(1864) Études sur Shakespeare
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(1864) Études sur Shakespeare

[Étude sur Shakespeare]

C’est Voltaire qui, le premier, a parlé en France du génie de Shakespeare, et bien qu’il le traitât de barbare, le public français trouva que Voltaire en avait trop dit. On eût cru commettre une sorte de profanation en appliquant, à des drames qu’on jugeait informes et grossiers, les mots de génie et de gloire.

Maintenant ce n’est plus de la gloire ni du génie de Shakespeare qu’il s’agit ; personne ne les conteste ; une plus grande question s’est élevée. On se demande si le système dramatique de Shakespeare ne vaut pas mieux que celui de Voltaire.

Je ne juge point cette question. Je dis qu’elle est posée et se débat aujourd’hui. Là nous a conduits le cours des idées. J’essayerai d’en indiquer les causes ; je n’insiste en ce moment que sur le fait même, et pour en tirer une seule conséquence ; c’est que la critique littéraire a changé de terrain et ne saurait demeurer dans les limites où elle se renfermait jadis.

La littérature n’échappe point aux révolutions de l’esprit humain ; elle est contrainte de le suivre dans sa marche, de se transporter sous l’horizon où il se transporte, de s’élever et de s’étendre avec les idées qui le préoccupent, de considérer les questions qu’elle agite sous les aspects et dans les espaces nouveaux où les place le nouvel état de la pensée et de la société.

On ne s’étonnera donc pas si, pour connaître Shakespeare, j’éprouve le besoin de pénétrer un peu avant dans la nature de la poésie dramatique et dans la civilisation des peuples modernes, surtout de l’Angleterre. Si l’on n’aborde ces considérations générales, il est impossible le répondre aux idées, confuses peut-être, mais actives et pressantes, qu’un tel sujet fait naître maintenant dans tous les esprits.

Une représentation théâtrale est une fête populaire. Ainsi le veut la nature même de la poésie dramatique. Sa puissance repose sur les effets de la sympathie, de cette force mystérieuse qui fait que le rire naît du rire, que les larmes coulent à la vue des larmes, et qui, en dépit de la diversité des dispositions, des conditions, des caractères, confond dans une même impression les hommes réunis dans un même lieu, spectateurs d’un même fait. Pour de tels effets, il faut que la foule s’assemble : les idées et les sentiments qui passeraient languissamment d’un homme à un autre homme traversent, avec la rapidité de l’éclair, une multitude pressée, et c’est seulement au sein des masses que se déploie cette électricité morale dont le poëte dramatique fait éclater le pouvoir.

La poésie dramatique n’a donc pu naître qu’au milieu du peuple. Elle fut, en naissant, destinée à ses plaisirs ; il prit même d’abord une part active à la fête ; aux premiers chants de Thespis s’unissait le chœur des assistants.

Mais le peuple ne tarde pas à s’apercevoir que les plaisirs qu’il peut se donner lui-même ne sont ni les seuls, ni les plus vifs qu’il soit capable de goûter : pour les classes livrées au travail, le délassement semble la première et presque l’unique condition du plaisir ; une suspension momentanée des efforts ou des privations de la vie habituelle, un accès de mouvement et de liberté, une abondance relative, c’est là tout ce que cherche le peuple dans les fêtes où il agit seul ; ce sont là toutes les jouissances qu’il sait se procurer. Cependant ces hommes sont nés pour sentir des joies plus nobles et plus vives ; en eux reposent des facultés que la monotonie de leur existence laisse s’endormir dans l’inaction : qu’une voix puissante les réveille ; qu’un récit animé, un spectacle vivant viennent provoquer ces imaginations paresseuses, ces sensibilités engourdies, et elles se livreront à une activité qu’elles ne savaient pas se donner elles-mêmes, mais qu’elles recevront avec transport ; et alors naîtront, sans le concours de la multitude, mais en sa présence et pour elle, de nouveaux jeux, de nouveaux plaisirs qui deviendront bientôt des besoins.

C’est à de telles fêtes que le poëte dramatique appelle le peuple assemblé. Il se charge de le divertir, mais d’un divertissement que le peuple ne connaîtrait pas sans lui. Eschyle retrace à ses concitoyens la victoire de Salamine, et aussi les inquiétudes d’Atossa et la douleur de Xerxès ; il charme le peuple d’Athènes, mais en l’élevant à des émotions, à des idées qu’Eschyle seul peut exalter à ce point ; il communique à cette multitude des impressions qu’elle est capable de ressentir, mais qu’Eschyle seul sait faire naître. Telle est la nature de la poésie dramatique ; c’est pour le peuple qu’elle crée, c’est au peuple qu’elle s’adresse, mais pour l’ennoblir, pour étendre et vivifier son existence morale, pour lui révéler des facultés qu’il possède, mais qu’il ignore, pour lui procurer des jouissances qu’il saisit avidement, mais qu’il ne chercherait même pas si un art sublime ne les lui apprenait en les lui donnant.

Et il faut bien que le poëte dramatique poursuive cette œuvre ; il faut bien qu’il élève et civilise, pour ainsi dire, la foule qu’il appelle à ses fêtes : comment agir sur les hommes assemblés, sinon en s’adressant à ce qu’il y a de plus général, et de plus élevé dans leur nature ? C’est seulement en sortant de la vie et des intérêts individuels que l’imagination s’exalte, que l’âme s’agrandit, que les plaisirs deviennent désintéressés et les affections généreuses, que les hommes peuvent se rencontrer dans ces émotions communes dont les transports font retentir le théâtre. Aussi la religion a-t-elle été partout la source et la matière primitive de l’art dramatique ; il a célébré en naissant, chez les Grecs, les aventures de Bacchus, dans l’Europe moderne, les mystères du Christ. C’est que, de toutes les affections humaines, la piété est celle qui réunit le plus les hommes dans des sentiments communs, parce qu’il n’en est aucune qui les détache autant d’eux-mêmes ; c’est aussi l’affection qui attend le moins, pour se développer, les progrès de la civilisation ; elle est puissante et pure au sein de la société la moins avancée. Dès ses premiers pas, la poésie dramatique a invoqué la piété, parce que, de tous les sentiments auxquels elle pouvait s’adresser, celui-là était le plus noble et le plus universel.

Né ainsi au milieu du peuple et pour le peuple, mais appelé à l’élever en le charmant, l’art dramatique est bientôt devenu dans tous les siècles, dans tous les pays, et par ce caractère même de sa nature, le plaisir favori des classes supérieures.

C’était sa tendance ; il y a trouvé aussi son plus dangereux écueil. Plus d’une fois, se laissant séduire à cette haute fortune, l’art dramatique a perdu ou compromis son énergie et sa liberté. Quand les classes supérieures peuvent se livrer pleinement à leur situation, elles ont ce tort ou ce malheur qu’elles s’isolent et cessent, pour ainsi dire, d’appartenir à la nature générale de l’homme, comme aux intérêts publics de la société. Les sentiments universels, les idées naturelles, les relations simples, qui sont le fond de l’humanité et de la vie, s’énervent et s’altèrent dans une condition sociale toute d’exception et de privilège. Les conventions y prennent la place des réalités ; les mœurs y deviennent factices et faibles. La destinée humaine n’y est point connue sous ses traits les plus saillants et les plus généraux. Elle a mille aspects, elle amène une foule d’impressions et de rapports qu’ignorent les classes élevées si rien ne les contraint à rentrer fréquemment dans l’atmosphère publique. L’art dramatique, en se vouant à leurs plaisirs, voit ainsi se resserrer et s’appauvrir son domaine ; une sorte de monotonie l’envahit ; événements, passions, caractères, tous les trésors naturels qu’il exploite ne lui offrent plus la même originalité ni la même richesse. Son indépendance est en péril aussi bien que sa variété et son énergie. Les habitudes de la bonne compagnie ont leurs petitesses comme celles de la multitude, et elle est bien plus en mesure de les imposer comme des lois. Elle a des goûts plutôt que des besoins ; elle porte rarement dans ses plaisirs cette disposition sérieuse et naïve qui s’abandonne avec transport aux impressions qu’elle reçoit, et bien souvent elle traite le génie comme un serviteur tenu de lui plaire, non comme un pouvoir capable de la dominer par les joies qu’il lui procure. Si le poëte dramatique n’a pas, dans le suffrage d’un public plus large et plus simple, de quoi se défendre contre les goûts hautains d’une coterie d’élite, s’il ne peut s’armer de l’approbation publique et prendre pour point d’appui les sentiments universels qu’il aura su remuer dans tous les cœurs, sa liberté est perdue ; les caprices auxquels il aura voulu plaire pèseront comme une chaîne dont il ne pourra s’affranchir ; le talent, fait pour commander à tous, se verra assujetti au petit nombre, et celui qui devrait diriger le goût des peuples deviendra l’esclave de la mode.

Telle est donc la nature de la poésie dramatique que, pour produire ses plus magiques effets, pour conserver en grandissant sa liberté comme sa richesse, elle a besoin de ne pas se séparer du peuple à qui elle s’est adressée d’abord. Elle languit si elle se détache du sol où elle a pris racine. Populaire en naissant, il faut qu’elle demeure nationale, qu’elle ne cesse pas de comprendre dans son domaine et de charmer dans ses fêtes toutes les classes capables de s’élever aux émotions où elle puise son pouvoir.

Tous les âges de la société, tous les états de la civilisation ne permettent pas également d’appeler le peuple au secours de la poésie dramatique, et de la faire fleurir sous son influence. Ce fut l’heureux sort de la Grèce que la nation tout entière grandit et se développa avec les lettres et les arts, toujours au niveau de leurs progrès et juge compétent de leur gloire. Ce même peuple d’Athènes, qui avait entouré le chariot de Thespis, s’empressa aux chefs-d’œuvre de Sophocle et d’Euripide, et les plus beaux triomphes du génie furent toujours là des fêtes populaires. Une si brillante égalité morale n’a point présidé à la destinée des nations modernes ; leur civilisation, se déployant sur une échelle beaucoup plus étendue, a subi bien plus de vicissitudes et offert bien moins d’unité. Pendant plus de dix siècles, rien dans notre Europe n’a été facile, général, ni simple. Religion, liberté, ordre public, littérature, rien ne s’est développé parmi nous qu’avec effort, au milieu de luttes sans cesse renaissantes, et sons les influences les plus diverses. Dans ce chaos immense et agité, la poésie dramatique n’a pas eu le privilège de parcourir une carrière aisée et rapide. Il ne lui a pas été donné de voir, presque en naissant, un public à la fois homogène et divers, grands et petits, riches et pauvres, toutes les classes de citoyens également avides et dignes de ses plus brillantes solennités. Ni les époques des grands désordres sociaux, ni celles des âpres besoins ne sont pour les masses le moment de s’adonner avec transport aux plaisirs de la scène. La littérature ne prospère que lorsque, intimement unie avec les goûts, les habitudes, toute la vie d’un peuple, elle est pour lui une occupation et une fête, un amusement et un besoin. La poésie dramatique dépend, plus que tout autre genre, de cette profonde et générale union des arts avec la société. Elle ne se contente point des tranquilles plaisirs d’une approbation éclairée ; il lui faut de vifs élans et de la passion ; elle ne va pas chercher les hommes dans le loisir et la retraite pour remplir des moments donnés au repos ; elle veut qu’on accoure et se précipite autour d’elle. Un certain degré de développement et aussi de simplicité dans les esprits, une certaine communauté d’idées et de mœurs entre les diverses conditions sociales, plus d’ardeur que de fixité dans les imaginations, plus de mouvement dans les âmes que dans les existences, une activité morale vivement excitée, mais sans but impérieux et déterminé, de la liberté dans la pensée et du repos dans la vie ; voilà les circonstances dont la poésie dramatique a besoin pour briller de tout son éclat. Elles ne se sont jamais réunies chez les peuples modernes aussi complètement ni dans une aussi belle harmonie que chez les Grecs. Mais partout où se sont rencontrés leurs principaux caractères, le théâtre s’est élevé ; et ni les hommes de génie n’ont manqué au public, ni le public aux hommes de génie.

Le règne d’Élisabeth fut, en Angleterre, une de ces époques décisives, si laborieusement atteintes par les peuples modernes, qui terminent l’empire de la force et ouvrent celui des idées : époques originales et fécondes où les nations s’empressent aux fêtes de l’esprit comme à une jouissance nouvelle, et où la pensée se forme, dans les plaisirs de la jeunesse, aux fonctions qu’elle doit exercer dans un âge plus mûr.

À peine reposée des orages qu’avaient promenés sur son territoire les fortunes alternatives de la Rose rouge et de la Rose blanche, agitée, épuisée de nouveau par la capricieuse tyrannie de Henri VIII et la tyrannie haineuse de Marie, l’Angleterre ne demandait à Élisabeth, aux jours de son avènement, que l’ordre et la paix. C’était aussi ce qu’Élisabeth était le plus disposée à lui donner. Naturellement prudente et réservée, bien que hautaine, elle avait appris, dans les dures nécessités de sa jeunesse, à ne pas se compromettre. Sur le trône, elle maintint son indépendance en demandant peu à ses peuples, et mit sa politique à ne rien hasarder. La gloire militaire ne pouvait séduire une femme méfiante. La souveraineté des Pays-Bas, malgré les efforts des Hollandais pour la lui faire accepter, ne tenta point sa prévoyante ambition. Elle sut se résigner à ne pas recouvrer Calais, à ne pas conserver le Havre ; et tous ses désirs de grandeur, comme tous les soins de son gouvernement, se concentrèrent dans les intérêts directs du pays dont elle avait à rétablir le repos et la prospérité.

Surpris d’un état si nouveau, les peuples en jouissaient avec l’ivresse de la santé renaissante. La civilisation, détruite ou suspendue par leurs discordes, renaissait ou grandissait de toutes parts ; l’industrie ramenait l’aisance, et, malgré les entraves qu’y apportaient les habitudes oppressives du gouvernement, tous les écrivains, tous les documents de cette époque attestent les rapides progrès du luxe populaire. Le chroniqueur Harrison entendait raconter aux vieillards que, dans leur jeunesse, ils avaient vu toutes les maisons sans cheminées, excepté celle du seigneur, et deux ou trois peut-être, dans les villes les plus riches ; les lits étaient alors faits de natte ou de paille à peine recouverte d’une toile grossière, avec une « bonne grosse bûche1 » pour traversin ; et le fermier qui, dans les sept premières années de son mariage, était parvenu à se donner un matelas de laine et un sac de son pour reposer sa tête, « se croyait aussi bien logé que le seigneur de la ville. » Élisabeth régna, et Shakespeare nous apprend que le plus actif emploi des follets et des fées était d’aller pincer « jusqu’au bleu2 les servantes qui négligeaient de nettoyer l’âtre de la cheminée ; et ce même Harrison décrit les maisons des fermiers de son temps, leurs trois ou quatre lits de plume garnis de couvertures, de tapis, ou même de quelque tenture de soie, leur table bien pourvue de linge, leur buffet plein de vaisselle de terre, où brillaient et la salière d’argent, et le gobelet pour le vin, et une douzaine de cuillers du même métal.

Plus d’une génération s’écoulera avant qu’un peuple ait épuisé les jouissances nouvelles de ce bien-être inusité. Le règne d’Élisabeth et celui de son successeur suffirent à peine à dépenser ce goût d’aisance et de repos qu’avaient amassé de longues agitations ; et l’ardeur religieuse dont l’explosion vint ensuite révéler les forces nouvelles qu’avait recouvrées la société pendant le loisir de ces deux règnes couvait alors obscurément au sein des masses, sans donner encore naissance à aucun mouvement général et décisif.

La réforme, traitée en ennemie par les grands souverains du continent, avait reçu de Henri VIII un commencement d’espérance et d’appui qui ralentit d’abord son ambition et ses progrès. Le joug de Rome était secoué, la vie monastique abolie. En donnant ainsi satisfaction aux premiers désirs du temps, en faisant tourner ces premiers coups de la réforme au profit des intérêts matériels, Henri VIII avait ôté à beaucoup d’esprits le besoin de s’enquérir plus avant des dogmes purement théologiques du catholicisme, qui ne les choquait plus par le spectacle de ses abus les plus décriés. La foi, il est vrai, était chancelante et ne pouvait plus s’attacher fermement à des doctrines ébranlées : aussi ces doctrines devaient-elles succomber un jour ; mais ce jour était retardé. Dans un temps où le défenseur catholique de la présence réelle marchait au supplice pour avoir soutenu la suprématie du pape, tandis qu’en rejetant la suprématie du pape le réformé montait au bûcher s’il se refusait à reconnaître la présence réelle, beaucoup d’esprits demeuraient nécessairement en suspens. Ni l’une ni l’autre des opinions en présence n’offrait à la lâcheté, qui se révèle si abondamment dans les jours difficiles, le refuge d’un parti vainqueur. Le dogme de l’obéissance politique était le seul auquel se pussent rallier avec quelque zèle les consciences dociles ; et, parmi les adhérents sincères de l’une ou de l’autre foi, les espérances de triomphe que laissait à chaque parti une situation si bizarre retenaient encore dans l’inaction ces courages timides que la tyrannie, pour les forcer à la résistance, est contrainte d’aller chercher jusque dans leurs derniers retranchements.

Les vicissitudes qu’éprouva, sous les règnes d’Edouard VI et de Marie, l’établissement religieux de l’Angleterre, entretinrent cette disposition. L’ardeur du martyre n’eut, dans aucun des deux partis, le temps de se nourrir ni de s’étendre ; et si le parti de la réforme, déjà plus puissant sur les esprits, plus persévérant, plus éclatant par le nombre et le courage de ses martyrs, marchait évidemment vers une victoire définitive, le succès qu’il avait obtenu à l’avènement d’Élisabeth lui donnait plutôt le loisir de se préparer à de nouveaux combats, que le pouvoir de les engager aussitôt et de les rendre décisifs.

Attachée, par situation, aux doctrines des réformés, Élisabeth avait, en commun avec le clergé catholique, le goût de la pompe et de l’autorité. Aussi tels furent ses premiers règlements en matière de religion que la plupart des catholiques ne répugnaient point à assister au culte divin dont se contentaient les réformés, et que l’établissement de l’Église anglicane, confié aux mains du clergé existant, ne rencontra parmi les ecclésiastiques que peu de résistance, et probablement aussi peu de zèle. La religion continua d’être, pour un grand nombre d’hommes, une affaire politique. Les démêlés de l’Angleterre avec les cours de Rome et de Madrid, quelques conspirations intérieures et les sévérités qu’elles entraînèrent, élevaient successivement, entre les deux partis, de nouveaux motifs d’animosité ; cependant l’intérêt religieux dominait si peu tous les sentiments qu’en 1569 Élisabeth, l’enfant de la réforme, mais précieuse à ses peuples comme le gage du repos et du bonheur public, trouva la plupart de ses sujets catholiques pleins d’ardeur pour l’aider à réprimer la révolte catholique d’une portion du nord de l’Angleterre.

À plus forte raison rentraient-ils facilement dans ce joyeux oubli de tout grand débat où Élisabeth aimait à les entretenir. À la vérité, au fond des masses populaires, la réforme, flattée mais non satisfaite, grondait sourdement ; on l’entendait même élever par degrés cette voix qui devait bientôt ébranler toute l’Angleterre. Mais au milieu du mouvement de jeunesse qui emportait, pour ainsi dire, toute la nation, la sévérité des réformateurs n’était encore qu’un spectacle importun, dont se détournaient bientôt ceux qui l’avaient remarqué en passant ; et les accents du puritanisme, unis à ceux de la liberté, étaient réprimés sans effort par un pouvoir dont le peuple goûtait trop récemment la protection pour en craindre beaucoup les envahissements.

Nulle époque peut-être n’est plus favorable à la fécondité et à l’originalité des productions de l’esprit que ces temps où une nation libre déjà, mais s’ignorant encore elle-même, jouit naïvement de ce qu’elle possède sans s’apercevoir de ce qui lui manque : temps pleins d’ardeur, mais peu exigeants, où les droits n’ont pas été définis, les pouvoirs discutés, les restrictions convenues. Le gouvernement et le public, marchant alors sans crainte et sans scrupule, chacun dans sa carrière, vivent ensemble sans s’observer avec méfiance, ne se rencontrant même que rarement. Si, d’un côté, le pouvoir est sans limites, de l’autre la liberté sera grande ; l’un et l’autre ignoreront ces formes générales, ces innombrables et minutieux devoirs auxquels un despotisme savant et même une liberté bien réglée asservissent plus ou moins les actions et les esprits. C’est ainsi qu’en France le siècle de Richelieu et de Louis XIV connut et posséda cette portion de liberté qui nous a valu une littérature et un théâtre. À cette époque où, parmi nous, le nom même des libertés publiques semblait oublié, où le sentiment de la dignité de l’homme ne servait de base ni aux institutions, ni aux actes du gouvernement, la dignité des situations individuelles se maintenait encore là où la puissance n’avait pas encore eu besoin de l’abaisser. À côté des formes de la servilité se retrouvaient les formes, et quelquefois même les saillies de l’indépendance. Le grand seigneur, soumis et adorateur dans son rôle de courtisan, pouvait en certaines occasions se rappeler avec hauteur qu’il était gentilhomme. Corneille bourgeois n’avait point de termes assez humbles pour exprimer sa reconnaissance et sa dépendance envers le cardinal de Richelieu ; Corneille poëte repoussait l’autorité qui voulait prescrire des règles à son génie, et défendait, contre les prétentions littéraires d’un ministre absolu, les « secrets de plaire qu’il pouvoit avoir trouvés dans son art. » Enfin les esprits, encore vigoureux, échappaient de mille manières au joug d’un despotisme encore incomplet ou novice, et l’imagination s’élançait de toutes parts dans les routes ouvertes à son essor.

En Angleterre, sous Élisabeth, le pouvoir, plus irrégulier et moins savamment organisé qu’il ne le fut en France sous Louis XIV, avait à traiter avec des principes de liberté bien plus profonds. On se tromperait si l’on mesurait le despotisme d’Élisabeth aux paroles de ses flatteurs ou même aux actes de son gouvernement. Dans cette cour jeune encore et peu expérimentée, le langage de l’adulation dépassait de beaucoup la servilité des caractères ; et dans ce pays, où n’avaient point péri les anciennes institutions, le gouvernement était loin de pénétrer partout. Dans les comtés, dans les villes, une administration indépendante maintenait des habitudes et des instincts de liberté. La reine imposait silence aux Communes qui la pressaient sur le choix d’un successeur ou sur quelque article de liberté religieuse ; mais les Communes s’étaient assemblées ; elles avaient parlé ; et la reine, malgré la hauteur de ses refus, prenait grand soin de ne pas donner sujet à des plaintes qui auraient pu augmenter l’autorité de leurs paroles. Le despotisme et la liberté, évitant ainsi de se rencontrer au lieu de se chercher pour se combattre, se déployaient sans se haïr, avec cette simplicité d’action qui prévient les frottements et bannit les amertumes que font naître de part et d’autre de continuelles résistances. Un puritain venait d’avoir la main droite coupée en punition d’un écrit contre le projet de mariage d’Élisabeth avec le duc d’Anjou : aussitôt après l’exécution, il élève son chapeau de la main gauche en s’écriant : « Dieu garde la reine ! » Quand la loyauté demeure si profondément enracinée dans le cœur de l’homme qui s’est exposé à de tels maux pour la liberté, il faut qu’en général la liberté ne croie pas avoir beaucoup à se plaindre.

Rien ne manqua donc à cette époque des biens qu’elle était capable de désirer ; rien ne troubla les esprits dans cette première ivresse de la pensée parvenue à l’âge du développement ; âge des folies et des miracles, où l’imagination se déploie dans ses plus puérils comme dans ses plus nobles emportements. Un luxe extravagant de fêtes, de parure, de galanterie, la passion de la mode, les sacrifices à la faveur, employaient les richesses et les loisirs des courtisans d’Élisabeth. Les âmes plus ardentes allaient au loin chercher les aventures qui, avec l’espoir de la fortune, leur offraient le plaisir plus vif des hasards. Sir Francis Drake partait en corsaire, et les volontaires se pressaient sur son navire ; sir Walter Raleigh annonçait une expédition lointaine, et les jeunes gentilshommes vendaient leurs biens pour s’y associer. Les tentatives spontanées, les entreprises patriotiques se succédaient de jour en jour ; et loin de s’épuiser dans ce mouvement, les esprits en recevaient une impulsion et une vigueur nouvelles ; la pensée réclamait sa part dans les plaisirs, et devenait en même temps l’aliment des passions les plus sérieuses. Tandis que la foule se précipitait dans les théâtres qui s’élevaient de toutes parts, le puritain, dans ses méditations solitaires, s’enflammait d’indignation contre ces pompes de Bélial et cet emploi sacrilège de l’homme, image de Dieu sur la terre. L’ardeur poétique et l’âpreté religieuse, les querelles littéraires et les controverses théologiques, le goût des fêtes et le fanatisme des austérités, la philosophie, la critique, les sermons, les pamphlets, les épigrammes, se produisaient, se rencontraient, se croisaient ; et dans ce conflit naturel et bizarre se formaient la puissance de l’opinion, le sentiment et l’habitude de la liberté : forces brillantes à leur première apparition et imposantes dans leurs progrès, dont les prémices appartiennent au gouvernement habile qui les sait employer, mais dont la maturité menace le gouvernement imprudent qui voudra les asservir. L’élan qui a fait la gloire d’un règne peut devenir bientôt la fièvre qui précipite les peuples dans les révolutions. Aux jours d’Élisabeth, le mouvement de l’esprit public n’appelait encore l’Angleterre qu’aux fêtes, et la poésie dramatique naquit toute grande avec Shakespeare.

Qui ne voudrait remonter à la source des premières inspirations d’un génie original, pénétrer dans le secret des causes qui ont dirigé ses forces naissantes, le suivre pas à pas dans ses progrès, assister enfin à toute la vie intérieure d’un homme qui, après avoir, dans son pays, ouvert à la poésie dramatique la route qu’elle n’a point quittée, y marche encore le premier et presque le seul ? Malheureusement, parmi les hommes supérieurs, Shakespeare est un de ceux dont la vie, à peine observée par ses contemporains, est demeurée le plus obscure pour les générations suivantes. Quelques registres civils où se sont conservées les traces de l’existence de sa famille, quelques traditions attachées à son nom dans le pays qui le vit naître, et les œuvres mêmes de son génie, c’est là tout ce qui nous reste pour combler les lacunes de son histoire.

La famille de Shakespeare habitait Stratford sur Avon, dans le comté de Warwick. Son père, John Shakespeare, faisait, à ce qu’il paraît, son principal état de la préparation de la laine. Peut-être y joignait-il quelques autres branches d’industrie ; car, dans des anecdotes recueillies à Stratford même, cinquante ans, à la vérité, après la mort de Shakespeare, Aubrey3 le représente comme fils d’un boucher. À une telle distance, des souvenirs transmis par deux ou trois générations pouvaient s’être un peu confondus dans la mémoire des concitoyens de Shakespeare ; cependant les professions n’étaient alors ni distinctes, ni multipliées comme elles le sont de nos jours, et rien n’eût été moins étrange à cette époque, surtout dans une petite ville, que la réunion des différents états qui tenaient au commerce des bestiaux. Quoi qu’il en soit, la famille Shakespeare appartenait à cette bourgeoisie qui a eu de bonne heure tant d’importance en Angleterre. Son bisaïeul avait reçu de Henri VII, comme « récompense de ses services », quelques propriétés dans le comté de Warwick. Son père John exerçait en 1569, à Stratford, la fonction de grand bailli ; mais, dix ans après, sa fortune avait éprouvé sans doute de tristes revers, car, en 1579, on voit sur les registres de Stratford deux aldermen exemptes d’une taxe imposée à leurs confrères, et John Shakespeare en est un. En 1586, il fut remplacé dans ses fonctions d’alderman, qu’il ne remplissait plus depuis longtemps ; d’autres causes que la pauvreté peuvent avoir contribué à l’en écarter. On a dit que Shakespeare était catholique ; il paraît du moins certain que telle fut la croyance de son père ; en 1770, un couvreur, raccommodant le toit de la maison où était né Shakespeare, trouva, entre la charpente et les tuiles, un manuscrit déposé là sans doute dans un moment de persécution, et contenant une profession de foi catholique, en quatorze articles qui commencent tous par ces mots : « Moi, John Shakespeare. » Le pouvoir toujours croissant des doctrines réformées avait peut-être rendu les devoirs d’alderman plus difficiles pour un catholique qui, avec l’âge, pouvait aussi être devenu plus scrupuleux sur ceux de sa foi.

Ce fut le 23 avril 1564 que naquit William Shakespeare, le troisième ou le quatrième de neuf, de dix, ou peut-être même de onze enfants, qui formèrent, à ce qu’il paraît, la famille de John. William était, il y a lieu de le croire, le premier des enfants mâles, l’aîné des espérances de son père. La prospérité et la considération appartenaient certainement alors à cette famille dont, cinq ans après, on voit le chef revêtu du premier emploi de sa ville natale. On peut donc admettre que l’éducation, de Shakespeare, dans ses jeunes années, répondit à ce que suppose une telle situation ; et lorsque ensuite un changement de fortune, quelle qu’en ait été la cause, vint interrompre ses études, il avait probablement acquis ces premières habitudes d’une éducation libérale qui suffisent à un homme supérieur pour débarrasser son esprit de la gaucherie de l’ignorance, et le mettre en possession des formes convenues dont il a besoin de savoir revêtir sa pensée. C’est là plus qu’il n’en faut pour expliquer comment Shakespeare manqua des connaissances qui constituent une bonne éducation, en possédant les élégances qui l’accompagnent.

Shakespeare n’avait pas quinze ans lorsqu’il fut retiré des écoles pour aider, dans son commerce, son père appauvri. C’est alors que, selon la tradition d’Aubrey, William aurait exercé les sanglantes fonctions attachées à l’état de boucher. Cette supposition révolte aujourd’hui les commentateurs du poète ; mais une circonstance rapportée par Aubrey ne permet guère d’en douter, et révèle en même temps cette imagination déjà incapable de s’assujettir à de vils emplois sans y joindre quelque idée, quelque sentiment qui les ennoblit : « Quand il tuait un veau, dirent à Aubrey les gens du voisinage, il le faisait avec pompe et prononçait un discours. » Qui n’entrevoit le poëte tragique inspiré par le spectacle de la mort, fût-ce celle d’un animal, et cherchant à le rendre imposant ou pathétique ? Qui ne se représente l’écolier de treize ou quatorze ans, la tête remplie de ses premières connaissances littéraires, l’esprit frappé peut-être de quelque représentation théâtrale, élevant, dans un transport poétique, l’animal qui va tomber sous ses coups à la dignité de victime, ou peut-être à celle de tyran ?

