Eugène Fromentin ; Maxime du Camp31
I
Quand Nisard campait sur l’épaule d’une littérature sans épaules et sans reins ce fer froid du dédain, dont la marque y est, ma foi ! restée : « Littérature facile », il n’entendait parler que des inventions de ce temps-là, que des compositions dans lesquelles cependant l’imagination s’efforçait de tenir sa place encore ; mais assurément il ne prévoyait pas que, grâce à toutes sortes de circonstances, une littérature plus facile que celle qu’il déshonorait de ce nom éclorait au sein de la première, déjà si aisément épanouie, et la panacherait du foisonnant éclat de ses facilités nouvelles !
Eh bien, c’est pourtant ce qui est arrivé ! Il y a présentement dans la littérature française quelque chose de plus facile que la « littérature facile ». C’est la littérature des voyages. Nous ne parlons pas, bien entendu, des voyages scientifiques, de ces glorieuses courses à travers le globe, dont le résultat est de rapporter aux Instituts immobiles et sédentaires la trace des civilisations perdues ou les fossiles d’un monde écroulé. Mais nous parlons des voyages pittoresques, individuels, artistiques ou littéraires, de ces dilettanti quelconques qui ont, sur tout, une phrase qu’on a vue quelque part au service de leurs impressions ou de leurs souvenirs. Voilà, en effet, quoique parfois les gens d’esprits s’en mêlent, une littérature d’un genre très commun pour l’instant, et d’une facilité si déplorable qu’elle peut se laisser prendre par tous les sots !
Et, de fait, demandez-vous-le ! que faut-il pour écrire un livre de voyage ?… Il ne faut que partir… et que revenir, hélas ! Revenir pour nous dire ce qu’on a vu, pour nous le décrire, car décrire est la plus grande affaire d’une époque qui meurt d’une hydropisie de description et de peinture, mais qui adore sa maladie. Au temps de la « littérature facile » stigmatisée par Nisard, la description commençait déjà ses ramages ; mais, nous l’avons dit, elle s’efforcait d’inventer en décrivant, et cela l’honorait, la pauvre diablesse ! tandis qu’aujourd’hui elle n’a plus besoin d’inventer, et ne s’en soucie. À quoi bon ? Le temps est devenu descriptif, et n’est plus autre chose. La description a triomphé sur toute la ligne : c’est une parvenue. Sa visée et ses procédés doivent donc avoir toute l’insolente simplicité de son état.
Et ils l’ont aussi. Quand on veut faire de la littérature de voyages, savez-vous comment on s’y prend ? On emporte un calepin, dans lequel on pointe avec exactitude tout ce qu’on voit, sans rien oublier, et les paysages, et les monuments, et les figures, et même les plus petits objets, — par exemple, une poule qui glousse au soleil ou un mulet trempé par la pluie. Et quitte, quand on sera de retour, à repasser, lécher et pointiller tout cela, à y mettre le chaud, et le vert, et le sec, et à faire enfin, avec des mots, de petites aquarelles ou de petites gouaches, on obtient à peu près un livre, — un livre qui n’a ouvert ni le cœur ni la tête à son auteur ! Autrefois il y avait un vieux proverbe qui disait : « À beau mentir qui vient de loin ! » Mais ce proverbe, impertinent pour les voyageurs, est encore trop poli, et il est aujourd’hui sans emploi. Mentir supposerait l’imagination qu’on n’a plus, et dont on peut très bien se passer, du reste, puisque la question, l’unique question n’est plus que de décrire, de décrire jusqu’à la plus extrême minutie, et qu’en matière de livres la peinture, l’envahissante peinture a tout remplacé.
