(1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVIe Entretien. Marie Stuart (reine d’Écosse) »
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(1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVIe Entretien. Marie Stuart (reine d’Écosse) »

CLVIe Entretien. Marie Stuart (reine d’Écosse)

I

Si un autre Homère devait renaître parmi les hommes, et si le poëte cherchait une autre Hélène pour en faire le sujet d’une épopée moderne de guerre ou de religion et d’amour, il ne pourrait la retrouver que dans Marie Stuart. La plus belle, la plus faible, la plus entraînante et la plus entraînée des femmes ; créant sans cesse, par une irrésistible attraction autour d’elle, un tourbillon d’amour, d’ambition, de jalousie, où chacun de ses amants est tour à tour le motif, l’instrument, la victime d’un crime ; passant, comme l’Hélène grecque, des bras d’un époux assassiné dans les bras d’un époux assassin ; semant la guerre intestine, la guerre religieuse, la guerre étrangère sous tous ses pas et finissant par mourir en sainte, après avoir vécu en Clytemnestre ; puis laissant une mémoire indécise, également défigurée par les deux partis : protestants et catholiques, les uns intéressés à tout flétrir, les autres à tout absoudre, comme si ces mêmes factions qui se l’arrachaient pendant sa vie devaient encore se l’arracher après sa mort ! Voilà Marie Stuart.

Ce qu’un nouvel Homère n’a pas fait dans un poëme, un historien pathétique, éclairé des recherches d’autres historiens érudits, M. Dargaud l’a fait dans son Histoire de la reine d’Écosse. C’est sur les documents prodigieusement intéressants de M. Dargaud, mais dans un esprit souvent contraire, que nous allons recomposer nous-même cette figure, rapide ébauche d’un grand tableau.

II

Marie Stuart était la fille unique de Jacques V, roi d’Écosse, et de Marie de Lorraine, fille d’un duc de Guise. Elle était née en Écosse, le 8 décembre 1542. Son père était un de ces caractères aventureux, romanesques, galants, poétiques, qui laissent des traditions populaires de bravoure et de licence, dans l’imagination de leur pays, tels que François Ier et Henri IV, de France. Sa mère avait le génie grave, ambitieux et sectaire de ces princes de la maison de Guise, véritables Machabées des papes et du catholicisme de ce côté des Alpes.

Jacques V mourut jeune, en prophétisant à sa fille au berceau une destinée funeste. Cette prophétie était trop motivée par le sort d’une enfant livrée, pendant une longue minorité, aux dissensions d’un petit royaume, déchiré par les factions des grands seigneurs et du clergé, et convoité par un voisin aussi puissant que l’Angleterre. Le protestantisme et le catholicisme commençaient à ajouter à ces divisions le fanatisme des deux religions en présence. Le roi mourant avait, après de longues hésitations, adopté le parti catholique et proscrit le parti puritain. M. Dargaud voit, dans cette politique de Jacques V, la cause de la ruine de l’Écosse et des malheurs de Marie Stuart. Au premier regard, nous aurions été tenté de penser comme lui ; mais, en regardant de plus près et en considérant, en politique, la situation générale de l’Europe, et la situation particulière de l’Écosse en ce moment, nous sommes resté convaincu que le parti catholique, adopté par le roi, était le seul parti de salut pour l’Écosse, si l’Écosse avait pu être sauvée. Ce ne fut pas le catholicisme de Marie Stuart qui perdit l’Écosse, ce furent sa jeunesse, sa légèreté, ses amours et ses crimes.

III

Où était, en effet, le vrai et permanent danger de l’Écosse ? Il était dans le voisinage, dans l’ambition et dans la puissance de l’Angleterre. L’Écosse, une fois protestante, comme l’était, depuis Henri VIII, l’Angleterre, un des grands obstacles à l’absorption de l’Écosse par l’Angleterre disparaissait avec la différence de religion ; le catholicisme était une partie du patriotisme écossais ; l’y tuer dans les esprits, c’était tuer la patrie dans le cœur du peuple.

De plus, l’Écosse, sans cesse menacée de domination ou d’envahissement par l’Angleterre, avait besoin de puissantes alliances étrangères, en Europe, pour l’aider à conserver son indépendance et pour lui fournir l’appui moral et l’appui matériel nécessaires pour contre-balancer l’or et les armes des Anglais. Quelles étaient ces alliances sur le continent ? La France, l’Italie, le pape, l’Espagne ; elle ne vivait que de ces patronages imposants ; là étaient ses parentés, ses vaisseaux, son or, sa diplomatie, ses armées auxiliaires. Or, toutes ces puissances, l’Italie, l’Espagne, la France, la maison d’Autriche, la maison de Lorraine avaient adopté avec fanatisme la cause du catholicisme contre les nouveautés. L’inquisition régnait à Madrid, la Saint-Barthélemy couvait en France ; les Guise, oncles de Marie-Stuart, étaient le nœud de la Ligue qui allait proscrire Henri IV du trône pour soupçon d’hérésie. La communauté de religion pouvait donc seule coïntéresser les papes, l’Italie, l’Autriche, la France, la Lorraine à maintenir à main armée l’indépendance de l’Écosse. Le jour où elle cessait de faire partie du grand système catholique constitué sur le continent, elle tombait à la mer, elle n’avait plus pour alliée que son ennemie mortelle et naturelle, l’Angleterre. Nous ne parlons pas religion ; mais, sous le rapport politique, pour Jacques V, s’allier au protestantisme, c’était s’allier à la mort. Le reproche de M. Dargaud à ce roi mourant nous paraît donc une erreur d’homme d’État, expliqué par une préoccupation qui est aussi la nôtre pour la liberté religieuse. Mais la liberté religieuse alors en Écosse n’était ni dans un camp ni dans l’autre. On tuait des deux côtés avec une égale férocité, et Knox, le bourreau des catholiques, n’était pas moins intolérant que le cardinal Beatoun, le proscripteur des puritains. Les rois n’avaient que le choix du sang, mais les fanatiques des deux communions leur demandaient de le répandre. La question était donc purement, pour eux, diplomatique. Nous croyons qu’en confiant sa fille à l’Europe catholique, Jacques V agissait en père et en roi prévoyant. Si la fortune trompa sa politique et sa tendresse, ce fut la faute de l’héritier et non la faute du testament.

IV

Sa veuve, Marie de Lorraine, privée de la régence par la jalousie des grands du royaume, la reconquit par son habileté et laissa gouverner, sous elle, des cardinaux, ministres habituels des trônes à cette époque. Sa fille lui était demandée par toutes les cours, non-seulement à cause de sa renommée précoce de génie et de beauté, mais surtout pour acquérir par un mariage avec elle un titre à la couronne d’Écosse, adjonction vivement convoitée à d’autres couronnes. Après un voyage en Lorraine et en France pour visiter les Guise, ses oncles, la reine se décida, par leur conseil, à fiancer sa fille au dauphin, fils de Henri II. Diane de Poitiers, l’Aspasie de ce siècle, gouvernait depuis vingt ans Henri II par l’amour qu’elle avait pour lui autant que par l’amour qu’il avait pour elle. On ne sait, en effet, lequel du roi ou de la maîtresse était le plus possédé ou le plus possédant des deux, tant ce sortilége de la passion d’un roi jeune pour une femme de cinquante ans était le miracle de la tendresse. Les Guise cultivaient Diane de Poitiers pour dominer le règne.

La reine d’Écosse, par leur conseil, laissa sa fille enfant au château de Saint-Germain, sous leur protection, pour y grandir dans l’air de la France, sur laquelle elle était destinée à régner un jour. « Votre fille est crûe et croît tous les jours en bonté, beauté et vertus, écrit le cardinal de Lorraine, son oncle, à la reine d’Écosse, après son retour d’Édimbourg ; le roi passe bien son temps à deviser avec elle. Elle le sait aussi bien entretenir de bons et sages propos comme ferait une femme de vingt-cinq ans. » L’éducation toute lettrée et tout italienne de la jeune Écossaise achevait, en effet, tout ce qu’avait en elle ébauché une riche nature. Le français, l’italien, le grec, le latin, l’histoire, la théologie, la poésie, la musique, la danse se partageaient, sous les plus savants maîtres et sous les plus grands artistes, ses études. Dans cette cour raffinée et voluptueuse des Valois, gouvernée par une favorite, on l’élevait plutôt en courtisane accomplie qu’en reine future. On semblait moins préparer au dauphin une épouse qu’une maîtresse. Les Valois étaient les Médicis de la France.

V

Les poëtes de la cour commençaient de célébrer dans leurs vers les merveilles de sa figure et les trésors de son esprit :

En votre esprit le ciel s’est surmonté ;
Nature et art ont en votre beauté
Mis tout le beau dont la beauté s’assemble,

écrit du Bellay, le Pétrarque du temps ; Ronsard, qui en était le Virgile, trouve, toutes les fois qu’il en parle, des images, des suavités et des finesses d’accent qui prouvent que la louange venait de l’amour et que son cœur séduisait son génie. Marie était évidemment la Béatrix de ce grand poëte :

Au milieu du printemps entre les liz naquit
Son corps qui de blancheur les liz mesmes vainquit,
Et les roses, qui sont du sang d’Adonis teintes,
Furent par sa couleur de leur vermeil dépeintes ;
Amour de ses beaux traits lui composa les yeux,
Et les Grâces, qui sont les trois filles des cieux,
De leurs dons les plus beaux cette princesse ornèrent,
Et pour mieux la servir les cieux abandonnèrent.