Ce fut en 1576 que le brillant Leicester célébra à Kenilworth la visite d’Élisabeth, par des fêtes dont tous les écrits du temps attestent l’extraordinaire magnificence. Shakespeare avait douze ans, et Kenilworth est à quelques milles de Stratford. Il est difficile de douter que la famille du jeune poëte n’ait partagé, avec toute la population de la contrée, le plaisir et l’admiration qu’excitèrent ces pompeux spectacles. Quel ébranlement n’en dut pas recevoir l’imagination de Shakespeare ! Cependant les premières années du poëte nous ont transmis, pour unique trace des singularités qui peuvent annoncer le génie, l’anecdote que je viens de raconter, et ce qu’on sait des amusements de sa jeunesse n’a rien qui rappelle les goûts et les plaisirs d’une vie littéraire.

Nous vivons dans des temps de civilisation et de prévoyance, où chaque chose a sa place et sa règle, où la destinée de chaque individu est déterminée par des circonstances plus ou moins impérieuses, mais qui se manifestent de bonne heure. Un poëte commence par être un poëte ; celui qui doit le devenir le sait presque dès l’enfance ; la poésie a été familière à ses premiers regards ; elle a pu être son premier goût, sa première passion quand le mouvement des passions s’est éveillé dans son sein. Le jeune homme a exprimé en vers ce qu’il ne sent pas encore ; et quand le sentiment naîtra vraiment en lui, sa première pensée sera de le mettre en vers. La poésie est devenue le but de son existence ; but aussi important qu’aucun autre, carrière où il peut rencontrer la fortune aussi bien que la gloire, et qui peut s’ouvrir aux idées sérieuses de son avenir comme aux capricieuses saillies de sa jeunesse. Dans une société ainsi avancée, l’homme n’a pas à s’ignorer, à se chercher longtemps lui-même ; une voie facile se présente à cette ardeur de la jeunesse qui s’égarerait bien loin peut-être avant de trouver la direction qui lui convient ; les forces et les passions d’où jaillira le talent connaissent bientôt le secret de leur destinée ; et, résumées de bonne heure en discours, en images, en cadences harmonieuses, s’exhalent sans peine dans les précoces essais du jeune homme, les illusions du désir, les chimères de l’espérance, et quelquefois même les amertumes du désappointement.

Dans les temps où la vie est difficile et les mœurs rudes, il en est rarement ainsi pour le poète que forme la seule nature. Rien ne le révèle sitôt à lui-même ; il faudra qu’il ait beaucoup senti avant de croire qu’il ait quelque chose à peindre ; ses premières forces se porteront vers l’action, vers l’action irrégulière telle que la provoque l’impatience de ses désirs, vers l’action violente si quelque obstacle vient se placer entre lui et le succès que lui a promis sa fougueuse imagination. En vain le sort lui a départi les plus nobles dons ; il ne peut les employer qu’au seul but qu’il connaisse. Dieu sait à quels triomphes il fera servir son éloquence, dans quels projets et pour quels avantages il déploiera les richesses de son invention, parmi quels égaux ses talents l’élèveront au premier rang, de quelles sociétés la vivacité de son esprit le rendra l’amusement et l’idole ! Triste assujettissement de l’homme au monde extérieur ! Doué d’une puissance inutile si son horizon est moins étendu que la portée de sa vue, il ne voit que ce qui est autour de lui ; et le ciel qui lui prodigua des trésors n’a rien fait pour lui s’il ne le place dans des circonstances qui les lui révèlent. C’est du malheur que sort communément cette révélation ; quand le monde manque à l’homme supérieur, il se replie sur lui-même et se reconnaît ; quand la nécessité le presse, il recueille ses forces ; et c’est bien souvent pour avoir perdu la faculté de ramper sur la terre que le génie et la vertu se sont élancés vers les cieux.

Ni les occupations auxquelles semblait destinée la vie de Shakespeare, ni les amusements et les compagnons de ses loisirs ne lui offraient rien qui pût saisir et absorber cette imagination dont la puissance commençait à ébranler son être. Livrée à toutes les excitations qui se rencontraient sur son chemin, parce que rien ne pouvait la satisfaire, la jeunesse du poëte accepta le plaisir, sous quelque forme qu’il se présentât. Une tradition des bords de l’Avon, d’accord avec la vraisemblance, donne lieu de penser qu’il n’avait guère que le choix des plus vulgaires divertissements. Voici cette anecdote, telle que la racontent encore, dit-on, les gens de Stratford et ceux de Bidford, village voisin, renommé, dès les siècles passés, pour l’excellence de sa bière, et aussi, ajoute-t-on, pour l’inextinguible soif de ses habitants.

La population des environs de Bidford, partagée en deux sociétés, connues sous le nom des Francs Buveurs et des Gourmets de Bidford4, était dans l’usage de défier à des combats de bouteille tous ceux qui, dans les lieux d’alentour, se faisaient honneur de quelque mérite dans ce genre d’épreuves. La jeunesse de Stratford, provoquée à son tour, accepta vaillamment le défi ; et Shakespeare, non moins connaisseur, assure-t-on, en fait de bière, que Falstaff en fait de vin d’Espagne, fit partie de la bande joyeuse, dont sans doute il se séparait rarement. Mais les forces ne répondaient pas au courage. Arrivés au lieu du rendez-vous, les braves de Stratford trouvent les Francs Buveurs partis pour la foire voisine ; les Gourmets, moins redoutables, selon toute apparence, demeuraient seuls, et proposent d’essayer la fortune des armes ; la partie est acceptée ; mais, dès les premiers coups, la troupe de Stratford, mise hors de combat, se voit réduite à la triste nécessité d’employer ce qui lui reste de raison à profiter de ce qui lui reste de jambes pour opérer sa retraite ; l’opération paraissait même difficile, et devient bientôt impossible ; à peine a-t-on fait un mille que tout manque à la fois, et la troupe entière établit, pour la nuit, son bivouac sous un pommier sauvage, encore debout, s’il en faut absolument croire les voyageurs, sur la route de Stratford à Bidford, et connu sous le nom de l’arbre de Shakespeare. Le lendemain ses camarades, réveillés par le jour et rafraîchis par la nuit, voulurent l’engager à retourner avec eux sur ses pas pour venger l’affront de la veille ; mais Shakespeare s’y refusa, et jetant les yeux autour de lui sur les villages répandus dans la campagne : « Non, s’écria-t-il, j’en ai assez d’avoir bu avec :

Pebworth le flûteur, le danseur Marston,
Hillbrough aux revenants, l’affamé Grafton,
Exhall le brigand, le papiste Wicksford,
Broom où l’on mendie, et l’ivrogne Bidford5.

Cette conclusion de l’aventure fait présumer que la débauche avait moins de part que la gaieté à ces excursions de la jeunesse de Shakespeare, et que, sinon la poésie, du moins les vers étaient déjà pour lui le langage naturel de la gaieté. La tradition a conservé de lui quelques autres impromptu du même genre, mais attachés à des anecdotes plus insignifiantes ; et tout concourt à nous représenter cette imagination riante et facile se jouant avec complaisance au milieu des grossiers objets de ses amusements, et l’ami futur de lord Southampton charmant les rustiques riverains de l’Avon par cette grâce animée, cette joyeuse sérénité d’humeur, cette bienveillante ouverture de caractère qui trouvaient ou faisaient naître partout des plaisirs et des amis.

Cependant, au milieu de ces grotesques folies, un événement sérieux trouve sa place, le mariage de Shakespeare. Au moment où il contracta un engagement si grave, Shakespeare n’avait pas plus de dix-huit ans, car il en faut croire la naissance de sa fille aînée, venue au monde un mois après celui où il avait accompli sa dix-neuvième année. Quels motifs le précipitèrent de si bonne heure dans des liens qu’il semblait encore peu fait pour porter ? Anna Hatway, sa femme, fille d’un cultivateur, et par conséquent un peu au-dessous de lui pour la condition, avait huit ans de plus que lui ; peut-être le surpassait-elle en fortune ; peut-être les parents du poëte voulurent-ils essayer de l’attacher, par une union avantageuse, à quelques occupations sédentaires ; on ne voit pas cependant, bien s’en faut, que le mariage de Shakespeare ait ajouté à l’aisance de sa vie. Peut-être l’amour détermina-t-il les jeunes gens ; peut-être même contraignit-il les familles à précipiter le légitime accomplissement de leurs vœux. Quoi qu’il en soit, moins de deux ans après Suzanna, ce premier fruit de son mariage, naquirent à Shakespeare deux jumeaux, un fils et une fille, dernière preuve d’une intimité conjugale qui s’était d’abord annoncée sous des apparences si fécondes. S’il en faut croire quelques indications, à la vérité douteuses et obscures, la femme de Shakespeare rappelée, comme on le verra, ou plutôt oubliée dans son testament d’une façon étrange, ne fut, dans la suite de sa vie, que bien rarement présente à sa pensée ; et cet engagement irrévocable, si hâtivement contracté, semble se ranger au nombre des saillies les plus passagères de sa jeunesse.

Parmi les faits qu’on a tâché de recueillir sur cette période de la vie de Shakespeare, se place encore la tradition rapportée par Aubrey qui lui fait exercer quelque temps les fonctions de maître d’école, anecdote niée par tous ses biographes. Quelques-uns, d’après des notions tirées de ses ouvrages, penchent à croire que le poëte d’Élisabeth a essayé les forces de son esprit dans l’étude d’un procureur ; selon leurs conjectures, les nouveaux devoirs de la paternité l’auraient engagé à chercher cet emploi de ses talents, tandis qu’Aubrey place avant son mariage l’épreuve momentanée qu’il en fit comme maître d’école. Mais rien, à cet égard, n’est certain ni important. Ce qui ne paraît pas douteux, c’est la constante disposition du mari d’Anna Hatway à varier, par des distractions de tout genre, les occupations quelconques que lui imposait la nécessité. L’événement qui détermina Shakespeare à quitter Stratford, et donna à l’Angleterre le premier de ses poètes, prouve que l’état de père de famille n’avait pas changé grand’chose à l’irrégularité des habitudes du jeune homme.

Jaloux de leur chasse, comme tous les gentilshommes qui ne font pas la guerre, les possesseurs de parcs avaient sans cesse à les défendre contre des invasions aussi fréquentes que faciles dans des lieux rarement fermés. Le danger ne diminue pas toujours les tentations, et souvent même il les fait paraître moins illégitimes. Une société de braconniers exerçait ses déprédations dans les environs de Stratford, et Shakespeare, éminemment sociable, ne se refusait guère à ce qui se faisait en commun. Il fut pris dans le parc de sir Thomas Lucy, enfermé dans la loge du garde où il passa la nuit d’une manière probablement désagréable, et conduit le lendemain matin devant sir Thomas, auprès de qui, selon toute apparence, il n’atténua pas sa faute par la soumission et le repentir. Shakespeare paraît avoir conservé, de cette circonstance de sa vie, un souvenir trop gai pour qu’on ne suppose pas qu’elle lui procura plus d’un divertissement. Sir Thomas Lucy, traduit plusieurs années après sur la scène, sous le nom du juge Shallow, s’était sans doute fixé dans son imagination moins comme un objet d’humeur que comme une plaisante caricature. Que, dans leur entrevue, Shakespeare ait exercé la vivacité de son esprit aux dépens de son puissant adversaire, que ce succès l’ait consolé de son mauvais sort, et qu’il en ait joui avec cet orgueil moqueur si amusant pour celui qui le déploie et si offensant pour celui qui le subit, une telle supposition est en soi très-vraisemblable ; et la scène où, dans la Seconde partie de Henri IV, Falstaff traite avec une spirituelle insolence le juge Shallow qui veut le poursuivre en justice pour un fait absolument pareil, nous a évidemment conservé quelques-unes des réparties du jeune braconnier. Elles n’avaient pas pour objet et ne pouvaient avoir pour résultat d’adoucir le ressentiment de sir Thomas. De quelque manière qu’il l’ait fait sentira l’offenseur alors en son pouvoir, les besoins de vengeance devinrent réciproques. Shakespeare composa et afficha aux portes de sir Thomas une ballade aussi mauvaise qu’il le fallait pour divertir singulièrement le public auquel il demandait alors ses triomphes, et pour porter au dernier degré le courroux de l’homme dont elle livrait le nom à la risée populaire. Des poursuites juridiques furent entamées contre le jeune homme avec une telle violence qu’il se crut obligé de pourvoir à sa sûreté, et quitta sa famille pour aller chercher à Londres un asile et des moyens d’existence.

Quelques-uns des biographes de Shakespeare ont pensé que des embarras pécuniaires pouvaient avoir déterminé ce départ. Aubrey ne l’attribue qu’au désir de trouver à Londres quelque occasion de faire valoir ses talents. Mais, quoi qu’il en soit des résultats ultérieurs de l’aventure du poëte avec sir Thomas Lucy, le fait même ne saurait être révoqué en doute. Shakespeare semble avoir pris soin de le constater. De toutes les sottises de Falstaff, la seule dont il ne soit pas puni, c’est d’avoir « tué le daim et battu les gens » de Shallow, exploit d’ailleurs beaucoup plus conforme à l’idée que Shakespeare pouvait avoir conservée de sa propre jeunesse qu’à celle qu’il nous a donnée du vieux chevalier, d’ordinaire plutôt battu que, battant. Tout l’avantage reste à Falstaff dans cette affaire, et Shallow, si clairement désigné par les armes de la famille Lucy, n’est nulle part aussi ridicule que dans la scène où il exhale sa colère contre son voleur de gibier. Le poëte ne s’en occupe même plus guère et l’abandonne, au sortir des mains de Falstaff, comme s’il en eût tiré tout ce qu’il avait à lui demander. Ce soin amical et la complaisance avec laquelle Shakespeare reproduit dans la pièce, à propos des armes de Shallow, le jeu de mots qui faisait tout le sel de sa ballade contre sir Thomas Lucy, ont bien l’air d’un tendre souvenir ; et, à coup sûr, peu d’anecdotes historiques peuvent produire, en faveur de leur authenticité, des preuves morales aussi concluantes.

Que n’en sait-on autant sur l’emploi des premiers moments du séjour de Shakespeare à Londres, sur les circonstances qui amenèrent son entrée au théâtre, sur la part que put avoir la conscience de son talent dans la résolution qui en dirigea l’essor ? Mais les traditions les plus accréditées à ce sujet manquent et de vraisemblance et de preuves. Ce besoin d’étonnement, source des croyances merveilleuses, et qui entre deux récits fera presque toujours pencher notre foi vers le plus étrange, nous dispose en général à chercher, aux événements importants, une cause accidentelle dans ce que nous appelons le hasard. Nous admirons alors, avec un singulier plaisir, les miraculeuses habiletés de ce hasard que nous supposons aveugle parce que nous le sommes nous-mêmes, et notre imagination se réjouit à l’idée d’une force irraisonnable présidant aux destinées d’un homme de génie. Ainsi, selon la tradition la plus accréditée, la misère seule aurait déterminé le choix des premières occupations de Shakespeare à Londres, et le soin de garder les chevaux à la porte du spectacle aurait été son premier rapport avec le théâtre, son premier pas vers la vie dramatique. Mais l’homme extraordinaire se décèle toujours par quelque endroit ; telle était la grâce du nouveau venu dans ses humbles fonctions que bientôt personne ne voulut plus confier son cheval à d’autres mains qu’à celles de William Shakespeare ou de ses ayants cause ; et alors, étendant son commerce, ce serviteur favorisé du public prit lui-même à son service de jeunes garçons chargés de se présenter en son nom aux arrivants, et certains d’être préférés quand ils se déclaraient les « garçons de Shakespeare6 », titre que retinrent, dit-on, fort longtemps les jeunes gens qui gardaient ainsi les chevaux à la porte du spectacle.

Telle est l’anecdote rapportée par Johnson qui la tenait, dit-il, de Pope à qui Rowe l’avait communiquée. Cependant Rowe, le premier biographe de Shakespeare, n’en a point parlé dans son propre récit, et l’autorité de Johnson a pour unique appui les Vies des poëtes de Cibber, ouvrage auquel Cibber n’a guère donné que son nom, et dont un secrétaire subalterne de Johnson lui-même fut presque le seul auteur.

Une autre tradition, qui s’était conservée parmi les comédiens, nous représente Shakespeare comme remplissant d’abord les dernières fonctions de la hiérarchie théâtrale, celles de garçon appeleur 7, chargé d’avertir les acteurs quand venait leur tour d’entrer en scène. Telle eût été en effet la promotion graduelle par laquelle le commissionnaire de la porte aurait pu s’élever jusqu’à l’entrée des coulisses. Mais, en tournant ses idées vers le théâtre, est-il vraisemblable que Shakespeare les eût arrêtées à la porte ? À l’époque de son arrivée à Londres, c’est-à-dire vers 1584 ou 1585, il avait, au théâtre de Black-Friars, une protection naturelle ; Greene, son compatriote et probablement son parent, y figurait comme acteur assez estimé, et aussi comme auteur de quelques comédies. Ce fut, selon Aubrey, dans l’intention positive de se vouer au théâtre que Shakespeare se rendit à Londres ; et quand le crédit de Greene n’eût réussi qu’à le faire recevoir sous le titre de call-boy, on comprend sans peine par quels degrés un homme supérieur franchit rapidement toute la carrière dont il a obtenu l’entrée. Mais il serait plus difficile de concevoir qu’avec l’exemple et la protection de Greene, la carrière théâtrale, ou du moins le désir de s’y essayer comme acteur, n’eût pas été la première ambition de Shakespeare. L’époque était venue où les ambitions de l’esprit s’allumaient de toutes parts ; et la poésie dramatique, depuis longtemps au rang des plaisirs nationaux, avait enfin acquis en Angleterre cette importance qui appelle les chefs-d’œuvres.

Nulle part sur le continent le goût de la poésie n’a été aussi constant et aussi populaire que dans la Grande-Bretagne. L’Allemagne a eu ses minnesingers, la France ses trouvères et ses troubadours ; mais ces gracieuses apparitions de la poésie naissante montèrent rapidement vers les régions supérieures de l’ordre social, et tardèrent peu à s’évanouir. Les ménestrels anglais ont traversé toute l’histoire de leur pays dans une condition plus ou moins brillante, mais toujours reconnue par la société, constatée par ses actes, déterminée par ses règlements. Ils y paraissent comme une corporation véritable qui a ses affaires, son influence, ses droits, qui pénètre dans tous les rangs, et s’associe aux divertissements du peuple comme aux fêtes de ses chefs. Héritiers des bardes bretons et des scaldes scandinaves, avec qui les confondent sans cesse les écrivains anglais du moyen âge, les ménestrels de la vieille Angleterre conservèrent assez longtemps une portion de l’autorité de leurs devanciers. Plus tard soumise, plus tôt délaissée, la Grande-Bretagne ne reçut point, comme la Gaule, l’empreinte universelle et profonde de la civilisation romaine. Les Bretons disparurent ou se retirèrent devant les Saxons et les Angles ; depuis cette époque, la conquête des Danois sur les Saxons, des Normands sur les Saxons et les Danois réunis, ne mêla sur ce sol que des peuples d’origine commune, d’habitudes analogues, à peu près également barbares. Les vaincus furent opprimés, mais ils n’eurent point à humilier leur mollesse devant les mœurs brutales de leurs maîtres ; les vainqueurs ne furent pas contraints de subir peu à peu l’empire des mœurs plus savantes de leurs nouveaux sujets. Chez une nation ainsi homogène, et à travers les vicissitudes de sa destinée, le christianisme même ne joua point le rôle qui lui échut ailleurs. En adoptant la foi de saint Rémi, les Francs trouvèrent dans la Gaule un clergé romain, riche, accrédité, et qui dut nécessairement entreprendre de modifier les institutions, les idées, la manière de vivre comme la croyance religieuse des conquérants. Le clergé chrétien des Saxons fut saxon lui-même, longtemps grossier et barbare comme ses fidèles, jamais étranger, jamais indifférent à leurs sentiments et à leurs souvenirs. Ainsi la jeune civilisation du Nord grandit, en Angleterre, dans la simplicité comme avec l’énergie de sa propre nature, indépendante des formes empruntées et de la sève étrangère qu’elle reçut ailleurs de la vieille civilisation du Midi. Ce fait puissant, qui a déterminé peut-être le cours des institutions politiques de l’Angleterre, ne pouvait manquer d’exercer aussi, sur le caractère et le développement de sa poésie, une grande influence.

Un peuple qui marche ainsi selon sa première impulsion, et ne cesse point de s’appartenir tout entier, jette sur lui-même des regards de complaisance ; le sentiment de la propriété s’attache pour lui à tout ce qui le touche, la joie de l’orgueil à tout ce qu’il produit ; ses poëtes animés à lui retracer ses propres faits, ses propres mœurs, sont certains de ne rencontrer nulle part une oreille qui ne les entende, une âme qui ne leur réponde ; leur art est à la fois le charme des dernières classes de la société et l’honneur des conditions les plus élevées. Plus qu’en toute autre contrée la poésie s’unit, dans l’ancienne histoire d’Angleterre, aux événements importants : elle introduit Alfred sous les tentes des Danois ; quatre siècles auparavant, elle avait fait pénétrer le Saxon Bardulph dans la ville d’York, où les Bretons tenaient son frère Colgrim assiégé ; soixante ans plus tard, elle accompagne Awlaf, roi des Danois, dans le camp d’Athelstan ; au xviie  siècle, on lui fera honneur de la délivrance de Richard Cœur de lion. Ces vieux récits et tant d’autres, quelque douteux qu’on les suppose, prouvent du moins combien étaient présents à l’imagination des peuples l’art et la profession du ménestrel. Un fait plus moderne atteste l’empire que ces poëtes populaires exercèrent longtemps sur la multitude. Hugh, premier comte de Chester, avait statué, dans l’acte de fondation de l’abbaye de Saint-Werburgh, que la foire de Chester serait, pendant toute sa durée, un lieu d’asile pour les criminels, sauf à l’égard des crimes commis dans la foire même. En 1212, sous le règne du roi Jean et au moment de cette foire, Ranulph, dernier comte de Chester, voyageant dans le pays de Galles, fut attaqué par les Gallois et contraint de se retirer dans son château de Rothelan où ils l’assiégèrent. Il parvint à informer de sa situation Roger ou John de Lacy, constable de Chester ; celui-ci intéressa à la cause du comte les ménestrels qu’avait attirés la foire, et ils échauffèrent si bien, par leurs chants, cette multitude de gens sans aveu réunis alors à Chester sous la sauvegarde du privilège de Saint-Werburgh, qu’elle se mit en marche, conduite par le jeune Hugh de Dutton, intendant de lord Lacy, pour aller délivrer le comte. Il ne fut pas nécessaire d’en venir aux mains ; les Gallois, à la vue de cette troupe qu’ils prirent pour une armée, abandonnèrent leur entreprise ; et Ranulph reconnaissant accorda aux ménestrels du comté de Chester plusieurs privilèges dont ils devaient jouir sous la protection de la famille Lacy, qui transféra ensuite ce patronage aux Dutton et à leurs descendants8.

Les chroniques n’attestent pas seules le nombre et la popularité des ménestrels ; d’époque en époque la législation en fait foi. En 1315, sous Édouard II, le conseil du roi, voulant réprimer le vagabondage, défend à qui que ce soit de s’arrêter dans les maisons des prélats, comtes et barons, pour y manger et boire, « si ce n’est un ménestrel » ; encore ne pourra-t-il entrer chaque jour, dans ces maisons, « plus de trois ou quatre ménestrels d’honneur », à moins que le propriétaire lui-même n’en admette un plus grand nombre. Chez les gens de moindre condition, les ménestrels mêmes ne pourront entrer s’ils ne sont appelés ; et ils devront se contenter alors de « manger et de boire, et de telle courtoisie » qu’il plaira au maître de la maison d’y ajouter. En 1316, pendant qu’Édouard célébrait à Westminster, avec ses pairs, la fête de la Pentecôte, une femme « parée à la manière des ménestrels », et montée sur un grand cheval caparaçonné « selon la coutume des ménestrels », entra dans la salle du banquet, fit le tour des tables, déposa sur celle du roi une lettre, et faisant aussitôt retourner son cheval, s’en alla en saluant la compagnie. La lettre déplut au roi, à qui elle reprochait les prodigalités répandues sur ses favoris au détriment de ses fidèles serviteurs ; on réprimanda les portiers d’avoir laissé entrer cette femme : « Ce n’est pas, répondirent-ils, la coutume de refuser jamais aux ménestrels l’entrée des maisons royales. » Sous Henri VI, on voit les ménestrels, qui se chargent d’égayer les fêtes, souvent mieux payés que les prêtres qui viennent les solenniser. À la fête de la Sainte-Croix, à Abingdon, vinrent douze prêtres et douze ménestrels ; les premiers reçurent chacun « quatre pence » ; les derniers, « deux schellings et quatre pence. » En 1441, huit prêtres de Coventry, appelés au prieuré de Maxtoke pour un service annuel, eurent chacun deux schellings ; les six ménestrels qui avaient eu mission d’amuser les moines réunis au réfectoire reçurent chacun quatre schellings, et soupèrent avec le sous-prieur dans la « chambre peinte », éclairés par huit gros flambeaux de cire, dont la dépense est portée sur les comptes du couvent.

Ainsi, partout où se célébraient des fêtes, partout où se rassemblaient des hommes, dans les couvents comme dans les foires, sur les places publiques comme dans les châteaux, les ménestrels toujours présents, répandus dans toutes les conditions de la société, charmaient, par leurs chants et leurs récits, le peuple des campagnes et les habitants des villes, les riches et les pauvres, les fermiers, les moines et les grands seigneurs. Leur arrivée était à la fois un événement et une habitude, leur intervention un luxe et un besoin ; en aucun temps, en aucun lieu, ne leur manquait l’occasion de réunir auprès d’eux une foule empressée ; la faveur publique les entourait, et le Parlement s’occupait d’eux, quelquefois pour reconnaître leurs droits, plus souvent pour réprimer les abus qu’entraînaient leur profession errante et leur nombre.

Quelles étaient donc les mœurs de ce peuple si avide de tels amusements ? quels loisirs lui permettaient de s’y livrer ? quelles occasions, quelles solennités rassemblaient si fréquemment les hommes, et offraient à ces chantres populaires une multitude disposée à les entendre ? Que, sous le ciel brillant du Midi, dispensés de lutter contre une nature rigoureuse, invités, par un air doux et un beau soleil, à vivre sur les places publiques et sous les oliviers, chargeant les esclaves des plus pénibles travaux, étrangers à l’empire des habitudes domestiques, les Grecs se soient empressés autour de leurs rhapsodes, et plus tard, dans leurs théâtres ouverts, pour livrer leur imagination aux charmes des récits naïfs ou des pathétiques tableaux de la poésie ; qu’aujourd’hui même, sous leur atmosphère brûlante et dans leur vie paresseuse, les Arabes, accroupis autour d’un narrateur animé, passent leurs journées à le suivre dans les aventures où il les promène ; cela s’explique, cela se conçoit : là le ciel n’a point de frimas et la vie matérielle point d’efforts qui empêchent les hommes de s’abandonner ensemble à de tels plaisirs ; les institutions ne les en éloignent point ; tout les leur rend au contraire naturels et faciles ; tout provoque et les réunions nombreuses, et les fêtes fréquentes, et les longs loisirs. Mais c’est dans les climats du Nord, sous la main d’une nature froide et sévère, dans une société en partie soumise au régime féodal, chez un peuple menant une vie difficile et laborieuse, que les ménestrels anglais voyaient se renouveler sans cesse l’occasion d’exercer leur art, et la foule se réunir si souvent autour d’eux.

C’est que les mœurs de l’Angleterre, formées sous l’influence des mêmes causes qui lui donnèrent ses institutions politiques, prirent de bonne heure ce caractère de publicité et de mouvement qui appelle une poésie populaire. Ailleurs tout tendit à séparer les diverses conditions sociales, à isoler même les individus ; là tout concourut à les rapprocher, à les mettre en présence. Le principe de la délibération commune sur les intérêts communs, fondement de toute liberté, prévalut dans les institutions de l’Angleterre et présida à toutes les coutumes du pays. Les hommes libres des campagnes et des villes ne cessèrent jamais de faire eux-mêmes et de traiter ensemble leurs affaires. Les cours de comté, le jury, les corporations, les élections de tout genre, multipliaient les occasions de réunion et répandaient partout les habitudes de la vie publique. Cette organisation hiérarchique de la féodalité qui, sur le continent, s’étendait du plus petit gentilhomme au plus puissant monarque, et de proche en proche, excitait incessamment toutes les vanités à sortir de leur sphère pour passer dans celle du suzerain, ne s’établit point complètement dans la Grande-Bretagne. La noblesse du second ordre, en se séparant des hauts barons pour se placer à la tête des communes, rentra, pour ainsi dire, dans le corps de la nation, et s’unit à ses mœurs comme à ses droits. C’était dans ses terres, au milieu de ses tenanciers, de ses fermiers, de ses gens, que le gentilhomme établissait son importance ; il la fondait et sur la culture de ses domaines et sur des magistratures locales qui, le mettant en rapport avec la population tout entière, exigeaient le concours de l’opinion et offraient à la contrée un centre autour duquel elle venait se grouper. Ainsi, tandis que des droits actifs rassemblaient les égaux, la vie rurale rapprochait le supérieur des inférieurs ; et l’agriculture, dans la communauté de ses intérêts et de ses travaux, enlaçait toute la population d’un lien qui, toujours descendant de classe en classe, s’allait en quelque sorte rattacher et sceller à la terre, base immuable de leur union.

