Note de l’éditeur
Depuis longtemps, nous avions formé le projet de réunir en volumes la collection des Revues bibliographiques de M. Philippe Gille. Une difficulté nous arrêta tout d’abord quand nous voulûmes fixer la date à laquelle nous désirions faire commencer cette publication. La Bataille littéraire moderne ne commençant guère qu’à l’avènement des maîtres du Naturalisme, nous avons fixé à ce moment le point de départ de la reproduction de ces articles dont le succès a consacré la valeur.
Dans ce premier volume, M. Philippe Gille, moins soucieux d’imposer ses opinions personnelles que de laisser le public juger lui-même de la valeur des écrivains, a donné le plus souvent la parole à ces derniers ; ajoutons qu’il n’a ouvert la lice qu’aux maîtres, et que le très grand intérêt de ce livre est dans la variété des morceaux qu’il a su choisir dans l’œuvre de chacun d’eux pendant les années 1875, 1876, 1877 et 1878.
Qu’on n’attende pas ici la reproduction exacte des Revues bibliographiques de ces quatre années ; M. Philippe Gille, bien que ne changeant rien à ses opinions passées, a dû forcément supprimer, abréger et condenser. La critique proprement dite prendra une place plus importante dans les volumes suivants, mais le lecteur pourra, comme dans celui-ci, avoir toujours sous les yeux les pièces du procès, la défense des auteurs présentés par les auteurs eux-mêmes. Tel qu’il est, ce premier volume sera, nous l’espérons, un livre d’intérêt d’autant plus grand qu’il permettra de juger par des exemples l’ensemble des quatre premières années de notre mouvement littéraire.
Pour bien suivre et étudier les phases de la Bataille littéraire, il est absolument nécessaire d’établir une sorte de classement général, de composer des groupes et d’englober dans des camps différents les œuvres qui forment pour ainsi dire les bataillons des armées en présence.
Une division s’impose, plus tranchée de jour en jour, entre l’école spiritualiste et l’école matérialiste ; c’est donc sous l’une ou l’autre de ces deux bannières qu’il faut placer les écrivains de notre temps, suivant leurs écrits, leur influence et leurs tendances.
Quelques-uns participent des deux, car une évolution nouvelle commence à se produire, s’élevant contre le naturalisme comme le naturalisme s’est dressé contre le romantisme, et, autrefois, les romantiques contre les classiques. Ceci tuera cela ! c’est la loi de nature, la loi du progrès et du mouvement.
En conséquence, cet ouvrage comprendra trois parties distinctes :
1º Naturalisme et dérivés (école matérialiste) ;
2º Romantisme et dérivés (école spiritualiste) ;
3º Divers ou littérature historique, philosophique et documentaire (histoire, mémoires, philosophie, voyages, lettres, etc., etc.)
Il est certain que le Naturalisme, tout en procédant du Romantisme par bien des formules et des procédés, a créé un genre tout spécial, et a servi à rallier tous ceux qui combattaient l’excès du Spiritualisme ; il a incontestablement, par sa nouvelle manière de voir les choses, modifié en bien des points nos formules littéraires.
Dans le Naturalisme et ses dérivés prendront place, outre les romans physiologiques ou pathologiques proprement dits, tous ceux où la psychologie s’allie à la physiologie, tous ceux qui ont été faits avec des documents humains, tous les romans d’observation d’après les types réels et existants.
Plus tard, à mesure que la lutte sera plus engagée, on verra, par l’allure même des œuvres publiées, des indices des premières atteintes portées au Naturalisme. Le roman d’idées, le roman d’analyse prennent la vogue ; bien que s’y rattachant par le côté d’observation, par l’accentuation du pessimisme, ils s’en dégagent par une plus grande partie accordée à la psychologie, à l’idéalisme et à la poésie.
Dans le Romantisme et ses dérivés viendra se classer tout ce qui se rattache à l’École spiritualiste, les œuvres qui donnent une part plus importante à l’imagination, à l’âme qu’aux fonctions matérielles.
Ce qu’on y rencontrera, c’est l’Idéal, l’image poétisée de la vie, la préoccupation de l’optimisme, une préférence marquée pour les événements heureux ou bienfaisants, pour la moralité, pour la défense des thèses généreuses, saines ; on y verra le roman psychique, qui repose du spectacle des vices par le contraste des vertus. C’est, en résumé, le combat du beau contre le laid, le triomphe de l’âme, de l’esprit sur le corps et ses appétits.
Les œuvres d’imagination pure, les romans d’aventure, bien que d’un art inférieur, relèveront également de cette école.
Dans la troisième division de cet ouvrage, se trouveront réunis tous les matériaux qui sont indispensables à la Littérature, et, dans cette lutte engagée entre les écoles différentes, servent en quelque sorte d’approvisionnements, de munitions aux belligérants de Lettres.
Les mémoires, les lettres, les études spéciales, les livres de voyage, de philosophie, les histoires, les portraits, les mélanges y prennent place de droit, comme en une sorte de bibliothèque commune aux combattants de toute nature dans cette grande Bataille littéraire.
Réunis sans parti pris d’écoles, ayant un triple intérêt, historique, philosophique et documentaire, ce sera une mine inépuisable de précieux renseignements, un choix des meilleures et des plus utiles productions contemporaines.
Réalistes et Naturalistes
I. E. et J. de Goncourt. Renée Mauperin. — 1875.
« Le dernier pas ne fait point la lassitude, il la déclare. »
Cette
grande vérité, formulée par Montaigne, n’est-elle pas applicable à toutes les
révolutions politiques, littéraires ou artistiques, qui ne seraient que d’éphémères
échauffourées si tout le monde ne les avaient faites avant ceux qui prennent modestement
le titre de rénovateurs et de révolutionnaires. Ces derniers ne font que répéter tout
haut, et utilement pour eux ce que depuis longtemps tout le monde avait trouvé et se
disait tout
bas. On ne m’accusera pas de dénigrer Napoléon, par
exemple, juste orgueil de notre siècle, mais j’affirme que le code qui porte son nom et
qui l’a grandi fût resté lettre morte si Bonaparte n’eût été que son inventeur, et si
toutes les provinces de la France ne l’avaient pas fait par leurs désirs, leurs besoins,
pièce à pièce avant lui.
Je ne sais plus quel grand clairvoyant a écrit que les inventeurs n’inventent rien et ne sont que des « vulgarisateurs », mais je le remercie pour avoir ainsi résumé en un mot une des plus limpides vérités du monde.
Tout en mettant de côté ces soi-disant révolutionnaires, qui se font d’éclatants panaches avec les plumes des autres, il faut pourtant admettre qu’une idée, devenue générale, a dû, à une certaine heure, germer dans un esprit avant d’être sortie d’un autre, tout comme il a fallu qu’un brin d’herbe ait pointé avant les autres dans un champ ensemencé dont les grains semblent avoir poussé ensemble. Le difficile est de constater cette éclosion et de décerner justement le droit d’aînesse à une idée ou à un brin d’herbe.
Ajoutons que la malice et l’indifférence humaine aidant, des origines sont devenues obscures, qui étaient faciles à constater. De là vient que chez nous la plupart des véritables inventeurs en toutes choses sont généralement demeurés inconnus.
Certes, les frères de Goncourt ne sont, eux, des inconnus pour personne ; mais, par un étrange hasard, c’est plutôt le monde littéraire que le vrai public qui a su apprécier, je devrais, plus justement, dire : utiliser leurs importants travaux.
Chercheurs infatigables, ils semblent en effet s’être donné la tâche d’entasser des matériaux de toutes sortes, idées de romans, dénouements de pièces, observations sur la nature morte et vivante, documents historiques, artistiques, etc., pour aider tels ou tels de leurs contemporains, plus habiles constructeurs peut-être, à édifier des œuvres à succès.
