(1861) Cours familier de littérature. XII « LXXe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins » pp. 185-304
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(1861) Cours familier de littérature. XII « LXXe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins » pp. 185-304

LXXe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins

[Avertissement]

La critique est une grande et importante partie de toute littérature ; quand elle touche simplement à la forme d’un livre, elle est toutefois secondaire. — Question de grammaire, question de goût ; les esprits stériles seuls s’y adonnent ; elle dénigre beaucoup, elle ne produit rien. — Sous ce rapport, il faut la laisser aux esprits méticuleux et jaloux, qui se consolent de leur impuissance en montrant les imperfections des œuvres d’autrui.

Mais il y a une plus haute critique qui touche à la morale et qui est, pour ainsi dire, la conscience du genre humain ; c’est celle qui s’attache à l’histoire et qui, au lieu d’être une grave controverse de mots, est une sévère correction de principes.

C’est de cette seconde nature de critique dont j’ai voulu donner sur moi-même un exemple aujourd’hui dans cet Entretien et que j’insère dans mes œuvres complètes.

Tous mes lecteurs se souviennent que j’ai écrit, en 1847, un livre qu’il ne m’appartient pas de juger littérairement ; livre qui produisit, lors de son apparition, un effet tellement universel que les critiques du temps ne purent le comparer qu’au mouvement de curiosité de l’Émile de J.-J. Rousseau, ou du Génie du christianisme de Chateaubriand. C’était le génie de la révolution française en action dans une histoire ; c’était en même temps le drame du siècle. À peine les presses de Paris, de Bruxelles, de Londres, de Madrid, suffirent-elles à en multiplier les exemplaires et les traductions pour l’impatience des lecteurs. Si j’avais été susceptible d’ivresse d’amour-propre d’écrivain, je me serais cru plus qu’un homme ; mais dès cette époque je connaissais l’engouement, et je ne me fiais pas à ma popularité d’historien. J’attendis vingt ans les retours de sang-froid ; ils vinrent avec les retours d’accusation, les uns mérités, les autres, selon moi, injustes.

On m’accuse d’avoir fait la révolution de 1848, en réhabilitant les principes honnêtes de la révolution de 1789, tout en flétrissant impitoyablement les crimes de 1793. C’était vrai, et je suis loin de m’en repentir.

Je n’avais pas songé à faire une révolution, mais à éclairer d’un jour véridique celle que nos pères avaient faite ou avaient subie il y a plus d’un demi-siècle. Quand j’y aurais songé, y a-t-il un livre capable de soulever une nation de quarante millions d’hommes et de les faire courir aux armes quand ils se sentent légalement et bien gouvernés ? Est-ce que quelques pages de récit pourraient jamais contenir assez de feu pour répandre l’incendie dans l’Europe ? Non, ce qui a fait la révolution de 1848, c’est la révolution de 1830, c’est la coalition parlementaire de 1846, ce sont les banquets agitateurs de 1847.

J’étais et je voulais être étranger à ces trois mesures de renversement du parti orléaniste, qui, après avoir inauguré sur un faux principe le trône du duc d’Orléans, voulait l’asservir parlementairement à ses caprices et à ses ambitions, et, pour l’asservir, voulait agiter la bourgeoisie jusqu’à la fièvre. La révolution de 1848 fut le suicide de ce parti. Qu’il n’accuse pas les autres, et qu’il ne s’en prenne qu’à lui de sa ruine.

Bien que parfaitement étranger aux manœuvres coupables de la coalition orléaniste, légitimiste, républicaine de 1847, la popularité que m’avaient donnée quinze ans d’attente et l’Histoire des Girondins fit tomber cette monarchie, non par mes bras, mais dans mes bras. Je fus l’héritier des fautes de la coalition et des fautes de la maison d’Orléans.

Je fis la république ; la France l’accepta comme un rempart contre la terreur ; puis elle l’abandonna par inconstance et par faiblesse. Alors on retourna contre le livre des Girondins, et les coalisés de 1847 me dirent : C’est toi qui l’as faite ! — La république, c’est ton livre ! — C’était mon livre, en effet, qui ne l’avait pas faite, mais qui l’avait rendue possible en la rendant innocente. Il est certain que, sans le livre des Girondins, la révolution du 24 février était la terreur. — Voilà tout le vrai de ces accusations, voilà tout mon crime.

Aujourd’hui je le réimprime dans mes œuvres complètes, ce livre, tel qu’il fut publié en 1847.

Mais vingt ans ont passé ; je ne me prétends pas impeccable ; je ne me crois ni sans erreur, ni sans faiblesse ; ces faiblesses ou ces erreurs de jugement sur la révolution de 1789, je les avoue, je les déplore, je les signale moi-même dans le commentaire refroidi qui suit pas à pas cette histoire, et je les publie en entier dans mes œuvres complètes, comme un correctif, comme un désaveu partiel de quelques appréciations erronées du livre.

Je m’y accuse moi-même de quelques erreurs et de quelques sophismes. Je n’accuse nullement la révolution comme tendance, je l’accuse comme moyen. Ce n’est point un acte de contrition, c’est un acte de conscience : on en jugera. Je crois devoir publier, non en entier, mais en partie essentielle, ce commentaire des Girondins dans mes Entretiens littéraires, pour lui donner ainsi une publicité plus étendue, plus juste, plus méritoire et quelquefois plus sévère. Pour que le temps nous fasse grâce, faisons-nous justice : nous y gagnerons tous.

Lamartine.

I

Les Persans, nos aînés en sagesse comme en années, regardent la vieillesse comme un don céleste qui permet à l’esprit de thésauriser plus d’intelligence et plus de vérités. Les cheveux blanchis leur paraissent un symptôme de maturité : ils ont exprimé cette opinion dans un proverbe. Les proverbes, en Orient, sont les médailles des langues. Après avoir été monnaie des peuples, les proverbes se retrouvent dans les décombres des nations, et se conservent dans leur mémoire comme des axiomes qu’on ne discute plus. À un proverbe, point de réplique ; on dirait qu’un dieu a parlé là ; en un mot, on incline la tête, on accepte sur parole et on se tait.

Or ce proverbe des Persans, qui fut vraisemblablement déjà proverbe avant Zoroastre, le voici :

Agrandissement d’années, élargissement d’intelligence ;

C’est-à-dire, plus vous avez de temps pour voir les choses humaines, et mieux vous les comprenez. Autrement dit, à mérite égal, les hommes mûrs ont plus de sagesse que les jeunes gens. C’est tellement banal qu’on rougit de le discuter. L’âge n’a-t-il pas eu de tout temps l’autorité de la présomption de sagesse ? A-t-on jamais vu une seule nation (excepté les Abdéritains, peuple fou qui voulait rire) mettre sa jeunesse dans son sénat, demander leurs lumières à ceux qui n’ont rien appris, et leur expérience à ceux qui n’ont pas encore vécu !

Non, ce bal masqué de barbes grises allant recevoir les leçons des imberbes, comme disait Henri IV, serait la nature renversée. Que deviendrait le respect, ce grand auxiliaire moral des gouvernements ? Que deviendrait la société politique, enfance éternelle qui condamnerait les peuples à une éternelle étourderie ? Si le passé n’enseignait pas l’avenir, à quoi bon la mémoire ? Le monde recommencerait tous les jours, et cette succession de folies de jeunesse ne serait qu’une succession de catastrophes dans l’histoire des nations.

L’expérience est donc quelque chose, et les années apportent cette expérience aux esprits sincères. Voilà l’explication et la justification du proverbe persan : Agrandissement d’années, élargissement d’intelligence. La vie est une leçon, et toute leçon doit profiter à celui à qui Dieu l’accorde.

II

Or, en France, où l’on parle si bien, mais où l’on pense trop vite ; en France, où les paradoxes courants prennent si souvent la place des vérités acquises, les partis arriérés ou avancés ont adopté depuis quelques années un proverbe tout contraire, le proverbe du contresens, le proverbe du sophisme. Le sens de ce proverbe est celui-ci : celui qui change d’opinion a tort ; celui qui reçoit les leçons de la vie et qui en profite pour rectifier ou modifier sa pensée est un grand coupable. Malheur et mépris aux esprits progressifs qui s’améliorent, qui se rectifient, qui se corrigent eux-mêmes en vivant ! Ils sont présumés intéressés, versatiles, adulateurs du temps qui court, apostats de leur tradition et d’eux-mêmes. Honneur et respect aux incorrigibles ! Confiance exclusive aux esprits pétrifiés et aux caractères têtus qui, lorsqu’ils ont une fois proféré une erreur ou une sottise, ne s’en dédisent jamais et veulent mourir, comme disait Chateaubriand, ce grand oracle du respect humain dans ce siècle, « non pas conformes à la vérité, mais conformes à eux-mêmes ».

III

J’avoue que je n’ai jamais compris le sens de cet axiome de l’obstination des partis, quels qu’ils soient, en France : « Tu ne changeras pas. »

Tu ne changeras pas, c’est-à-dire tu vivras des jours sans nombre, tu verras des idées justes prendre la place de préjugés absurdes, des trônes s’écrouler sur des fondements vermoulus, des castes s’effacer devant des nations, des gouvernements légitimes se fonder sur les devoirs réciproques des hommes en société de services et de défense mutuels, des démagogues surgir comme les vices incarnés de la multitude, irriter les passions du peuple, les pousser jusqu’au délire, jusqu’au meurtre, s’armer de ces fureurs populaires pour prendre la hache au lieu de sceptre et pour promener, sur ce peuple lui-même, ce niveau de fer qui trouve toujours une tête plus haute que son envie ; tu verras le sang le plus pur ou le plus scélérat couler à torrents dans les rues de tes villes ; tu verras les partis populaires épuisés céder au parti soldatesque, première forme de la tyrannie ; tu verras un soldat popularisé par la victoire prendre à la fois la place de la liberté, du trône et du peuple par un coup de main ; tu le verras provoquer le monde pour le vaincre, changer l’Europe en un champ de bataille annuel, faucher périodiquement les générations nouvelles, plus vite que la nature ne les fait naître, pour son ambition, en sorte que les vieillards se demandaient s’il y aurait encore une jeunesse et si Dieu ne faisait plus naître les générations que pour mourir à vingt ans au signe de ces pourvoyeurs de la gloire.

Tu verras tomber ce gouvernement, en rendant par sa chute la vie à la jeunesse de son peuple ; et, prodige de démence, tu verras après trente ans les peuples déifier ce consommateur de peuples et lui faire un titre de règne du plus grand abus de sang humain qui ait jamais été fait, depuis César, en Occident !

Tu auras vu envahir deux fois la patrie par le reflux inévitable de l’Europe sur ce nid d’aigles qu’on appelle la France, où le conquérant, conquis à son tour, allait devenir la proie de sa proie.

Tu auras vu que la gloire n’est qu’une fumée de sang humain qui monte au ciel, il est vrai, en fascinant les yeux myopes des peuples, mais qui y monte pour défier sa justice et pour provoquer sa vengeance.

Tu auras vu des rois légitimes, héritiers d’un juste décapité, rappelés de l’exil au trône, rapporter la paix, la liberté, la libération du territoire ; adopter ce qu’il y avait de juste dans la révolution ; rétablir la souveraineté représentative du peuple ; faire prospérer leur pays sous la sauvegarde de tous les droits équitablement pondérés ; y faire fleurir l’éloquence de la tribune et de la presse, cette royauté de l’intelligence de niveau avec la royauté du sang ; présider du haut d’un trône populaire à une véritable renaissance de tous les arts de l’esprit, de toutes les industries de la paix ; tu les auras vus, frappés par les armes mêmes qu’ils avaient remises à la nation, odieusement accusés des désastres que leur présence venait réparer, et chassés du trône, d’exil en exil, par l’ingratitude de la liberté.

IV

Tu auras vu un schisme de famille s’emparer de ce trône par voie de popularité fondée sur un mauvais souvenir, hérédité qui ne devait pas être un crime dans les fils innocents des fautes du père, mais qui ne devait pas être non plus un titre à la couronne tombée avec la tête d’un martyr de la royauté.

Tu auras vu tomber à son tour, presque sans secousse, ce roi mal assis sur les débris de sa maison, par la versatilité d’un peuple qui ne sait ni haïr ni aimer longtemps.

Tu auras vu la France remise debout par l’effort de citoyens désintéressés, appelée, sans acception de parti ou de caste, à se gouverner elle-même, s’élever pendant quelques mois à une magnanime modération et à une légalité volontaire, chercher en soi-même les conditions de la liberté, sauver l’ordre, la vie des citoyens, la paix du monde, puis abdiquer déplorablement son propre règne et préférer la gloire d’un nom dynastique à sa propre dynastie républicaine, trop fatigante pour sa faiblesse ; semblable à ces souverains détrônés de nos premières races qui, laissant les ciseaux du moine dépouiller leurs fronts chevelus, regardaient du fond d’un cloître régner à leur place l’élu du camp ou le maire du palais.

Tu auras vu ces mêmes multitudes, qui saluaient l’écroulement des trônes, saluer de leurs acclamations la restauration des trônes ; tu auras vu les tribuns les plus démagogues se transformer en courtisans les plus dévoués, sous prétexte de couronner le peuple en couronnant l’armée. L’armée, peuple en effet, peuple héroïque sur les champs de bataille, peuple qui sauve la patrie en uniforme, mais qui marche à tous les tambours, pour ou contre tous les droits du peuple lui-même, pourvu que la gloire militaire lui dore toutes les causes et lui compte au même taux toutes les journées dans des états de services qui vont du 18 brumaire à Marengo, d’Austerlitz à Waterloo, de Waterloo à Alger, d’Alger à l’acclamation de la république, de l’acclamation de la république au 2 décembre, du 2 décembre à Solferino, de Solferino qui sait où.

Tu auras vu tout cela ; tu auras appris pendant un demi-siècle ce que valent les principes les plus contradictoires de gouvernement ; tu auras partagé le fanatisme presque unanime de 1789 pour la régénération d’un royaume sous l’initiative si bien intentionnée d’un roi philosophe et magnanime, qui se dépouillait lui-même de son sceptre pour donner ce sceptre à son peuple ; tu auras partagé trois ans après l’indignation et le remords de la nation contre l’ingratitude de ce peuple conduisant en pompe son bienfaiteur couronné à l’échafaud et enseignant ainsi à l’histoire que la vertu est un crime et que le premier devoir d’un roi, c’est de régner.