Un tel état de la société amène l’aisance avec la confiance ; et là où règne l’aisance, où la confiance s’établit, arrive bientôt le besoin d’en jouir en commun. Des hommes accoutumés à se réunir pour leurs affaires se rassembleront aussi pour leurs plaisirs ; et quand la vie sérieuse du propriétaire se passe au milieu de ses champs, il ne reste point étranger aux joies du peuple qui les cultive ou les environne. Des fêtes continuelles et générales animaient les campagnes de la vieille Angleterre. Quelle fut d’abord leur origine ? Quelles traditions, quelles habitudes leur servaient de fondement ? Comment les progrès de la prospérité rustique amenèrent-ils par degrés ce joyeux mouvement de réunions, de banquets et de jeux ? Il importe peu de le savoir ; c’est le fait même qui mérite d’être observé ; et c’est au xvie  siècle, après la cessation des discordes civiles, qu’on peut le suivre dans ses brillants détails. À Noël, devant la porte des châteaux, le héraut, portant les armes de la famille, criait trois fois : « Largesse ! La salle du baron s’ouvrait toute grande au vassal, au tenancier, au serf, à tous. Le pouvoir mettait de côté sa baguette de commandement, et l’étiquette dépouillait son orgueil. L’héritier, les rosettes aux souliers, pouvait dans cette soirée choisir pour la danse une compagne villageoise, et le lord, sans déroger, se mêlait au jeu vulgaire de post and pair 9. » Et la joie, l’hospitalité, le grand feu de la salle, la table mise, le pudding, l’abondance des viandes, se trouveront dans la maison du fermier comme dans celle du gentilhomme ; la danse, quand la tête commence à tourner de boisson, les chants du ménestrel, les récits des anciens temps quand les forces sont épuisées par la danse, tels sont les plaisirs qui couvrent alors la face de l’Angleterre, « et qui, de la cabane à la couronne, apportent la nouvelle du salut… C’était Noël qui perçait la plus vigoureuse pièce de bière ; c’était Noël qui racontait le conte le plus joyeux, et les cabrioles de Noël pouvaient réjouir le cœur du pauvre homme durant la moitié de l’année10. »

Ces fêtes de Noël duraient douze jours, variées de mille plaisirs, ranimées par les souhaits et les générosités du premier jour de l’an, terminées par la solennité des rois, ou « douzième jour ». Mais aussitôt arrivait le « lundi de la charrue », jour où recommençait le travail, et le premier jour du travail était marqué par une fête. « Bonnes ménagères que Dieu a enrichies, dit Tusser dans ses poésies rurales, n’oubliez pas les fêtes qui appartiennent à la charrue11. » Le fuseau avait aussi la sienne. La fête des moissons était celle de l’égalité, et comme l’aveu des besoins mutuels qui unissent les hommes. En ce jour, maîtres et serviteurs, rassemblés à la même table, mêlés à la même conversation, ne paraissaient point rapprochés par la complaisance du supérieur qui veut récompenser son inférieur, mais par un droit égal aux plaisirs de la journée : « Quiconque a travaillé à la moisson ou labouré la terre est en ce jour convive par la loi de l’usage… Autour de l’heureux cercle, le moissonneur promène des regards triomphants ; animé par la reconnaissance, il quitte sa place, et, avec des mains brûlées du soleil, il remplit le gobelet pour le présenter à son honoré maître, pour servir à la fois le maître et l’ami, fier qu’il est de rencontrer ses sourires, de partager ses récits, ses noix, sa conversation et sa bière… Tels étaient les jours : je chante des jours depuis longtemps passés12. »

Les semailles, la toute des brebis, toutes les époques, tous les intérêts de la vie rustique, amenaient de semblables réunions, les mêmes banquets et d’autres jeux. Mais quel jour égalait le premier jour de mai, brillant des joies de la jeunesse et des espérances de l’année ? À peine le soleil naissant avait annoncé l’arrivée de ce jour d’allégresse que toute la jeune population répandue dans les bois, les prés, sur les rivages et les collines, courait, au son des instruments, faire sa moisson de fleurs ; elle revenait chargée d’aubépine, de verdure, en ornait les portes, les fenêtres des maisons, en couvrait le mai coupé dans la forêt, en couronnait les cornes des bœufs destinés à le traîner : « Lève-toi, dit Herrick à sa maîtresse, au matin du premier de mai, lève-toi et vois comme la rosée a couvert de paillettes l’herbe et les arbres ; depuis une heure, chaque fleur a pleuré et penche sa tête vers l’Orient. C’est un péché, que dis-je ? c’est une profanation de garder encore le logis, tandis qu’en ce jour, pour prendre mai, des milliers de jeunes filles se sont levées avant l’alouette. Viens, ma Corinne, viens, et vois en passant comme chaque prairie devient une rue, chaque rue un parc verdoyant et orné d’arbres ; vois comme la dévotion a donné à chaque maison une grosse branche ou un rameau ; tout ce qui était porte ou portique est devenu une arche, un tabernacle formé d’épines blanches élégamment entrelacées13. »

Et cette élégance des chaumières est la même dont se pareront les châteaux ; les champs et des fleurs, c’est ce que chercheront les jeunes gentilshommes comme les garçons du village. Laissez faire la joie pour que l’égalité s’établisse entre les plaisirs ; la joie a ses symboles qui ne varient point ; elle ne les changera pas plus selon les situations que selon les saisons. Ici elle semble, conduite par l’abondance, parcourir l’année à travers une série de fêtes. Comme le premier de mai étale ses arcades de verdure, comme la toute des brebis jonche les rues de fleurs, comme les épis font la parure de la fête des moissons, de même Noël aura ses salles tapissées d’ifs, de houx et de laurier vert. Comme les danses, les courses, les spectacles, les combats rustiques font retentir de leurs sons joyeux le ciel du printemps, de même les mascarades « où la chemise par-dessus l’habit tient « lieu de déguisement, où un visage charbonné sert de « masque », perceront des cris de leur gaieté les froides nuits de décembre ; et, ainsi que l’arbre de mai, la bûche de Noël sera apportée en triomphe et célébrée par des chants.

C’est au milieu de ces jeux, de ces fêtes, de ces banquets, dans ces réunions si multipliées, au sein de cette joyeuse et habituelle « convivialité », pour me servir de l’expression nationale, que prenaient place et chantaient les ménestrels ; et leurs chants avaient pour objet les traditions de la contrée, les aventures des héros populaires comme celles des ancêtres du château, les exploits de Robin Hood contre le shériff de Nottingham comme ceux des Percy contre les Douglas. Ainsi les mœurs publiques appelaient la poésie ; ainsi la poésie naissait des mœurs publiques et s’unissait à tous les intérêts, à toute l’existence de cette population accoutumée à vivre, à agir, à prospérer et à se réjouir en commun.

Comment la poésie dramatique serait-elle demeurée étrangère à un peuple ainsi disposé, si souvent réuni et si avide de fêtes ? Tout indique qu’elle s’essaya plus d’une fois dans les jeux des ménestrels. Les anciens écrivains leur donnent aussi les noms de mimi, joculatores, histriones. Des femmes faisaient partie de leurs bandes ; et plusieurs de leurs ballades, entre autres celle de « la fille aux cheveux châtains14 », sont évidemment des scènes dialoguées. Cependant les ménestrels formèrent plutôt le goût national, porté ensuite au théâtre, que le théâtre même. Les premiers essais d’une véritable représentation théâtrale sont difficiles et dispendieux ; il y faut le concours d’une puissance publique, et ce n’est guère que dans des solennités importantes et générales que l’effet du spectacle pourra répondre aux efforts d’imagination et de travail qu’il aura coûté. L’Angleterre, comme la France, l’Italie et l’Espagne, dut aux fêtes du clergé ses premières représentations dramatiques ; seulement elles y furent, à ce qu’il paraît, plus précoces que partout ailleurs ; les mystères y remontent jusqu’au xviie  siècle, et peut-être au-delà. Mais, en France, le clergé, après avoir élevé les théâtres, ne tarda pas à les foudroyer ; il en avait réclamé le privilège dans l’espoir d’entretenir ou d’échauffer ainsi la foi ; bientôt il en redouta l’effet et en abandonna l’usage. Le clergé anglais était plus intimement associé aux goûts, aux habitudes, aux divertissements du peuple. L’Église aussi profitait des avantages de cette « convivialité » universelle dont je viens de tracer le tableau. Célèbre-t-on quelque grande pompe religieuse ; une paroisse manque-t-elle de fonds : on annonce un church-ale 15 ; les marguilliers brassent de la bière, la vendent au peuple à la porte de l’église, aux riches dans l’église même ; chacun vient contribuer à la fête de son argent, de sa présence, de ses provisions, de sa gaieté ; la joie des bonnes œuvres s’augmente des plaisirs de la bonne chère, et la piété des riches se plaît à dépasser, par ses dons, le prix exigé. Souvent plusieurs paroisses se réunissent pour tenir tour à tour le church-ale au profit de chacune d’elles. Les jeux ordinaires suivaient ces réunions ; le ménestrel, la danse moresque, la représentation de Robin Hood avec la belle Marianne et le Cheval de bois 16, ne manquaient pas d’y figurer. Le temps de la confession, la Pâque, la Pentecôte, étaient encore, pour l’Église et le peuple, autant d’occasions périodiques de réjouissances communes. Ainsi, familier avec les mœurs populaires, le clergé anglais, en leur offrant des plaisirs nouveaux, songea moins à les modifier qu’à se les rendre favorables ; et dès qu’il vit quel charme trouvait le peuple aux représentations dramatiques, quel que fût le sujet mis en scène, il n’eut garde de renoncer à ce moyen de popularité. En 1378, les choristes de Saint-Paul se plaignent à Richard Il de ce que des ignorants se mêlent de représenter les histoires de l’Ancien Testament, « au grand préjudice du clergé. » Depuis cette époque, les mystères et les moralités ne cessent pas d’être, dans les églises et les couvents, un des, amusements favoris de la nation, et l’une des occupations des ecclésiastiques. Au commencement du xvie  siècle, un comte de Northumberland, protecteur des lettres, établit pour règle de sa maison qu’au nombre de ses chapelains il en aura un pour composer des intermèdes17. Vers la fin de son règne, Henri VIII interdit à l’Église ces représentations qui, dans l’incertitude de sa croyance, déplaisent au roi et l’offensent tantôt comme catholique, tantôt comme protestant. Mais elles reparaissent après sa mort, et avec tant d’autorité que le jeune roi Édouard VI compose lui-même, sous le titre de la Prostituée de Babylone, une pièce antipapiste, et qu’à son tour la reine Marie, fait représenter dans les églises, en faveur du papisme, des drames populaires. Enfin, en 1569, on retrouve les enfants de chœur de Saint-Paul jouant, « vêtus de soie et de satin », des pièces profanes dans la chapelle d’Élisabeth, dans les différentes maisons royales, et si bien exercés à leur profession qu’ils étaient devenus, du temps de Shakespeare, une des troupes d’acteurs les plus accréditées de Londres.

Loin de combattre ou même de chercher à dénaturer le goût du peuple pour les représentations théâtrales, le clergé anglais s’empressa donc de le satisfaire. Son influence donna, il est vrai, aux ouvrages qu’il mettait en scène, un caractère plus sérieux et plus moral que n’avaient ailleurs des compositions livrées aux fantaisies du public et aux anathèmes de l’Église. Malgré la grossièreté des idées et du langage, le théâtre anglais, si licencieux à dater du règne de Charles II, paraît chaste et pur au milieu du xve  siècle, quand on le compare aux premiers essais du nôtre. Mais il n’en demeurait pas moins populaire, étranger à toute régularité scientifique, et fidèle à l’esprit national. Le clergé eût beaucoup perdu à vouloir s’en affranchir. Il ne possédait point de privilège ; de nombreux concurrents lui disputaient la foule et le succès. Robin Hood et la belle Marianne, le lord de Misrule, le Cheval de bois, n’avaient point disparu. Des comédiens ambulants, attachés au service des grands seigneurs, parcouraient, sous leurs auspices, les comtés de l’Angleterre, obtenant, à la faveur d’une représentation gratuite devant le maire, les aldermen et leurs amis, le droit d’exercer plus lucrativement leur profession dans les villes où les cours d’auberge leur servaient de salles de spectacle. En mesure de donner à ses solennités beaucoup plus de pompe et d’y attirer un plus grand nombre de spectateurs, le clergé luttait avec avantage contre ses rivaux, et conservait même une prépondérance marquée, mais toujours sous la condition de s’adapter aux sentiments, aux habitudes, au tour d’imagination de ce peuple formé au goût de la poésie par ses propres fêtes et par les chants des ménestrels.

Tels étaient l’état et la direction de la poésie dramatique naissante lorsqu’au commencement du règne d’Élisabeth un double péril parut la menacer. De jour en jour plus accréditée, elle devint enfin un objet d’inquiétude pour la sévérité religieuse et d’ambition pour la pédanterie littéraire. Le goût national se vit attaqué presque en même temps par les anathèmes des réformateurs et par les prétentions des lettrés.

Si ces deux classes d’ennemis s’étaient réunies contre le théâtre, il aurait peut-être succombé. Mais les puritains voulaient le détruire ; les lettrés ne voulaient que s’en emparer. Ceux-ci le défendaient donc quand les premiers tonnaient contre son existence. Quelques bourgeois considérables de Londres obtinrent pour un moment, d’Élisabeth, la suppression des spectacles dans l’espace que comprenait la juridiction de leur Cité ; mais au-delà, le théâtre de Blackfriars et la cour de la reine conservèrent leurs privilèges dramatiques. Les puritains, par leurs sermons, purent alarmer quelques consciences, exciter quelques scrupules ; peut-être aussi quelques conversions soudaines privèrent-elles çà et là les jeux de mai de la représentation du Cheval de bois, leur plus bel ornement et l’objet particulier de la colère des prédicateurs. Mais le temps de la puissance des puritains n’était pas encore venu, et, pour obtenir un succès décisif, c’était trop d’avoir à dompter à la fois le goût national et celui de la cour.

La cour d’Élisabeth aurait bien voulu être classique. Les discussions théologiques y avaient mis la science à la mode. Il entrait alors également dans l’éducation d’une grande dame de savoir lire le grec et distiller des eaux spiritueuses. Le goût connu de la reine y avait joint les galanteries de l’école. « Quand la reine, dit Wharton, visitait la demeure de ses nobles, elle était saluée par les Pénates et conduite dans sa chambre à coucher par Mercure… Les pages de la maison étaient métamorphosés en dryades qui sortaient de tous les bosquets, et les valets de pied gambadaient sur la pelouse sous la forme de satyres… Lorsque Élisabeth traversa Norwich, Cupidon, se détachant d’un groupe de dieux sur l’ordre du maire et des aldermen, vint lui offrir une flèche d’or dont ses charmes devaient rendre le pouvoir invincible... ; présent, dit Hollinshed, que la reine, qui touchait alors à sa cinquantième année, reçut avec beaucoup de reconnaissance18. »

Mais la cour a beau faire ; ce n’est pas d’elle-même que lui viennent ses plaisirs ; elle les choisit rarement, les invente encore moins, et les reçoit en général de la main des hommes qui prennent la charge de l’amuser. L’empire de la littérature classique, fondé en France avant l’établissement du théâtre, y fut l’œuvre des savants et des gens de lettres, armés et fiers de la possession exclusive d’une érudition étrangère qui les séparait de la nation. La cour de France se soumit aux gens de lettres, et la nation disséminée, indécise, dépourvue d’institutions qui pussent donner de l’autorité à ses habitudes et du crédit à ses goûts, se groupa, se forma, pour ainsi dire, autour de la cour. En Angleterre, le théâtre avait précédé la science ; la mythologie et l’antiquité trouvèrent une poésie et des croyances populaires en possession de charmer les esprits ; la connaissance des classiques, répandue fort tard et d’abord par les seules traductions françaises, s’introduisit comme une de ces modes étrangères par où quelques hommes peuvent se faire remarquer, mais qui ne s’enracinent que lorsqu’elles ont su s’accorder et se fondre avec le goût national. La cour elle-même affectait bien quelquefois, comme distinction, une admiration exclusive pour la littérature ancienne ; mais dès qu’il s’agissait d’amusement, elle rentrait dans le public ; et, en effet, il n’était pas aisé de passer du spectacle des combats de Tours à la prétention des sévérités classiques, même telles qu’on les concevait alors.

Le théâtre demeurait donc soumis, à peu près sans contestation, au goût général ; la science n’y tentait que de timides invasions. En 1561, Thomas Sackville, lord Buckhurst, fit représenter devant Élisabeth sa tragédie de Corboduc ou Ferrex et Porrex, que les lettrés ont considérée comme la gloire dramatique du temps qui précéda Shakespeare. On y vit en effet, pour la première fois, une pièce réduite en actes et en scènes, et constamment écrite sur un ton élevé ; mais elle était loin de prétendre à l’observation des unités, et l’exemple d’un ouvrage très-ennuyeux, où tout se passe en conversations, ne dut séduire ni les poètes ni les acteurs. Vers la même époque paraissaient sur le théâtre des pièces plus conformes aux instincts naturels du pays, comme le Maître berger de Wakefield, Jéronimo ou la Tragédie espagnole, etc., et le public leur témoignait hautement sa préférence. Lord Buckhurst lui-même n’exerça d’influence sur le goût dominant qu’en lui demeurant fidèle. Son Miroir des magistrats, recueil d’aventures tirées de l’histoire d’Angleterre et présentées sous une forme dramatique, passa rapidement dans toutes les mains, et devint la mine où puisèrent les poètes : c’était là ce qui convenait à des esprits nourris des chants des ménestrels ; c’était là l’érudition où se plaisaient la plupart des gentilshommes dont les lectures ne s’étendaient guère au-delà de quelques collections de nouvelles, des ballades et des vieilles chroniques. Le théâtre s’empara sans crainte de ces sujets familiers à la multitude ; et les pièces historiques, sous le nom d’histoires, charmèrent les Anglais en leur retraçant le récit de leurs propres faits, le doux son des noms nationaux, le spectacle de leurs mœurs et la vie de toutes les classes, comprises toutes dans l’histoire politique d’un peuple qui a toujours pris part à ses affaires.

Si quelques faits de l’histoire ancienne ou de l’histoire des autres peuples, communément défigurés par des récits fabuleux, venaient se placer à côté de ces histoires nationales, ni les auteurs ni le public ne s’inquiétaient de leur origine et de leur nature. On les surchargeait à la fois de ces détails étranges et de ces formes empruntées aux habitudes communes de la vie, que les enfants prêtent si souvent aux objets qu’ils sont obligés de se représenter parle seul secours de l’imagination. Ainsi Tamerlan (Tamburlaine) paraissait traîné dans son char par les rois qu’il avait vaincus, et s’indignant de la pitoyable allure d’un tel attelage. En revanche, le Vice, bouffon ordinaire des compositions dramatiques, jouait, sous le nom d’Ambidexter, le principal personnage d’une tragédie de Cambyse, convertie ainsi en une moralité qui eût été d’un ennui intolérable si elle n’avait valu aux spectateurs le plaisir de voir le juge prévaricateur écorché vif sur le théâtre, au moyen d’une fausse peau, comme on a soin de l’indiquer. Le spectacle, à peu près nul quant aux décorations et aux changements de scène, était animé par le mouvement matériel et par la représentation des objets sensibles. Pour les tragédies, la salle était tendue en noir, et, dans l’inventaire des propriétés d’une troupe de comédiens, en 1598, on trouve des « membres de Maures, quatre têtes de Turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siège de Londres, un grand cheval avec ses jambes, un dragon, une bouche d’enfer, un rocher, une cage », etc. ; monument singulier des moyens d’intérêt dont le théâtre croyait avoir besoin.

Et cette époque était celle où avait déjà paru Shakespeare ! Et avant Shakespeare, le spectacle était non seulement la joie de la multitude, mais l’amusement des hommes les plus distingués ! Lord Southampton y allait tous les jours. Dès 1570, un ou même deux théâtres réguliers avaient été établis à Londres. En 1583, peu de temps après le succès momentané des puritains contre les théâtres de cette ville, huit troupes de comédiens y jouaient chacune trois fois par semaine. En 1592, c’est-à-dire huit ans avant l’époque où Hardy obtint enfin la permission d’ouvrir un théâtre à Paris, tentative jusqu’alors repoussée par l’inutile privilège des Confrères de la Passion, un pamphlétaire anglais se plaint des gens qui ne veulent pas que le gouvernement s’occupe de la police des spectacles, « lieux où se rassemblent journellement les gentilshommes de la cour, les étudiants en droit, les officiers et les soldats19. » Enfin, en 1596, l’affluence des personnes qui se rendaient par eau aux théâtres, situés presque tous sur le bord de la Tamise, entraîna la nécessité d’une augmentation considérable dans le nombre des mariniers.

Un goût si universel et si vif ne se repaîtra pas longtemps de productions insipides et grossières ; un plaisir où l’esprit humain se porte avec tant d’ardeur appelle tous les efforts et toute la puissance de l’esprit humain. Il ne manquait à ce mouvement national qu’un homme de génie, capable de le recevoir et d’élever à son tour le public vers les hautes régions de l’art. Par quelle atteinte l’ébranlement se fit-il sentir à Shakespeare ? Quelle circonstance lui révéla sa mission ? Quel jour soudain éclaira son génie ? Il faut se résoudre à l’ignorer. Comme un fanal, dans la nuit, brille au milieu des airs sans laisser apercevoir ce qui le soutient, de même l’esprit de Shakespeare nous apparaît dans ses œuvres isolé, pour ainsi dire, de sa personne. À peine dans le cours des succès du poète démêle-t-on quelques traces de l’homme, et rien ne nous reste de ces premiers temps où lui seul aurait pu nous parler de lui. Comme acteur, il ne se distingua point, à ce qu’il paraît, parmi ses émules. Le poëte est rarement propre à l’action ; sa force est hors du monde réel, et elle ne l’élève si haut que parce qu’il ne l’emploie pas à soulever les fardeaux de la terre. Les commentateurs de Shakespeare ne veulent pas consentir à lui refuser aucun des succès auxquels il a pu prétendre, et les excellents conseils que donne Hamlet aux acteurs appelés devant la cour de Danemark ont été invoqués pour établir que Shakespeare avait dû exécuter à merveille ce qu’il comprenait si bien. Mais Shakespeare a compris les rois, il a compris les guerriers, il a compris aussi les scélérats, et sans doute on n’en voudrait pas conclure qu’il eût su être un Richard III ou un Iago. Heureusement, il y a lieu de le croire, des applaudissements, alors trop faciles à obtenir, ne vinrent pas tenter une ambition que le caractère du jeune poëte eût pu rendre trop facile à satisfaire ; et Rowe, son premier historien, nous apprend que ses mérites dramatiques le firent promptement remarquer, sinon comme un acteur extraordinaire, du moins comme un excellent écrivain.

Cependant des années s’écoulent, et l’on ne voit point Shakespeare se manifester sur la scène. C’est en 1584 qu’il est arrivé à Londres, où l’on ne lui connaît pas d’autre emploi que le théâtre ; et en 1590 seulement paraît Périclès, le premier ouvrage que lui attribue Dryden, et que depuis lui ont contesté ses critiques, ou plutôt ses admirateurs. Comment, au milieu des spectacles nouveaux qui l’entouraient, cet esprit si actif, si fécond, dont la rapidité, au dire des acteurs ses contemporains, « suivait celle de la plume », sera-t-il demeuré six ans sans se sentir pressé du besoin de produire ? En 1593, il publie son poëme de Vénus et Adonis, qu’il dédie à lord Southampton comme « le premier-né de son invention » ; et pourtant, dans les deux années précédentes, avaient réussi deux pièces de théâtre qui portent aujourd’hui son nom. La composition du poëme d’Adonis peut les avoir précédées, quoique la dédicace leur soit postérieure mais si Adonis est antérieur à toutes les pièces de théâtre, il faut donc se résoudre à croire qu’au milieu de la vie théâtrale, le génie éminemment dramatique de Shakespeare a pu se tourner vers d’autres travaux, qu’il a travaillé, et non pas pour la scène.

Ce qu’il y a de plus vraisemblable, c’est que Shakespeare attacha d’abord son travail à des ouvrages qui n’étaient pas les siens, et que son talent, novice encore, n’a pu sauver de l’oubli. Les productions dramatiques étaient moins alors la propriété de l’auteur qui les avait conçues que celle des acteurs qui les avaient accueillies. Il en arrive toujours ainsi quand les théâtres commencent à s’établir ; la construction d’une salle, les frais d’une représentation sont de bien plus grands hasards à courir que la composition d’un drame. C’est à l’entrepreneur seul du spectacle que l’art dramatique naissant devra ce concours du peuple qui fonde son existence, et que sans lui le talent du poëte n’aurait jamais attiré. Lorsque Hardy fonda à Paris son théâtre, qui est devenu le nôtre, une troupe de comédiens avait son poëte pris et gagé pour lui faire des pièces, comme l’était le chapelain du comte de Northumberland. À l’arrivée de Shakespeare, la scène anglaise, beaucoup plus avancée, jouissait déjà de la facilité du choix et des avantages de la concurrence ; le poète n’engageait pas d’avance son travail, mais il le vendait sans retour ; et l’impression d’une pièce dont la représentation avait été payée à l’auteur passait sinon pour un vol, du moins pour un manque de délicatesse dont il avait soin de se défendre ou de s’excuser. Dans cet état de la propriété dramatique, la part qu’en pouvait réclamer l’amour-propre du poëte était comptée pour bien peu de chose ; le succès dont il avait aliéné les fruits ne lui appartenait plus, et le mérite littéraire d’un ouvrage devenait, entre les mains des comédiens, un bien qu’ils faisaient valoir par toutes les améliorations qu’ils y savaient apporter. Transportée tout à coup au milieu de ce mouvant tableau des vicissitudes humaines qu’accumulaient alors sur le théâtre les moindres productions dramatiques, l’imagination de Shakespeare vit sans doute s’ouvrir devant elle de nouveaux espaces : que d’intérêt, que de vérité à répandre dans cet amas de faits présentés avec une sécheresse grossière ! Quels pathétiques effets à tirer de cette parade théâtrale ! La matière était là, attendant l’esprit et la vie. Comment Shakespeare n’eût-il pas essayé de les lui communiquer ? Quelque incomplets et troubles que pussent être ses premiers aperçus, c’était le rayon naissant sur le chaos prêt à se débrouiller. Or, l’homme supérieur a cette puissance qu’il sait faire luire à d’autres yeux la lumière qui illumine les siens ; les camarades de Shakespeare comprirent bientôt sans doute quels succès nouveaux il leur pouvait procurer en remaniant ces ouvrages informes dont se composait le capital de leur théâtre ; et quelques touches brillantes jetées sur un fond qui ne lui appartenait pas, quelques scènes touchantes ou terribles intercalées dans une action dont il n’avait pas réglé la marche, l’art de tirer parti d’un plan qu’il n’avait pas conçu, tels furent, selon toute apparence, ses premiers travaux et les premiers présages de sa gloire. En 1592, époque à laquelle on peut à peine assurer qu’un seul ouvrage original et complet fût sorti de sa pensée, un auteur mécontent et jaloux, dont il avait probablement beaucoup trop amélioré les compositions, le désigne déjà, dans le style bizarre du temps, comme un « corbeau parvenu », paré des plumes des auteurs, un factotum universel, enclin, dans son orgueil, à se regarder comme le seul shake-scene « ébranle-scène » de l’Angleterre20.

Ce fut, on doit le croire, durant l’époque de ces travaux plus conformes à la gêne de sa situation qu’à la liberté de son génie, que Shakespeare chercha à se délasser par la composition du poëme d’Adonis. Peut-être même l’idée de cet ouvrage ne lui était-elle pas alors entièrement nouvelle ; plusieurs sonnets relatifs au même sujet se rencontrent dans un recueil de poésies publié en 1596 sous le nom de Shakespeare, et dont le titre (The passionate Pilgrim) exprime la situation d’un homme errant, dans l’affliction, loin de son pays natal. Amusements de quelques heures de tristesse, dont le caractère et l’âge du poëte n’avaient pu le préserver à l’entrée d’une destinée incertaine ou pénible, ces petits ouvrages sont sans doute les premières productions que le génie poétique de Shakespeare se soit, permis d’avouer ; et quelques-uns, il faut le dire, ainsi que le poëme d’Adonis, ont besoin de trouver une excuse dans cette effervescence d’une jeunesse trop livrée aux rêves du plaisir pour ne pas chercher à le reproduire sous toutes les formes. Dans Vénus et Adonis, absolument dominé par la puissance voluptueuse de son sujet, le poëte semble en avoir ignoré les richesses mythologiques. Vénus, dépouillée du prestige de la divinité, n’est qu’une belle courtisane sollicitant, sans succès, par les prières, les larmes et les artifices de l’amour, les désirs paresseux d’un froid et dédaigneux adolescent. De là une monotonie que ne rachètent point la grâce naïve ni le mérite poétique de quelques détails, et que redouble la coupe du poëme en stances de cinq vers, dont les deux derniers offrent presque constamment un jeu d’esprit. Cependant un mètre exempt d’irrégularités, une cadence pleine d’harmonie, et une versification que ne connaissait pas encore l’Angleterre, annonçaient le poëte « à la langue de miel21 » ; et le poëme de Lucrèce vint bientôt après compléter les productions épiques qui suffirent quelque temps à sa gloire.

Après avoir, dans Adonis, employé les couleurs les plus lascives à la peinture d’un désir sans effet, c’est avec la plume la plus chaste, et comme une sorte de réparation, que Shakespeare a décrit dans Lucrèce les progrès et le triomphe d’un désir criminel. La recherche des idées, l’affectation du style, et aussi le mérite de la versification, sont les mêmes dans les deux ouvrages, la poésie, moins brillante et plus emphatique dans le second, abonde moins en images gracieuses qu’en pensées élevées ; mais déjà se laissent apercevoir la science des sentiments de l’homme, et le talent de les faire ressortir sous une forme dramatique, par les plus petites circonstances de la vie. Ainsi Lucrèce, accablée sous le poids de sa honte, après une nuit de désespoir, appelle au jour naissant un jeune esclave, pour le charger d’aller au camp porter à son mari la lettre qui doit le rappeler. Timide et simple, ce jeune homme rougit en paraissant devant sa maîtresse ; mais Lucrèce, remplie du sentiment de son déshonneur, ne peut voir rougir sans imaginer qu’on rougit d’elle et pour elle ; elle se croit devinée et demeure interdite et tremblante devant l’esclave que trouble sa présence.

Un détail de ce poëme semble indiquer l’époque où il fut écrit. Lucrèce, pour charmer ses douleurs, s’arrête à contempler un tableau de la ruine de Troie ; le poëte, en le décrivant, représente avec complaisance les effets de la perspective « et le sommet de la tête de plusieurs personnages qui, presque cachés derrière les autres, semblent s’élever au-dessus pour décevoir l’esprit. » C’est là l’observation d’un homme bien récemment frappé des prestiges de l’art, et un symptôme de cette surprise poétique qu’excite la vue d’objets inconnus dans une imagination capable de s’en émouvoir. Peut-être en doit-on conclure que la composition du poëme de Lucrèce appartient aux premiers temps du séjour de Shakespeare à Londres.

Quelle que soit au reste la date de ces deux petits poëmes, ils se placent, parmi les ouvrages de Shakespeare, à une époque bien plus éloignée de nous qu’aucun de ceux qui ont rempli sa carrière dramatique. C’est dans cette carrière qu’il a marché en avant et entraîné son siècle à sa suite ; c’est là que ses plus faibles essais annoncent déjà la force prodigieuse qu’il déploiera dans ses derniers travaux. Au théâtre seul appartient la véritable histoire de Shakespeare ; après l’avoir vu là, on ne peut plus le chercher ailleurs ; lui-même ne sien est plus écarté. Ses sonnets, saillies du moment que la grâce poétique ou spirituelle de quelques vers n’eût pas sauvées de l’oubli sans la curiosité qui s’attache aux moindres traces d’un homme célèbre, jetteront çà et là quelques lueurs sur les parties obscures ou douteuses de sa vie ; mais, sous le rapport littéraire, ce n’est plus que comme poëte dramatique que nous avons à le considérer.