Je ne veux pour preuve de ce que j’avance que ce livre : Renée Mauperin qui, réimprimé dans la collection de Lemerre, apparaît aujourd’hui comme une nouveauté et que pourtant le public eût pu connaître dès 1864. Ceux qui le liront auront peine à comprendre l’obscurité relative dans laquelle il est resté et déploreront que tant de soins, d’observation, d’études intelligentes aient pu demeurer ainsi enfouis pendant plus de dix ans.
C’est par quelques extraits que je crois pouvoir, mieux que par des dissertations, donner idée de ce roman qui devait être intitulé : la Jeune Bourgeoisie, et qui dépeint de la façon la plus saisissante l’étrange forme qu’a prise notre société depuis un quart de siècle.
Renée, pour me faire comprendre en un mot, est une fille Benoiton ; son père, ancien militaire, marié à une femme insignifiante, l’a élevée, ou, pour mieux dire, laissé s’élever à sa guise. Il l’aimait d’autant plus qu’il avait aussi pour fils :
Un marmot raisonnable, un petit garçon bien sage, « une demoiselle », comme il disait ; et ç’avait été pour lui une grande tristesse, mêlée de quelque honte, d’avoir pour héritier ce petit homme qui ne cassait pas ses joujoux. Avec sa fille, M. Mauperin avait eu le même ennui : elle était de ces petites filles qui naissent femmes. Elle semblait jouer avec lui pour l’amuser. À peine si elle avait eu une enfance. À cinq ans, quand un monsieur venait voir son père, elle courait se laver les mains. Il fallait l’embrasser à certaines places : on eût dit. Qu’elle était venue au monde avec la crainte d’être chiffonnée par les caresses et le cœur d’un père.
Le fils Mauperin veut faire un riche mariage ; or il a été l’amant d’une Mme Bourjot, la mère de la jeune fille qu’il veut épouser. Un homme comme lui ne se décourage pas pour si peu. Après un discours en quatre points il a enlevé le consentement de la mère ; reste celui de M. Bourjot, qui ne veut pour gendre qu’un homme titré.
Tout réfléchi et après des recherches faites aux archives, Henri Mauperin demande à être autorisé à ajouter le nom de Villacourt au sien ; le mariage va donc être célébré.
Cette combinaison révolte le cœur et le bon sens de Renée, qui supplie son frère de renoncer à ce mariage, dont elle sait l’impossibilité. Celui-ci se refuse à toute concession et se retire. C’est alors que, pour déjouer ses projets, Renée, qui a appris qu’il existait encore un Villacourt, lui envoie par la poste le Moniteur, en soulignant de rouge la décision du garde des sceaux. Elle pense que la protestation du dernier héritier du nom suffira.
Mais elle a compté sans le hasard.
M. de Villacourt est une sorte de gentilhomme sauvage et campagnard qui n’entend pas raison. Il vient un beau matin souffleter Henri Mauperin. Une rencontre au pistolet aura lieu le lendemain.
La scène du duel est d’une telle vérité que je dois en omettre certains détails.
On était arrivé.
M. de Villacourt et ses témoins attendaient sur la chaussée entre les deux étangs.
La terre était blanche de la neige tombée toute la matinée. Le bois dressait dans le ciel des branches dépouillées, et au loin des filées d’arbres tout noirs rayaient un rouge coucher de soleil d’hiver.
On alla jusqu’au chemin du Montalet. Les pas furent comptés, les pistolets de Denoisel chargés, les adversaires mis en ligne. Deux cannes posées sur la neige marquèrent la limite des dix pas que chaque adversaire pouvait faire.
M. de Villacourt dépouillait sa redingote, arrachait sa cravate, jetait tout cela au loin. Sa chemise, largement ouverte, laissait voir sa forte et rude poitrine, toute couverte de poils noirs et blancs.
Les adversaires armés, les témoins s’éloignèrent et se rangèrent du même côté.
— Marchez, cria une voix.
À ce mot, M. de Villacourt s’avança, marchant presque sans s’effacer. Henri, demeurant immobile, lui laissa faire cinq pas. Au sixième, il tira…
M. de Villacourt tomba, assis par terre.
Les témoins virent alors le blessé poser son pistolet, appuyer avec force ses deux pouces sur le double trou que la balle lui avait fait en lui labourant le ventre, puis renifler ses pouces…
« — Je suis raté !… À votre place, monsieur !… » cria-t-il d’une voix forte à Henri, qui, croyant tout fini, avait fait un mouvement pour s’en aller ; et, ramassant son pistolet, il se mit à faire les quatre pas qui lui restaient jusqu’à la canne, en se traînant sur les mains et les jambes. Sur la neige, derrière lui, il laissait de son sang…
Arrivé à la canne, il appuya le coude à terre, ajusta lentement et longuement…
« Tirez donc ! » cria un témoin.
Henri, effaré, se masquant le visage avec son pistolet, attendait. Il était pâle, avec un regard fier. Le coup partit : il oscilla une seconde, puis tomba à plat, le visage contre terre, et ses mains, au bout de ses bras étendus, un moment fouillèrent la neige de leurs doigts crispés.
C’est à partir d’ici que la partie dramatique du livre devient plus saisissante encore. Terrifiée du mal qu’un élan de sa conscience lui a fait commettre, Renée, faible, délicate, atteinte d’une maladie de cœur, doit mourir à son tour ; le médecin a fait comprendre au malheureux père le sort qui l’attend.
Je prends encore au hasard quelques alinéas ; M. Mauperin vient à Paris pour faire exécuter une ordonnance du médecin.
Une fois dans la rue, il alla. Il n’avait pas d’idée suivie, mais une sorte de battement dans la pensée, sourd et continu, pareil au battement d’une névralgie. Ses sensations étaient obtuses, comme sous le coup d’une grande stupeur. Les jambes des gens qui marchaient, les roues des voitures qui tournaient, il n’apercevait que cela. Sa tête lui semblait à la fois lourde et vide. Voyant qu’on marchait, il marchait. Les passants l’entraînaient, la foule le roulait dans son flot. Tout lui paraissait éteint et de la couleur des choses au lendemain d’une ivresse. La rue n’avait pour lui que la lumière et le bruit d’un rêve. Sans le pantalon blanc d’un sergent de ville, qui accrochait par instants son regard, il n’eût pas su s’il faisait soleil.
Il lui était égal d’aller à droite ou à gauche. Il n’avait le désir de rien, le courage de rien. Il était étonné de voir à côté de lui du mouvement, des gens se presser, marcher vite, aller à quelque chose. Un but, un intérêt dans la vie, il n’y en avait plus pour lui depuis quelques heures. Le monde lui paraissait fini. Il était comme un mort sur lequel eût passé l’activité de Paris. Il cherchait dans tout ce qui peut arriver à un homme ce qui eût pu le remuer, seulement le toucher, et il ne trouvait rien qui pût atteindre à la profondeur du désespoir où il était.
Quelquefois, comme s’il répondait à quelqu’un qui lui eût demandé des nouvelles de sa fille, il disait tout haut : « Oh ! oui, bien malade ! » et ce qu’il disait lui faisait l’effet d’être dit à côté de lui.
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Il se trouva dans un jardin public. Un enfant vint lui poser des gâteaux de sable sur les pans de sa redingote ; d’autres, enhardis, s’approchèrent avec des audaces de moineaux. Puis, peu à peu interdits, lâchant leurs pelles, cessant de jouer, ils se mirent à regarder peureusement et doucement, avec des regards de petits hommes, ce grand monsieur si triste… M. Mauperin se leva et sortit du jardin.
Il avait la langue épaisse, la gorge sèche : il entra dans un café.
En face de lui, il y avait une petite fille en chapeau de paille, en canezou blanc. On voyait les petites jambes de l’enfant, la chair de ses petits mollets fermes entre son pantalon à dents et son petit bas. Elle ne faisait que remuer sur son père, monter, grimper, sauter sur lui. Elle piétinait toute droite sur ses genoux. Une petite croix sautait sur la peau rose de son cou. Son père à tout moment lui disait :
« Finis donc !… »
M. Mauperin ferma les yeux : les six ans de sa fille étaient là devant lui ! Et, tirant à lui une Illustration, il se pencha dessus, essaya de mettre sa pensée à regarder des images, et, à la dernière page, s’arrêta au rébus.