V

Tu auras partagé l’exécration du monde contre ces terroristes de la première république, livrant tous les jours une ration de sang humain à leurs séides, et croyant qu’on bâtit des monuments de liberté sur des fondations de cadavres.

Tu auras partagé l’enthousiasme imprévoyant des armées affamées de gloire et des citoyens affamés d’ordre pour un empire sorti des camps pour expirer sur le sol deux fois conquis de la patrie.

Tu auras accueilli le retour des héritiers de Louis XVI comme une providence, et tu les auras bannis, quelques années après, comme des criminels d’État.

Tu auras eu des hymnes pour une monarchie, dite de Juillet, fondée sur toutes les violations du droit monarchique, et tu auras eu des huées contre elle le lendemain de sa chute.

VI

Tu auras eu des aspirations romaines pour une république légale et pacifique, réconciliant dans une concorde unanime toutes les classes prêtes à s’entredéchirer ! Tu auras été ivre de sécurité et de joie en voyant cette république, qui se craignait elle-même, abolir courageusement la peine de mort le lendemain de son avènement imprévu, de peur d’abuser jamais des armes que tous les régimes s’étaient transmises jusque-là les uns aux autres pour immoler leurs ennemis ; tu auras frémi d’espérance en voyant cette démocratie philosophique déclarer la paix au monde étonné ; tu auras eu le délire de l’admiration en voyant quelques citoyens obéis par le peuple et pressés par d’innombrables prétoriens de la multitude de perpétuer leur dictature ; tu les auras vus, au contraire, appeler la nation entière à se lever debout dans ses comices afin de remettre plus vite cette dictature à la nation représentant cette légitimité des interrègnes ; et quand la nation, relevée par la main de ces hommes de sauvetage, aura repris son aplomb et son sang-froid, tu n’auras eu pour ces citoyens, victimes émissaires de leur dévouement, que des calomnies, des mépris, des outrages, des abandons, pour décourager les abnégations futures, et pour montrer à l’avenir qu’on ne sauve sa patrie qu’à la condition de se perdre soi-même : mauvais exemple qui ne profitera pas à la nation.

VII

Tu auras vu tout cela !

Et l’on voudrait que tu fusses resté le même, sans incrédulité quand tout trompe, sans variation quand tout varie, sans modification quand tout change, sans ébranlement quand tout tombe, sans expérience quand tout enseigne autour de toi ! Royaliste en 89, Jacobin modéré en 1790, Girondin en 1791, terroriste en 1793, thermidorien réactionnaire en 1795, bonapartiste en 1798, consulaire, impérialiste en 1805, bourbonien légitimiste en 1815, orléaniste en 1830, républicain en 1848, napoléonien en 1850, impérialiste en 1852, et aujourd’hui, que sais-je ? agitateur de l’Europe à peine calmée, évocateur de guerres en Occident et en Orient, auxiliaire de l’ambition d’un roi des Alpes pour monopoliser les républiques, les trônes et les tiares en Italie ; dupe de l’Angleterre monopolisant à son tour les mers, les montagnes et les péninsules par la main d’un roi, vice-roi des tempêtes !

VIII

Quoi ! vivre si longtemps ne t’aurait servi qu’à cela ! Tu ne saurais pas aujourd’hui que les plus belles philosophies n’ont que des jours d’explosion et des années de fumée, fumée à travers laquelle on ne reconnaît plus rien que des décombres ; que les peuples, comme des banqueroutiers de la vérité, ne tiennent jamais ce qu’ils promettent ; que les princes les meilleurs ne recueillent que l’assassinat, comme Henri IV, ou le martyre, comme Louis XVI ; que les réformateurs les plus bienfaisants ont pour ennemis les utopistes les plus absurdes ; que les gouvernements héréditaires subissent les dérisions de la nature, qui ne sanctionne pas toujours l’hérédité du génie ou des vertus ; que les gouvernements parlementaires subissent la domination de l’intrigue, la fascination du talent, l’aristocratie de l’avocat, qui prête sa voix à toutes les causes pourvu que l’on applaudisse, et qui est aux assemblées ce que la caste militaire est aux despotes, pourvu qu’ils les payent en grades et en gloire ; que les gouvernements absolus font porter à tous la responsabilité des fautes d’une seule tête ; que les gouvernements à trois pouvoirs sont souvent la lutte de trois factions organisées qui consument le temps des peuples en vaines querelles, qui n’ont d’autre mérite que d’empêcher les grands maux, mais d’empêcher aussi les grandes améliorations, et qui finissent par des Gracques ou par des Césars, ces héritiers naturels des anarchies ou des servitudes ; que les républiques sont la convocation du peuple entier au jour d’écroulement de toute chose pour tout soutenir, le tocsin du salut commun dans l’incendie des révolutions qui menace de consumer l’édifice social ; mais que si ces républiques sauvent tout, elles ne fondent rien, à moins d’une lumière qui n’éclaire pas souvent le fond des masses, d’une capacité qui manque encore au peuple, et d’une vertu publique qui manque plus encore aux classes gouvernementales.

IX

Que vous ayez eu toutes ces nobles illusions du royalisme, des gouvernements à une tête, des gouvernements à trois têtes, des gouvernements de parole, des dictatures ou des républiques dans votre jeunesse, sur la foi des théories toujours séduisantes comme les mirages de l’esprit humain, cela est naturel, honorable même, aux différentes phases d’une vie qui pense. Les théories sont les beaux songes des hommes de bien ; il est glorieux d’être successivement trompé par elles ; ces déceptions sont les douleurs sans doute, mais non les remords de l’esprit. Et l’on veut qu’après soixante années d’épreuves de toutes ces natures de gouvernement, vous vous imposiez la loi de croire ce que vous ne croyez plus, de dire ce que vous ne pensez plus, d’affecter par vanité de constance dans vos opinions une opiniâtreté de mauvaise foi dans des doctrines qui vous ont menti, déçu, trompé tant de fois !

C’est là une ostentation de fausse sagesse qui n’est que la répugnance de l’orgueil humain à confesser sa faiblesse, ou bien ce n’est qu’une improbité d’esprit donnant au monde une fausse monnaie de conviction pour acheter à ce prix l’estime du vulgaire, qui s’attache à ces immutabilités d’attitude comme à des preuves de force, tandis qu’elles ne sont le plus souvent que des impuissances de l’esprit ou des fanfaronnades du caractère.

Je dirai plus, ces immutabilités d’opinion sont une offense à Celui qui a fait de la vie un enseignement à tous les âges, un refus de prêter l’oreille, l’esprit, le cœur à Celui qui nous éclaire par l’expérience, depuis le premier jour où l’homme pense et doute jusqu’au jour où il cesse de penser et de douter. De toutes les heures de la vie, chacune est chargée de nous apporter une vérité ; aucune de ces heures ne vient à nous les mains vides, et c’est peut-être la dernière heure d’une longue vie qui vous apporte la vérité la plus précieuse en récompense de votre sincérité à la rechercher et de votre patience à l’attendre.

X

En résumé, la vie est une leçon que le temps est chargé de donner à l’homme en lui faisant épeler, syllabe par syllabe, les événements.

Celui qui n’a pas changé n’a pas vécu, puisqu’il n’a rien appris.

Celui qui prétend avoir tout su le premier jour est un homme qui n’avait ni raison de naître, ni raison de vivre, ni raison de mourir, car il n’avait rien à apprendre en naissant.

Il n’avait rien appris en vivant, il mourait sans emporter ou sans laisser après lui sur la terre le moindre profit de la vie : théorie de l’immobilité qui fait de l’homme immuable la créature du temps perdu.

Une telle théorie insulte à la fois l’homme et Dieu. N’insistons pas : changer, c’est vivre ; vivre, c’est changer.

La vie n’est pas semblable à ces fontaines d’Auvergne, pleines de sédiments impurs, qui pétrifient ce qu’on leur jette, et qui, au lieu d’une fleur ou d’un fruit, vous rendent une pierre. La vie est un courant qui mène à la vérité, c’est-à-dire au bien. Le temps sait tout ; et nous ne pouvons savoir quelque chose qu’en l’associant à nos ignorances et en lui demandant ses secrets.

XI

Il est donc non-seulement permis de changer en vivant, mais c’est un devoir de conscience. Bien entendu que cette théorie du changement s’applique à l’esprit, mais non au cœur ; que le changement doit être désintéressé et non vénal ; que tout changement qui consiste à abandonner une cause vaincue parce qu’elle est vaincue est une lâcheté ; que tout changement qui consiste à s’allier à une cause victorieuse parce qu’elle est victorieuse est une abjection de caractère ; que changer par ambition, c’est une suspicion légitime de vice ; que changer par cupidité de fortune, est une vénalité du cœur qui déshonore la vérité même ; que changer d’amis quand la fortune les trahit, est une versatilité d’affection qui prouve la courtisanerie de l’âme. Mais que changer d’opinion sans abandonner ses sentiments personnels, ni les vaincus, ni les malheureux, ni les faibles ; changer à ses dépens en s’exposant sciemment, au contraire, aux dénigrements d’intentions, aux colères du respect humain, au mépris des partis et aux souffrances de considération qui suivent ordinairement ces progrès des hommes sincères dans ce qu’ils croient la route des améliorations morales et des vérités progressives, c’est souffrir pour la cause du bien, c’est le martyre d’esprit pour la vérité, martyre que les hommes aggravent par leur fiel et par leur vinaigre, mais que la vérité récompense par les jouissances de la conscience.

Même quand le martyre s’est trompé de cause, il ne s’est pas trompé de vertu !

XII

Je pense ainsi, et voilà pourquoi je ne me reproche point d’avoir changé quelquefois, dans le cours de mes années, d’opinions ou de marche dans les situations diverses où se sont trouvés notre pays et notre temps. Je me reprocherais plutôt de n’avoir pas assez changé, c’est-à-dire de n’avoir pas assez profité du temps que Dieu m’a laissé vivre pour me transformer davantage encore ; d’avoir peut-être trop sacrifié aux convenances, aux situations antécédentes, au respect humain, à toutes ces considérations personnelles qui empêchent de se démentir plus franchement de ce qu’on a dit étourdiment sur la foi d’autrui dans son âge d’ignorance : toutes choses qui sont louables au point de vue du monde, mais qui sont méprisables au point de vue de Dieu ; freins timides qui retardent la marche de la pensée d’un siècle par la difficulté d’avouer que le vieil homme est mort en vous, qu’on est un nouvel homme, et par le désir naturel, mais coupable, de concilier vaniteusement en vous l’homme d’hier et l’homme d’aujourd’hui.

Dire : « Je me suis trompé », c’est le prosternement de l’orgueil, et cet orgueil, cependant, il faut le fouler aux pieds, si l’on veut être honnête homme jusqu’à la moelle, et mériter l’indulgence du juge futur, en acceptant les sévérités et les humiliations du juge présent.

Et voilà pourquoi je changerais encore sans hésitation si je venais à découvrir que mes opinions actuelles sont des erreurs, et qu’il y a des routes nouvellement découvertes dans lesquelles la marche est plus sûre, le sol plus solide et les vertus sociales plus mûres et plus abondantes pour l’humanité.

XIII

Est-il donc étonnant que pensant ainsi et qu’ayant le sentiment, je dirai presque le remords, de quelques erreurs de jugement commises par moi dans l’appréciation des actes et des hommes de la première Révolution française (Histoire des Girondins), est-il étonnant, dis-je, que je relise sévèrement ce livre (qui fut un événement, j’en conviens, et qui vit encore d’une forte vie à l’heure où je parle), et que je présente aujourd’hui le curieux phénomène d’un écrivain critique après avoir été historien, et qui juge à vingt ans de distance, en pleine maturité, le livre écrit par lui-même à une autre époque de son siècle et sous d’autres impressions de son esprit ? Un seul exemple de cette critique de soi-même a été donné en France dans l’opuscule intitulé : Rousseau juge de Jean-Jacques. Mais si je n’ai pas reçu de la nature le style et l’éloquence de J.-J. Rousseau, je n’ai pas reçu non plus sa féroce personnalité ; et si le lecteur a quelque excès à craindre de ma plume dans ce jugement sur moi-même, ce n’est pas, à coup sûr, l’excès d’orgueil ; ce serait plutôt l’excès de sévérité. La vie m’a appris à être modeste, et les événements publics, comme les événements privés, qui m’ont écrasé sans m’aplatir, ne me laissent de mes œuvres ou de mes actes qu’une fière humiliation devant les hommes et une humble humilité devant Dieu.

L’humiliation, c’est la peine ; l’humilité, c’est la leçon !

XIV

Or, quel était l’état des choses en France, et quelles étaient mes propres dispositions d’esprit en 1846, quand j’écrivis cette histoire ?

L’esprit de la France était très troublé, très peu propre par conséquent à jeter un regard d’ensemble et surtout un regard impartial sur la Révolution française, très peu propre aussi à porter un jugement sain et définitif sur les hommes qui avaient été, en bien ou en mal, les grands acteurs de cette révolution.

M. Thiers, dont on ne m’accusera pas de dénigrer les grandes œuvres historiques (voyez mes Entretiens sur l’Histoire de l’Empire, que j’ai appelée, le premier, le livre du siècle), M. Thiers n’était pas encore ce qu’il est ; l’âge et la vie publique pleine de bon sens, de fautes expiées, de leçons terribles, n’avaient pas donné encore à son esprit ce sens de la moralité ou de l’immoralité des événements et des caractères qui est la vertu de l’histoire. Il écrivait au point de vue du succès, non au point de vue de la morale. Il venait d’écrire ainsi sans profondeur, sans philosophie, sans justice, une histoire de la Révolution qui n’était qu’une adulation à la Révolution elle-même. On avait fait à ce livre, très superficiel selon moi, une vogue de circonstance et une popularité de parti. Plus j’ai étudié les faits, les hommes, les événements de la Révolution française, plus ce livre a baissé dans mon esprit ; mais habent sua fata libelli . Cette histoire amnistiait les erreurs, les tyrannies, les sévices même de la Révolution ; elle faisait remonter la colère et le mépris de la nation jusque sur les victimes. Son mérite était précisément d’être fausse. Il fallait des passions et non des principes à la démocratie ; elle avait trouvé un jeune homme de talent, elle lui dit : « Fais mon portrait, mais flatte-moi, et défigure mes ennemis, je te nommerai peintre du peuple. »

Du côté opposé, les historiens de la Révolution dans le parti royaliste, religieux, aristocratique, n’avaient écrit sous le nom d’histoire que le martyrologe des victimes de 1791 à 1794 ; ils avaient barbouillé de sang tous les principes les plus saints et les plus innocents de la philosophie révolutionnaire du dix-huitième siècle. Parce que Danton, Marat, Robespierre, avaient été des meurtriers, il semblait, à les lire, que la liberté modérée, l’égalité devant la loi, la tolérance devant Dieu, la représentation de toutes les classes, de tous les droits, de tous les intérêts devant les institutions, étaient des délires ou des crimes. De telles histoires, pamphlets de la démocratie ou pamphlets de l’aristocratie, n’étaient propres qu’à éterniser la guerre civile des esprits entre les enfants d’un même peuple.