Je viens de dire quel fut, en ce genre, le premier emploi de son talent. Il en devait résulter de grandes incertitudes sur l’authenticité de quelques-uns de ses ouvrages, Shakespeare a mis la main à beaucoup de drames ; et sans doute, de son temps même, la part qu’il y avait prise n’eût pas toujours été facile à assigner. Depuis deux siècles la critique s’est exercée à constater les limites de sa propriété véritable ; mais les faits manquent à cet examen, et les jugements littéraires ont été communément déterminés par le désir de faire prévaloir telle ou telle prévention. Il est donc à peu près impossible de prononcer aujourd’hui avec certitude sur l’authenticité des pièces contestées de Shakespeare. Cependant, après les avoir lues, je ne saurais partager l’opinion, d’ailleurs si respectable, de M. Schlegel, qui paraît décidé à les lui attribuer. Le caractère de sécheresse qui domine dans ces pièces, cet amas d’incidents sans explication et de sentiments sans cohérence, cette marche précipitée à travers des scènes sans développements vers des événements sans intérêt, ce sont là les signes auxquels, dans les temps encore grossiers, se reconnaît la fécondité sans génie ; signes tellement contraires à la nature du talent de Shakespeare que je n’y découvre pas même les défauts qui ont pu entacher ses premiers essais. Au nombre des pièces que, d’un commun accord, les derniers éditeurs ont rejetées au moins comme douteuses, à peine Locrine, lord Cromwell, le Prodigue de Londres, la Puritaine et la tragédie d’Yorkshire offrent-elles quelques touches d’une main supérieure à celle qui a fourni le fond. Lord John Oldcastle, ouvrage plus intéressant et composé avec plus de bon sens, s’anime aussi, dans quelques scènes, d’un comique plus voisin de la manière de Shakespeare. Mais s’il est vrai que le génie, dans son plus profond abaissement, laisse encore échapper quelques rayons lumineux qui trahissent sa présence, si Shakespeare, en particulier, a porté cette marque distinctive qui, dans un de ses sonnets, lui fait dire, en parlant de ce qu’il écrit : « Chaque mot dit presque mon nom22 », à coup sûr il n’a rien à se reprocher dans cet exécrable amas d’horreurs que, sous le nom de Titus Andronicus, on a donné aux Anglais comme une pièce de théâtre, et où, grâce à Dieu, aucun trait de vérité, aucune étincelle de talent ne vient déposer contre lui.

Des pièces contestées, Périclès est, à mon avis, la seule à laquelle se rattache, avec quelque certitude, le nom de Shakespeare, la seule du moins où se rencontrent des traces évidentes de sa coopération, surtout dans la scène où Périclès retrouve et reconnaît sa fille Marina qu’il croyait morte. Si, du temps de Shakespeare, un autre homme que lui eût su, dans la peinture des sentiments naturels, unir à ce point la force et la vérité, l’Angleterre eût compté alors un poète de plus. Cependant, malgré cette scène et quelques traits épars, la pièce demeure mauvaise, sans réalité, sans art, complètement étrangère au système de Shakespeare, intéressante seulement en ce qu’elle marque le point d’où il est parti, et elle semble appartenir à ses œuvres comme un dernier monument de ce qu’il a renversé, comme un débris de cet échafaudage antidramatique auquel il allait substituer la présence et le mouvement de la vie.

Les spectacles des peuples barbares s’adressent à leurs yeux avant de prétendre à ébranler leur imagination par le secours de la poésie. Le goût des Anglais pour ces représentations muettes (pageants) qui, dans le moyen âge, ont fait partout en Europe l’ornement des solennités publiques, avait conservé sur leur théâtre une grande influence. Dans la première moitié du xve  siècle, le moine Lydgate, chantant les malheurs de Troie avec cette liberté d’érudition que se permettait, plus encore que toute autre, la littérature anglaise, décrit une représentation dramatique telle qu’elles avaient lieu, dit-il, dans les murs d’Ilion. Là il représente le poète chantant « avec un visage de mort, tout vide de sang, les nobles faits qui sont les historiques de rois, princes et dignes empereurs. » Au milieu du théâtre, sous une tente, des hommes « d’une contenance effrayante, le visage défiguré par des masques, jouaient par signes, à la vue du peuple, ce que le poëte avait chanté en haut. » Lydgate, moine et poëte, prêt à rimer une légende ou une ballade, à composer les vers d’une mascarade ou à dresser le plan d’une pantomime religieuse, avait peut-être figuré dans quelque représentation de ce genre, et sa description nous donne, à coup sûr, l’idée de ce qui se passait de son temps. Quand la poésie dialoguée eut pris possession du théâtre, la pantomime y demeura comme ornement et surcroît de spectacle. Dans la plupart des pièces antérieures à Shakespeare, des personnages presque toujours emblématiques viennent, d’acte en acte, indiquer le sujet qu’on va représenter. Un personnage historique ou allégorique se charge d’expliquer ces emblèmes et de moraliser la pièce, c’est-à-dire d’en faire jaillir la vérité morale qu’elle contient. Dans Périclès, Gower, poëte du xive  siècle, célèbre par sa Confessio amantis, où il a mis en vers anglais l’aventure de Périclès, qu’il avait tirée d’ouvrages plus anciens, vient sur la scène déclarer au public, non ce qui va se passer, mais les faits antérieurs dont l’explication est nécessaire à l’intelligence du drame. Quelquefois sa narration est interrompue et suppléée par la représentation muette des faits mêmes. Gower explique ensuite ce que la scène muette n’a pas éclairci. Il paraît, non seulement au commencement de la pièce et entre les actes, mais dans le cours de l’acte même, aussi souvent qu’il convient d’abréger par le récit quelque partie moins intéressante de l’action, pour avertir le spectateur d’un changement de lieu ou d’un laps de temps écoulé, et transporter ainsi son imagination partout où une scène nouvelle demande sa présence. C’était déjà là un progrès ; un accessoire inutile était devenu un moyen de développement et de clarté. Mais Shakespeare devait bientôt rejeter comme indigne de son art ce moyen factice et maladroit ; bientôt il devait instruire l’action à s’expliquer d’elle-même, à se faire comprendre en se montrant, et rendre ainsi à la représentation dramatique cette apparence de vie et de réalité vainement cherchée par une machine dont les rouages s’étalaient si grossièrement à la vue. Dans le cours des œuvres de Shakespeare, on ne trouve plus que Henri V et le Conte d’hiver où le chœur vienne encore soulager le poëte dans le difficile travail de transporter les spectateurs à travers le temps et l’espace. Le chœur de Roméo et Juliette, conservé peut-être comme un reste de l’ancien usage, n’est qu’un ornement poétique étranger à l’action. Après Périclès, les représentations muettes ont complètement disparu ; et si les trois Henri VI n’attestent pas, par la force de la composition, une étroite parenté avec le système de Shakespeare, du moins, dans les formes matérielles, rien ne les en sépare plus.

De ces trois pièces, la première a été absolument contestée à Shakespeare, et il est, à mon avis, également difficile de croire qu’elle lui appartienne en entier et que l’admirable scène de Talbot avec son fils ne porte pas l’empreinte de sa main. Deux anciens drames imprimés en 1600 renferment le plan et même de nombreux détails de la seconde et de la troisième partie de Henri VI. On a longtemps attribué à notre poëte ces deux ouvrages originaux, comme un premier essai qu’il aurait ensuite perfectionné. Mais cette opinion ne résiste pas à un examen attentif ; et toutes les probabilités, historiques ou littéraires, se réunissent pour n’accorder à Shakespeare, dans les deux derniers Henri VI, d’autre part que celle d’un remaniement plus étendu et plus important, il est vrai, que ce qu’il a pu faire sur d’autres ouvrages soumis à sa correction. De brillants développements, des images suivies avec art et prolongées avec complaisance, un style animé, élevé, pittoresque, tels sont les caractères qui distinguent l’œuvre du poëte de cette œuvre primitive à laquelle il n’a prêté que son coloris. Quant au plan et à la conduite, les pièces originales n’ont subi aucun changement, et, après les Henri VI, Shakespeare pouvait encore donner Adonis comme le premier-né de son invention.

Quand donc cette invention se déploiera-t-elle enfin dans sa liberté ? Quand Shakespeare marchera-t-il seul sur ce théâtre où il doit faire de si grands pas ? Avant les Henri VI, quelques-uns de ses biographes placent les Méprises et Peines d’amour perdues, les deux premiers ouvrages dont il n’ait à partager avec personne l’honneur ni les critiques. Dans cette discussion sans importance, un seul fait est certain et devient un nouvel objet de surprise. La première œuvre dramatique qu’ait vraiment enfantée l’imagination de Shakespeare a été une comédie ; d’autres comédies suivront celle-ci : il a enfin pris son élan, et ce n’est pas encore la tragédie qui l’appelle. Corneille aussi a commencé par la comédie ; mais Corneille s’ignorait lui-même, ignorait presque le théâtre. Les scènes familières de la vie s’étaient seules offertes à sa pensée ; sa ville natale, la Galerie du palais, la Place royale, voilà où il place la scène de ses comédies ; les sujets en sont timidement empruntés à ce qui l’environne ; il ne s’est pas encore détaché de lui-même ni de sa petite sphère ; ses regards n’ont pas encore pénétré jusqu’aux régions idéales que parcourra un jour son imagination. Shakespeare est déjà poëte ; l’imitation n’asservit plus sa marche ; ce n’est plus dans le monde de ses habitudes que se forment exclusivement ses conceptions. Comment, dans ce monde poétique où il va les puiser, l’esprit léger de la comédie est-il son premier guide ? Comment les émotions de la tragédie n’ont-elles pas ébranlé d’abord le poëte éminemment tragique ? Est-ce là ce qui aurait fait porter à Johnson ce singulier jugement : « Que la tragédie de Shakespeare paraît être le fruit de l’art, et sa comédie celui de l’instinct ? »

À coup sûr, rien n’est plus bizarre que de refuser à Shakespeare l’instinct de la tragédie ; et si Johnson en eût eu lui-même le sentiment, jamais une telle idée ne fût tombée dans son esprit. Cependant le fait que je viens de remarquer n’est pas douteux ; il mérite d’être expliqué : il a ses causes dans la nature même de la comédie, telle que l’a conçue et traitée Shakespeare.

Ce n’est point, en effet, la comédie de Molière ; ce n’est pas non plus celle d’Aristophane ou des Latins. Chez les Grecs, et dans les temps modernes, en France, la comédie est née de l’observation libre, mais attentive, du monde réel, et elle s’est proposé de le traduire sur la scène. La distinction du genre comique et du genre tragique se rencontre presque dans le berceau de l’art, et leur séparation s’est marquée toujours plus nettement dans le cours de leurs progrès. Elle a son principe dans les choses mêmes. La destinée comme la nature de l’homme, ses passions et ses affaires, les caractères et les événements, tout en nous et autour de nous a son côté sérieux et son côté plaisant, peut être considéré et représenté sous l’un ou l’autre de ces points de vue. Ce double aspect de l’homme et du monde a ouvert à la poésie dramatique deux carrières naturellement distinctes ; mais en se divisant pour les parcourir, l’art ne s’est point séparé des réalités, n’a point cessé de les observer et de les reproduire. Qu’Aristophane attaque, avec la plus fantastique liberté d’imagination, les vices ou les folies des Athéniens ; que Molière retrace les travers de la crédulité, de l’avarice, de la jalousie, de la pédanterie, de la frivolité des cours, de la vanité des bourgeois, et même ceux de la vertu ; peu importe la diversité des sujets sur lesquels se sont exercés les deux poëtes ; peu importe que l’un ait livré au théâtre la vie publique et le peuple entier, tandis que l’autre y a porté les incidents de la vie privée, l’intérieur des familles et les ridicules des caractères individuels : cette différence de la matière comique provient de la différence des siècles, des lieux, des civilisations, mais pour Aristophane comme pour Molière, les réalités sont toujours le fond du tableau ; les mœurs et les idées de leur temps, les vices et les travers de leurs concitoyens, la nature et la vie de l’homme enfin, c’est toujours là ce qui provoque et alimente leur verve poétique. La comédie naît ainsi du monde qui entoure le poëte, et se lie, bien plus étroitement que la tragédie, aux faits extérieurs et réels.

Les Grecs, dont l’esprit et la civilisation ont suivi dans leur développement une marche si régulière, ne mêlèrent point les deux genres, et la distinction qui les sépare dans la nature se maintint sans effort dans l’art. Tout fut simple chez ce peuple ; la société n’y fut point livrée à un état plein de lutte et d’incohérence ; sa destinée ne s’écoula point dans de longues ténèbres, au milieu des contrastes, en proie à un malaise obscur et profond. Il grandit et brilla sur son sol comme le soleil se levait et suivait sa carrière dans le ciel qui le couvrait. Les périls nationaux, les discordes intestines, les guerres civiles y agitèrent la vie de l’homme sans porter le trouble dans son imagination, sans combattre ni déranger le cours naturel et facile de sa pensée. Le reflet de cette harmonie générale se répandit sur les lettres et les arts. Les genres se distinguèrent spontanément, selon les principes auxquels ils se rattachaient, selon les impressions qu’ils aspiraient à produire. Le sculpteur fit des statues isolées ou des groupes peu nombreux, et ne prétendit point à composer avec des blocs de marbre des scènes violentes ou de vastes tableaux. Eschyle, Sophocle, Euripide, entreprirent d’émouvoir le peuple en lui retraçant les graves destinées des héros et des rois ; Cratinus et Aristophane se chargèrent de le divertir par le spectacle des travers de leurs contemporains ou de ses propres folies. Ces classifications naturelles répondaient à l’ensemble de l’ordre social, à l’état des esprits, aux instincts du goût public qui se fût choqué de les voir violées, qui voulait se livrer sans incertitude ni partage à une seule impression, à un seul plaisir, qui eût repoussé ces mélanges et ces brusques rapprochements dont rien ne lui avait offert l’image ni fait contracter l’habitude. Ainsi chaque art, chaque genre se développa librement, isolément, dans les limites de sa mission. Ainsi la tragédie et la comédie se partagèrent l’homme et le monde, prenant chacune, dans les réalités, un domaine distinct, et venant tour à tour offrir, à la contemplation sérieuse ou gaie d’un peuple qui voulait partout la simplicité et l’harmonie, les poétiques effets qu’elles en savaient tirer.

Dans notre monde moderne, toutes choses ont porté un autre caractère. L’ordre, la régularité, le développement naturel et facile en ont paru bannis. D’immenses intérêts, d’admirables idées, des sentiments sublimes ont été comme jetés pêle-mêle avec des passions brutales, des besoins grossiers, des habitudes vulgaires. L’obscurité, l’agitation et le trouble ont régné dans les esprits comme dans les États. Les nations se sont formées, non plus d’hommes libres et d’esclaves, mais d’un mélange confus de classes diverses, compliquées, toujours en lutte et en travail ; chaos violent que la civilisation, après de si longs efforts, n’a pas encore réussi à débrouiller complètement. Des conditions séparées par le pouvoir, unies dans une commune barbarie de mœurs, le germe des plus hautes vérités morales fermentant au sein d’une absurde ignorance, de grandes vertus appliquées contre toute raison, des vices honteux soutenus avec hauteur, un honneur indocile, étranger aux plus simples délicatesses de la probité, une servilité sans bornes, compagne d’un orgueil sans mesure, enfin l’incohérent assemblage de tout ce que la nature et la destinée humaine peuvent offrir de grand et de petit, de noble et de trivial, de grave et de puéril, de fort et de misérable, voilà ce qu’ont été dans notre Europe l’homme et la société ; voilà le spectacle qui a paru sur le théâtre du monde.

Comment seraient nées, dans un tel état des faits et des esprits, la distinction claire et la classification simple des genres et des arts ? Comment la tragédie et la comédie se seraient-elles présentées et formées isolément dans la littérature, lorsque, dans la réalité, elles étaient sans cesse en contact, enlacées dans les mêmes faits, entremêlées dans les mêmes actions, si bien qu’à peine quelquefois apercevait-on, de l’une à l’autre, le moment du passage ? Ni le principe rationnel ni le sentiment délicat qui les séparent ne pouvaient se développer dans des esprits que le désordre et la rapidité des impressions diverses ou contraires empêchaient de les saisir. S’agissait-il de transporter sur la scène ce qui remplissait le spectacle habituel de la vie ? Le goût ne se montrait pas plus difficile que les mœurs. Les représentations religieuses, origine du théâtre européen, n’avaient pas échappé à ce mélange. Le christianisme est une religion populaire ; c’est dans l’abîme des misères terrestres que son divin fondateur est venu chercher les hommes pour les attirer à lui ; sa première histoire est celle des pauvres, des malades, des faibles ; il a vécu longtemps dans l’obscurité, ensuite au milieu des persécutions, tour à tour méprisé et proscrit, en proie à toutes les vicissitudes, à tous les efforts d’une destinée humble et violente. Des imaginations grossières devinaient facilement les trivialités qui avaient pu se mêler aux incidents de cette histoire ; l’Évangile, les actes des martyrs, les vies des saints les eussent beaucoup moins frappées si on ne leur en eût fait voir que le côté tragique ou les vérités rationnelles. Les premiers Mystères amenèrent en même temps sur la scène les émotions de la terreur et de la tendresse religieuses et les bouffonneries d’un comique vulgaire ; et ainsi, dans le berceau même de la poésie dramatique, la tragédie et la comédie contractèrent l’alliance que devait leur imposer l’état général des peuples et des esprits.

En France cependant cette alliance fut bientôt rompue. Par des causes qui se lient à toute l’histoire de notre civilisation, le peuple français a toujours pris à la moquerie un extrême plaisir. D’époque en époque notre littérature en fait foi. Ce besoin de gaieté, et de gaieté sans mélange, a donné de bonne heure chez nous, aux classes inférieures, leurs farces comiques où n’entrait rien qui ne tendit à provoquer le rire. La comédie en France put bien, dans l’enfance de l’art, envahir le domaine de la tragédie, mais la tragédie n’avait aucun droit sur celui que la comédie s’était réservé ; et dans les piteuses Moralités, dans les pompeuses tragédies que faisaient représenter les princes dans leurs châteaux ou les régents dans leurs collèges, le comique trivial conserva longtemps une place impitoyablement refusée au tragique dans les bouffonneries dont s’amusait le peuple. On peut donc affirmer qu’en France la comédie, informe mais distincte, fut créée avant la tragédie : plus tard la séparation tranchée des classes, l’absence d’institutions populaires, la régularité du pouvoir, rétablissement de l’ordre public plus exact et plus uniforme que partout ailleurs, les habitudes de cour, bien d’autres causes encore disposèrent les esprits à la distinction rigoureuse des deux genres que commandaient les autorités classiques, souveraines de notre théâtre. Alors naquit chez nous la vraie, la grande comédie, telle que l’a conçue Molière ; et comme il était dans nos mœurs, aussi bien que dans les règles, d’en former un genre spécial, comme en s’adaptant aux préceptes de l’antiquité, elle ne cessa point de puiser, dans le monde et dans les faits qui l’entouraient, ses sujets et ses couleurs, elle s’éleva soudain à une hauteur, à une perfection que n’ont connues, selon moi, nul autre temps et nul autre pays. Se placer dans l’intérieur des familles et ressaisir par là cet immense avantage de la variété des conditions et des idées qui élargit le domaine de l’art sans altérer la simplicité de ses effets ; trouver dans l’homme des passions assez fortes, des travers assez puissants pour dominer toute sa destinée, et cependant en restreindre l’influence aux erreurs qui peuvent rendre l’homme ridicule sans aborder celles qui le rendraient misérable ; pousser un caractère à cet excès de préoccupation qui, détournant de lui toute autre pensée, le livre pleinement au penchant qui le possède, et en même temps n’amener sur sa route que des intérêts assez frivoles pour qu’il les puisse compromettre sans effroi ; peindre, dans le Tartufe, la fourberie menaçante de l’hypocrite et la dangereuse imbécillité de la dupe, pour en divertir seulement le spectateur et en échappant aux odieux résultats d’une telle situation ; rendre comiques, dans le Misanthrope, les sentiments qui honorent le plus l’espèce humaine en les contraignant de se resserrer dans les dimensions de l’existence d’un homme de cour ; arriver ainsi au plaisant par le sérieux, faire jaillir le ridicule des profondeurs de la nature humaine, enfin soutenir incessamment la comédie en marchant sur le bord de la tragédie : voilà ce qu’a fait Molière, voilà le genre difficile et original qu’il a donné à la France, qui seule peut-être, je le pense, pouvait donner à l’art dramatique cette direction et Molière.

Rien de pareil ne s’est passé chez les Anglais. Asile des mœurs comme des libertés germaines, l’Angleterre suivit, sans obstacle, le cours irrégulier, mais naturel, de la civilisation qu’elles devaient enfanter. Elle en retint le désordre comme l’énergie, et jusqu’au milieu du xviie  siècle, sa littérature, aussi bien que ses institutions, en fut l’expression sincère. Quand le théâtre anglais voulut reproduire l’image poétique du monde, la tragédie et la comédie ne s’y séparèrent point. La prédominance du goût populaire y poussa quelquefois la représentation tragique à un degré d’atrocité inconnu en France, dans les plus grossiers essais de l’art ; et l’influence du clergé, en épurant la scène comique de l’excessive immoralité qu’elle étalait ailleurs, lui fit perdre aussi cette gaieté maligne et soutenue qui est l’essence de la vraie comédie. Les habitudes d’esprit qu’entretenaient dans le peuple les ballades et les ménestrels permettaient d’introduire, même dans les productions les plus consacrées à la joie, quelques teintes de ces émotions que la comédie, en France, n’admet guère sans perdre son nom pour prendre celui de drame. Parmi les œuvres vraiment nationales, la seule pièce entièrement comique que présente le théâtre anglais avant Shakespeare, l’Aiguille de ma commère Gurton, fut composée pour un collège et modelée selon les règles classiques. Les titres vagues donnés aux ouvrages dramatiques, comme play, interlude, history ou même ballad, n’indiquent presque jamais aucune distinction de ce genre. Aussi, entre ce qu’on appelait tragédie et ce qu’on nommait quelquefois comédie, la seule différence essentielle consistait-elle dans le dénouement, d’après le principe posé au xve  siècle par le moine Lydgate qui veut que la comédie commence dans les plaintes et finisse par le contentement, tandis que la tragédie doit commencer par la prospérité et finir dans le malheur.

Ainsi, à l’arrivée de Shakespeare, la nature et la destinée de l’homme, matière de la poésie dramatique, ne s’étaient point divisées ni classées entre les mains de l’art. Quand l’art voulait les porter sur la scène, il les acceptait dans leur ensemble, avec les mélanges et les contrastes qui s’y rencontraient, et sans que le goût public fût tenté de s’en plaindre. Le comique, cette portion des réalités humaines, avait droit de prendre sa place partout où la vérité demandait ou souffrait sa présence ; et tel était le caractère de la civilisation que la tragédie, en admettant le comique, ne dérogeait point à la vérité. En un tel état du théâtre et des esprits, que pouvait être la comédie proprement dite ? Comment lui était-il permis de prétendre à porter un nom particulier, à former un genre distinct ? Elle y réussit en sortant hardiment de ces réalités où son domaine naturel n’était ni respecté ni même reconnu ; elle ne s’astreignit point à peindre des mœurs déterminées ni des caractères conséquents ; elle ne se proposa point de représenter les choses et les hommes sous un aspect ridicule, mais véritable : elle devint une œuvre fantastique et romanesque, le refuge de ces amusantes invraisemblances que, dans sa paresse ou sa folie, l’imagination se plaît à réunir par un fil léger, pour en former des combinaisons capables de divertir ou d’intéresser sans provoquer le jugement de la raison. Des tableaux gracieux, des surprises, la curiosité qui s’attache au mouvement d’une intrigue, les mécomptes, les quiproquo, les jeux d’esprit que peut amener un travestissement, tel était le fond de ce divertissement sans conséquence. La contexture des pièces espagnoles, dont le goût commençait à s’introduire en Angleterre, fournissait à ces jeux de l’imagination des cadres nombreux et de séduisants modèles ; après les chroniques et les ballades, les recueils de nouvelles françaises ou italiennes étaient, avec les romans de chevalerie, la lecture favorite du public. Est-il étrange que cette mine féconde et ce genre facile aient attiré d’abord les regards de Shakespeare ? Doit-on s’étonner que cette imagination jeune et brillante se soit empressée d’errer à son plaisir dans de tels sujets, libre du joug des vraisemblances, dispensée de chercher des combinaisons sérieuses et fortes ? Ce poëte, dont l’esprit et la main marchaient, dit-on, avec une égale rapidité, dont les manuscrits offraient à peine une rature, se livrait sans doute avec délices à ces jeux vagabonds où se déployaient sans travail ses vives et riches facultés. Il pouvait tout mettre dans ses comédies, et il y a tout mis en effet, excepté ce que repoussait un pareil système, c’est-à-dire l’ensemble qui, faisant concourir chaque partie à un même but, révèle à chaque pas et la profondeur du dessein, et la grandeur de l’ouvrage. On trouverait difficilement, dans les tragédies de Shakespeare, une conception, une situation, un acte de passion, un degré de vice ou de vertu, qui ne se rencontrent également dans quelqu’une de ses comédies ; mais ce qui, dans ses tragédies, est approfondi, fertile en conséquences, fortement lié à la série des causes et des effets, n’est, dans ses comédies, qu’à peine indiqué, et offert un instant à la vue pour la frapper d’un effet passager, et disparaître bientôt dans une nouvelle combinaison. Dans Mesure pour Mesure, Angelo, cet indigne gouverneur de Vienne, après avoir condamné à mort Claudio pour crime de séduction envers une jeune fille qu’il veut épouser, travaille lui-même à séduire Isabelle, sœur de Claudio, en lui promettant la grâce de son frère ; et lorsque, par l’adresse d’Isabelle qui substitue à sa place une autre jeune fille, il croit avoir reçu le prix de son infâme marché, il donne ordre d’avancer l’exécution de Claudio. N’est-ce pas là de la tragédie ? Un fait pareil se placerait bien dans la vie de Richard III ; aucun crime de Macbeth ne présente cet excès de scélératesse ; mais dans Macbeth, dans Richard III, le crime produit l’impression tragique qui lui appartient, parce qu’il est vraisemblable, parce que des formes et des couleurs réelles attestent sa présence ; on démêle la place qu’il occupe dans le cœur dont il s’est saisi ; on sait par où il est entré, ce qu’il a conquis, ce qui lui reste à subjuguer ; on le voit s’incorporer par degrés dans l’être malheureux qu’il possède ; on le voit vivre, marcher, respirer avec un homme qui vit, marche, respire, et lui communique ainsi son caractère, sa propre individualité. Chez Angelo, le crime n’est qu’une abstraction vague, attachée en passant à un nom propre, sans autre motif que la nécessité de faire commettre à ce personnage telle action qui produira telle situation dont le poëte veut tirer tels et tels effets. Angelo n’est présenté d’abord ni comme un scélérat, ni comme un hypocrite ; c’est au contraire un homme d’une vertu exagérée dans sa sévérité. Mais la marche du poëme veut qu’il devienne criminel, et il le devient ; son crime accompli, il se repentira autant que le poëte en aura besoin, et il se trouvera en état de reprendre sans effort le cours naturel de sa vie un moment interrompu.

Ainsi, dans la comédie de Shakespeare, toute la vie humaine passera devant les yeux du spectateur, réduite en une sorte de fantasmagorie, reflet brillant et incertain des réalités dont sa tragédie offre le tableau. Au moment où la vérité semble près de se laisser saisir, l’image pâlit, s’efface, son rôle est fini, elle disparaît. Dans le Conte d’hiver, Léontès est jaloux, sanguinaire, impitoyable comme Othello ; mais sa jalousie, née tout à coup et d’un simple caprice à l’instant où il faut que la situation commence à se former, perdra soudain ses fureurs et ses soupçons dès que l’action aura atteint le point où doit naître une situation nouvelle. Dans Cymbeline que, malgré son titre, on doit ranger parmi les comédies puisque la pièce est entièrement conçue dans le même système, la conduite de Jachimo n’est ni moins fourbe, ni moins perverse que celle d’Iago dans Othello ; mais son caractère n’a point expliqué sa conduite, ou plutôt il n’a point de caractère ; et toujours prêta dépouiller le manteau de scélérat dont l’a revêtu le poëte, dès que l’intrigue touchera à son terme, dès que l’aveu du secret que lui seul peut révéler sera nécessaire pour faire cesser, entre Posthumus et Imogène, la mésintelligence que lui seul a causée, il n’attendra pas même qu’on le lui demande, et il méritera ainsi d’avoir part à cette amnistie générale qui doit être la fin de toute comédie.

Je pourrais multiplier à l’infini ces exemples ; ils abondent non seulement dans les premières comédies de Shakespeare, mais encore dans celles qui ont succédé à ses plus savantes tragédies. Partout on verrait les caractères aussi peu tenaces que les passions, les résolutions aussi mobiles que les caractères. Ne demandez ni vraisemblance, ni conséquence, ni étude profonde de l’homme et de la société ; le poëte ne s’en inquiète guère et vous invite à vous en inquiéter aussi peu que lui. Intéresser par le développement des situations, divertir par la variété des tableaux, charmer par la richesse poétique des détails, voilà ce qu’il veut ; voilà les plaisirs qu’il vous offre. Du reste rien ne tient, rien ne s’enchaîne ; vices, vertus, penchants, desseins, tout change et se transforme à chaque pas. La bêtise même n’est pas toujours un mérite assuré au personnage qu’on en a d’abord affublé. Dans Cymbeline, l’imbécile Cloten devient presque fier et spirituel quand il s’agit d’opposer l’indépendance d’un prince anglais aux menaces d’un ambassadeur romain ; et dans Mesure pour mesure, le constable Le Coude, dont les balourdises ont fait le divertissement d’une scène, parle presque en homme de sens lorsque, dans une scène postérieure, un autre que lui est chargé d’égayer le dialogue. Tant est vagabond et négligent le vol du poëte à travers ces capricieuses compositions ! Tant sont fugitives les créations légères qui viennent les animer !

Mais aussi quel mouvement gracieux et rapide ! Quelle variété de formes et d’effets ! Quel éclat d’esprit, d’imagination, de poésie, employé à faire oublier la monotonie de ces cadres romanesques ! Sans doute ce n’est point là la comédie telle que nous la concevons et que nous l’a faite Molière ; mais quel autre que Shakespeare eût répandu, sur cette comédie frivole et bizarre, de si riches trésors ? Les nouvelles et les contes où il l’a puisée ont donné naissance, avant et après lui, à des milliers d’ouvrages dramatiques plongés maintenant dans un juste oubli. Qu’un roi de Sicile, jaloux, sans savoir pourquoi, d’un roi de Bohême, se décide à faire mourir sa femme et exposer sa fille ; que cette enfant, abandonnée sur un rivage de la Bohême et recueillie par un berger, devienne, au bout de seize ans, une beauté merveilleuse et la bien-aimée de l’héritier du trône ; qu’après tous les obstacles naturellement opposés à leur union, arrive le dénouement ordinaire des explications et des reconnaissances ; voilà, certes ce que peuvent réunir de plus commun et de plus invraisemblable les romans, nouvelles et pastorales du temps. Mais Shakespeare s’en saisit, et la fable absurde qui ouvre le Conte d’hiver devient intéressante par la vérité brutale des transports jaloux de Léontès, l’aimable caractère du petit Mamilius, la patiente vertu d’Hermione, la généreuse inflexibilité de Pauline ; et, dans la seconde partie, cette fête des champs, sa gaieté, ses joyeux incidents, et au milieu de cette scène rustique, la ravissante figure de Perdita, unissant à la modestie d’une humble bergère l’élégance morale des classes élevées, offrent, à coup sûr, le tableau le plus piquant et le plus gracieux que la vérité puisse fournir à la poésie. Que seraient les noces de Thésée et d’Hippolyte, et la situation rebattue de deux couples d’amants malheureux les uns par les autres ? Il n’y a là qu’une combinaison décousue, sans intérêt comme sans vérité. Mais Shakespeare en a fait le Songe d’une nuit d’été ; au milieu de cette fade intrigue interviendront Oberon et son peuple de fées et d’esprits qui vivent de fleurs, courent sur la pointe des herbes, dansent dans les rayons de la lune, se jouent avec la lumière du matin, et s’enfuient à la suite de la nuit, mêlés aux douteuses lueurs de l’aurore. Leurs emplois, leurs plaisirs, leurs malices occuperont la scène, participeront à tous les incidents, enlaceront dans une même action et les destinées plaintives des quatre amants, et les jeux grotesques d’une troupe d’artisans ; et, après s’être envolés aux approches du soleil, quand la nuit enveloppera de nouveau la terre, ils reviendront reprendre possession du monde fantastique où nous a transportés cette amusante et brillante folie.