Quand M. Mauperin releva la tête, il s’essuya le front avec son mouchoir. Il avait deviné le mot du rébus :
Contre la mort il n’y a pas d’appel !…
Je ne sais rien de plus navrant, de plus terrible que la scène où ce pauvre père est obligé de faire souffrir lui-même sa fille en la soignant. Il s’agit d’un détail qui eût paru trop prosaïque pour entrer dans un roman d’autrefois ; il lui pose des ventouses :
Elle regardait son père, la bougie allumée, les papiers tortillés, les verres à bordeaux, de ce regard inquiet que font les peurs de la chair devant le feu ou le fer apprêtés contre elle.
— Suis-je bien ? dit-elle en cherchant à sourire.
— Non… Place-toi comme cela, fit M. Mauperin en lui indiquant comment il fallait qu’elle se mît.
Elle se retourna sur la chauffeuse où elle était assise, posa les deux mains sur le rebord du dossier, appuya la joue sur sa main, ramassa ses jambes, croisa ses pieds, et comme agenouillée et blottie dans le petit fauteuil, ne laissant voir qu’un bout de profil perdu et effrayé, elle étala ses épaules ; elles avaient déjà des angles tout prêts pour le cercueil… Ses cheveux, un peu dénoués, glissaient avec de l’ombre dans le creux de son dos. Les omoplates saillaient. L’épine dorsale faisait toucher à l’œil chacun de ses nœuds. Au bas de l’épaulette de sa chemise tombée à la saignée, pointait un malheureux petit coude.
« Eh bien ! père ? »
Il restait là, cloué, ne sachant à quoi il pensait. À la voix de sa fille, il prit un verre : alors il se rappela qu’il avait acheté ces verres-là pour le dîner le jour du baptême de Renée. Il alluma un morceau de papier, le jeta dans le verre, renversa le verre en fermant les yeux… Renée eut un sifflement de douleur, un soubresaut fit courir ses os dans son dos, et puis elle dit :
« Oh ! bien ! j’aurais cru que ça faisait plus de mal… »
M. Mauperin lâcha le verre, qui glissa et tomba.
La ventouse n’avait pas pris.
À mesure qu’elle approche de la mort, Renée devient et se sent devenir plus femme ; elle se rappelle des paroles qu’elle a dites, des audaces qu’elle a eues, sa familiarité avec les jeunes gens ; elle n’oserait plus rien de cela.
Comme elle regardait par sa fenêtre, elle vit une fois une femme s’asseoir dans la poussière au milieu de la rue du village, entre une pierre et une ornière, et démailloter son petit enfant. L’enfant, sur le ventre, le haut du corps dans l’ombre, remuait ses petites jambes, croisait ses pieds, gigotait dans le soleil : le soleil le fouettait amoureusement comme il fouette les nudités d’enfant. Des rayons qui le caressaient et le chatouillaient semblaient lui jeter aux talons les roses d’une corbeille de Fête-Dieu…
La mère et l’enfant partis, Renée regardait encore.
Ces fragments, pris un peu trop au hasard, ne sauraient donner qu’une idée imparfaite de ce livre, déjà presque ancien et qui cependant est revenu parmi les nouveaux. Les romans ont généralement une fortune contraire ; d’où vient donc ce regain de jeunesse pour Renée Mauperin ? C’est que les frères Goncourt ont eu le rare bonheur de savoir regarder et écrire alors qu’ils étaient jeunes et que leurs œuvres sont encore empreintes de cette netteté, de cette puissance de vision, qui n’appartiennent qu’à la jeunesse. Aussi faut-il les mettre au rang des chefs de l’école du roman moderne. C’est l’avis d’Alphonse Daudet, un talent bien personnel cependant, qui me disait dernièrement : « Si tous tant que nous sommes nous marchons aujourd’hui vers un pays nouveau, une littérature nouvelle, c’est que nous avons un peu de leur souffle dans nos voiles. »
Combien pensent comme lui qui se gardent bien de le dire.
II. Francis Magnard. Vie et aventures d’un positiviste. . — 1875.
Il est bien entendu que toutes ces études sont la reproduction exacte de celles que j’ai publiées dans mes revues bibliographiques ; je n’y ai rien changé de la forme, encore moins du fond des idées que j’y émettais. Tous ces articles doivent être considérés comme les croquis d’un grand tableau qui reste à faire. Ces extraits, comme je l’ai dit plus haut, sont les pièces justificatives jointes à un procès-verbal.
Sous ce titre : Vie et aventures d’un positiviste, notre confrère Francis Magnard vient de publier à la Librairie illustrée une courte histoire paradoxale, bien moins invraisemblable qu’elle n’en veut avoir l’air.
Pierre-Paul-Jacques Beuvron, membre de l’Institut (section des sciences morales et politiques), auteur des Mythologies comparées (6 vol. in-8º) et d’un Essai sur la cellule primordiale (1 vol. in-8º avec planches), ouvrages qui se sont vendus difficilement en France, mais qui ont obtenu un débit considérable en Allemagne et en Angleterre, était bien certainement une créature angélique égarée sur la terre.
On l’eût néanmoins surpris et désobligé en accolant cet adjectif à son nom : Pierre-Paul-Jacques Beuvron ne croyait ni aux anges, ni aux démons, ni à Dieu, ni à l’âme humaine, ni à la vie humaine, ni à la vie éternelle.
Plein de ces convictions négatives, Beuvron se marie et épouse une jeune fille charmante. Arrive le moment d’aller à l’église pour faire bénir l’union de leurs deux existences :
… Ici, Jacques Beuvron prit Mlle Amélie à part et commença un très long sermon sur les origines, les progrès et les inconvénients de la superstition. Il cita Lucien de Samosate, Érasme, Montaigne, Bayle, Voltaire et le docteur Strauss : il affirma son respect et même, dans une certaine mesure, sa sympathie pour le Rabbi Jésus de Nazareth, mais en ajoutant de nouveau qu’il ne pouvait se prêter à des plaisanteries telles que le culte catholique.
Elle se résigna.
Le mariage ne fut célébré que devant l’officier municipal.
— Eh bien ! dit Beuvron à sa femme dans la voiture qui les emmenait faire un tour de promenade en sortant de la mairie, vous sentez-vous moins mariée, et le sacrifice fait à vos prétendues convictions est-il si pénible que cela ?
Amélie sourit sans répondre. Elle venait, en effet, de recevoir sa première leçon de philosophie positive.
Un beau matin, Mme Beuvron devint mère ; les premiers soins donnés au baby ne lui laissèrent d’abord pas le temps d’examiner à fond les doctrines de son mari, jusqu’au jour où cet enfant fut mis dans une Real-schule du grand-duché de Bade.
Elle resta donc seule au milieu des débris de toutes ses croyances, livrée aux dogmes positivistes de M. Beuvron. Le résultat ne se fit pas attendre. Un autre savant, également positiviste, prouva▶ en peu de temps à Mme Beuvron l’inanité des dogmes de notre religion, et M. Beuvron put constater que le positivisme, pas plus que le laurier, ne garantit de la foudre.
Un peu ébranlé par cet accident, Beuvron se remet bien vite au nom du positivisme, en discutant philosophiquement sur son cas avec Mme Beuvron elle-même. Au bout de quelques années, le jeune homme, grandi à l’étranger, arrive chez son père la tête pleine d’idées encore plus positives que celui-ci ne pouvait l’espérer.
— Mon père, lui dit-il un jour, il me faut cent mille francs, donne-moi la clef de ton secrétaire. — Et il montrait un meuble dans l’angle de la chambre. — Donne-moi la clef. — Je te préviens que j’appelle au secours si tu continues cette facétie.