XV

Une grande histoire est un grand jugement dans ces procès d’opinions. Ce jugement manquait à la France ; c’était une bonne œuvre que d’essayer de le porter selon mes faibles forces. J’y pensais depuis longtemps. J’avais deux mobiles.

Le premier, tout moral, c’était de démontrer historiquement au peuple, et surtout aux hommes d’État, que le crime politique, populaire, démocratique ou aristocratique, déshonorait ou perdait fatalement toutes les causes qui croyaient pouvoir se servir pour leur succès de cette arme à deux tranchants ;

Que la Providence était aussi logique que la conscience ;

Que les événements ne pardonnaient pas plus que Dieu l’emploi des moyens criminels, même pour les causes les plus légitimes, et qu’en commentant avec clairvoyance la Révolution française, le plus vaste et le plus confus des événements modernes, on trouverait toujours infailliblement un excès pour cause d’un revers, et un crime pour cause d’une catastrophe.

En un mot, je voulais, comme le veut la Providence, que l’histoire fût un cours de morale et que l’honnêteté des moyens fût la légitimité des innovations.

Un tel livre eût été le code en action de la politique ; mais il fallait une main divine pour l’écrire : je n’étais qu’un homme de bonne volonté.

Le second mobile qui me sollicitait intérieurement à écrire cette histoire à la fois dramatique et critique de la Révolution française, était, je l’avoue, un mobile humain, une ambition d’artiste, une soif de gloire d’écrivain toute semblable à la pensée d’un peintre qui entreprend une page historique ou un portrait, et qui n’a pas pour objet seulement de faire ressemblant, mais de faire beau, afin que dans le tableau ou dans le portrait on ne voie pas uniquement l’intérêt du sujet, mais qu’on voie aussi le génie du pinceau et la gloire du peintre. Ici, je m’excuse, et il faut m’excuser : Homo sum.

XVI

Bien jeune encore et lorsque mes premiers succès littéraires m’avaient donné le pressentiment d’une carrière aussi complète, que mes modestes facultés d’amateur plutôt que d’artiste me permettaient de former un plan de vie plus ou moins illustre, je m’étais dit et j’avais dit bien souvent à mes amis de jeunesse : « Si Dieu me seconde, j’emploierai les années qu’il daignera m’accorder à trois grandes choses qui sont, selon moi, les trois missions de l’homme d’élite ici-bas. » (J’aurais dû dire les trois vanités, maintenant que toutes ces vanités sont mortes en moi et que je les expie par autant d’humiliations sur la terre, afin qu’elles me soient pardonnées là-haut.)

« J’emploierai donc, disais-je à ces amis, ma première jeunesse à la poésie, cette rosée de l’aurore au lever d’un sentiment dans l’âme matinale ; je ferai des vers, parce que les vers, langue indécise entre ciel et terre, moitié songe moitié réalité, moitié musique moitié pensée, sont l’idiome de l’espérance qui colore le matin de la vie, de l’amour qui enivre, du bonheur qui enchante, de la douleur qui pleure, de l’enthousiasme qui prie.

« Quand j’aurai chanté en moi-même et pour quelques âmes musicales comme la mienne, qui évaporent ainsi le trop-plein de leur calice avant l’heure des grands soleils, je passerai ma plume rêveuse à d’autres plus jeunes et plus véritablement doués que moi ; je chercherai dans les événements passés ou contemporains un sujet d’histoire, le plus vaste, le plus philosophique, le plus dramatique, le plus tragique de tous les sujets que je pourrai trouver dans le temps, et j’écrirai en prose, plus solide et plus usuelle, cette histoire, dans le style qui se rapprochera le plus, selon mes forces, du style métallique, nerveux, profond, pittoresque, palpitant de sensibilité, plein de sens, éclatant d’images, palpable de relief, sobre mais chaud de couleurs, jamais déclamatoire et toujours pensé ; autant dire, si je le peux, dans le style de Tacite ; de Tacite, ce philosophe, ce poète, ce sculpteur, ce peintre, cet homme d’État des historiens, homme plus grand que l’homme, toujours au niveau de ce qu’il raconte, toujours supérieur à ce qu’il juge, porte-voix de la Providence qui n’affaiblit pas l’accent de la conscience dont il est l’organe, qui ne laisse aucune vertu au-dessus de son admiration, aucun forfait au-dessous de sa colère ; Tacite, le grand justicier du monde romain, qui supplée seul la vengeance des dieux, quand cette justice dort !

« Quand j’aurai écrit ce livre d’histoire, complément de ma célébrité littéraire de jeunesse, si j’ai le hasard de conquérir cette double célébrité du poète et de l’historien, je jetterai de nouveau la plume, la plume, après tout, hochet du talent, instrument trop insuffisant et trop spéculatif de la pensée ; la plume, qui n’est rien devant l’épée. J’entrerai résolument dans l’action, et je consacrerai les années de ma maturité à la guerre, véritable vocation de ma nature, qui aime à jouer, avec la mort et la gloire, ces grandes parties dont les vaincus sont des victimes, dont les vainqueurs sont des héros.

« Et si la guerre, que je préfère à tout, me manque, je monterai aux tribunes, ces champs de bataille de l’esprit humain où l’on ne meurt pas moins de ses blessures au cœur que l’on ne meurt ailleurs du feu et du fer ; et je tâcherai de me munir, quoique tardivement, d’éloquence, cette action parlée qui confond dans Démosthène, dans Cicéron, dans Mirabeau, dans Vergniaud, dans Chatham, la littérature et la politique, l’homme du discours et l’homme d’État, deux immortalités en une.

« Enfin, s’il m’est accordé de survivre aux révolutions, aux guerres civiles, aux poignards des sicaires, des Catilina, des Clodius, des Octave, des Antoine de mon temps, et de vieillir couché sur mes propres décombres, brisé de cœur, mais sain d’esprit, j’emploierai ces dernières années de grâce à l’œuvre finale de toute intelligence, à la contemplation et l’invocation de mon Créateur ; je ferai, comme Cicéron, le livre éternellement à faire, De natura deorum  ; je mêlerai mon grain d’encens à l’encens des siècles. »

XVII

Voilà quels étaient mes plans de jeunesse.

Ce n’étaient pas les plans de Dieu.

L’orgueil y avait trop de part pour qu’ils fussent ratifiés par ce que les anciens nommaient la destinée, et par cette puissance incorruptible que nous nommons Providence.

Tout a tourné autrement que je ne l’avais orgueilleusement conçu dans mes puériles ambitions d’avenir. En poésie, je n’ai été qu’une main novice qui fait rendre par un attouchement léger quelques accords à un instrument à cordes dont le doigté n’est pas une vraie science, mais une inhabile improvisation de l’âme.

En ambition militaire, l’occasion m’a manqué ; j’ai vécu dans un temps de paix ; il n’y avait guerre que d’idées.

En éloquence politique, je suis arrivé trop tard aux tribunes dites parlementaires, pour développer les forces réelles de l’éloquence raisonnée et passionnée que je sentais véritablement rugir en moi comme des lions muselés entre les barreaux d’une ménagerie.

De plus, ma fausse situation dans les chambres de 1830 à 1848 ne me laissait pas la liberté de mes mouvements ; je n’étais d’aucun parti actif, et, par conséquent, j’étais en suspicion légitime à tous les partis.

L’éclectisme, qui est l’attitude de la vérité dans les philosophes, est la faiblesse des hommes d’État dans les temps de passion.

Sorti de la Restauration avec d’amers regrets de sa chute, adversaire de cœur de la royauté de 1830, ennemi trop honnête cependant pour m’allier avec les factions, ou légitimistes, ou révolutionnaires, qui conspiraient la ruine de cette royauté sans avoir à offrir à sa place qu’une anarchie au pays, je vivais dans le vague et je parlais sans échos. La tribune n’était véritablement pour moi qu’un exercice semblable à celui de Démosthène sur le bord de la mer. Il parlait aux flots qui étouffaient sa voix, et moi aux partis qui cherchaient à étouffer la mienne. La France seule en entendait quelques retentissements dans les journaux indépendants, et voyait croître autour de mon nom une lente popularité qui devait lui être utile un jour.

XVIII

Mon action politique ne commença que dans une grande tempête imprévue, le jour même d’une chute soudaine de la royauté de Juillet, déjà en fuite avant d’avoir eu le temps de combattre.

Ce jour-là je fus roi d’une heure, c’est vrai. Placé, par mon indépendance des partis, entre tous les partis, les républicains se jetèrent à moi par inquiétude de leur triomphe ; les royalistes, par peur de leur défaite ; les légitimistes, par le sentiment de leur inopportunité et de leur impuissance dans cet anéantissement du trône ; le peuple surtout, par l’intérêt de salut public et par ce besoin d’un chef qui parle plus haut que toutes les théories dans les périls extrêmes des tremblements de tous les foyers.

Ce n’était pas un gouvernement qu’il fallait créer à la minute, il n’en aurait pas duré deux. C’était un sauvetage qu’il fallait organiser sous le nom de république. J’eus le sentiment de cette vérité.

Au lieu de suivre en hésitant un mouvement désordonné qui allait mener de convulsions en convulsions désormais irrésistibles aux derniers abîmes, je fis résolument la république ; je la fis seul, quoi qu’on vous en dise ; j’en assume seul la responsabilité ; je nommai seul les chefs les plus en vue et les plus populaires qui pouvaient lui apporter l’autorité des différentes factions auxquelles ils appartenaient ; je me nommai moi-même, parce que je n’appartenais à aucune, et parce que, soutenu par le peuple, seul je pouvais être arbitre dans ce conseil souverain du gouvernement. La France fut admirable de sagesse et d’héroïsme, on ne le dira jamais assez. Folle la veille, lâche le lendemain, elle fut pendant les quatre mois du danger au niveau d’elle-même ; la république, contre laquelle elle vocifère tant depuis, fut son salut. Un homme d’État renversé, mais qui s’éleva lui-même en ce moment à la hauteur d’un vrai patriotisme, M. Thiers, en trouva sur l’heure la vraie formule. « Gardons la république, car c’est le gouvernement qui nous divise le moins. » C’est la pensée que j’avais exprimée autrement en entrant le jour même à l’hôtel de ville, ces Tuileries du peuple.

XIX

M. Dupin, dans un volume récent, renouvelle encore contre moi cette accusation irréfléchie de n’avoir pas proclamé la régence, la régence d’une femme intéressante sans doute, mais d’une femme exclue du gouvernement par la loi que le parti d’Orléans venait de se faire à lui-même ; régence aussi illégale par conséquent que la république, une régence déjà tombée dans la rue et ramenée, à travers la révolution et l’armée immobiles, à la porte d’une Chambre dissoute de fait.

Et au nom de quoi aurais-je proclamé cette régence des Orléanistes, moi qui n’avais jamais voulu adhérer au gouvernement, schisme de famille, de 1830 ; moi qui lui avais renvoyé toutes mes places diplomatiques pour ne pas le servir ; moi qui m’étais respectueusement refusé à tout rapport avec cette royauté, par scrupule de fidélité à mes souvenirs ! En vérité, M. Dupin et les Orléanistes auraient bien ri, le lendemain, d’un légitimiste de cœur refaisant après coup une seconde révolution de 1830, et réinstallant une seconde monarchie d’Orléans, pour l’attaquer le surlendemain !

Et quand j’aurais tenté ce contresens à moi-même, l’aurais-je pu accomplir avec l’ombre de succès un peu durable ? Où étaient le peuple, l’armée, les chambres, les ministres, pour sanctionner et soutenir cette régence de hasard sortie d’une insurrection contre la royauté de Juillet, aventure dans une aventure, illégalité dans une illégalité, révolution de 1830 dans une révolution de 1830, belle-fille contre le beau-père, petit-fils contre l’aïeul, belle-sœur contre le beau-frère, neveu contre les oncles, chaos dans un chaos !

Et puisque M. Dupin et les révolutionnaires orléanistes de 1830 pensent qu’une régence était si facile et si simple à faire, et à faire durer huit jours seulement, que ne la faisaient-ils eux-mêmes ? Qui les gênait ?

Certes, c’était à eux, orléanistes, et non à moi, adversaire de la royauté illégitime d’Orléans, de se charger de ce rôle ; logique en eux, il était absurde en moi. M. Dupin n’y a pas pensé. Si l’empire qu’il sert aujourd’hui, comme il a servi la légitimité, la royauté de juillet, la république, avec un zèle qui ne faiblit jamais et avec un talent qui grandit toujours ; si, dis-je, l’empire venait à chanceler dans une journée de février quelconque, que penserait M. Dupin d’un républicain, d’un légitimiste, d’un orléaniste qui viendrait sur le champ de mort de l’empire écroulé, quoi faire ? Proclamer un empire de branche cadette et factieuse ? cela ne serait pas moins ridicule que le rôle que M. Dupin et ses amis me reprochent de n’avoir pas pris le 24 février ! En vérité, si je l’avais pris, ce rôle, je ne saurais pas aujourd’hui où cacher ma honte. Il faut respecter et protéger le malheur d’une dynastie qui s’écroule sur son faux principe, c’est ce que nous avons fait ; mais il ne faut pas relever un faux principe tombé pour servir de base au trône d’une veuve qu’on admire et d’un enfant qu’on plaint. Une veuve n’a pas besoin d’une régence pour se consoler d’un sépulcre, et un enfant, pour être heureux, n’a pas besoin pour hochet d’un sceptre dérobé à un aïeul dans l’escamotage d’une demi-révolution.