En vérité, il faudrait être bien rigoureux envers soi-même et bien ingrat envers le génie pour se refuser à le suivre un peu aveuglément quand il nous y invite avec tant d’attrait. L’originalité, la naïveté, la gaieté, la grâce sont-elles donc si communes que nous les traitions si sévèrement parce qu’elles se sont prodiguées sur un fond léger et de peu de valeur ? N’est-ce donc rien que de goûter, au milieu des invraisemblances, ou, si l’on veut, des absurdités du roman, le charme divin de la poésie ? Avons-nous donc perdu l’heureux pouvoir de nous prêter complaisamment à ses caprices, et n’aurions-nous plus dans l’imagination assez de vivacité, et dans les sentiments assez de jeunesse pour nous livrer à un plaisir si doux, sous quelque forme qu’il nous soit offert ?

Cinq seulement des comédies de Shakespeare, la Tempête, les Joyeuses Bourgeoises de Windsor, Timon d’Athènes, Troïlus et Cressida, et le Marchand de Venise, ont échappé, en partie du moins, à l’influence du goût romanesque. On s’étonnera peut-être de voir ce mérite attribué à la Tempête. Comme le Songe d’une nuit d’été, la Tempête est peuplée de sylphes, d’esprits, et tout s’y passe sous l’empire de la féerie. Mais après avoir établi l’action dans ce monde fictif, le poëte la conduit sans inconséquence, sans complication, sans langueur ; point de sentiments forcés ou sans cesse interrompus ; les caractères sont soutenus et simples ; le pouvoir surnaturel qui dispose des événements se charge de répondre à toutes les nécessités de l’intrigue, et laisse les personnages libres de se montrer tels qu’ils sont, de nager à l’aise dans cette atmosphère magique qui les environne sans altérer la vérité de leurs impressions ou de leurs idées. Le genre est bizarre et léger ; mais, la supposition admise, rien dans l’ouvrage ne choque le jugement et ne trouble l’imagination par l’incohérence des effets.

Dans le système de la comédie d’intrigue, les Joyeuses Bourgeoises de Windsor offrent une composition presque sans reproches, des mœurs réelles, un dénouement aussi piquant que bien amené, et, à coup sûr, un des ouvrages les plus gais de tout le répertoire comique. Shakespeare a évidemment aspiré plus haut dans Timon d’Athènes. C’est un essai dans ce genre savant où le ridicule naît du sérieux et qui constitue la grande comédie. Les scènes où les amis de Timon s’excusent, sous divers prétextes, de venir à son secours, ne manquent ni de vérité ni d’effet. Mais, d’ailleurs, la misanthropie de Timon aussi furieuse que sa confiance a été extravagante, le caractère équivoque d’Apémantus, la brusquerie des transitions, la violence des sentiments forment un spectacle plus triste que vrai, et trop peu adouci par la fidélité du vieil intendant. Bien inférieur à Timon, le drame de Troïlus et Cressida présente cependant une conception habile ; c’est la résolution que prennent les chefs grecs de flatter l’orgueil stupide d’Ajax et d’en faire le héros de l’armée, pour humilier le superbe dédain d’Achille et obtenir de sa jalousie les secours qu’il a refusés à leurs prières. Mais l’idée en est plus comique que l’exécution ; et ni les bouffonneries de Thersite, ni la vérité du rôle de Pandarus ne suffisent pour donner à la pièce cette physionomie plaisante sans laquelle il n’y a point de comédie.

Ces quatre ouvrages, plus étrangers que les autres comédies au système romanesque, appartiennent aussi plus complètement à l’invention de Shakespeare. Les Joyeuses Bourgeoises de Windsor sont une création originale ; on n’a découvert aucun récit où Shakespeare ait pris le sujet de la Tempête ; la composition de Timon ne doit rien au passage de Plutarque sur ce misanthrope ; et à peine, dans Troïlus et Cressida, Shakespeare a-t-il emprunté quelques traits à Chaucer.

La fable du Marchand de Venise rentre tout à fait dans le roman, et Shakespeare l’en a tirée comme le Conte d’hiver, Beaucoup de bruit pour rien, Mesure pour mesure, et tant d’autres, pour l’orner seulement du gracieux éclat de sa poésie. Mais un incident du sujet a conduit Shakespeare sur les limites de la tragédie, et il a soudain reconnu son domaine ; il est rentré dans ce monde réel où le comique et le tragique se confondent, et, peints avec une égale vérité, concourent par leur rapprochement à la puissance de l’effet. Quoi de plus frappant, en ce genre, que le rôle de Shylock ? Cet enfant d’une race humiliée a les vices et les passions qui naissent d’une condition pareille ; son origine l’a fait ce qu’il est, haineux et bas, craintif et impitoyable ; il ne songe point à s’affranchir de la loi, mais il est ravi de pouvoir l’invoquer une fois, dans toute sa rigueur, pour assouvir cette soif de vengeance qui le dévore ; et lorsque, dans la scène du jugement, après nous avoir fait trembler pour les jours du vertueux Antonio, Shylock voit inopinément se retourner contre lui l’exactitude de cette loi dont il triomphait avec tant de barbarie, lorsqu’il se sent accablé à la fois sous le péril et le ridicule de sa position, l’émotion et la moquerie s’élèvent presque en même temps dans l’âme du spectateur. Preuve singulière de la disposition générale de l’esprit de Shakespeare ! Il a traité, sans mélange de comique ou même de gaieté, toute la partie romanesque du drame, et la vraie comédie ne se rencontre que là où est Shylock, c’est-à-dire la tragédie.

C’est qu’il est vain de prétendre fonder, sur la distinction du comique et du tragique, la classification des œuvres de Shakespeare ; ce n’est point entre ces deux genres qu’elles se divisent, mais entre le fantastique et le réel, le roman et le monde. Dans la première classe se rangent la plupart de ses comédies ; la seconde comprend toutes ses tragédies, scènes immenses et vivantes où toutes choses apparaissent sous leur forme solide, pour ainsi dire, et à la place qu’elles occupent dans une civilisation orageuse et compliquée ; là, le comique intervient aussi souvent que son caractère de réalité lui donne le droit d’y entrer et l’avantage de s’y montrer à propos. Falstaff y marche à la suite de Henri V, Dorothée Tear-Sheet à la suite de Falstaff ; le peuple y entoure les rois, les soldats s’y pressent auprès des généraux ; toutes les conditions de la société, toutes les faces de la destinée humaine y paraissent pêle-mêle et tour à tour, avec la nature qui leur est propre et dans la situation qui leur appartient. Le tragique et le comique se réunissent quelquefois dans un seul individu, et éclatent dans le même caractère. L’impétueuse préoccupation de Hotspur est plaisante quand elle l’empêche d’écouter toute autre voix que la sienne, quand elle met ses sentiments et ses paroles à la place des choses qu’on veut lui dire, et qu’il a dessein d’apprendre ; elle devient sérieuse et fatale quand elle lui fait adopter, sans examen, un projet dangereux qui le saisit tout à coup de l’idée de la gloire. L’opiniâtreté contrariante qui le rend si comique dans ses relations avec le hâbleur et glorieux Glendower sera la cause tragique de sa perte, lorsque, en dépit de toute raison, de tout conseil, abandonné de tout secours, il s’élancera sur le champ de bataille, où bientôt, demeuré seul, il regardera de tous côtés et ne verra que la mort. Et ainsi c’est le monde entier, c’est l’ensemble des réalités humaines que Shakespeare reproduit dans la tragédie, théâtre universel, à ses yeux, de la vie et de la vérité.

En 1595, au plus tard, avait paru Roméo et Juliette. À cet ouvrage succédèrent, presque sans interruption, jusqu’en 1599, Hamlet, le Roi Jean, Richard II, Richard III, les deux Henri IV et Henri V. De 1599 à 1605, l’ordre chronologique des œuvres de Shakespeare ne nous offre que des comédies, et Henri VIII, ouvrage de cour et de fête. À dater de 1605, la tragédie y reparaît avec le Roi Lear, Macbeth, Jules-César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan, Othello. La première période, comme on voit, appartient plutôt aux pièces historiques ; la seconde à la tragédie proprement dite, à celle dont les sujets, pris hors de l’histoire positive de l’Angleterre, ouvraient au poëte un champ plus libre et lui permettaient de se déployer dans toute l’originalité de sa nature. Les pièces historiques, communément désignées sous le nom d’Histoires, étaient, depuis vingt ans environ, en possession de la faveur populaire ; Shakespeare ne se dégagea que lentement du goût de son siècle ; toujours plus grand, toujours plus approuvé à mesure qu’il s’abandonnait plus librement à son propre instinct, et cependant toujours attentif à mesurer ses hardiesses sur les progrès de son auditoire dans le sentiment de l’art. Il paraît constant, par la date de ses pièces, qu’il n’a jamais composé une de ses tragédies sans que quelque autre poëte eût, pour ainsi dire, tâté, sur le même sujet, les dispositions du public ; comme s’il eût senti en lui-même une supériorité qui, pour se confier au goût de la multitude, avait besoin d’une caution vulgaire.

On ne saurait douter qu’entre les pièces historiques et la tragédie proprement dite, le génie de Shakespeare ne se portât de préférence vers le dernier genre. Le jugement général et constant qui a placé Roméo et Juliette, Hamlet, le Roi Lear, Macbeth et Othello à la tête de ses ouvrages, suffirait pour le prouver. Parmi les drames nationaux, Richard III est le seul que l’opinion ait élevé au même rang ; nouvelle preuve de mon assertion, car c’est aussi le seul ouvrage que Shakespeare ait pu conduire, à la manière de ses tragédies, par l’influence d’un caractère ou d’une idée unique. Là réside la différence fondamentale qui distingue les deux genres de pièces : dans les unes, les événements suivent leur cours, et le poëte les accompagne ; dans les autres, les événements se groupent autour d’un homme et ne semblent servir qu’à le mettre en lumière. Jules-César est une vraie tragédie, et cependant la marche de la pièce est calquée sur le récit de Plutarque, aussi bien que le Roi Jean, Richard II ou les Henri sur les chroniques de Hollinshed ; mais Brutus est là qui imprime à l’ouvrage l’unité d’un grand caractère individuel. De même l’histoire de Richard III est en entier sa propre histoire, l’œuvre de son dessein et de sa volonté, tandis que celle des autres rois dont Shakespeare a peuplé son théâtre n’est qu’une partie, et souvent la moindre partie du tableau des événements de leur temps.

C’est que les événements ne sont pas ce qui préoccupe Shakespeare ; il ne s’inquiète que des hommes qui les font. C’est dans la vérité dramatique, non dans la vérité historique, qu’il établit son domaine. Donnez-lui un fait à exposer sur la scène ; il n’ira pas s’informer minutieusement des circonstances qui l’ont accompagné, ni des causes diverses et multipliées qui ont pu y concourir ; son imagination ne lui demandera pas un tableau exact des temps, des lieux, ni une connaissance bien complète des combinaisons infinies dont se forme le mystérieux tissu de la destinée. Ce n’est là que la matière du drame ; ce n’est pas là que Shakespeare en cherchera la vie. Il prend le fait comme le lui livrent les récits, et, guidé par ce fil, il descend dans les profondeurs de l’âme humaine. C’est l’homme qu’il veut ressusciter ; c’est l’homme qu’il interroge sur le secret de ses impressions, de ses penchants, de ses idées, de ses volontés. Il lui demande, non pas : — « Qu’as-tu fait ? — Mais : — Comment es-tu fait ? D’où est née la part que tu as prise dans les événements où je te rencontre ? Que cherchais-tu ? Que pouvais-tu ? Qui es-tu ? Que je te connaisse, je saurai tout ce qui m’importe dans ton histoire. »

Ainsi s’expliquent, dans les œuvres de Shakespeare, et cette profondeur de vérité naturelle qui s’y révèle aux yeux les moins exercés, et cette absence assez fréquente de la vérité locale qu’il eût également su peindre s’il en eût fait l’objet d’une étude assidue. De là aussi la différence de conception qui se fait remarquer entre ses pièces historiques et ses tragédies. Composées sur un plan plus national que dramatique, écrites d’avance en quelque sorte par des événements connus dans leurs détails, et déjà même en possession du théâtre sous des formes déterminées, la plupart des pièces historiques ne pouvaient s’assujettir à cette unité individuelle que Shakespeare se plaisait à faire dominer dans ses compositions, mais qui domine si rarement dans les récits de l’histoire. Chaque homme est d’ordinaire pour bien peu de chose dans les événements où il a pris place ; et la situation brillante qui sauve un nom de l’oubli n’a pas toujours préservé de la nullité celui qui le portait. Les rois surtout, forcés de paraître sur la scène du monde, indépendamment de leur aptitude à y jouer un rôle, apportent souvent, dans la conduite d’une action historique, moins de secours que d’embarras. La plupart des princes dont le règne a fourni à Shakespeare ses drames nationaux ont sans doute exercé quelque influence sur leur propre histoire ; mais aucun, si ce n’est Richard III, ne l’a faite lui-même et tout entière. Shakespeare eût cherché vainement, dans leur conduite et leur nature personnelle, ce mobile unique des faits, cette vérité simple et féconde qu’invoquait l’instinct de son génie. Aussi, tandis que, dans ses tragédies, une situation morale, un caractère fortement conçu étreint et renferme l’action dans un nœud puissant, d’où s’échappent, pour y rentrer ensuite, les faits comme les sentiments, ses drames historiques offrent au contraire une multitude d’incidents et de scènes destinés moins à faire marcher l’action qu’à la remplir. À mesure que les événements passent devant lui, Shakespeare les arrête pour en saisir quelques détails qui déterminent leur physionomie ; et ces détails, ce n’est point dans les causes élevées ou générales des faits, c’est dans leurs résultats pratiques et familiers qu’il va les puiser. Un événement historique peut partir de très haut, mais il atteint toujours très bas ; peu importe que ses sources se cachent dans les sommités de l’ordre social ; il vient aboutir dans les masses populaires ; il y produit un effet, un sentiment répandu et manifeste. C’est là que Shakespeare semble attendre l’événement ; c’est là qu’il le prend pour le peindre. L’intervention du peuple, qui porte une si lourde part du poids de l’histoire, est assurément légitime, au moins dans les représentations historiques. Elle était nécessaire à Shakespeare. Ces tableaux partiels de l’histoire privée ou populaire, placés bien loin derrière les grands événements, Shakespeare les attire sur le devant de la scène, les met en saillie ; on sent qu’il y compte pour donner à son œuvre les formes et les couleurs de la réalité. L’invasion de la France, la bataille d’Azincourt, le mariage d’une fille de France avec le roi d’Angleterre, en faveur de qui le roi de France déshérite le dauphin, ne lui suffisent point pour remplir le drame historique de Henri V ; il appelle à son aide la comique érudition du brave Gallois Fluellen, les conversations du roi avec les soldats Pistol, Nym, Bardolph, tout ce mouvement subalterne d’une armée, et jusqu’aux joyeuses amours de Catherine avec Henri. Dans les Henri IV, le comique se lie de plus près aux événements ; cependant ce n’est pas de là qu’il émane ; Falstaff et son cortège tiendraient moins de place que les faits principaux n’en seraient pas moins préparés et ne suivraient pas un autre cours ; mais ces faits n’ont donné à Shakespeare que les contours extérieurs de la pièce ; ce sont les incidents de la vie privée, les détails comiques, Hotspur et sa femme, Falstaff et ses compagnons, qui viennent la remplir et l’animer.

Dans la vraie tragédie, tout prend une autre disposition, un autre aspect ; aucun incident n’est isolé ni étranger au fond même du drame ; aucun lien n’est léger ou fortuit. Les événements groupés autour du personnage principal se présentent avec l’importance que leur donne l’impression qu’il en reçoit ; c’est à lui qu’ils s’adressent, comme c’est de lui qu’ils proviennent ; il est le commencement et la fin, l’instrument et l’objet des décrets de Dieu qui, dans ce monde créé pour l’homme, a voulu que tout se fît par les mains de l’homme, et rien selon ses desseins. Dieu emploie la volonté humaine à accomplir des intentions que l’homme n’a point eues, et le laisse marcher librement vers un but qu’il n’a pas choisi. Mais l’homme en butte aux événements ne tombe point sous leur servitude ; si l’impuissance est sa condition, la liberté est sa nature ; les sentiments, les idées, les volontés que lui inspireront les choses extérieures émaneront de lui seul ; en lui réside une force indépendante et spontanée qui repousse et brave l’empire que subira son sort. Ainsi fut fait le monde ; ainsi Shakespeare a conçu la tragédie. Donnez-lui un événement obscur, éloigné ; qu’à travers une série d’incidents plus ou moins connus, il soit tenu de le conduire vers un résultat déterminé : au milieu de ces faits, il place une passion, un caractère, et met dans la main de sa créature tous les fils de l’action. Les événements suivent leur route, l’homme entre dans la sienne ; il emploie sa force à les détourner de la direction dont il ne veut pas, à les vaincre quand ils le traversent, à les éluder quand ils l’embarrassent ; il les soumet un moment à son pouvoir pour les retrouver bientôt, plus ennemis, dans le cours nouveau qu’il leur a fait prendre, et il succombe enfin, mais tout entier, dans la lutte où se brisent sa destinée et sa vie.

La puissance de l’homme aux prises avec la puissance du sort, tel est le spectacle qui a saisi et inspiré le génie dramatique de Shakespeare. L’apercevant pour la première fois dans la catastrophe de Roméo et Juliette, il avait senti tout à coup la volonté glacée de terreur à l’aspect de cette vaste disproportion entre les efforts de l’homme et l’inflexibilité du destin, l’immensité de nos désirs et la nullité de nos moyens. Dans Hamlet, la seconde de ses tragédies, il en reproduit le tableau avec une sorte d’effroi. Un sentiment de devoir vient de prescrire à Hamlet un projet terrible ; il ne croit pas que rien lui permette de s’y soustraire ; et, dès le premier instant, il lui sacrifie tout, son amour, son amour-propre, ses plaisirs, les études même de sa jeunesse. Il n’a plus qu’un but au monde, c’est de constater le crime qui a tué son père et de le punir. Que, pour accomplir ce dessein, il faille briser le cœur de celle qu’il aime ; que, dans le cours des incidents qu’il fait naître pour y parvenir, une méprise le rende le meurtrier de l’inoffensif Polonius ; qu’il devienne lui-même un objet de risée et de mépris ; il n’y songe seulement pas ; ce sont les résultats nécessaires de sa détermination, et dans cette détermination est concentrée toute son existence. Mais il veut l’accomplir avec certitude ; il veut être assuré que le coup sera légitime et qu’il ne le manquera pas. Dès lors s’accumulent devant ses pas les doutes, les difficultés, les obstacles qu’oppose toujours le cours des choses à l’homme qui prétend se l’assujettir. En observant moins philosophiquement ses entraves, Hamlet les surmonterait plus aisément ; mais l’hésitation, la crainte qu’elles inspirent font partie de leur puissance, et Hamlet doit la subir tout entière. Cependant rien ne l’ébranlé, rien ne le détourne ; il avance, bien que lentement, les yeux constamment fixés sur son but ; soit qu’il fasse naître une occasion, soit qu’il la saisisse, chaque pas est un progrès ; il semble toucher au dernier période de son dessein. Mais le temps a fourni sa carrière ; la Providence est à son terme ; les événements que Hamlet a préparés se précipitent sans son concours ; ils se consomment par lui et contre lui ; et il tombe victime des décrets dont il a assuré l’accomplissement, destiné à montrer combien l’homme compte pour peu de chose, même dans ce qu’il a voulu.

Déjà plus aguerri au spectacle de la vie humaine, Richard III, au début de sa sanglante carrière, contemple, mais d’un œil ferme, cette immense disproportion sous laquelle succombait sans cesse la pensée du courageux mais novice Hamlet ; Richard ne s’en promet que plus d’orgueil et de plaisir à dompter cette force ennemie ; il veut donner un démenti au sort qui paraît l’avoir désigné pour l’abaissement et le mépris. En effet, on va le voir commander en vainqueur aux chances de sa vie ; les événements naîtront de ses mains, portant l’empreinte de ses volontés ; comme sa pensée les a conçus, sa puissance les accomplit ; il achève ce qu’il a projeté, élève son existence à la hauteur de son ambition..., et s’abîme au moment marqué par l’inflexible destin pour faire éclater, au milieu de ses succès, le châtiment de ses crimes. Macbeth, Othello, Coriolan, également actifs et aveugles dans la conduite de leur destinée, attirent de même sur eux, avec la force d’une volonté passionnée, l’événement qui doit les écraser. Brutus meurt de la mort de César ; nul, plus que lui-même n’a voulu le coup qui le tue ; nul ne s’y est déterminé par un choix plus libre de sa raison ; il n’a pas eu, comme Hamlet, une apparition qui lui vint dicter son devoir ; en lui seul il a retrouvé cette loi sévère à laquelle il a sacrifié son repos, ses affections, ses penchants ; nul homme n’est plus maître de lui-même, et comme tous, impuissant contre le sort, il meurt ; avec lui périt la liberté qu’il a voulu sauver ; l’espoir même de rendre sa mort utile ne luit point à ses yeux ; et cependant Shakespeare ne lui fait pas dire en mourant : « Ô vertu, tu n’es qu’un vain nom ! »

C’est qu’au-dessus de ce jeu terrible de l’homme contre la nécessité, plane son existence morale, indépendante, souveraine, exempte des hasards du combat. Le génie puissant dont le regard avait embrassé la destinée humaine n’en pouvait méconnaître le sublime secret ; un instinct sûr lui révélait cette explication dernière, sans laquelle il n’y a que ténèbres et incertitude. Aussi, muni du fil moral qui ne se rompt jamais dans ses mains, marche-t-il d’un pas ferme à travers les embarras des circonstances et les perplexités des sentiments divers ; rien de plus simple, au fond, que l’action de Shakespeare ; rien de moins compliqué que l’impression qu’on en reçoit. L’intérêt ne s’y partage point et s’y balance encore moins entre deux penchants opposés, deux affections puissantes. Dès que les personnages sont connus, dès que la situation est développée, on a fait son choix ; on sait ce qu’on désire, ce qu’on craint, qui l’on hait et qui l’on aime. Les devoirs ne se combattent pas plus que les intérêts ; la conscience ne flotte pas plus que les affections. Au milieu des révolutions politiques, dans ces temps où la société en guerre avec elle-même ne peut plus diriger les individus par ces lois qu’elle leur imposait pour le maintien de son unité, alors seulement le jugement de Shakespeare hésite et laisse hésiter le nôtre ; lui-même ne démêle plus bien où est le droit, ce que veut le devoir, et ne sait plus nous le faire pressentir. Le Roi Jean, Richard II, les Henri VI, en offrent l’exemple. Partout ailleurs, la situation morale est claire, sans ambiguïté comme sans complaisance. Les personnages n’y marchent point ou trompeurs ou trompés, entre le vice et la vertu, la faiblesse et le crime ; ce qu’ils sont, ils le sont franchement, nettement ; leurs actions sont dessinées à grands traits ; l’œil le plus débile ne saurait s’y méprendre. Et cependant, science admirable de la vérité ! dans ces actions si positives, si complètes, si conséquentes, vivent et se déploient toutes les inconséquences, tous les bizarres mélanges de la nature humaine. Macbeth a bien pris son parti sur le crime ; aucun fil ne retient plus ses actions à la vertu ; et cependant qui peut douter que, dans le caractère de Macbeth, à côté des passions qui poussent au crime n’existent encore les penchants qui font la vertu ? La mère de Hamlet n’a gardé, dans son incestueux amour, aucune mesure ; elle connaît son crime et le commet ; sa situation est celle d’une effrontée coupable ; son âme est celle d’une femme qui pourrait aimer la pudeur et se trouver heureuse dans les liens du devoir. Claudius même, le scélérat Claudius voudrait encore pouvoir prier ; il ne le peut, mais il le voudrait. Ainsi le coup d’œil du philosophe éclaire et dirige l’imagination du poëte ; ainsi l’homme n’apparaît à Shakespeare que muni de tout ce qui appartient à sa nature. La vérité est toujours là, devant les yeux du poëte : il les baisse et il écrit.

Mais il est une vérité que Shakespeare n’observe point de la sorte, qu’il tire de lui-même, et sans laquelle toutes celles qu’il contemple au-dehors ne seraient que des images froides et stériles : c’est le sentiment qu’elles excitent en lui. Ce sentiment est le lien mystérieux qui nous unit au monde extérieur et nous le fait vraiment connaître ; quand notre pensée a considéré les réalités, notre âme s’émeut d’une impression analogue et spontanée ; sans la colère qu’inspire la vue du crime, d’où nous viendrait la révélation de ce qui le rend odieux ? Nul n’a réuni, au même degré que Shakespeare, ce double caractère de l’observateur impartial et de l’homme profondément sensible. Supérieur à tout par la raison, accessible à tout par la sympathie, il ne voit rien qu’il ne le juge, et il le juge parce qu’il le sent. Celui qui n’eût pas détesté Iago eût-il pénétré, comme Shakespeare, dans les replis de son exécrable caractère ? À l’horreur qu’il ressent pour le criminel est due l’effrayante énergie du langage qu’il lui prête. Qui pourrait nous faire trembler, comme lady Macbeth elle-même, de l’action qu’elle prépare avec si peu de crainte ? Mais s’agit-il d’exprimer la pitié, la tendresse, l’abandon de l’amour, l’égarement des terreurs maternelles, les fermes et profondes douleurs d’une amitié virile ? Alors l’observateur peut quitter son poste, le juge son tribunal ; c’est Shakespeare lui-même qui s’épanche avec l’abondance de sa nature ; ce sont les sentiments familiers à son âme qui s’émeuvent au moindre contact de son imagination. Les femmes, les enfants, les vieillards, qui les a peints comme lui ? Où l’ingénuité d’un amour permis a-t-elle fait naître une fleur plus pure que Desdemona ? La vieillesse indignement abandonnée, livrée à la démence par la faiblesse de l’âge et la violence de la douleur, se répandit-elle jamais en lamentations plus pathétiques que dans le Roi Lear ? Qui ne se sentira le cœur assailli de toutes les émotions pleines d’angoisse que peut inspirer l’enfance, en voyant la scène où Hubert, selon sa promesse au roi Jean, veut faire brûler les yeux du jeune Arthur ? Et si ce projet barbare recevait son exécution, qui pourrait la supporter ? Mais Shakespeare alors ne l’eut pas retracée : il y a des douleurs devant lesquelles il s’arrête ; il prend pitié de lui-même et repousse des impressions trop difficiles à soutenir. À peine permet-il quelques mots à Juliette entre la mort de Roméo et la sienne ; Macduff se taira après le massacre de sa femme et de ses enfants ; et Shakespeare a voulu que Constance fût morte avant de nous apprendre la mort d’Arthur. Othello seul aborde sans ménagement toute sa souffrance ; mais son malheur était si horrible, quand il ne le connaissait pas, que l’impression qu’il en reçoit, après la découverte de son erreur, devient presque un soulagement.

Ainsi ému de ce qui nous émeut, Shakespeare obtient notre confiance ; nous nous abandonnons avec sécurité à cette âme toujours ouverte où nos sentiments ont déjà retenti, à cette imagination toujours prête où s’empreint l’éclat du soleil d’Italie et qu’obscurciront les sombres brouillards du Danemark. Dramatique dans la peinture des jeux d’une mère avec son enfant, simple dans la terrible apparition qui ouvre la scène de Hamlet, le poëte ne manquera jamais aux réalités qu’il doit nous peindre, ni l’homme aux émotions dont il veut nous pénétrer.

Pourquoi donc sommes-nous quelquefois péniblement contraints de nous arrêter en le suivant ? Pourquoi une sorte d’impatience et de fatigue vient-elle assez souvent nous troubler dans l’admiration qu’il nous inspire ? Un malheur est arrivé à Shakespeare ; prodigue de ses richesses, il n’a pas toujours su les distribuer à propos ni avec art. Ce fut aussi quelquefois le malheur de Corneille. Les idées se pressaient autour de Corneille, confuses et tumultueuses, comme autour de Shakespeare, et ni l’un ni l’autre n’a eu le courage de traiter son propre esprit avec une prudente sévérité. Ils oublient la situation du personnage en faveur des pensées qu’elle suscite dans l’âme du poëte. Dans Shakespeare surtout, cette excessive complaisance pour lui-même arrête et interrompt quelquefois, d’une manière fatale à l’effet dramatique, l’ébranlement qu’a reçu le spectateur. Ce n’est pas seulement, comme dans Corneille, l’ingénieuse loquacité d’un esprit un peu bavard ; c’est l’inquiète et bizarre rêverie d’un esprit étonné de ses propres découvertes, ne sachant comment reproduire toute l’impression qu’il en reçoit, et forçant, entassant les idées, les images, les expressions, pour réveiller en nous des sentiment pareils à ceux qui l’oppressent. Ces sentiments longuement développés ne sont pas toujours ceux qui doivent occuper le personnage ; et non seulement l’harmonie de la situation en est altérée, mais nous nous voyons contraints à un certain travail qui achève de nous en distraire. Toujours simples dans leurs émotions, les héros de Shakespeare ne le sont pas également dans leurs discours ; toujours vrais et naturels dans leurs idées, ils ne le sont pas aussi constamment dans les combinaisons qu’ils en forment. La vue du poëte embrassait un champ immense, et son imagination, le parcourant avec une rapidité merveilleuse, saisissait entre les objets mille rapports éloignés ou bizarres, et passait de l’un à l’autre par une multitude de transitions brusques et singulières qu’elle imposait ensuite aux personnages et aux spectateurs. De là est né le vrai, le grand défaut de Shakespeare, le seul qui vienne de lui-même, et qui se produise quelquefois dans ses plus belles compositions ; c’est l’apparence trompeuse d’une recherche pleine d’effort qui n’est due au contraire qu’à l’absence du travail. Accoutumé par le goût de son siècle à réunir souvent les idées et les expressions par leurs relations les plus lointaines, il en contracta l’habitude de cette subtilité savante qui aperçoit tout, rapproche tout et ne fait grâce de rien ; elle a gâté plus d’une fois la gaieté de ses comédies comme le pathétique de ses tragédies. Si la méditation eût instruit Shakespeare à se replier sur lui-même, à contempler sa propre force et à la concentrer en la ménageant, il eût bientôt rejeté l’abus qu’il en a fait, et il n’eût pas tardé à reconnaître que ni ses héros, ni ses spectateurs ne pouvaient le suivre dans ce prodigieux mouvement d’idées, de sentiments et d’intentions qui, à chaque occasion, au moindre prétexte, se soulevaient et s’obstruaient dans sa propre pensée.

