l’autre est l’abîme d’obscurcissement où elles s’anéantissent. Celui-là, par la formidable puissance de personnalité attribuée aux dieux, atteste la décision de la personnalité humaine. Il n’y a dans l’être prêté au dieu germanique aucun choix de l’intelligence non plus que du sens esthétique. C’est la nature, dans sa totalité brute et indéterminée, dans ses apparences sensibles et dans l’inconnu infini que l’imagination peut arbitrairement rêver par-delà ces apparences.
Mais laissons Fichte nous exposer, avec la nature spécifique de l’esprit allemand, les raisons qui l’élèvent selon lui au-dessus de toute autre sorte d’esprit, et qui sont les mêmes pour lesquelles il nous apparaîtra comme un stupéfiant et un dissolvant de l’intelligence française, si peu qu’elle se mette à cette école.
Notez d’abord et avant tout ceci, dit Fichte à la jeunesse l’homme forme sa conception scientifique (bildet seine vissenchaftliche Ansicht) non pas du tout avec liberté et choix, de telle ou telle manière, mais c’est sa vie qui la lui forme, et cette conception, c’est proprement l’intérieure et d’ailleurs inconsciente racine de sa vie devenue pensée297.
Il faut s’entendre, dirons-nous. Il est vrai qu’il n’y a pas de puissance intellectuelle sans puissance de sentiment. L’intelligence peut coexister avec une sensibilité médiocre ; mais, si souple qu’elle se montre alors, elle est chose vulgaire au fond, très peu précieuse ; elle ne confère pas de prix à un homme ; elle n’a rien de créateur. Seulement, si la trempe du cœur peut seule donner à l’esprit l’audace, la portée, ce n’est pas à lui de dicter des théories. De plus, la sensibilité comporte une culture qui l’imprègne d’intelligence et dont le résultat est le goût. La « racine de la vie » psychique est peut-être la même chez un Grec de la plus belle époque et chez un Sarmate mais la tige est autrement dirigée ou plutôt elle a chez le premier seul une direction et un épanouissement. Or, non seulement Fichte ne distingue pas entre une sensibilité cultivée et une sensibilité barbare ; mais il condamne toute culture héritée, comme tuant le sens philosophique, lequel suppose une sensibilité a primitive ». D’où cette conséquence que les Français sont incapables de profondeur et de sérieux, parce qu’ils ont une culture traditionnelle, et que la philosophie est allemande, rien qu’allemande, parce que les Allemands sont dans l’humanité moderne le peuple primitif, originaire (Urvolk) et « comme tels ont le droit de se dénommer le Peuple tout court, par opposition aux autres.cn »
L’être intime de l’Etranger (lisez la France) ou du Non-originaire, c’est la croyance à quelque chose de dernier, de ferme, d’immuable et d’immobile, à une limite, en deçà de laquelle la libre vie poursuit son jeu, mais sans pouvoir jamais faire irruption à travers cette limite, la fondre en soi ni se fondre en elle298.
Je traduis mot à mot et comment faire autrement ? Mais cette obscurité n’est pas si obscure Fichte accuse nos « idées claires » nos « règles », notre « forme », nos mœurs et notre sociabilité policées, d’étouffer la liberté de l’intelligence et du naturel. Ce paysan fanatique est incapable de voir dans les disciplines, les instruments, les seuls instruments possibles, des conquêtes intellectuelles et des créations humaines en général ; et la plus haute puissance de l’esprit lui apparaît sous les espèces de je ne sais quel laisser-aller infini qui ne peut engendrer que la tautologie, le rien mental.
Il voit dans la Définition la mort de la pensée. On est confus d’avoir à énoncer que toute investigation a pour objet de définir, tout au moins des rapports, et que, tant qu’elle n’a pas défini, elle n’a pas abouti.
Pour Fichte, c’est dans le caractère indéterminé des représentations, mêlé d’une sorte d’enthousiasme, qu’est le signe de leur plus profonde vérité. Aussi n’y a-t-il d’autre méthode pour penser avec profondeur que l’intuition spontanée. Et l’Allemand en est seul capable.
Parce que les étrangers (les Français) ne tirent pas d’eux-mêmes l’élan de leur propre vie, mais que pour prendre leur libre vol, ils ont perpétuellement besoin d’un porteur et d’un soutien (sondern für freien Aufflug stets eines Trägers und einer Stütze Bedürfen) : pour cette raison leur pensée, en tant que reflet de leur vie, ne peut s’élever au-dessus de ce qui les porte (darum kommen sie auch mit ihrem Denken, als dem Abbilde ihres Lebens, nicht über diesen Träger hinaus) ce qui n’est pas quelque chose est pour eux nécessairement rien, parce qu’entre cet Etre refermé sur lui-même et le Rien, leur œil ne voit rien, leur vie ne contenant elle-même rien d’autre. La vraie philosophie au contraire. l’art de la vie unique, pure, divine, en tant que vie absolument, la même et une pour toute l’éternité ; et non pas en tant que telle ou telle vie ; elle voit comment cette libre vie alternativement entr’ouvre et referme son sein à l’infini dans l’apparence, et, conformément à cette loi primitive, se détermine en une existence, en un quelque chose. De cette philosophie jaillit l’existence, postérieurement à laquelle l’autre (la pensée étrangère, superficielle) se développe. Et ainsi cette philosophie n’est rigoureusement qu’allemande réciproquement, celui qui serait un véritable Allemand ne pourrait pas philosopher d’une autre manière299.
Je n’admettrais pas, devant ces fumées, un simple haussement d’épaules, et peut-être Renouvier va-t-il trop loin quand, après avoir exposé une controverse ontologique entre Schelling et Hegel, il observe « que cette argumentation fait penser aux raisonnements qu’opposerait à un aliéné quelqu’un qui aurait lui-même des raisons pour prendre les imaginations folles au sérieux300 ».
Il est parfaitement possible, ou plutôt il n’y a guère à douter qu’aucune de nos « idées claires », de nos « définitions », n’exprime exactement la réalité, l’intimité des choses auxquelles elle s’applique, et, par exemple, que ce que nous appelons déterminisme, ne soit qu’une traduction artificielle du procédé de la nature dans la génération des phénomènes. Il est donc absurde, mais il est logique, si l’on s’entête à cette critique hyperbolique, que la pensée se refuse, sous prétexte de vérité, à toute détermination. La monstruosité véritable de la pensée allemande, c’est de faire de cette attitude négative quelque chose de positif et de créateur, et de nous donner pour les idées les plus expressives du fond des choses, des idées qui, n’étant pas définies, ne sont que des larves d’idées.
L’enthousiasme métaphysique à la Fichte, c’est l’enthousiasme d’un avortement mental éternel.
Il faut cependant se donner l’illusion de reconstruire ou de déduire le monde, en partant de l’intuition de Dieu. On prendra nécessairement pour une telle intuition des états de conscience d’où toute détermination de temps et d’espace soit absente, qui soient intenses sans représenter rien. Voilà le thème de l’imagination métaphysique allemande, sorte d’imagination à reculons qui s’évertue à réaliser la plus haute exaltation de la sensibilité dans le plus parfait vide de l’esprit, et croit trouver son triomphe dans des moments d’illuminisme ténébreux.
Quand, le pas de l’Absolu franchi, il s’agit d’en venir à l’explication des réalités, l’imagination a beaucoup plus libre carrière. Ces prétendues déductions de la nature et de l’histoire ne sont, à vrai dire, que fit suite des états de rêverie et de sentiment qu’inspire à Fichte, Schelling, Hegel ou autres, une impression sommaire des généralités de la nature et de l’histoire. Parce que ces rêveries sont imprécises, et ces sentiments fluctuants, on se persuade qu’ils surprennent la mystérieuse genèse des choses.
Mais s’il y aurait quelque duperie à s’attacher au contenu dix fois jugé de ces systèmes, il est capital d’en relever l’intention profonde. Car elle les dépasse.
Non seulement, comme dit Fichte, des Allemands étaient seuls capables de les concevoir, mais ils sont la glorification doctrinale de l’esprit germanique dans ses impuissances et ses barbaries, la dépréciation théorique de l’esprit classique et français. Ils sont l’expression et la justification métaphysique — d’autant plus dangereuse par la part de lourde naïveté qu’elle renferme — de l’esprit de nivellement par en bas dans l’ordre de la culture, une sorte de jacobinisme transcendant, l’inférieur qui s’enfle jusqu’à l’infini pour résorber le supérieur. Si toutes choses, indifféremment, doivent être comprises comme le devenir spontané d’un principe lui-même sans qualité, que cette vue soit l’apogée ou l’abîme de la sagesse, et qu’elle soit appliquée a l’histoire de l’esprit humain, celle-ci ne contient plus, au fond, de contraires. Tout, dans la même brume, prend la même couleur. L’éclat d’Athènes, de Rome et de Paris s’évanouit. Il n’y a plus de guides de l’humanité. La perfection est partout. Aristote est un prophète, et Jérémie, un philosophe. C’est la destruction de la critique, sous prétexte de critique universelle, un art équivoque de délayer tout dans tout, de parler de tout à faux, de faire dire aux philosophies, aux religions l’opposé de ce qu’elles disent, de ramener l’affirmation à une négation, et plus encore de hausser la négation à la dignité d’affirmation, d’apprécier les positions intellectuelles et morales le plus nettement prises par les hommes du passé, selon l’indécision d’une pensée qui se croit la plus grande, parce qu’elle ne s’arrête nulle part. Voilà trop souvent l’objectivité allemande. Elle est l’entière subjectivité. L’optimisme de l’esprit germanique s’épanouit dans une philosophie de la nature et de l’histoire universelle qui divinise son inexpérience et ses tâtonnements.
Entre cet esprit et la tradition de culture gréco-latine, si l’on ne veut pas qu’il soit parié d’inégalité, on doit admettre au moins qu’il n’y a pas de commune mesure. Pour nous cependant, la pensée germanique n’est pas une essence si mystérieuse et originale, le principal défaut que nous lui trouvions est le défaut d’être, joint à une complaisance toute « primitive » en soi-même. Elle est le germe, qui aurait refusé de passer par les phases normales de la maturation, pour se développer monstrueusement sous sa forme de germe et étouffer dans son expansion les beaux arbres longuement cultivés. Le bon Fichte, jugeant l’esprit français, le déclarait irrémédiablement rétréci et desséché ; il disait « qu’il est vain et impossible de vouloir nous convertir, qu’il faudrait nous faire, et nous faire autrement que nous ne sommes, si on le pouvait »301 ; que, pour nous amener à penser à l’allemande, il faudrait « métamorphoser tout notre être et nous arracher l’âme dit corps302 ».
Fichte avait raison.
Chapitre III.
Nature et étendue de l’influence panthéistique en France
Si on me reprochait de résumer arbitrairement l’esprit germanique en un seul de ses caractères, il ne serait pas embarrassant de répliquer que ce caractère en entraîne beaucoup d’autres ; mais surtout il suffirait de répondre que c’est par ce caractère qu’il a agi en France. On ne peut appeler autrement que panthéisme le commun élément que l’Allemagne a introduit dans la philosophie de l’histoire de Michelet, les idées politico-religieuses de Quinet et de Pierre Leroux, dans la doctrine esthétique de Taine, dans les rêveries cosmologiques et historiques de Renan. Cet élément, qui ne porte que par abus un nom de système philosophique, est, à vrai dire, le plus profond dissolvant intellectuel.