XX

Telles étaient, dès l’année 1844, mes dispositions d’esprit à l’égard de la royauté pseudo-républicaine et pseudo-dynastique de la famille d’Orléans. Je l’aurais vénérée partout ailleurs que sur un trône ; par tradition de famille, du côté de ma mère, je lui devais plus que du respect, je lui devais de la reconnaissance. Cette auguste maison avait eu des patronages, des bienveillances, des générosités princières pour ma famille maternelle. La mère de ma mère était sous-gouvernante de ces enfants, des princes du sang et de la fille du vénérable duc de Penthièvre. Le roi Louis-Philippe et ses frères avaient été, avant l’époque de madame de Genlis, élevés par ma grand’mère ; un de mes proches parents était son intendant des finances. Après la terreur, la duchesse d’Orléans, reléguée en Espagne, avait prié ma grand’mère d’aller chercher madame Adélaïde d’Orléans, sa fille, en Suisse, et de la lui ramener en Espagne. La mission de confiance avait été remplie. Après 1814, ma mère avait retrouvé dans Louis-Philippe et dans madame Adélaïde, sa sœur, des souvenirs d’enfance et d’éducation communs qui les disposaient à toutes les bontés pour la fille de leur gouvernante. J’avais l’honneur d’en être reçu avec distinction dans mon adolescence. La protection du prince et de sa sœur ne me fut néanmoins d’aucun secours, soit dans la carrière littéraire, où l’on n’est protégé que par son talent, si on en a ; soit dans la carrière militaire, où je servais, dans les gardes-nobles de Louis XVIII, une cause très opposée au parti politique déjà dessiné du duc d’Orléans ; soit dans la carrière diplomatique, où je servis fidèlement la politique de la légitimité jusqu’à sa chute. D’ailleurs, mon père, le chevalier de Lamartine, ancien et loyal officier de cavalerie dans le régiment Dauphin au moment de la Révolution, ses frères, royalistes comme lui, quoique constitutionnels de 1789, m’auraient vu avec répugnance devenir le client de la maison d’Orléans. Elle portait à leurs yeux, quoique innocente des antécédents, la responsabilité du prince complice de 1793, puni d’un vote fatal par la hache du même bourreau.

XXI

Il faut le dire, les opinions politiques sont dans le sang : tel père, tel fils.

Jamais ce mot ne fut plus généralement vrai que dans les temps de vicissitudes soit religieuses, soit nationales, soit dynastiques. J’avais sucé le royalisme loyal et traditionnel pour les Bourbons, frères, enfants ou neveux du vertueux Louis XVI, avec le lait ; je n’aimais pas la maison d’Orléans. Sa popularité révolutionnaire me paraissait une récompense inique d’une participation contre nature du chef de cette maison à l’ingratitude du peuple français envers le plus innocent et le plus dévoué des rois, et au meurtre de ce roi sur l’échafaud de 1793. Ce que ce peuple aujourd’hui semblait aimer dans le nouveau duc d’Orléans, il faut l’avouer, c’était le fils du 21 janvier. Cela révoltait en moi ma conscience de royaliste et d’honnête homme. Sans avoir de haine, j’avais de l’humeur contre la popularité du duc d’Orléans ; elle semblait outrager la justice et la Providence ; les caresses trop subalternes et trop significatives, à sa rentrée de l’émigration, aux survivants de 1791 et aux généraux bonapartistes de 1815 et de l’île d’Elbe, achevaient de me désaffectionner de cette branche de la dynastie. Ces cajoleries et ces sourires d’intelligence aux ennemis de la Restauration, quand on était restauré soi-même et comblé de richesses, de faveurs, d’honneurs, par cette Restauration si clémente au passé, si généreusement imprudente pour l’avenir, tout cela, comme dit Tacite, mal odorait si près du trône . Je voyais encore quelquefois par déférence et assez familièrement le duc d’Orléans ; il me traitait avec distinction ; il m’entretint même avec un rare talent d’élocution une fois très longuement de politique étrangère, sans craindre de dénigrer ouvertement la diplomatie du gouvernement de Charles X, et d’exposer hardiment et savamment la politique étrangère qu’il dessinerait pour son gouvernement, s’il était roi. Mais, tout en se livrant avec une apparente confiance à des épanchements téméraires dans la bouche d’un premier prince du sang, il comblait de toutes ses faveurs, de toutes ses caresses d’intimité les généraux, les pamphlétaires et les orateurs de la faction bonapartiste ou de la faction démagogique survivants du 20 mars 1815 ou de 1791.

Héritier du trône sans doute, mais se posant surtout en héritier éventuel et présomptif des factions contre sa famille ;

Honnête homme dans l’acception privée de ce mot, mais non honnête parent, comme les événements ne l’ont que trop démontré depuis.

Malgré mon respect pour son rang et malgré mon appréciation très haute de son esprit politique, cette attitude ambidextre m’inspirait plus d’éloignement que d’attrait pour ce prince.

Ce fut le motif qui m’empêcha de solliciter de lui la moindre intervention de son crédit auprès des ministres de la Restauration pour mon avancement dans mon humble carrière diplomatique ; il m’eût semblé peu loyal de me servir du crédit d’un prince du sang dont les opinions me répugnaient, pour m’avancer dans un parti royaliste prédestiné à combattre ses intrigues ; ce n’était pas là de la bonne guerre ; je restai donc simplement ce que je devais être dans mes relations de convenance avec cette auguste maison, autrefois protectrice de ma famille, sans empressement, mais sans hostilité, respectueux en dehors, mais désapprobateur en dedans, poli, mais réservé, honorant la personne du prince, mais adversaire de son parti.

Une circonstance accidentelle nous brouilla ouvertement pendant quelques mois, et une réparation, fièrement exigée par moi, nous raccommoda ; voici comment :

XXII

J’avais écrit, sans aucune provocation de la cour de Charles X, un petit poème politique, libéral et royaliste, intitulé le Sacre.

On le trouvera, si on daigne le relire, tel qu’il fut imprimé alors, dans mes Œuvres complètes, imprimées aujourd’hui. J’y avais inséré, avec bonne intention pour la maison d’Orléans, mais avec maladresse évidente, quelques vers qui faisaient allusion au vote régicide de Philippe-Égalité et à la noble résipiscence de ses fils qui lavait glorieusement cette tache sur l’écusson du père.

Je n’avais fait confidence de ces vers à personne ; j’étais à cent vingt lieues de Paris ; l’imprimeur seul à qui j’avais adressé le manuscrit du poème connaissait ces vers.

J’ignore comment le prince, très attentif apparemment à ce qui pouvait toucher à son nom dans la presse, en eut communication.

Sa colère éclata en termes mal contenus ; il chargea un de mes proches parents, président de son conseil, M. Henrion de Pansey, de m’écrire que ces vers l’avaient affligé, et qu’il me suppliait de les effacer par les justes égards que je devais à sa maison. Ma mère, qui vivait encore à cette époque, appuya par ses larmes la prière du duc d’Orléans. Je n’hésitai pas : les vers et la requête du prince étaient secrets, il n’y avait aucune vile complaisance à moi de sacrifier, aux susceptibilités d’un prince que je n’avais pas eu l’intention de blesser, quelques mauvais vers de circonstance qu’il me priait d’effacer par la voix toute-puissante de ma mère. Je m’empressai d’écrire à mon éditeur dans ce sens, et de lui envoyer une variante qui faisait disparaître toute allusion à ce fâcheux souvenir.

Tout paraissait donc fini. Mais le prince avait dans les journaux ennemis des Bourbons des confidents trop informés et des serviteurs trop complaisants de ses colères. Un article irrité du Constitutionnel, journal anticipé de l’usurpation future, parut le lendemain du jour où j’avais reçu la prière du prince et où j’y avais convenablement condescendu.

Cet article me présentait comme un insulteur de la maison d’Orléans, chargé par la monarchie des Bourbons de raviver à son profit les souvenirs sinistres de 1793. Cet article était aussi calomnieux de fond que de forme ; car Charles X était si loin de m’avoir provoqué à écrire le Chant du Sacre, qu’il se récria violemment, à l’apparition de ce poème, sur le langage très libéral que je lui prêtais dans le dialogue.

Son ministre de la maison du roi lui ayant mis sous les yeux mon poème, au milieu des nombreux écrits en vers ou en prose dont on voulait récompenser les auteurs par quelque faveur de cour, et mon nom ayant été ainsi prononcé devant le roi : « Ah ! pour celui-ci, répondit Charles X, ne m’en parlez pas, il me fait dire trop de sottises ! » Charles X appelait de ce nom tous les sentiments populaires qu’on lui prêtait pour attester son attachement à la charte libérale de Louis XVIII et tout le pacte moderne de la monarchie et de la liberté.

Le même courrier m’apportait une lettre de M. de Pansey, président du conseil du duc d’Orléans, sur un ton différent de celui de la prière à laquelle j’avais accédé. « Dites à M. de Lamartine, me faisait écrire le prince, que, s’il persiste à insérer ce passage dans son poème, il saura ce que c’est que le ressentiment du premier prince du sang. »

XXIII

À la lecture de l’article du Constitutionnel, et surtout à la lecture de cette injonction comminatoire du président du conseil du duc d’Orléans, je sentis que ma concession de la veille serait une lâcheté, et que, si j’avais dû au duc d’Orléans et aux larmes de ma mère d’obtempérer à l’instant à une demande secrète, je me devais à moi-même de révoquer ma concession confidentielle, et de maintenir contre une menace ce que j’avais effacé devant une prière, du moment surtout où la publicité injurieuse du Constitutionnel, qui ne pouvait venir que du Palais-Royal, avait mis le public dans la confidence.

Je me hâtai donc de révoquer, courrier par courrier, l’autorisation de supprimer les vers concédés, et j’écrivis au prince les motifs qui me faisaient une loi de lui désobéir, à moins de lui sacrifier mon caractère et mon honneur.

À mon retour à Paris, je crus devoir m’abstenir de le voir, malgré de pressantes et nombreuses avances de sa part pour provoquer mon retour au Palais-Royal ; je m’y refusai obstinément pendant plusieurs mois, croyant à mon tour que je pouvais me sentir offensé par le ton et par la divulgation de sa menace. À la fin, une négociation, conduite au nom du prince par madame la comtesse de Dolomieu, première dame d’honneur de la duchesse d’Orléans, aboutit à une réconciliation complète et à un déjeuner de famille au Palais-Royal auquel je fus convié, pendant l’été de 1829.

La fête mémorable que le duc d’Orléans donna à cette même époque au roi de Naples fut une autre occasion de rapprochement. J’y fus prié par le duc d’Orléans, j’y assistai ; mais l’heure de la révolution y sonna pendant la fête par les tumultes populaires et par l’incendie des chaises du jardin sous les fenêtres et sous les yeux du roi.

J’étais dans la salle du banquet, non encore ouverte au public, tout près de Charles X, lorsque l’incendie scandaleux fut allumé comme une illumination anticipée à la révolution orléaniste, et je vis ses premières lueurs se refléter sur le front confiant mais attristé de Charles X. J’étais navré.

Le duc d’Orléans, pendant toute cette fête, me traita avec une froideur publique et affectée presque offensante. Cette froideur contrastait trop avec sa familiarité intime depuis notre réconciliation pour qu’elle ne fût pas remarquée par mon coup d’œil.

J’y vis une intention marquée de s’éloigner de moi royaliste, devant ses amis bonapartistes et révolutionnaires, et je compris trop bien son intention pour ne pas m’éloigner moi-même et sans retour de sa maison.

XXIV

La révolution de 1830 éclata en effet quelques semaines après cette fête. Je n’étais pas en France, je n’en eus pas les émotions sur place, j’en eus les tristesses réfléchies ; elles furent en moi profondes, elles le sont toujours. Je compris que la France perdait étourdiment la seule et peut-être la dernière occasion de réconcilier le passé monarchique et l’avenir libéral dans une maison royale dont un membre pouvait errer, mais dont la dynastie, innocente d’une erreur sénile, et respectée dans un enfant légitime de la France, pouvait imprimer à la fois à nos destinées nationales et politiques la solidité des traditions et la vigueur des nouveautés. C’était la légitimité du sceptre, oui ; mais c’était aussi la légitimité de la révolution fixée à ses principes vrais et légitimes.

Cette occasion de sagesse perdue, le câble me paraissait rompu, le vaisseau en dérive, la France livrée au hasard de tous les vents, la révolution compromise par ses excès, la royauté engagée contre les royalistes, des règnes courts, des partis au lieu de nation, des républiques précaires, des dictatures militaires comme celles qui précédèrent la décomposition césarienne de la constitution romaine sous les Gracques, les Marius, les Sylla ; enfin une oscillation désordonnée qui brise les institutions politiques et qui donne le vertige aux nations, au lieu du mouvement régulateur qui maintient la vie et qui la modère. Ces pressentiments ne m’ont point trompé jusqu’ici (sauf l’empire, violent d’origine, mais que sa modération dans la force fait vivre) ; la monarchie illégitime du duc d’Orléans ne devait pas avoir même la durée de la vie d’un homme déjà avancé en âge : elle était morte avant son fondateur.

XXV

Bien que je fusse jeune au moment où Charles X s’écroulait, et bien que l’ardeur de mon sang fît fermenter puissamment en moi l’ambition patriotique de prendre une part platonique aux affaires de mon pays, je ne consultai pas cette ambition, très excusable à mon âge ; je consultai l’honneur, c’est-à-dire cette délicatesse de sentiment, peut-être plus chevaleresque que civique, qui semblait commander à un royaliste de naissance de tomber avec son roi qui tombe, de porter le deuil de sa cause vaincue, et de ne pas passer avec la fortune du camp du vaincu au camp du vainqueur.

Je donnai donc volontairement et avec insistance ma démission de mes fonctions diplomatiques, malgré les instances du ministre du nouveau roi pour m’engager à poursuivre ma carrière, m’offrant même de l’élargir et de l’agrandir devant moi.

Ces instances du nouveau gouvernement furent si vives, que M. Molé, ministre alors des affaires étrangères, se refusa péremptoirement à remettre ma démission au roi, à moins que je n’écrivisse au roi lui-même une lettre explicative de mes motifs.

M. Molé se chargea de remettre ma démission et ma lettre au roi lui-même.

J’écrivis en conséquence cette lettre en termes convenables, mais résolus, au roi.