« Notre petite reinette écossaise, disait Catherine de Médicis elle-même, qui la voyait avec ombrage, n’a qu’à sourire pour tourner toutes les têtes françaises ! »

L’enfant n’aimait pas non plus la reine italienne, elle l’appelait, dans son mépris enfantin pour la maison roturière des Médicis, cette marchande florentine. Ses prédilections étaient toutes pour Diane de Poitiers, qui sentait s’élever en elle une fille ou une émule future de beauté et d’empire. Diane chérissait de plus dans la jeune Écossaise une rivale ou une victime échappée à cette reine Elisabeth d’Angleterre qu’elle détestait. Ou retrouve les traces de cette aversion dans une lettre curieuse de Diane de Poitiers communiquée en autographe à l’historien de Marie-Stuart que nous suivons :

« À madame ma bonne amie madame de Montaigu.

« Madame ma bonne amie, on me vient de donner la relation de la pauvre jeune reine Jeanne Cray, décapitée à dix-sept ans, et ne me suis pu retenir de pleurer à ce doux et résigné langage qu’elle leur a tenu à ce dernier supplice. Car jamais ne vit-on si douce et accomplie princesse, et vous voyez qu’est à elles de périr sous les coups des méchants. Quand donc me viendrez-vous ici visiter, madame ma bonne amie, étant bien désireuse de votre vue, qui me ragaillardiroit en tous mes chagrins que fussent-ils que montant tout vous pèse et se tourne à mal contre vous ? Eh bien, voyez ce qu’advient souvent de monter au dernier degré, qui feroit croire que l’abîme est en haut. Le messager d’Angleterre m’a rapporté plusieurs beaux habillements de ce pays esquels, si me venez voir promptement, aurez bonne part qui vous doit bien engager à partir du lieu où vous estes et à faire activement vos préparatifs pour me demeurer quelque temps, et donnerai bon ordre pour qu’il vous soit pourvu à tout. Ne me payez donc de belles paroles et promesses, mais je veux vous étreindre à deux bras pour de votre presence être sûre. Sur quoi, remettant à ce moment de vous embrasser, je supplierai Dieu très-dévotement qu’il vous garde en santé selon le désir de

« Votre affectionnée à vous aimer et servir.

« Diane. »

Cette lettre, cette pitié, et cette magnifique expression trouvée : « on diroit que les précipices sont en haut », prouvent que le sortilége de Diane était dans son génie et dans son cœur autant que dans sa fabuleuse beauté.

La mort soudaine de Henri II, tué dans un tournoi par Montgomery, relégua Diane dans le château solitaire d’Anet, où elle avait préparé sa retraite et où elle vieillit dans les larmes. La jeune Marie d’Écosse fut couronnée avec son mari François II. C’était un enfant par l’esprit et par la faiblesse plus encore que par l’âge. Les Guise, oncles de Marie Stuart, recueillirent ce qu’ils avaient semé en conseillant ce mariage : ils régnèrent par leur nièce sur son mari, et par le roi sur la France. Ils eurent la témérité d’afficher hautement la prétention de la France à l’hérédité de la couronne d’Écosse, en confondant les armoiries des deux nations sur les écussons de la jeune reine. Ils signalèrent leur attachement à la cause du pape par le meurtre du calviniste Anne Dubourg, confesseur héroïque de la foi nouvelle. « Six pieds de terre pour mon corps et le ciel infini pour mon âme, voilà ce que j’aurai bientôt ! » s’écria Anne Dubourg à l’aspect de la potence et en méprisant ses bourreaux. Marie Stuart, déjà d’un sang fanatique par sa mère, prit dans ces supplices infligés par ses oncles aux hérétiques l’âpre superstition des presbytériens.

Ce règne ne fut que de onze mois. La France perdait un fantôme de roi plus qu’un maître. À peine lui fit-elle des obsèques royales. Marie seule le pleura sincèrement, comme un compagnon doux et complaisant de son adolescence plus que comme un époux. Les vers de sa main qu’elle composa dans les premiers mois de son deuil n’exagèrent ni n’atténuent le sentiment de sa douleur. Ils sont doux, tristes et tièdes, comme une première mélancolie de l’âme, avant l’âge des désespoirs passionnés :

Ce qui m’estoit plaisant
Ores m’est peine dure ;
Le jour le plus luisant
M’est nuit noire et obscure,
..........
Si en quelque séjour,
Soit en bois ou en prée,
Soit sur l’aube du jour
Ou soit sur la vesprée,
Sans cesse mon cœur sent
Le regret d’un absent.
..........
Si je suis en repos,
Sommeillant sur ma couche,
L’oy qui me tient propos,
Je le sens qui me touche.
En labeur et requoy,
Toujours est près de moy.
..........

C’est dans un couvent de Reims, où elle s’était retirée auprès de sa tante l’abbesse Renée de Lorraine, qu’elle se plaignait si doucement non du trône, mais de l’amour perdu. Elle y apprit bientôt après la mort de la reine d’Écosse, sa mère. Un nouveau trône l’attendait à Édimbourg, elle se prépara à ce départ.

Ah ! s’écrie son poëte et son adorateur, le grand Ronsard, en apprenant ce prochain retour de la jeune reine en Écosse :

Comme le ciel s’il perdoit ses étoiles,
La mer ses eaux, le navire ses voiles,
..........
Et un anneau sa perle précieuse,
Ainsi perdra la France soucieuse
Son ornement, perdant la royauté
Qui fut sa fleur, son éclat, sa beauté !

L’Écosse, qui va nous la ravir, continue le poëte, fuirait si loin dans la brume de ses mers que ton vaisseau renoncerait à l’aborder.

Et celle donc qui la poursuit en vain
Retourneroit en France tout soudain
Pour habiter son château de Touraine,
Lors, de chansons j’aurois la bouche pleins
Et, dans mes vers, si fort je la louerois
Que comme un cygne en chantant je mourrois !

Le même poëte, la contemplant quelques jours avant son départ en habits de deuil dans le parc de Fontainebleau, retrace ainsi amoureusement son image et la confond pour jamais avec les belles ombres des Diane de Poitiers, des la Vallière et des Montespan qui peuplent, pour l’imagination, les eaux et les arbres de ce beau lieu :

..........
Un crespe long, subtil et délié,
Ply contre ply retors et replié,
Habit de deuil, vous sert de couverture
Depuis le chef jusques à la ceinture,
Qui s’enfle ainsi qu’un voile, quand le vent
Souffle la barque et la cingle en avant.
De tel habit vous estiez accoustrée,
Partant, hélas ! de la belle contrée
Dont aviez eu le sceptre en la main,
Lorsque pensive, et baignant vostre sein
Du beau crystal de vos larmes roulées,
Triste, marchiez par les longues allées
Du grand jardin de ce royal chasteau
Qui prend son nom de la beauté d’une eau.

Qui ne sent dans de tels vers l’amant sous le poëte ? Mais l’amour et la poésie même, selon Brantôme, étaient impuissants à reproduire à cette période encore croissante de sa vie une beauté qui était dans la forme moins encore que dans le charme ; la jeunesse, le cœur, le génie, la passion qui couvait encore sous la sereine mélancolie des adieux ; la taille élevée et svelte, les mouvements harmonieux de la démarche, le cou arrondi et flexible, l’ovale du visage, le feu du regard, la grâce des lèvres, la blancheur germanique du teint, le blond cendré de la chevelure, la lumière qu’elle répandait partout où elle apparaissait, la nuit, le vide, le désert qu’elle laissait où elle n’était plus, l’attrait semblable au sortilége qui émanait d’elle à son insu et qui créait vers elle comme un courant des yeux, des désirs, des âmes, enfin le timbre de sa voix qui résonnait à jamais dans l’oreille une fois qu’on l’avait entendu, et ce génie naturel d’éloquence douce et de poésie rêveuse qui accomplissait avant le temps cette Cléopâtre de l’Écosse sous les traits épars des portraits que la poésie, la peinture, la sculpture, la prose sévère elle-même nous ont laissés d’elle ; tous ces portraits respirent l’amour autant que l’art ; on sent que le copiste tremble d’émotion, comme Ronsard en peignant ; un des contemporains achève tous ces portraits par un mot naïf qui exprime ce rajeunissement par l’enthousiasme qu’elle produisait sur tous ceux qui la voyaient : « Il n’y avoit point de vieillards devant elle, écrit-il : elle vivifioit jusqu’à la mort. »

VI

Un cortége de regrets plus que d’honneur la conduisit jusqu’au vaisseau qui allait l’emporter en Écosse. Le plus affligé de ses courtisans était le maréchal de Damville, fils du grand connétable de Montmorency. Ne pouvant la suivre en Écosse à cause de ses charges, il voulut y être perpétuellement représenté par un jeune gentilhomme de sa maison, du Chatelard, afin d’être entretenu sans cesse par ce correspondant des moindres événements et, pour ainsi dire, de la respiration même de son idole ; du Chatelard, pour son malheur, était lui-même amoureux jusqu’au délire de celle auprès de qui il allait représenter un autre amour. C’était un descendant du chevalier Bayard, brave et aventureux comme son ancêtre ; lettré et poëte comme Ronsard, âme légère propre à se brûler à ce flambeau. Tout le monde connaît les vers délicieux qu’elle écrivit à travers ses larmes sur le pont de son vaisseau en voyant fuir les côtes de France :

Adieu, plaisant pays de France,
Ô ma patrie
La plus chérie,
Qui a nourri ma jeune enfance !
Adieu, France, adieu, mes beaux jours !
La nef qui disjoint nos amours,
N’a eu de moi que la moitié,
Une part te reste, elle est tienne,
Je la fie à ton amitié
Pour que de l’autre il te souvienne !