Oui ! telle est, sans rien exagérer, la manière actuelle de faire un livre de voyage. Telle la nouvelle littérature facile, si facile qu’elle ne sera bientôt plus une littérature du tout ! Les livres de voyages sont tout ce qu’on voudra, excepté des livres. Ils tendent à se multiplier chaque jour davantage, comme des sauterelles par un temps chaud. Et cela se conçoit, maintenant que la description est la reine du monde et que, par les chemins de fer, les pays se versent, par nappes d’hommes, les uns dans les autres. Mais, il ne faut pas s’y tromper ! c’est là une des formes les plus inférieures de la pensée. Même pour ceux qui inclinent avec le plus de curiosité vers ces lectures, toujours un peu badaudes, même pour ceux qui n’ont pas le mépris littéraire qui convient pour des livres écrits en courant et comme sous la dictée des choses matérielles, le voyage, en soi, est si peu de chose, qu’il ne vaut guères que par le voyageur qui le raconte et qui sait y imprimer cette personnalité que rien ne remplace lorsque l’auteur ne l’y met pas. Que de fois l’expérience en a été faite !
Si dans cette masse de relations de voyages pittoresques dont nous sommes accablés, bavardages fixés (malheureusement fixés !) du loisir, de la vanité et de l’imagination impuissante essayant de se frotter à tous les objets pour se féconder, il y a par hasard un seul livre qui ait, lui, sa physionomie, ce n’est pas, soyez-en certain ! le voyage qui la lui a donnée ; mais c’est le voyageur, le voyageur qui n’avait pas besoin de courir le monde pour trouver en soi ce qui fait les livres vivants, c’est-à-dire de l’aperçu pour les éclairer et de l’expression pour les écrire. Avec ou sans voyage, l’auteur eût été toujours un écrivain, ayant toute sa virtualité d’écrivain, et, que disons-nous ? sans voyage il l’aurait eue bien davantage encore ; car traduire seulement des impressions à la façon des voyageurs implique pour le talent moins d’effort, et par conséquent moins de mérite, que pour écrire un livre plus ou moins grandement ordonné, plus ou moins fortement conçu.
De cela faudrait-il un exemple ? Supposez que le plus intéressant, le plus plein et le plus brillant sans contredit des voyageurs du xixe siècle, le marquis de Custine, n’eût pas pris pour une vocation la paresse trop aristocratique et l’inquiétude trop troublante de son esprit, et qu’il nous eût donné moins de Voyages, nous aurions des œuvres sévères, creusées et profondes comme ce génie dépensé sur les chemins était capable d’en produire, et cela ne vaudrait-il pas mieux que les quelques belles pages au-dessus desquelles surnage, déjà obscurément, son nom ?…
II
C’est donc le voyage plus que le voyageur contre lequel s’inscrit la Critique littéraire. À force de génie, le voyageur peut tout racheter ; mais la facilité d’écrire un voyage touche littérairement à une corruption, comme toute facilité… Et, cependant, qu’on daigne nous comprendre ! ce ne sont pas les observations recueillies au moyen des voyages que nous repoussons. Nous n’entendons pas clouer l’homme à son seuil, — quoiqu’il fût certainement plus original et plus fort s’il y restait et que l’éducation du talent se fasse d’elle-même avec puissance dans tous les milieux. Les observations qu’on est allé faire à la course, ces impressions qu’on a quémandées à des pays traversés et le plus souvent entrevus, si elles ne sont pas de vaines poussières soulevées par les pas de celui qui les rapporte au logis, qu’on les utilise et qu’on les localise dans des œuvres déterminées d’art, de poésie ou d’histoire, — rien de mieux sans doute. Mais ce que nous ne pouvons admettre au même titre, c’est le voyage servi à l’état de livre facile dans sa négligence déshabillée ou prétentieuse, ses indiscrétions d’album ou son intimité de correspondance. C’est le voyage enfin qui veut être un livre et qui ne peut, un livre sans plan, sans unité, sans art quelconque. Certes ! on a le droit d’aller chercher partout ses couleurs et de les broyer sur sa palette, mais une palette, fût-elle splendide, ne peut jamais être donnée ou acceptée pour un tableau.