M. Molé la lui remit en plein conseil. Le roi la lut en silence, puis, la passant à M. Laffitte : « Lisez, lui dit-il, voilà une démission convenablement et noblement donnée ! » M. Laffitte lut à haute voix la lettre à ses collègues ; ils en écoutèrent la lecture avec des marques d’assentiment unanime. « Qu’on appelle mon fils », dit le roi. Le duc d’Orléans entra. « Tiens, dit le roi à son fils, voilà une lettre et une démission honorablement offertes ; lis cela. » Puis, se tournant vers M. Molé : « Dites à M. de Lamartine de ma part que j’accepte en la regrettant sa démission, mais que cela ne changera rien à mes sentiments à son égard, et que je le prie de venir me voir comme avant la révolution. »

C’est M. Molé, chez qui je dînais ce jour-là, qui me transmit littéralement ces détails à la sortie du conseil, et qui m’engagea fortement à aller voir le roi.

« Je n’en ferai rien, répondis-je à M. Molé. Dites au roi que je ne puis pas compromettre mon honneur de royaliste en allant au Palais-Royal ou aux Tuileries ; je n’irais que pour lui confirmer de vive voix mon refus de ses faveurs, et le public, en m’y voyant entrer, croirait que j’y vais pour solliciter ces mêmes faveurs. On pourrait prendre une politesse pour une adhésion à son gouvernement ; je dois respectueusement m’abstenir de paraître où je ne veux ni complimenter ni servir. »

Je partis le lendemain pour l’Angleterre.

XXVI

L’intègre vieillard M. Dupont (de l’Eure), type d’honneur démocratique, qui était ministre à cette époque, m’a bien souvent rappelé cette lettre et cette démission, qui l’avaient frappé, pendant que nous étions ensemble, et dans un même esprit de résistance aux excès populaires, à la tête de la république, en 1848. Il s’étonnait, en se rappelant les circonstances intimes dont il avait été témoin, des calomnies doctrinaires et orléanistes qui faisaient de moi un courtisan mécontent, renversant une monarchie qui ne lui avait pas ouvert ses rangs pour donner carrière à son ambition. Et voilà comment les pamphlétaires écrivent l’histoire ! Croyez maintenant à ces contre-vérités des partis qu’on appelle l’histoire ! Quant à moi, depuis que j’ai vu l’histoire vraie derrière les rideaux, et que je lis l’histoire travestie dans les récits contemporains, je n’en crois plus un seul mot ; c’est plutôt le réceptacle de toutes les contre-vérités. J’en donnerai d’étranges exemples, en ce qui concerne les événements et les hommes de 1848, dans mes Mémoires politiques. En fait, d’éloge ou d’accusation qu’on a fait admettre comme des vérités reçues à l’égard de certains hommes que les partis voulaient perdre ou grandir par intérêt ou par ignorance, le public aura à déplacer dans ses niches bien des statues et à faire réparation à bien d’autres. Subir en silence pendant de longues années ces fausses popularités et ces fausses dépopularités pour le bien de son pays, c’est un des supplices tes plus méritoires, mais les plus pénibles pour les survivants des révolutions. On dit : la vérité viendra tôt ou tard. Je n’en sais rien ; mais, quand elle viendra, je crains bien qu’elle trouve sa place prise par les préjugés historiques, et que l’opinion trompée ne continue à prendre les idoles de l’intrigue audacieuse pour les héros modestes du salut de la patrie.

Quoi qu’il en soit, à mon retour de Londres, je me présentai hardiment comme candidat indépendant, mais ami de l’ordre, aux électeurs du département du Nord.

J’échouai de peu de voix.

J’aurais soutenu résolument la politique pacifiante et conservatrice de Casimir Périer ; je n’aimais pas l’homme, mais j’aimais son courage. Après avoir saccadé le trône, il se cramponnait et il se buttait d’un pied intrépide contre l’entraînement anarchique qui poussait la France à tous les excès ; il mourut à la peine, mais son cercueil arrêta son pays.

Il mérite certainement la statue que les pays justes élèvent à ceux qui les sauvent par un héroïque repentir, après les avoir compromis par de téméraires agitations.

XXVII

Déçu dans mon désir de monter derrière Casimir Périer sur la brèche, pour y défendre, non la royauté orléaniste, mais la société européenne assaillie par les partis de la guerre universelle et par les partis de la turbulence anarchique au dedans, je m’absentai pendant deux ans, pour tromper, par de grands voyages dans l’Orient, mon impatience d’action sans emploi possible dans mon pays.

À mon retour, je me trouvai nommé député du Nord par les électeurs de Dunkerque, de Berghes et d’Hondschoote, qui s’étaient souvenus de moi pendant mon absence, grâce à ma sœur et à mon beau-frère, habitant ce cher pays et aux amis indépendants qui m’avaient protégé contre l’oubli dans cette terre de la vraie liberté.

J’entrai à la chambre, libre comme l’air de cette mer du Nord qui souffle où il veut, sans craindre les écueils, mais sans y pousser.

Ma situation était très embarrassante, et je fus presque tenté de me repentir d’avoir affronté la tribune sans appui dans aucun des partis qui lui donnaient l’écho, la popularité et l’autorité dans le pays.

Le parti de la royauté orléaniste ? Je ne voulais pas par honneur m’y affilier ; je voulais lui garder mes rancunes décentes de royaliste tombé avec les regrets de 1830 ; l’attitude me semblait obligée, le nom d’apostat du malheur m’eût déshonoré à mes propres yeux.

Le parti des légitimistes, fourvoyé dans toutes les impasses et dans toutes les coalitions contre nature par des chefs éloquents mais sans vues ?… Il m’était impossible de m’y rallier. La direction que ces hommes de tribune lui imprimaient était le contresens le plus flagrant à la nature de ce grand et noble parti ; il devait, selon moi, représenter avec une digne gravité ce qu’il était lui-même dans le pays, c’est-à-dire le passé rallié au présent par la force des choses et par la raison des esprits, l’aristocratie des souvenirs, la chevalerie des sentiments, le désintéressement du patriotisme, la libéralité des sacrifices, le patronage intelligent et moral du peuple, le génie des campagnes, l’alliance antique et intime du château et de la chaumière, la religion serviable à la misère par la charité de l’opulente noblesse rurale, les intérêts de l’agriculture, l’honneur de l’armée fière des noms militaires antiques confondus avec les noms militaires nouveaux, une abstention complète des emplois et des faveurs de cour, une brigue honnête et utile de tous les services gratuits que le citoyen peut offrir à sa patrie pour que le civisme de ces hautes classes devint insensiblement la base de leur nouvelle illustration, un esprit d’ordre surtout qui ne marchandât jamais ses services contre les factions turbulentes qui portaient le trouble dans la rue, qui prêchaient la guerre pour la guerre au dehors, qui faisaient de la tribune et de la presse deux foyers d’agitation ultra-révolutionnaires, donnant à toute journée parlementaire des accès de fièvre avec redoublement au pays ; voilà la position que ce grand parti devait prendre selon moi, celui de conservateur, indépendant du gouvernement, commençant par conquérir l’estime et finissant par exercer une influence méritée sur le peuple des campagnes, sur les élections, sur le journalisme, sur les chambres ; parti ne voulant rien de la dynastie illégitime pour lui-même, mais lui imposant tout et même l’abdication dans ses mains, par son ascendant sur la nation réconciliée avec ses aristocraties propriétaires du sol, par son alliance avec la bourgeoisie ascendante, suzeraine des capitaux qui nourrissent les prolétaires, et enfin par son utilité aux prolétaires, que l’ordre seul vivifie et que le désordre affame en un jour.

C’est ainsi que j’avais compris, après la révolution de 1830, le rôle qu’un orateur homme d’État et qu’un chef parlementaire (intelligent des grandes crises) aurait dessiné au parti légitimiste dans le parlement, dans l’armée, dans le journalisme, dans les élections, dans les campagnes et dans la rue. Être ce que l’on est, voilà la première force des vrais partis. La nature est la première des politiques. Une restauration de monarchie d’Henri V était possible ainsi, et seulement ainsi ; il fallait se restaurer soi-même par l’estime du pays avant de songer à une restauration d’Henri V par l’éloquence.

XXVIII

La direction imprimée par un grand orateur de causes privées, illustrant mais illusionnant le parti qui l’applaudissait, fut, à mon sens, précisément le contraire de cette haute politique.

Courir aux succès de tribune au lieu des grands résultats d’opinion, jeter quelques imprécations retentissantes au parti du gouvernement, embarrasser les ministres dans toutes les questions, se coaliser avec tous les partis de la guerre ou de l’anarchie dans la chambre ; se faire applaudir par les factions au lieu de se faire estimer par la nation propriétaire et conservatrice ; ébranler, hors de saison, un gouvernement mal assis, mais qui couvrait momentanément au moins les intérêts les plus sacrés de l’ordre et de la paix ; menacer sans cesse de faire écrouler cette tente tricolore sur la tête de ceux qui s’y étaient abrités ; jouer le rôle d’agitateur au nom des royalistes conservateurs, de tribun populaire au nom des aristocraties, de provocateur de l’Europe au nom d’un pays si intéressé à la paix ; se coaliser tour à tour avec tous les éléments de perturbation qui fermentaient dans la chambre et dans la rue ; harceler le pilote au milieu des écueils et prendre ainsi la responsabilité des naufrages aux yeux d’un pays qui voulait à tout prix être sauvé ; former des alliances avec tel ministre ambitieux, pour l’aider à donner l’assaut à tel autre ministre ; renverser en commun un ministère, sans vouloir soutenir l’autre, et recommencer le lendemain avec tous les assaillants le même jeu contre le cabinet qu’on avait inauguré la veille ; être, en un mot, un instrument de désorganisation perpétuelle, se prêtant à tous les rivaux de pouvoir pour renverser leurs concurrents et triompher subalternement sur des décombres de gouvernement ; danger pour tous, secours pour personne ; condottiere de tribune toujours prêt à l’assaut, mais infidèle à la victoire ; faire du parti légitimiste un appoint de toutes les minorités, même de la minorité démagogique dans le parlement : voilà, selon moi, la direction ou plutôt voilà l’aberration imprimée à ce parti, moelle de la France, qui réduisait les royalistes à ce triste rôle d’être à la fois haïs par la démocratie pour leur supériorité sociale, haïs par les conservateurs industriels pour leur action subversive de tout gouvernement, haïs par les prolétaires honnêtes pour leur participation à tous les désordres qui tuent le travail et tarissent la vie avec le salaire. Le génie de l’homme d’État manquait, selon mes idées politiques, à cette parole. Capable d’orner son parti par ses succès de tribune et par son honnêteté, incapable de le soutenir par ses conseils. Si l’histoire recueille un jour les discours de cet orateur, si glorieux par son éloquence, on s’étonnera bien de ne pas trouver un seul discours de gouvernement en quinze ans dans la bouche du chef naturel des conservateurs en France.

Aussi à quel degré de contradiction avec sa nature et par conséquent de nullité d’influence dans le pays, le parti légitimiste se trouva-t-il à la fin de cette campagne de quinze ans, par la fausse stratégie de ses guides politiques ! Certes, si ce grand parti avait eu une autre attitude pendant les quinze ans que la Providence lui accorda pour se reconstituer, il eût apparu à la France avec une bien autre importance en 1848, et le nom de sa dynastie, restauré par le temps et prononcé dans la tempête, aurait eu des millions d’échos dans le suffrage universel. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas même fait entendre dans ce moment suprême, ce nom ? C’est que la fausse direction imprimée à ce parti lui avait coupé le chemin.

Chose étonnante ! on n’en parla même pas.

Certes, ce grand parti n’avait pas disparu, mais il avait perdu le terrain naturel sur lequel il pouvait manœuvrer, combattre, et sauver la France. Il fut forcé de laisser la république la sauver à sa place, et quand le sauvetage par la république fut accompli, le parti des Bourbons vota la monarchie sous le nom de Bonaparte. L’éloquence ne sauve que les orateurs, la bonne direction seule sauve les dynasties.

Malheur aussi aux partis politiques vaincus qui sont encore assez riches pour payer des flatteurs ! Ils en trouvent dans la presse, ils en trouvent à la tribune ; et ces flatteurs les mènent à leur perte. Telle était la situation du parti royaliste après 1830. Ce parti, en se faisant faction révolutionnaire, avait perdu sa nature nationale ; le pays alarmé, qui avait besoin de se rallier à quelque chose de solide, ne le trouvant plus à sa place, se ralliait à la monarchie bonapartiste ! Je puis m’en étonner, mais m’en affliger, non ! De tous les changements de religion, le pire est un schisme ! Je n’aime pas le bonapartisme, mais je le préfère encore à l’orléanisme. L’un est un parti fort comme un préjugé populaire, l’autre est un parti d’équivoques qui prête le flanc à tous les partis résolus.

XXIX

Il m’était impossible d’accepter, pour le parti légitimiste libéral mais loyal dont je sortais, le rôle d’auxiliaire de mauvaise foi des factions démagogiques dans la chambre et dans la presse ; cette tactique ne répugnait pas moins à ma loyauté qu’à mon bon sens. Je sentais trop qu’à ce jeu de théâtre, sans autre but que des applaudissements de parterre, les légitimistes perdaient l’honneur et ne gagnaient aucune popularité sérieuse dans le fond du pays. J’aimais mieux être seul et attristé sur mon banc désert, que de m’enrôler sous ce drapeau bigarré de jacobinisme menaçant et de légitimité mécontente pour harceler un gouvernement antipathique mais nécessaire.