Mais autant que, par les détails rares et incertains qui nous ont été transmis sur sa personne et sa vie, on peut concevoir aujourd’hui son caractère, tout porte à croire que Shakespeare ne prit jamais tant de soin de ses travaux ni de sa gloire. Plus disposé à jouir de lui-même qu’à s’en rendre compte, docile à l’inspiration plutôt que dirigé par la conscience de son génie, peu tourmenté du besoin des succès, plus enclin à en douter qu’attentif aux moyens de les préparer, le poëte avança sans mesurer sa route, se découvrant lui-même, pour ainsi dire, à chaque pas, et conservant peut-être encore, à la fin de sa carrière, quelque chose de cette naïve ignorance des merveilleuses richesses qu’il y répandait à pleines mains. Ses sonnets, seuls entre ses œuvres, contiennent quelques allusions à ses sentiments personnels, à la situation de son âme ou de sa vie ; mais on n’y rencontre que bien rarement cette idée, si naturelle à un poëte, de l’immortalité promise à ses vers ; et ce n’était pas un homme qui comptât beaucoup sur la postérité, ou s’en souciât guère, que celui qui s’est montré si peu soigneux de jeter quelque jour sur les seuls monuments de son existence privée que la postérité tienne de lui.

Imprimés pour la première fois en 1609, ces sonnets le furent, sans doute, de l’aveu de Shakespeare ; rien n’indique cependant qu’il ait pris la moindre part à leur publication. Ni lui ni son éditeur n’ont cherché à leur donner un intérêt historique par la désignation des personnes à qui ils furent adressés ou des occasions qui les inspirèrent. Aussi les clartés qu’on y peut entrevoir sur quelques circonstances de sa vie sont-elles si douteuses qu’elles servent plutôt à inquiéter son historien qu’à le conduire. Le style passionné qui y règne, même dans ceux qui évidemment ne s’adressent qu’à un ami, a jeté les commentateurs de Shakespeare dans un grand embarras. De toutes les suppositions hasardées pour l’expliquer, une seule, à mon avis, a quelque vraisemblance. Dans un temps où l’esprit, comme tourmenté de son inexpérience et de sa jeunesse, essayait de toutes les formes, excepté de la simplicité, près d’une cour où l’euphuisme, langage à la mode, avait porté jusque dans la conversation familière les plus bizarres travestissements de personnes et d’idées, il se peut que, pour exprimer des sentiments réels, le poëte ait pris quelquefois, dans ces compositions légères, un rôle et un langage de convention. On sait, par un pamphlet publié en 1598, que les doux sonnets de Shakespeare, déjà célèbres bien qu’il ne fussent pas encore imprimés, faisaient le charme de ses sociétés particulières ; et si l’on remarque que le trait qui les termine est presque toujours répété et retourné dans plusieurs sonnets de suite, on sera bien tenté de les considérer comme de simples amusements d’un esprit que séduisait toujours l’occasion d’exprimer une idée ingénieuse. Insuffisants donc à éclaircir les faits qu’ils indiquent, ce n’est que par des inductions plus ou moins rapprochées que les sonnets de Shakespeare peuvent offrir quelques renseignements sur ce qui remplit sa vie pendant son séjour à Londres, et pendant ces trente années, maintenant si glorieuses, dont il a mis si peu d’intérêt à conserver les détails.

Peut-être sa situation a-t-elle, aussi bien que son caractère, contribué à ce silence. Un sentiment de fierté autant que la modestie a pu disposer Shakespeare à renfermer dans l’oubli une existence dont il était peu satisfait. L’état de comédien n’avait alors, en Angleterre, ni consistance ni éclat. Quelque différence que mette Hamlet entre les acteurs ambulants et ceux qui appartenaient à un théâtre établi, ces derniers devaient porter aussi le poids de la grossièreté du public dont ils dépendaient, et de celle des confrères avec qui ils partageaient la charge de divertir le public. La passion du spectacle fournissait de l’emploi à des gens de tout étage, depuis ceux qu’on dressait aux combats de Tours jusqu’aux enfants de Saint-Paul et aux sociétaires de Black-Friars. C’est probablement de quelque théâtre placé entre ces deux extrêmes que Shakespeare nous donne une si plaisante image dans le Songe d’une nuit d’été. Mais les moyens d’illusion auxquels ont recours les artisans comédiens de ce drame ne sont guère inférieurs à ceux dont se servaient les théâtres les plus relevés. L’acteur crépi de plâtre, chargé de figurer la muraille qui sépare Pyrame et Thisbé, et instruit à écarter les doigts en guise de crevasse, cet homme qui avec sa lanterne, son chien et son buisson, doit signifier le clair de la lune, ne demandaient pas à l’imagination des spectateurs beaucoup plus de complaisance qu’il n’en fallait ailleurs pour se représenter la même scène tantôt comme un jardin rempli de fleurs, puis aussitôt, sans aucun changement, comme un rocher contre lequel vient se briser un vaisseau, puis enfin comme un champ de bataille où quatre hommes, armés d’épées et de boucliers, viennent figurer deux armées en présence23. Il y a lieu de croire que tous ces spectacles rassemblaient à peu près le même public ; du moins est-il certain que les pièces de Shakespeare ont été jouées à Black-Friars et au Globe, deux théâtres différents, bien qu’appartenant à la même Troupe.

Les comédiens ambulants étaient en usage de donner leurs représentations dans les cours d’auberge ; le théâtre en occupait une partie ; les spectateurs remplissaient l’autre et demeuraient à découvert ainsi que les acteurs ; les chambres basses qui formaient le circuit de la cour et les galeries au-dessus offraient des places sans doute plus chères. Les théâtres de Londres avaient été construits sur ce modèle ; et ceux qu’on appelait théâtres publics, par opposition aux salles particulières, avaient gardé la coutume de représenter en plein jour et sans autre toit que le ciel. Le Globe était un théâtre public et Black-Friars une salle particulière ; nul doute que ces derniers établissements ne fussent d’un rang supérieur ; on vit même plus tard la qualité de spectateurs de Black-Friars regardée comme le signe d’un goût plus élégant et plus dédaigneux. Mais de telles distinctions ne se dessinent nettement qu’à la longue, et quand Shakespeare monta sur la scène, les nuances en étaient probablement très confuses. En 1609, Decker, dans un pamphlet intitulé Guis Hornbook, écrit un chapitre sur « la manière dont un homme du bel air doit se conduire au spectacle. » On y voit que, dans les salles publiques ou particulières, le gentilhomme doit d’abord aller prendre place sur le théâtre même : là il s’assiéra à terre ou sur un tabouret, selon qu’il lui conviendra ou non de payer un siège. Il gardera courageusement sort poste malgré les huées du parterre, dût même la populace qui le remplit « lui cracher au nez et lui jeter de la boue au visage » ; ce qu’il convient au gentilhomme de supporter patiemment, en riant « de ces imbéciles animaux-là. » Cependant si la multitude se met à crier à pleine gorge : « Hors d’ici le sot ! » le danger devient assez sérieux pour que le bon goût n’oblige pas le gentilhomme à s’y exposer. Les gens du peuple se faisaient apporter, pendant le spectacle, de la bière, des pommes, et les acteurs en avaient souvent leur part ; on fournissait d’un autre côté aux gentilhommes, pour leur argent, des pipes à fumer, des cartes à jouer ; et il était dans les règles de conduite des élégants habitués du théâtre d’y établir une partie de jeu avant le commencement de la pièce. Guls Hornbook leur recommande de témoigner une grande ardeur à leur jeu, dussent-ils ensuite se rendre l’argent à souper ; rien ne saurait, dit-il, donner plus de relief à un gentilhomme que de lancer ses cartes sur le théâtre après en avoir déchiré trois ou quatre avec les apparences de la fureur. Parler, rire, tourner le dos aux acteurs quand la pièce ou l’auteur déplaît, ce sont les devoirs du spectateur en possession des honneurs de la scène. Ces plaisirs des gentilhommes indiquent assez quels étaient ceux de la populace réunie au parterre, et que les écrits contemporains désignent ordinairement sous le nom de puants 24 Le sort des acteurs voués aux divertissements d’un tel public devait avoir plus d’un dégoût, et il est permis d’attribuer à ce que Shakespeare en avait souffert cette aversion pour les réunions populaires qui se manifeste souvent dans ses ouvrages avec tant d’énergie.

La condition et les mœurs des poëtes qui travaillaient pour le théâtre ne nous donnent pas, sous ces deux rapports, une idée plus honorable des acteurs qui les fréquentaient ; et, pour supposer que Shakespeare jeune, gai, facile, ait échappé à l’influence de ce double caractère de poëte et de comédien, il faut cette foi robuste que les commentateurs ont vouée à leur patron. Shakespeare lui-même nous laisse peu de doute sur des torts qu’il a du moins le mérite de regretter. Il demande, dans un sonnet, que sa fortune « coupable déesse, dit-il de mes mauvaises actions », porte seule le reproche des « moyens publics » auxquels l’a réduit la nécessité de subsister : « De là vient, ajoute-t-il, que mon nom est diffamé et ma nature presque abaissée jusqu’à l’élément dans lequel elle agit, ainsi qu’il arrive à la main du teinturier. Ayez donc pitié de moi, et souhaitez que je puisse être renouvelé, tandis que, soumis et patient, je boirai des potions de vinaigre contre la puissante contagion où je vis25. » Dans le sonnet suivant, s’adressant à la même personne, toujours sur le ton d’une affection confiante à la fois et respectueuse : « Votre tendresse et votre pitié, dit-il, effacent pour moi « l’empreinte que grave sur mon front le reproche vulgaire.

Que m’importera qu’on me qualifie mal ou bien si vous recouvrez de fraîches couleurs ce que j’ai de mauvais, et reconnaissez ce que j’ai de bon26? » Ailleurs il s’afflige de cette tâche qui sépare deux vies unies par l’affection : « Je ne puis, dit-il, toujours t’avouer, de peur que la faute que je pleure ne te fasse rougir ; et tu ne peux m’honorer d’une faveur publique, dans la crainte de déshonorer ton nom27. » Puis il se plaint d’être, sinon calomnié, du moins mal jugé, et de ce que les fragilités de sa « folâtre jeunesse » sont épiées par des censeurs encore plus fragiles que lui28. On devine aisément quelle devait être la nature des faiblesses de Shakespeare ; plusieurs sonnets sur les infidélités, et même sur les vices de la maîtresse qu’il célèbre, indiquent assez que ses écarts n’avaient pas toujours pour objet des personnes capables de les honorer. Cependant, comment supposer que, dans l’état des mœurs au xvie  siècle, la sévérité publique déployât tant de rigueur contre de pareils égarements ? Pour expliquer l’humiliation du poëte, il faut supposer ou quelque scandale fort au-delà de l’usage, ou simplement un déshonneur particulier attaché aux désordres et à l’état de comédien. Cette dernière hypothèse me paraît la plus probable. Aucun reproche grave ne peut, en aucun temps, avoir pesé sur un homme dont ses contemporains n’ont jamais parlé qu’avec une affection pleine d’estime, et que Ben-Johnson déclare « véritablement honnête », sans tirer de cette assertion l’occasion ni le droit de rapporter quelque trait honteux à sa mémoire, quelque tort connu que l’officieux rival n’eût pas manqué de constater en l’excusant.

Peut-être en se rapprochant des classes élevées, frappé du spectacle d’une élégance relative de sentiments et de mœurs qu’il ne soupçonnait pas encore, averti soudain que sa nature lui donnait droit de participer à ces délicatesses jusque-là étrangères à ses habitudes, Shakespeare se sentit-il chargé, par sa situation, de douloureuses entraves ; peut-être s’exagéra-t-il son abaissement, par cette disposition d’une âme fière, d’autant plus accablée d’une condition inégale qu’elle se sent plus digne de l’égalité. Du moins n’est-il pas douteux qu’avec cette circonspection mesurée qui accompagne la fierté aussi bien que la modestie, Shakespeare n’ait travaillé à franchir des distances humiliantes, et qu’il n’y soit parvenu. Sa première dédicace à lord Southampton, celle de Vénus et Adonis, est écrite avec une respectueuse timidité. Celle du poëme de Lucrèce, publié l’année suivante, exprime un attachement reconnaissant, mais sûr d’être accueilli, et il voue à son protecteur « un amour sans mesure. » Le ton de cette préface conforme à celui d’un grand nombre de sonnets, des bienfaits répétés auxquels l’amitié de lord Southampton donna ce mérite qui permet qu’on s’en honore, la vive tendresse que devait inspirer au sensible et confiant Shakespeare l’aimable et généreuse protection d’un jeune homme brillant et considéré, toutes ces circonstances ont fait supposer à quelques commentateurs que lord Southampton pouvait bien avoir été l’objet des inexplicables sonnets du poète. Sans examiner à quel point l’euphuisme, l’exagération du langage poétique et le faux goût du temps ont pu donner à lord Southampton les traits d’une maîtresse adorée, on ne saurait méconnaître que la plupart de ces sonnets s’adressent à une personne d’un rang supérieur, pour qui le dévouement du poëte porte le caractère d’un respect soumis autant que passionné. Plusieurs indiquent des relations littéraires, habituelles, et intimes. Tantôt Shakespeare se félicite d’être guidé et inspiré, tantôt il se plaint de n’être plus seul à recevoir ces inspirations : « J’avoue, dit-il, que tu n’étais pas marié à ma muse29 » ; et cependant la douleur d’un tel partage se reproduit sous toutes les formes de la jalousie, tantôt résignée, tantôt poussée, par des sentiments trop amers, à laisser échapper des reproches pressants, mais contenus dans les bornes du respect. Ailleurs il s’accuse, à ce qu’il semble, d’infidélité envers « un ancien ami » ; il a trop « fréquenté des esprits inconnus », trop livré au monde « les droits chèrement achetés » d’une affection qui l’enchaîne chaque jour par de nouvelles obligations ; mais il revient, et réclame son pardon au nom de la confiance que lui inspire toujours cette affection qu’il a négligée30. Un autre sonnet parle de torts mutuels pardonnés, mais dont la douleur est encore présente31. Si ce ne sont pas là de pures formes de langage employées peut-être dans des occasions bien différentes de celles qu’elles paraissent indiquer, le sentiment qui occupait ainsi la vie intérieure du poëte était aussi orageux que passionné.

Au dehors, cependant, son existence paraît avoir suivi un cours tranquille. Son nom ne se trouve mêlé dans aucune querelle littéraire ; et sans les malignes allusions de l’envieux Ben-Johnson, à peine une critique s’associerait-elle aux éloges qui consacrent sa supériorité. Tous les documents nous montrent enfin Shakespeare placé comme il avait droit de prétendre à l’être, recherché pour le charme de son caractère autant que pour l’agrément de son esprit et l’admiration due à son génie. Un coup d’œil jeté sur les affaires du poëte prouve aussi qu’il commençait à porter, dans les détails de son existence, cette régularité, cet ordre nécessaire à la considération. On le voit achetant successivement dans son pays natal une maison et diverses portions de terre dont il forme bientôt une propriété suffisante pour assurer l’aisance de sa vie. Les profits qu’il retirait du théâtre, en qualité d’auteur et d’acteur, ont été évalués à deux cents livres sterling par an, somme considérable pour le temps ; et si les bienfaits de lord Southampton sont venus au secours de l’économie du poëte, on peut juger que du moins ils n’ont pas été mal employés. Rowe, dans sa vie de Shakespeare, semble croire que les libéralités d’Élizabeth eurent part aussi à la fortune de son poète favori. Le don d’un écusson accordé, ou plutôt confirmé à son père en 1599, prouve en effet l’intention d’honorer sa famille. Mais rien n’indique d’ailleurs que Shakespeare ait obtenu, d’Élizabeth et à sa cour, des marques de distinction supérieures ou même égales à l’accueil que recevait de Louis XIV Molière, comme lui comédien et poëte ; ainsi que Molière, Shakespeare, si l’on en excepte son intimité avec lord Southampton, chercha surtout ses relations habituelles parmi les gens de lettres dont il avait probablement contribué à relever la condition sociale. Le club de la Sirène, fondé par sir Walter Raleigh et où se réunissaient Shakespeare, Ben-Johnson, Beaumont, Fletcher, etc., a été longtemps célèbre par l’éclat des combats d’esprit que s’y livraient Ben-Johnson et Shakespeare, jeu frivole où la vivacité de celui-ci lui donnait un immense avantage sur la lenteur laborieuse de son rival. Les traits qu’on en cite ne valent plus aujourd’hui la peine d’être recueillis. Peu de bons mots sont en état de fournir une carrière de deux siècles.

Qui ne croirait qu’une vie ainsi devenue honorable et douce retiendra longtemps Shakespeare au milieu de sociétés conformes aux besoins de son esprit et sur le théâtre de sa gloire ? Cependant, en 1613 ou 1614 au plus tard, trois ou quatre ans après avoir obtenu de Jacques Ier la direction du théâtre de Black-Friars, sans qu’on puisse entrevoir aucun dégoût de la part du roi à qui il devait cette nouvelle faveur, ni de la part du public auquel il venait de donner Othello et la Tempête, Shakespeare quitte Londres et le théâtre pour aller vivre à Stratford, dans sa maison de Newplace et au milieu de ses champs. Le besoin de la vie de famille s’est-il fait sentir à lui ? Mais il pouvait attirer à Londres sa femme et ses enfants. Rien n’indique qu’il eût été fort tourmenté de cette séparation. Pendant son séjour à Londres, il faisait, dit-on, de fréquents voyages à Stratford ; mais on l’accusait de trouver, même sur la route, des distractions du genre de celles qui avaient pu le consoler, au moins de l’absence de sa femme ; et sir William Davenant s’est vanté hautement de l’intimité du poëte avec sa mère, la belle et spirituelle hôtesse de la Couronne, à Oxford, où Shakespeare s’arrêtait en allant à Stratford. Si les sonnets de Shakespeare devaient être regardés comme l’expression de ses sentiments les plus habituels et les plus chers, on s’étonnerait de n’y jamais rencontrer un seul mot relatif à son pays, à ses enfants, pas même au fils qu’il perdit à l’âge de douze ans. Cependant Shakespeare ne pouvait ignorer la tendresse paternelle : celui qui, dans Macbeth, a peint la pitié sous la forme d’un « pauvre petit nouveau-né tout nu » ; celui qui a fait dire à Coriolan : « Pour ne pas devenir faible et sensible comme une femme, il ne faut pas voir le visage d’une femme ou d’un enfant » ; celui qui a si bien rendu les tendres puérilités de l’amour maternel, celui-là ne pouvait avoir vu ses propres enfants sans ressentir les tendresses de cœur d’un père. Mais Shakespeare, tel que son caractère se présente à notre pensée, avait pu trouver longtemps, dans les distractions du monde, de quoi tenir, dans son âme et sa vie, la place qu’il était capable de donner aux affections. Quoi qu’il en soit, il est plus difficile de démêler les causes qui déterminèrent son départ de Londres, que d’entrevoir celles qui avaient pu y prolonger son séjour. Peut-être quelques infirmités vinrent-elles l’avertir de la nécessité du repos ; peut-être aussi le désir bien naturel de montrer à son pays une existence si différente de celle qu’il en avait emportée lui fit-il hâter le moment de renoncer à des travaux qui n’avaient plus pour dédommagement les plaisirs de la jeunesse.

De nouveaux plaisirs ne devaient pas manquer à Shakespeare dans sa retraite. Une disposition naturelle à jouir vivement de toutes choses rendait également propre au bonheur d’une vie paisible celui qu’elle avait distrait des vicissitudes d’une vie agitée. Le premier mûrier qui ait été introduit dans le canton de Stratford, planté des mains de Shakespeare en un coin de son jardin, de Newplace, a durant plus d’un siècle attesté la douce simplicité des occupations qui remplissaient ses journées. Une aisance suffisante, l’estime et l’amitié de ses voisins, tout semblait lui promettre ce qui couronne si bien une vie brillante, une vieillesse tranquille et honorée, lorsque le 23 avril 1616, le jour même où il avait atteint sa cinquante-deuxième année, la mort vint l’enlever à cette situation commode et calme dont peut-être il n’eût pas toujours livré au repos seul les heureux loisirs.

Rien n’indique le genre de maladie auquel il succomba. Son testament est daté du 25 mars 1616 ; mais la date de février, effacée pour faire place à celle de mars, donne lieu de croire qu’il l’avait commencé un mois auparavant. Il déclare l’avoir écrit en parfaite santé ; mais cette précaution prise si fort à propos dans un âge encore si éloigné de la vieillesse fait présumer que quelque fâcheux symptôme avait éveillé en lui l’idée du danger. Rien n’écarte ou ne confirme cette supposition ; et les derniers jours de Shakespeare sont entourés d’une obscurité encore plus profonde, s’il se peut, que celle de sa vie.

Son testament n’offre rien de remarquable, si ce n’est une nouvelle preuve du peu de place qu’occupait dans sa pensée la femme à qui il s’était si précipitamment uni. Après avoir institué légataire universelle sa fille aînée Susanna, mariée à M. Hall, médecin de Stratford, il laisse des marques d’amitié à plusieurs personnes, parmi lesquelles il oublie sa femme, et ne s’en souvient ensuite que pour lui léguer dans un interligne, non pas le meilleur de ses lits, mais le second après le meilleur 32. Une distraction semblable, réparée de la même manière, se fait remarquer à l’égard de Burbadge, Hemynge et Condell, les seuls de ses camarades de théâtre dont il fasse mention ; il lègue à chacun d’eux, aussi dans un interligne, trente-six schellings pour avoir une bague. Burbadge, le premier acteur de son temps, avait contribué au succès des pièces de Shakespeare ; Hemynge et Condell ont donné, sept ans après sa mort, la première édition complète de ses œuvres dramatiques.

Cette singulière omission du nom de la femme de Shakespeare, si légèrement réparée, indique peut-être plus que de l’oubli ; on est tenté de la regarder comme le signe d’un éloignement ou d’un ressentiment dont l’approche seule de la mort a pu engager le poëte à adoucir un peu la manifestation.

La seconde fille de Shakespeare, Judith, mariée à un marchand de vin, reçut une part beaucoup moins considérable que madame Hall, sa soeur, de l’héritage de leur père. Fut-ce en qualité d’aînée, ou par une prédilection particulière que Shakespeare voulut ainsi avantager Susanna ? Une épitaphe gravée sur le tombeau de celle-ci, morte en 1649, la représente comme « spirituelle au-delà de la portée de son sexe », et ayant en cela « quelque chose de Shakespeare », mais plus encore en ce qu’elle était « sage pour le salut et pleurait avec tous ceux qui pleuraient. » Rien ne nous est parvenu sur Judith, sinon qu’elle ne savait pas écrire, fait constaté par un acte encore existant, où elle a apposé une croix ou quelque autre signe analogue, indiqué par une note marginale comme « le signe de Judith Shakespeare. » Judith laissa trois fils qui moururent sans enfants. Susanna n’eut qu’une fille, mariée d’abord à Thomas Nash et ensuite à sir Bernard Abingdon. Aucun enfant ne naquit de ces deux mariages, et ainsi s’éteignit à la seconde génération la postérité de Shakespeare.

Le jour de sa mort avait été, en Espagne, celui de la mort de Cervantes.

Shakespeare fut enterré dans l’église de Stratford, où subsiste encore son tombeau. Il est représenté de grandeur naturelle, assis dans une niche, un coussin devant lui et une plume à la main. Cette figure avait été dans l’origine, selon l’usage du temps, peinte des couleurs de la vie, les yeux d’un brun clair, la barbe et les cheveux plus foncés. Le pourpoint était écarlate et la robe noire. Les couleurs ternies par le temps en furent rafraîchies en 1748, par les soins de M. John Ward, grand-père de mistriss Siddons et de M. Kemble, sur les profits d’une représentation d’Othello. Mais en 1793, M. Malone, l’un des principaux commentateurs de Shakespeare, fit enduire la statue d’une épaisse couche de blanc, conduit sans doute par cette prévention exclusive en faveur des coutumes modernes qui l’a souvent égaré dans ses commentaires. Un voyageur indigné a, par un quatrain inscrit dans l’Album de l’église de Stratford, appelé la malédiction du poëte sur le profanateur qui « badigeonne son tombeau comme il gâta ses pièces. » Sans adhérer absolument aux dures expressions d’une légitime colère, on ne peut s’empêcher de sourire en retrouvant, dans la couche de blanc de M. Malone, un symbole de l’esprit qui a dicté ses commentaires, et ce caractère général du xviiie  siècle asservi à ses propres goûts, et inhabile à comprendre ce qui n’entrait pas dans la sphère de ses habitudes ou de ses idées.

Bien que cette malencontreuse réparation ait eu l’inconvénient d’altérer la physionomie du portrait de Shakespeare, elle n’a cependant pu tout à fait effacer, dit-on, cette expression de douce sérénité qui paraît avoir caractérisé la figure comme l’âme du poëte. Sur la pierre sépulcrale placée au-dessous de la niche sont gravés quatre vers dont voici la traduction :

« Ami, pour l’amour de Jésus, abstiens-toi de fouiller la poussière ici enclose. Béni soit celui qui épargnera ces pierres, et maudit soit celui qui déplacera mes os ! »

Cette inscription, composée, à ce qu’on croit, par Shakespeare lui-même, fut, dit-on, la cause qui empêcha de transporter son tombeau à Westminster, comme on en avait eu le projet. Il y a peu d’années qu’il se forma, contre le mur de l’église de Stratford, une excavation qui mit à découvert la fosse même où avait été déposé le corps ; le sacristain qui, pour empêcher les déprédations sacrilèges de la curiosité ou de l’admiration, fit la garde près de l’ouverture jusqu’à ce que la voûte fût réparée, ayant essayé de porter la vue au dedans de la tombe, n’y aperçut ni ossement ni cercueil, mais seulement de la poussière. « Il me sembla, ajoute le voyageur qui raconte le fait, que c’était quelque chose que d’avoir vu la poussière de Shakespeare. »

Ce tombeau est aujourd’hui seul en possession des hommages qu’a longtemps partagés avec lui le mûrier de Shakespeare. Vers le milieu du dernier siècle, un M. Castrell, riche ecclésiastique, devint propriétaire de Newplace. Cette habitation, demeurée quelque temps dans la famille Nash, avait depuis passé dans plusieurs mains, et la maison avait été rebâtie, mais le mûrier restait sur pied, objet de la vénération des curieux. M. Castrell, ennuyé des visites qu’il lui attirait, le fit couper, dans l’accès d’une brutalité sauvage que ne se permettrait peut-être pas l’indifférence, mais dont se targue quelquefois cet orgueil furieux de liberté et de propriété qui se croirait compromis s’il s’asservissait à quelque respect pour un sentiment public. Peu d’années après, ce même M. Castrell, sur un démêlé qu’il eut avec la ville de Stratford, à l’occasion d’une légère taxe qu’on exigeait de lui pour sa maison, jura qu’elle ne serait point taxée ; et en effet il la fit abattre et en vendit les matériaux. Quant au mûrier, il fut sauvé en partie du feu auquel l’avait dévoué M. Castrell par un horloger de Stratford, homme de sens, qui gagna beaucoup d’argent à en faire des tabatières, des boîtes à cure-dents et autres petits meubles. La maison où naquit Shakespeare subsiste encore à Stratford, toujours montrée aux voyageurs, qui peuvent y voir toujours, et même, dit-on, y acheter constamment soit la chaise, soit l’épée du poëte, la lanterne qui lui servit à jouer, dans Roméo et Juliette, le rôle du frère Laurence, ou les morceaux de l’arquebuse qui tua le daim de sir Thomas Lucy.

Ce n’est point de la mort de Shakespeare que date, en Angleterre, ce culte dont la dévotion, depuis soixante ans si fervente, semble aujourd’hui répandre, dans quelques parties de l’Europe, un reflet de sa chaleur. Shakespeare mort, Ben-Johnson vivait. Beaumont avait perdu son ami Fletcher, mais il conservait son talent, dont Fletcher avait plutôt affaibli que soutenu les effets. Les besoins de la curiosité l’emportent trop souvent sur ceux du goût, et le plaisir d’aller encore admirer Shakespeare devait céder à l’intérêt plus vif d’aller juger les nouvelles productions de ses émules. Ce ne fut point à sa pédanterie dramatique que Ben-Johnson dut alors l’empire que, du temps de Shakespeare, il n’osait prétendre à partager. Les triomphes du goût classique se bornèrent pour lui aux éloges unanimes des gens de lettres de son temps, peu difficiles en fait de régularité, et toujours heureux d’avoir à venger la science des dédains du vulgaire ; les tragédies et les comédies de Ben-Johnson n’en furent pas moins assez froidement accueillies du public, repoussées même quelquefois avec une irrévérence dont il se faisait ensuite justice dans ses préfaces. Mais ses Masques, espèce d’opéra, obtinrent un succès général ; et plus Ben-Johnson et les érudits s’efforçaient de rendre la comédie et la tragédie ennuyeuses, plus on devait se rejeter sur les Masques. Plusieurs poëtes de l’école de Shakespeare s’appliquaient aussi à satisfaire le goût du public pour le genre de plaisir auquel il l’avait accoutumé. Leurs efforts plus ou moins heureux, mais soutenus avec une grande activité, entretenaient ce goût pour le théâtre qui survit aux époques de ses chefs-d’œuvre. Cinq cent cinquante pièces de théâtre environ, sans compter celles de Shakespeare, Ben-Johnson, Beaumont et Fletcher, furent imprimées avant la restauration de Charles II ; dans ce nombre, trente-huit seulement peuvent dater des temps antérieurs à Shakespeare ; on a vu que, durant sa vie, l’usage n’était pas de faire imprimer les pièces destinées à la représentation : de 1640 à 1660, les puritains fermèrent, ou à peu près, tous les théâtres ; la plupart de ces productions appartiennent donc aux vingt-cinq années qui s’écoulèrent entre la mort de Shakespeare et le commencement des guerres civiles. Voilà sous quel poids a succombé quelque temps la popularité du premier poëte dramatique de l’Angleterre.

Cependant sa mémoire ne périssait point. En 1623, Hemynge et Condell avaient publié la première édition complète de ses pièces, dont treize seulement avaient été imprimées de son vivant. Le respect subsistait toujours ; mais pour qu’une réputation consommée inspire un autre sentiment que le respect, il faut peut-être que le temps vienne à son aide, qu’il l’efface et l’assoupisse d’abord pour lui rendre un jour l’attrait d’une gloire méconnue, pour exciter un jour l’amour-propre et la curiosité des esprits à la rajeunir par un nouvel examen, et à y trouver le charme d’une découverte nouvelle. Un grand écrivain obtient rarement, de la génération qui le suit, les hommages que lui prodiguera la postérité. Quelquefois même de longs espaces de temps sont nécessaires pour que la révolution qu’a commencée un homme supérieur accomplisse son cours et ramène vers lui le monde. Plusieurs causes contribuèrent à prolonger pour Shakespeare cet intervalle de froideur et presque d’oubli.