Le 19 août 1561, le jour même où elle avait dix-neuf ans, elle toucha la terre d’Écosse. Les lords qui gouvernaient le royaume en son absence et le parti presbytérien de la nation la virent arriver avec répugnance. Ils redoutaient sa partialité présumée pour le catholicisme, dont elle avait dû être nourrie à la cour des Guise et de Catherine de Médicis. Néanmoins, le respect pour l’hérédité légitime et l’espoir de façonner une si jeune reine à d’autres idées l’emportèrent sur ces préventions ; elle fut conduite en reine au palais d’Holyrood, séjour des rois d’Écosse, qui domine la capitale Édimbourg. Les citoyens d’Édimbourg, dans un langage muet qui exprimait en symbole leur soumission conditionnelle à sa royauté, lui présentent par les mains d’un enfant, sur un plat d’argent, les clefs de la capitale entre une Bible et un psautier presbytérien. Elle fut saluée reine d’Écosse, le lendemain, dans un splendide concours des lords écossais et des seigneurs français de sa famille ou de sa suite. Le Calvin de l’Écosse, le prophète et l’agitateur de la conscience du peuple, le féroce Knox, s’abstint de paraître à cette inauguration. Il semblait subordonner sa soumission comme sujet aux conditions exprimées par la Bible et le psautier sur le plat de l’offrande. Knox était le Savonarole d’Édimbourg, aussi insolent, aussi populaire et plus cruel que celui de Florence. Il était à lui seul entre le peuple, le trône et le parlement un quatrième pouvoir représentant la sédition sacrée qui comptait avec tous les autres pouvoirs. Homme d’autant plus redoutable à la reine que sa vertu était, pour ainsi dire, la conscience du crime. Être martyr ou faire des martyrs pour ce qu’il croyait la cause de Dieu était indifférent pour lui ; il se dévouait lui-même au supplice, comment aurait-il hésité à dévouer les autres à l’échafaud ?

À peine la première reine Marie avait-elle été investie de la régence, qu’il avait publié contre elle un pamphlet de réprobation intitulé : Premier son de la trompette contre le gouvernement des femmes.

« Il y avait dans le Lothian, province de la montagneuse Écosse, dit l’historien que nous citons, un lieu solitaire où Knox passait chaque jour de longues heures. À l’ombre des noisetiers, appuyé sur un rocher ou couché sur la mousse, près d’un étang, il lisait la Bible traduite en langue vulgaire ; puis il couvait ses desseins, épiant avec anxiété l’instant propice à leur éclosion. Quand il était fatigué de lire et de penser, il se rapprochait de plus en plus de l’étang, s’asseyait au bord, et il émiettait du pain de son hôte aux poules d’eau et aux sarcelles sauvages qu’il avait fini par apprivoiser. Vive image de sa mission parmi les hommes auxquels il devait distribuer la parole, ce pain de vie ! Knox aimait cette Thébaïde, cet enclos, ces rives de l’étang. « C’est là qu’il serait doux de se reposer, disait-il ; mais il faut plaire au Christ. »

Plaire au Christ, c’était pour Knox, comme pour Philippe II d’Espagne et pour Catherine de Médicis de France, massacrer ses ennemis.

VII

La jeune reine, sentant qu’il fallait compter avec un tel homme, parvint à l’attirer au palais. Il y parut en habit calviniste, le manteau court, drapé sur l’épaule, la Bible sous le bras en guise de glaive : « Satan, dit-il, ne peut rien contre l’homme dont la main gauche jette une flamme qui éclaire sa main droite, quand il copie la nuit les saintes Écritures ! — Je souhaiterais, lui dit la reine, que ma parole pût agir sur vous, comme la vôtre agit sur l’Écosse, nous nous entendrions, nous serions amis, et notre bonne intelligence serait la paix et le bonheur du royaume ! — Madame, répondit le rude apôtre, la parole est plus stérile que le rocher quand c’est une parole mondaine ; mais, quand elle est inspirée par Dieu, les fleurs, les épis et les vertus en sortent ! J’ai parcouru l’Allemagne, je sais le droit saxon, lui seul est juste, il réserve le sceptre à l’homme, il ne donne à la femme qu’une place au foyer et une quenouille ! »

C’était déclarer nettement à Marie Stuart qu’il ne voyait en elle qu’une usurpatrice, et qu’il était républicain de la république de Dieu.

La reine, consternée de l’impuissance de ses charmes, de sa parole et de son rang, sur ce cœur cuirassé de fanatisme, pleura comme un enfant devant le sectaire. Ces larmes l’attendrirent, mais ne le fléchirent pas, il continua à prêcher avec une sauvage liberté contre le gouvernement des femmes, et contre les pompes du palais. Le peuple, déjà aigri, s’endurcissait à sa voix.

« L’élève des Guise, parodie de la France, leur disait-il, farces, prodigalités, banquets, sonnets, déguisements... ; le paganisme méridional nous envahit. Pour suffire à ces abominations, les bourgeois sont rançonnés, le trésor des villes est mis au pillage. L’idolâtrie romaine et les vices de France vont réduire l’Écosse à la besace. Les étrangers que cette femme nous amène ne courent-ils pas la nuit dans la bonne ville d’Édimbourg, ivres et perdus de débauche ?

« Il n’y a rien à espérer de cette Moabite, ajouta-t-il ; autant vaudrait pour l’Écosse bâtir sur des nuages, sur un abîme, sur un volcan. L’esprit de vertige et d’orgueil, l’esprit du papisme, l’esprit de ses damnés oncles les Guise est en elle. »

Elle se jeta dans les bras des seigneurs, repoussée qu’elle était par le cœur du peuple ; elle confia la direction du gouvernement à un bâtard de son père Jacques V, nommé lord James, qu’elle traita en frère, et qu’elle éleva au rang de comte de Murray. Murray était digne, par son caractère et par son esprit, de la confiance de sa sœur ; jeune, beau et éloquent comme elle, il avait de plus qu’elle la connaissance du pays, l’amitié des seigneurs, des ménagements prudents avec les presbytériens, l’estime du peuple, et cette habileté à la fois adroite et loyale qui est le don des grands politiques. Un tel frère était un favori donné par la nature à la jeune reine. Tant qu’il fut seul, il popularisa en effet sa sœur par le gouvernement comme par les armes. Il l’a conduisit au milieu des camps, qu’elle ravit par ses charmes et par son courage. Son adresse au maniement du cheval étonnait les Écossais. Elle assista à la bataille de Coréchée, dans laquelle Murray vainquit et tua le comte d’Huntly, chef des révoltés contre la reine. Marie rentra en triomphe à Édimbourg, maîtresse de l’Écosse pacifiée. Le protestantisme modéré, mais pieux de Murray, contribuait à cette pacification, en donnant un gage de tolérance et même de faveur à la nouvelle religion ; tout permettait à Marie Stuart un régime heureux pour l’Écosse et pour elle, si son cœur n’avait pas eu d’autres agitations que celle de la politique. Mais ce cœur n’était pas seulement celui d’une reine, il était celui d’une femme accoutumée, à la cour de France, à l’idolâtrie professée par tout un royaume pour sa beauté. Les nobles écossais n’étaient pas moins ivres que les Français de ce culte chevaleresque ; mais se déclarer sensible aux hommages d’un de ses sujets, c’était s’aliéner par la jalousie tous les autres. Cette vigilance politique sur elle-même, à l’égard des seigneurs écossais, qui lui était recommandée par son frère et son ministre Murray, fut précisément ce qui la perdit. Un obscur favori s’insinua insensiblement et comme à son insu dans son cœur. Ce favori, célèbre depuis par sa fortune et par sa mort tragique, se nommait David Rizzio.