Or, c’est ce tableau, ou plutôt ce livre, que nous demanderons aujourd’hui à deux voyageurs contemporains qui viennent chacun de publier son voyage, tous deux appartenant à cette race d’écrivains préoccupés du pittoresque, qui ne vivent que pour le pittoresque, et qui vont l’un et l’autre justifier, l’un malgré des qualités souvent charmantes, et l’autre par ses défauts très réels et très persistants, ce que nous venons de dire des livres de voyages. Assurément, comme on va le voir, il est impossible de les confondre ; mais c’est précisément la différence existant entre eux qui fera mieux comprendre la triste identité du genre incomplet, faux et presque prostitué de littérature auquel ils se sont livrés tous les deux.
III
L’un est l’auteur d’Une Année dans le Sahel 32, qui n’en est pas à son coup d’essai en fait de voyages, car il nous a donné déjà Un Été dans le Sahara. Peintre de talent sur la toile, que nous n’avons pas ici à apprécier, Eugène Fromentin est allé demander deux fois à l’Afrique ce que les peintres vraiment inventeurs trouvent par l’intuition seule de leur génie, fussent-ils culs-de-jatte, et voilà qu’une fois parti il n’a pu résister à la facilité de ce livre de tout le monde que chacun peut faire, et même les enfants et les femmes, car les femmes et les enfants aiment très fort à parler de leurs impressions personnelles. Seulement ils ne les publient pas. Celles d’Eugène Fromentin valaient-elles donc réellement la peine qu’il a prise de les publier ?
Eugène Fromentin, qui a écrit le livre de tout le monde, n’est pas tout le monde cependant. Il s’en faut de beaucoup. D’abord, par une contradiction piquante, ce faiseur de livres de voyages, qui a voyagé, n’est point au fond un voyageur. Le voyageur est ordinairement une créature plus ou moins ardente, plus ou moins haletante, plus ou moins inquiète, qui aime le mouvement et qui le recherche ; tandis que lui, Fromentin, a l’amour, assez rare maintenant, et qui deviendra d’ici quelque temps une originalité profonde, de l’immobilité dans la vie, et il n’a pas honte de l’avouer. Il divinise les habitudes, et n’a d’autre inquiétude que celle du repos absolu. Homme qui se déplace bien plus qu’il ne voyage, il a déjà bu, les yeux mi-clos, à cette large coupe de la Contemplation sous le ciel bleu, et il l’a trouvée d’un goût si friand qu’il y revient encore tout en se grondant d’y revenir.
Un jour ou l’autre, s’il n’y prenait pas garde, l’Orient le chausserait de ces engloutissantes babouches dont Lœve-Weimars n’a pu se dépêtrer malgré l’alacrité vigoureuse de son esprit occidental ; et même sa main de peintre, cet organe habile, il la fourrerait tout autant que ses pieds de rôdeur dans ces fatales babouches, et c’en serait fait de son talent ! Eugène Fromentin (ses goûts le décèlent) n’est point un penseur très actif. Ce n’est guères qu’un rêveur ; mais sa rêverie a de la grâce et de la morbidezze.
Il ne se vante pas d’être un observateur à forcer toute confiance, il ne tient pas à
regarder de près les choses, aimant mieux observer mal que de ne pas respecter
l’imagination en lui. Ceci est anti-voyageur ! Pour un rêveur, chose assez insolite,
Fromentin ne niaise jamais. C’est un esprit sain, très naturel, sans utopie, admirant et
comprenant très bien les arabes, qu’il nous a peints en larges traits, — et ce sont les
meilleures pages, parce qu’elles sont morales, de ce récit, abusivement physique, où
l’éternelle description dévore tout et en a le droit, car dans les livres de voyage elle
est sur son terrain plus qu’ailleurs. L’auteur d’Un An dans le Sahel n’a
pas l’antipathie moderne pour la guerre, et il croit à la haine implacable des races,
nées ennemies, que toutes les civilisations de l’avenir seront impuissantes à empêcher.
