(1856) La critique et les critiques en France au XIXe siècle pp. 1-54
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(1856) La critique et les critiques en France au XIXe siècle pp. 1-54

Préambule

Dans un de ces préambules pleins de grâce que Cicéron aime à placer, comme des portiques, à l’entrée de ses traités d’éloquence et de philosophie, dans un dialogue où les chefs de l’aristocratie romaine, réunis sous les ombrages d’une villa deTusculum, nous laissent entrevoir l’exquise urbanité d’une conversation patricienne et, pour ainsi parler, le grave sourire de ces maîtres du monde antique, l’orateur Crassus, prié de dire son avis sur un sujet littéraire, s’en défend par des paroles fort dédaigneuses pour la critique. « Quoi de plus sot, dit-il, que de discourir sur le discours, puisque le discours lui-même n’évite d’être sot qu’en devenant nécessaire1 ! »

Que diraient les mânes de Crassus, s’ils nous entendaient discourir aujourd’hui, non pas sur le discours seulement, mais sur la critique du discours ? Quel terme inventerait son mépris pour caractériser ce troisième étage de la parole, lui qui dédaignait le second ? Heureusement nous ne sommes ni consulaire ni sénateur : les ombrages modestes qui nous abritent n’ont jamais entendu s’agiter les destinées d’un grand empire : nous ne pouvons craindre de déroger en parlant des choses de l’esprit. Essayons donc d’apprécier les hommes qui font profession de juger les écrivains. D’autres peut-être prendront encore la peine de nous juger, et seront jugés à leur tour. Ainsi va le monde de l’intelligence ; les esprits divers sont comme les glaces d’une longue galerie qui se répètent l’une l’autre sans fin, sans cesse. C’est cette réciprocité des jugements, cette réverbération des idées qui constitue l’opinion publique. Gardons-nous donc bien de condamner ce qui fait notre force ; et, sans nous laisser arrêter par une boutade dédaigneuse, que le grand orateur réfute d’ailleurs par son exemple, soutenons courageusement les droits et la dignité de la critique.

Après tout nous plaidons la cause de tout le monde : le public tout entier est plus ou moins notre client. Contempler l’œuvre d’un artiste, être frappé de ses beautés, choqué de ses défauts, appliquer à distinguer les unes des autres un goût plus ou moins délicat par sa nature, plus ou moins perfectionné par ses études, c’est ce qui est arrivé mille fois à ceux même qui se croient les plus étrangers aux choses littéraires. Nous faisons tous de la critique, comme de la prose. Dès que l’artiste eut des admirateurs, il eut aussi des juges. La critique est la sœur jumelle de l’art : tous deux sont nés le même jour.

C’est néanmoins au xixe  siècle, c’est depuis trente années surtout, que par son alliance avec l’histoire, la philosophie, l’éloquence, par la grandeur et l’universalité de ses travaux, par le sentiment d’artiste dont elle a su animer ses appréciations et son style, la critique a mérité de prendre place parmi les genres littéraires les plus importants, les plus goûtés, et d’être à son tour l’objet d’une étude sérieuse, la matière d’une nouvelle critique. Le temps est loin où l’on pouvait dire avec justice : « La critique souvent n’est pas une science, c’est un métier, où il faut plus de santé que d’esprit, plus de travail que de capacité, plus d’habitude que de génie2. » De nos jours elle est devenue non pas une science sans doute3, mais un art tour à tour savant et ingénieux, qui tantôt déroule avec une grandeur imposante les annales de la pensée d’un peuple, tantôt dessine avec finesse le portrait et le caractère d’un homme ; ici, dans une causerie facile, nous fait confidence de toutes ses émotions, et se raconte lui-même avec un charmant égoïsme ; là, dans une brillante improvisation, retrouve en quelque sorte l’image de l’éloquence antique, et tient suspendu à ses lèvres un jeune auditoire charmé de voir la pensée éclore à chaque instant sous ses yeux. Aujourd’hui, dans la vieillesse de notre civilisation et dans la décadence évidente de plusieurs genres, la critique, par une compensation dont il faut bien se contenter, a pris un nouvel essor. Il semble qu’au déclin des années les littératures, comme les hommes, aiment à se replier sur elles-mêmes : le soir est l’heure des souvenirs.

I. De l’état de la critique au commencement du XIXe siècle

L’antiquité sans doute avait eu aussi sa critique ; mais celle-ci présentait des caractères différents de la nôtre. Tantôt hardie comme le génie, impérieuse comme la loi, elle s’élevait d’un bond au type normal de chaque genre, et en traçait d’une main ferme les règles inviolables. À peine çà et là daignait-elle citer quelques œuvres particulières pour faire mieux comprendre ses ordres : c’est la critique d’Aristote et des rhéteurs. Tantôt, chez les scoliastes, elle se traînait humblement aux pieds des écrivains, interprétant un mot, éclaircissant une phrase ; dressant, comme l’Arabe du désert, sa tente de haillons à l’ombre des pyramides. Rarement elle s’attachait, comme Longin dans quelques excellents chapitres, comme Denys d’Halicarnasse dans quelques insipides traités, à faire ressortir le mérite d’un ouvrage ou le caractère d’un écrivain. Jamais, si ce n’est dans les trop rapides esquisses de Cicéron et de Quintilien, elle ne retraçait la marche et les progrès de l’art ; jamais elle ne demandait à l’histoire politique et à la biographie le secret de la grandeur et de la décadence du génie littéraire. La république des lettres avait ses Lycurgues et quelquefois ses Dracons ; elle n’avait pas encore ses Hérodotes et ses Thucydides. Elle abondait en législateurs ; à peine y trouvons-nous quelques juges.

Les temps modernes antérieurs à notre âge présentent presque toujours le même spectacle. La Renaissance, on le conçoit, fit peu de chose pour la critique. Elle adorait trop les anciens pour oser les juger, dédaignait trop les modernes pour en faire une sérieuse étude. Le grand manifeste de du Bellay, les préfaces de Ronsard, plusieurs admirables chapitres de Montaigne, quelques pages excellentes et trop peu connues de sa fille d’adoption, Mlle de Gournay, voilà toute la critique littéraire du xvie  siècle en France.

Enfin Malherbe vint  ! Mais le tyran des mots et des syllabes, comme un autre Popilius, traça autour de l’esprit d’examen un cercle un peu étroit. Il biffait tout Ronsard, il brûlait tout Desportes : c’était une critique concise autant que sévère. Balzac eut plus de goût dans ses doctrines que dans ses ouvrages ; mais il se borna à des observations générales sur l’éloquence. Fénelona, dans deux immortels opuscules, établit les principes de l’art d’écrire sur des fondements aussi larges que solides ; mais à peine en fit-il à quelques glorieux anciens de rapides applications. Bayle, inépuisable érudit, compilateur judicieux, consacre son excellente critique plutôt aux faits historiques qu’au goût et aux formes de l’art. Le grand critique littéraire du xviie  siècle c’est Boileau. Encore faudrait-il chercher pour ce sage poète un titre plus honorable, si l’on veut, mais un peu différent. Législateur, comme Aristote et Horace, dans son Art poétique, il se montre, dans ses autres ouvrages, plus moqueur, plus partial que ne l’est un critique ordinaire. La critique est un jugement, la satire n’est qu’un réquisitoire.

C’est au-dessous de ces grands hommes, c’est à leurs pieds qu’il faut se baisser pour trouver au xviie  siècle la critique proprement dite. Elle nous apparaît à peine aujourd’hui, effacée par la distance. La grande querelle des anciens et des modernes lui donna le signal. Les Saint-Sorlin, les Perrault, les Huet4, précurseurs des La Motteb, des Dacier, des Fontenelle, se signalèrent dans ce tournoi, qui ne laissa aucun monument à la postérité. Le xviie  siècle ébaucha pourtant ce qui devait être un jour l’instrument le plus puissant de la critique, le journal littéraire5. Mais veut-on savoir quelle était alors l’importance et l’autorité de la presse périodique ? écoutons un contemporain. « Le devoir d’un nouvelliste est de dire : Il y a tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy, en tel caractère. Il doit savoir jusqu’à l’enseigne du libraire qui le débite. Sa folie est d’en vouloir faire la critique6. »

Le xviiie  siècle eut cette heureuse folie. La critique militante gagna alors deux choses, de l’esprit et du style. La Correspondance de Grimm fut un admirable feuilleton. Diderot, dans ses Salons, sentit le souffle du génie des beaux-arts. Voltaire, qui faisait de tout, fit aussi de la critique : on en trouve, et d’excellente, dans ses lettres, dans ses préfaces, dans son Dictionnaire philosophique, dans son Temple du goût, partout dans ses œuvres, comme de l’esprit, comme du bon sens : critique acérée et légère, railleuse et sensée, causerie sans prétention, mille fois interrompue et reprise, étincelle capricieuse qui court dans un tissu à demi consumé. Ce n’est pas Voltaire qui aurait pu composer la Rhétorique de Voltaire 7. Une fois pourtant il se condamna aux travaux forcés de commentateur. Il est vrai qu’il commentait Corneille. Malgré cela il s’impatienta bien vite du métier, et, de dépit, comme un enfant mutin, il déchira son auteur.