Les guerres civiles et le triomphe du puritanisme vinrent d’abord, non seulement interrompre toute représentation dramatique, mais détruire, autant qu’il se pouvait, la trace de tout amusement de ce genre. La Restauration amena ensuite en Angleterre un goût étranger, que ne partageait pas toute la nation, mais qui dominait avec la cour. La littérature anglaise prit alors un caractère que n’effaça point, en 1688, une révolution nouvelle ; et les idées françaises, mises en honneur par la gloire littéraire du xviie  siècle, soutenues par celle du xviiie , conservèrent en Angleterre une influence de jeunesse qu’avait perdue la vieille gloire de Shakespeare. Cinquante ans après sa mort, Dryden avait déjà déclaré son idiome un peu « hors d’usage. » Au commencement du xviiie  siècle, lord Shaftesbury se plaint de son style « grossier et barbare, de ses tournures et de son esprit tout à fait passé de mode » ; et Shakespeare fut alors, par cette raison, rejeté de plusieurs collections de poètes modernes. En effet Dryden ne comprenait déjà plus Shakespeare, grammaticalement parlant : on a plusieurs preuves de ce fait, et Dryden a prouvé lui-même, en refaisant ses pièces, que poétiquement il ne le comprenait pas davantage. Non seulement Shakespeare n’était pas compris, bientôt même il ne fut plus connu. En 1707, un poëte nommé Tate donna comme son ouvrage un Roi Lear, dont il a, dit-il, tiré le fond d’une pièce de même nom, qu’un de ses amis l’a engagé à lire comme intéressante. Cette pièce est le Roi Lear de Shakespeare.

Cependant les écrivains distingués n’avaient pas tout à fait cessé d’accorder à Shakespeare une part dans la gloire littéraire de leur pays ; mais c’était timidement et par degrés qu’ils soulevaient le joug des préventions de leur temps. Si, de concert avec Davenant, Dryden avait refait les ouvrages de Shakespeare, Pope, dans l’édition qu’il en donna en 1725, se contente d’en retrancher ce qu’il ne peut se résoudre à regarder comme l’œuvre du génie auquel il rend du moins cet hommage. Quant à ce qu’il faut bien lui laisser, Shakespeare, dit Pope, forcé de pourvoir à sa subsistance, a écrit « pour le peuple », et d’abord sans songer à plaire à des esprits « d’une meilleure sorte. » En 1765, Johnson déjà plus hardi, encouragé par l’aurore d’un retour au goût national, défend vigoureusement les libertés romantiques de Shakespeare contre les prétentions de l’autorité classique ; et s’il accorde quelque chose aux dédains d’un siècle plus poli pour la vulgarité et l’ignorance du vieux poëte, du moins fait-il remarquer qu’à certaines époques le vulgaire c’est toute la nation.

On réimprimait donc et on commentait Shakespeare ; mais les mutilations de ses œuvres obtenaient seules les honneurs de la scène ; le Shakespeare amendé par Dryden, Davenant et tant d’autres, était le seul qu’on osât représenter, et le Tatler ayant à citer des vers de Macbeth, les prenait dans le Macbeth corrigé par Davenant. Ce fut Garrick qui, ne trouvant nulle part, aussi bien que dans Shakespeare, de quoi suffire aux besoins de son propre talent, l’arracha à ces honteuses protections, prêta à cette vieille gloire la fraîcheur de sa jeune renommée, et remit le poëte en possession du théâtre comme de la patriotique admiration des Anglais.

Depuis cette époque, l’orgueil national a, chaque jour, répandu et redoublé cette admiration. Cependant elle demeurait stérile, et Shakespeare régnait, dit sir Walter Scott, « comme un prince grec sur des esclaves persans qui l’adorent, mais sans oser imiter son langage. » Un nouvel élan ne peut être uniquement dû à d’anciens souvenirs ; une ancienne époque, pour porter de nouveaux fruits, a besoin d’être de nouveau fécondée par un mouvement analogue à celui qui lui valut jadis sa fécondité.

Ce mouvement s’est fait sentir en Europe, et l’Angleterre aussi commence à en éprouver l’impulsion ; les romans de sir Walter Scott en sont la preuve ; Mais ce qu’elle devra à Shakespeare dans la direction nouvelle qui se manifeste sur son théâtre, comme dans les autres genres de sa littérature, l’Angleterre ne sera pas seule à le recevoir de lui. Dans la secousse littéraire qui l’agite, l’Europe continentale tourne les yeux vers Shakespeare. L’Allemagne l’a depuis longtemps adopté pour modèle plutôt que pour guide ; et par là elle a peut-être suspendu dans leur cours les sucs vivifiants qui ne viennent colorer qu’un fruit né du sol. Cependant la voie où l’Allemagne est entrée mène à la découverte des vraies richesses ; qu’elle exploite les siennes propres, la fécondité ne lui manquera point. La littérature de l’Espagne, fruit naturel de sa civilisation, possède déjà son caractère original et distinct. L’Italie seule et la France, patries du classique moderne, s’étonnent du premier ébranlement donné à ces opinions qu’elles ont établies avec la rigueur de la nécessité, et soutenues avec l’orgueil de la foi. Le doute ne se présente encore à nous que comme un ennemi dont on commence à craindre les atteintes ; il semble que la discussion porte un aspect menaçant, et que l’examen ne puisse sonder sans renverser. Dans cette situation, on hésite, comme au moment de détruire ce qu’on ne remplacera point ; on a peur de se trouver sans loi, et de ne rien découvrir que l’insuffisance ou l’illégitimité des principes sur lesquels on se plaisait à s’appuyer sans inquiétude.

Ce trouble des esprits ne peut cesser tant que la question sera posée entre la science et la barbarie, les beautés de l’ordre et les effets du désordre, tant qu’on s’obstinera à ne voir, dans le système dont Shakespeare a tracé les premiers contours, qu’une liberté sans frein, une latitude indéfinie laissée aux écarts de l’imagination comme à la course du génie. Si le système romantique a des beautés, il a nécessairement son art et ses règles. Rien n’est beau pour l’homme qui ne doive ses effets à certaines combinaisons dont notre jugement peut toujours nous donner le secret quand nos émotions en ont attesté la puissance. La science ou l’emploi de ces combinaisons constitue l’art. Shakespeare a eu le sien. Il faut le découvrir dans ses ouvrages, examiner de quels moyens il se sert, à quels résultats il aspire. Alors seulement nous connaîtrons vraiment le système ; nous saurons à quel point il peut encore se développer, selon la nature générale de l’art dramatique considéré dans son application à nos sociétés modernes.

Ce n’est point ailleurs, en effet, ce n’est point dans des temps passés ou chez des peuples étrangers à nos mœurs, c’est parmi nous et en nous-mêmes qu’il faut chercher les conditions et les nécessités de la poésie dramatique. Différent en ceci des autres arts, outre les règles absolues que lui impose, comme à tous, l’invariable nature de l’homme, l’art du théâtre a des règles relatives qui découlent de l’état mobile de la société. Dans l’imitation du style antique, les statuaires modernes n’éprouvent d’autre gêne que la difficulté d’atteindre à sa perfection : le plus fervent et le plus puissant adorateur de l’antiquité n’oserait, sur le théâtre le plus soumis, reproduire tout ce qu’il admire dans une tragédie de Sophocle. Il est aisé d’en démêler la cause. Devant une statue ou un tableau, le spectateur reçoit d’abord, du sculpteur ou du peintre, l’impression première qui le saisit ; mais c’est à lui-même à continuer ensuite l’ouvrage. Il s’arrête, il regarde ; sa disposition naturelle, ses souvenirs, ses pensées viennent se grouper autour de l’idée principale qui s’offre à ses yeux, et développent en lui par degrés l’émotion toujours croissante qui va bientôt le dominer. L’artiste n’a fait qu’ébranler, dans le spectateur, la faculté de concevoir et de sentir ; elle s’empare du mouvement qu’elle a reçu, le suit dans sa propre direction, l’accélère par ses propres forces, et crée ainsi elle-même le plaisir dont elle jouit. Que devant un tableau de martyre, l’un s’émeuve de l’expression d’une piété fervente, l’autre de l’aspect d’une douleur résignée ; que la cruauté des bourreaux pénètre celui-ci d’indignation ; qu’une teinte de satisfaction courageuse répandue dans les regards de la victime rappelle au patriote les joies du dévouement à une cause sacrée ; que l’âme du philosophe s’élève par la contemplation de l’homme se sacrifiant à la vérité : peu importe la diversité de ces impressions ; elles sont toutes également naturelles, également libres ; chaque spectateur choisit, pour ainsi dire, le sentiment qui lui convient, et quand il y est entré, aucun fait extérieur ne vient l’y troubler ; nul mouvement n’interrompt celui auquel chacun se livre selon son penchant.

Dans le cours prolongé de l’action dramatique, au contraire, tout change à chaque pas ; chaque moment produit une impression nouvelle. Il a suffi au peintre d’établir, entre le personnage et le spectateur, un premier rapport qui ne varie plus. Il faut que le poëte dramatique renoue sans cesse cette relation, qu’il la maintienne à travers les vicissitudes de situations diverses. Tous les actes où se déploie l’existence humaine, toutes les formes quelle revêt, tous les sentiments qui la peuvent modifier pendant la durée d’un événement toujours compliqué, voilà les nombreux et mobiles objets qu’il présente au public ; et il ne lui est pas permis de se séparer jamais de ses spectateurs, de les laisser un instant seuls et libres ; il faut qu’il agisse incessamment sur eux, qu’à chaque pas il excite dans leur âme des émotions analogues à la situation toujours changeante où il les a placés. Comment y parviendra-t-il s’il ne s’adapte avec soin à leurs dispositions, à leurs penchants, s’il ne répond aux besoins actuels de leur esprit, s’il ne s’adresse constamment à des idées qui leur soient familières, et ne leur parle le langage qu’ils ont coutume d’entendre ? La passion ne nous paraîtra plus aussi touchante si elle se manifeste d’une façon contraire à nos habitudes ; la sympathie ne s’éveillera point avec la même vivacité sur des intérêts auxquels nous avons cessé d’être personnellement sensibles. La nécessité d’apaiser les dieux par un sacrifice humain ne prête pas pour nous, aux discours de Ménélas, la force qu’elle pouvait leur donner chez les Grecs, attachés à leur croyance ; ce n’est pas la farouche chasteté d’Hippolyte qui nous intéresse à son sort ; et la vertu même, pour obtenir de nous le culte affectueux qu’elle a droit d’en attendre, a besoin de s’attacher à des devoirs que nos mœurs nous aient appris à respecter et à chérir.

Soumis donc à la fois aux conditions des arts d’imitation et à celles des arts purement poétiques, tenu, comme l’épopée dans ses récits, de mettre la vie humaine en mouvement, appelé, comme la peinture et la sculpture, à la présenter en personne et sous des traits individuels, le poëte dramatique est obligé de renfermer, dans les vraisemblances d’une action, tous les moyens dont il a besoin pour la faire comprendre. Ses personnages ne peuvent nous dire que ce qu’ils diraient s’ils étaient là, réellement occupés du fait qu’ils nous représentent. Le poëte épique fait, pour ainsi dire, à ses lecteurs, les honneurs de l’édifice où il les introduit ; il les accompagne de ses propres discours, les aide de ses explications, et par la peinture des mœurs, des temps, des lieux, il les dispose à la scène dont il va les rendre témoins, et leur ouvre en tout sens le monde où il veut les transporter et se transporter avec eux. Le personnage dramatique arrive seul, occupé de lui-même ; c’est sans tenir compte du spectateur qu’il va se mettre en communication avec lui ; c’est sans l’appeler ni le guider qu’il doit s’en faire suivre. Ainsi séparés l’un de l’autre, comment parviendront-ils à se rapprocher si une profonde et générale analogie n’existe déjà entre eux ? Évidemment ces héros, qui ne font rien pour le public que sentir, et parler sous ses yeux, n’en seront compris et accueillis qu’autant qu’ils se rencontreront avec lui dans leur manière de concevoir, de sentir, de parler, et l’effet dramatique ne peut résulter que de leur aptitude à s’unir dans les mêmes impressions.

Les impressions de l’homme communiquées à l’homme, telle est en effet l’unique source des effets dramatiques. L’homme seul est le sujet du drame ; l’homme seul en est le théâtre. Son âme est la scène où viennent jouer leur rôle les événements de ce monde ; ce n’est point par leur propre vertu, c’est uniquement par leurs rapports avec l’être moral dont la destinée nous occupe, que les événements prennent part à l’action ; tout caractère dramatique les abandonne dès qu’ils prétendent à exercer sur nous une influence directe, au lieu d’agir par l’intermédiaire d’un personnage sensible, et par l’émotion que nous recevons, à notre tour, de l’émotion qu’ils ont excitée en lui. Pourquoi le récit de Théramène est-il épique et non dramatique ? C’est qu’il s’adresse au spectateur et non à Thésée : Thésée, déjà instruit que son fils est mort, n’est plus capable de se prêter aux impressions du récit. Si, encore incertain, il ne devait arriver à la connaissance de son malheur qu’à travers les angoisses d’une telle relation, les ornements poétiques dont elle est peut-être surchargée n’empêcheraient pas qu’elle ne fût dramatique, car les impressions qu’elle produit seraient pour nous celles d’un personnage intéressé au résultat ; nous les sentirions dans le cœur de Thésée.

Dans le cœur seul de l’homme peut se passer le fait dramatique ; l’évènement qui en est l’occasion ne le constitue point. La mort de l’amant est rendue dramatique par la douleur de l’amante, le danger du fils par l’effroi de sa mère ; quelque horrible que soit l’idée du meurtre d’un enfant, c’est d’Andromaque seule que nous occupe Astyanax. Un tremblement de terre et les bouleversements physiques qui l’accompagnent ne fourniront qu’un spectacle pour les yeux ou le sujet d’un récit épique ; mais la pluie est dramatique sur la tête chauve du vieux Lear, et surtout dans le cœur de ses compagnons, déchiré de la pitié qu’il leur inspire l’apparition d’un spectre ne ferait rien à personne dans la salle si quelqu’un ne s’en effrayait sur le théâtre ; et pour l’effet dramatique du somnambulisme de lady Macbeth, Shakespeare a eu soin d’en rendre témoins un médecin et une femme de chambre, chargés de nous transmettre les terribles impressions qu’ils en reçoivent.

Ainsi l’homme seul occupe la scène ; son existence s’y déploie animée, agrandie par les événements qui s’y rapportent, et qui doivent à ce rapport seul leur caractère théâtral. Dans la comédie, plus petits que la passion qu’ils excitent dans l’homme, les événements empruntent de cette passion une importance risible ; dans la tragédie, plus puissants que les moyens dont l’homme dispose, ils nous émeuvent du spectacle de sa grandeur et de sa faiblesse. Le poëte comique les invente librement, car son art est de faire naître, de l’homme même et de ses travers, les événements dont l’homme s’agite. Cette invention est rarement un mérite pour le poëte tragique, car son œuvre est de démêler et de faire éclater l’homme et son âme au milieu des événements qu’il subit. S’il faut en général que le fond de la tragédie soit pris dans l’histoire des grands et des puissants, c’est que les impressions fortes dont elle veut nous saisir ne peuvent guère nous être communiquées que par des caractères forts, incapables de succomber sous les coups d’une destinée ordinaire. C’est dans le développement de la haute fortune et de ses terribles vicissitudes que paraît l’homme tout entier, avec la richesse et dans l’énergie de sa nature. Ainsi concentré dans l’individu, le spectacle du monde se révèle à nous sur la scène du théâtre ; ainsi, à travers l’âme qui en reçoit l’impression, les événements nous atteignent par la sympathie, source de l’illusion dramatique.

Si l’illusion matérielle était le but des arts, les figures de cire de Curtius surpasseraient toutes les statues de l’antiquité, et un panorama serait le dernier effort de la peinture. S’il s’agissait d’en imposer à la raison et d’imprimer à l’imagination une secousse assez forte pour pervertir le jugement à tel point qu’une représentation théâtrale pût être prise pour l’accomplissement d’un fait réel et actuel, il suffirait de bien peu de scènes pour conduire les spectateurs à ce degré de folie dont l’effet serait de troubler bientôt le spectacle par la violence de leurs émotions. Si même on voulait qu’en présence des objets imités par un art quelconque, l’âme, émue du moins de la réalité des impressions qu’elle en reçoit, éprouvât véritablement les sentiments dont une représentation fictive produit en elle l’image, les travaux du génie n’auraient réussi qu’à multiplier en ce monde les douleurs de la vie avec le spectacle des misères humaines. Cependant ces sentiments nous arrivent, nous pénètrent, et de leur existence dépend l’effet dont le poëte a voulu nous saisir. Nous avons besoin d’y croire pour nous y livrer, et nous n’y croirions pas sans leur attribuer une cause digne de les exciter. Quand nos larmes coulent devant le Portement de croix de Raphaël, il faut, pour que nous les laissions couler, que nous croyions les donner à cette compassion douloureuse qu’élèverait en nous le spectacle réel de ces déchirantes souffrances. Si, dans les émotions que nous inspire Tancrède mourant sur le théâtre, nous ne croyions pas reconnaître celles que nous éprouverions pour Tancrède mourant en réalité, nous nous saurions mauvais gré de cette pitié qui ne serait pas légitimée par son application à des douleurs au moins possibles. Et pourtant nous nous trompons ; ce que nous reconnaissons alors en nous n’est pas cette puissance qui se réveille à la vue des souffrances de nos semblables, puissance pleine d’amertume si elle est réduite à l’inaction, pleine d’activité si elle conserve la liberté et l’espoir de les secourir. Ce n’est point cette puissance, c’est son ombre, c’est l’image de nos traits répétés et frappants dans un miroir, quoique sans vie. Émus à l’aspect de ce que nous serions capables d’éprouver, nous y livrons notre imagination sans avoir rien à demander à notre volonté. Personne n’est tourmenté du besoin impérieux de crier à Tancrède, à Orosmane, à Othello qu’ils s’abusent ; personne ne souffre de ne pouvoir se précipiter au secours de Glocester contre l’exécrable duc de Cornouailles. Ce qu’aurait d’insupportable la situation des spectateurs d’une pareille scène est écarté par l’idée qu’elle n’a rien de réel ; idée qui nous est présente et que nous conservons sans nous apercevoir clairement de sa présence, parce que nous sommes absorbés dans la contemplation des impressions plus vives qui assiègent notre pensée. Si cette idée était claire dans notre esprit, elle ferait évanouir tout le cortège des illusions qui nous environnent, et nous l’appellerions à notre aide pour en amortir l’effet s’il venait à se changer en une vraie douleur. Mais, tant que le spectateur se plaît à l’oublier, l’art doit éviter avec soin, ce qui pourrait lui rappeler que le spectacle qu’il contemple n’a rien de réel. De là vient la nécessité de mettre en accord toutes les parties de la représentation, de ne pas répandre inégalement la force de l’illusion, affaiblie dès qu’elle se laisse reconnaître. C’est ce qui arriverait si, au moment où il se livre à des sentiments qui lui sont familiers, le spectateur était dérangé, c’est-à-dire averti par des formes de mœurs qui lui fussent trop étrangères. De là aussi l’importance d’une certaine attention à l’égard des moyens accessoires, non pour augmenter l’illusion, mais pour ne pas la troubler. Cette illusion morale que veut le drame, l’acteur seul est chargé de la produire. Où trouverait-on des moyens égaux à ceux qu’il possède ? Quelle imitation se soutiendrait à côté de la sienne ? Quel objet de la nature pourrions-nous représenter aussi bien que l’homme, quand c’est l’homme lui-même qui le représente ? Que l’art dramatique ne demande donc point de secours à d’autres imitations qui sont fort au-dessous de celle que l’homme lui peut offrir ; tout ce que doivent à l’illusion morale le machiniste et le décorateur, c’est d’écarter ce qui pourrait lui nuire. Peut-être même l’art aurait-il à redouter de leur part trop d’efforts pour le servir ; qui sait si une trop brillante magie de peinture, employée à rehausser l’effet des décorations, n’affaiblirait pas l’effet dramatique en détournant l’attention vers les prestiges d’un autre art ?

Ces imitations accessoires sont des auxiliaires dangereux, soit que par leur perfection elles s’emparent de l’effet auquel elles devaient simplement contribuer, ou qu’elles le détruisent par leur insuffisance. En Angleterre, comme on l’a vu, le théâtre naissant fut absolument étranger à cet art des décorations, hommage récent rendu à la vraisemblance, et réellement utile à l’illusion dramatique lorsque, sans prétendre à l’augmenter, il empêche seulement qu’elle n’ait à surmonter de trop grossiers obstacles, et prépare l’esprit des spectateurs à se figurer plus nettement la situation où on lui demande de se transporter. Des imaginations plus susceptibles que délicates, plus faciles à émouvoir qu’à détromper, n’avaient pas besoin de ces ménagements qu’exige aujourd’hui une raison inquiète, incessamment occupée à surveiller même nos plaisirs. Ces spectateurs, si peu exigeants sur la décoration du théâtre, l’étaient beaucoup quant au mouvement matériel de la scène ; indulgents pour l’insuffisance et la grossièreté des imitations théâtrales, ils en aimaient la variété, et à peine en apercevaient-ils les inconvenances. De même qu’un homme pouvait, sans nuire à leur émotion, leur représenter la sensible Ophélia, la délicate Desdemona, ils pouvaient voir pointer, à un coin du théâtre, le canon qui devait tuer au côté opposé le duc de Bedford, et ce grand événement ne les frappait pas avec moins de vivacité ; et ils recevaient avec toute la force de l’illusion dramatique l’impression touchante de la mort des deux Talbot, sur un champ de bataille animé par les mouvements de quatre soldats.

Quand cette illusion devient à la fois plus difficile et plus nécessaire à des imaginations moins promptement séduites, à des esprits moins aisément amusés, l’art s’étudie à écarter ce qui pourrait y nuire ; et, en même temps que la représentation des objets matériels se perfectionne, elle intervient plus rarement dans le spectacle de l’action, presque exclusivement réservé à l’homme qui peut seul lui donner les apparences de la réalité. C’est à l’homme que, malgré les habitudes de son temps, Shakespeare sentit qu’il fallait demander ce grand effet. Le mouvement du théâtre, qui faisait avant lui le principal intérêt des ouvrages dramatiques, devint dans les siens un simple accessoire que le goût de son temps ne lui permettait pas de retrancher, dont peut-être même son propre goût ne lui demandait pas le sacrifice, mais qu’il réduisit à sa juste valeur. Peu importe donc que, dans ses pièces, l’illusion morale puisse encore être quelquefois troublée par l’imparfaite représentation d’objets que l’illusion théâtrale ne saurait atteindre ; Shakespeare n’en démêla pas moins la véritable source de cette illusion et n’en chercha pas ailleurs les moyens.

Il en connut également la nature ; il sentit qu’une illusion de ce genre, étrangère à toute erreur des sens ou de la raison, simple résultat d’une disposition de l’âme qui oublie tout pour se contempler elle-même, ne peut se soutenir que par le consentement perpétuel du spectateur à la séduction que le poëte veut exercer sur lui, et qu’ainsi il faut le séduire sans relâche. Quelle que soit la puissance d’une représentation dramatique, elle ne saurait, dès les premiers pas, s’emparer de nous assez complètement pour nous livrer sans défense à tous les sentiments qui viendront nous saisir à mesure que nous avancerons dans la situation où elle nous a placés. Il faut que l’imagination se prête par degrés à cette situation étrangère, que l’âme s’y accoutume et accepte l’empire des impressions qui en doivent naître, comme, dans un malheur ou dans un bonheur inattendu, nous avons besoin de quelque temps pour mettre nos sentiments au niveau de notre sort. Que si, après avoir obtenu notre consentement à cette situation, après nous avoir émus des impressions qui l’accompagnent, le poëte veut imprudemment nous faire passer à une situation, à des impressions nouvelles, le travail est à recommencer, et avec d’autant plus d’effort qu’il faut effacer la trace d’un travail déjà affaibli. Alors l’imagination est refroidie et troublée ; le spectateur se refuse à un mouvement dont on le détourne après lui avoir demandé de s’y livrer. L’illusion s’enfuit, et avec elle l’intérêt ; car, ainsi que l’illusion dramatique, l’intérêt ne peut s’attacher qu’à des impressions continuées et renouvelées dans une seule et même direction.

L’unité d’impression, ce premier secret de l’art dramatique, a été l’âme des grandes conceptions de Shakespeare et l’objet instinctif de son travail assidu, comme elle est le but de toutes les règles inventées par tous les systèmes. Les partisans exclusifs du système classique ont cru qu’on ne pouvait arriver à l’unité d’impression qu’à la faveur de ce qu’on appelle les trois unités. Shakespeare y est parvenu par d’autres moyens. Si la légitimité de ces moyens était reconnue, elle diminuerait fort l’importance attribuée jusqu’ici à certaines formes, à certaines règles, évidemment revêtues d’une autorité abusive si l’art, pour accomplir son dessein, n’a pas besoin des restrictions qu’elles lui imposent et qui le privent souvent d’une partie de ses richesses.

La mobilité de notre imagination, la variété de nos intérêts, l’inconstance de nos penchants ont donné au temps, aux lieux mêmes, une puissance que ne saurait méconnaître le poëte qui veut se servir des affections de l’homme pour exciter la sympathie de ses semblables. S’il leur présente son personnage à des intervalles trop longuement séparés dans la durée de son existence, ils lui demanderont : « Qu’est devenu l’homme que nous connaissions il y a six mois ? » de même que, rencontrant un ami six mois après l’événement qui l’a plongé dans la douleur, nous commençons par nous enquérir discrètement de l’état de cette douleur que nous avons vue si vive, de peur d’entrer en communication avec son âme avant de savoir quel sentiment nous aurons à partager. Obligé de rendre compte des changements survenus, dans le cours de six mois ou d’un an, à des spectateurs qui, tout à l’heure, l’ont vu disparaître de la scène, le héros tragique ne formerait-il pas avec lui-même une étrange disparate ? Le fil de l’identité ne serait-il pas rompu ? Et, loin de lui conserver le même intérêt, n’aurait-on pas quelque peine à l’avouer pour la même personne ?

Dans cette condition de la nature humaine a été puisé le véritable motif des unités de temps et de lieu, si souvent et si mal à propos fondées sur une prétendue nécessité de satisfaire la raison en accommodant la durée de l’action réelle à celle de la représentation théâtrale ; comme si la raison pouvait consentir à ce que, dans l’intervalle d’un entr’acte de quelques minutes, on crût passer du soir au matin sans avoir dormi, ou du matin au soir sans avoir mangé ! comme s’il était plus aisé de prendre trois heures pour un jour que pour une semaine, ou même pour un mois !

Cependant, on ne saurait le nier : l’esprit éprouve une certaine répugnance à voir disparaître devant lui les intervalles de temps et de lieu sans qu’il puisse s’en rendre compte, sans qu’il en reçoive aucune modification. Plus ces intervalles sont considérables, plus son mécontentement s’accroît, car il sent qu’on dérobe ainsi à sa connaissance beaucoup de choses dont il lui appartient de disposer, et il n’aimerait pas qu’on lui répétât trop souvent, comme Crispin à Géronte : « C’est votre léthargie. » Mais ce ne sont point là des difficultés invincibles aux adresses de l’art ; si l’esprit s’effarouche aisément de ce qui trouble, sans son aveu, les habitudes de son allure, il est facile de les lui faire oublier. Mettez-le en vue du but vers lequel vous aurez su porter ses désirs, et dans son élan pour l’atteindre, il ne songera plus à mesurer l’espace que vous l’obligerez de franchir. Dans une lecture intéressante, l’attente fortement excitée nous transporte, sans peine d’un temps à un autre ; notre pensée se préoccupe de l’événement qu’on nous a promis, et ne voit rien dans l’intervalle qui nous en sépare ; et comme elle nous y fait arriver sans avoir, pour ainsi dire, changé de place, à peine nous apercevons-nous que nous ayons dû changer de jour. Quand Claudius et Laërtes sont convenus ensemble de l’assaut d’armes où doit périr Hamlet, entre ce moment et celui de l’événement on ne s’inquiète guère de savoir si deux heures ou une semaine se sont écoulées.

C’est que la chaîne des impressions n’a point été rompue ; c’est que la situation des personnages n’a point changé ; leurs projets sont demeurés les mêmes : leur ardeur n’est pas moins énergique ; le temps n’a point agi sur eux ; il ne compte pour rien dans les sentiments qu’ils nous inspirent ; il les retrouve, et nous avec eux, dans la même disposition d’âme ; et ainsi les époques sont rapprochées par cette unité d’impression qui nous fait dire, à la pensée d’un événement consommé depuis longtemps, mais dont rien encore n’a effacé la trace : « Il me semble que c’était hier. »

Que nous importe en effet le temps qui s’écoule entre les actions dont Macbeth remplit sa carrière de crime ? Quand il ordonne le meurtre de Banquo, celui de Duncan est encore présent à nos yeux ; il semble que c’était hier ; et quand Macbeth se détermine au massacre de la famille de Macduff, on croit le voir pâle encore de l’apparition de Banquo. Aucune de ses actions ne s’est terminée sans rendre nécessaire l’action qui la suit ; elles s’annoncent et s’attirent l’une l’autre, forçant ainsi l’imagination de marcher en avant, pleine de trouble et d’attente. Macbeth, qui, après avoir tué Duncan, est poussé, par la terreur même de son forfait, à tuer les chambellans à qui il veut l’attribuer, ne nous permet pas de douter de la facilité avec laquelle il commettra les forfaits nouveaux dont il aura besoin. Les sorcières qui, dès l’entrée de la scène, se sont emparées de sa destinée, ne nous laissent pas espérer qu’elles accorderont quelque relâche à l’ambition et aux nécessités du crime. Ainsi tous les fils de l’action sont d’abord exposés à nos yeux ; nous suivons, nous prévenons le cours des événements ; aucune hâte ne nous coûte pour arriver à ce que notre imagination dévore d’avance ; les intervalles s’évanouissent avec la succession des idées qui les devaient remplir ; une seule succession se marque dans notre esprit, celle des événements dont se compose le spectacle entraînant qui nous emporte dans sa rapidité ; ils se touchent pour nous dans le temps comme ils se tiennent dans la pensée ; et, quelque durée qui les puisse séparer, c’est une durée vide et inaperçue comme celle du sommeil, comme toutes celles où l’âme ne se manifeste par aucun symptôme sensible de son existence. Qu’est-ce pour notre esprit que l’enchaînement des heures auprès de cet enchaînement des idées ? Et quel poète, soumis à l’unité de temps, la croirait suffisante pour établir, entre les différentes parties de son ouvrage, ce lien puissant qui ne peut résulter que de l’unité d’impression ? Tant il est vrai que celle-là seule est le but, tandis que les autres ne sont que le moyen.