— Cela est inutile. Ta domestique est sortie, je l’ai envoyée à l’autre bout de Paris. Le verrou de ton cabinet est tiré… ainsi, tu n’as qu’à t’exécuter. Tes clefs ?
— Tu veux me voler, malheureux ?
— Te voler, non ! T’emprunter. Je te connais. La persuasion eût échoué sur toi. Tu as toujours eu un fond d’avarice que l’âge augmente encore. J’ai besoin de cent mille francs pour me tirer d’affaire et, en même temps, pour rebondir plus haut que jamais sur le tremplin de la spéculation. Cent mille francs, quelle misère !
— Et si je refuse ?
— Si tu refuses… si tu refuses… Eh bien ! je te forcerai à consentir… Je suis le plus fort, tu le sais. La loi du monde est le combat pour l’existence, tu le sais encore… Donne-moi ton argent !
— Jamais.
Émile bondit du côté du secrétaire. Son père retrouva des forces et de l’agilité pour défendre son trésor ; il voulut saisir à la gorge son fils, qui se dégagea facilement ; alors il se précipita vers la fenêtre ; Émile le prévint et d’une main brutale le repoussa brutalement. Le vieillard chancela et tomba sans connaissance.
— Où sont les clefs ? se dit Émile.
Il chercha, finit par les trouver, ouvrit le secrétaire, y prit un peu plus de 100 000 francs d’actions au porteur, les mit dans sa poche et referma le meuble.
Et ce fut tout. Le philosophe, en étant assassiné, avait encore une fois raison ; il n’y avait là que l’application de la loi du plus fort, si précieuse au positivisme.
Il ne m’a été permis que d’esquisser ce petit livre de grande raison ; c’est par le détail qu’il vaut, et je n’ai pu en indiquer que l’ensemble. Avant d’en dire le bien que je pense, je m’arrête en me souvenant que je parle du livre d’un collaborateur, et je ne voudrais pas qu’il fût dit que j’ai manqué trop franchement aux grands principes de la Société des gens de lettres, dont le premier article est ainsi conçu : « Éreintons-nous les uns les autres. »
III. Émile Zola. La Faute de l’abbé Mouret. — 1875.
Tout comme il y a des peintres qui, uniquement préoccupés d’écraser de grasses et de brillantes masses de couleurs sur leurs toiles, se soucient fort peu de la convenance du sujet qu’ils doivent traiter, M. Émile Zola écrit, et quelle que soit la fable qu’il ait à raconter, quel que soit son cadre, il y fait entrer tout ce qu’il a de couleur et d’observation sur sa palette. Je lui fais défi de décrire un caillou du chemin sans que vous croyiez voir ce caillou, sans qu’il vous devienne intéressant. Ce don de description, cette faculté de transmission d’impression, il les possède au suprême degré ; c’est un paysagiste fidèle qui laisse loin les maigres détails ; de la photographie, c’est un huissier fureteur qui, dans une bonne et solide langue, fait le consciencieux inventaire de tout ce qu’il a vu.
Malheureusement, cet esprit si clairvoyant, si vigoureux, par tempérament plutôt que par recherche, comme l’insinuent ses confrères, semble ne se plaire qu’à décrire les laideurs ou les plaies du monde animé. Personne ne parle mieux des arbres, des animaux, de la terre que M. Zola ; il est tel sillon fraîchement remué qu’il vous décrira en poète grand comme Millet ; mais quand par malheur pour l’espèce humaine elle tombe sous sa main, il l’abaisse, l’avilit tant et si bien que le dégoût vous prend des agissements qu’il lui prête et que vous ne vous intéressez plus guère dans ses romans qu’à la partie nature morte de l’œuvre.
Il s’agit dans le livre qui va paraître (complément de la série des Rougon-Macquart) d’un prêtre qui commence sa carrière cléricale comme Jocelyn, qui est tenté, succombe, se repent, et, après sa faute, rentre dans la vie religieuse. Sujet périlleux s’il en fût, détails dangereux, repoussants même parfois, tel est le bilan des impressions que l’on ressent à la lecture de ces pages brûlantes, qui, disons-le bien haut, ne peuvent être lues par tout le monde.
Quant au charme, il existe incontestablement, mais à l’état intermittent. Le mari ou le père qui parcourrait ce livre éprouverait le besoin de lire à sa famille deux ou trois brillantes pages ; mais il devrait forcément s’arrêter à telle ou telle description, tout comme il ferait si, en montrant à des enfants un livre plein de merveilleuses gravures, il lui fallait vivement et fréquemment tourner le feuillet devant telle ou telle nudité.
Ceci posé, je cite quelques paragraphes qui pourront donner idée de ce livre étrange, rempli de vérités et de contresens, mais qui reste l’œuvre d’un véritable écrivain.
Voilà, d’abord, la description d’une petite église de village où le prêtre dit tout seul la messe du matin :
Derrière lui, la petite église restait blafarde des pâles lueurs de la matinée. Le soleil n’était encore qu’au ras des tuiles. Les kyrie eleison coururent comme un frisson dans cette sorte d’étable, passée à la chaux, au plafond plat, dont on voyait les poutres badigeonnées. De chaque côté, trois hautes fenêtres, à vitres claires, fêlées, crevées pour la plupart, ouvraient des jours d’une crudité crayeuse…
— Orate, fratres, reprit le prêtre.
Vincent (l’enfant de chœur) marmotta une longue phrase latine dans laquelle il se perdit. Ce fut alors que les flammes jaunes entrèrent par les fenêtres. Le soleil, à l’appel du prêtre, venait à la messe. Il éclaira de larges nappes dorées la muraille gauche, le confessionnal, l’autel de la Vierge, la grande horloge. Un craquement secoua le confessionnal ; la mère de Dieu, dans une gloire, dans l’éblouissement de sa couronne et de son manteau d’or, sourit tendrement à l’Enfant Jésus de ses lèvres peintes ; l’horloge, réchauffée, battit l’heure à coups plus vifs. Il sembla que le soleil peuplait les bancs des poussières qui dansaient dans ses rayons. La petite église, l’étable blanchie, fut comme pleine d’une foule entière.
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Au dehors, on entendait les petits bruits du réveil heureux de la campagne, les herbes qui soupiraient d’aise, les feuilles s’essuyant dans la chaleur, les oiseaux lissant leurs plumes, donnant un premier coup d’ailes. Même la campagne entrait avec le soleil ; à une des fenêtres, un gros sorbier se haussait, jetait des branches par les carreaux cassés, allongeant ses bourgeons comme pour regarder à l’intérieur, et, par les fentes de la grande porte, on voyait les herbes du perron, qui menaçaient d’envahir la nef. Seul, au milieu de cette vie montante, le grand christ, resté dans l’ombre, mettait la mort, l’agonie de sa chair barbouillée d’ocre, éclaboussée de laque. Un moineau vint se poser au bord du trou ; il regarda, puis s’envola ; mais il reparut presque aussitôt, et, d’un vol silencieux, s’abattit entre les bancs, devant l’autel de la Vierge. Un second moineau le suivit. Bientôt, de toutes les branches du sorbier, des moineaux descendirent, se promenant tranquillement, à petits sauts, sur les dalles.
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Après avoir lu les Oraisons, il se tourna en disant :
— Ite missa est.
— Deo gratias, répondit Vincent.
Le soleil avait grandi et les moineaux s’enhardissaient. Pendant que le prêtre lisait sur le carton de gauche l’Évangile de saint Jean, annonçant l’éternité du Verbe, le soleil enflammait l’autel, blanchissait les panneaux de faux marbre, mangeait les clartés des deux cierges, dont les courtes mèches ne faisaient plus que deux taches sombres. L’astre triomphant mettait dans sa gloire la croix, les chandeliers, la chasuble, le voile du calice, tout cet or pâlissant sous ces rayons. Et lorsque le prêtre, prenant le calice, faisant une génuflexion, quitta l’autel pour retourner à la sacristie la tête couverte, précédé du servant qui remportait les burettes et le manuterge, l’astre demeura, seul maître de l’église. Il s’était posé à son tour sur la nappe, allumant d’une splendeur la porte du tabernacle, célébrant les fécondités de mai. Une chaleur montait des dalles. Les murailles badigeonnées, la grande Vierge, le christ lui-même prenaient un frisson de sève, comme si la mort était vaincue par l’éternelle jeunesse de la terre.