Une innovation féconde du xviiie  siècle c’est l’histoire littéraire. Toutefois on eut alors plutôt le nom que la chose. Sans parler du monument national des bénédictins, ouvrage savant, mais un peu ennuyeux, qui a trouvé de nos jours de dignes continuateurs8, La Harpec, dans son Lycée, entreprit de dévoiler l’imposant ensemble de toute la littérature classique. L’étendue même du cadre accusait l’insuffisance du peintre. Le sens historique, qui manquait au siècle, manquait à l’écrivain. Il s’arrête à l’écorce des œuvres, et son analyse souvent éloquente ne pénètre jamais jusqu’au cœur de l’homme et de la société.

Tel était, au début du xixe  siècle, le bilan de la critique française, héritière et continuatrice de celle de l’antiquité. Elle consistait surtout en traités dogmatiques et en commentaires. C’étaient toujours la rhétorique et la scolie, Aristote et Aristarque, Marmontel et La Harpe, Le Batteux et Clément.

Examinons ce que notre siècle a joint à ces acquisitions, ce qu’il peut et doit y ajouter encore.

II. De l’histoire littéraire au XIXe siècle

La plus belle conquête de la critique contemporaine c’est l’histoire des littératures. Les traités dogmatiques des siècles précédents, comme tout pouvoir de tradition, semblaient chanceler sur leurs bases. Ces codes absolus, audacieuses synthèses qui prétendaient prévoir le génie et l’emprisonner d’avance dans leurs hautaines prescriptions, ne pouvaient résister à la marée montante des chefs-d’œuvre de tous les âges. On comprit qu’en littérature, comme en physique, il faut aller du fait à la loi, et l’on se mit à étudier les productions de l’intelligence. La paix qui suivit les grandes guerres de l’Empire fit connaître l’Europe à la France. L’histoire politique avait pris sous la Restauration un magnifique essor ; l’histoire littéraire profita de ses travaux. Elle remarqua le lien nécessaire qui joint la pensée d’un peuple à celle de ses écrivains, et conclut par le célèbre aphorisme : La littérature est l’expression de la société. Aussitôt le passé s’éclaira d’une nouvelle lumière, la poussière des siècles sembla se ranimer. Le moyen âge apparut avec ses pieuses croyances, ses curieuses coutumes, sa grande architecture. Ses poèmes naïfs ou sublimes, endormis dans nos bibliothèques, comme les statues mélancoliques qui rêvent depuis tant d’années aux portails de nos vieilles églises, sortirent de leur immobilité séculaire. Dante nous guida, comme l’avait guidé Virgile, dans ce monde peuplé de tant d’émotions et de terreurs. Nous sentîmes avec Milton le bouillonnement tumultueux des guerres civiles et la sainte austérité de la parole biblique. L’Allemagne, si peu connue jusqu’alors, et à qui Voltaire souhaitait plus d’esprit et moins de consonnes, nous ouvrit sa forêt hercynienne. Goethed, Schiller, toute la pléiade de Weimar brilla enfin pour nous : ce fut une révélation. L’antiquité elle-même, l’antiquité d’Homère nous rendit ses aèdes vagabonds avec leur imagination naïve et puissante. Sans découvrir d’œuvres nouvelles, on découvrit l’esprit des anciennes œuvres. La critique trouva son enthousiasme dans sa science, et le lecteur ravi à lui-même revécut la vie des aïeux et fut pour un instant contemporain des anciens jours.

Progrès accomplis

Deux grands esprits, deux talents plutôt égaux que semblables présidèrent à cette restauration de l’intelligence, Chateaubriande et Germaine de Staël ; l’un catholique et royaliste de cœur et d’imagination, défenseur du passé, doué de toutes les aspirations de l’avenir ; noble courtisan de toutes les disgrâces, avocat chevaleresque de toutes les grandeurs malheureuses ; l’autre, fille de la Réforme, élève de la philosophie et de la liberté, mais de la philosophie sans irréligion, et de la liberté sans souillure ; passionnée pour toutes les grandes choses, et apportant au culte des lettres la délicatesse d’une femme et la haute raison d’un homme de génie ; tous deux partis des points les plus divers de l’horizon, et réunis ou du moins rapprochés à la fin de leur carrière par la pression des temps et la pente naturelle de la pensée. Le premier réconcilia l’esprit moderne avec le christianisme de la tradition, en nous montrant autour de sa tête pâle l’auréole divine de la beauté ; la seconde apprit aux lettrés de notre âge à retrouver dans la société, dans les arts, dans toute la création, le sentiment religieux, ce christianisme de la raison, non moins immortel que l’autre. Elle prêta à la critique un langage bien nouveau. Elle parla « aux poètes comme on parle à des citoyens, à des héros ». Elle leur dit : « Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres. Respectez ce que vous aimez. Cherchez l’immortalité dans l’amour et la divinité dans la nature. Enfin sanctifiez votre âme comme un temple, et l’ange des nobles pensées ne dédaignera pas d’y apparaître9. »

En quoi consiste cette méthode historique, que la critique moderne inaugurait d’une manière si brillante ? Quels en sont la raison d’être et le principe ? Les voici, si je ne me trompe. L’objet de l’art c’est la beauté. L’artiste s’élève sur l’aile du génie jusqu’à la sphère supérieure où les objets réels apparaissent dans leurs types, plus complets et plus beaux. Puis il rapporte à ses contemporains, avides de cette manne céleste, la nourriture de l’âme qu’on nomme l’idéal. Mais pour la faire goûter à des lèvres mortelles, pour la saisir lui-même de ses mortelles mains, il est contraint de la mélanger avec mille éléments terrestres et éphémères. Dans toute œuvre d’art il y a donc deux parties, l’une toujours vivante, impérissable, parce qu’elle reproduit ce qu’il y a d’éternellement vrai dans la nature et dans le cœur humain ; l’autre sujette à l’instabilité des goûts et de la mode, parce qu’elle s’appuie sur des mœurs et des opinions qui se renouvellent sans cesse. Or, il y a deux manières de sauver du naufrage des temps l’idée vitale d’un chef-d’œuvre ; l’une c’est de la transporter, par une œuvre nouvelle, dans un milieu intelligible à nos contemporains, de l’environner de leurs mœurs, de leurs croyances : c’est la tâche du poète : c’est ainsi que Virgile refait Homère, et que Racine refait Euripide. Voilà pourquoi la poésie, riche de tant de chefs-d’œuvre, crée sans cesse des œuvres nouvelles. L’autre méthode est plus simple et plus humble : elle appartient au critique. Au lieu de tracer une nouvelle peinture et de rapprocher ainsi l’idéal du spectateur, c’est le spectateur qu’elle rapproche du tableau antique. Par une érudition puissante elle m’environne pour un instant des croyances, des mœurs, des circonstances sociales et politiques où vivaient les admirateurs du poète qu’elle rend à la lumière. Elle me fait ancien par la pensée, pour que je goûte une œuvre antique, je ne serai plus choqué de la rudesse héroïque de l’Iliade : me voici par votre exposition savante, contemporain des fiers combattants d’Homère. Je lirai avec plaisir même les subtiles argumentations du dialogue de Corneille : vous m’avez initié, par une piquante analyse, aux conversations délicates qu’entendit la chambre bleue de l’incomparable Arthénice. Je comprends les vulgarités énergiques de Shakespearef : je connais, grâce à vous, Green, Nash, Lilly, ses prédécesseurs et ses contemporains ; je suis au fait des goûts et des habitudes que les bourgeois de la Cité portaient à Blackfriars. Telle est l’histoire littéraire : c’est une seconde poésie, une seconde éloquence. Elle ne compose pas d’œuvres nouvelles ; elle conserve vivants et rajeunit les anciens chefs-d’œuvre.