VIII

Rizzio était un jeune Italien d’une naissance infime et de condition presque domestique, doué d’une figure heureuse, d’une voix touchante, d’un esprit souple tant que son sort fut de plier devant les grands ; devenu habile à jouer du luth, à composer et à chanter cette musique langoureuse qui est une des mollesses de l’Italie, Rizzio avait été attaché à Turin, comme musicien serviteur de la maison de l’ambassadeur de France en Piémont. À son retour en France, l’ambassadeur avait amené Rizzio avec lui, à la cour de François II ; attaché à un des seigneurs français qui avait escorté Marie Stuart en Écosse, la jeune reine l’avait demandé à ce seigneur pour conserver auprès d’elle, dans ce royaume où elle se sentait moins reine qu’exilée, un souvenir vivant des arts, des loisirs et des délices de la France et de l’Italie, pays de son âme ; musicienne elle-même autant que poëte, charmant souvent ses tristesses par la composition des paroles et des airs dans lesquels elle exhalait ses soupirs, la société du musicien piémontais lui était devenue habituelle et chère. L’étude de son art et l’infériorité même de la condition de Rizzio couvraient, aux yeux de la cour d’Holyrood, l’assiduité et les familiarités de ce commerce. L’amour pour l’artiste n’avait pas tardé à naître de l’attrait pour l’art. Il y a dans la musique une langue sans paroles, qui permet à ceux qui l’exercent ensemble de tout dire sans rien exprimer ; le sentiment vague et passionné de la voix ou de l’instrument, qui s’adresse à tous, ne peut offenser personne en particulier, mais il peut, au gré de celle qui l’entend, s’interpréter comme un hommage timide ou comme un soupir brûlant, auquel il ne manque que son nom pour devenir un aveu ; deux regards qui se rencontrent dans ce moment d’extase musicale achèvent la muette intelligence ; de là à une passion mutuelle, devinée ou avouée, il n’y a qu’un moment d’audace ou un moment de faiblesse.

La musique a de plus, pour le musicien ou pour le chanteur, une autre séduction toute-puissante non-seulement sur les sens, mais sur l’âme même des femmes supérieures, c’est qu’elles attribuent naturellement à celui qu’elles écoutent les sentiments exprimés par la musique elle-même ; ces notes délicieuses, passionnées, héroïques de la voix ou de l’instrument leur paraissent contenir une âme ; à l’émission de ces sublimes ou touchants accords, elles ne peuvent séparer la musique du musicien, et la magie de l’air, de la voix ou de l’instrument se confond dans leur impression avec la magie de l’homme. Marie Stuart éprouva ce péril, et sa jeunesse, sa mélancolie, sa solitude au milieu d’une cour barbare ne la disposaient que trop à y succomber. Tout indique que Rizzio, après avoir été une diversion à ses ennuis, devint un confident et un consolateur. Sa faveur, d’abord inaperçue, éclata en passion et bientôt après en scandales. La jeune et superbe reine d’Écosse était trop tendre pour rien refuser à sa passion, trop fière pour rien concéder à la décence. Le musicien élevé rapidement par elle de sa condition domestique au sommet du crédit et des honneurs, devint, sous le nom de secrétaire d’État, le favori plus que le ministre de sa politique. C’est le malheur des reines belles, aimantes et aimées de ne pouvoir séparer ces deux titres et de confier leur empire à celui auquel elles ont donné leur cœur.

IX

Les rumeurs du palais sur cette passion de la reine pour l’Italien ne tardèrent pas à retentir jusque dans la ville et de là dans toute l’Écosse ; Knox fit retentir les chaires sacrées de ses allusions ou de ses apostrophes aux corruptions de la Babylonienne. Murray s’attrista, les nobles s’offensèrent, le clergé fulmina, le peuple s’aigrit contre la reine. Le palais n’était plein que de tournois, de festins, de chasses, de fêtes, de spectacles, de musiques, couvrant ou trahissant d’ignobles amours. La reine s’aliénait tous les cœurs pour en posséder un seul ; et ce cœur était celui d’un histrion, d’un joueur de luth, d’un Italien, d’un Français, d’un papiste réprouvé qu’on faisait passer pour un envoyé secret du pape, chargé de séduire la reine pour enchaîner la conscience du royaume.

X

Tout indique que Marie Stuart et Rizzio voulurent faire une tragique diversion à cette animadversion publique en sacrifiant à la rage presbytérienne du peuple un autre amant que l’amant véritable, et en donnant pour satisfaction au clergé protestant le sang d’un pauvre insensé ! Cet insensé était le page du maréchal de Damville, ce jeune du Chatelard, resté, comme on l’a vu, à Holyrood pour y entretenir par correspondance son maître de tout ce qui touchait la reine, son idole. Du Chatelard, traité en enfant par l’indulgence et par le badinage de Marie Stuart, avait conçu pour sa maîtresse une passion qui allait jusqu’à la démence ; la reine l’encourageait trop pour avoir le droit de la punir. Du Chatelard, sans cesse admis dans la familiarité la plus intime de sa maîtresse, avait fini par confondre le badinage et le sérieux, et par se persuader que la reine ne désirait qu’un prétexte pour tout accorder à son audace. Les dames du palais le découvrirent un soir, à l’heure du coucher, caché sous le lit de la reine ; il en fut expulsé avec indignation, mais on n’attribua cette témérité qu’à l’étourderie de son âge et de son caractère. La raillerie fut sa seule punition. Il continua à professer à la cour son culte d’adoration pour Marie Stuart, à remplir le palais de ses vers amoureux et à réciter aux courtisans ceux que Ronsard, toujours possédé de la même image, adressait de Paris à la reine de sa lyre.

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Quand cet yvoire blanc qui enfle votre sein,
Quand vostre longue, gresle et délicate main,
Quand vostre belle taille et vostre beau corsage
Qui ressemble au pourtraict d’une céleste image ;
Quand vos sages propos, quand vostre douce voix
Qui pourroit esmouvoir les rochers et les bois,
Las ! ne sont plus icy ; quand tant de beautez rares
Dont les grâces des cieux ne vous furent avares
Abandonnant la France, ont d’un autre costé
L’agréable sujet de nos vers emporté ;
Comment pourroient chanter les bouches des poëtes,
Quand par vostre départ les Muses sont muettes ?
Tout ce qui est de beau ne se garde longtemps :
Les roses et les liz ne règnent qu’un printemps.
Ainsi vostre beauté, seulement apparüe
Quinze ans en nostre France est soudain disparüe,
Comme on voit d’un esclair s’évanouir le trait,
Et d’elle n’a laissé sinon que le regret,
Sinon le desplaisir qui me remet sans cesse
Au cœur le souvenir d’une telle princesse.
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J’envoiray mes pensers qui volent comme oiseaux ;
Par eux je revoiray sans danger à toute heure
Cette belle princesse et sa belle demeure :
Et là pour tout jamais je voudray séjourner,
Car d’un lieu si plaisant on ne peut retourner.
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La nature a toujours dedans la mer lointaine,
Par les bois, par les rocs, sous les monceaux d’areine,
Fait naistre les beautez, et n’a point à nos yeux
N’y à nous fait présent de ses dons précieux :
Les perles, les rubis sont enfants des rivages,
Et toujours les odeurs sont aux terres sauvages.
Ainsi Dieu, qui a soin de vostre royauté,
A fait (miracle grand) naistre votre beauté
Sur le bord estranger, comme chose laissée
Non pour nos yeux, hélas ! mais pour notre pensée !
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Ces beaux vers de Ronsard auraient dû être l’excuse de la passion d’un poëte aussi épris, mais moins discret que lui.

Du Chatelard, surpris une seconde fois caché derrière les rideaux du lit de la reine, fut mis en jugement et condamné à mort par les juges d’Édimbourg pour attentat médité contre la reine. D’un mot, Marie Stuart pouvait commuer la peine ou faire grâce au coupable. Elle l’abandonna lâchement au bourreau. Monté sur un échafaud dressé en face des fenêtres du palais d’Holyrood, théâtre de son délit et séjour de la reine, il mourut en héros et en poëte. « Si je ne suis pas sans reproche comme le chevalier Bayard, mon ancêtre, dit-il, je suis du moins sans peur comme lui. » Il récita pour toute prière sur l’échafaud la belle ode de Ronsard sur la Mort ; puis, portant son dernier regard et sa dernière pensée sur les fenêtres du château qu’habitait le charme de sa vie et la cause de sa mort : « Adieu, s’écria-t-il, toi si belle et si cruelle, qui me tues et que je ne puis cesser d’aimer ! »

Cette tragédie fut comme le prélude de toutes celles qui devaient bientôt après consterner et ensanglanter ce palais des voluptés et des crimes.

XI

Mais déjà la politique se mêlait à l’amour pour corrompre les félicités de la jeune reine. L’Angleterre, par droit de parenté, exerçait de tout temps une sorte de médiation consacrée par l’habitude et par la force sur l’Écosse. Elisabeth, fille de Henri VIII, moins femme qu’homme d’État, n’était pas de caractère à laisser périmer ce droit de médiation. Elle devait y tenir politiquement et personnellement, d’autant plus que la reine d’Écosse, Marie Stuart, avait des droits éventuels et plus légitimes même que les siens à la couronne d’Angleterre. Dans le cas où Elisabeth, qui s’honorait du titre de la reine vierge, viendrait à mourir sans héritier, Marie Stuart pouvait être appelée à lui succéder sur les deux trônes. Le mariage de la reine d’Écosse était donc une question qui intéressait essentiellement Elisabeth ; selon que la princesse écossaise épouserait un prince étranger, un Écossais ou un Anglais, le sort de l’Angleterre pouvait être influencé puissamment par le roi que Marie associerait à ses couronnes. Elisabeth avait commencé par appuyer quelque temps les prétentions de son propre favori, le beau Leicester, à la main de Marie Stuart ; puis la jalousie l’avait retenue ; elle reporta sa faveur sur un jeune Écossais de la maison presque royale des Lenox, dont le père lui était dévoué et habitait sa propre cour. Elle fit insinuer à Marie Stuart qu’un tel mariage cimenterait entre elles une éternelle amitié et serait agréable à la fois aux deux nations. Le jeune Darnley, fils du comte Lenox, exclurait les princes étrangers dont la domination menacerait l’indépendance de l’Écosse et plus tard peut-être de l’Angleterre ; il donnerait à la reine un gage de bonne harmonie intérieure et de foi commune au catholicisme ; il plairait aux Anglais, car sa maison avait des biens immenses en Angleterre et habitait Londres ; enfin, il conviendrait aux Écossais, car il était Écossais de sang et de race, et les nobles d’Écosse se surbordonneraient plus volontiers à un de leurs plus grands compatriotes qu’à un Anglais ou à un étranger. Ces motifs parfaitement raisonnables n’attestent nullement dans Elisabeth, à cette époque, la perfidie et la haine que les historiens lui supposent dans cette négociation. Elle donnait certainement en ceci à sa sœur d’Écosse, Marie Stuart, le plus sage conseil qui pût assurer, avec son repos, le bonheur de son peuple et l’amitié entre les deux couronnes. Ce conseil, de plus, ne pouvait qu’être bien accueilli par une jeune reine dont le cœur devait précéder la main, car le jeune Darnley, à la fleur de son adolescence, était un des plus beaux gentilshommes qui pussent captiver par les grâces de leur figure et de leur personne les yeux et le cour d’une jeune reine.