Il apparaît dès lors que le prestige de l’Allemagne, c’était d’attirer le romantisme français à l’extrême de sa propre tendance spontanée, de donner une mystérieuse valeur métaphysique à toutes les libertés, à tous les relâchements, au bout desquels la pensée trouve sa propre décomposition. Subjectivisme, c’est-à-dire règne de la facilité, ou de la passion dans la formation des idées et des théories, dédain des problèmes définis et limités, impuissance à ne point engager l’univers dans toute question, insouciance supérieure de s’accorder avec soi-même, de s’astreindre à la conséquence, incapacité d’opter entre deux contradictoires, bien plus, complaisance satisfaite à prêter également à l’un et à l’autre son sentiment et son jugement, délices de penser dans une région si indéterminée et si fluide qu’il ne s’y saurait, à vrai dire, rencontrer de contradictions la philosophie de l’identité universelle et du « devenir » ne promeut-elle pas à une éminente dignité ces commodes pratiques, et ne taxe-t-elle pas d’artifice les disciplines organisées pour défendre l’esprit et la volonté, d’y glisser ? La conquête germanique de l’esprit français a donc été passive plutôt qu’active, au point que les romantiques étaient enivrés de l’Allemagne, avant même de la connaître. « L’impression la plus durable et la plus ancienne qui me soit restée de mon premier abord à la philosophie, écrivait Renan adolescent, c’est l’insuffisance et la grossièreté du posé de la plupart des problèmes, auxquels je trouvais une mine paysanne et scolastique. De là un instinct secret, un amour sans connaissance qui me porte vers l’Allemagne, pour voir si je trouverais là une forme. En attendant, je la fais en moi, en laissant mon esprit germer ses problèmes sous une forme naturelle303 ». Ainsi une certaine horreur, qu’il faut appeler voluptueuse, pour les positions déterminées de la pensée, plaçait d’elle-même en Allemagne le pôle de ce jeune esprit et suffisait pour lui faire écrire une sorte d’allemand.
Mais les mêmes idées, les mêmes habitudes intellectuelles, selon qu’elles opèrent en France ou en Allemagne, diffèrent autant qu’un brandon placé dans un milieu humide du même brandon placé dans un milieu sec. En Allemagne, la spéculation la plus subversive demeure séparée de l’action par une épaisse couche de docilité, de lenteur ; la logique y est naturellement paresseuse. Les Français admettent difficilement de ne pas agir d’après leurs idées, parce qu’ils tirent plus nettement les conséquences de leurs idées et qu’ils ont les nerfs beaucoup plus près de l’esprit. C’est la plus importante cause des grandeurs et des infortunes de leur histoire, et cette qui leur laisse toujours espérer, aux époques malheureuses, une reconstitution nationale rapide. Les révolutions théoriques sont toujours impatientes chez nous de devenir des révolutions politiques et morales. Nous bercer du vague des « idées sans bornesco », comme disait Mme de Staël, c’est ce dont nous ne nous contenterons jamais nous voudrons supprimer au plus vite les bornes. Avec une métaphysique qui était le nihilisme même, et où la jeune école romantique allemande chercha bientôt la justification doctrinale de son essai de fantaisie absolue (freie Willkürcp ) dans les opinions et l’existence (nous dirions, en France : de bohème), Fichte se montre le plus discipliné des patriotes et le plus sévère des moralistes ; chez nous, il ferait profession d’anarchisme en tout.
Même dans l’ordre purement poétique, l’Allemagne n’a jamais ressenti de sa déliquescente conception de l’univers, la capiteuse ivresse qu’elle communiqua à une élite de Français. Le ton de Hegel s’harmonise peu souvenir de passion que Taine garda de la lecture qu’il en fit à vingt ans. Le mode panthéistique de penser et de sentir enseigné par de tranquilles professeurs allemands fut adopté chez nous par les Michelet, les Quinet, les Leroux, les Lamennais, comme un puissant explosif de Révolution. Pour les natures de poètes, les Taine, les Renan, il fut une fièvre.
De la qualité de l’influence panthéistique en France découle la difficulté d’en délimiter le champ. Il serait plus aisé de dire quels esprits y ont été complètement soustraits, soit par la solidité de la méthode, comme Auguste Comte, soit par l’invincible sûreté du goût, comme Sainte-Beuve. L’esprit panthéistique pouvant se définir usurpation par l’imagination et le sentiment, du rôle de la raison, défaut d’embarras en présence des questions suprêmes, il suffisait qu’on tranchât par intuition, inspiration ou passion, les problèmes les plus étendus que proposent la nature et l’histoire, pour tomber dans des idées bien apparentées aux idées germaniques, sans besoin d’avoir médité pour cela les Fichte ou les Schelling. On s’assurera, en lisant le livre de Renouvier sur Victor Hugo philosophe, qu’il n’est peut-être pas une de ces formes de l’optimisme, du symbolisme et du syncrétisme allemands, que l’improvisation du poète n’ait réenfantée, comme elle a reproduit aven la même spontanéité, des visions analogues au nihilisme indou et à l’émanatisme alexandrincq, sans que jamais la combinaison demi-instinctive des abstractions et des images soit parvenue à coïncider avec les formules d’une philosophie véritable, comme l’aristotélisme et le cartésianisme. S’il y a tant de Germanie dans Hugo, on peut se demander où dans le siècle on n’en trouverait pas. Une cause qui, indépendamment de cette puissance endémique de l’esprit panthéistique, a beaucoup contribué à y gagner l’intelligence française, c’est la multiplicité contradictoire des sentiments et des attaches qui se sont partagé l’âme de nos générations depuis 1816. Combien d’hommes disputés entre des traditions contraires, entre la piété pour le passé et les sentiments révolutionnaires, au cœur royaliste et démocrate, catholique et libéral à la fois ont dû soupirer après une philosophie de l’histoire qui légitimât d’un point de vue supérieur, leurs amours et leurs sensibilités ennemies, et qui ne saurait être que quelque espèce plus ou moins avouée d’hegelianisme. Le bon Ballanche réconciliait l’Eglise et la Révolution en Orphéecr. Quand il connut Herder, il dut lui être reconnaissant de cette poésie fondante qui ramène la chèvre et le chou à une commune essence.
Je voudrais, après avoir caractérisé l’influence panthéistique en général : 1° montrer à quelle condition elle a réduit des intelligences non sans puissance et des âmes non sans qualité, dont elle s’est emparée complètement toute une famille encore vivante d’esprits et une pépinière encore fertile d’opinions seront appréciées par là ; 2° y rattacher certaines manières de penser qui, recommandées par l’autorité d’un Renan et d’un Taine (qui, eux, avaient d’autres, d’éminentes et de glorieuses parties), n’ont pas généralement été prises pour les agents de décomposition mentale et morale qu’elles sont en réalité, et ont pu rallier l’élite peu avertie de plusieurs générations.
Chapitre IV.
Le panthéisme politique ou le fanatisme
L’alliance du Panthéisme et de la Révolution est conforme à la nature des choses, qu’elle s’est faite dans tous les esprits qui, possédés de la foi révolutionnaire, éprouvaient le besoin d’unité avec eux-mêmes. Le panthéisme est la métaphysique nécessaire de la Révolution. Je sais qu’on peut accommoder à toutes sortes de conséquences une philosophie où la vérité des concepts s’identifie à leur défaut de clarté, et que Hegel est un conservateur. Du moins, le dogme révolutionnaire ne trouve-t-il son plein sens et sa garantie que dans cette philosophie-là. Les objections élevées au nom de l’expérience contre la Liberté-principe et l’Egalité-principe, s’évanouissent par enchantement si une vue plus profonde de la réalité nous montre Dieu présent en tous les individus. Les objections élevées contre la Liberté-fin et l’Egalité-fin au nom de la conservation sociale et de la civilisation, n’appartiennent plus qu’à un chétif et brutal empirisme politique, s’il suffit de détruire les autorités et les hiérarchies, pour que de la libération du divin latent en tous les hommes, naisse entre eux un magnifique concert spontané.
Nous apercevons dès lors l’arrière-pensée métaphysique d’une parole déjà citée de Quinet que les révolutions sont des « explosions de la sagesse divine ». L’espèce d’hallucination que je résume ici constitue tout le fond de pensée d’orateurs, professeurs et publicistes français du XIXe siècle, parmi lesquels je choisirai comme les plus représentatifs Edgar Quinet et Pierre Lerouxcs. Quoi ! Il y a des penseurs dont c’est là toute la pensée ? Hélas ! Je dirai plutôt que c’est là leur formule mentale panthéisme-révolution. Elle commande toutes les démarches de leur esprit.
Il s’agit de savoir ce qui advient d’un esprit qui se développe tout entier entre ces deux termes, comme aussi de caractériser et de signaler le genre d’idées qu’enfante, appliqué à la diversité des questions religieuses, politiques, morales et esthétiques, ce principe ténébreux.
I
M. P. Félix Thomas,304, M. J. E. Fidao305, récents et très distingués critiques de Pierre Leroux, sont frappés de sa fertilité en idées.
En 1833, Sainte-Beuve le nommait « une des natures de philosophe les plus ubéreuses » du temps. « Ubéreux », appliqué aune intelligence, est-il bien un éloge ? Il est assez commode de produire d’abondantes théories sur toutes questions possibles, quand on joint à une certaine « exubérance » imaginative une recette universelle pour ôter aux termes des questions leur rigueur et alléger le sens des mots de la moitié du contenu des choses. Les idées les plus opposées se concilient dès lors aisément, et l’« intuition » trouve sans peine la liaison des faits les plus lointains. Pierre Leroux ne résout pas les problèmes.
Il les noie. Ce procédé, c’est le panthéisme même. Ce n’est pas la « quantité » des idées qui fait la qualité du penseur. On peut même dire qu’elle le rend suspect d’étourderie. Une seule idée riche de conséquences vérifiées, voilà le signe de la puissance créatrice de l’esprit.
Leroux, philosophe, part de la « Réfutation de l’Eclectisme ». Sa réfutation est bonne et il y a beau jeu.
Naïf pour l’ordinaire, sa prodigieuse inhabileté au succès lui donne une clairvoyance parfaite à l’endroit du charlatanisme de Cousin. Sincèrement désireux de vérité (car son âme n’était pas sans noblesse) bien que totalement dépourvu de méthode, il s’exprime, comme il le faut, sur le scandale d’un « système » dont le dernier mot est qu’il y a « quatre systèmes divergents nécessaires » (idéalisme, sensualisme, mysticisme, scepticisme), et qui prétend fonder là-dessus une orthodoxie philosophique ! « Si c’est une nécessité de l’esprit humain, dit-il, de produire toujours ces quatre écosystèmes… Le seul qui ait le sens commun, c’est le scepticisme ».
Avec raison, mais sans s’entendre lui-même, Leroux oppose à l’arbitraire éclectisme cousinien un autre éclectisme qui serait la plus haute méthode philosophique. Il importe de ne pas confondre avec cette méthode dont un magnifique exemple d’application existe, ce que Leroux produit d’indistinct, dans l’illusion de l’appliquer. On peut se demander si des doctrines de sens divergents ou même opposés, que l’histoire de la philosophie semble ◀prouver▶ impérissables, ne se concilient pas en tant que parties différentes de la vérité objective totale, si, en d’autres termes, elles ne correspondent pas à des plans différents de la même réalité, ou, pour mieux dire, à des questions différentes au sujet d’une même réalité. Il s’agit de montrer tout d’abord que ces différentes questions se posent ou s’imposent et ne peuvent être traitées par la même méthode, résolues par des idées de même ordre ; puis, comment l’une conduit à l’autre, et, par suite, comment les modes et principes d’explication relatifs à chacune d’elles se subordonnent entre eux. C’est par ce procédé que Leibniz essayait de concilier ensemble non pas, comme cet étourdi de Cousin, « idéalisme » et « sensualisme », « mysticisme et « scepticisme », mais aristotélisme et cartésianisme, « raison suffisante » et raison mathématique, finalité et nécessité, métaphysique et expérience, religion et science. On s’étonne qu’un aussi bon philosophe que M. P. Félix Thomas fasse honneur à Leroux d’une entreprise analogue, qui est précisément celle que tous ses propos le ◀prouvent▶ le plus incapable de concevoir. Si l’éclectisme leibnizien est fondé sur la distinction la plus lucide possible des doctrines et des problèmes, le grossier syncrétisme de Leroux ne se réalise qu’au moyen de la confusion systématique et des unes et des autres.