Que dis-je ? cette reproduction de l’état moral d’une société éteinte est devenue souvent, sous la plume de nos critiques, une œuvre digne à son tour des regards de la postérité. Quelques-uns de nous ont entendu, tous ont lu avec charme ces improvisations éloquentes où un triumvirat glorieux, préludant aux luttes des assemblées délibérantes, se créait une tribune et l’environnait d’un public. Il ne permet pas qu’on l’oublie, cet illustre maître de l’histoire littéraire, cet écrivain si spirituel qu’il pourrait se passer d’être savant, si érudit que son esprit charmant semble chez lui presque un luxe inutile. Les années qui s’écoulent ne font qu’ajouter à la fermeté et à la délicatesse de sa plume, et faire de lui le secrétaire perpétuel du bon goût ingénieux et de la critique éloquente.

La plupart de nos critiques célèbres doivent au moins une partie de leur renommée à l’histoire littéraire. Qu’est-il besoin de rappeler ces Causeries qui n’ont qu’à se ressembler pour devenir d’excellents livres ; ces Caractères qui, plus heureux que ceux de La Bruyère, ont le mérite d’être aussi des Portraits ; ces Cours de littérature improvisés pour des élèves, et où des maîtres habiles viennent puiser leurs inspirations ; ces Études sur l’antiquité grecque, dont l’Allemagne n’a pu surpasser l’érudition, ni égaler le goût et la délicatesse ; enfin ces braves petits livres qui prennent un peu témérairement le titre d’Histoires littéraires, mais dont plusieurs justifient presque leur audace par l’étendue de leurs recherches, la modération de leurs jugements, l’heureuse combinaison des faits et la forme intéressante du récit.

À la suite des maîtres une foule d’écrivains, nés avec des talents divers, se jetèrent dans l’histoire de la littérature, séduits par l’espoir d’un succès facile et par la possibilité d’un éditeur. En effet, soyez un jeune poète, faites des vers. Le public ne vous lira pas ; et le public aura presque toujours raison. Comme sur mille poètes inconnus on ne trouve pas un homme de talent, il y a mille à parier contre un que vous n’êtes pas cet homme. Le public, dans son indifférence systématique, ne se trompe donc guère qu’une fois sur mille. C’est bien du temps gagné au prix d’une rare injustice. Mais soyez critique : entretenez-moi de poètes déjà connus, admirés, préconisés : je me laisserai prendre au titre de l’ouvrage, sinon à ceux de l’auteur. Les gens dont vous me parlez là m’intéressent d’avance. Vous les avez lus probablement : c’est un avantage que vous avez sur moi. Vous me donnez des jugements tout faits ; c’est fort commode pour un lecteur pressé : et qui ne l’est pas aujourd’hui10 ? Sans doute vos appréciations peuvent être inexactes, mais vos biographies, vos citations, vos anecdotes, tout ce qui n’est pas de vous dans votre livre, a du moins une certaine valeur ; et vos jugements, fussent-ils sujets à révision, vaudront toujours bien les miens.

Nous verrons bientôt ce que la critique périodique a pu gagner ou perdre à cette invasion des jeunes gens ; quant à l’histoire littéraire qui exige moins d’expérience pour juger que de verve pour raconter, elle s’enrichit de plusieurs jeunes talents, transfuges prudents de l’imagination. Ils apportent dans leur nouvelle patrie les aptitudes qui auraient pu briller dans la première. Ils ont le sentiment, le goût, la pratique même de l’art : ils écrivent la critique avec une verve entraînante qui révèle leurs premiers travaux : c’est comme une poésie rentrée qui éclate dans leur prose.

Progrès à désirer

Je ne nierai pas que, sous tant de plumes différentes, la critique des anciens auteurs n’ait contracté de nombreux défauts. Le principal, c’est qu’elle cesse quelquefois d’être de la critique. Elle raconte avec luxe, comme pour se dispenser de juger. Elle substitue la peinture d’un siècle à l’appréciation de ses œuvres, et néglige la figure pour la draperie. Je voudrais que l’histoire de la littérature ne devînt pas de l’histoire à propos de littérature ; que les détails qui représentent la société, les mœurs, les gouvernements, fussent le cadre et non le tableau. Aujourd’hui le cadre est trop large, ou peut-être le tableau trop petit. Vous m’annoncez l’histoire de l’éloquence française au xive  siècle ; j’écoute avec curiosité : vous me racontez longuement les troubles de la France sous le roi Jean, la bataille de Poitiers, les tentatives du roi de Navarre et du prévôt Marcel. Cette histoire est intéressante, et je veux bien la croire fort exacte ; mais on m’avait promis de l’éloquence française, et je n’en trouve guère ici… si ce n’est dans le style du narrateur.

Les grands siècles étant généralement connus, et les époques stériles pour l’art présentant assez souvent des mœurs, des événements, une physionomie piquante, notre histoire littéraire s’attache volontiers à ces époques et glisse aisément de l’esthétique dans l’anecdote. La voyez-vous qui chevauche sur tous les chemins de traverse de la littérature, allant à petites journées, conversant avec tous les voyageurs, s’arrêtant à toutes les hôtelleries, recueillant toutes les nouvelles, toutes les malices de la curiosité et de la médisance ? La voici tantôt à Paris, tantôt à Londres, à la cour de Charles le Sage ou à celle de Philippe de Hainaut, assistant à tous les tournois et rédigeant le procès-verbal de toutes les fêtes. L’histoire littéraire est devenue une chronique amusante. La critique a eu ses Froissarts.

Un vice plus grave c’est que, dans ses jugements mêmes, elle s’est faite quelquefois l’adulatrice obséquieuse de son public, souriant à ses préjugés, courtisant ses faiblesses, et prêtant à ses défaillances morales le patronage dangereux de son éloquence. Elle glorifie le lieu commun, préconise le plus humble bon sens, retourne le paradoxe pour le remettre à neuf, et prend pour son héros le vulgaire Chrysale. Cette critique est à peu près sûre d’un immense succès. La foule triomphe de retrouver ses opinions sous une plume ingénieuse. Elle s’en attribue tacitement la forme avec le fond, s’étonne d’avoir tant d’esprit, et sait un gré infini aux écrivains qui le lui prouvent. L’un d’eux a dit quelque part un mot charmant : « C’est une chose fort malheureuse que l’originalité dans la sottise. » Les critiques dont je parle se prémunissent également contre les deux parties de ce malheur. C’est moitié trop de précaution.

III. Des théories littéraires au XIXe siècle

On n’étudie les faits que pour en comprendre les causes, et, s’il se peut, en établir les lois. La conséquence naturelle, le couronnement de l’histoire littéraire, c’est une théorie des arts. Il fallait s’attendre qu’en élargissant ses observations, la critique du xixe  siècle s’efforcerait de les coordonner. De ces tentatives sont nées une science nouvelle et une nouvelle école : la science a reçu le nom assez mal choisi d’Esthétique11 ; l’école, plus malheureuse encore dans sa dénomination, s’est appelée le Romantisme. Nous allons examiner rapidement l’une et l’autre.

L’esthétique

La science du Beau, source et règle des arts, avait déjà fixé l’attention des philosophes de l’antiquité. Platon, dans plusieurs de ses dialogues12, avait rattaché l’idée de la beauté et celle de l’art aux principes élevés de sa philosophie, et jeté ainsi, en face de l’école empirique et réaliste d’Aristote, les bases d’une théorie rationnelle et idéaliste13.

Mais la doctrine platonicienne, plus large et moins positive que celle du Lycée, moins accessible à des intelligences à la fois étroites et subtiles, moins flexible aux exigences de la méthode et de l’enseignement scolaires, avait été presque entièrement délaissée, pendant le moyen âge, au profit de son heureuse rivale. Le xviiie  siècle, en s’affranchissant de l’autorité d’Aristote, en avait accepté l’esprit. Les philosophes de la sensation ne pouvaient rejeter une doctrine empirique.

C’est au xixe  siècle, ou, pour mieux dire, à la fin du xviiie qu’était réservé l’honneur de rétablir sur des principes spiritualistes une philosophie des arts. La profonde et méditative Allemagne devait prendre l’initiative. Ses plus grands philosophes ne dédaignèrent pas de se livrer sur ce sujet à de longues et savantes recherches. Les noms de Kant, de Herder, de Schelling, de Hegel marquent les divers degrés par lesquels elle a cherché à élever la science de l’esthétique14.