Rizzio aurait été le seul obstacle peut-être au consentement de Marie Stuart ; mais, soit prompte satiété d’amour dans une femme inconstante, soit politique raffinée de Rizzio qui concédait le trône pour garder le cœur, il favorisa lui-même de tous ses efforts la pensée d’Elisabeth. Il pensa sans doute qu’il ne pourrait résister seul longtemps à l’envie des nobles écossais ligués contre lui, qu’il fallait un roi pour les assujettir à l’obéissance, et que ce roi, d’un extérieur charmant, mais d’un caractère et d’une intelligence subalternes, lui serait à jamais reconnaissant de l’avoir porté au trône et le laisserait régner, à l’abri de l’envie publique, sous son nom. L’histoire à cet égard n’a que des conjectures, mais la passion renaissante ou continuée de Marie Stuart pour son favori fait présumer qu’elle n’accepta Darnley que pour conserver Rizzio.

XII

Darnley parut à Holyrood et enleva tous les yeux par son incomparable beauté. Cette beauté seulement, qui n’était pas encore accomplie par l’âge, manquait de cette virilité que donnent les années. Il y avait de l’adolescent dans son visage et de la femme dans sa taille, trop svelte et trop chancelante pour un roi. Marie Stuart parut changer de cœur en le voyant et donner son âme avec sa couronne. Les récits adressés par l’ambassadeur français à sa cour représentent ce mariage comme l’union de deux amants s’effaçant l’un l’autre par leurs charmes, et s’enivrant dans des fêtes prolongées du premier bonheur de leur vie. Les presbytériens seuls et Knox, à leur tour, faisaient discordance à ce bonheur par leurs murmures : « Soyons contents, disait ironiquement le comte de Marton, nous allons être gouvernés par un bouffon Rizzio, un enfant imbécile Darnley, et une princesse au cœur faible Marie Stuart ! » — « On vous dira, écrit à Catherine de Médicis Paul de Foix, son envoyé à Holyrood, la vie gracieuse et aisée de ladite dame, employant tous les matins à la chasse et le soir aux danses, musiques et mascarades ! » — « Ce n’est pas une chrétienne, s’écriait Knox dans sa chaire, ce n’est pas même une femme ; c’est une divinité païenne : c’est Diane le matin, Vénus le soir !… »

XIII

Murray, le frère bâtard de Marie, qui lui avait affermi le royaume sous ses pas par sa haute et sage administration, ne tarda pas à être congédié par le nouveau roi, conseillé et dominé par le favori Rizzio. Il se retira dans l’estime des nobles et dans la sévère popularité de la nation. La légèreté de la reine écarta, par complaisance pour un musicien, le seul homme d’État de l’Écosse, pour laisser gouverner le caprice. Sous l’empire de Charles IX, qui méditait la Saint-Barthélemy, du duc d’Albe, ce bourreau sacré de Philippe II, et de Catherine de Médicis, l’âme de la persécution religieuse en France, Marie Stuart s’associa secrètement à la ligue de Bayonne qui ourdissait un plan d’unité religieuse pour toute l’Europe par l’extermination du protestantisme partout. Elle se vanta hautement de conduire bientôt ses troupes écossaises et ses alliés catholiques du continent à la conquête de l’Angleterre, et au triomphe du pape jusqu’à Londres. On comprend ce que de tels propos, rapportés immédiatement à Elisabeth par ses envoyés à Holyrood, semèrent de dissension sourde et d’animosité entre les deux reines. Les rivalités féminines s’associèrent en elles aux rivalités religieuses et politiques pour envenimer de levains sanglants leur hypocrite amitié. L’inconstance de Marie Stuart ne tarda pas à commencer d’elle-même la vengeance d’Elisabeth.

XIV

Marie Stuart avait passé en peu de jours, après son mariage, de son enjouement tout fugitif pour l’adolescent qu’elle avait cru aimer à la passion plus indomptable et plus enracinée pour Rizzio. Les retours de passion sont frénétiques chez les femmes de cette nature ; elles se reprochent comme un crime l’inconstance trompée de leur cœur qui les a jetées un moment dans l’illusion d’un autre amour ; elles sont capables de tous les excès pour expier le remords et pour se faire pardonner leur infidélité d’un moment.

XV

Marie Stuart, refroidie ainsi pour Darnley, prodigua tout à Rizzio : le crédit, l’empire, les honneurs, l’éclat déhonté des familiarités les plus hardies. Elle viola les convenances de l’étiquette presque sacrée du temps jusqu’à l’admettre seul à sa table, dans ses appartements intérieurs ; elle supprima le nom du roi des actes publics, pour y faire apposer le nom de Rizzio. L’Écosse crut avoir deux rois, ou plutôt le roi nominal disparut pour faire place au favori. Il faut remonter jusqu’à l’empire romain pour retrouver, dans l’histoire des scandales du trône, un tel avilissement de la majesté royale dans le prince, une telle ostentation d’infidélité dans l’épouse.

Darnley, dévoré à la fois de honte et de jalousie, supportait tout comme un enfant qui rêve la vengeance, mais qui n’a pas la force de l’accomplir. Les nobles écossais, humiliés dans sa personne, attisèrent secrètement en lui ces ferments de haine, et s’offrirent pour le délivrer à la fois et d’une épouse criminelle et de l’indigne rival qu’elle donnait pour roi au royaume. Un complot, pour ainsi dire national, s’ourdit entre eux et Darnley, pour la mort du favori, l’emprisonnement de la reine, la restauration du pouvoir royal dans les mains du roi outragé ; le clergé et le peuple étaient d’avance dans la conjuration ; on n’avait pas besoin de se cacher d’eux ; on n’était sûr non-seulement de l’impunité, mais de l’applaudissement public. Le comte de Murray, ce frère de la reine qu’elle avait éloigné si imprudemment pour se livrer à l’ascendant de Rizzio, fut consulté et reçut avec mesure les demi-confidences des conjurés ; trop honnête homme pour tremper, par son consentement, dans un assassinat, il donna son approbation ou du moins son silence à l’entreprise de délivrance de l’Écosse ; il promit de revenir à Holyrood, à l’appel des seigneurs, et de reprendre sous le roi les rênes du gouvernement, dans l’intérêt de l’héritier du trône, que Marie Stuart portait déjà dans son sein. Rizzio, abattu et enchaîné, devait être simplement embarqué et rejeté sur les côtes de France. La reine et ce favori, mal servis par une cour désaffectionnée, ne soupçonnaient rien encore de la conjuration, que les conjurés, accourus, pour le crime, des châteaux les plus éloignés de l’Écosse, étaient déjà rassemblés, armés et debout dans l’antichambre de la reine.

C’était dans la nuit du 9 au 10 mars 1566 ; Darnley, le comte de Lenox, son père, lord Ruthven, George Douglas, Lindsay, André Kev et quelques autres lords du parti protestant attendaient l’heure dans la chambre du roi. Trois cents hommes d’armes, réunis par leurs soins des différents comtés, à Édimbourg, se glissèrent un à un et en silence, par le faubourg qui monte d’Édimbourg au château, sous l’ombre des murs, prêts à porter secours aux conjurés si les gardes de la reine tentaient de la défendre.

D’après l’ambassadeur de France, le meurtre aurait eu un prétexte plus flagrant et plus atténuant pour l’assassinat du favori que les historiens ne le racontent.