Je voudrais, après une charmante description de basse-cour, pouvoir citer les merveilleux tableaux du Paradou, une sorte de parc sauvage où se dévide l’idylle non narrable de ce prêtre et d’une jeune fille du nom d’Albine. Il y a toute une thèse à discuter ; on la devine. À côté d’un frère Archangias qui jure comme un païen et qui, malgré les énergies de sa nature, a raison de toutes les faiblesses humaines, il faut pour le livre de M. E. Zola que Serge, le jeune prêtre, succombe.
J’arrive à la mort d’Albine, une sorte de beauté sauvage qui, après avoir vécu de la vie civilisée, se trouve transportée au milieu de cette sorte de paradis terrestre, de cette nature vierge, qui exhale la vie par toutes ses plantes, par tous ses êtres.
Abandonnée, elle ne veut plus que mourir.
À cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant l’agonie muette d’une bête blessée. Elle ne pleurait plus ; elle avait un visage blanc, traversé au front d’un grand pli.
Mais comment mourir ? Elle voudrait être utile à ces chères plantes, à ces fleurs aimées, peut-être pour revivre en elles.
Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin, en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles ? Quelle fleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras, la laque de sa gorge ? À quel arbuste malade devait-elle offrir son jeune sang ?
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Elle monta aux grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c’était sur leur lit de cailloux qu’il lui fallait expirer. Elle traversa la forêt, attendant avec un désir qui ralentissait sa marche que quelque chêne s’écroulât et l’ensevelit dans la majesté de sa chute. Elle longe les rivières des prairies, se penchant presque à chaque pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée parmi les nénuphars. Nulle part la mort ne l’appelait, ne lui tendait ses mains fraîches. Cependant, elle ne se trompait point. C’était bien le Paradou qui allait lui apprendre à mourir, comme il lui avait appris à aimer. Elle recommença à battre les buissons, plus affamée qu’aux matinées tièdes où elle cherchait l’amour. Et tout d’un coup, au moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la mort dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les fleurs.
Je passe deux pages merveilleuses : c’est le pillage des fleurs du jardin par Albine ; les lis, les héliotropes, les œillets, les pavots, les soucis, les roses, les quarantaines, les menthes, les citronnelles, les verveines, elle les arrache par brassées ; elle eût voulu emmener tout le parterre dans sa chambre.
Un instant elle resta debout, regardant autour d’elle. Elle songeait, elle cherchait si la mort était là. Et elle ramassa les verdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, les baumes, les fenouils ; elle les tordit, les plia, en fabriqua des tampons à l’aide desquels elle alla boucher les moindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres. Puis elle tira les rideaux de calicot blanc, cousus à gros points. Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur la floraison des jacinthes et des tubéreuses.
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Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, elle continuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange de senteurs qui l’endormait lentement, très lentement. D’abord, c’était un prélude gai, enfantin ; ses mains, qui avaient tordu les verdures odorantes, exhalaient l’âpreté des herbes foulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu des sauvageries du Paradou. Ensuite un chant de flûte se faisait entendre, de petites notes musquées qui s’égrenaient du tas de violettes posé sur la table près du chevet ; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l’haleine calme, l’accompagnement régulier des lis de la console, chantaient les premiers charmes de son amour, le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait avec l’éclat brusque des œillets à l’odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu’elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et des pavots qui lui rappelait les tourments de ses désirs.
Et brusquement, tout s’apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant, se voyant, jusqu’à un cantique adorable des héliotropes dont les haleines, de vanille disaient l’approche des noces. Les belles de nuit piquaient çà et là un trille discret. Puis il y eut un silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Du plafond, croulèrent les voix, un chœur lointain. C’était un ensemble large qu’elle écouta au début avec un léger frisson. Le chœur s’enfla, elle fut bientôt toute vibrante des sonorités prodigieuses qui éclataient autour d’elle. Les noces étaient venues. Les fanfares des roses annonçaient l’instant redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrées contre son cœur, pâmée, mourante, haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l’étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent, l’enveloppèrent d’un dernier soupir si profond qu’il couvrit le chœur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême des fleurs.
J’ai dû sauter de nombreuses pages faites pour effaroucher bien des justes susceptibilités. Nul ne me blâmera de m’être abstenu.
Je ne veux pas savoir si ce livre a ce qu’on appelle un but. C’est pour moi comme un recueil de tableaux divers peints par un grand coloriste. Une œuvre d’art est avant tout une œuvre d’art, et je ne veux me prononcer que sur ce point. En tous cas, il est certaines matières difficiles à traiter, et si M. Zola a voulu ici prêcher le respect de notre clergé, il a absolument fait fausse route. Il en est un peu de ces romans faits pour moraliser comme des contes dédiés aux bébés pour les guérir de la peur et qui n’ont pour résultat que de peupler pour eux les solitudes de fantômes que leurs cerveaux n’eussent jamais enfantés. En tous cas, c’est l’œuvre d’un très grand écrivain, avec qui le roman de vieille forme va avoir à compter.
IV. Ivan Tourguéneffa. Les Reliques vivantes. — 1876.
Les Reliques vivantes, de M. I. Tourguéneff, tel est le titre du nouveau livre du grand romancier que M. Courrière a classé parmi les écrivains de l’École naturelle dans son Histoire de la littérature contemporaine en Russie, un bon livre publié l’an dernier. Le nouveau volume de M. Tourguéneff, paru chez Hetzel, contient cinq nouvelles toutes empreintes du charme qu’on lui connaît. Les Reliques vivantes, la Montre, Ça fait du bruit ! Ponnine et Babourine, Les nôtres m’ont envoyé… telles sont ces cinq historiettes, bien dignes de l’auteur des Mémoires d’un chasseur.
Dans les Reliques vivantes, il s’agit d’une pauvre fille de campagne qui n’a pu épouser celui à qui elle était fiancée parce qu’elle est devenue estropiée à la suite d’un accident. La malheureuse est paralysée et vit absolument comme une morte ; étendue dans un lit, elle passe sa vie à regarder le ciel, sans pousser une plainte, n’ayant qu’un sourire de reconnaissance pour le jour qui se lève, pour l’oiseau qui passe devant ses yeux. Je ne sais pas de philosophie plus doucement attrayante, plus communicative que la sienne.
Une page de ce récit touchant :
Il y en a de plus malheureux que moi ; il y en a qui n’ont pas d’asile, — d’autres sont aveugles ou sourds, tandis que moi, Dieu merci, j’y vois parfaitement et j’entends tout, tout Si une taupe creuse sous terre, je l’entends. Et je sens toutes les odeurs, même les plus faibles ! Si le sarrasin fleurit dans les champs ou le tilleul dans le jardin, on n’a pas besoin de venir me le dire, je l’ai senti la première, pourvu qu’un souffle de vent soit venu de ce côté-là. Non, il ne faut pas être ingrat envers Dieu ! Bien des gens sont plus malheureux que moi. Quand il n’y aurait que ceci : une personne en bonne santé peut bien facilement tomber dans le péché ; tandis que le péché s’est écarté de moi lui-même.
L’autre jour, le père Alexis — le prêtre — m’a donné la communion, et il m’a dit : Tu n’as pas besoin de te confesser ; dans l’état où tu es, quel péché pourrais-tu commettre ? Et je lui ai répondu : Mais, mon père, les péchés de pensée, ceux qu’on commet en esprit ? — Oh ! a-t-il répondu en riant, ceux-là ne sont pas bien gros.