XXX

Il y avait un autre parti : le parti La Fayette. Ce parti s’était laissé très volontairement escamoter la république ; il en portait le drapeau, mais il en avait peur ; il affectait d’avoir été dupe, mais au fond il avait été plus complice que dupe du duc d’Orléans. Royaliste conditionnel le jour de l’événement au Palais-Royal et à l’hôtel de ville, républicain d’attitude après coup afin de regagner un peu de popularité dans les factions extrêmes, ce parti, représenté par cinq ou six orateurs populaires dans la chambre et par autant de journaux dans la rue, demandait à grands cris des institutions ultra-démocratiques, des proscriptions contre les royalistes au dedans et la guerre universelle de propagande au dehors. C’étaient les grognards de 1792 et de l’île d’Elbe conjurés contre la royauté qu’ils venaient d’acclamer quelques mois auparavant. Il n’y avait, pour un jeune royaliste tel que moi et pour un homme de gouvernement quand même, aucune conscience, aucune décence, aucun honneur à se jeter dans ce parti comme dans un asile de vaincu cherché parmi les vainqueurs de 1830. Je n’eus pas même à délibérer. « Où allez-vous vous asseoir dans cette chambre ? me demandèrent mes amis à mon arrivée à Paris. — Au plafond, répondis-je, car je ne vois de place politique pour moi dans aucun de ces partis. »

XXXI

Je m’assis en effet au sommet de la droite, sur un banc entièrement isolé, regardant d’en haut les luttes, et trop impatient cependant de m’y mêler. J’aurais dû rester en silence, sur cette hauteur, attendant les occasions s’il en survenait ; j’aurais mieux fait mille fois ; mais le caractère prévaut toujours sur la raison dans les natures actives. Le mien m’entraînait à l’action, même hors de propos ; attendre n’était pas mon tempérament. D’ailleurs je voulais m’exercer à l’éloquence parlée, à laquelle je me sentais appelé par l’abondance et la force des pensées qui fermentaient en moi, à chaque discussion que j’entendais d’en haut s’agiter en bas dans la chambre. J’étais comme un de ces instruments à fibres suspendus à la muraille d’une salle de musique, qui vibrent à l’unisson, sans qu’un archet touche leurs cordes, au seul bruit de l’orchestre où ces instruments n’ont pas leur partition écrite dans le concert.

Je croyais de plus, dans mon ignorance des assemblées, qu’il suffisait de monter plein de pensées, de passions et de raison à la tribune, pour y trouver, dans l’inspiration du marbre et du bois, des paroles capables de dominer ou d’enthousiasmer l’auditoire ; je voulais en faire l’épreuve le plus tôt possible, prendre la tribune d’assaut, et fixer mon rang dans l’éloquence, puisque je ne pouvais pas encore fixer ma politique dans les partis.

XXXII

Je cherchai donc dans cette situation difficile les questions neutres, pour ainsi dire, telles que les questions d’affaires étrangères, de finances, d’humanité, de moralité, d’institutions bienfaisantes pour les classes laborieuses, d’économie politique, de liberté du commerce, d’industrie, de charité, et je pris la parole au milieu d’une très vive attention publique dans quelques-unes de ces discussions.

Cette malheureuse prévention de poésie que je traînais dès cette époque après moi, comme un lambeau de pourpre qu’un roi de théâtre traîne en descendant de la scène dans la foule ébahie d’une place publique, me causait un immense embarras. J’aurais voulu m’en dépouiller à tout prix. Le vulgaire, trop jaloux de sa nature pour reconnaître deux facultés dans un même homme, me jetait sans cesse à la face cette accusation hébétée de poésie. Qu’y répondre ? J’étais incontestablement coupable de quelques vers plus ou moins heureux de jeunesse qui s’étaient fixés dans la mémoire et qui accolaient à mon nom cette épithète flatteuse en littérature, injurieuse en politique, à laquelle je n’avais rien à répliquer qu’un haussement d’épaules, mais qu’il m’a fallu subir toute ma vie et jusqu’à aujourd’hui, comme la proscription de Platon de la république. Platon, le plus chimérique des rhéteurs en politique, excluait les poètes de son utopie, parce qu’ils sont les plus clairvoyants des hommes ; l’envie parlait par sa bouche. Homère, dont la poésie divine n’est que le bon sens en relief, illustré par le génie du langage et de la couleur, aurait évidemment bien gouverné plus de peuples que les rêveries prosaïques de Platon n’en auraient corrompu et anarchisé.

XXXIII

Cependant, malgré ces dénigrements envieux qui me faisaient écouter avec bien des signes de répugnance, je ne fus pas trop mal accueilli dans mes premières tentatives oratoires par le public du dehors. J’appris laborieusement à improviser ; moins je parlais de mémoire, plus j’étais heureux dans mes répliques. On m’accusait seulement de me tenir trop dans les théories et dans les nuages, de ne pas descendre assez vers la chambre, de l’élever avec moi au lieu de m’abaisser avec elle, de ne prendre aucun parti vif et passionné dans les questions ministérielles, de ne donner aucun gage à la monarchie d’Orléans, dont je me tenais soigneusement écarté, ni au parti conservateur, auquel je restais suspect tout en défendant souvent sa cause, ni au parti de l’opposition radicale, dont je combattais la turbulence et les anarchies, ni au parti légitimiste, que je respectais dans son malheur, mais que je n’approuvais pas dans ses coalitions malséantes avec l’esprit de désordre, de mauvaise foi et de démolition ; en un mot, de me montrer trop homme de gouvernement dans mon indépendance et trop homme d’indépendance dans mon opposition.

XXXIV

Ces reproches étaient fondés, j’en sentais moi-même tous les inconvénients et tous les déboires ; mon impatience de caractère et mon bouillonnement de verve oratoire en souffraient cruellement, mais j’y étais condamné par la fausse position d’un adversaire de la royauté d’Orléans dans une assemblée d’orléanistes et d’un ennemi de l’anarchie dans une opposition radicale. Tout le monde croyait que c’était chez moi faute de caractère et d’énergie, que je ne saurais jamais prendre un parti, et que, par conséquent, je ne serais bon ni à moi ni aux autres. La chambre et les journaux se trompaient aussi sur moi, sans qu’il fût ni opportun ni possible à moi de les détromper. Toute ma force comprimée consistait donc à attendre ; il m’en fallait cent fois plus pour attendre que pour agir. Je faisais l’heure, comme disent les Italiens, dans leur poétique et populaire langage, far l’ora : user le temps. J’avais le pressentiment que l’heure si lente à couler sonnerait enfin, et que les vices d’origine de la monarchie d’Orléans amèneraient tôt ou tard une de ces crises où les hommes de réserve qui ne sont rien la veille deviennent les hommes nécessaires du lendemain.

Quand on se destine à ce rôle de réserve, de ressource suprême, de salut pour tous les partis au jour des écroulements, qu’a-t-on à faire ? À plaire et à déplaire tour à tour à tous les partis, à conquérir peu à peu l’estime froide et la confiance éventuelle du pays, à donner de temps en temps quelque preuve de résolution et de talent dans les assemblées, puis à rentrer applaudi dans son silence et dans son inaction, comme un soldat assis qui fourbit son arme, afin que le pays se dise : J’ai un bon combattant de plus dans l’occasion, j’ai un nom en réserve dans ma mémoire.

J’étais arrivé à ce demi-succès. On ne me comprenait pas, mais on commençait à me soupçonner d’une utilité future dans les événements que le temps amène avec lui.

Le roi surtout ne s’y trompait pas. Un mot de lui à un de ses confidents, M. Vatout, mot qui me fut rapporté par cet ami de la cour, ne me laissa pas douter des vues du prince sur moi, si j’avais consenti à briguer ou à accepter seulement sa confiance. « Pourquoi, dit un jour à ce prince un des députés orléanistes admis dans les soirées de la famille royale, pourquoi n’offrez-vous pas un ministère à M. de Lamartine, qui vous défend quelquefois si gratuitement à la tribune ? — Non, non, répondit le roi, ne m’en parlez pas encore, son temps viendra ; je ne veux pas l’user avant l’heure : M. de Lamartine, ce n’est pas un ministre, c’est un ministère. »

Le roi et sa sœur, qui se souvenaient du patronage de leur auguste maison sur ma famille et sur ma mère, ne doutaient pas de mon empressement à les servir dans une si haute position, aussitôt qu’ils feraient un appel décisif à mon ambition satisfaite. C’était au moment où les premiers démembrements du parti doctrinaire et orléaniste commençaient à s’opérer dans les chambres et à faire chercher, hors des rangs compactes de ce parti déjà divisé, des ministères qui ne représentaient que des interrègnes et qui ne duraient qu’un jour.

XXXV

Le roi, très clairvoyant sur les conséquences de cette guerre civile entre ses amis, me fit prier à plusieurs reprises par un ami commun de venir causer secrètement avec lui de la gravité des circonstances. Je répugnais à cette conférence, qui pouvait faire mal interpréter par tous les partis mes relations délicates et confidentielles avec la cour. Je consultai l’oracle des hautes pensées et des hautes convenances, M. Royer-Collard. Son rôle réservé et sa situation de conservateur désintéressé dans l’assemblée étaient précisément les mêmes que les miens. « Que feriez-vous, lui dis-je, et que me conseillez-vous de faire ? — Ce que je ferais moi-même, me répondit-il sans hésiter : j’irais, j’écouterais, je donnerais sincèrement les conseils qui me paraîtraient les meilleurs. On les doit au chef de son pays, pour son pays et non pour lui-même. Je ne réserverais que ma personne, qui ne m’appartient pas, puisqu’elle appartient à la cause de la dynastie légitime et de la liberté conservatrice. — J’irai donc », lui dis-je. Et j’y allai.

J’ai raconté (voir le Conseiller du peuple), dans une réponse aux ignares calomnies de M. Croker, pamphlétaire officieux de Louis-Philippe à Londres depuis son exil à Claremont, les circonstances et les paroles échangées entre le roi et moi dans ce premier entretien aux Tuileries. Le roi vivait encore ; il pouvait me démentir si j’avais dénaturé l’entretien : il n’en fit rien. C’était un roi aigri sans doute par le malheur, mais c’était un honnête homme. Il laissa son ami M. Croker écrasé par mon démenti à ses mensongères accusations d’ambition mécontente, cause, disait-il, de ma conduite en 1848.

XXXVI

Je ne reviendrai pas sur ce récit de ma première conférence avec le roi. Ce qu’il suffit de savoir, c’est qu’elle fut pressante jusqu’au pathétique du côté du roi ; loyale, respectueuse, mais inflexible de mon côté ; qu’il me déroula pendant trois heures les circonstances atténuantes de son acceptation de la couronne en 1830 ; les concessions nécessaires à l’opinion qui l’avaient forcé de se jeter entre les mains de tels ou tels ministres, nécessités désagréables pour l’homme, indispensables pour la couronne ; les divisions d’amour-propre qui décomposaient ses ministères, la pression contraire de ces ministres ambitieux sur son gouvernement, l’inconciliabilité de leurs prétentions dans les conseils, le danger de leurs brigues dans les chambres, le danger aussi grand de décréditer la couronne en la confiant à des ministères subalternes que ne couvrait rien, pas même leur insuffisance, aux yeux du pays ; enfin sa résolution de se rejeter tout entier sur les hommes de patriotisme, de gouvernement et de talent, qui avaient appartenu au royalisme d’avant 1830, de faire de la monarchie avec des monarchistes, et de la conservation avec des conservateurs ; à ce titre, il me conjura d’abdiquer mes répugnances à servir la monarchie sous un nouveau monarque, à me rallier hautement à sa maison et à sa cause, devenue la cause de l’ordre en Europe, et à servir de noyau à un ministère dans cet esprit de rapatriement des royalistes par sa dynastie.

J’ajoute qu’il me parla avec une éloquence raisonnée et suprême dont je ne le croyais pas susceptible, qu’il éleva cette éloquence du dégoût jusqu’au pathétique ; qu’il s’attendrit lui-même jusqu’à l’émotion qui mouillait ses yeux ; qu’il serrait mes genoux entre ses genoux avec ce geste familier et pressant d’un homme qui veut conquérir un autre homme ; que je restai moi-même souvent sans réplique à ses instances ; que mes refus persistants et mes efforts pour me lever de ma chaise et pour me retirer de sa présence ne le découragèrent pas de me retenir et de recommencer ses instances ; qu’il renvoya deux ou trois fois ses aides de camp, et, entre autres, l’excellent comte d’Houdetot, qui entrouvrait la porte pour lui annoncer tels ou tels survenants et même les ministres ; qu’en sortant, pour aller présider un moment le conseil, il m’enferma à clef dans la salle d’audience, me conjurant en souriant de ne pas profiter de son absence pour m’évader, et de réfléchir jusqu’à son retour ; qu’il revint bientôt après reprendre l’entretien où il l’avait laissé, et qu’enfin, de guerre lasse : « Eh bien, me dit-il, ne vous ai-je donc pas convaincu ? — Votre Majesté, répondis-je avec une vraie douleur de ne pouvoir céder, m’a vivement ému, m’a convaincu de son éloquence ; elle serait aussi élevée à la tribune que sur son trône ; mais l’admiration n’est pas de la conversion, et je la supplie de trouver bon que je sorte de sa présence comme j’y suis entré, nullement hostile, mais libre de tout lien avec sa dynastie. »

Il lâcha le bouton de mon habit, qu’il tenait encore, avec un mouvement saccadé de mécontentement visible sur ses traits, et je sortis triste mais résolu de sa présence.

XXXVII

La coalition parlementaire, manœuvre déloyale qui ne pouvait aboutir qu’à la chute du trône d’Orléans, sapé maintenant par les chefs orléanistes, à la déception des légitimistes et des libéraux coalisés, avec des vues contraires, dans un acharnement commun contre la royauté de 1830, forma alors autour du trône une circonvallation de plus en plus resserrée, où le roi, menacé à la fois par ses complices de juillet et par ses ennemis avoués, allait être étouffé entre cinq ou six intrigues de parlement, de presse et de trahisons presque domestiques, qui présageaient à tout œil clairvoyant une chute sinon prochaine, du moins inévitable.