« … Le roi, dit Paul de Foix à Catherine de Médicis, quelques jours auparavant, environ une heure après minuict, seroit allé heurter à la chambre de la royne, qui estoit au-dessus de la sienne. Et d’aultant que, après avoir plusieurs fois heurté, l’on ne lui respondoit point, il auroit appellé souvant la royne, la priant de ouvrir, et enfin la menaçant de rompre la porte, à cause de quoy elle luy auroit ouvert ; laquelle le roy trouva seule dedans la chambre ; mais ayant cherché partout, il auroit trouvé dedans le cabinet David en chemise, couvert seullement d’une robe fourrée. »

Ce fut, selon toute apparence, la version officielle donnée par le roi et ses complices ; les témoins et les acteurs mêmes du meurtre en donnèrent plus tard une plus véridique. Voici cette version attestée par lord Ruthven, un des assassins, après sa fuite en Angleterre, et confirmée par l’unanimité des témoignages et des documents :

La reine prolongeait sans défiance un souper nocturne avec son favori, en compagnie d’une seule confidente, dans une petite pièce du château attenante à la chambre à coucher. Laissons parler ici l’écrivain français, qui a étudié sur place et dans les sources les circonstances les plus minutieuses de l’événement, et qui les grave en les racontant :

« Le roi, dit-il, avait soupé chez lui, en compagnie du comte de Morton, de Ruthven et de Lindsey ; son appartement, un rez-de-chaussée, élevé de quelques marches, était situé au-dessous de l’appartement de Marie, dans la même tour. Au dessert, il envoya voir qui était avec la reine. On lui vint dire que la reine finissait de souper de son côté, dans son cabinet de repos, avec la comtesse d’Argile, sa sœur naturelle, et Rizzio. Leur conversation avait été enjouée et brillante. Le roi monta par un escalier dérobé, pendant que Morton, Lindsey et une troupe de leurs vassaux les plus braves envahissaient le grand escalier, et dispersaient sur leur passage quelques amis de la reine et ses serviteurs.

« Le roi entra de la chambre dans le cabinet de Marie. Rizzio, en manteau court, en veste de satin, en culotte de velours rougeâtre, était assis et couvert ; il avait sur la tête sa toque ornée d’une plume. La reine dit au roi : « Monseigneur, avez-vous déjà soupé ? Je croyais que vous soupiez maintenant. » Le roi se pencha sur le dossier du fauteuil de la reine, qui se retourna vers lui ; ils s’embrassèrent, et Darnley prit part à l’entretien. Sa voix était émue, son visage était pourpre, et, de temps en temps, il jetait un regard furtif vers la petite porte qu’il avait laissée entr’ouverte. Bientôt apparut, sous les franges des rideaux qui la recouvraient, un homme pâle, Ruthven, qui tremblait encore de la fièvre, et qui, malgré son extrême affaiblissement, avait voulu être de l’expédition. Il était vêtu d’un pourpoint de Damas doublé de fourrure. Il avait un casque d’airain et des gantelets de fer. Il était armé comme pour un combat, et accompagné de Douglas, de Ker, de Ballentyne et d’Ormiston. Au moment où Morton et Lindsey forçaient avec fracas la chambre à coucher de Marie, et, s’y précipitant, allaient déborder dans le cabinet, Ruthven s’y rua, et son impétuosité fut telle, que le parquet en fut ébranlé. Il épouvanta les convives. Sa physionomie livide, farouche, bouleversée par la maladie et par la colère, glaçait de terreur. « Pourquoi êtes-vous ici, et qui vous a permis d’y pénétrer ? s’écria la reine. — J’ai affaire à David, à ce galant que voilà », répondit Ruthven d’une voix sourde. Un autre conjuré s’avançant, Marie lui dit : « Si David est coupable, je suis prête à le livrer à la justice. — Voilà la justice », répliqua le conjuré en ôtant une corde de dessous son manteau. Tout hagard de peur, Rizzio recula dans un coin du cabinet. Il y fut suivi. Le pauvre Italien, se rapprochant de la reine, saisit sa robe en criant : « Je suis mort ! Giustizia ! giustizia ! Madame, sauvez-moi ! sauvez-moi ! » Marie s’élança entre Rizzio et les assassins. Elle essaya de les arrêter. Alors chacun se pressa, se heurta dans cet étroit espace. Ce fut une mêlée, un tourbillon. Ruthven et Lindsey, brandissant leurs dirks nus, apostrophèrent rudement la reine. André Ker lui appuya même un pistolet sur le sein et la menaça de faire feu. Marie, lui montrant son ventre : « Tirez, dit-elle, si vous ne respectez pas l’enfant que je porte. »

La table fut renversée dans le tumulte. La reine luttant toujours, Darnley l’entoura de ses deux bras, la ploya sur un fauteuil où il la retint, tandis que plusieurs, serrant David par le cou, l’arrachaient du cabinet. Douglas s’empara de la dague même de Darnley, frappa le favori, et dit, en lui laissant la dague dans le dos : « Voilà le coup du roi ! » Rizzio se débattait en désespéré. Il pleurait, il priait, il suppliait avec des gémissements lamentables. Il s’attacha au seuil du cabinet, puis il s’accrocha à la cheminée, puis il se cramponna au lit de la chambre de la reine. Les conjurés le menaçaient, le battaient, l’injuriaient, et lui faisaient lâcher prise en piquant ses mains de leurs armes. L’ayant enfin entraîné de la chambre à coucher dans la chambre de parade, ils le percèrent de cinquante-cinq coups de poignard.

La reine faisait des efforts surhumains pour voler au secours du malheureux Rizzio. Le roi avait peine à la contenir. Il la remit à d’autres, et accourut dans la chambre de parade, où Rizzio expirait. Il demanda s’il n’y avait pas encore de la besogne pour lui, et il enfonça dans ce pauvre cadavre le cinquante-sixième et dernier coup de poignard ; après quoi Rizzio fut lié aux pieds avec la corde apportée par l’un des conjurés, et il fut traîné ainsi et descendu le long de l’escalier du palais.

Lord Ruthven rentra dans le cabinet de la reine, où la table avait été relevée. Il s’assit, et demanda un peu de vin. La reine s’emporta contre cette insolence. Ruthven répondit qu’il était malade, et se versa lui-même à boire dans une coupe vide, celle de Rizzio peut-être, puis il ajouta : « Nous ne voulions pas être gouvernés par un valet. Voici votre mari, c’est lui qui est notre chef. — Est-ce vrai ? répliqua la reine, doutant encore de la mort de Rizzio. — Depuis quelque temps, vous vous étiez donnée à lui plus souvent qu’à moi », dit Darnley. La reine allait lui répondre, lorsque vint un de ses officiers, auquel elle demanda aussitôt si l’on avait conduit David en prison, et où ? « Madame, il ne faut plus parler de David, car il est mort. » Alors la reine poussa un cri, puis se tournant vers le roi : « Ah ! traître, fils de traître, lui dit-elle, voilà la récompense que tu réservais à celui qui t’a fait tant de bien et tant d’honneur ! Voilà ma récompense à moi, qui, par son conseil, t’ai élevé à une dignité si haute ! Ah ! plus de larmes, mais la vengeance ! Je n’aurai de joie que lorsque ton cœur sera aussi désolé que l’est aujourd’hui le mien. » En achevant ces paroles, la reine s’évanouit.

Tous les amis qu’elle avait à Holyrood s’enfuirent en désordre, le comte d’Atholl, les lords Fleming et Levingston s’échappèrent par un couloir obscur. Les comtes de Bothwell et de Huntly se laissèrent glisser le long d’un pilier dans les jardins.

Cependant un frisson avait passé sur la ville. Le tocsin avait sonné ; les bourgeois d’Édimbourg, conduits par le lord-prévôt, se rassemblèrent un instant autour d’Holyrood. Ils s’enquirent de la reine, qui revenait à elle. Tandis que les conjurés la menaçaient, si elle appelait, de la tuer et de la jeter par-dessus les murs, d’autres conjurés disaient aux bourgeois que tout allait bien, que seulement on avait dagué le favori piémontais, qui s’entendait avec le pape et le roi d’Espagne pour détruire la religion du saint Évangile. Darnley lui-même ouvrit une fenêtre de la tour fatale, et pria le peuple de se retirer, l’assurant que tout s’était fait sur l’ordre de la reine, et qu’il serait instruit le lendemain.

Retenue prisonnière dans son propre palais dans sa chambre à coucher, sans une de ses femmes, Marie demeura seule toute la nuit, livrée à toutes les horreurs de son désespoir. Elle était grosse de six mois. Ses émotions furent si profondes, que l’enfant qu’elle portait, qui fut depuis Jacques Ier ne put jamais voir une épée nue sans un tressaillement d’effroi.

XVI

Mais, si le crime de Marie Stuart était d’une femme, la vengeance était d’un enfant. Rizzio s’était fié à l’amour, les complices du roi à une jalousie presque puérile. Ce sentiment était aussi inconsistant que l’amour dans le cœur d’un mari vengé, et qui pardonnait déjà l’infidélité de la reine pourvu qu’elle lui pardonnât la vengeance. La reine, refoulant avec une dissimulation italienne et féminine l’outrage et le ressentiment dans son âme, afin de mieux y préparer l’expiation, passa en quelques heures des imprécations et des sanglots à une feinte résignation. Tremblant pour son trône, pour sa liberté, pour sa vie et pour celle de l’enfant qu’elle portait dans son sein, elle entreprit de séduire à son tour l’époux outragé dont la colère semblait s’être tout à coup éteinte dans le sang de son rival. L’imagination seule peut mesurer la profondeur de cette dissimulation vengeresse de la reine envers celui qui avait donné le dernier coup de dague au cadavre de son favori ! Mais toutes les grandes passions sont des prodiges ; si on les mesure à la nature ordinaire de nos sentiments, on se trompe ; il ne faut les mesurer qu’à elles-mêmes ; l’impossible est la mesure de ces passions.