L’Angleterre elle-même, le pays de Bacon, semblait ne plus se contenter des théories littéraires fondées sur la sensation pure. Elle s’en détachait avec prudence par son école écossaise. Aux disciples de Locke, à Hume, à Shaftesbury succédaient Reid, Dugald-Stewart, Burke, Hutcheson, H. Blair ; la philosophie du sens commun détrônait en silence celle du sensualisme.

La France, qui, avec la Restauration, s’ouvrit aux idées comme aux armées étrangères, ne pouvait rester immobile sous cette double impulsion. Deux hommes d’un talent remarquable s’en firent les représentants, M. Victor Cousin et Théod. Jouffroy. Ils s’attachèrent de préférence, l’un à l’Allemagne, l’autre à l’Écosse (au moins par sa méthode) : mais tous deux marquèrent leurs travaux d’une forte empreinte française et cartésienne.

Un écrivain allemand, fort compétent dans cette matière, Wendt, formulait ainsi en 1818 les questions que l’esthétique laissait encore à résoudre, après les travaux si nombreux de ses compatriotes.

« Montrer avec clarté comment le beau dérive des idées primitives de notre esprit ; déterminer avec plus de précision les rapports qui l’unissent au vrai et au bon ; établir avec solidité en quoi consiste le beau dans la nature, et chercher avec plus de profondeur le lien intime qui existe entre la nature et l’art15. »

Il semble que ce soit là le programme qu’à la même époque, dans la même année, s’était tracé à lui-même le jeune et brillant professeur de la Sorbonne. M. Cousin revenait alors de son premier voyage en Allemagne. Il avait visité en 1817 Berlin, Göttingen, Heidelberg, où il avait connu Hegel. Il prit pour sujet de son cours : Le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien 16. Ce titre était par lui-même fort significatif. La base de toute théorie des arts, la notion du beau allait être placée « au rang des idées fondamentales sur lesquelles roule dans tous les temps la philosophie ».

L’ouvrage ne démentait pas les promesses du titre. Le beau, comme le vrai et le bien, n’est plus le produit d’une sensation individuelle et variable. Il n’est ni l’agréable ni l’utile. La raison le saisit, tandis qu’un sentiment nous annonce sa présence. Le beau c’est le vrai sous sa forme sensible17.

Cette définition entraîne aussitôt la ruine du système de l’imitation, si cher à Aristote et à toute la critique du xviiie  siècle. La mission de l’art c’est de « reproduire dans l’âme l’émotion ineffable de la beauté ». L’art n’est plus le copiste mais le rival de la nature. Il la suit quand elle traduit heureusement leur commun modèle ; souvent il l’abandonne pour la surpasser18.

Et ne croyez pas que de telles considérations soient de vaines arguties d’école, indifférentes aux destinées réelles de l’art et de la poésie. Elles soulèvent, elles décident d’avance les grandes questions littéraires qui doivent (nous l’allons voir) passionner bientôt le public français presque à l’égal d’une révolution.

Par exemple, la bruyante querelle de l’art pour l’art, où les deux partis, défenseurs et assaillants, firent preuve de tant de maladresse, et où les novateurs, effrayés par de vaines clameurs, abandonnèrent leur drapeau triomphant19, est décidée par M. Cousin, comme par Hegel, en faveur de l’indépendance de l’art, mais avec une lumineuse explication. Le philosophe refuse de mettre « l’art au service de la religion et de la morale. L’art produit le perfectionnement de l’âme, mais il le produit indirectement. L’artiste se confie à la vertu de la beauté ; il la fortifie de toute la puissance, de tout le charme de l’idéal : c’est à elle de faire son œuvre ». Il faut donc modifier la fameuse formule et non la détruire : il ne faut pas dire : l’art pour l’art, mais l’art pour le beau, l’art pour le sublime20.

La jeune école littéraire devait confondre bientôt le pathétique avec l’horrible et poursuivre l’émotion à tout prix. M. Cousin, d’accord avec Winckelmann et A. W. Schlegel, lui rappelle d’avance le but nécessaire de l’art, et assigne la beauté pour limite à l’émotion.

Le philosophe semble prévoir l’importance exagérée qu’on va donner à la couleur locale, à la fidélité des détails, à l’élément réel, et tient encore ici la balance d’une main ferme non moins que juste. Il reconnaît « qu’une œuvre d’art n’est belle qu’à condition d’être vivante » ; mais la vie ne lui suffit pas. « L’art trop humain, trop réel reste en deçà de son but. Quand vous auriez retrouvé et prêté à l’acteur qui joue le rôle de Brutus le poignard même dont il a frappé César, cela toucherait médiocrement les vrais connaisseurs21. »

Enfin, pour achever de nous convaincre de l’importance pratique de ces théories abstraites, voulez-vous surprendre dans une vue incomplète du philosophe la source possible d’une des fautes de l’école romantique ? ouvrez encore le Cours de 1818 ; demandez au professeur quel est le principe unique et fondamental de la beauté. M. Cousin est l’hôte des Allemands ; mais il est avant tout l’élève et le compatriote de Descartes ; il est ou sera l’adorateur de toutes les beautés du xviie  siècle, de cet âge qui, dans son spiritualisme sévère, arrête la vie aux limites de l’intelligence, ne voit dans la nature que l’homme, et dans l’homme que la pensée22. Le beau pour M. Cousin se réduit en dernière analyse à la beauté morale. Le mérite de toutes les autres c’est d’exprimer celle-ci. Qui sait si l’auteur futur de Cromwell n’assistait pas à cette leçon, tout prêt à écrire à son tour : « Il ne faut pas choisir le beau, mais le caractéristique : le laid et le grotesque sont des objets légitimes de l’art23 ? »

Quatre ans après ce premier enseignement de M. Cousin, l’un de ses élèves, Th. Jouffroy, répétiteur de philosophie à l’École normale, est contraint, par la fermeture de cette institution, de suspendre son enseignement public. Vingt ou vingt-cinq élèves, parmi lesquels nous retrouvons quelques-uns des noms les plus célèbres de notre époque, se groupent autour de lui. Pendant plusieurs années ils viennent une fois chaque semaine se presser dans la chambre étroite qu’habite le jeune maître ; qui, debout, adossé à la cheminée, se livre, au milieu d’un silence et d’une attention religieuse, aux recherches les plus délicates sur les plus grands problèmes de la psychologie. Une des matières les plus neuves de l’enseignement, celle que semblait appeler le mouvement littéraire de l’époque, c’était la question du beau et de l’art. C’est elle qui fit l’objet des leçons de Jouffroy pendant l’année 1826, et qui forme aujourd’hui son Cours d’esthétique, publié, comme celui de M. Cousin, d’après la rédaction d’un auditeur24.

Quand on passe des leçons de M. Cousin à celles de M. Jouffroy, on est frappé de la ressemblance des conclusions et de la diversité des méthodes. Même doctrine, sauf quelques détails, sur l’essence du beau, sur la nécessité de l’idéal, sur la réduction de toute espèce de beauté à la beauté intellectuelle et morale. Ici seulement Jouffroy est moins sévèrement cartésien que son maître : il redoute moins l’accusation banale de panthéisme. Il voit, à travers toutes les formes matérielles, la vie, la pensée qui s’y cache et s’y révèle à la fois. Depuis la pierre jusqu’à l’homme, tout est pénétré de forces actives. Plus elles se montrent librement dans un objet, plus aussi éclate la beauté.

Mais c’est surtout dans leur marche que diffèrent les deux philosophes. L’un dévoile à la fois tout l’horizon et l’éclaire d’un jet de lumière : chacun de ses chapitres renferme tout son système, et montre le même ensemble sous des points de vue toujours nouveaux et magnifiques. Je crois voir un de ces jardins royaux du xviie  siècle, aux futaies élevées, aux larges avenues, où l’œil erre librement à travers les spacieux quinconces. L’autre, sans dogmatisme, sans parti pris, chemine avec précaution à travers les sentiers épineux où il semble égaré, arrachant ici un préjugé, plus loin une objection, réservant toute question douteuse, se gardant bien d’admettre ce qui n’est pas rigoureusement démontré. Jouffroy n’enseigne pas ; il étudie. Il examine devant vous son sens intime et vous convie à partager son expérience. Quelquefois on s’impatiente de ses lenteurs, mais il a tant de finesse dans son analyse, tant de conscience dans sa discussion, qu’on s’intéresse malgré soi-même à ces longues et microscopiques recherches. Il observe la question sous toutes ses faces, et détache maille par maille la trame des fausses doctrines, jusqu’à ce que la difficulté se dénoue d’elle-même. C’est un charme de voir ce chaos d’opinions s’arranger sous cette main patiente qui semblait d’abord désespérer elle-même de l’éclaircir. Peu à peu le philosophe avance, le jour se lève, et la beauté longtemps attendue brille pure et calme sur toute la discussion.