Ce prince en ce moment faisait pitié même à ses ennemis. Un parlement séditieux, ameuté contre lui par ses propres ministres, lui portait les défis les plus insolents et les coups les plus mortels. Quelque parti qu’il essayât de prendre, il était perdu. S’adressait-il à l’un de ses anciens ministres pour lui remettre le gouvernement, il trouvait devant lui un autre ministre, rival du premier, qui devenait plus acharné à la curée d’un pouvoir dont il était exclu. Lui proposait-on de se partager ce pouvoir, chacun d’eux le voulait seul et le voulait tout entier. Le roi allait-il vers les légitimistes, il les trouvait inexorables. Allait-il aux républicains, il les trouvait incompatibles avec une royauté, même d’expédient, qu’ils n’avaient adoptée en 1830 qu’à la condition de la honnir et de la désarmer. Allait-il au centre, il n’y trouvait plus qu’un troupeau sans chef, dépourvu de ces supériorités oratoires qui groupent les partis à leur voix, centre prompt à voter, incapable de gouverner, vide d’hommes politiques, foule qui soutient tout par discipline et qui laisse tout crouler par incapacité de génie et de volonté. Enfin le roi cherchait-il un tiers parti dans les chambres, il ne rencontrait que quelques hommes honnêtes et diserts de second ordre, appoint inconsistant de grands partis, convoitant le pouvoir sans avoir l’audace d’y prétendre ni l’énergie de le saisir dans la tempête. Cette période de gouvernement parlementaire était de nature à dégoûter des régimes mixtes de gouvernement ; ce n’était qu’une oscillation sur l’abîme avant d’y tomber. Jamais scandale aussi humiliant pour le caractère des hommes d’État ne fut donné au monde politique. Les fondateurs de cette royauté, descendus dans les rangs de ses agresseurs, leur révélaient les côtés faibles, qu’ils connaissaient mieux que personne, et guidaient les colonnes des coalisés légitimistes, libéraux, radicaux, se lassant de cette couronne à condition qu’ils bafouaient, après l’avoir conseillée et exploitée pendant douze ans.

L’ambition ressemblait tellement à la trahison, qu’on ne pouvait discerner, en les regardant agir et parler, s’ils combattaient pour s’emparer du ministère ou pour livrer la couronne elle-même à la dérision du peuple.

Ces coalisés faisaient leurs conditions tout haut à la tribune.

Je me souviens des scènes, des accents, des physionomies, des gestes, qui jetaient presque tous les jours une lumière véritablement sinistre sur les fissures volcaniques de ces âmes de feu dissimulées sous des visages stoïques.

Un mot surtout me frappa par la signification de l’homme qui le prononça, et par le geste, l’accent et le regard d’intelligence avec lesquels cet homme d’État affirma sa résolution et sa fureur.

Le jeune orateur républicain Garnier-Pagès, ravi mais étonné d’entendre un ancien ministre du roi de juillet proférer les doctrines les plus envenimées et les menaces les plus acerbes contre la couronne, se leva d’enthousiasme de son banc radical, à l’extrémité gauche de l’assemblée, pour crier bravo au ministre conservateur dépaysé dans l’anarchie. « Oui, bravo, bravo, répéta debout le républicain encore incrédule ; mais nous suivrez-vous jusqu’au bout dans cette voie ou vous nous devancez à cette tribune ? — Oui, jusqu’au bout, répondit le ministre défié par cette interrogation, jusqu’au bout ! » Et il appuya sa résolution d’un regard et d’une main qui convainquirent le parti radical et glacèrent d’effroi la majorité.

Or, le bout, c’était évidemment, dans l’esprit de Garnier-Pagès, le renversement du trône et la république. « L’entendez-vous ? dis-je à voix basse à mon voisin, et combien y a-t-il de distance d’un discours semblable à un détrônement ? Comptez les pas d’un 20 juin à un 10 août. — Ce discours, ce geste, cette pâleur, cet accent de haine, me répondit mon voisin, qui vit encore, me rajeunissent de cinquante ans. J’ai vu Danton ! »

Et ce ministre n’était pas M. Thiers !

XXXVIII

C’est alors que le roi appela M. Molé pour rallier les centres et livrer le dernier combat contre la coalition. M. Molé, homme rompu aux crises de gouvernement, avait par son nom, par sa fortune, par sa haute élégance personnelle, plus de décorum monarchique que de dévouement aux trois monarchies qu’il avait servies dans sa jeunesse. Il décorait une monarchie, plus qu’il n’était capable de la soutenir ou de la relever. Il n’avait ni l’éloquence ni la passion des deux ministres défectionnaires de la couronne, qu’il avait à combattre à la tribune et dans la presse. Mais, comme il n’avait trahi personne, il les dominait du front par l’estime qu’on lui portait même dans les rangs de l’opposition coalisée.

Je le connaissais de longue date, pour l’avoir rencontré dans la société politique de madame de Montcalm, sœur du duc de Richelieu. Je n’avais ni communauté d’opinions, ni aucun lien d’idées avec lui ; j’avais simplement du goût pour sa personne. La dignité et la grâce se confondaient sur son beau visage ; c’était la séduction de l’aristocratie compatible avec la liberté moderne. Sa situation si difficile au ministère devant le parti radical, devant le parti légitimiste et devant le parti des deux ministres défectionnaires et acharnés, m’intéressait. Seul contre tous, c’est un beau rôle quand on a la raison avec soi. J’étais si chevaleresquement indigné de la déloyauté de la coalition, que je résolus de la combattre par probité politique seule, et de défendre le ministère et la couronne en volontaire, comme on défend sur un grand chemin, sans le connaître, un homme attaqué par devant et par derrière par des agresseurs conjurés, ou comme on court à un incendie pour porter de l’eau, sans avoir aucun intérêt dans l’édifice qui brûle.

Je le fis avec vigueur et avec succès, ne voulant aucun prix de mes secours que la gloire et le patriotisme satisfaits. J’entrai résolument dans la lice, j’y combattis corps à corps les deux habiles et éloquents ministres défectionnaires de la couronne ; la victoire me resta toujours, sinon dans le scrutin, du moins dans l’opinion. Le public apprit à connaître mon nom. Le parti conservateur s’attacha à moi comme à une espérance.

Le roi, étonné de se voir secouru par un orateur indépendant de qui il n’avait rien à attendre et qui ne voulait rien de la cour, fut profondément touché de cette intervention volontaire, qu’il prit sans doute pour du dévouement. M. Molé et ses collègues cherchèrent comment ils pouvaient me récompenser de tant de services. Le public, inintelligent de mes vrais mobiles, crut bêtement que j’étais passé de mon isolement dans les rangs du parti conservateur orléaniste. Je ne laissai pas longtemps planer sur moi cette fausse interprétation de ma conduite. Dans des réunions des centres, chez M. Delessert, on se demanda devant moi comment on pouvait me payer mon dévouement en honneurs ou en pouvoirs. Je me levai, et, dans un discours sténographié le soir et imprimé le lendemain, je dis catégoriquement aux deux cent vingt députés qui m’ouvraient leurs rangs et leurs cœurs : « Ne me comptez pas avec vous, je n’y suis que par occasion, et comme auxiliaire libre qui vous défend contre une coalition perverse et anarchique ; le jour où cette coalition sera vaincue, je me retirerai de vos rangs pour rentrer dans mon indépendance et peut-être dans une opposition loyale contre vous-mêmes. Votre estime est tout ce que je voulais mériter. Je la perdrais justement si je vous laissais croire que je partage vos principes et votre attachement à la dynastie de 1830. Ce n’est pas le roi de 1830 que je défends, c’est la royauté constitutionnelle indignement attaquée dans les conditions de son indépendance. Je ne dois pas m’engager avec cette royauté et avec vous par une reconnaissance quelconque des honneurs et des pouvoirs que vous voulez bien m’offrir. Sauvons ensemble la constitution parlementaire, et restons ensuite, vous ce que vous êtes, et moi ce que je suis. » Ce discours existe ; on peut le relire à sa date. On pensait alors à m’offrir la présidence de la chambre ; je n’en voulais pas.

XXXIX

M. Dupin, dans le quatrième volume de ses Mémoires, véritables archives des choses et des hommes de ce temps, se trompe involontairement, je n’en doute pas, sur mes vues et sur mon caractère dans cette circonstance. Il me suppose l’ambition, très avouable si je l’avais eue, de la présidence, et il attribue au déboire que j’aurais eu de ne pas réussir dans cette candidature mon ressentiment contre le roi et contre la majorité, que j’avais accusés d’ingratitude pour leur résistance à mon ambition.

Les Mémoires de M. Dupin sont ici complétement dans l’erreur. Le discours chez M. Delessert subsiste et atteste que je mis moi-même une barrière entre la majorité reconnaissante et moi, et que je ne consentis à briguer ni ministère, ni présidence. À quelques sarcasmes près qui échappaient à la verve épigrammatique de M. Dupin comme des réminiscences de la jovialité gauloise dans un sénat de Rome, M. Dupin avait été nommé par la nature président perpétuel d’un sénat français. On ne pouvait que se subalterniser en lui succédant. C’était sa place. L’électricité de son génie, l’ubiquité de son attention, le poids écrasant de son apostrophe, l’universalité de ses connaissances, le coup mortel de ses reparties et jusqu’au tocsin de sa sonnette impatiente de désordre comme son esprit, commandaient l’ordre aux tumultes et le silence aux vociférations ; c’était le quos ego de Virgile incarné dans ce Cicéron de fauteuil. Je n’avais aucune de ces aptitudes. Je ne voulais pas surtout neutraliser ma pensée ou ma parole dans ce rôle neutre qui fait de l’homme un mécanisme impartial de discussion. Combattre, oui ; présider, non. Étouffer mon opinion sous mon rôle, ce n’était pas ma nature. Je n’y pensai jamais ; j’apportais trop de pensées dans le grand procès politique du temps, pour me réduire au rôle d’arbitre des discussions.

XL

Après cette longue lutte de M. Molé et du parti conservateur contre les deux ministres devenus chefs de faction, et contre les passions ameutées que ces deux assembleurs de nuages groupèrent dans la chambre et dans la presse contre la couronne qu’ils avaient eux-mêmes forgée en 1830, M. Molé succomba à une ou deux voix de minorité.

C’est là que je vis pour la première fois combien les véritables hommes d’État étaient rares. Certes, le roi était un habile noueur d’intrigues, un manœuvrier consommé des partis dans l’opposition et sur le trône ; certes M. Molé était un homme d’esprit, rompu par l’âge et par l’expérience aux résolutions de gouvernement, aux statistiques de chambres, aux tactiques d’élections, aux bascules d’opinion dans un pays aussi mobile et aussi inattendu que la France. Eh bien ! ces deux hommes consommés creusèrent en une nuit, tête à tête, de leurs propres mains, l’abîme qui allait les engloutir inévitablement tous les deux ; et sept ou huit ministres, capables chacun de bonne administration et de bon conseil, ne trouvèrent ni une parole ni un geste pour se jeter résolument entre le roi et le précipice ouvert devant lui.

Voici une anecdote qui n’a pas été encore connue de l’histoire, et qui éclaire d’un jour sinistre le précipice où la monarchie de Juillet allait se jeter, elle et son trône. J’y fus le principal témoin et le principal acteur. Personne, excepté M. de Montalivet, n’en peut parler plus véridiquement. Voici le fait :

Le lendemain, de très grand matin, du jour où le ministère conservateur tomba en presque minorité dans la chambre, je reçus un mot de M. Molé. Le premier ministre me priait confidentiellement de me rendre chez lui, à huit heures, non au ministère, mais dans son hôtel de famille de la rue de la Ville-l’Évêque, pour assister officieusement à une conférence secrète des ministres sur le parti à conseiller à la couronne dans la décision urgente que le vote de la veille imposait au roi et à ses conseillers responsables.

Faut-il se retirer devant le vote de l’Assemblée ? Faut-il la braver, la dissoudre, et en appeler au pays dans une élection générale ?

XLI

Je me rendis au rendez-vous chez M. Molé. J’y trouvai les ministres réunis.

« Nous vous avons convoqué, me dit M. Molé, comme un des défenseurs les plus signalés des droits de la couronne et du gouvernement, pour assister aux débats intimes sur la résolution qu’il s’agit de prendre et pour nous éclairer de votre opinion sur les graves circonstances où nous nous trouvons. »

La discussion s’ouvrit. Elle fut solennelle, profonde, pathétique. Il s’agissait du sort de la monarchie, il ne fallait pas se tromper. Une erreur de jugement était la ruine d’un gouvernement et peut-être une anarchie de la France et une combustion de l’Europe.

Le premier ministre posa la question ; il prit la bravade pour le courage, il se posa en homme ferme qui accepte le combat avec l’opinion, qui ne cède rien au temps et aux circonstances, et qui ne veut tomber qu’avec la monarchie.

Cette harangue du premier ministre avait un côté si spécieux, si fier et si chevaleresque, qu’elle subjugua tous les autres ministres, et que les uns, par des discours aussi résolus, les autres, par un silence approbateur, applaudirent à cette énergie et votèrent unanimement pour la dissolution immédiate de la chambre et pour un appel au pays contre les odieuses manœuvres de la coalition, manœuvres qui révoltaient les honnêtes gens et qui révolteraient, on n’en doutait pas, les électeurs, qui ne pouvaient pas manquer de donner raison à la couronne indignement attaquée dans ses prérogatives constitutionnelles, de destituer de leur mandat les députés complices de l’ambition tribunitienne des deux ministres qui avaient groupé autour d’eux tous les ennemis de leur propre royauté, et de renvoyer à leur place des hommes d’ordre et de consolidation.

XLII

J’étais au coin de la cheminée, muet et consterné de la résolution, selon moi si fatale, conseillée ou acceptée par tous ; mais je n’étais que témoin sans responsabilité officielle dans le débat ; mon visage seul, triste et désapprobateur malgré moi, montrait sans doute que la résolution de dissoudre la chambre en ce moment m’inspirait un trop juste effroi. On me regardait. Après avoir attendu quelque temps que je prisse à mon tour la parole, et voyant que je continuais à me taire, M. Molé m’apostropha enfin avec un ton de reproche :

« Mais enfin, dit-il, qu’en pense M. de Lamartine ? Nous ne l’avons pas appelé pour assister seulement comme un de nos amis à ce débat, mais surtout pour écouter ses impressions personnelles sur le parti à prendre et pour nous éclairer de son opinion ; nous le supplions donc de nous dire nettement sa pensée.

« — Ma pensée, répondis-je en me levant et en prenant le marbre de la cheminée pour le marbre de la tribune, je ne vous la disais pas et je désirais ne pas avoir à vous la dire, parce qu’elle est sinistre d’après la résolution que je vois déjà toute prise dans ce conseil de gouvernement. »

On se récria, on me demanda de m’expliquer ; je le fis franchement, longuement, énergiquement, sans ménagement pour l’avis des membres du cabinet que je venais d’entendre. Le fond de mon discours était celui-ci :

XLIII

La France est un pays susceptible et passionné d’opposition, qu’il ne faut jamais défier de rien, même du suicide. Elle est capable de se précipiter elle-même de la roche Tarpéienne, pour prouver à un gouvernement qui la défie qu’elle est indomptable et libre. Voilà son caractère, prouvé par vingt actes de fierté plus semblables à la folie qu’au civisme.