Pour ramener toutes les doctrines à l’unité, il les embrouille. Il les embrouille en substituant à l’idée le « sentiment », sous prétexte que la vraie signification de l’idée est dans le sentiment, que le sentiment en est le fond et le tout.
Comment éclectiser des idées quand on ne fait aucune acception du sentiment caché sous ces idées ?… C’est en brisant les formes dans lesquelles le sentiment s’est enfermé qu’on peut lui rendre la liberté et lui faire revêtir la forme d’une idée nouvelle. Et c’est en nous-mêmes, dans notre cœur, que se passe le mystère qui de deux idées antérieurement émises fait surgir une troisième idée, laquelle n’est ni l’une ni l’autre et les comprend toutes deux306.
Nulle difficulté, on le voit. Comme le « sentiment » de P. Leroux est le plus compréhensif de tous, parce qu’il est le dernier venu, son inspiration spontanée se trouve l’ouvrière de la conciliation doctrinale universelle.
Comme il confond les doctrines, Pierre Leroux confond les problèmes. Ou plutôt il les réduit à un seul. Ce problème, qu’il agite perpétuellement, et tout entier dans chaque page, doit être une sorte de monstre logique. Avant de savoir comme il le résout, on voudrait cependant le définir, le classer. Se rapporte-t-il à la philosophie et à la science ?
Ou à la religion ? Ou à la politique ? C’est ici que Pierre Leroux sourirait de la petitesse de notre esprit, sinon de notre « cœur ». L’erreur des erreurs, selon lui, c’est de comprendre sous ces trois termes des objets déférents. La philosophie est la même chose que la religion, et la religion que ! a politique. Le christianisme a été une grande religion, mais le vice dont il est mort (Leroux du moins dit qu’il est mort) ç’a été de ne pas faire passer dans la réalité politique ce qu’il affirmait par rapport au royaume des cieux, de ne pas faire de son « spirituel » le « temporel ». Rousseau, la Révolution ont affirmé le vrai dogme politique. Mais la réalisation de ce dogme soulève des antinomies qui ne se peuvent résoudre que par la Religion ; il n’est vrai que si on y infuse la Religion. Enfin les philosophes, les savants ne se comprennent pas eux-mêmes, s’ils ne se comprennent comme des collaborateurs de la vérité religieuse nouvelle, des « révélateurs ». Ainsi Christianisme, Révolution, Science, Démocratie, tout cela est la même chose dite différemment ou plutôt incomplètement, tout cela se rapporte au même objet, à la condition du moins de l’entendre et de l’échauffer avec le cœur de Pierre Leroux.
Le tout est de savoir si ce panthéiste, assurément candide, alors que dans le feu de l’inspiration il croit enfanter des « idées nouvelles », ne se livrerait pas tout simplement au jeu de faire se dévorer entre elles des idées contraires.
Il faut, pense-t-il, à la société nouvelle une religion nouvelle. Les Saint-Simoniens entendent par là que la société attend un Messie, un « révélateur ». Leroux juge tout à la fois qu’il n’y a pas religion sans révélation divine, et que la démocratie, l’égalité, faisant partie de la future vérité relieuse elle-même307, il ne saurait y avoir de « révélateur », d’individu élevé au-dessus des autres par un rapport plus proche avec Dieu.
Comment résoudre l’antinomie ? En disant que la révélation se fera en réalité dans tout le monde, et en apparence dans un ou plusieurs individus, lesquels ne seront que la voix de tout le monde. Mais c’est ici que nous sommes impuissants à suppléer par l’analyse le dire panthéistique.
Quel est l’inspirateur ? Dieu, révélé dans l’Humanité. Donc, après Dieu, quel est l’Inspirateur ? L’humanité, le peuple. Et quel est l’inspiré ? Un homme, un frère, un égal. Et quel est le juge de l’inspiration ? L’humanité, le peuple. Et enfin qui réalise l’inspiration ? L’Humanité, le peuple308.
S’expliquant sur le contenu de la Révélation prochaine, Leroux dit une fois qu’il n’est autre que « la science » une autre fois que « le dix-neuvième siècle marche vers une encyclopédie pleine du sentiment de Dieu et vivifiée par la charité, c’est-à-dire vers une religion309 », ailleurs, qu’il faut entendre par « les révélateurs. Ce qu’on appelle aujourd’hui la presse, la liberté de la presse, les écrivains, les publicistes, l’opinion et de vingt autres noms semblables310 ».
Leroux ne nous donne pas une idée plus consistante de la religion, quand, après avoir si obscurément essayé d’en faire comprendre la source inspirée, il la considère dans son rôle social. Selon lui, Rousseau a proclamé, dans la souveraineté de l’individu, la vérité politique définitive. De la Souveraineté de l’individu ou Liberté, suit l’Egalité de tous les individus. Mais qui ne voit (et ici la critique de Leroux est aussi décisive que facile) que ce double principe a pour conséquence, soit l’anarchie, soit l’écrasement de l’individu par la majorité ?
Comment le droit de l’un peut-il s’accorder avec le droit des autres ? Vous le demandez ciel, à la terre, a tous les échos, Politiques de mon temps mais le ciel et la terre, et tous les échos sont muets pour vous. Liberté… Égalité voilà le terrible problème qui met aux abois votre prétendue société. C’est qu’il y a un troisième terme, fraternité, qui pourrait servir de lien aux deux autres, si tous les trois étalent réunis dans une pensée qui a nom religion311.
Laissons pour l’instant de côté la question de savoir si l’unité religieuse peut suffire toute seule à procurer l’unité sociale. Le principe de contradiction nous avertit que là où la religion règne, quelle qu’elle soit, ce n’est pas l’individu qui règne il est gouverné par la religion. Il en va autrement en panthéisme. L’effet du gouvernement de la religion sera que l’individu souverain ne soit plus anarchique, tout en demeurant souverain. Comment cela ? C’est que tous les individus se reconnaîtront participants de l’esprit humain, qui est un, et qui n’est autre chose que l’esprit divin de sorte qu’ils ne feront qu’un Individu, nommé Démocratie, et directement émané de Dieu lui-même. Mais ici encore je me défie de ma glose et je laisse la parole au prophète.
La souveraineté est dans Dieu mais elle est dans chacun et dans tous. La souveraineté est dans chacun ; mais elle est dans Dieu et dans tous. La souveraineté est dans tous mais elle est dans chacun et dans Dieu312.
Et rejetant, non comme fausses, mais comme incomplètes, les trois seules théories qu’on puisse, d’après lui, concevoir, en dehors de la vienne, et qui mettent la souveraineté, l’une (socialisme) dans « tous », l’autre (individualisme) dans « chacun », la troisième (Révélation) dans « quelqu’un ou dans « quelques-uns », l’étonnant synthétiste conclut :
Nous élevant au-dessus de ces trois formules incomplètes et fausses, qui ont chacune un de vérité pour deux d’erreur, nous écrirons la vérité entière, complète, et sans mélange d’erreur, dans cette formule trinaire, qui comprend et rectifie les trois autres formules données jusqu’ici — Le vrai législateur c’est chacun par tous au moyen de la science et de l’amour. — Ou réciproquement, le vrai législateur c’est tous par chacun au moyen de la science et de l’amour. Ou réciproquement encore, le vrai législateur c’est la science et l’amour par chacun et par tous313.
Ailleurs il dit « Que le souverain soit tous, je le veux bien ; mais à condition que tous s’entendent et s’accordent314 ». Évidemment ! et l’on préfère cette bonhomie d’expression. Mais moyennant quoi tous s’accorderont-ils ? Moyennant la religion. Que dit cette religion ? Que tous sont un. Oui, ils sont un, s’ils s’entendent et s’accordent parfaitement. La religion de Leroux a pour fin de fonder l’accord de tous. Et elle n’est autre chose que cet accord même.
C’est-à-dire que tous s’accorderont, si tous s’accordent. Il faut rendre à Pierre Leroux cette justice qu’il tente parfois une déduction rationnelle de son principe religieux. Mais que vaut-elle ?
Si chacun est souverain, se sent souverain, veut être souverain, il faut, par une nécessité logique invincible, qu’il il reconnaisse que tous le sont, il ne peut s’affirmer sans affirmer les autres. Sur quoi fonderait-il, en effet, son droit vis-à-vis des autres, sinon sur sa qualité d’homme ? Mais peut-il s’aimer ainsi lui-même et s’affirmer comme homme, sans aimer en lui et sans affirmer la nature humaine, source de son droit et base de sa propre personnalité315 ?
Et Leroux ajoute que cette vérité logique aperçue par la raison entraînera inévitablement le cœur, parce que « la raison et le sentiment composent indivisible ment notre âme ». J’accorderais volontiers le raisonnement, si la prémisse avait un sens. Mais elle en est radicalement dépourvue. Que chacun « se sente souverain, veuille être souverain », c’est alors que chacun est fou ; c’est une hallucination interne des plus dangereuses. En outre, d’où Leroux tire-t-il que le sentiment ne puisse qu’obéir à la raison ? Toujours de son panthéisme. Il distinguait bien dans l’âme trois facultés « sensation, sentiment, connaissance ».
Mais en disant que toute vérité peut également être saisie sous chacun de ces trois aspects, suivant la faculté qui prédomine en chacun de nous, fond il les identifiait. Il détruisait la hiérarchie de la « nature humaine » et tendait à la ramener à l’indifférenciation psychologique de l’animal.
Ce qui l’assure de l’avènement prochain de la Religion rénovatrice, ce n’est pas tant la force de la logique, que le messianisme fataliste qu’il partage avec tant de ses contemporains et que son panthéisme corrobore. Une religion va naître, parce qu’il n’y a pas de religion.
Oui, j’en ai pour garant la même loi de compensation nécessaire et d’équilibre inévitable dans l’esprit humain qui m’a servi de boussole et de preuve dans tout ce discours ; oui, cette douleur de notre époque annonce l’enfantement d’une société nouvelle. L’esprit humain ne peut pas concevoir l’enfer tout seul, l’enfer sans compensation, l’enfer sans paradis donc, puisque la science lui a ravi son paradis imaginaire, il cherchera de nouveau et trouvera ce paradis qui lui est nécessaire. L’esprit humain ne peut pas concevoir le présent sans avenir donc il délaissera l’idolâtrie du présent pour chercher l’avenir316.
L’esprit soufflera, c’est sûr. Leroux s’en remet avec certitude au souffle divin. Mais d’où soufflera-t-il ? Et vers quels lieux poussera-t-il l’humanité ? Ici se montre l’impuissance du prophète à donner le moindre contenu à l’affirmation suprême qui est sa seule affirmation, et qui dès lors se réduit à une sorte de vagissement éperdu ou à des calembours. Tout ce qu’il sait dire de la religion démocratique, c’est qu’elle est « la vie », qu’« elle se confond avec la vie ».
Cette « vie » ressemble fort à la « Joie » de Michelet. « La démocratie, énonce-t-il ailleurs, n’est possible qu’en conséquence d’un dogme religieuxct. » En conséquence ? Mais encore une fois, son dogme religieux, c’est la démocratie elle-même.