Ici encore l’esthétique ne restait pas renfermée dans son sanctuaire, comme une idole impuissante. Les vues du philosophe faisaient naître autour d’elles mille applications littéraires. Vous entendiez parler de Fénelon et de Pascal ; on revenait souvent à Walter Scott ; on vous disait : « pourquoi on applaudit Racine » ; on osait lui préférer Molière ; on intervenait avec toute l’autorité des principes, avec toute la netteté de la démonstration, entre l’école de l’idéal qui efface la forme, et l’école du réel qui l’exagère. En un mot, du haut de leurs temples sereins, les sages de l’esthétique se préoccupaient eux-mêmes de la grande bataille littéraire dont le bruit commençait à leurs pieds.

L’école romantique

Il n’est ni dans mon sujet ni dans ma pensée de raconter la campagne romantique. Les espérances qu’elle a fait naître, les œuvres souvent admirables qu’elle a produites, les colères de la vieille école, l’enivrement superbe de celle qui fut nouvelle, fourniront à l’histoire littéraire un de ses plus curieux et plus intéressants chapitres. Je n’ai qu’à recueillir ici le résumé des théories de la jeune pléiade, qu’à apprécier en peu de mots les doctrines qu’elle a proposées ou imposées à la critique.

Il y a presque toujours deux choses dans un système, une idée vraie qui le fait naître, une exagération qui le fait remarquer et amasse la foule autour de lui. Découvrir une vérité et lui donner la vogue sont deux talents très divers et rarement unis. L’un suppose un esprit juste, méditatif, souvent modeste ; l’autre exige un homme habile, actif, passionné, plein d’audace et de confiance en lui-même. On a remarqué que les Français excellent à faire dans le monde la fortune des idées. Mais cette fortune-là est inconstante, comme bien d’autres. Ce qui reste d’une théorie bruyante et ambitieuse, après les jours de passion et de lutte, c’est précisément l’idée juste et modeste qu’elle recelait dans ses fondations. L’héritier naturel de l’exagération, c’est le bon sens.

L’idée juste de l’école moderne avait été posée en silence par les philosophes allemands et français dont nous avons parlé. Nos grands écrivains de l’Empire et des premières années de la Restauration, Chateaubriand, Mme de Staël, M. de Lamartine, M. Victor Hugo l’avaient appliquée souvent avec bonheur. La réforme littéraire était faite : il restait à la proclamer ; l’école romantique fut la fanfare.

Mettons en regard l’une de l’autre d’un côté l’idée raisonnable trouvée par les penseurs, de l’autre la formule exagérée sous laquelle les jeunes critiques essayèrent de la faire prévaloir. Peu de lignes nous suffiront pour faire un résumé complet : les partis perdent tant de paroles et de temps autour d’une idée !

L’esprit général de l’époque moderne est de substituer le vrai en soi à la règle conventionnelle, la raison à l’autorité. En religion, en politique, l’œuvre était accomplie ; la littérature était en retard : le médecin trop généreux ne s’était pas guéri lui-même. La raison disait : La règle écrite n’est pas la loi ; elle n’en est que la traduction plus ou moins exacte. « Il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet25. » C’était presque la phrase de Montesquieu : « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des êtres26. »

Mais si nos préfaces parlent toujours ainsi, qui lira nos préfaces ? Ceux qui lisent Montesquieu peut-être. Moquons-nous donc un peu même des véritables lois ; proclamons le despotisme de la fantaisie ; dédaignons la critique et, au besoin, le bon sens, s’il ose prendre parti pour elle. Racine s’est montré libre malgré les règles : c’est un exemple dangereux. Déprécions Racine27, on aura la bonté de nous croire ses rivaux. Shakespeare a sur la conscience mainte peccadille contre le bon sens et le goût, avec la circonstance atténuante du milieu où il a vécu : divinisons Shakespeare ; adorons tout en lui, ses défauts un peu plus que ses beautés ; et puis nous surpasserons ses défauts et nous serons de bien grands hommes !

La langue française a été trop clarifiée par l’école de Voltaire ; « on l’a gênée et appauvrie depuis environ cent ans en voulant la purifier28 ». Les grammairiens ont été souvent de petits esprits, étrangers à toute étude philosophique, incapables d’écrire et même de sentir une page éloquente. Vengeons-nous sur la grammaire ; brouillons à plaisir les analogies naturelles du langage : guindons l’antithèse sur ses hautes échasses ; démuselons la métaphore farouche. « Donc, ô poètes, ne craignez pas de faire foisonner sur les hauteurs de l’idée toutes les frondaisons du style29 ! »

Chaque époque à sa poésie. L’éternelle nature s’offre tour à tour sous divers aspects aux hommes que le temps dans son cours entraîne devant elle. La civilisation moderne a joint de nouveaux éléments d’observation à ceux que possédait l’antiquité30.

Mettons en relief cette vérité trop plate. L’art des anciens fut lyrique et épique ; l’art moderne sera dramatique. Celui-là cultivait le beau, celui-ci doit y joindre le laid et le grotesque31. Les sorcières de Macbeth l’ont dit : Fair is foul and foul is fair.

Chose étrange et pourtant vraie, le vice originel de l’école romantique ce fut de rester attachée au principe de la poétique d’Aristote ; de croire que l’imitation de la nature est l’essence de l’art. La seule différence par où elle se sépare du xviiie  siècle, c’est qu’elle voulut élargir le cercle de l’imitation et copier la nature entière. De là son embarras à l’endroit de l’idéal : elle n’ose le rejeter tout à fait et ne sait pas où le chercher ; car la nature ne le distingue point. De là le mélange systématique du bouffon et du sublime, qui en effet se coudoient dans le monde réel. Il fallait oser dire : Non, le but de l’art n’est pas de reproduire la nature ; car Daguerre serait le premier des peintres ; c’est d’émouvoir l’âme en l’agrandissant. Si l’émotion qui ennoblit est le but, n’acceptez que ce qui la sert, repoussez ce qui l’entrave. Que le rire ne vienne pas se jeter en étourdi à la traverse de l’attendrissement. Les images des objets réels ne sont pour vous que des moyens : la nature vous fournit la couleur : c’est à vous de conduire la brosse. Votre toile, ô peintre des âmes, ce n’est pas cette feuille de papier que noircit votre plume, ce n’est pas cette scène de planches où marchent vos personnages, c’est l’âme du spectateur. Ce que vous devez y tracer, ce n’est pas la nature elle-même, c’est l’impression vive, profonde, originale, poétique en un mot, que cette nature a dû produire en vous.

Ce qui manqua aux critiques de 1830, c’est la connaissance de la philosophie des arts. Jeunes et pleins de confiance, ils négligèrent l’opinion des penseurs : ils dédaignèrent d’écouter ce qu’on avait dit en Allemagne et peut-être ce qu’on disait en France à leurs côtés. Ils eurent des instincts plutôt que des études ; ils furent des poètes et non des théoriciens. Leur tort principal et le malheur de leur poésie elle-même, c’est qu’ils firent de la théorie.

Progrès à désirer

Si maintenant, pour terminer cette partie, on nous permettait d’essayer ce que Wendt a fait il y a quarante ans, d’indiquer en quelques mots la route ouverte aujourd’hui devant la critique sérieuse qui s’occupe de théorie littéraire, nous souhaiterions :

Que les études esthétiques prissent en France une plus grande extension. Nous négligeons d’étudier les principes, comme s’ils étaient inutiles ; nous en étalons les formules, comme si nous les avions étudiées ; un vrai critique doit être un philosophe ;

Qu’on joignît l’étude des arts à celle des lettres ; la peinture, la sculpture, la musique, la poésie ne parlent pas la même langue, mais elles traduisent la même pensée. Rien n’apprend mieux à connaître une idée que de la voir exprimée en différents langages : le critique doit être un artiste32 ;

Que l’esthétique daignât s’humaniser et descendre de plus en plus de ses hautes formules dans l’enseignement pratique de la littérature. Les Allemands établissent dans l’esthétique la même distinction que nous avons faite dans les mathématiques ; ils reconnaissent l’esthétique pure et l’esthétique appliquée. Nous avons quelques excellents travaux, quoique en petit nombre, sur la première ; nous n’avons presque rien sur la seconde. Il est temps que l’esthétique appliquée détrône enfin les poétiques puériles qui nous ennuient sans nous instruire ;

Enfin que la haute critique fût claire et simple dans son langage. Les philosophes allemands savent penser ; les Français, en général, savent écrire. Tâchons de joindre ensemble ces deux mérites. Forcée d’être claire pour les autres, l’idée deviendra plus juste en elle-même ; et, d’autre part, la clarté aura plus de valeur quand elle passera au service d’une pensée élevée. Désirons trouver réunies la profondeur de Hegelg, la science de Winckelmann et l’admirable lucidité de Laromiguièreh.