Cet impossible fut dépassé par la promptitude avec laquelle Marie Stuart séduisit, reconquit et posséda plus que jamais les yeux et le cœur de son jeune époux. Dès le 12 mars, c’est-à-dire lorsque le sang de Rizzio fumait encore sur le parquet de sa chambre et sur la main de Darnley, dès le 12 mars, écrit l’envoyé français à sa cour, la reine reprit tout son empire sur les sens et sur le cœur de Darnley. La séduction fut si rapide et si complète, qu’on crut à un sortilége de la reine sur son mari ; le sortilége n’était que la beauté de l’une, la jeunesse ardente de l’autre, et cette supériorité d’esprit d’une femme qui employait maintenant son génie et ses charmes à fléchir, comme elle les avait employés naguère à offenser.

XVII

Les rideaux de la couche de la reine couvrirent tout le mystère de cette réconciliation et de la conspiration nouvelle du roi avec la reine contre ses propres complices dans le meurtre du favori ; cette conspiration éclata subitement le 15 mars, six jours après l’assassinat, par la fuite nocturne du roi et de la reine au château de Dunbar, forteresse d’où le roi pouvait braver ses complices, et la reine ses ennemis. De là, Marie Stuart écrit à sa sœur Elisabeth d’Angleterre pour lui raconter, en les colorant, ses malheurs, et pour lui demander secours contre ses sujets révoltés ; elle appelle à Dunbar tous les contingents des nobles innocents de la conspiration contre elle ; huit mille Écossais fidèles accourent à sa voix ; elle marche avec le roi à la tête de ces troupes sur Édimbourg. L’étonnement et la terreur l’y précèdent ; la présence du roi déconcerte les nobles, le clergé, le peuple insurgés. Elle rentre sans combat à Holyrood. Elle fait défendre, par ses proclamations, d’imputer à Darnley toute participation au meurtre de Rizzio, elle fait trancher la tête à tous les complices tombés sous sa main ; Ruthven, Douglas, Morton s’enfuient d’effroi hors des frontières ; elle rappelle à la tête de ses conseils l’habile et vertueux Murray, qui s’était assez compromis dans la conspiration pour sa popularité, assez réservé pour sa vertu. Enfin, satisfaisant son cœur après avoir satisfait son ambition, elle jette le masque, elle pleure Rizzio, elle fait exhumer le corps de son favori, lui fait des obsèques royales et l’ensevelit elle-même dans le sépulcre des rois, dans la chapelle d’Holyrood.

Réconciliée avec Darnley qu’elle méprisait de plus en plus, servie par Murray qui lui ramenait la nation, elle accoucha, le 17 juin suivant, du fils qui devait un jour régner sur l’Angleterre. Une amnistie habile, dictée par Murray, pardonna, à l’occasion de cette naissance, aux conjurés et fit rentrer les proscrits dans leur patrie et dans leurs domaines. L’heure de sa vengeance contre son mari sonnait déjà en secret dans son cœur. Son aversion pour lui s’envenimait tous les jours, et elle ne prenait plus la peine de la dissimuler. Melvil, un de ses confidents les plus intimes, dit dans les mémoires qu’il écrivit sur le règne de sa maîtresse : « Je lui trouve toujours, depuis le meurtre de Rizzio, un cœur plein de rancune, et c’était mal lui faire sa cour que de lui parler de sa réconciliation avec le roi ! » Ces témoignages confidentiels sont le cœur ouvert des personnages sous le masque des fausses apparences.

XVIII

Le secret de cette aversion croissante était un amour plus semblable à une fatalité du cœur, le destin d’une Phèdre moderne, qu’à l’égarement d’une femme et d’une reine dans un siècle de plein jour.

L’objet de cet amour était aussi étrange que cet amour lui-même était inexplicable autrement que par la magie et la possession, explications surnaturelles des phénomènes des cœurs dans ce temps de superstition. Mais le cœur des femmes a plus de mystères que la magie elle-même n’en peut expliquer. L’homme que Marie Stuart commençait à aimer était Bothwell.

XIX

Le comte de Bothwell était un noble écossais d’une maison puissante et illustre dans les montagnes du Shetland. Il était né avec des instincts pervers et désordonnés qui portent indifféremment, d’exploits en exploits ou de forfaits en forfaits, un homme au trône ou à l’échafaud. C’était un désespéré, de mouvement, d’ambition, d’aventures, un de ces aventuriers plus grands que nature, qui brisent en croissant tout le système social dans lequel ils sont nés pour se faire une place à leur mesure ou pour succomber avec éclat en la cherchant. Il y a des caractères qui naissent frénétiques : Bothwell était de ceux-là. Le poëte Byron, qui descendait de lui par les femmes, a peint avec des couleurs de famille son ancêtre dans son poëme sombre et romanesque du Pirate. Le poëme n’approche pas de l’histoire ; toujours la nature, qui est le souverain poëte, dépasse la fiction par la vérité.

XX

On ne sait pour quel crime précoce, par quelle proscription de la maison paternelle, ou par quelle fuite volontaire avec les brigands il s’était enrôlé, dans sa première jeunesse, avec les corsaires de l’océan qui teignaient alors de sang les côtes, les îles et les vagues de la mer du Nord. Son nom, son rang, son courage l’avaient élevé promptement au commandement d’une de ces escadres de criminels qui avaient pour repaire de leurs dépouilles et pour arsenal de leurs barques un château sur un écueil du Danemark. Les crimes de Bothwell, confondus avec les exploits parmi ces pirates, étaient restés dans l’ombre de son passé ; mais son nom inspirait la terreur aux rivages baignés par la mer du Nord.

Après cette jeunesse orageuse, la mort de son père l’avait rappelé dans ses domaines d’Écosse, parmi ses sauvages vassaux. Les troubles de la cour d’Édimbourg l’avaient attiré à Holyrood ; il y avait pressenti une plus large scène pour ses ambitions ou pour ses forfaits. Il était de ces chefs écossais qui, à l’appel du roi à ses sujets au château de Dunbar, étaient accourus avec leurs vassaux pour reconquérir ou pour piller Édimbourg. Depuis la rentrée de la cour à Holyrood, il s’était signalé parmi les partisans dévoués de la reine ; soit calcul, soit fascination, soit espérance confuse de subjuguer le cœur d’une femme en étonnant son imagination, il n’avait pas tardé à la conquérir comme on conquiert le plus sûrement l’orgueil d’une femme, en paraissant dédaigner de la conquérir.

XXI

Il n’était plus dans la fleur de la jeunesse ; mais, quoique borgne d’une blessure reçue à l’œil dans un de ses combats de mer, il était encore beau, non de cette beauté efféminée de Darnley, ni de cette beauté mélancolique et pensive de l’Italien Rizzio, mais de cette beauté sauvage et mâle, qui donne à la passion l’énergie de l’héroïsme. La licence de ses mœurs et les victoires de son libertinage l’avaient rendu célèbre à la cour d’Holyrood ; il s’était attaché à plusieurs des femmes de cette cour, moins pour les posséder que pour les déshonorer. Une de ses maîtresses, lady Reves, femme débauchée, célébrée par Brantôme pour l’éclat de ses aventures, était la confidente de la reine ; elle avait conservé pour Bothwell une admiration qui survivait à leur liaison ; la reine, qui se complaisait à interroger sa confidente sur les exploits et les amours de son ancien favori, se laissa insensiblement entraîner par une fascination qui prenait l’apparence d’une curiosité bienveillante. La confidente, prévenant ou croyant prévenir les désirs non exprimés de la reine, introduisit un soir Bothwell dans les jardins et jusque dans l’appartement de sa maîtresse. Cette rencontre mystérieuse scella pour jamais l’ascendant de Bothwell sur la reine. La passion cachée n’en fut que plus dominante. Elle éclata au dehors, pour la première fois, quelques semaines après cette entrevue, à l’occasion d’une blessure reçue par Bothwell en combattant pour la police des frontières, dont il était chargé. En apprenant sa blessure, Marie monta à cheval, courut d’une seule course jusqu’à l’ermitage où l’on avait transporté Bothwell, s’assura par ses yeux de son état, et revint le même jour à Holyrood. « M. le comte de Bothwell est hors de danger, écrit, à cette date, l’ambassadeur de France à Catherine de Médicis ; de quoi la reine est fort aise ; ce ne lui eût pas été de peu de perte que de le perdre !… »

Elle avoue elle-même son anxiété dans des vers qu’elle composa à cette occasion :

Pour lui aussi j’ai pleuré mainte larme
Quand il se fit de ce corps possesseur
Duquel alors il n’avoit pas le cœur !
Puis me donna une autre dure allarme
Et me pensa ôter vie et frayeur !