Du moins, si la figure de cette humanité future, universellement inspirée « en chacun, en quelques-uns et en tous demeure fuligineuse dans la vision du voyant, il nous montre, par l’accablement qu’il associe à ces espérances insensées, que le prophétisme est la leur morose de la servitude. Oui, Leroux a senti que le dogme révolutionnaire ébranlait les fondements de la société. Mais cette sensation n’excite pas en lui un surcroît d’énergie pour réparer et restaurer. Et c’est ce qui le juge. Il estime que la dissolution sociale opérera toute seule la résurrection sociale. Dès lors dans quel sens s’exerceraient ses vœux efficaces (de quelques noms séduisants qu’il les pare) sinon dans celui de la décomposition croissante ?
Toute cette fermentation de la mort pour engendrer la vie, toute cette agitation inquiète et sombre, hagarde et comme insensée, qui a lieu à ces époques, principalement dans la sphère des idées politiques et dans l’art, peut tromper celui qui n’y regarde pas de près. Mais celui qui contemple attentivement n’en prononce pas moins que c’est la mort du corps social, et sait en même temps que ces phénomènes sont nécessaires pour former l’unité nouvelle317.
Que la condition de la « régénération » (mot lugubre) lui apparaisse au fond sous la forme de passivité, d’attente mystique, ces textes le ◀prouvent▶ assez :
La vie reviendra pour la société quand elle se connaîtra bien elle-même, et que, sentant le mal qui est en elle, elle se repentira318… Nous sommes aujourd’hui errants sur la terre. Mais nous ne retournerons pas pour cela aux ténèbres. Qui nous a perdus ? Un progrès. Qui nous sauvera ? Un nouveau progrès. Nous avons la science. Ayons la vie319.
Divers auteurs se félicitent de trouver dans Pierre Leroux le développement de l’idée, tant employée aujourd’hui, de « Solidarité ». Il a fait en effet cette découverte, et l’occasion est propice de dire que cette idée, dans laquelle plusieurs de nos contemporains se flattent de trouver le pivot de la politique, de la sociologie et de la morale, est, intellectuellement considérée, le signe d’une grande débilité mentale, politiquement considérée, l’expression d’un génie pacifiquement désorganisateur. Que la société soit le lien d’une infinité de dépendances, réciprocités de services et, en un mot, solidarités, qu’elle consiste même essentiellement dans ce réseau de liens et de dettes d’individu à individu, de groupe à groupe, cela est aussi vieux et anciennement connu que l’organisation sociale elle-même. Cela est l’organisation sociale elle-même, et s’est multiplié comme elle a progressé. Mais il est pareillement évident que ces solidarités sont de genres infiniment variés et certaines peut-être Incommensurables entre elles. Descartes est solidaire des géomètres antérieurs qui ont rendu possible par leurs travaux l’invention de l’analyse, et des géomètres contemporains qui l’appliquent, la discutent ou la perfectionnent.
Il dépend aussi du boulanger qui cuit son pain, du cordonnier qui le chausse. Qui ne voit que ce sont là deux dépendances d’espèces tout à fait différentes, se rapportant à des fonctions hiérarchiquement inégales de la société, dont on peut même dire que les inférieures sont les plus nécessaires ? Le christianisme a apporté dans le monde le dogme d’une solidarité égalitaire dans l’ordre religieux, les mérites de chaque chrétien étant réversibles sur la tête de tous les antres. Mais l’ordre religieux, s’il est susceptible d’influencer l’ordre social, ne peut se confondre avec lui. La « doctrine » contemporaine de la Solidarité consiste tout simplement à appliquer à l’ordre social ce qui est vrai, chrétiennement parlant, de l’ordre religieux ; à rabaisser toutes les fonctions, tous les travaux à un niveau commun, sous prétexte que chaque membre de la société est également tributaire de tous, à dire que le garçon de laboratoire de Claude Bernard collabore tout comme Claude Bernard au progrès de la science, puisque Claude Bernard ne peut se passer de lui ; à représenter le genre humain comme une fourmilière où ceux qui remplissent les fonctions appelées « hautes (gouvernement, magistrature, commandement militaire, création esthétique, investigation scientifique, enseignement) sont des fourmis comme les autres. Ce n’est donc pas une doctrine, ni une idée, mais une tendance et une triste tendance ; un rêve morne de voir les labeurs qui exigent le génie, une énergie mentale peu commune, l’initiative d’un seul, se morceler, comme la fabrication d’une épingle, entre de modeste tâcherons ; une pieuse horreur des supériorités, des élites, de tous les genres de pensées, de sentiments ou d’efforts qui ne sont pas ceux de la « démocratie laborieuse ». Hé quoi cette fameuse Solidarité, c’est cela ? Ce n’est pas autre chose. Encore Pierre Leroux l’expose-t-il avec un lyrisme qu’on préfère de beaucoup au ton plat, gémissant, et, pour tout dire, hypocrite, de certains de ses disciples contemporains. Quand il dit que « tous les savants, tous les artistes ont reçu de l’Humanité passée et de l’Humanité vivante la lumière qu’ils développent »320, il est plutôt brumeux que faux et offensant, et, après tout, il n’est pas mal intentionné.
J’ai voulu montrer la qualité de son esprit, et non pas faire une analyse de ses théories, fort nombreuses, mais qui aboutissent toutes au même néant. Il pose les questions politiques dans les termes que lui fournit l’idéologie démocratique de Rousseau. Mais il voit très bien que ces termes ne se peuvent réaliser que sous la forme de l’anarchie ou d’un affreux despotisme. Le subtil Jean-Jacques n’avait pas manqué de dire que pour appliquer son système il faudrait un peuple de dieux. Leroux lui sait un gré infini de cette réserve. Et il promeut le peuple Dieu, ou émanation de Dieu. C’est la démo-théocratie. Nulle des difficultés « d’entente et d’accord » inhérentes à la nature des hommes et aux conditions de leur subsistance, ne survit plus à ce miracle futur que Leroux annonce comme une fatalité. Malheureusement, ce qu’il en dit ne figure rien d’intelligible, de discernable.
C’est de la même manière, dans le vague divin de son « cœur », qu’il résolvait les contradictions des philosophes. Auteur d’innombrables articles d’Encyclopédie, sa lecture était telle que Sainte-Beuve l’appelait, paraît-il, sa « vache à lait ». Et cependant il ne savait rien. Toutes les notions perdaient leur substance et leur contour en entrant dans ce cerveau comme tout s’identifie au sein du dieu infini. Avec cela, ce n’était pas un esprit sans portée. Mais c’était un esprit faux. Sa fausseté était instructive à analyser, parce qu’elle est, comme disent les mathématiciens, « fonction » de ces deux facteurs généraux la Révolution, le Panthéisme.
II
La philosophie d’Edgar Quinet ressemble tellement (procédant des deux mêmes sources) à celle de Pierre Leroux, que nous tomberions dans les plus monotones redites, si nous y cherchions autre chose que quelques nuances et conséquences du panthéisme révolutionnaire qui sont propres à l’auteur d’Ahasverus.
Quinet historien, ou plutôt philosophe, ou plutôt prophète et mage de l’Histoire, a pour toute doctrine de supprimer de l’histoire toutes les causes, sauf une la religion, laquelle devient l’unique principe explicatif des institutions et des événements. Entendez la religion, non à la manière dont l’entend Fustel de Coulanges, comme chose sociale et politique par nature, ou du moins par une partie de sa nature, comme ayant un côté céleste et un côté terrestre, celui-ci ouvert à l’expérience humaine, dont les plus graves résultats se transforment par cette compénétration en dogmes tutélaires. Entendez-la comme religion pure, comme création spirituelle absolument autonome, comme pure inspiration du divin. C’est de ces hauteurs, et seulement décès hauteurs, que découle, d’après Quinet, tout ce qui est advenu au genre humain. Parlant de ses deux ouvrages le Génie des Religions ; le Christianisme et la Révolution française.
Tous deux, embrassant la religion comme la substance de l’humanité, depuis les temps les plus anciens jusqu’aux nôtres, ont pour but de faire découler les révolutions politiques et sociales des révolutions accomplies dans la conception de l’idée de Dieu, et de montrer ainsi l’histoire du monde civil se formant éternellement en sa source première321.
Naturellement un progrès fatal et sans terme s’accomplit dans l’idée de Dieu. L’humanité « marche » vers un Dieu toujours plus parfait. Cependant chaque conception du divin est elle-même une expression de l’infini. Et je ne sais trop comment les deux idées s’accordent. Expliquant qu’il n’a pu développer en un seul livre, Le Génie des Religions, toute l’histoire des religions, et qu’il s’est arrêté au Christianisme.
Cet ouvrage, dit-il, a naturellement pour complément la suite des religions occidentales et modernes… Mais avant de poursuivre de tels sujets, il est permis de reprendre haleine. Dans cet itinéraire des peuples vers Dieu, chaque pas mesure l’infini322.
Quinet est si incapable devoir dans le passé, le présent et l’avenir, autre chose que religion, que M. Emile Faguet a pu dire sans la moindre exagération : « Quand il n’a pas une pensée religieuse, il ne pense pas323 ». En faisant donc de l’instinct religieux pur le générateur exclusif des réalités et des faits historiques, il écrivait lui aussi l’histoire « avec son cœur ».
Karl Marx disait, je crois, (je ne sais pas au juste où cela est exprimé) que sa théorie du « matérialisme historique », c’était exactement Hegel retournécu. En effet, Hegel rapporte tous les changements de l’histoire, jusqu’aux plus matériels, aux métamorphoses de l’Idée.
Marx les dérive tous, jusqu’à ceux qui ont le plus le caractère intellectuel, de l’état économique. Ce que Marx dit de Hegel, il l’eût pu dire de Quinet. Ces deux excès théoriques sont proches parents, non pas seulement parce que les extrêmes se touchent, mais parce que ces extrêmes ne sont pas de natures si différentes. Les créations religieuses, telles que les entend Quinet, sont des manifestations spontanées de l’inconscient.
Et il a beau écrire l’« Esprit ». L’inconscient n’est pas l’esprit, mais chose intermédiaire entre l’intellectuel et le corporel. L’« idéalisme » de Quinet incline donc fortement vers l’animalisme de la conception de Marx. Ou plutôt il est un panthéisme. Et la distinction de la pensée » et de « l’étendue » ne peut, malgré Spinoza, se maintenir sérieusement en panthéisme.
Nous connaissons assez l’hallucination commune aux esprits de la formation de Quinet, pour le savoir incapable de rencontrer aucune résistance dans l’application de son principe général à l’explication des événements historiques particuliers.
Si les Indiens sont divisés en castes, c’est que le Dieu indien se compose de parties subordonnées les unes aux autres. Si l’hébreu ne connaît pas de castes, c’est que son Dieu n’est pas divisé. Point de polythéisme sans esclavage. Je crois voir le moyen âge tout entier naître du seul dogme de l’inégalité de l’amour divin, le petit nombre des élus former une sorte d’oligarchie céleste, sanction de la féodalité terrestre, et la grâce donnée sans mérite ni démérite appeler le règne du bon plaisir sur la terre comme dans le ciel.
Il montre dans les phases successives de la Révolution française, la traduction palpable des développements successifs de la métaphysique allemande. Kant est la Constituante ; Fichte, la Convention ; Schelling, l’Empire.
Si cette époque s’appuyait d’un côté sur les sables de l’Égypte, et de l’autre sur les bords du Danube, la philosophie de Schelling se mit à étreindre à la fois les rêves d’Alexandrie et le panthéisme des Scandinaves324.