IV. De la critique périodique au XIXe siècle

Quels que soient le mérite et l’éclat de l’histoire littéraire et des théories qui prétendent sonder la base des beaux-arts, la critique qui s’attache aux œuvres contemporaines me semble à la fois plus malaisée et plus utile. Les deux premières passent doucement leur vie dans la sphère sereine des idées ou dans la compagnie des ombres bienheureuses. Elles se mêlent, comme Dante, au chœur paisible des vieux poètes, sans crainte d’irriter ceux même qu’elles gourmandent. L’impartialité est facile avec des hommes d’un autre siècle. On évite aisément l’absurdité en parlant comme parle la gloire ; et, si l’on se trompe avec tout le monde, cette erreur commune compte pour une vérité. La plupart du temps l’histoire littéraire ne juge pas, elle répète des jugements. Mais quand il s’agit d’apprécier une œuvre nouvelle, surtout celle d’un auteur inconnu, c’est là que le critique a besoin de toutes ses forces : c’est l’heure du combat sérieux et décisif. Un livre neuf, humide encore, enveloppé de ses bandelettes virginales, vient se poser sur votre table. C’est une énigme qui vous défie, prête à dévorer par le ridicule l’Œdipe maladroit qui n’en trouvera pas le mot. Vous assistez à une première représentation : il s’agit d’une œuvre soignée et importante. La postérité y verra ou un chef-d’œuvre ou un éclatant échec. Lequel des deux, ô critique ? Je souris de voir nos Aristarques errant au foyer du théâtre après le troisième acte, dissimulant leur incertitude sous une sérénité de bon goût, s’ingéniant à trouver d’élastiques formules pour répondre sans se compromettre, et s’efforçant d’entendre le mot d’ordre, tout en paraissant le donner. Voilà le moment périlleux, voilà l’épreuve solennelle pour le juge des œuvres littéraires. Quel est le poète qui a dit : « La critique est aisée ? » Cet homme-là n’avait jamais écrit de revue dramatique le lendemain d’une première représentation.

Obstacles matériels

Cette critique militante, qui est la difficulté et le triomphe du genre, qui, par les qualités qu’elle exige, netteté, décision, hardiesse, instinct heureux et pressentiment du goût public, convient si bien à l’écrivain français, a eu quelques beaux jours dans le premier quart du siècle. La liberté d’écrire, réfugiée dans le feuilleton littéraire, donnait la vogue aux critiques du Journal de l’Empire (des Débats). Geoffroy, Dussault, Feletz ont joui d’une gloire viagère aussi brillante qu’une composition naturellement éphémère peut la procurer. Celle de Suard promet de vivre davantage, grâce aux peintures de mœurs et aux anecdotes piquantes que sa plume ingénieuse a su nous transmettre33. Il semble qu’aujourd’hui des circonstances analogues devraient faire renaître au moins de pareils succès. Cependant, il faut l’avouer, loin de prospérer de nos jours, le feuilleton littéraire décline et s’anéantit. Non qu’il faille accuser de cette décadence le jugement ou l’esprit des rédacteurs : des circonstances matérielles et fatales enchaînent leur talent. Le journal a changé de langue et de lecteurs. Contraint de creuser plus bas dans la société pour trouver le minerai de fer qui par son abondance, vaut mieux pour lui que la mine d’or, il s’est rencontré tout à coup en face d’une classe nouvelle, inculte encore et déjà corrompue, avide d’émotions et peu délicate dans le choix, acceptant l’art dans ce qu’il a d’enivrant et de grossier, se souciant peu de la critique qui prétend introduire de la distinction dans ses plaisirs. Placé sur ce terrain étrange, le journal a changé de manœuvre. À l’examen de l’art il a substitué l’esquisse informe de l’art ; au feuilleton de critique, le roman-feuilleton. La revue théâtrale a conservé provisoirement ses droits, à condition d’en user d’une main très légère ; mais l’écrivain qui doit juger les livres ose rarement, timidement lancer quelque appréciation enveloppée de mille plaisanteries préparatoires. Il entend gronder derrière lui le roman de la veille qui, le poignard à la main, lui redemande sa place ; il entend gémir l’abonné curieux, qui, tel que le sultan des Mille et Une Nuits, ne peut dormir d’impatience en attendant le conte du lendemain. Enfin il voit avec effroi, à la quatrième page, l’annonce, la redoutable annonce, elle qui tient dans un pan de sa robe la vie et la mort de l’entreprise, il la voit menaçante et jalouse de sa publicité vénale, lui prescrire en grosses lettres les seuls ouvrages dont le journal doit s’occuper, qu’il doit proclamer excellents.

Malgré toutes ces entraves la critique périodique qui s’est blottie dans quelques journaux moins inhospitaliers, dans quelques revues plus ou moins vivaces (on se loge où l’on peut aujourd’hui), n’en a pas moins sur ses devanciers certains avantages qu’il serait injuste de méconnaître.

D’abord le mal lui-même a produit quelque bien : l’indifférence a fait naître l’impartialité, au moins pour les doctrines littéraires. Nos critiques se sont affranchis de tout système exclusif. S’ils vous condamnent c’est au nom du bon sens, et non pas au nom d’Aristote. Ils ne trouvent plus, comme Hoffmann, « qu’on devrait fouetter sur la place publique un homme qui a fait d’aussi pitoyables tragédies que Schiller ». Ils n’écrivent plus, comme Chénier (M.-J.), « qu’Atala est une fable incohérente et sans intérêt34 ». Ils peuvent se tromper encore, et aussi lourdement peut-être ; mais non par logique ni par nécessité. Le feuilletoniste de nos jours n’est plus un juge enchaîné par un texte de loi ; c’est un juré qui ne relève que de sa conscience et de l’opinion publique.

En second lieu le critique journaliste, déchargé d’un lourd dogmatisme, cause avec plus d’aisance que la plupart de ses prédécesseurs : il se fait lire avec moins de fatigue. Homme du monde, ou du moins homme d’esprit, il évite d’ordinaire le ton sec et hargneux d’un pédant. Contraint de lutter contre l’indifférence des lecteurs de gazettes, il s’entend à merveille à saisir leur attention, il l’enlace dans les replis de sa fantaisie, multiplie les digressions, les mots ingénieux. L’abonné, s’il a du goût, n’approuve pas toujours, mais il sourit et continue à lire. Le sujet seul aurait parfois à se plaindre. Aujourd’hui on met de tout dans l’examen d’un livre ou d’une comédie ; on y glisse des anecdotes, des souvenirs personnels, des citations de Tibulle, de Virgile : peut-être bientôt, par amour de la nouveauté, y mettra-t-on même de la critique.

Caractères du feuilleton contemporain

Ces avantages ne sont pas exempts de revers. D’abord le ton de la conversation, qu’affectionnent à juste titre nos écrivains, n’est pas plus facile à prendre que le ton dogmatique. Il est aisé de causer, il ne l’est pas de bien causer. Pour deux ou trois inimitables diseurs de choses légères, que d’imitateurs lourdement frivoles ! Oh ! que La Fontaine avait raison dans la jolie fable où il nous montre qu’il ne faut pas « forcer notre talent » ! Quand le feuilleton prétendait m’instruire, je me résignais à l’écouter dans l’espoir d’apprendre : s’il ne se charge que de me plaire, j’ai droit à une causerie aussi élégante qu’ingénieuse. Je ne veux pas qu’on me donne l’estaminet pour le salon, qu’on se croie homme du monde par cela seul qu’on n’est pas homme d’étude ; enfin je me figure que pour avoir de l’esprit il ne suffit pas d’être ignorant.