— Mais je crois que je n’ai pas beaucoup commis de ceux-là non plus, continua Loukéria, parce que je me suis habituée à ne penser à rien, et bien mieux, à ne pas me souvenir. Le temps passe plus vite.
Ce n’est pas tout ; la pauvre infirme chante des chansons, et quelles chansons !
— Comment les chantes-tu ? En dedans ?
— En dedans, et aussi avec la voix. Je ne peux pas chanter très fort, comme vous pensez bien ; mais on peut m’entendre. Tenez, je vous aie dit qu’il y a une fillette qui vient me voir. Elle est orpheline, ça fait qu’elle est intelligente. Je lui ai déjà appris quatre chansons qu’elle sait par cœur… Peut-être ne me croyez-vous pas ? Attendez, je vais vous en chanter une.
Loukéria reprit haleine… La pensée que cette créature à peine vivante se préparait à chanter éveilla en moi un effroi involontaire ; mais avant que j’eusse le temps de dire un mot, j’entendis vibrer à mes oreilles une note prolongée presque imperceptible, mais pure et juste… Une autre suivit, puis une troisième… Loukéria chantait : « Dans les prairies. » Elle chantait sans que les lignes de son visage pétrifié fissent un seul mouvement ; ses yeux mêmes restaient fixes… Mais quelle touchante expression dans cette pauvre petite voix qui sortait avec effort, vacillante comme un filet de légère fumée ! Et comme on sentait bien que la chanteuse y mettait toute son âme ! Ce n’était plus l’effroi qui me serrait le cœur, c’était une compassion indicible.
Ah ! je ne veux plus ! dit-elle tout à coup. Je n’ai pas la force… C’est le plaisir de vous voir qui me l’a ôtée…
Tous, pour notre malheur, nous avons lu bien des livres de philosophie, mais où avons-nous trouvé quelque chose de plus touchant ; il y a là, si j’osais dire, comme un parfum lointain du livre de Job et de l’Imitation.
Voici l’épilogue de cette nouvelle, qui n’a que trente pages et qui vaut certes bien de gros volumes.
Quelques semaines plus tard, j’appris que Loukéria avait quitté ce monde. La mort était revenue la prendre « après le carême de la Saint-Pierre ». On me raconta que, le jour de sa mort, elle n’avait cessé d’entendre des cloches, bien qu’Alexéïevka soit à cinq verstes de l’église, et que ce jour-là ne fût pas un dimanche. Du reste, Loukéria disait que le son des cloches ne venait pas de l’église, mais « d’en haut ». Probablement, elle n’osait pas dire : « du ciel ».
On peut rien que par ces quelques lignes juger de l’ensemble de ce livre, digne des autres écrits de M. Tourguéneff. Les succès de ce romancier nous ont malheureusement valu une avalanche de spécimens de littérature russe, bien plutôt faits pour nous en dégoûter que pour nous en faire sentir les beautés. À côté d’œuvres délicates comme celles de Tourguéneff, il nous faut voir figurer des grossièretés réalistes, ou des œuvres d’une monotonie navrante, ou l’éternel petit bruit endormant du samoward ou les jurons d’un mougik ivre ! Présentement l’auteur des Reliques vivantes et Tolstoï devraient nous suffire.
V. Alphonse Daudet. Jack. — 1876.
Jack est une histoire vraie, une étude d’après le vif, c’est-à-dire que tous les personnages de ce roman ont posé devant l’auteur. Car c’est un des plus grands mérites des écrivains de l’école moderne de s’être retrempés dans la nature, quelque peu oubliée depuis bien des années. Les deux volumes que M. Alphonse Daudet vient de publier en sont la preuve.
Il s’agit dans le nouvel ouvrage de l’auteur de Fromont jeune et Risler aîné, d’un de ces pauvres êtres voués dès leur naissance aux hasards les plus cruels de la vie, aux répulsions les plus imméritées de la société. Que deviennent les fils des femmes du demi-monde, des cocottes, pour dire le vrai mot ?
Vivant dès leur naissance dans une atmosphère viciée, où apprendront-ils qu’il est des mères qui ne font pas sortir leurs enfants du collège quand le bon monsieur vient les visiter ? Dans la vie, alors qu’ils seront devenus hommes, comment oseront-ils dire : Je suis le fils de la X…, de la B…, de la R… ? Et ne vaudrait-il pas mieux pour ces déshérités (riches le plus souvent) avoir été déposés sur le fameux tour de la rue d’Enfer ?
Telle n’a pas été l’idée de Mme Ida de Barancy, la mère du petit Jack. Elle a cru, en constatant qu’elle avait un hôtel aussi beau, un coupé aussi correct que ceux des femmes du monde qu’elle croisait chaque jour au Bois, elle a cru, une fois mère, que toutes les portes s’ouvriraient devant elle et que si en réalité elle n’était pas l’égale de ces privilégiées de la société, son fils, lui, innocent de tout le passé, n’aurait jamais à supporter le poids de ses fautes.
Tout d’abord le petit Jack est conduit dans une de ces grandes maisons d’éducation dirigées par des prêtres. Dès le parloir, la belle Ida de Barancy s’est trahie vingt fois, et l’abbé qui dirige la maison a compris tout de suite la supercherie maternelle. Avec toutes les réserves, les douceurs possibles, il refuse de recevoir l’enfant. On devine les protestations, les larmes de la mère. Le recteur est attendri, il accepte le petit Jack.
— Mais à deux conditions.
— Je suis prête à les accepter toutes.
— La première, c’est que, jusqu’au jour où votre position sera régularisée, l’enfant passera ses congés, ses vacances même, dans notre maison, et ne rentrera plus dans la vôtre.
— Mais il en mourra, mon Jack, de ne plus voir sa mère !
— Oh ! vous pourrez venir l’embrasser aussi souvent que vous voudrez. Seulement, et c’est là notre seconde condition, vous ne le verrez jamais au parloir, mais ici, dans mon cabinet, où j’aurai soin que vous ne soyez pas rencontrée.
Elle se leva toute frémissante.
Cette idée qu’elle ne pourrait jamais entrer au parloir, se mêler à cette charmante confusion du jeudi, où l’on se fait gloire de la beauté de son enfant, de la richesse de sa mise et du coupé qui vous attend à la porte, qu’elle ne pourrait pas dire à ses amies : « J’ai salué hier, chez les Pères, madame de C… ou madame de V… », de vraies madames, qu’il lui faudrait venir en cachette embrasser son Jack à l’écart, tout cela la révoltait à la fin.
Le malin prêtre avait frappé juste.
Naturellement voilà l’enfant rentré chez sa mère.
Je passe une scène écrite de main de maître où les domestiques avinés de Mme de Barancy décident entre eux que l’enfant serait très bien placé dans un pensionnat de l’avenue Montaigne ; c’est le gymnase Moronval.
Cette femme sotte et faible, craignant une nouvelle humiliation, accepte la proposition ; sa femme de chambre, Mlle Constant, conduit donc le petit Jack à sa nouvelle pension.
Le gymnase tenu par M. et Mme Moronval était une de ces singulières institutions qui peu achalandées happent au passage les pensionnaires les plus invraisemblables ; des nègres, des mulâtres au nombre de huit ou dix en formaient tout le personnel.
La femme de chambre insista pour que l’enfant reçût une éducation distinguée et aristocratique.
— Oh ! pour cela, fit Mme Moronval, née Decostère, en redressant sa longue tête.
Et son mari ajouta qu’il n’admettait au gymnase que des étrangers de distinction, des héritiers de grandes familles, des nobles, des princes. Il élevait même, en ce moment, un enfant de sang royal, le propre fils du roi de Dahomey. Pour le coup, l’enthousiasme de Mlle Constant ne connut plus de bornes.
— Un fils de roi !… Vous entendez, monsieur Jack, vous serez élevé avec un fils de roi
— Oui, reprit gravement l’instituteur, j’ai été chargé par Sa Majesté dahomienne de l’éducation de Son Altesse royale, et je crois, sans me vanter, que je suis arrivé à en faire un homme remarquable sous tous les rapports.