« L’idée, résume M. Emile Faguet, quand elle est religieuse, et uniquement quand elle est telle, crée immédiatement le fait, la série de faits conforme à elle, calquée sur elle et qui la réalisent325. »
La décadence des peuples s’explique donc par la décadence « du dogme particulier sur lequel chacun d’eux surgit, comme une statue sur sa base326 ». Il s’ensuit que les idées religieuses et philosophiques (Quinet ne saurait distinguer), les idées et doctrines, dans le sens le plus général, ne sont pas vraies ou fausses, utiles ou nuisibles, mais vivantes ou mortes. En Europe il y a une religion morte, au dire de Quinet, c’est le Catholicisme. L’allégation ne peut s’entendre que par la raison de l’allégation. Il faut admettre celle-ci pour donner un sens à celle-là. Est mort, en hégélianisme et panthéisme, ce qui est « défini ». Le principe de contradiction, selon Hegel (trop complaisamment répété par Renan), est la mort de la pensée, en ce qu’il prétend définir une condition nécessaire de coexistence de ses éléments. Une religion, une morale est morte, au jugement de Quinet, en ce qu’elle renferme entre des limites certaines les possibilités contenues dans la société et dans la nature humaine. Le « vivant » c’est l’« Infini », la « Liberté », un état d’esprit en attente et pressentiment perpétuel du miracle moral et social. « Phénomène extraordinaire, s’écrie-t-il pour caractériser la Convention l’homme grandit tout à coup de vingt coudées. Le moule étroit de l’humanité moderne fut brisé327 ». Voilà pourquoi la Révolution est « vivante ».
Par rapport au catholicisme et à la nécessité de le remplacer par une religion vivante, le protestant Quinet modifia dans le sens de Machiavel sa conception rêveuse de l’histoire.
Il pensa qu’il est des morts qu’il faut qu’on tue. Il s’avisa que les religions mortes n’ont jamais quitté la place de bon gré, mais « parce que l’ordre formel leur a été donné de mourir », ordre donné, Quinet surabondamment s’en explique, par le bourreau. Il reconnaît d’ailleurs que « l’humanité moderne » comporte des moyens d’exécution adoucis encore qu’efficaces328. Il était homme à développer indéfiniment une seule pensée. Ce fut celle-là qui l’occupa principalement sous l’Empire.
Ne mettez pas, me dira-t-on, Edgar Quinet sur le chevalet de la critique. Ce n’était pas une intelligence, mais un cœur héroïque. Son œuvre est un acte de foi à la force morale. Ne sont-ce pas des bienfaiteurs, ceux qui excitent ce ressort ? Je rends hommage au courage, au désintéressement, à l’héroïsme, si l’on veut, de Quinet. Pas un atome en lui du mime et de la sorcière que l’on trouve chez son ami Michelet.
Il a donné dans sa vie de magnifiques exemples aux vaincus d’un jour. J’admire son Non possumuscv . Mais je fais toutes réserves sur un enthousiasme qui ne s’allie pas à la clairvoyance. L’intelligence, hélas ! existe sans la magnanimité mais les plus ardents mouvements de l’âme n’aboutissent à rien qu’à la dévorer elle-même, s’ils ne sont pas soutenus et, en quelque sorte, élucidés par des desseins d’accord avec les lois objectives. Pour être un héros, il faut d’abord se connaître un poste précis dans la cité, dans l’histoire.
Quinet a eu le plus ardent sentiment des douleurs pressantes de la patrie la diminution de la France par les traités de 1815, diminution que 1870 n’a fait que consommer, le régime de guerre civile qui, avec des alternatives de crises et d’apaisement relatif, a été celui des Français au XIXe siècle. Ne sont-ce pas là aujourd’hui même les deux grands thèmes, d’ailleurs solidaires, du devoir civique, les deux occasions essentielles de la vertu, pour quiconque exerce une parcelle d’influence sur les esprits et sur les faits ? Mais ce qu’il sentait de naissance, Quinet ne l’a pas compris ; il l’a commenté par des passions et une idéologie mortelles au génie comme à l’intérêt de la France, sinon même à la conservation de toute nation. Là au il y avait une masse ébranlée et disjointe, à raffermir et à raccorder par l’action de ces forces sociales naturelles qu’une saine politique ne crée pas, mais dégage de liens étouffants, aide à reprendre libre jeu, le mystique effréné n’a vu qu’une affaire de « salut », de « régénération »
Il a cru remédier à tout par la réformation religieuse intérieure de chaque Français, réformation dont il ne pouvait d’ailleurs fournir des formules, fût-ce aussi chancelantes que celles de ses prédécesseurs du XVIe siècle, puisqu’elle devait aboutir à douer tous les individus de la spontanéité de création religieuse, à faire de la France (c’est nous ici qui le traduisons) un pays d’illuministes et de sectaires. Pendant quarante ans et en plus de vingt volumes, cet ennemi indigné des fondateurs du Sacré-Cœur de Montmartre n’a pas cessé de faire comparaître la France dans la vallée de Josaphat.
Je voudrais qu’on réservât le nom de fanatiques à ceux-là chez qui la clarté de l’esprit ne répond pas à la fureur de la conviction.
Chapitre V.
Le panthéisme esthétique ou la mort du goût
Entre les ravages exercés dans la culture française par l’esprit allemand, il n’en est pas de plus certain que la perturbation du goût. Par son talent Taine a beaucoup contribué à mettre en faveur une manière d’apprécier les œuvres de la littérature et de l’art, qui équivaut à l’insensibilité au beau, une espèce de critique qui est, si l’on veut, de la physiologie (sans la sévérité de la science) mais non pas de la critique, puisqu’elle se permet tout, sauf de juger. Est-il besoin de dire que les barbaries de sa théorie esthétique ne diminuent en rien l’admiration et la sympathie dues à tant de pages éblouissantes, de magnifiques impressions spontanées d’art et de nature, d’analyses pénétrantes, ni surtout aux Origines de la France contemporaine ? On en a ici qu’à cette théorie, qui irait à tuer le goût par principe et à rendre l’art exclusivement justiciable d’un genre de curiosités qui n’ont rien d’artistique.
Il est nécessaire d’indiquer la philosophie générale d’où cette théorie est déduite et parce que cette philosophie la fait entendre, et parce qu’elle est le fruit de l’intoxication hégélienne reçue par Taine dans sa jeunesse.
I
Chez un esprit curieux et informé, comme Taine, des résultats scientifiques, très français par sa passion de construction précise, le panthéisme ne pouvait demeurer contemplation vague de l’unité et de l’identité infinies il devait se traduire en un rêve impérieux de synthèse ou déduction universelle dans les formes de la science positive. Taine considère d’emblée comme acquise, ou plutôt il confond avec la science elle-même, une thèse qui dépasse de bien loin les droits et possibilités d’affirmation de la science, qui est d’une métaphysique aussi sommaire qu’audacieuse, et peut-être même fort peu intelligible à savoir l’identité de composition et de formation de toutes les réalités sensibles (physiques, chimiques, biologiques) entre elles, et des réalités morales avec celles-ci, cette composition et cette formation étant d’ailleurs conçues par lui, tantôt sous le type purement mécanique d’agrégation et de désagrégation moléculaire, tantôt sous le type du dynamique et du vivant, plus souvent encore sous une image complexe et obscure qui emprunte à la figure de toutes les sortes de phénomènes et même d’hypothèses générales. Car comment, dans une affirmation à ce point démesurée, ne pas vaciller ?
Littérateur, moraliste, critique, Taine fait son étude des facultés, des idées, des volontés, des sentiments et des passions des hommes. Le résultat idéal, le dernier mot de cette étude, ce serait, selon lui, d’exprimer par des formules analogues soit à celles de la mécanique, soit à celles de la chimie, soit à celles de la biologie ou de la zoologie, zoologie de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire ou de Darwin (car il se sert, tour à tour, je le répète, et sans souci de leur défaut de compatibilité, de toutes les analogies), la genèse et le contenu des faits et des réalités spirituelles.
Quoique les moyens de notation ne soient pas les mêmes dans les sciences morales que dans les sciences physiques, néanmoins, comme dans les deux la matière est la même et se compose également de forces, de directions, de grandeurs, on peut dire que dans les unes et les autres l’effet final se produit d’après la même règle329.
Que « le développement extraordinaire d’une faculté, comme l’aptitude morale dans les races germaniques ou l’aptitude morale et religieuse chez les Indous amène dans les mêmes races l’affaiblissement des facultés inverses », Taine voit là une application morale de la loi de « balancement organique »330.
Que « dans une même école, un même siècle, une même race, les personnages les plus opposés de condition, de sexe (?), d’éducation, de caractère, présentent tous un type commun », ce fait se ramène à la loi d’unité de composition organique énoncée par Geoffroy Saint-Hilaire. Que « dans un groupe humain quelconque les individus qui atteignent la plus haute autorité et le plus large développement soient ceux dont les aptitudes et les inclinations correspondent le mieux à celles de leur groupe », c’est la « sélection naturelle ».
Est-il besoin de dire (cela a été dit et bien dit) que ce prétendu éclaircissement de l’intellectuel et du moral par le zoologique, dérobe à l’esprit les causes les plus intelligibles et les plus prochaines ? On conçoit très aisément par la seule psychologie, et sans le secours de l’histoire naturelle, qu’une préoccupation tyrannique de la règle des mœurs ne laisse pas à l’esprit la liberté et la fantaisie nécessaires pour les créations de l’art. Mais surtout, pour ajuster rigoureusement ces analogies d’un ordre à l’autre, Taine, ou fausse les faits spirituels, ou en allègue d’inexistants, d’imprécis, d’inconcevables. La ressemblance qu’établit entre Spinoza et Malebranche leur commune qualité de cartésiens, est-elle de même nature, de même portée, de même origine, que celle d’un juif à un juif ou d’un mammifère à un mammifère ? Il est inexact que, dans un groupe humain, « la plus haute autorité » aille à l’individu en qui les autres trouvent, la plus accusée, leur propre image. Elle va à celui qui est de taille à la prendre, à les conduire. Et cette capacité tient à des aptitudes exceptionnelles, au défaut de certaines inclinations communes qui sont des faiblesses. Taine lui-même n’avoue-t-il pas l’impossibilité pratique d’appliquer aux réalités intellectuelles le genre d’analyse applicable aux réalités matérielles, quand il dit que « si un besoin, une faculté est une quantité capable de degrés ainsi qu’une pression ou un poids, cette quantité n’est pas mesurable comme celle d’une pression ou d’un poids ; nous ne pouvons avoir et donner propos d’elle qu’une impression littéraire331 ». Qu’est-ce qu’un poids qui ne se laisse pas peser et une quantité inévaluable numériquement ? Des mots. Caractériser par les idées de poids et de quantité des choses dont on convient qu’elles ne se pèsent ni ne se comptent, c’est expliquer clarum per obscurius, mettre le plus vainement du monde tout dans tout. Cela est allemand. Même pour un esprit comme Taine, Hegel est l’école du mal penser.
II
Ayant identifié le mode de genèse et de composition des réalités intellectuelles aux modes de genèse et de composition des réalités matérielles (mécaniques, physiques, chimiques ou biologiques), Taine, historien et critique des littératures et des arts, énumère les facteurs immédiats dont les génies, les talents, les œuvres, sont les résultantes, et auxquelles l’analyse les doit réduire : « race », « milieu », « moment332 ». Sans doute, ce sont la des forces psychologiques, et dont l’action sur l’esprit, sur le sentiment, sur les conceptions, se peut entendre aussi bien que celle de l’unité de composition organique ou de la sélection naturelle s’entend peu. Mais la question demeure, de savoir si ces. Forces s’additionnent mathématiquement, ou se composent mécaniquement, ou se combinent chimiquement, pour produire les manières de penser et de sentir des artistes et des poètes, et s’il n’y a rien de plus dans les œuvres du génie que leur addition, composition ou combinaison.