D’un autre côté l’absence de système n’est pas moins une difficulté qu’un avantage. Il faut être fort pour marcher sans appui. L’ancienne critique se promenait à l’aise, tenant en main sa règle des trois unités : la nouvelle a un rôle moins commode : à défaut d’un code écrit, il lui faut une conscience plus délicate. Elle doit pénétrer dans l’esprit de l’ouvrage, montrer s’il est ou non conforme à sa propre loi, s’il rend bien l’idée de l’auteur, si cette idée valait la peine d’être rendue. Le juge littéraire doit avoir l’instinct du vrai, le sens de l’art. J’accepterais volontiers pour lui l’unique précepte auquel saint Augustin réduisait la loi chrétienne : Ama et fac quod vis. Aimez ce qui est bien ; sentez ce qui est grand et jugez d’après votre émotion. C’est la pierre de touche que La Bruyère nous offre pour distinguer le bon du mauvais : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas d’autre règle pour juger de l’ouvrage ; il est bon et fait de main d’ouvrier. » Mais pour appliquer cette règle excellente, il faut une âme capable de nobles émotions.

À un sens droit la critique périodique aurait besoin de joindre des études variées et profondes, de savoir universel qu’autrefois Cicéron voulait imposer à l’orateur ne semblerait pas de trop pour ces arbitres universels des œuvres de l’esprit. Et en vérité je suis tenté de croire que beaucoup d’entre eux le possèdent. Que daignent-ils ignorer ces hommes qui jugent de tout ? Je les admire quand ils parcourent en quelques semaines le vaste champ de l’intelligence, passant de l’histoire à la poésie, de la métaphysique à l’économie sociale, toujours à l’aise dans chaque sujet nouveau, toujours en apparence sur leur propre domaine. Je remarque seulement que, s’ils viennent par hasard dans le petit coin d’étude que j’ai défriché toute ma vie, alors, tout en gardant leurs grands airs d’assurance, ils sont au fond assez incompétents. Je soupçonne que tout homme qui, comme moi, s’est fait son petit coin pourrait bien y trouver un peu dépaysés ces visiteurs d’un jour. Serait-il donc vrai que chaque lecteur ne les admire que dans ce qu’il ignore, et que leur science universelle n’est composée que d’une multitude d’insuffisances ?

Je voudrais qu’à défaut d’une compétence sans bornes, chose évidemment impossible, un critique mesurât sa juridiction sur ses études, et que, sans prétendre tout connaître, il se piquât principalement de savoir ce qu’il enseigne.

Une preuve et une cause du déclin de la critique hebdomadaire, c’est que dans la plupart des journaux on l’abandonne à des mains jeunes et novices. Jadis à Rome les orateurs faisaient leurs débuts en accusant les citoyens les plus illustres ; mais s’ils étaient des agresseurs, du moins ils n’étaient pas des juges. Aujourd’hui un jeune protégé sonne à la porte d’un journal : pour l’essayer, pour lui faire la main, on lui livre la littérature. Voyez-vous le sceptre du bon goût, la réputation des poètes, des romanciers, des historiens, des artistes, donnés comme un hochet à ce Geoffroy de vingt ans ! Quelle en sera la conséquence ? Le jeune homme gagnera-t-il de l’autorité ou la critique en perdra-t-elle ?

Progrès à désirer

Il semble que les juges du camp devraient être des combattants émérites, qui jouiraient de leur gloire en la partageant. On aimerait à se représenter les critiques sous la figure de ces sages vieillards de Fénelon, qui président aux luttes pacifiques des athlètes, dans l’arène qu’ils ont remplie autrefois du bruit de leurs triomphes. Nul ne connaîtrait mieux la route que le pilote éprouvé par maintes traversées heureuses. Cependant cette juridiction des illustres ne serait pas sans danger, si elle était exclusive. Les grands artistes ne sont pas exempts de nos faiblesses ; et, si personne ne tue son successeur, personne au moins ne s’empresse de lui transmettre son héritage. De plus et toute jalousie à part, un auteur renommé, en devenant critique, embrasse rarement tout le domaine de l’art. Il ne comprend et n’aime que sa propre manière, et fait toujours, à son insu, la théorie de son talent. De telles révélations sont pleines d’intérêt sans doute, mais nécessairement incomplètes et involontairement partiales. Dans mes excursions littéraires je veux pour guide un voyageur et non un propriétaire.

Convions donc à la critique quotidienne, à côté des auteurs connus par leurs ouvrages, ces écrivains moins entreprenants qui bornent leur ambition à étudier et à sentir les œuvres d’autrui. Défions-nous de ceux qui se font juges parce qu’ils ont perdu leur cause, et qui exercent la critique comme une vengeance. Aimons et respectons les hommes que la nature semble avoir faits pour distribuer les couronnes, trop modestes pour y aspirer eux-mêmes ou assez clairvoyants pour n’y point prétendre. Ils méritent une gloire brillante encore : car, s’il leur manque, pour créer, un degré de vigueur et d’audace, ils compensent la force de l’imagination par la finesse du goût. De tels hommes ont presque toutes les parties du grand artiste, l’élévation d’esprit et la noblesse d’âme qui saisissent l’idéal ; ils n’en diffèrent que parce qu’ils ne peuvent produire au dehors ce qu’ils conçoivent. Ils ressemblent à l’homme instruit dont la mémoire chancelle, et qui reçoit avec plaisir de la bouche d’un interlocuteur le mot qu’il cherchait sans pouvoir le trouver.

La capacité de l’esprit n’est pas la seule que nous devions exiger du critique journaliste ; il en est une autre non moins importante et au moins aussi rare, celle du caractère. Quintilien définissait l’orateur : un homme de bien, qui sait parler . Définissons de même le critique : un homme de bien qui sait juger. L’honnêteté est peut-être encore plus nécessaire au critique ; à qui la justice est-elle plus indispensable qu’au juge ? Je suis loin de croire que cette qualité soit moins commune chez les critiques que chez les autres gens de lettres. Je sais bien qu’on a prétendu que certains arbitres de la renommée tarifaient leurs éloges et vendaient ce qu’ils doivent décerner. J’ignore s’il s’est rencontré de tels hommes et m’inquiète peu de le savoir. Ils formeraient en tout cas une exception aussi imperceptible que méprisable. L’acheteur ferait d’ailleurs un sot marché : la gloire ainsi acquise durerait moins que son argent. Mais il est une corruption moins grossière, dont l’honnête homme a plus de peine à se défendre, celle de l’amitié ou de l’antipathie. Pour être journaliste, on n’en est pas moins homme, et homme de lettres qui pis est. Souvent même le critique subit, comme un mot d’ordre, les préférences et les haines officielles de son journal. C’est un soldat sous son drapeau : il fait feu devant lui et au commandement. Il est bien difficile d’être tout à fait indépendant de l’esprit de parti, de regarder du même œil et Troyens et Rutules. Jupiter seul ose s’en vanter ; encore se flatte-t-il un peu. Ne demandons pas l’impossible. À défaut d’impartialité, rabattons-nous sur la droiture. Un ami est-il coupable d’une œuvre médiocre, louez s’il le faut, mais louez faiblement, et blâmez par sous-entendu. Le lecteur verra l’indulgence dans le ton général de l’examen, et comprendra l’improbation sous la tiédeur de l’éloge. Examinez-vous l’œuvre d’un adversaire, déclarez franchement votre antipathie ; cet aveu sera la clef qui réglera la portée de vos jugements. L’œil pourra trouver la notation un peu basse ; mais la voix du lecteur rétablira l’intonation.

De nos jours l’animosité est moins à craindre chez le critique que la complaisance. On aime à vivre à l’aise, et par conséquent sans ennemis. Les douaniers littéraires laissent passer la contrebande, afin d’éviter le combat. Un éloge est un bon placement, qu’on fait volontiers dans l’occasion. Jamais on n’a tant loué, j’entends les œuvres médiocres ou mauvaises : car les bonnes ont encore le privilège de rallumer l’envie. De là cette foule de productions détestables, qui disputent et enlèvent aux bonnes les courts loisirs des lecteurs ; de là cette indifférence du public, qui méprise toute littérature, parce que, trompé par des guides infidèles, il ne lit que la mauvaise ; de là enfin le discrédit de la critique ; qu’est-ce en effet qu’un juge qui ne juge pas ? Nous en sommes à peu près au même point que nos aïeux au début du xviie  siècle. Scudéry et Théophile ne coudoient pas tout à fait Corneille ; mais ils prennent sa place. Si nous avions un Corneille, lui aussi gâterait impunément ses plus belles inspirations par un mélange de bizarreries choquantes. Et la critique se tait, la critique abdique ! Qu’il nous vienne donc enfin un Boileau !