Que pouvait donc avoir le jeune négrillon qui arrangeait le feu, là-bas dans le salon, pour s’agiter ainsi et remuer le seau à charbon avec ce terrible bruit de fonte ?
L’instituteur continua :
— J’espère, et Mme de Moronval Decostère ici présente espère, comme moi, que le jeune roi, une fois monté sur le trône de ses ancêtres, se souviendra des bons conseils, des bons exemples que lui auront donné ses maîtres de Paris, des belles années passées auprès d’eux, de leurs soins infatigables et de leurs efforts assidus.
Ici Jack fut bien surpris de voir le négrillon, toujours occupé devant la cheminée, tourner vers lui sa tête crépue, et l’agiter, tout en roulant ses gros yeux blancs dans une mimique d’énergique et furieuse dénégation.
Voulait-il dire par là que Son Altesse royale ne se souviendrait nullement des bonnes leçons du gymnase Moronval, ou qu’elle n’en garderait aucune reconnaissance ?
Que pouvait-il en savoir, cet esclave ?
La vérité était que sans s’en douter Jack voyait en ce petit domestique, fort maltraité d’ailleurs, le propre fils du roi de Dahomey. Les Moronval ayant appris que ce souverain était détrôné et ne recevant plus le prix de la pension avaient résolu d’utiliser le futur héritier d’un sceptre s’il arrivait à le reconquérir. Ils en avaient fait leur domestique !
Rien de plus comique et de plus touchant que la vie de ce pauvre Mâdou, condamné à cirer les souliers de ses camarades et prenant ainsi une bien dure leçon de philosophie à l’endroit des vicissitudes d’un futur souverain.
Le petit Jack est tout étonné le soir de voir Mâdou coucher auprès de son lit. La conversation s’engage entre les deux enfants.
« — Est-ce que c’est beau, votre pays ?… Est-ce que c’est loin ?… Comment l’appelez-vous ?
— Dahomey, répondit le nègre.
Le petit Jack se dressa sur son lit :
— Oh ! mais alors… mais alors vous le connaissez !… Vous êtes peut-être venu en France avec lui ?
— Qui ?
— Son Altesse royale… vous savez bien… le petit roi de Dahomey.
— C’est moi, dit le nègre simplement…
L’autre le regardait avec stupéfaction… Un roi ! Ce domestique qu’il avait vu toute la journée dans sa défroque de laine rouge courir la maison, un balai ou un seau à la main, qu’il avait vu servir à table, rincer les verres !
Le négrillon parlait pourtant sérieusement. Son visage avait pris une grande expression de tristesse, et ses yeux fixes semblaient regarder loin, bien loin, vers le passé ou quelque patrie perdue.
Était-ce l’absence du gilet rouge ou la magie de ce mot de roi, mais Jack trouvait au nègre assis au bord de son lit, le cou nu, la chemise entrouverte sur sa poitrine sombre où brillait une amulette d’ivoire, un prestige, une dignité nouvelle.
— Comment ça se fait-il ?… demanda-t-il timidement, en résumant dans cette question tous les étonnements de sa journée.
Ça se fait… ça se fait… dit le nègre.
Tout à coup il s’élança pour souffler la lanterne.
— Pas content, moucié Moronval, quand Mâdou laisser lumière…
Puis il rapprocha sa couchette de celle de Jack.
— Toi pas sommeil, lui dit-il. Moi jamais sommeil quand parler Dahomey… Écoute.
Et dans l’ombre, où ses yeux blancs luisaient le petit nègre commença sa lugubre histoire…
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Son départ fut l’occasion de grandes fêtes publiques, de sacrifices aux fétiches, aux divinités de la mer. Tous les temples furent ouverts pour la solennité, tout le peuple oisif en prières, et au dernier moment, le navire étant prêt à appareiller, le bourreau amena sur le rivage quinze prisonniers ashantis dont les têtes coupées tombèrent, ruisselantes et sonores, dans un grand bassin de cuivre rouge.
— Miséricorde !… interrompit Jack éperdu, blotti sous ses couvertures.
Le fait est qu’il n’est pas rassurant d’entendre conter de pareilles histoires par celui-là même qui en a été le héros. Il y avait de quoi vraiment terrifier les plus braves ; pour se rassurer, il fallait se dire bien vite qu’on était dans le pensionnat Moronval, au beau milieu des Champs-Élysées, et non dans ce terrible Dahomey.
Je passe rapidement sur des chapitres épisodiques qui sont autant de délicates études. Une séance littéraire au gymnase Moronval, où défilent les incompris de l’art, des lettres, des sciences, les déclamations poétiques d’un certain d’Argenton, sont autant de photographies de ce monde de déclassés que l’on a si bien baptisé les Ratés.
Ce d’Argenton est une sorte de bellâtre qui devient le pivot du roman que forcément je dois faire tenir en quelques lignes.
Éprise de ce poète médiocre et poseur, Mme Ida de Barancy oublie tout pour lui ; elle quitte Paris, laissant le petit Jack livré aux soins des Moronval. Retirée à Étiolles avec le « cher grand poète », elle lui consacre si bien sa vie que l’enfant n’y a plus sa place et qu’un beau matin, d’Argenton et ses amis, au nom des grands principes, en font un ouvrier forgeron ; on l’expédie à Indret, cette terrible ville de fer, de feu, de charbon, d’où partent toutes les grandes machines à vapeur de la France.
Ce départ s’est fait malgré les protestations d’un brave médecin de campagne, le docteur Rivals, qui a déclaré que la santé de Jack ne lui permettrait pas de supporter les fatigues de la vie qu’on voulait lui imposer. Près du docteur Rivals, Jack laisse en partant une affection naissante, celle de Cécile, que nous retrouverons plus tard.
C’est en vain qu’on a voulu faire de Jack un ouvrier ; malgré l’abandon de sa mère, les persécutions de d’Argenton, un terrible voyage, il revient mourant à Étiolles. Le docteur Rivals le recueille ; bientôt l’amour des deux jeunes gens est si clair que le brave homme ne songe plus qu’à le consacrer par un mariage ; mais il faut que Jack devienne un autre homme que celui que la faiblesse de sa mère et la stupidité jalouse de d’Argenton en ont voulu faire.
Jack retourne donc à Paris pour travailler. C’est alors que sa mère, chassée, ruinée par son amant, vient lui demander de la faire vivre. Ici les sentiments s’élèvent, le fils a reconquis sa mère ; il le croit du moins. D’Argenton vient la réclamer ; Jack le chasse, et Ida, forcée de choisir entre son fils et son amant… part avec ce dernier.
Jack, épuisé par la douleur, les fatigues, son amour qu’il croit méconnu par Cécile, à qui Rivals l’avait fiancé, vient terminer sa triste vie sur un lit d’hôpital ; son agonie est navrante :
Cependant le vieux docteur et Cécile sont près de son lit, il n’y manque plus que sa mère.
— Que vous êtes bonne d’être venue, Cécile ! Maintenant je ne me plains plus. Cela ne me fait plus rien de mourir, là, près de vous, réconcilié.
— Mourir ! qui est-ce qui parle de mourir ? disait le père Rivals de sa plus grosse voix : n’aie pas peur, mon fils, nous te tirerons de là. Tu n’as déjà plus la même mine qu’à notre arrivée.
Depuis un moment, en effet, il était transfiguré par cette montée de flammes, cette lueur de couchant que les existences ou les astres qui descendent projettent tout autour dans un dernier et splendide effort. Il gardait la main de Cécile serrée contre sa joue, s’y reposait avec amour, disait des choses tout bas :
— Tout ce qui me manquait dans la vie, vous me l’avez donné. Vous aurez été tout pour moi : mon amie, ma sœur ma femme, ma mère.