Après sa guérison, Bothwell devint le maître du royaume. Tout lui fut prodigué comme à Rizzio ; il reçut tout, non en sujet, mais en maître. Le roi, écarté du conseil et de la société même de sa femme, « se promenait toujours seul de côté et d’autre, dit Melvil, tout le monde voyant bien que la reine regarderait comme un crime de lui faire compagnie. »

La reine d’Écosse et son mari, écrit de son côté le comte de Bedford, envoyé d’Elisabeth à la cour d’Écosse, « sont ensemble comme ci-devant, et même encore pis ; elle mange rarement avec lui ; elle n’y couche jamais : elle ne se tient point en sa compagnie, et elle n’aime point ceux qui ont de l’amitié pour lui. Elle l’a tellement rayé de ses papiers, que lorsqu’elle est sortie du château d’Édimbourg pour aller au dehors, il n’en savait rien. La modestie ne permet pas de répéter ce qu’elle a dit de lui, et cela ne serait pas à l’honneur de la reine. » L’insolence du nouveau favori avait la férocité de son origine. Il leva le poignard en plein conseil devant la reine, pour frapper le conseiller qui faisait une objection à son avis.

Le roi, outragé tous les jours par son mépris et quelquefois par ses insolences, se retira à Glascow, dans la maison du comte de Lenox, son père. La reine et Bothwell craignirent qu’il n’y portât ses plaintes contre l’humiliation et l’impuissance auxquelles il était condamné, qu’il n’y fît appel aux mécontents de la noblesse et qu’il ne marchât à son tour contre Édimbourg. C’est à cette angoisse et à cette terreur, plus encore sans doute qu’à la passion d’épouser Bothwell, qu’il faut attribuer le crime odieux qui consterna le monde et dont Marie Stuart fut au moins la complice active et perfide, si elle n’en fut pas l’exécuteur. Il y eut, en effet, dans tous les actes de la reine qui précédèrent cette tragédie, non-seulement les indices d’une complicité atroce dans le plan d’assassiner son mari, mais quelque chose de plus atroce que l’atrocité même, c’est-à-dire l’artifice hypocrite d’une femme qui cache le meurtre sous l’apparence de l’amour et qui se prête au vil rôle d’embaucher la victime pour l’attirer sous le fer de son assassin.

Sans prêter aux termes de la correspondance, vraie ou apocryphe, de Marie Stuart avec Bothwell plus d’autorité historique que cette correspondance contestée n’en mérite, il est évident qu’une correspondance à peu près de cette nature a existé entre la reine et son séducteur, et que si elle n’a pas écrit ce que contiennent ces lettres non autographes, par conséquent suspectes, elle a agi dans tous les préliminaires de cette tragédie de manière à ne laisser aucun doute sur sa participation au piége où elle s’était chargée de ramener l’infortuné et amoureux Darnley.

Ces lettres, écrites de Glascow, par la reine à Bothwell, respirent la frénésie de l’amour pour son favori, et de l’aversion implacable contre son mari. Elles informent Bothwell, jour par jour, de l’état de la santé de Darnley et ses supplications pour que la reine lui rende ses priviléges de roi et d’époux, des progrès que les blandices de Marie Stuart font dans la confiance du jeune roi bercé d’espérances, de sa résolution de revenir avec elle partout où elle voudra le conduire, même à la mort, pourvu qu’elle lui rende son cœur et ses droits d’époux. Bien que ces lettres textuelles, nous le répétons ici, n’aient aucune authenticité matérielle à nos yeux, bien qu’elles portent même des traces de mensonge et d’impossibilité dans l’excès même des scélératesses et des cynismes qu’elles expriment, il est certain qu’elles se rapprochent beaucoup de la vérité, car un témoin grave et confidentiel des entretiens de Darnley et de la reine, à Glascow, donne de ces entretiens une relation parfaitement conforme au sens de cette correspondance ; il relate même des expressions identiques à celles de ces lettres et qui attestent que, si les paroles ne furent pas écrites, elles furent pensées et prononcées entre la reine et son mari.

Nous écartons donc le texte invraisemblable de ces lettres, adoptées comme authentiques par M. Dargaud et par la plupart des historiens les plus accrédités de l’Angleterre, mais il nous est impossible de ne pas reconnaître que l’intervention de Marie Stuart dans ce piége de mort tendu à Darnley ne fut que le commentaire en action des perfidies que la correspondance lui prête.

En effet, la reine, à la nouvelle de la fuite de Darnley chez le comte de Lenox, son père, quitte soudainement son favori Bothwell ; elle se rend dans un de ses châteaux de plaisance, nommé Craig Millur ; elle y convoque secrètement les lords confédérés de son parti et du parti de Bothwell. L’ambassadeur de France y remarque sa tristesse et son anxiété ; son angoisse entre la terreur de son mari et les exigences de son favori est telle, qu’elle s’écrie devant cet ambassadeur : « Je voudrais être morte ! » Elle propose astucieusement aux lords rassemblés, amis de Bothwell, de céder à Darnley le gouvernement de l’Écosse. Ils se récrient, comme elle devait s’y attendre, et font entendre contre Darnley des menaces significatives de mort : « Nous vous délivrerons de ce compétiteur, lui disent-ils ; Murray ici présent, mais protestant comme nous, ne participera pas à nos mesures ; mais il nous laissera faire et regardera entre ses doigts ! Laissez-nous agir nous-mêmes et, une fois les choses accomplies, le parlement approuvera tout ! » Le silence de la reine autorise assez ces résolutions sinistres ; son départ pour Glascow le lendemain les sert encore plus directement. Elle laisse les conjurés à Craig Millur ; elle se rend, contre toute convenance et contre toute vraisemblance, à Glascow, elle y trouve Darnley convalescent de la petite vérole ; elle le comble de tendresse ; elle passe les jours et les nuits au chevet de son lit ; elle renouvelle les scènes d’Holyrood après le meurtre de Rizzio ; elle consent aux conditions conjugales que Darnley implore. On avertit en vain Darnley du danger qu’il court en suivant la reine à Craig Millur, au milieu d’un congrès de ses ennemis ; il répond que le séjour lui paraît en effet étrange, mais qu’il suivra la reine qu’il adore jusqu’au trépas ; la reine le devance en attendant qu’il soit rétabli, prolonge avec lui les plus tendres adieux et lui passe au doigt un anneau précieux, gage de réconciliation et d’amour.

Qu’y a-t-il dans ces lettres supposées de plus perfide que ces perfidies ? Celles-là cependant sont authentiques ; elles sont le récit, heure par heure, du séjour de Marie Stuart à Glascow, auprès de son mari.

XXII

Sûre désormais de l’attirer au piége, elle part et revole à Holyrood. Elle y arrive aux flambeaux, au milieu d’une fête qu’on lui a préparée. Darnley la suit de près ; sous prétexte de ménager sa convalescence, on lui prépare un appartement solitaire dans une petite maison de plaisance, isolée, dans la campagne voisine d’Holyrood, nommée Kirts-Oldfield. On ne lui laisse pour serviteurs, dans cette maison, que cinq ou six hommes subalternes vendus à Bothwell et qu’il appelait, par contre-vérité, ses agneaux. Un page favori nommé Taylos couchait seul dans la chambre de Darnley. La reine vient l’y visiter avec les mêmes démonstrations de tendresse qu’à Glascow, mais elle refuse de l’habiter encore avec lui ; il s’étonne de cet isolement, s’attriste, prie et pleure avec son page. Un pressentiment lui prophétisait la mort !

XXIII

Cependant les fêtes continuent à Holyrood. À l’issue d’une de ces fêtes pendant laquelle Bothwell s’était entretenu seul à seul avec la reine, le favori, d’après le témoignage de son valet de chambre d’Algleish, rentre chez lui et se couche. Un moment après, il appelle son valet de chambre et s’habille ; un de ses agents entre du dehors et lui parle bas à l’oreille ; il prend son manteau de cheval et son épée, couvre son visage d’un masque, sa tête d’un chapeau à larges bords et se rend à une heure du matin à la maison solitaire du roi.

Que se passa-t-il dans cette nuit mystérieuse ? on l’ignore ; ce qu’on sait seulement, c’est qu’une explosion terrible, entendue avant le crépuscule du matin à Holyrood et à Édimbourg, avait fait sauter la maison dont les débris devaient recouvrir la victime ; mais que, par un étrange oubli des assassins, les deux cadavres de Darnley et du page, au lieu de se retrouver sous les décombres, se retrouvèrent le lendemain dans un verger attenant au jardin, portant sur leurs corps non les marques de la poudre, mais les marques de la lutte et de la strangulation. On supposa que le roi et son page, entendant, au commencement de la nuit, les pas des sicaires, étaient descendus au jardin, avaient voulu fuir par le verger, et, poursuivis et étranglés par les bourreaux de Bothwell, avaient été laissés sur la scène du meurtre, par négligence ou par ignorance de l’explosion qui devait les engloutir eux-mêmes avec leurs victimes ; on ajoute que Bothwell, croyant les cadavres de Darnley et du page dans la maison, avait fait allumer inutilement la mine pour tout ensevelir dans ce cratère, qu’il était rentré à Holyrood après l’explosion, croyant qu’il ne restait aucun vestige de meurtre et qu’on attribuerait tout à un amas de poudre involontairement allumé par l’imprudence du roi.

Quoi qu’il en soit, Bothwell rentra chez lui sans donner aucune marque d’agitation sur ses traits, se recoucha avant la fin de la nuit, et, quand on vint l’éveiller pour lui apprendre les événements, témoigna toute la surprise et toute la douleur de bienséance, et s’écria en se précipitant hors de son lit : « Trahison ! »

On ne découvrit les deux cadavres étranglés dans le verger qu’en plein jour.

Lamartine.