S’il admet le progrès, il ne le veut pas bête. « Si l’avenir efface le passé,
— dit-il spirituellement quelque part, — au moins il excusera le présent, qui a bien
besoin d’être excusé ! »
Tel son Voyage dans le Sahel révèle Fromentin. À ces qualités de son esprit ajoutons encore les qualités de son livre, car il en a, ce livre, et la première, à nos yeux, est d’être le moins possible un livre de voyage, comme son auteur est le moins possible un voyageur. En effet, c’est d’un séjour d’un an qu’il est question en cet écrit, et d’un séjour recommencé, ce qui donne à l’ouvrage un charme de passé que ne connaissent pas d’ordinaire les livres de voyage, qui poussent droit devant eux la tête en avant, et ne savent pas la retourner en arrière avec cette mélancolie qui convient si bien aux livres des hommes ! De plus, sous sa forme flottante, familière, épistolaire, peu littéraire par conséquent, il a comme un besoin d’unité vaguement obéi, un essai de secrète ordonnance qui sentie livre combiné, et donne comme une pointe d’unité dramatique à ces récits qui ne se suivent plus pour se suivre, à ces impressions d’ordinaire inconséquentes et sans autre raison d’être que les hasards de son chemin pour le voyageur, et qui tournent ici autour d’une figure et d’un fait central, — la figure et l’épisode d’Haouâ.
Haouâ est une mauresque rencontrée, perdue, retrouvée, aimée par l’auteur, — on n’oserait pas le dire, tant la chose reste vague, mystérieuse, indécise, dans ce récit, chef-d’œuvre de gaze transparente et voilante à la fois ! La mauresque Haouâ est comme le rêve corporisé de ce voluptueux de contemplation qui s’appelle Fromentin. Elle n’a rien de la femme brûlante et commune de l’Orient. C’est la froideur blême, nerveuse, maigre, d’un vaporeux étrange en ces climats d’énergie ; mais c’est le sorbet des ardents, car un mari tua sa première femme pour la suivre, et, quitté par elle, il s’en venge, avec l’adresse féroce d’un centaure, en lui fendant le front, au milieu d’une fête, avec les deux pieds de son cheval !
Certes ! voilà des qualités, n’est-ce pas ? qualités d’écrivain, qualités de livre : talent, intérêt romanesque, qui n’est pas seulement l’intérêt de ce gros je que détestait Pascal et qui est le mot damné de tout voyageur. Mais tout cela restera inférieur pourtant, parce que l’ouvrage de Fromentin n’est rien de plus qu’un livre de voyage individuel et pittoresque, quoiqu’il le soit moins que bien d’autres, — des pages sur des pages, des descriptions sur des descriptions ! Comme tous les livres de cet ordre, qui tentent tous les esprits, même les plus débiles, parce qu’ils n’exigent pas de composition résolue, accusée, sévère, il doit périr et périra, et ce qu’il a de style ne le sauvera pas. Qui parlera d’Un An dans le Sahel dans quelques années, excepté, entre eux, les amis auxquels il aura été adressé ?… Et c’est tout simple, du reste. Ce que l’homme fait si aisément en se jouant, le temps doit s’en jouer à son tour. Qui dit littérature facile dit littérature éphémère. C’est la même chose. Facile à vivre. Facile à mourir !
IV
Et si cela est pour un livre aussi véritablement distingué que celui d’Eugène Fromentin, que ne sera-ce pas pour tous ceux-là qui n’éveillent pas en nous le regret que donne aux esprits de noble origine la vue d’un talent fourvoyé !… Or, c’est le cas pour Maxime du Camp et pour son livre sur la Hollande. Excepté les hommes qui ont besoin de consulter des catalogues de musée, qui achèvera ce livre vide et prétentieux, où l’auteur, du moins, n’a pas perdu de talent, car il n’en a pas mis, et où, comme dans le livre de Fromentin, qui, si lâché qu’il soit, a de l’accent, on ne retrouve pas ce timbre personnel qu’on ne peut confondre avec la manière de dire de personne ?