Ce n’est pas que j’approuve les écrivains maussades et amers dont la vie n’est qu’un perpétuel mécontentement et qui veulent punir les autres de ce que leur goût usé a perdu la faculté de jouir. Rien de plus funeste aux arts que ces juges moroses, ternes d’idées, secs de langage, ennemis jurés de tout enthousiasme, vraies haches de nos discours, tristes Phocions, quoique souvent sans Démosthènes. Quelques-uns ont du talent ; mais ils manquent du plus fécond de tous, celui d’admirer à propos. Ils font des portraits ressemblants, mais livides. Leur esprit est comme cette lame métallique où la lumière laisse des images fidèles, si l’on veut, mais laides et décolorées.

Enfin je citerai un dernier vice qui compromet le caractère de nos juges périodiques, c’est la paresse. La critique n’est point un métier d’oisif. Que de travaux elle demande ! que de lectures ! Pas un ouvrage ne doit paraître dans la région spéciale qu’il surveille, sans que, comme une vigie fidèle, le reviewer ne le remarque et, au besoin, ne le signale : or, on sait quelle foule de livres se pressent aujourd’hui aux portes de la publicité. Il semble que la plume des écrivains, comme la presse qui les copie, soit animée par l’infatigable vapeur. Comment satisfaire à tant d’exigences, donner audience à tant de clients ? Sans doute le vrai critique est doué d’un tact délicat qui lui révèle dans quelques lignes l’ouvrage digne de son attention ; ses doigts eux-mêmes, en feuilletant un volume, semblent s’arrêter sur une heureuse page et y appeler le regard. Tout cela est vrai pour le critique laborieux, mais pour lui seulement. Les autres ont une méthode plus simple et plus expéditive. Ils prennent le hasard pour collaborateur, ils examinent, comme ils jugent, par caprice. Pour obtenir qu’ils s’occupent d’une œuvre, il faut un nom célèbre ou un puissant patronage. Le reste, brochures et volumes, s’amoncelle dans un coin de leur cabinet, jusqu’à ce qu’un valet daigne les en débarrasser. Le temps vannera tout cela. S’il s’y trouve quelque œuvre de génie, elle surnagera d’elle-même : la voix publique deviendra pressante ; elle réveillera le somnolent critique. Il en sera quitte alors pour avouer son retard, pour confesser d’immenses travaux. Il est de si bon ton d’être fort occupé !

Le grand mal c’est que nos critiques regardent leur œuvre comme un libre jeu de la fantaisie, et non comme un devoir. Magistrats amateurs, ils nous accordent une grâce en montant sur leur siège : ils font solliciter leurs arrêts comme des services. Ils ne songent pas que la possession du pouvoir impose l’obligation d’en user, et que le ministère public doit poursuivre d’office. Je me demande souvent pourquoi nous laissons à nos voisins d’Angleterre et d’Allemagne le privilège de ces Revues dignes de leur nom, qui rendent un compte fidèle des ouvrages publiés, en donnent des extraits, en indiquent l’esprit, la méthode et en expriment, pour ainsi dire, le suc. En France nous avons des critiques d’une habileté incomparable, pleins de goût pour juger, de talent pour écrire. Pourquoi donc le plus souvent nos Revues ne sont-elles pas des Revues ? Pourquoi, remplies de travaux originaux d’un incontestable mérite, ne s’occupent-elles pas davantage des travaux étrangers à la rédaction ? Pourquoi l’essai détrône-t-il l’article ? Pourquoi enfin, en parcourant des yeux les deux mondes, ces hommes n’y trouvent-ils d’intéressant qu’eux-mêmes ?

C’est là une plaie douloureuse de notre littérature : chassée des journaux par les circonstances, la critique se meurt dans les Revues par l’insouciance des rédacteurs. De là non seulement le mauvais nous inonde ; ce n’est là qu’un mal secondaire, le temps fait justice du mauvais ; mais le bon périt dans son germe, étouffé par l’indifférence.

Quel débutant peut marcher longtemps seul, si le public ne lui offre la main ? La critique c’est la main du public étendue vers les jeunes auteurs. Il est par le monde un préjugé funeste ; c’est que le vrai talent perce toujours. Vous qui l’affirmez, qu’en savez-vous ? Vous me citez des hommes qui ont réussi à se faire connaître : belle preuve assurément ! Puis-je donc vous nommer ceux qui sont restés inconnus ? La circonstance heureuse qui met en lumière l’homme de talent encore obscur n’a rien en soi de nécessaire : elle peut manquer demain comme aujourd’hui, l’année prochaine comme cette année. Et cependant la vie s’écoule, l’espérance fuit, laissant après elle le doute de soi-même et l’abandon de tout audacieux projet. Les professions utiles réclament le jeune homme, qui déjà ne l’est plus ; et la sève généreuse qui devait faire fleurir un poète va nourrir dans l’obscurité les combinaisons d’un négociant.

Au moment où Fichte, Schelling, Hegel régnaient dans les universités allemandes et gouvernaient le monde littéraire, un auditeur de vingt-trois ans osa opposer système à système, et, au milieu de cette philosophie où l’idée s’évaporait en rêves, poser, comme Maine de Biran, le fondement solide de la volonté. Le monde disputeur et critique dédaigna alors cette voix discordante : personne ne condescendit même à la réfuter. Aujourd’hui un esprit distingué35 se fait dans les journaux allemands l’interprète passionné de ce système : un critique anglais36 en proclame l’auteur « l’une des plus puissantes intelligences du xixe  siècle ». Voilà M. Schopenhauer fort étonné de se réveiller grand homme : il a soixante-huit ans.

Mais pourquoi passer le Rhin ? un jeune homme, employé modeste dans un de nos ministères se présente un jour à six heures du matin chez le directeur de la Comédie-Française ; il insiste pour être admis, et demande à lire le premier acte d’un drame qu’il apporte. Le directeur bienveillant et affable— c’était en 1829 ! — accueille le jeune auteur, écoute le premier acte, demande les suivants et promet une lecture. Mettez à la place de l’homme excellent et matinal un critique dédaigneux et peu vigilant ; peut-être l’auteur de Henri III serait-il aujourd’hui, grâce à ses talents, un fort estimable chef de bureau.

Conclusion

La critique tient dans sa main une grande part de la destinée littéraire de notre patrie. Chez les nations vieillies, le mouvement des arts commence souvent par la critique. L’Allemagne, au xviiie  siècle, semblait vouée à l’imitation et à la médiocrité : une école de théoriciens se forme au pied des Alpes37, et bientôt la littérature allemande brille de tout son éclat. Critiques indolents et superbes nous accusons le public de nos fautes ; nous déclamons contre notre siècle, parce qu’il poursuit son œuvre, pendant que nous négligeons la nôtre. La société est en proie à l’industrie ! le monde s’est fait chercheur d’or ! Devait-il donc se faire chercheur de rimes ou de systèmes ? croit-on par hasard que les Athéniens de Périclès ne fissent autre chose que des vers ïambiques ? Les intérêts positifs, le commerce, les affaires publiques les passionnaient plus que nous. Tout citoyen était un législateur, tout homme qui pouvait parler était un ministre d’État. Nous fouillons la Californie ; n’exploitaient-ils pas la Chersonèse ? Nous creusons des canaux, des ports ; ne fortifiaient-ils pas le Pirée, le Toulon de l’antiquité ? Ne rajeunissaient-ils pas Phalère, la Joliette d’Athènes ? Soldats intrépides ils couraient avec Cléon à Pylos, avec Nicias à Syracuse ; ce qui ne les empêchait pas de savoir par cœur les vers d’Euripide. — Mais ces vers étaient d’Euripide ! — Non ; le mouvement social n’étouffe point le sens littéraire : tout ce qui éveille l’intelligence d’une nation est moins pour la poésie un obstacle qu’un moyen. Si le monde est indifférent pour les arts, c’est à nous qu’est la faute, à nous artistes, à nous surtout critiques. On ne nous entend pas au milieu du tumulte ? C’est que nous ne parlons pas assez haut. Nos voix sont isolées, confuses. Formons un grand, un formidable chœur. Organisons la république des lettres, la plus vieille, la plus indestructible de toutes, et pourtant la plus indisciplinée. Écoutons-nous réciproquement ; jugeons nos pairs avec équité, applaudissons tous ensemble aux belles œuvres. Que mille échos intelligents répètent, grossissent, prolongent toute noble parole. Faisons du bruit au milieu du bruit et la foule deviendra attentive.