Sans doute ce moyen peut avoir quelquefois son efficacité ; la rapidité d’une grande action exécutée, d’un grand événement accompli dans l’espace de quelques heures, saisit l’imagination et emporte l’âme d’un mouvement auquel elle se livre avec ardeur. Mais peu d’actions comportent en réalité une action si soudaine ; peu d’événements se composent de parties si exactement rapprochées dans le temps et l’espace ; et, sans parler des invraisemblances qu’amène leur cohésion forcée, les surprises qui en résultent troublent bien souvent l’unité d’impression, condition rigoureuse de l’illusion dramatique. Zaïre, passant tout à coup de son amour dévoué pour Orosmane à la plus entière soumission pour la foi et la volonté de Lusignan, a quelque peine à nous rendre, dans sa situation nouvelle, autant d’illusion qu’elle nous en a fait perdre par un si brusque changement. Voltaire a cherché ses effets dans le contraste de l’amour parfaitement heureux avec l’amour au désespoir ; moyen puissant, il est vrai, mais moins puissant peut-être que cette préoccupation d’une situation unique et constante qui ne se développe que pour redoubler le sentiment qu’elle a d’abord inspiré. Ce n’est pas lorsque nous nous sommes bien établis dans une affection qu’il est prudent de chercher à nous émouvoir en faveur d’une affection contraire : Corneille n’a point montré Rodrigue et Chimène ensemble avant la querelle de leurs pères ; il a si peu voulu nous pénétrer de l’idée de leur bonheur que Chimène, à qui on l’annonce, n’y peut croire et trouble par ses pressentiments la situation trop douce dont le poëte s’est bien gardé de nous mettre en possession, de peur qu’ensuite nous n’eussions trop de peine à la sacrifier au devoir qui nous ordonnera d’en sortir. De même nous nous sommes associés aux sentiments de Polyeucte ; nous avons tremblé pour lui avant de connaître l’amour de Pauline et de Sévère ; si notre premier intérêt se fût attaché à cet amour, peut-être nous serait-il difficile d’en ressentir ensuite beaucoup pour Polyeucte, dont la présence lui serait importune. Ainsi quand Zaïre nous a émus comme amante, nous sommes enclins à trouver qu’elle abandonne bien aisément cette situation où elle nous a placés, pour entrer dans celle de fille et de chrétienne. L’indifférence philosophique que lui a donnée Voltaire dans la première scène, pour faciliter plus tard sa conversion, rend plus invraisemblable encore le dévouement qu’elle porte si vite dans un devoir si récemment découvert. Si au contraire, dès le premier instant, Voltaire nous eût montré Zaïre troublée de scrupules et inquiète sur son bonheur, la crainte nous eût préparés d’avance à comprendre dans toute son étendue, à sa première apparition, le malheur qui la menace, et à la voir s’y livrer avec un abandon peu probable, parce qu’il est trop soudain.

L’emploi des péripéties par lesquelles on cherche à déguiser, sous de grands ébranlements, les transitions trop subites que la règle de l’unité de temps peut imposer, rend donc souvent plus saillants les inconvénients de cette règle, en ôtant les moyens de préparer les impressions différentes qu’elle accumule dans un espace trop étroit. C’est au contraire par une impression unique que Shakespeare, du moins dans ses plus belles compositions, s’empare, dès le premier instant, de la pensée, et, par la pensée, de l’espace. Hors du cercle magique qu’il a tracé, il ne laisse rien qui soit assez puissant pour altérer la seule unité dont il ait besoin. La péripétie peut exister pour les personnages, jamais pour le spectateur. Avant de connaître le bonheur d’Othello, nous savons qu’Iago s’apprête à le détruire ; le spectre qui va dévouer la vie de Hamlet à la punition du crime paraît avant lui sur la scène ; et avant que nous ayons vu Macbeth, vertueux, son nom prononcé par les sorcières nous apprend qu’il est destiné à devenir coupable. De même, dans Athalie, toute la pensée de la pièce se déploie, dès la première scène, dans le caractère et les promesses du grand prêtre ; l’impression est commencée ; elle va continuer et s’accroître toujours dans la même direction. Aussi qui pourrait dire qu’un intervalle de huit jours, placé, s’il eût été nécessaire, entre les promesses de Joad et leur accomplissement, eût rompu l’unité d’impression qui résulte de l’invariable constance de ses projets ?

À la constance du caractère, des sentiments, des résolutions, appartient exclusivement cette unité morale qui, bravant les temps et les distances, renferme toutes les parties d’un événement dans une action compacte où ne se laissent plus apercevoir les lacunes de l’unité matérielle. Une passion violemment excitée ne saurait prétendre à un tel effet ; elle a ses orages momentanés dont le cours, soumis à des causes extérieures et variables, doit trouver en peu de temps son terme. Dès que la jalousie s’est emparée du cœur d’Othello, si un intervalle quelconque séparait ce moment de celui qui amène la mort de Desdémona, l’unité serait rompue ; rien ne nous attesterait le lien qui doit unir les premiers transports du More à sa dernière résolution ; il faut donc que l’action marche, se précipite et le précipite lui-même à sa perte, qu’un jour donné à la réflexion l’empêcherait peut-être de consommer. De même le simple tableau des événements, si la présence d’un grand caractère individuel ne vient, en les dominant, leur imprimer sa propre unité, laissera sentir le besoin des unités matérielles ; et les efforts qu’a faits Shakespeare, dans ses pièces historiques, pour s’en rapprocher ou en déguiser l’absence sont un nouvel hommage rendu à cette unité morale qui suffit à tout quand le poëte la possède, et que rien ne remplace quand elle lui manque. Dans Hamlet, dans Macbeth, Shakespeare, inattentif au cours du temps, le laisse passer sans y regarder. Dans ses pièces historiques, au contraire, il le cache et le dissimule par tous les artifices qui peuvent nous abuser sur sa durée ; les scènes se suivent et s’annoncent l’une l’autre de telle sorte qu’un intervalle de plusieurs années semble se renfermer en quelques semaines ou même en quelques jours. Toutes les vraisemblances sont sacrifiées à cette unité théâtrale, que le temps romprait trop facilement entre des événements que ne lie point un principe uniforme. La scène où Richard II apprend d’Aumerle le départ de Bolingbroke pour son exil est celle où il annonce qu’il va partir lui-même pour l’Irlande ; et l’on ne sait pas encore bien à la cour si en effet il s’est embarqué pour ce voyage quand on y reçoit la nouvelle du débarquement de Bolingbroke revenant avec une armée, sous prétexte de réclamer ses droits à la succession de son père mort dans l’intervalle, mais, au fait, pour s’emparer de la couronne dont on le voit presque en possession avant que Richard, rejeté par la tempête sur les côtes d’Angleterre, ait pu être instruit de son arrivée. Et l’on entend dire à la fin de la pièce qui, depuis l’exil de Bolingbroke, n’a pu durer plus de quinze jours, que Mowbray, exilé au même moment que lui, a fait pendant ce temps plusieurs voyages à la terre sainte, et est venu mourir en Italie.

Ces monstrueuses bizarreries ne compteraient assurément pas parmi les preuves du génie de Shakespeare si elles n’attestaient l’empire qu’avait pris sur lui la grande pensée dramatique à laquelle il a tout sacrifié. Soit que, dans ses pièces historiques, il multiplie les invraisemblances et les impossibilités pour dissimuler le cours du temps, soit que, dans ses plus belles tragédies, il le laisse fuir sans s’en inquiéter, c’est toujours l’unité d’impression, source de l’effet théâtral, qu’il poursuit et veut maintenir. Il faut voir dans Macbeth, véritable type de son système, avec quel art il sait vaincre les difficultés qui en naissent, et renouer, dans l’âme du spectateur, la chaîne des lieux et des temps sans cesse brisée dans la réalité ! Macbeth, déterminé à faire périr Macduff qu’il redoute, vient d’apprendre sa fuite en Angleterre ; il quitte la scène, annonçant le projet d’attaquer immédiatement son château, d’égorger sa femme, ses enfants, tout ce qui porte son nom. La scène se rouvre dans le château de Macduff, par une conversation entre lady Macduff et Ross, son parent, qui vient lui apprendre le départ de son mari et lui témoigner des craintes pour elle-même. Les deux scènes, liées ainsi étroitement par la pensée, semblent l’être par le temps ; la distance a disparu : qui songerait à réclamer, comme un intervalle dont on doit lui rendre compte, les lieues qui séparent le château de Macduff du palais de Macbeth, et le temps qu’il a fallu pour les parcourir ? On est entré sans effort dans cette nouvelle partie de la situation ; elle suit son cours ; les assassins se présentent ; le massacre commence. On passe en Angleterre ; on y voit arriver Macduff ; les terribles événements qu’il ignore ont rempli, pour nous, l’intervalle qui doit séparer son départ de son arrivée ; Ross survient quelque temps après et l’instruit de son malheur. Tous deux peignent à Malcolm la désolation de l’Écosse, la haine générale qui s’est soulevée contre Macbeth. L’armée qui doit renverser le tyran est assemblée ; on donne l’ordre du départ. Mais, pendant que l’armée est en route, c’est vers Macbeth que le poëte rappelle notre imagination ; c’est avec lui que nous nous préparons à l’approche des troupes, dont la marche s’accomplit sans que rien nous apprenne à en mesurer la durée, ou nous porte à nous en informer. Presque jamais, dans Shakespeare, les personnages n’arrivent immédiatement dans le lieu pour lequel ils viennent de partir : un si brusque rapprochement serait contraire à l’ordre naturel de la succession des idées. Nous avons vu Richard II partir pour le château de Jean de Gaunt ; c’est chez Jean de Gaunt, et en nous occupant de lui, que nous attendons ensuite Richard, dont le voyage s’est fait sans que notre esprit se puisse plaindre de n’avoir pas été consulté sur le temps qu’il y a employé. De même, entre deux événements évidemment séparés par un intervalle assez long pour que nous n’aimions pas à le voir disparaître sans y prendre quelque part, Shakespeare place une scène qui peut appartenir également à la première ou à la seconde époque, et il nous fait passer de l’une à l’autre sans nous choquer par son intime connexion avec ce qui la précède ou ce qui la suit. Ainsi, dans le Roi Lear, entre le moment où Lear partage son royaume à ses filles, et celui où Gonerille, déjà lassée de la présence de son père, se détermine à s’en débarrasser, prennent place les scènes du château de Glocester, et le commencement de l’intrigue d’Edmond. Guidé par cet instinct qui est la science du génie, le poëte sait que notre imagination parcourra sans effort avec lui le temps et l’espace, s’il lui épargne les invraisemblances morales qui pourraient seules l’arrêter ; c’est dans ce dessein que tantôt il accumule les invraisemblances matérielles, tantôt il épuise les habiletés de son art, et, toujours attentif au but qu’il poursuit, il sait faire rentrer dans l’unité d’action ces artifices, ces moyens préparatoires qu’il emploie pour écarter ce qui troublerait l’illusion dramatique, et pour disposer librement de notre pensée.

L’unité d’action, indispensable à l’unité d’impression, ne pouvait échapper à la vue de Shakespeare. Comment la maintenir, se demande-t-on, au milieu de tant d’événements si mobiles et si compliqués, dans ce champ immense qui embrasse tant de lieux, tant d’années, toutes les conditions sociales et le développement de tant de situations ? Shakespeare y a réussi cependant ; dans Macbeth, Hamlet, Richard III, Roméo et Juliette, l’action, pour être vaste, ne cesse pas d’être une, rapide et complète. C’est que le poëte en a saisi la condition fondamentale, qui consiste à placer le centre d’intérêt là où se trouve le centre d’action. Le personnage qui fait marcher le drame est aussi celui sur qui se porte l’agitation morale du spectateur. On a reproché à Andromaque la duplicité d’action ou du moins d’intérêt, et le reproche n’est pas sans fondement ; ce n’est pas que toutes les parties de l’action ne concourent au même but, mais l’intérêt y est épars, le centre d’action incertain. Si Shakespeare eût eu à traiter un pareil sujet, d’ailleurs peu conforme à la nature de son génie, il eût fait d’Andromaque le centre de l’action aussi bien que de l’intérêt. L’amour maternel eût plané sur toute la pièce, déployant son courage avec ses craintes, ses forces avec ses douleurs ; Shakespeare n’eût pas hésité à faire paraître l’enfant, comme Racine devenu plus hardi l’a fait ensuite dans Athalie. Toutes les émotions du spectateur auraient été attirées vers un seul point ; on eût vu Andromaque, plus active, essayant, pour sauver Astyanax, d’autres moyens que « les pleurs de sa mère », et ramenant toujours, sur son fils et sur elle, une attention que Racine a trop souvent détournée sur les moyens d’action qu’il était contraint de puiser dans les vicissitudes de la destinée d’Hermione. Selon le système imposé dans le xviie  siècle à nos poètes dramatiques, Hermione devait être le centre de l’action, et elle l’est en effet. Sur un théâtre de plus, en plus soumis à l’autorité des femmes et de la cour, l’amour semblait destiné à remplacer la fatalité des anciens : puissance aveugle, inflexible comme la fatalité, conduisant de même ses victimes au but marqué dès les premiers pas, l’amour devenait le point fixe autour duquel devaient tourner toutes choses. Dans Andromaque, l’amour fait d’Hermione un personnage simple, dominé par sa passion, y rapportant tout ce qui se passe sous ses yeux, attentif à se soumettre les événements pour la servir et la satisfaire ; Hermione seule dirige et fait avancer le drame ; Andromaque ne paraît que pour subir une situation aussi impuissante que douloureuse. Une conception pareille peut amener d’admirables développements des affections passives du cœur, mais elle ne constitue pas une action tragique ; et dans les développements qui ne conduisent pas immédiatement à l’action, l’intérêt court risque de s’égarer et de rentrer ensuite avec peine dans la seule direction où il se puisse maintenir.

Quand, au contraire, le centre d’action et le centre d’intérêt sont confondus, quand l’attention du spectateur a été fixée sur le personnage, à la fois actif et immuable, dont le caractère, toujours le même, fera sa destinée toujours changeante, alors les événements qui s’agitent autour d’un tel homme ne nous frappent que par rapport à lui ; l’impression que nous en recevons prend la couleur qu’il leur a lui-même imposée. Richard III marche de complot en complot ; chaque nouveau succès redouble l’effroi que nous a causé d’abord son infernal génie ; la pitié qu’éveille successivement chacune de ses victimes vient se perdre dans les sentiments de haine qui s’amassent sur le persécuteur ; aucun de ces sentiments particuliers ne détourne à son profit nos impressions ; elles se reportent sans cesse, et toujours plus vives, vers l’auteur de tant de crimes ; et ainsi Richard, centre d’action, est en même temps centre d’intérêt ; car l’intérêt dramatique n’est pas seulement l’inquiète pitié que nous ressentons pour le malheur, ou cette affection passionnée que nous inspire la vertu ; c’est aussi la haine, le désir de la vengeance, le besoin de la justice du ciel sur le coupable, comme celui du salut de l’innocent. Tous les sentiments forts, capables d’exalter l’âme humaine, peuvent nous entraîner à leur suite et nous saisir d’un intérêt passionné ; ils n’ont pas besoin de nous promettre le bonheur, ou de nous attacher par la tendresse ; nous pouvons aussi nous élever à ce sublime mépris de la vie qui fait les héros et les martyrs, et à cette noble indignation sous laquelle succombent les tyrans.

Tout peut rentrer dans une action ainsi ramenée à un centre unique d’où émanent et auquel se rapportent tous les événements du drame, toutes les impressions du spectateur. Tout ce qui émeut l’âme de l’homme, tout ce qui agite sa vie peut concourir à l’intérêt dramatique, pourvu que, dirigés vers un même point, marqués d’une même empreinte, les faits les plus divers ne se présentent que comme les satellites du fait principal dont ils augmentent l’éclat et le pouvoir. Rien ne paraîtra trivial, insignifiant ou puéril, si la situation dominante en devient plus vive ou le sentiment général plus profond. La douleur redouble quelquefois par le spectacle de la gaieté ; au milieu du danger une plaisanterie peut exalter le courage. Rien n’est étranger à l’impression que ce qui la détruit ; elle s’alimente et s’accroît de tout ce qui peut s’y confondre. Le babil du jeune Arthur avec Hubert devient déchirant par l’idée de l’horrible barbarie qu’Hubert se prépare à exercer sur lui. C’est un spectacle plein d’émotion que celui de lady Macduff tendrement amusée des saillies de l’esprit naissant de son fils, tandis qu’à sa porte arrivent les assassins qui vont massacrer et ce fils et les autres, et ensuite elle-même. Qui pourrait, sans de telles circonstances, prendre intérêt à cette scène d’enfantillages maternels ? Mais, sans la scène, haïrait-on Macbeth autant qu’on le doit pour ce nouveau crime ? Dans Hamlet, non seulement la scène des fossoyeurs, par le genre des méditations qu’elle inspire, se lie à l’idée générale de la pièce ; mais, et nous le savons, c’est la fosse d’Ophélia qu’ils creusent en présence d’Hamlet, c’est à Ophélia que se rapporteront, quand il en sera instruit, toutes les impressions qu’ont fait naître dans son âme la vue de ces ossements hideux et méprisés, et l’indifférence attachée aux restes matériels de ce qui fut beau et puissant, honoré ou chéri. Aucun détail de ces tristes préparatifs n’est perdu pour le sentiment qu’ils excitent ; l’insensible grossièreté des hommes voués aux habitudes d’un pareil métier, leurs chansons, leurs quolibets, tout porte coup ; et les formes, les moyens du comique rentrent ainsi sans effort dans la tragédie, dont les impressions ne sont jamais plus vives que lorsqu’on les voit près de tomber sur l’homme déjà frappé à son insu et se jouant en présence du malheur qu’il ignore.

Sans cet emploi du comique, sans cette intervention des classes inférieures, combien d’effets dramatiques, qui contribuent puissamment à l’effet général, deviendraient impossibles ! Accommodez au goût de plaisanterie de notre temps la scène du portier de Macbeth, et il n’est personne qui ne frémisse en songeant à la découverte qui va suivre ces accès d’une joie bouffonne, au spectacle de carnage encore caché sous ces restes de l’ivresse d’une fête. Que Hamlet soit le premier mis en relation avec l’ombre de son père ; que de préparations, que d’explications seront indispensables pour nous placer dans l’état d’esprit où doit être un prince, un homme des classes élevées, pour croire à une apparition ! Mais l’apparition a eu lieu d’abord devant des soldats, des hommes simples, plus prêts à s’en effrayer qu’à s’en étonner ; ils se la racontent pendant la veille de la nuit : « C’était ici, au moment où cette étoile qui brille là-bas éclairait ce même point du ciel ; la cloche sonnait aussi une heure… Paix, le voilà qui revient ! » L’effet de terreur est produit, et nous croyons au spectre avant que Hamlet en ait même entendu parler.

Ce n’est pas tout : l’intervention des classes inférieures fournit à Shakespeare un autre moyen d’effet, impraticable dans tout autre système. Le poëte qui peut prendre ses acteurs dans tous les rangs de la société et les présenter dans toutes les situations peut aussi tout mettre en action, c’est-à-dire demeurer constamment dramatique. Dans Jules-César, la scène s’ouvre par le tableau vivant des mouvements et des sentiments populaires : quelle exposition, quel entretien feraient aussi bien connaître le genre de séduction qu’exerce sur les Romains le dictateur, le genre de danger que court la liberté, et l’erreur ainsi que le péril des républicains qui se flattent de la rétablir par la mort de César ? Lorsque Macbeth veut se défaire de Banquo, il n’a point à nous informer de son projet dans la personne d’un confident ni à se faire rendre compte de l’exécution du fait pour nous en instruire ; il fait venir les assassins et cause avec eux ; nous assistons aux artifices par lesquels un tyran fait servir à ses desseins les passions et les malheurs de l’homme ; nous voyons ensuite les meurtriers attendre leur victime, porter le coup, revenir tout sanglants demander leur récompense. Banquo peut alors nous apparaître ; la présence réelle du crime a produit tout son effet ; nous ne refusons aucune des terreurs qui l’accompagnent.

Quand on veut produire l’homme sur la scène dans toute l’énergie de sa nature, ce n’est pas trop d’appeler à son aide l’homme tout entier, de le montrer sous toutes les formes, dans toutes les situations que comporte son existence. La représentation en est non seulement plus complète et plus vive, mais aussi plus véridique. C’est tromper l’esprit sur un événement que de lui en présenter une partie saillante et revêtue des couleurs de la réalité, tandis que l’autre partie est repoussée, effacée dans une conversation ou un récit. De là résulte une impression fausse qui, plus d’une fois, a nui à l’effet des plus beaux ouvrages. Athalie, ce chef-d’œuvre de notre théâtre, nous trouve encore saisis d’une certaine prévention contre Joad et en faveur d’Athalie qu’on ne hait pas assez pour se réjouir de sa perte, qu’on ne craint pas assez pour approuver l’artifice qui l’attire dans le piège. Cependant Athalie n’a pas seulement massacré, pour régner à leur place, les enfants de son fils ; Athalie est une étrangère, soutenue sur le trône par des soldats étrangers ; ennemie du Dieu qu’adore son peuple, elle l’insulte et le bravé par la présence et la pompe d’un culte étranger, tandis que le culte national, sans honneurs, sans pouvoir, pratiqué en tremblant par « un petit nombre d’adorateurs zélés », s’attend chaque jour à succomber sous la haine de Mathan, l’insolent despotisme de la reine et l’avidité de ses lâches courtisans. C’est bien là la tyrannie et le malheur ; c’est bien là ce qui appelle les révoltes des peuples et pousse aux complots les derniers défenseurs de leurs libertés. Et tous ces faits sont consignés dans les discours de Joad, d’Abner, de Mathan, d’Athalie même. Mais ils ne sont que dans les discours ; ce que nous voyons en action, c’est Joad qui conspire avec les moyens que lui laisse encore son ennemie ; c’est la grandeur imposante du caractère d’Athalie, et la ruse qui doit son triomphe sur la force à la pitié méprisante qu’elle a su inspirer par une apparence de faiblesse. La conspiration est sous nos yeux ; nous n’avons fait qu’entendre parler de la tyrannie. Que l’action nous eût révélé les maux que traîne avec soi l’oppression ; que nous eussions vu Joad excité, poussé par les cris des malheureux en proie aux vexations de l’étranger ; que l’indignation patriotique et religieuse du peuple contre un pouvoir « prodigue du sang des misérables » fût venue légitimer à nos propres yeux la conduite de Joad ; l’action ainsi complétée ne laisserait dans notre âme aucune incertitude ; et Athalie nous offrirait peut-être l’idéal de la poésie dramatique, tel du moins que nous ayons pu le concevoir jusqu’à ce jour.

Facilement atteint chez les Grecs, dont la vie et les sentiments peu compliqués se pouvaient résumer en quelques traits larges et simples, cet idéal ne se présentait point aux peuples modernes sous des formes assez générales et assez pures pour recevoir l’application des règles tracées d’après les modèles antiques. La France, pour les adopter, fut contrainte de se resserrer, en quelque sorte, dans un coin de l’existence humaine. Nos poëtes ont employé toutes les forces du génie à mettre en valeur cet étroit espace ; les abîmes du cœur ont été sondés dans toute leur profondeur, mais non dans toutes leurs dimensions. L’illusion dramatique a été cherchée à sa véritable source ; mais on ne lui a pas demandé tous les effets qu’on en pouvait obtenir. Shakespeare nous offre un système plus fécond et plus vaste. Ce serait s’abuser étrangement que de supposer qu’il en a découvert et mis au jour toutes les richesses. Quand on embrasse la destinée humaine sous tous ses aspects et la nature humaine dans toutes les conditions de l’homme sur la terre, on entre en possession d’un trésor inépuisable. C’est le propre d’un tel système d’échapper, par son étendue, à la domination d’un génie spécial. On en peut retrouver les principes dans les ouvrages de Shakespeare ; mais-il ne les a ni pleinement connus, ni toujours respectés. Il doit servir d’exemple, non de modèle. Quelques hommes, même d’un talent supérieur, ont essayé de faire des pièces dans le goût de Shakespeare, sans s’apercevoir qu’il leur manquait une chose ; c’était de les faire comme lui, de les faire pour notre temps, comme celles de Shakespeare furent faites pour le sien. C’est là une entreprise dont personne peut-être n’a encore mûrement considéré les difficultés. On a vu combien d’art et d’efforts avait employés Shakespeare à surmonter celles qui sont inhérentes à son système. Elles sont bien plus grandes de nos jours, et se dévoileraient bien plus complètement à l’esprit de critique qui accompagne aujourd’hui les plus hardis essais du génie. Ce n’est pas seulement à des spectateurs d’un goût plus difficile, d’une imagination plus distraite et plus paresseuse, qu’aurait affaire parmi nous le poëte qui se hasarderait, sur les traces de Shakespeare : il serait appelé à faire mouvoir des personnages embarrassés dans des intérêts bien plus compliqués, préoccupés de sentiments bien plus divers, livrés à des habitudes d’esprit moins simples, à des penchants moins décidés. Ni la science, ni la réflexion, ni les scrupules de la conscience, ni les incertitudes de la pensée n’entravent souvent les héros de Shakespeare ; le doute est peu à leur usage, et la violence de leurs passions fait bientôt passer leur croyance du côté de leurs désirs, ou leurs actions par-dessus leur croyance. Hamlet seul présente ce spectacle confus d’un esprit formé par les lumières de la société, aux prises avec une situation contraire à ses lois ; et il a besoin d’une apparition surnaturelle pour se déterminer à agir, d’un événement fortuit pour accomplir son projet. Sans cesse placés dans une situation analogue, les personnages d’une tragédie conçue aujourd’hui dans le système romantique nous offriraient la même indécision. Les idées se pressent et se croisent maintenant dans l’esprit de l’homme, les devoirs dans sa conscience, les obstacles et les liens autour de sa vie. Au lieu de ces cerveaux électriques, prompts à communiquer l’étincelle qu’ils ont reçue, au lieu de ces hommes ardents et simples dont les projets, comme ceux de Macbeth, « passent aussitôt dans leurs mains », le monde offre maintenant au poëte des esprits pareils à celui de Hamlet, profonds dans l’observation de ces combats intérieurs que notre système classique a puisés dans un état social déjà plus avancé que celui du temps où vécut Shakespeare. Tant de sentiments, tant d’intérêts, tant d’idées, conséquences nécessaires de la civilisation moderne, pourraient devenir, même sous leur plus simple expression, un bagage embarrassant et difficile à porter dans les évolutions rapides et les marches hardies du système romantique.

Cependant il faut satisfaire à tout ; le succès même le veut. Il faut que la raison soit contente en même temps que l’imagination sera occupée. Il faut que les progrès du goût, des lumières de la société et de l’homme, servent, non à diminuer ou à troubler nos jouissances, mais à les rendre dignes de nous-mêmes, et capables de répondre aux besoins nouveaux que nous avons contractés. Avancez sans règle et sans art dans le système romantique ; vous ferez des mélodrames propres à émouvoir en passant la multitude, mais la multitude seule, et pour quelques jours ; comme, en vous traînant sans originalité dans le système classique, vous ne satisferez que cette froide nation littéraire qui ne connaît, dans la nature, rien de plus sérieux que les intérêts de la versification, ni de plus imposant que les trois unités. Ce n’est point là l’œuvre du poëte appelé à la puissance et réservé à la gloire ; il agit sur une plus grande échelle et sait parler aux intelligences supérieures comme aux facultés générales et simples de tous les hommes. Sans doute il faut que la foule accoure aux ouvrages dramatiques dont vous voulez faire un spectacle national ; mais n’espérez pas devenir national si vous ne réunissez dans vos fêtes toutes ces classes de personnes et d’esprits dont la hiérarchie bien liée élève une nation à sa plus haute dignité. Le génie est tenu de suivre la nature humaine dans tous ses développements ; sa force consiste à trouver en lui-même de quoi satisfaire toujours le public tout entier. Une même, tâche est imposée aujourd’hui au gouvernement et à la poésie ; l’un et l’autre doivent exister pour tous, suffire à la fois aux besoins des masses et à ceux des esprits les plus élevés.

Arrêté sans doute par ces conditions dont la sévérité ne se révélera qu’au talent qui saura les remplir, l’art dramatique, en Angleterre même, où, sous la protection de Shakespeare, il aurait la liberté de tout entreprendre, ose à peine aujourd’hui s’essayer timidement à le suivre. Cependant l’Angleterre, la France, l’Europe entière demandent au théâtre des plaisirs et des émotions que ne peut plus donner la représentation inanimée d’un monde qui n’est plus. Le système classique est né de la vie et des mœurs de son temps ; ce temps est passé : son image subsiste brillante dans ses œuvres, mais ne peut plus se reproduire. Près des monuments des siècles écoulés, commencent maintenant à s’élever les monuments d’un autre âge. Quelle en sera la forme ? je l’ignore ; mais le terrain où peuvent s’asseoir leurs fondements se laisse déjà découvrir. Ce terrain n’est pas celui de Corneille et de Racine ; ce n’est pas celui de Shakespeare ; c’est le nôtre ; mais le système de Shakespeare peut fournir, ce me semble, les plans d’après lesquels le génie doit maintenant travailler. Seul, ce système embrasse toutes ces conditions sociales, tous ces sentiments, généraux ou divers, dont le rapprochement et l’activité simultanée forment aujourd’hui pour nous le spectacle des choses humaines. Témoins depuis trente ans des plus grandes révolutions de la société, nous ne resserrons plus volontiers le mouvement de notre esprit dans l’espace étroit de quelque événement de famille, ou dans les agitations d’une passion purement individuelle. La nature et la destinée de l’homme nous ont apparu sous les traits les plus énergiques comme les plus simples, dans toute leur étendue comme avec toute leur mobilité. Il nous faut des tableaux où se renouvelle ce spectacle, où l’homme tout entier se montre et provoque toute notre sympathie. Les dispositions morales qui imposent à la poésie cette nécessité ne changeront point ; on les verra au contraire se manifester et se développer de jour en jour. Des intérêts des devoirs, un mouvement communs à toutes les classes de citoyens, leur rendront chaque jour plus habituelles et plus puissantes ces relations auxquelles se viennent rattacher tous les sentiments publics. Jamais l’art dramatique n’a pu prendre ses sujets dans un ordre d’idées à la fois plus populaire et plus élevé ; jamais la liaison des plus vulgaires intérêts de l’homme avec les principes d’où dépendent ses plus hautes destinées n’a été plus vivement présente à tous les esprits ; et l’importance d’un événement peut maintenant éclater dans ses plus petits détails comme dans ses plus grands résultats. Dans cet état de la société, un nouveau système dramatique doit s’établir. Il sera large et libre, mais non sans principes et sans lois. Il s’établira, comme la liberté, non sur le désordre et l’oubli de tout frein, mais sur des règles plus sévères et d’une observation plus difficile peut-être que celles qu’on réclame encore pour maintenir ce qu’on appelle l’ordre contre ce qu’on nomme la licence.