Au contraire, l’accent de Maxime du Camp se confond toujours avec un autre bien plus puissant que le sien, mais auquel il ressemble comme l’écho ressemble à la voix.
Du Camp est, en effet, volontairement ou involontairement, parle style, un des échos les plus semblables de Théophile Gautier. Par les idées, c’est différent. Il est saint-simonien, phalanstérien, on ne sait pas bien. Il a chanté les mécaniques, puis fait encore d’autres poésies qu’il a intitulées Convictions, titre turbulent qui, par parenthèse, ferait bien sourire Gautier dans sa barbe placide. Or, l’une de ces convictions, et même la plus forte, doit être assurément de croire qu’il possède, lui, Maxime du Camp, l’expression plastique, et la couleur, et la technique de l’auteur d’Émaux et Camées, et qu’il joue avec la puissance de son maître avec tout ce style, difficile à manier, d’un Dictionnaire des Arts et Métiers qui fait le beau !
Eh bien, c’est ce style dont nous pouvons dire : « J’ai vu mieux », que nous retrouvons dans le livre sur la Hollande, où rien, absolument rien de l’auteur ne rachète les défauts inhérents au genre d’ouvrage qu’il a entrepris ! Puisqu’il s’agit inévitablement ici d’impressions personnelles, autant Eugène Fromentin est aimable, intelligent, ouvert aux grands spectacles des mœurs arabes, autant l’auteur d’En Hollande 33 est peu avenant, et, il faut bien le dire, fermé à la Hollande réelle et vivante, qu’il ne voit que dans ses tableaux ou comme un sujet de tableau !
La description, déjà abusive chez Fromentin, qui est un peintre, est chez du Camp, qui se croit un poète, à l’état violent, furieux, insupportable : c’est un casse-tête de descriptions. Or, savez-vous ce qui en repose ? c’est la niaiserie des opinions. Du Camp offre, en effet, dans sa personne intellectuelle, un étrange contraste. Il n’a rien de niais dans sa forme, qui peut être fausse et même cruelle pour les esprits délicats et fins, mais qui, du moins, a de la décision et du relief ; mais, dans sa pensée, il tient à ces badauds actuels qui rêvent une humanité nouvelle, haïssent la guerre, médisent de la gloire, repoussent toute répression un peu forte, et croient que les peuples peuvent se passer de grands hommes et sont eux-mêmes assez grands pour se gouverner parfaitement tout seuls ! C’est un philanthrope sans douceur que du Camp, un philanthrope à forme hautaine. Singulier spectacle ! il n’a ni les opinions de sa forme, ni la forme de ses opinions, et par-dessus tout cela il est teinté de saint-simonisme et de fouriérisme, qui, réunis et pour un homme de cette palette, font une assez drôle de couleur.
Voilà en quelques mots (et il ne mérite pas davantage) ce livre sur la Hollande que du Camp vient de publier, et, comme tout livre de voyageur n’est jamais au fond que le voyageur lui-même, voilà aussi le voyageur !
Le voyageur est le revenant de Théophile Gautier, qui n’a pas besoin qu’on revienne pour lui, car il n’est pas mort, Dieu merci ! et il a l’avantage de la vie sur du Camp, c’est-à-dire d’une toute-puissante spontanéité. Quand on veut lire du Théophile Gautier, on n’a pas besoin d’aller le chercher dans du Camp, son Ménechme, mais son Ménechme à la manière d’un fantôme. Le livre de du Camp, imité par le style, faux par la pensée et vide par le tout, est un livre qui n’ira pas loin, même dans les ateliers. On y discute des manières de peintre et des sujets de tableau ; on y trouve du respect pour Rembrandt, sentiment honorable, mais insuffisant pour parler dignement de ce grand homme. Le seul mérite du livre est de simplifier cette question de livres de voyages que nous avons traitée aujourd’hui, et qui, grâce à la multiplication des voyages, devient un fléau littéraire des plus menaçants. Il est évident que beaucoup de livres comme celui-ci auraient leur éloquence contre ce genre de littérature égoïste et facile, et rendraient impossible toute illusion.