Taine est nettement pour l’affirmative. Il fait de l’analyse d’une œuvre d’art ou d’un talent, une opération logiquement identique à l’analyse d’un sel ou à la mensuration d’un squelette et à laquelle il faut exactement demander le même genre d’instruction.
Assurément, les productions esthétiques ne naissent pas dans le vide. On y retrouve toutes les influences que Taine énumère, ethniques ou ambiantes. Mais c’est là le terreau de l’œuvre d’art, non l’œuvre d’art. Il est purement inintelligible que les impressions lointaines ou proches, les mille forces mystérieuses assemblées dans l’inconscient de l’artiste, produisent par elles-mêmes, par le fait brut de leur réunion, sous la loi de quelque chimie ou biologie mentale, une œuvre, un dessein, une conception. Il faut qu’elles rencontrent, qu’elles excitent un esprit vivant, un génie, animé de la volonté, de la passion de créer. Elles, et la réaction du génie sur elles, font deux. Comme toute volonté et toute passion, la volonté et la passion créatrices ont une fin ; et c’est le beau. L’attrait du beau, voilà le levain sacré. Or le beau n’est ni ethnique, ni local ; il est universel. Qu’il ait appartenu à certaines races, à certains peuples, à certains moments, de produire les modèles les moins imparfaits de la beauté (et il faut alors appeler ces races ou ces peuples, supérieurs, ces moments, privilégiés), elle se détache du tronc qui l’a portée, pour réjouir toute la terre, et, sinon y faire lever des fruits, du moins s’y faire reconnaître. Elle humanise les parties les moins humaines de l’humanité. Elle est éducatrice universellement, parce qu’elle est la forme et l’ordre.
Une interprétation purement génétique (qu’on me passe ce mot barbare) de l’œuvre d’art laisse donc échapper tout ce qui en elle est l’art. Le concept de finalité n’eût-il aucune application légitime dans les autres sciences, il est le tout de l’esthétique. Cette fameuse « histoire naturelle des espritscw », à quoi Taine réduit la critique, Sainte-Beuve, dont il se réclame, l’écrivait aussi ; mais, tout d’abord, il n’y apportait pas de formule toute prête, il était averti de tous ses impondérables, et surtout il ne lui donnait pour but, que d’éclairer de toutes parts le jugement et les jouissances du goût, par qui s’écrit la véritable histoire de l’art.
Dira-t-on qu’une chose est l’esthétique, une autre chose la physiologie des talents et des œuvres, et qu’il suffit de ne pas les confondre ? Mais quel sens peut avoir, abstraction faite de leur rapport au beau, l’étude de créations qui n’existent qu’en vue du beau, qui n’existent que dans la mesure où elles le réalisent ? Il y aurait là (et ces épithètes ne visent pas Taine, mais sa méthode) quelque chose d’inepte et de brutal. Cette prétendue investigation, étrangère au souci esthétique, répond pratiquement à une esthétique barbare, parce que, à ne considérer les œuvres que comme échantillons et signes ethniques ou historiques, on y cherche un genre de contenu dont les plus belles sont bien souvent moins riches, ayant une autre qualité de richesse, que telles autres sans noblesse et sans eurythmie. La plus excellente littérature du XVIIe siècle ne donne presque rien, traitée par les réactifs de Taine. Le génie de Racine et des plus grands écrivains de son époque se réduit, sous cette massacrante analyse, à une sorte de curiosité pittoresque la « raison oratoirecx », le « talent de bien dire ». Les modèles de la perfection ne sont plus goûtés, que traduits, pour ainsi dire, en caricature. J’aime une saveur de cru chez nos vieux classiques, parce que leur terroir de Champagne, de Normandie, de Touraine et d’Ile de France porte une raison générale et une malice que les Grecs eussent entendues. Mais les écrivains qui expriment une rudesse de sentiments primitive ou une décomposition passionnée, ont un bien plus âpre relent d’origine et sont infiniment plus précieux pour le badaud de psychologie. L’œuvre de Rousseau procède de causes bien plus « intéressantes » à sonder que celle de Goethe l’une agite toute la vase humaine, l’autre laisse partout passer la lumière. L’odeur de bête est incomparablement plus forte dans la première. En ce sens, Beethoven ou Mozart ne soutiennent pas la lutte avec Wagner.
Mêmes observations au sujet de cette théorie, corrélative à la précédente, par laquelle Taine considérant en lui-même l’artiste de génie, dérive tous les caractères de son génie et de son œuvre d’une certaine « faculté maîtresse », comme Cuvier recomposait un animal fossile avec sa clavicule. Si fortement individué que soit le génie, il n’est créateur d’œuvres viables et heureuses que par urne harmonie de toutes les puissances de l’esprit qui marque sa supériorité sur les autres hommes. Il n’est pas l’anormal, mais la magnificence du normal dans son plein développement. L’extrême saillie d’une faculté tient nécessairement à la faiblesse des autres. Le « prodige » de l’imagination de Hugo tient en grande partie à ce que la pauvreté et l’arbitraire de l’invention la dispensent de se lier et de se subordonner à rien. Quant à faire de l’imagination la « faculté maîtresse » d’un Shakespeare, vraiment Shakespeare n’avait-il pas tout autant de philosophie et de sagesse ? Un fond de puissant bon sens, et des impressions souvent plus justes que son système, ont généralement préservé Taine de louer nos romantiques. Il n’a rien écrit de Hugo, et on sait comme il en a parlé. Mais est il besoin de montrer qu’une esthétique fataliste comble les vœux et la vanité de l’individualisme romantique ?
Si l’artiste est spontanément tout ce qu’il peut être, il est tout ce qu’il doit être, tels un éléphant ou une montagne l’attitude du critique ou du connaisseur qui lui signale ses défauts, le sens dans lequel il devrait se parfaire, est ridicule il faut contempler « le génie M, comme M. Perrichon le Mont Blanc. C’est sous ces espèces que Hugo se représentait l’admiration. D’où, l’entourage qu’on lui a connu et qu’il lui fallait.
Soulignons l’opposition entre les critiques ici adressées à Taine et celles qui lui sont faites au nom d’un romantisme et d’un germanisme plus ténébreux que le sien, d’une bien pire cécité à l’art. Certains lui reprochent, non d’avoir par son fatalisme soustrait l’individualité esthétique à tout examen du goût, mais de n’avoir pas fait cette individualité encore assez sacrée.
Le génie, écho de la race, expression d’un siècle, ce n’est pas assez. On le veut directement jailli des abîmes de l’univers, fils de Dieu, n’ayant donc rien à recevoir ni à apprendre. Extrêmement favorable aux artistes, je ne dirai pas insignifiants, mais incomplets, qu’elle invite à cultiver leurs lacunes jusqu’à en faire des difformités, cet état d’esprit ne l’est pas moins aux écrivains qui font profession de commenter l’art ; leurs plus amorphes bavardages subjectifs deviennent de la « critique ».
Taine était certes loin de ces excès, parce qu’il avait la faculté d’analyse. Mais ses principes, son pesant préjuge philosophique lui interdisaient de tirer de ses meilleures analyses la moindre conclusion éducatrice. Après avoir indiqué dans l’histoire de Michelet les affreux défauts qui résultent des tares de son esprit, il se demande s’il pouvait les éviter.
Non, répond-il, par malheur son talent tient ses défauts. Il est comme un peintre qui puiserait sur la palette l’écarlate éclatante et au même endroit la maudite huile qui viendrait brouiller et salir sa toile. Notre esprit est une machine construite aussi mathématiquement qu’une montre. Si tel ressort l’emporte, il accélère ou fausse le mouvement des autres, et l’impression qu’il leur communique échappe au gouvernement de notre volonté, parce qu’elle est notre volonté même. L’impulsion donnée nous emporte ; nous allons irrésistiblement dans la voie tracée ; et l’automate spirituel qui fait notre être ne s’arrête plus que pour se briser333.
On s’étonne que deux remarques échappent à Taine. La première, c’est qu’il y a des montres justes et des montres folles, et qu’un écrivain comme Michelet, auteur de quarante volumes qui violent à toutes les lignes la grammaire de la pensée, mais qui sont, après tout, fort divertissants, est sans doute une « curiosité » très excitante, mais strictement une « curiosité ». La seconde, c’est que le XVIIe siècle ni même le XVIIIe (car Rousseau raisonnait sur des données fausses, mais il raisonnait) n’ont produit de ces curiosités-là. Et voilà ce dont ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Darwin ne lui eussent fourni l’explication.
Chapitre VI.
Le panthéisme du cœur ou le dilettantisme
Le panthéisme germanique ouvre à l’imagination deux perspectives celle de l’unité et de l’identité universelles, celle du « devenir » éternel. Taine, philosophe et esthéticien, est surtout attiré par la première. Renan s’est infiniment complu dans la seconde.
Que tout doive être compris « sous la catégorie du devenir », cela ne signifie pas seulement que rien n’est vrai toujours, qu’on ne saurait sans injure à philosophie, s’attacher fermement à telle opinion, à tel principe, comme conformes à la nature des choses ; cela veut dire encore que le contraire contient son contraire et progressivement le développe, en même temps qu’il s’abolit lui-même. Toutes les manifestations de l’esprit humain, religions, systèmes du monde, conceptions morales ou esthétiques, les plus opposées en apparence, doivent être comprises comme les moments d’un développement unique, par lequel « Dieu se fait. Par suite, la seule disposition vraiment intelligente, c’est de leur appliquer uniformément à toutes le sentiment dû au divin. L’application de cet état universellement hospitalier, je ne dirai pas de la pensée (qui peut tout comprendre sans tout tenir pour égal) mais du cœur, aux variétés de l’histoire, peut être favorisée par la monotonie d’imagination d’un Herder, qui estompe les différences en baignant tout dans le même mol éclat, par l’opacité de l’esprit critique, qui sait les textes et les faits, mais ne sent pas l’énergie prononcée de leurs significations antinomiques. La vivacité et la grâce de l’imagination, la souplesse attique ou gasconne du sentiment, un génie d’expression qui tient de chateaubriand et de Bernardin de Saint-Pierre, infiniment d’esprit, enfin un démon tout personnel, en ont fait chose exquise et fine, sous le nom de dilettantisme. Il importe que l’on se rende compte que le support intellectuel du dilettantisme, la seule philosophie dont il puisse s’autoriser (et rigoureusement) c’est l’hégélianisme. Renan a passé très légèrement sur ces lourdes prémisses de sa disposition intellectuelle favorite il a surtout goûté dans cette philosophie justification d’une certaine humeur, le dissolvant de toutes les philosophies qui ne se fussent pas accommodées de cette humeur. « Hegel, disait-il, a du bon ; mais il faut savoir le prendre. Il faut se borner à une infusion c’est un thé excellent, mais on ne doit pas mâcher les feuilles334. »
Renan n’est-il pas moins une intelligence vivifiée par l’imagination, qu’une imagination avide de charmes et servie par une merveilleuse intelligence ? Sa Muse la plus chère fut la Volupté. « En l’écrivant, j’ai trop joui », avoue-t-il en tête de l’Antéchrist, si ce n’est du Saint-Paul. Pour un historien, ce mot n’indique peut-être pas d’assez sévères plaisirs.