Ce caractère bien connu de l’opinion publique en France, qu’allez-vous faire en lui renvoyant ses représentants de la coalition, hommes sans doute très égarés et très coupables en ce moment, mais que vous allez mettre sous la sauvegarde de ceux qui les ont envoyés comme des victimes de leur dévouement au peuple et de leur résistance au despotisme de la couronne et de votre ressentiment à vous ? Vous allez décupler leur popularité de mauvais aloi et en faire une popularité civique, popularité de vengeance contre la couronne et de ressentiment irréfléchi contre vous-mêmes. Vous les renvoyez très embarrassés de leur victoire d’hier ; on vous les renverra triomphants d’un second mandat ; ce mandat sera presque une révolution. La question qui n’est aujourd’hui que ministérielle sera monarchique à leur retour dans la chambre ; elle n’est posée aujourd’hui qu’entre vous et deux ministres, elle sera posée bientôt entre le roi et le peuple ; c’est une lutte corps à corps où le roi et le peuple seront vaincus tout à la fois. Votre loyauté vous commande de vous sacrifier pour sauver au roi et au peuple une pareille épreuve. Sacrifiez-vous à l’instant.

Et ce sacrifice du pouvoir que vous représentez sera-t-il long ? Sera-t-il définitif ? Aura-t-il pour la monarchie le danger que vous lui supposez ? Nullement. À peine aurez-vous porté tout à l’heure votre démission au roi pour obéir respectueusement à la lettre de la constitution qui commande au ministère de se retirer au premier signal de la volonté des chambres, que le pays, indigné de la déloyauté de vos adversaires et effrayé du vide que votre retraite va faire dans le gouvernement, se retournera tout entier contre la coalition victorieuse et lui demandera compte de sa victoire.

Or, quel compte la coalition peut-elle lui rendre de ses motifs en vous renversant ? Quel ministère homogène ou seulement possible présentera-t-elle à la nation et au roi ? Quel concert de vues et d’hommes peut-on établir entre les chefs, tous antipathiques les uns aux autres, de cette incroyable agglomération d’assaillants qui, en vous donnant l’assaut, ont tous un but et un drapeau différents ? Comment les républicains donneront-ils la main aux légitimistes ? Comment les légitimistes prêteront-ils leurs votes implacables aux doctrinaires, conduits par un ministre de 1830, auteur de leur ruine et proscripteur de leur dynastie ? Comment ce ministre lui-même, remonté au gouvernement par la brèche qu’il a ouverte, se réconciliera-t-il avec ces autres ministres du centre gauche, dont la popularité ne repose que sur son antipathie contre les doctrinaires et sur les haines contre les Bourbons de 1815 ? Comment les radicaux de l’extrême gauche se feront-ils royalistes par complaisance pour ce jeune Gracque qui a pris les marches d’un trône pour tribune de ses épigrammes contre son roi ? Quel lien ralliera ces hommes et ces groupes entre eux le jour où, leur hostilité satisfaite, le pays et le roi leur demanderont de leur présenter un ministère et une majorité ? C’est là l’épreuve de l’immoralité et de la perversité des coalitions, c’est que leur seule œuvre est de saper et de ruiner un gouvernement, sans pouvoir en édifier même l’ombre avec les débris de ce qu’elles renversent. Ennemis entre eux, vainqueurs par une haine aveugle, ils ne peuvent le lendemain que s’entredéchirer, déclarer leur impuissance de rien reconstruire, et menacer par cette impuissance le pays d’un long interrègne ou d’une éternelle anarchie.

C’est là la situation de ces cinq ou six chefs de parti qui viennent, malheureusement pour eux, de triompher de vous, sans pouvoir vous remplacer. Il ne leur manquait que cette victoire pour les convaincre aux yeux du pays d’immoralité et de néant dans leur ligue. Hâtez-vous de leur remettre la place vide, de les défier de former un ministère et de construire, soit séparés, soit réunis, une majorité qui les supporte seulement un jour. Ils essayeront vingt combinaisons sans en trouver une.

Une collection de minorités n’est pas une majorité. Cette vérité, sur laquelle le pays a pu se faire illusion pendant la bataille, éclatera à ses yeux dès demain.

L’interrègne de tout ministère durera, au grand dommage de la France, au grand effroi des bons citoyens, jusqu’à ce que les factions de la rue prennent la place des partis parlementaires et que les émeutes proclament à coups de canon la nécessité de reconstituer un pouvoir.

Ce pouvoir démontré introuvable dans la chambre parmi les ligueurs qui vous ont renversés, le pays demandera lui-même à grands cris au roi de dissoudre cette assemblée, cause de son anarchie. Le roi dissoudra alors, par la main de quelques ministres transitoires. Les électeurs indignés laisseront sur le carreau un grand nombre de ces ligueurs convaincus de nuisance, et renverront en masse des hommes de bien, décidés à vous soutenir. Vous remonterez par la main de la nation elle-même au pouvoir dont les factions vous ont précipités, les majorités loyales et patriotiques se disputeront l’honneur de vous soutenir ; la monarchie sera sauvée par les manœuvres mêmes de la coalition qui la menaçait, et tout sera fait constitutionnellement par l’opinion elle-même, sans qu’on puisse accuser ni vous, ni la royauté, d’avoir résisté une heure à l’esprit ou à la lettre de la constitution.

Que si, au contraire, vous conseillez au roi de dissoudre aujourd’hui la chambre, le pays, défié, ou croyant l’être, par la couronne, formera dans les élections la même majorité future que les ambitions ou les factions viennent de former dans la chambre ; il renverra au roi tout ce qu’il trouvera sous sa main de plus hostile à la couronne et à vous. La royauté, défiée à son tour par cette chambre envenimée contre elle, voudra céder ou voudra lutter pour la liberté du choix de ses ministres. Si elle cède, elle passera sous le joug des ministres ligueurs qui lui seront imposés par la nouvelle chambre, et alors ces maires du palais lui imposeront leur politique de guerre à l’étranger et d’agitation au dedans ; la royauté restera humiliée et responsable par son trône des actes de son ministère. Si elle résiste, elle sera conduite à des dissolutions incessantes ou à des coups d’État nécessaires ; les dissolutions l’useront, les coups d’État l’engloutiront, la lutte entre la nation et la couronne commencera ; vous en savez les suites. Je n’achève pas, mais je vous déclare en conscience que, bien qu’étranger et voulant rester étranger personnellement à la cause de la dynastie qui représente en ce moment la royauté, je sors d’ici l’esprit épouvanté pour mon pays des conséquences de la résolution que vous venez de prendre. Une révolution à courte échéance m’apparaît à travers ces actes de défi à la France. Si vous portez ce conseil au roi et si le roi signe, la dynastie d’Orléans a régné en France !

XLIV

Mon discours, véritablement et à mon insu prophétique, et dont je ne donne ici que la substance, avait produit sur tous les ministres, à l’exception de M. Molé, président du conseil, un effet infiniment plus pathétique que je ne m’y attendais. Je voyais les fronts se plisser, les physionomies se tendre, les yeux s’assombrir, les visages pâlir, le doute et la consternation se succéder sur les traits. M. Molé seul se promenait d’un pas saccadé dans son cabinet et allait frapper du doigt la vitre de ses fenêtres, comme un homme qui s’impatiente et qui cherche à se distraire de l’obsession de ses pensées, témoignant un mécontentement très mal contenu de mes arguments. Les autres semblaient, au contraire, convaincus ; nul ne faisait un geste pour me répliquer.

Enfin le ministre favori, mais honnête homme, qui passait pour avoir l’influence d’un dévouement éprouvé sur le roi, M. de Montalivet, prit la parole, avec le geste et le ton d’un homme sincère qui revient sans fausse pudeur sur l’avis qu’il a imprudemment adopté, et qui ne rougit pas de se démentir, pour sauver sa cause aux dépens de son amour-propre.

« Messieurs, dit-il, j’avoue que j’ai été ému jusqu’au renversement de mes propres pensées par les raisons toutes neuves et, selon moi, toutes-puissantes, que M. de Lamartine vient de nous faire apparaître. Je passe à son opinion, et, quoique le parti de la dissolution ait paru jusqu’ici avoir l’unanimité de nos esprits, je demande qu’on revienne sur la résolution prise, et que nous discutions de nouveau une résolution si grave avant de la présenter au roi. »

XLV

Tous les autres ministres présents, à l’exception toujours de M. Molé, firent un signe d’assentiment aux paroles de M. de Montalivet et parurent prêts à se ranger avec lui du côté de ma politique. On allait recommencer l’épreuve et voter selon les conclusions de mon discours, quand M. Molé, s’avançant au milieu de la chambre avec la figure bouleversée par l’embarras de sa situation, étendit la main vers ses collègues comme pour prévenir la reprise de la discussion, et s’écria : « Arrêtez, messieurs. Toute discussion est désormais inutile. Il faut que je vous avoue un parti pris, que j’aurais dû peut-être vous déclarer avant de vous réunir. Le roi, sur mon avis, a signé cette nuit la dissolution de la chambre ! »

Un murmure d’étonnement et de douleur courut à cette nouvelle inattendue sur toutes les lèvres.

« À quoi bon nous consulter, puisqu’il est trop tard pour modifier la pensée du roi et du cabinet ? » dirent d’un ton de reproche les collègues un peu humiliés de M. Molé. Chacun se leva et se retira plein de doutes. Je me retirai moi-même avec le pressentiment tragique d’une révolution que je ne désirais nullement pour mon pays ; je préférais, en bon Français, un règne désagréable à une anarchie.

Je n’ai jamais vu sans effroi se briser gratuitement un gouvernement dont les débris écrasent toujours quelque chose dans leur chute. Je rentrai chez moi profondément attristé.

La dissolution fut connue dans la journée. Tout ce que j’avais pressenti se réalisa littéralement en quelques semaines : la coalition, renvoyée devant ses juges, les électeurs, triompha partout ; elle imposa au roi le ministère de M. Thiers, qui mena la France à deux doigts d’une guerre universelle, à propos d’un pacha d’Égypte révolté contre son maître, cause de guerre aussi absurde que celle qu’on a inventée aujourd’hui pour satisfaire la fantaisie d’un roi des Alpes qui veut régner à Florence, à Naples, à Palerme, à Venise, à Rome, sans avoir ni droit ni force pour s’y maintenir sans la France. Tout allait se bouleverser en Europe, quand j’attaquai seul, avec l’énergie d’un désespoir patriotique, le ministère de M. Thiers, dans des lettres politiques qui furent le tocsin de l’incendie européen dans le journal la Presse.

Reproduites dans les trois cents journaux de Paris et des départements, ces lettres rallièrent, la veille de la session, une majorité égarée, muette, mais patriotique, qui renversa M. Thiers, déjà embarrassé et repentant de sa témérité. Il s’arrêta. En s’arrêtant, il préserva l’Europe d’une guerre insensée.

Le ministre, son rival, qui avait consenti à servir, à Londres, la politique de guerre et qui n’avait servi qu’à se rendre acceptable au roi pour remplacer M. Thiers, se hâta d’accourir pour se saisir de ce gouvernement désorienté. On ne comprenait guère pourquoi l’un tombait, pourquoi l’autre s’élevait. Ils avaient renversé ensemble ; à quel titre le démolisseur de la veille se présentait-il comme le conservateur du lendemain ? Mais à titre d’ambition et de talent. La majorité se reconstitua sous la main de cet homme d’État et le suivit, malheureusement pour la couronne, jusqu’à la catastrophe qu’il ne sut ni prévoir, ni conjurer, ni dompter.

Sa ruine fut celle de la monarchie, double expiation de 1830 et de la coalition. Ne sommes-nous pas tous les expiateurs de nos passions ? Qui de nous n’a pas une justice dans ses malheurs, et un repentir dans ses jactances d’infaillibilité ?

Lamartine.

P.-S.

Une partie de la jeunesse française ayant rédigé et publié une protestation contre une phrase d’une pièce où j’étais nommé, cette protestation ayant été mentionnée dans le journal l’Opinion nationale, et M. Gozlan ayant eu la délicatesse de venir désavouer toute intention malveillante contre moi dans ce journal, voici la lettre que j’ai cru devoir adresser aux représentants de cette noble jeunesse.

« Monsieur,

L’Opinion nationale, que je remercie dans ses bonnes paroles, ainsi que monsieur Gozlan, m’arrive seulement aujourd’hui ; c’est ce qui a retardé ma réponse.

« Je n’ai pas le droit d’être susceptible ; je ne me suis pas senti insulté cette fois, ni dans le mot, ni dans l’intention de l’auteur. Il n’a certainement pas voulu, lui, homme de lettres, flétrir aucune disgrâce, ni déshonorer la lutte du travail pour l’honneur. D’ailleurs, nous ne sommes plus au temps où les Nuées d’Aristophane tuaient Socrate ; il n’a pas plus songé à imiter Aristophane, que moi à m’assimiler à Socrate. Le parterre de Paris vaut mieux aussi que le parterre d’Athènes : vous en êtes la preuve, vous et vos jeunes amis, puisque la fausse apparence seulement d’une raillerie mal comprise m’a valu, de la part de cette jeunesse si délicate et si généreuse, une protestation qui honore son cœur et relève le mien !

« Dites-lui, Monsieur, combien j’y suis sensible. Si jamais j’avais besoin de chercher des vengeurs de ce rire à contre sens, qui se trompe de but et qui s’attache au revers, je sais où je les trouverais ! La jeunesse a le sens du juste.

« Agréez, Monsieur, pour vous et pour elle, l’expression de ma reconnaissance et celle de ma haute considération.

« Lamartine.

« 3 novembre 1861. »

Les bruits faux relatifs à ma santé et mon incapacité de continuer l’édition de mes Œuvres et de mes Entretiens, s’étant prolongés d’échos en échos dans toutes les provinces, me forcent à réclamer de nouveau avec énergie et persistance. Aucune indisposition de moi n’a donné même prétexte à ce bruit malfaisant ou perfide. Je me porte bien, et, de plus, j’aurai terminé dans huit jours tous les travaux nécessités pour tous les ouvrages que j’ai promis à mes souscripteurs, et dont ma mort même n’interromprait pas les livraisons assurées.