V
Un homme plus grand que son fauteuil !!… Mais alors, il n’y entre pas… Pardon ! et très bien !… mais à l’Académie. Il n’y a qu’à l’Académie qu’on viole la loi mathématique que « le contenant est toujours plus grand que le contenu » . Il n’y a que dans cet antique garde-meuble d’Académie qu’on puisse contempler des hommes plus grands que leurs fauteuils, mais qui, par un curieux phénomène, se rapetissent jusqu’à pouvoir y tenir !
Cela s’est vu depuis longtemps et cela se voit toujours. Que d’hommes qui n’auraient jamais dû s’asseoir dans les fauteuils de l’Académie, et qui s’y sont assis, sans même faire crier leurs bras vermoulus !… Le caoutchouc n’est pas plus souple… Nous y avons vu Lamartine, Hugo, de Vigny, toute cette phalange intrépide qui avait levé le bouclier contre la littérature que représentait l’Académie ; et même, plus tard, nous y vîmes l’élégant de Musset, avec cet affreux frac vert à palmes jaunâtres, qui paya, lui, pour tous les autres, et à qui Molé, de son doigt de pédant, allongea les oreilles comme à un écolier coupable, dans son discours de réception !
C’est que, dans ces fauteuils-là, on ne s’assied pas comme dans les autres fauteuils. C’est par les genoux qu’on y entre. Il y a toujours assez de place pour y mettre les deux genoux…
VI
Aujourd’hui, c’est Maxime du Camp ! Maxime du Camp ! l’homme le moins fait par son genre de talent, par ses idées, par sa fierté pour aspirer à cet honneur sénile de l’Académie ! Maxime du Camp, le plus engagé des écrivains contre elle ; car il a dit de l’Académie, dans ses livres, de ces paroles qui sont des choses, — et des choses mortelles ! — et il n’en est pas moins descendu de la hauteur de ce mépris qu’il a fait justement tomber sur l’Académie pour aller s’asseoir humblement dans un de ces fauteuils méprisés, où l’on ne s’assied qu’en s’aplatissant.
Franchement, c’est à ne rien comprendre à la logique humaine ! C’est à ne rien comprendre à la consistance du caractère, et aussi — ce qui, du moins, est comique au milieu de tant de tristesse, — c’est à ne rien comprendre non plus à l’étonnante fascination exercée par cette vieille momie d’Académie sur les esprits qui semblent les plus vivants… « Agenouille-toi là-dessus, vieille ducaille ! » disait un jour Sophie Arnould au duc de la Vallière, en jetant son cordon bleu par terre. « Agenouillez-vous là-dessus », dit l’Académie aux écrivains qui ont méprisé ses fauteuils, en mettant par terre les livres dans lesquels ils les ont méprisés, — et ils obéissent comme la vieille ducaille ! Seulement, ce n’est pas ici Sophie Arnould qui met à genoux la vieille ducaille, c’est la vieille ducaille qui met à genoux Sophie Arnould !
VII
Ridicule spectacle ! Et pourquoi ?… Il faut au moins de grandes raisons quand on se déshonore… Mais quels avantages trouvent à être de l’Académie des hommes supérieurs par le talent à ce petit groupe dans lequel ils mendient une quarantième place ?