Sans prétendre apprécier la composition et la nature d’un génie qui a touché à tous les extrêmes, parfois développé les plus fortes idées politiques, parfois écrit du Quinet, prenons-te sous cet unique aspect du dilettantisme, et demandons-nous si la disposition dilettante est, comme on l’a tant dit, la plus favorable à l’investigation de la réalité historique. Faut-il, pour bien écrire i’histoire des religions, des philosophies, des états politiques, être libre soi-même de toute préférence religieuse, philosophique ou politique ? Faut-il pour être bon historien, n’avoir d’autre doctrine que la contemplation universelle, c’est-à-dire n’en avoir pas ?
Toute observation se fait nécessairement d’un point où est situé l’observateur. Que si celui-ci, dans le zèle fallacieux d’approcher du plus près possible les objets successivement observés, va déplaçant sans cesse vers eux son point de vue, ses observations, n’ayant pas de commune mesure, ne fourniront jamais les éléments d’une vérité. Les religions, les doctrines morales, politiques, esthétiques, ne sont pas de simples attitudes de la pensée sans autre fin qu’elles-mêmes ; elles sont essentiellement normatives ; elles imposent une certaine direction à l’activité, au sentiment individuel, un certain but à l’existence, un certain ordre aux sociétés.
Un état d’esprit qui exclut systématiquement la formation de toute certitude, de toute croyance, ne saurait constituer la condition subjective supérieure qu’on prétend qu’il est, pour les comprendre. Il suffit que nous les considérions dans leurs conséquences pratiques, dans la sommation qu’elles nous adressent, pour être obligés de prendre parti pour ou contre elles. Adieu le dédain transcendant du dilettante. Nous n’y pouvons persister qu’en refusant précisément de considérer les croyances et doctrines humaines comme des règles et en les traitant comme des rêves. C’est là précisément les dépouiller de leur substance, du poids dont elles ont pesé ou pèsent dans les choses humaines. Elles sont des rêves ou des sujets de rêve pour nous. Mais elles n’ont pas été cela chez leurs auteurs, leurs croyants ou partisans ; elles n’ont pas été cela dans la réalité, dans l’histoire ; elles ne sont pas cela en elles-mêmes. Le dilettantisme est donc la négation de l’objectivité historique ! Il est un subjectivisme effréné et amusé.
On ne peut pas subsister, donc on ne peut pas penser en dilettante. Il faudrait être Diogène dans son tonneau. Encore ce personnage est-il terriblement tranchant. Quelque horreur que l’on professe du dogmatisme, de l’« horrible manie de la certitudecy », disait Renan, du seul fait qu’on a une patrie, une famille, du bien, une profession, surtout une profession nourrie des ressources que l’Etat consacre aux luxes de l’esprit, un rang dans la société, un cadre d’existence et que l’on est attaché (je dis, attaché noblement et non par égoïsme) à ces biens dont on n’est que l’éphémère usufruitier, on postule, de la manière la plus décidée, la vérité de cent affirmations politiques et philosophiques, la justice de cent institutions passées et présentes. Nulle doctrine ou croyance, contenant un jugement sur la valeur de ces bases morales et matérielles de notre vie, ne peut nous laisser indifférents, quoi que nous en ayons. Or, quelle doctrine ou croyance ne contient pas ce jugement ou n’y aboutit pas ? Si donc on a une disponibilité d’égale sympathie pour les idées et passions de toutes les sectes et partis historiques, c’est qu’on les détache de leurs raisons d’être et de leurs objets réels, pour en faire des jeux flottants de mirage. Le dilettantisme se réduit à un parti d’irréalisme historique plus ou moins séduisant, selon le talent et la fantaisie de l’écrivain.
La faveur que la Muse de Renan a conquise a cet état d’esprit a accrédité assez généralement une légende humiliante pour l’esprit humain à savoir que « comprendre » et « juger », donc comprendre et vouloir, s’excluent. C’est le contraire du vrai. Rien ne fait « comprendre », comme l’épreuve des résultats.
Et, d’autre part, les résultats nous mettent en demeure de nous prononcer. Il y a une quinzaine d’années, une certaine partie de l’élite intellectuelle se penchait avec une curiosité raffinée sur l’âme anarchiste. « Il faut tout comprendre335 ». Cependant le bon sens grossier d’un. Bourgeois qui avait peur pour les murs de sa maison « comprenait » bien mieux l’anarchie. On l’a vu. Pour le dilettante, il n’y a pas de maisons, il n’y a que des états d’âme. Si ce bourgeois, au lieu de penser seulement à sa maison, avait craint pour toutes les maisons, et aussi pour les édifices spirituels de la civilisation, il se fut égalé à toute l’étendue de l’intelligence et du réalisme historiques.
Il n’y a pas d’esprit, de sensibilité, sans réaction. Cette réaction peut être obscure et demi-instinctive et ne s’exercer que sur un champ borné. Quand elle s’étend à tout ce qui est susceptible d’affecter la condition spirituelle et matérielle des hommes, et qu’elle est inspirée par une conception du meilleur ordre en chaque genre, elle rend capable d’écrire l’histoire. Sans doctrine, sans philosophie, il n’y a pas d’historien. Comprendre ce que les manifestations historiques de l’humanité sont, c’est précisément comprendre ce qu’elles valent.
Les trésors de pensée et d’observation morale contenus dans l’Histoire des Origines du Christianisme compensent, et au-delà, un certain halo magique de subjectivisme et d’irréalisme qui enveloppe en général les tableaux historiques de Renan. Il faut d’ailleurs remarquer qu’il n’a guère étudié les phénomènes religieux qu’à l’état libre, pour ainsi dire, dans le secret et la solitude (peut-être partiellement créés par lui) d’âmes particulièrement exaltées ; et le danger était grand, qu’il leur prêtât des éléments de son âme, c’est-à-dire qu’il les dotât d’un charme propre à le retenir auprès d’elles.
Dans les croyances religieuses, il a surtout aimé et interprété le côté tourné vers l’irréel. Peut-être pour les rêver plus librement lui-même, en a-t-il exagéré la spontanéité spirituelle. Ces rêveries transcendantes de « pauvres vagabonds juifs », où Renan voit les créations d’une folie sacrée, Nietzsche les attribuera à un « instinct de vengeancecz contre les royaumes de la terre. Et cela est un excès aussi.
Cependant, c’est à titre de disciplines, publiques et privées, c’est comme institutions ou facteurs moraux des institutions, que les religions s’installent et durent, qu’elles font vraiment partie de l’histoire. C’est à ce titre, qu’elles sont pour tous chose sérieuse, chose sociale, chose humaine. Mais c’est à ce titre que Renan en est peu curieux, presque dédaigneux. Il semble que, dès qu’elles descendent des songeries mystiques de la conscience individuelle à la condition de réalités morales et politiques, elles offensent une certaine délicatesse de son esprit ou une certaine susceptibilité de son cœur.
Mais pour essayer de mesurer la part respective de dilettantisme et d’effort direct vers la vérité, dans l’œuvre historique de Renan, il y faudrait un livre ; mon but, c’est de caractériser en elle-même cette manière de penser et de sentir dont il a fait le prestige et la fortune, et qui était, en tout cas, le cœur de sa philosophie. « L’intuition du devenir dans l’histoire est l’essence de ma philosophie. » Nous avons montré comment cette « intuition », pour trouver des objets où s’exercer, oblige l’esprit à dépouiller les réalités historiques de ce qu’elles ont de plus réel, pour y substituer un songe vaporeux de ces réalités. Et Renan lui-même avoue cette nécessité de son point de vue, quand il dit dans la Prière sur l’Acropole que « tout n’est ici-bas que symbole et que songe ». Parole étrangement placée car elle est la plus opposée qui se puisse concevoir au génie des Grecs elle est purement allemande. « Les Allemands, disait Nietzsche, se meuvent plus volontiers parmi les allégories des choses que parmi les choses elles-mêmesda ».
Mais, puisque nous venons de rencontrer Renan aux pieds de la déesse, et pour mieux observer dans notre critique les nuances de l’équité, nous sera-t-il permis d’user nous-même du moyen allégorique et de mettre dans sa bouche un post-scriptum à la célèbre prière ? Nous rougirions infiniment de n’y savoir point mettre de rythme, si ce qui est dit sans grâce ne pouvait être justement dit. Nous l’imaginons donc, averti sur le tard des périls du dilettantisme et exprimant ainsi quelque repentir.
« Ô déesse, le plus agile des peuples, ton peuple, ne gagna tant d’esprit qu’à la bataille contre la nature et la fortune. Pardonne-moi ma pente à oublier la rudesse pratique de cet apprentissage de la pensée et la leçon qu’elle contient de n’en exercer les jeux qu’avec discrétion. Oui, je m’y livre par volupté pure, je m’en fais, une exquise débauche. Pour, me donner à loisir le spectacle de l’histoire humaine, j’y ai atténué par les artifices de mon pinceau la pointe décès rocs et de ces aiguillons où nos ancêtres ont durci leurs membres et que nos fils fouleront encore ; je lui ai prêté quelque chose de fluide et de chatoyant, selon mon goût. Je me suis égayé de la lourdeur des machines religieuses et politiques par lesquelles le genre humain s’est universellement précautionné contre les tempêtes qu’il porte en soi. Il est vrai, j’eus en horreur ces bas utopistes qui veulent raser pour le bonheur des hommes les disciplines du passé, toute discipline, et, sous d’emphatiques prétextes, établir la liberté des instincts, sans doute parce qu’ils portent eux-mêmes, avec des instincts brisés, une intelligence incapable de délectation. S’ils triomphaient, mes charmilles ne seraient-elles pas saccagées avant toute chose ? Souvent un remords me prend de ma complaisance à comparer la gaucherie des travaux de l’espèce avec la facilité de mes pensées. N’est-ce pas abuser des loisirs que ces travaux m’ont faits, déserter avec raffinement ? Je n’ai donne à mes concitoyens que de sages conseils. Je crains d’avoir dans le même temps endormi de séductions l’élite qui pouvait les entendre et les appliquer. Je n’ai pas enseigné d’erreurs capitales. Cependant, avec mon talent de transposer en songes les réalités passées, n’aurai-je pas accoutumé les meilleurs des Français à songerie présent lui-même, amorti dangereusement en eux, par une habitude infinie d’élégances philosophiques et de considérations fines, la perception du fait brut et de la force. La force, souveraine du monde, mais que leurs aïeux, entre tous les peuples modernes, exerçaient avec générosité et esprit ? Une versatilité sans bornes, une perpétuelle réserve de l’événement, ne peuvent-elles pas s’autoriser de mes maximes les mieux dites ? Ô déesse militaire, puis-je m’affirmer de tes serviteurs ? Ta ceinture serre fortement tes reins. Ma Muse laissa bien souvent flotter la sienne. »
Conclusion générale
Je considère le dessein qui a inspiré ce livre comme suffisamment accompli pour en borner ici l’exécution.
Je ne m’étais pas proposé d’écrire une histoire du Romantisme, mais d’en construire une définition. Il s’est trouvé qu’au prix peut-être de quelque artificielles la disposition des matières, et aussi de quelque empiétement des parties les unes sur les autres, je pouvais faire correspondre la division logique de mon sujet avec sa division historique que l’histoire avait elle-même fait saillir l’un après l’autre les éléments de la définition cherchée. En fait, c’est bien une histoire du Romantisme, non certes dans la totalité de ses manifestations, mais dans ses manifestations caractéristiques de 1750 à 1850 ou 1860, qui se trouve esquissée ici.