S’ils n’étaient rien, je comprendrais qu’ils voulussent être académiciens ! Mais ils sont quelque chose. Ils n’ont pas, eux, besoin d’un titre pour cacher la valeur absente et qui y fait croire les imbécilles ! Les esprits qui sentent leur néant doivent adorer tout ce qui empêche de voir leur creux ; mais quand on vit par le talent et qu’on en a en soi la forte, lumineuse et tranquille conscience, à quoi bon jalouser et vouloir cette position d’immortel qui fait rire ceux qui doivent mourir ?
Et surtout quand on est soi-même un autre immortel qu’un immortel d’Académie, un autre homme que ceux-là qui le sont pour rire ou pour faire rire, et dont on est obligé d’écrire les noms sur le dos de leur fauteuil pour qu’on sache un jour qui s’est assis là ! Il y a les immortels vrais et les immortels d’Académie, qui ont l’étiquette et qui n’ont pas le sac. Eh bien, pour moi, je le dis hautement, — et je vais le prouver ! — Maxime du Camp a le sac de l’immortalité ! Je ne juge aujourd’hui ni ses œuvres ni son talent. Ce que j’écris ici n’est pas littéraire, et n’a pas besoin de l’être, du reste. Mais, pour des raisons bien plus hautes même que son talent, il est immortel, et non pas à la façon d’une Académie. Il l’est à la façon d’un homme qui a eu, dans l’ordre du temps, l’héroïque initiative d’écrire l’histoire qu’il a écrite, — le premier de tous et à la première heure, les pieds et la main encore dans les flammes de cette histoire qui, désormais, dans le souvenir des hommes, ne s’éteindra plus !
VIII
Il est le premier, — et, parce qu’il est le premier, il a l’immortalité de la première place. Tous les autres qui viendront après lui pourront l’imiter, le recommencer, le modifier, l’expliquer, le réfuter même. Mais tous dépendront de lui, ressortiront de lui, ne pourront se passer de lui, même pour dire autrement que lui, il faut que ceux qui sont contre lui comptent avec lui. Il est le premier. Il est la source. Il est la source de tous les récits qui vont suivre. Les flots peuvent se révolter et remonter contre leur source ; ils ne la dévorent pas. Elle reste la source, — la source éternelle ! Certes ! c’est là un immense bonheur pour un historien d’écrire le premier une histoire qui n’existait pas hier, comme du Camp a écrit la sienne quand tout en brûlait et en fumait encore… Pour un historien, il n’y a pas de bonheur plus grand. Je ne parle pas de l’intrépidité de l’historien, qui a égalé le courage des plus intrépides quand il a osé écrire cette histoire terrible sous les cent mille fusils qui l’ajustent déjà, en attendant l’heure de tirer, qu’avec son coup d’œil d’historien il doit voir venir ! Je ne parle pas de la bravoure ni du talent de cette histoire. Il y a dans les choses humaines beaucoup de bravoure et de talent perdus, et si ce n’est pas la gloire de l’homme, c’est la gloire de Dieu ! Mais ce qui ne sera pas perdu pour l’historien de la Commune, c’est, dans un récit nécessaire dont l’humanité ne pouvait se passer, d’être arrivé à temps, comme on arrive à temps dans la bataille, et du même coup dans la victoire et l’immortalité ! Si nous sommes destinés à continuer la monstrueuse histoire dont les premières vêpres ont été chantées, tout le pétrole des millions d’Omars qui brûleront les bibliothèques ne brûleront pas l’Histoire qui parle par la bouche (on ne nous enlèvera pas celle-là !), et cette bouche, n’y en eût-il qu’une seule, n’oubliera pas le nom du premier historien de la Commune et dira le nom de du Camp, que ses ennemis, qui en rugissent, sentent, dès tout à l’heure, immortel.
Et c’est de cette position magnifique et sûre dans la postérité, c’est de cette immortalité qui ne peut pas ne pas être, qu’il s’est ravalé, ce noble et courageux homme, jusqu’à l’immortalité, ridicule et postiche, d’un académicien !