Est-ce à dire que cette dernière date marque la fin du Romantisme, le moment où il cède à des influences différentes ou contraires ta place prépondérante qu’il avait longtemps tenue dans les idées et les sentiments ? S’il en était ainsi, cette étude n’aurait qu’un intérêt rétrospectif. Il est certain que tout ce qu’elle combat subsiste autour de nous, sous des masques un peu changés, et surtout que ce qu’elle tend ardemment à faire naître ou renaître dans la vie et dans l’art, conforme à l’aspiration profonde de beaucoup de nos contemporains, vagit encore, incertain de la bonne voie, incertain de soi-même. Nous ne croyons plus au Romantisme. Il n’a pas cessé de nous accabler. On a essayé d’indiquer à de plus jeunes la direction d’une sortie fraîche et vigoureuse hors de cette atmosphère, qui, n’étant plus enchantée, n’est plus que délétère, et continue de faire avorter les entreprises formées sous son souffle, souvent avec une juste conscience d’être généreuses.
Cette étude s’arrête vers la moitié du XIXe siècle, parce que c’est l’instant où le Romantisme, s’il n’a pas achevé, tant s’en faut, sa destinée historique, a manifesté tout ce que, intellectuellement et moralement, il contient. En apparence, les années qui vont de 1850 à 1860 inaugurent dans tous les domaines, philosophie, politique, littérature, une très forte réaction contre-romantique. Cette réaction n’est pas précisément illusoire. Elle est décisive à certains égards.
Mais elle ne s’exerce que contre certains éléments du romantisme, et les esprits puissants qui l’entreprennent demeurent prisonniers de ses autres éléments. Ce sont plutôt des romantiques révoltés que des romantiques libérés.
Le Romantisme (sentiments) polarisait les aspirations et les espérances de l’âme individuelle sur un chimérique idéal de félicité. Le Romantisme (idées) affirmait comme possible, comme prochain, un ordre social qui, abolissant la dureté naturelle des conditions de la vie, annulant l’égoïsme humain, ferait régner le bonheur pour tous. Ces deux rêves creux, généralisations monstrueuses de l’idée de volupté passive, n’ont aucun sens intrinsèque mais ils portent le témoignage le plus intéressant de la décadence de l’énergie vitale et de la corruption de l’humeur chez les esprits qui les enfantent ou s’en nourrissent. Il fallait imaginer des forces capables de réaliser le Paradis sur terre, d’inonder de contentement et d’ivresse la sensibilité individuelle, de justice et de bonté spontanées l’état social. Ces déités du romantisme s’appelèrent, l’une Nature, l’autre Progrès. Le Panthéisme en fut la synthèse.
Peu d’intelligences sont capables de se critiquer elles-mêmes et de se donner l’impulsion qui les porte hors de leur sphère d’erreur. Les illusions passionnées qui se sont composé un corps de sophismes et qui se sont fait partager par un grand nombre, ne cèdent pas au raisonnement ; elles ne sont sérieusement rabattues que par les effondrements qu’elles-mêmes ont préparés. Vraisemblablement, il en sera toujours ainsi. Les journées de juin et le coup d’État jetèrent bas le romantisme politique. Dans la vie privée, l’inoculation romantique reçue par la bourgeoisie française, à partir de la Restauration, avait eu le temps de produire tous les accidents qui la jugeaient. Madame Bovary et Frédéric Moreau, le héros de L’Education sentimentale, résument le malheur lamentable des petites gens qui, pendant ces vingt années, confièrent leur destin à la chimère d’une poésie mauvaise. Des milliers d’existences humiliées, brisées, ridiculisées, figurent dans ces deux livres. Le rêve mensonger gisait donc par terre, objet du sarcasme de ceux dont il avait ému la jeunesse et dont, malgré la clairvoyance amère de l’esprit, il continuait de posséder les fibres.
Flaubert, les Goncourt, Taine, Renan (par une partie de son esprit), Edmond Scherer, Dumas Sis, conspirent, dans leurs voies diverses, à ce retour au réalisme qui va se continuer pendant trente ans, par le « naturalisme dans le roman, par le moralisme au théâtre, par l’introduction de l’érudition et de l’histoire dans la poésie, par la faveur de l’élite, acquise à tout ce qui, en histoire ou en philosophie, se montre contre-révolutionnaire.
Réaction puissante, menée par une génération d’écrivains et de penseurs qu’on peut appeler grande, et cependant demi-réaction, qui ne porte pas jusque sur la racine profonde du romantisme, qui n’est pas une guérison. De la débâcle des aspirations romantiques on concluait à l’Impuissance de l’âme humaine, comme si ces aspirations avaient témoigné, selon le mot de Senancour, d’une « imprudente énergie » de cette âme, comme si la possibilité de leur réalisation eût supposé l’homme plus fort qu’il n’est contre la nature, et contre le destin. C’est l’erreur que nous avons essayé de dissiper, en montrant dans les sentiments et les idées romantiques, les végétations de la décomposition morale et intellectuelle. Héritiers de cette sensibilité et des tendances cachées sous ces idées, les hommes de 1860 reconnurent l’Inévitable échec que la réalité leur ménage, sans sonder ce qu’elles avaient en elles mêmes de vermoulu. Ils conclurent de l’échec nécessaire du romantisme, déterminisme absolu et au pessimisme. Les deux idoles intellectuelles du Romantisme, la Nature et la Fatalité du devenir, s’imposèrent à leur esprit, mais pour accabler leur imagination et leur cœur.
L’investigation de ce pessimisme, de ce découragement, non instinctifs, mais analytiques et réfléchis, qui ont été la note dominante de la littérature dans la seconde moitié du XIXe siècle français, a été faite avec une profondeur pathétique, une lucidité aiguë et une rare fermeté de jugement dans un livre, que notre adolescence a lu avec l’espèce d’ivresse que l’on éprouve à cet âge à découvrir peintes de la main d’un maître de chères parties de soi-même, et que notre âge mûr relit comme un livre d’histoire hautement éducateur les Essais de Psychologie contemporaine de M. Paul Bourget.
La sensibilité romantique survivait donc sous forme d’accablement et de tristesse au fond d’un état d’esprit parfaitement clairvoyant à l’égard de ses vaines prétentions et de ses mirages, soit individuels, soit sociaux. Mais elle avait cessé de corrompre l’intelligence. Les créations de l’esprit romantique, en psychologie et en politique, par exemple, procèdent d’une méconnaissance radicale de cette universelle condition de réciprocité, de solidarité, de convenance, qui, dans la nature humaine et la société, connue dans le monde physique, relie à un élément d’autres éléments, et fait correspondre à un certain état d’une partie un certain état des autres parties. Un feuillage sans branche pour le porter, un arbre sans racines, une cathédrale posée sur les fondations d’une hutte d’Iroquois, ne sont pas concepts plus vains que les concepts romantiques du Bien, du Mal, de la Vertu, du Bonheur, de la Justice, généralement des choses morales. Le déterminisme est l’attitude nécessaire de l’intelligence, en ce sens que toutes les réalités sont subordonnées à des conditions fixes de formation et de conservation.
Le pessimisme est l’inspiration nécessaire de la volonté, en ce sens que l’univers n’ayant aucunement pour fin l’avantage de l’espèce humaine, et cette espèce n’y tenant, matériellement parlant, qu’une place fort petite, sans parler des contradictions internes de l’homme, il y a tout lieu d’attendre que la spontanéité des choses et celle de sa propre nature lui ménagent par elles-mêmes la destinée la plus incommode et la plus déçue.
Mais l’empire du déterminisme et la justesse du pessimisme trouvent leur limite en ce fait que l’intelligence ayant la faculté de connaître progressivement les lois de formation et de conservation des réalités et la volonté celle d’agir d’après les données de l’intelligence, l’homme possède, dans l’enceinte étroite des lois naturelles qui régissent le monde moral et social comme le monde physique, une puissance de commander à sa destinée, de l’améliorer et de l’ennoblir, dont il est aussi fou de dire qu’elle n’a pas de bornes qu’il serait téméraire de vouloir assigner définitivement les bornes.
La génération de 1860 ne vit dans l’Intelligence que la contemplatrice du Fait, non la créatrice du Fait.
Cette paralysie (bien plutôt qu’erreur) ne la conduisit pas au faux, mais restreignit sa puissance investigatrice à un certain domaine de la réalité et de la vérité. S’il est possible à l’homme de s’affranchir progressivement de l’empire des choses en s’appuyant sur la connaissance de leur nature, s’il lui est possible de faire dans une certaine mesure sa vie, par ce qu’il sait des solidarités, des dépendances et des sanctions de la vie, s’il y a dans l’ordre moral et social des boussoles, des gouvernails et des leviers, l’obscurité de l’esprit, la paresse du sentiment livrent l’âme et la condition humaines à une vague dérive. La philosophie de 1860 était vraie à l’égard de toutes les manifestations du passivisme humain. La littérature dont cette date marque bien le plein essor et le moment de convergence décisive a excellé dans toutes les directions à les étudier. Renan et Taine ont pénétré plus avant qu’on ne l’avait fait avant eux dans l’analyse de tout ce qui, dans les manifestations (on ne peut précisément dire les créations) de la pensée, de l’imagination et du sentiment, appartient à l’inconscient et à l’impulsion.
Rien n’est plus caractéristique, à cet égard, que le rapport du « naturalisme » littéraire au romantisme, Le roman romantique asservissait l’âme de ses personnages à toutes les impressions du milieu physique mais il faisait d’une sensibilité sans contrepoids à ces impressions la marque d’une nature élevée, comme si elles avaient porté quelque chose de divin. Dans le roman naturaliste, les pensées, les sentiments et les actions des héros sont également à la merci de la couleur de la journée et des rumeurs de l’heure. Mais ce sont pensées, sentiments et actions au-dessous du médiocre. Les personnages du roman naturaliste appartiennent généralement à la portion la moins intéressante, si ce n’est la plus stupide, de l’humanité. C’est le romantisme qui avoue, avec amertume et ironie contre lui-même, chez Flaubert et Maupassant, s’il est exact d’observer, avec M. Brunetière, que chez eux, la vérité objective des caractères grimace du mépris que l’écrivain secrètement leur voue. L’admiration due à ces deux maîtres n’est limitée que par la question de savoir si l’art est vraiment l’art, qui se donne pour matière de si pitoyables réalités.
Ainsi la réaction contre-romantique de 1860 est dominée par le romantisme. Et le romantisme gouverne encore celle, si impuissante, qui s’est produite en 1890 contre le déterminisme et le pessimisme de la littérature et des sentiments sous le second Empire. On prêchait alors l’action et le goût de vivre mais comme s’ils eussent été incompatibles avec la lucidité intellectuelle. On essayait de se faire à Paris l’âme ingénue et, ignorante des vierges de Fra Angelico ou des moujiks de Tolstoï. Selon la remarque de M. Jules Lemaître, on disait : « Croyons », comme les choristes de théâtre disent « Marchons », sans s’inquiéter de ce qu’il fallait croire. Ce triste état d’imagination et de sensibilité fut d’ailleurs, comme signe de décomposition, au dessous de tout ce que nous avons analysé dansée livre.
Des convulsions rigoureusement imputables à la maladie romantique obtenaient donc curiosité et faveur à Paris à une date toute récente. Si cette maladie continue d’infecter la sensibilité, l’intelligence et la volonté de beaucoup de nos contemporains immédiats, c’est à quoi il est temps de laisser rêver le lecteur qui aura bien voulu nous suivre de bonne foi. Peut-être cette méditation sur le temps présent le conduira-t-elle jusqu’à reconnaître que les vents, les courants, les honneurs, les flatteries publiques et la popularité, loin de se diriger selon le vœu des esprits droits et des âmes saines, favorisent des mouvements de décomposition politique, intellectuelle et sentimentale, profondément apparentés à ceux dont le nom de Romantisme désigne la source commune. En ce cas, ce livre éclairerait l’histoire d’aujourd’hui par l’histoire d’hier.
FIN