Mais son exaltation fit bientôt place à une torpeur inerte ; cette rougeur fébrile à de livides défaillances. Tous les ravages du mal se creusèrent alors sur ses traits légèrement crispés par la difficulté d’une respiration sifflante. Cécile jetait à son père des regards épouvantés, la salle se remplissait d’ombre, et le cœur des assistants se serrait à l’approche de quelque chose de plus lugubre, de plus mystérieux que la nuit. Tout à coup Jack essaya de se dresser les yeux grands ouverts :
— Écoutez… écoutez… quelqu’un monte… Elle vient.
On entendait le vent d’hiver dans les escaliers, les derniers murmures d’une foule qui se disperse, et de lointains roulements vers la rue. Il tendit l’oreille un instant, prononça quelques paroles embarrassées ; puis sa tête retomba et ses yeux se fermèrent encore. Il ne se trompait pas. Deux femmes montaient l’escalier en courant. On les avait laissées entrer, quoique l’heure des visites fût passée. Il est des cas où les consignes abaissent toutes leurs barrières. Arrivée à la porte de la salle Saint-Jean, après ces cours, ces étages franchis, d’un pas rapide, Ida s’écria :
— J’ai peur… dit-elle.
— Allons, allons, il le faut… fit l’autre… Ah ! tenez, les femmes comme vous, ça ne devrait pas avoir d’enfant.
Et elle la poussa brutalement devant elle. Oh ! la grande pièce nue, les veilleuses allumées^ tous ces fantômes à genoux, l’ombre des rideaux projetée, la mère vit cela d’un coup d’œil, puis là-haut, tout au fond un lit, deux hommes penchés, et Cécile Rivals, debout, aussi pâle que celui dont elle soutenait la tête sur sa main appuyée.
— Jack ! mon enfant !…
M. Rivals se retourna.
— Chut ! fit-il.
On écoutait. Il y eût un murmure à peine distinct, un petit sifflement plaintif, ensuite un grand soupir.
Ida s’approcha, défaillante et craintive. C’était son Jack, ce visage inerte, ces mains étendues, ce corps immobile où son regard éperdu cherchait l’illusion d’un souffle.
Le docteur se pencha :
— Jack, mon ami, c’est ta mère… Elle est venue.
Et elle, la malheureuse, les bras en avant, prête à s’élancer :
— Jack… c’est moi… Je suis là.
Pas un mouvement.
— Mort ? s’écria-t-elle avec un sanglot convulsif.
— Non… dit le vieux Rivals d’une voix terrible… Non… DÉLIVRÉ !
On pense bien que ces deux volumes d’Alphonse Daudet renferment d’autres tableaux étudiés et émouvants. L’espace me manque pour en détacher un de plus, mais les extraits que j’ai cités peuvent donner une idée de ce livre tout d’observation et de cœur.
Je me rappelle entre autres détails ces quelques lignes, touchantes dans leur naïveté.
Jack est au dortoir.
— Qu’est-ce que c’est qu’une cocotte ? demande à l’enfant un de ses camarades.
— On a dit, continue un autre, que ta maman est une cocotte.
Et le petit Jack, qui n’a rien compris à tout cela, rit de tout son cœur en pensant qu’on peut croire que sa maman a des plumes et des ailes !
Pauvre Jack !
VI. Sacher-Masoch. Nouveaux Récits galiciens. — 1876.
La traduction que M. Bentzon vient de donner des Récits galiciens, chez Calmann-Lévy, ne contribuera pas pour peu à faire connaître en France un romancier de premier ordre. Je ne sais pas si M. Sacher-Masoch saurait venir à bout de ce qu’on appelle un grand roman, si son amour de la vérité du détail ne lui interdit pas ces trop longues histoires où ce qu’on appelle l’imagination doit remplacer tant de précieuses qualités ; ce qui est certain, c’est que, par l’amour de l’observation, par la sobriété et la justesse de l’expression, par l’horreur du hors-d’œuvre, il faut rapprocher Sacher-Masoch dans ses Nouveaux Récits galiciens, son Legs de Caïn, à côté de Xavier de Maistre et de Prosper Mérimée.
Dans cette courte analyse des nouveautés littéraires, je ne puis donner idée à nos lecteurs que de l’une des anecdotes contenues dans ce volume, qui contient quatre récits. La Justice des Paysans est une étude, prise sur le vif, de ces Galiciens chez qui la Jacquerie est à l’état latent, et qui, défiants d’une justice étrangère à leurs mœurs, aiment mieux absoudre eux-mêmes ou condamner leurs coupables qu’attendre le verdict de juges de passage.
En deux mots, voici le sujet de la Justice des Paysans :
Dans un de ces villages à la fois russes, polonais et autrichiens par leurs mœurs, il est d’usage de se rendre justice par soi-même ; la commune punit elle-même ses criminels, au grand scandale des juges, de profession. Il faut que cette justice ne soit pas toujours bien sévère, car dans le village où se passe l’action de la Justice des Paysans, les voleurs et les volés vivent sur un certain pied d’intimité, jusqu’au jour cependant où les guet-apens et les assassinats deviennent trop fréquents.
Dans la nouvelle que j’analyse, le village de Toulava, éprouvé depuis longtemps par les malfaiteurs, veut en finir avec eux ; une galante dame, Théodosie, aubergère-fermière, voit incendier sa maison, brûler son mari par un certain Cyrille, avec qui elle était en coquetterie ; elle veut se venger et rassemble les anciens du pays :
— Ce que je veux, dit brusquement la veuve, je veux que nous nous assemblions pour juger cet incendiaire, ce voleur, et dès aujourd’hui, sur ce lieu même !
— Comment ? qu’est-ce qu’elle dit ? demanda-t-on dans la foule.
— Elle demande que nous mettions Cyrille en jugement.
— Cyrille et les autres, Stawrowski, Lapkowitch, Kostka…
— Jugement pour toute la bande, pour ces coquins, ces voleurs de chevaux ! s’écria le jeune Hryciou, les bras tendus vers le ciel et roulant les yeux comme un visionnaire.
— Dieu a parlé par la bouche de cet enfant, dit Théodosie. Je demande que la commune juge.
— Moi aussi ! ajouta Akenty Prow, on m’a réduit à la mendicité.
— Moi aussi ! moi aussi ! firent cent voix de tous côtés.
— Qu’il en soit ainsi ! dit Hryn Jaremus en se découvrant avec solennité. La commune veut juger. Que Dieu lui donne sa bénédiction, qu’il nous garde d’injustice, de violence et de péché.
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En approchant du cabaret, j’entendis des chants retentir. Les sept voleurs, assis autour d’une grande table, buvaient, riaient et plaisantaient entre eux. Cyrille avait une guitare mai d’accord suspendue à son cou par un ruban rose flétri ; Stawrowski, un bras passé autour de la belle Juive, la forçait à danser une cracovienne pendant que le Juif comptait de l’argent.
— Vite ! dis-je en entrant, sauvez-vous et gagnez sans retard la frontière de la Hongrie. La commune veut vous juger, elle est sur vos talons.
— Qu’elle vienne ! s’écrièrent en chœur les bandits.
— Nous juger, nous ? fit Cyrille.
Stawrowski se mit à rire : — Ils n’en auront pas le courage, ils s’en retourneront avant d’atteindre le cabaret, je parie.
— Fuyez, supplia la Juive. Prenez des chevaux !
Le Juif s’avança, effaré ; — Oui, Cyrille, mieux vaut nous sauver.
Les voleurs éclatèrent de rire. En les regardant assis là tous les sept, jeunes, forts et brillants de santé, il fallait bien reconnaître qu’ils étaient les plus beaux et les plus hardis du village, même de tous les environs.
— Si vous ne voulez pas fuir, repris-je, livrez-vous à la commune, soumettez-vous à son jugement, payez les dommages, jurez de devenir d’honnêtes gens, travaillez.
— Travailler, nous ? demandèrent les voleurs étonnés.
. — Travailler ? pardon… dit Stawrowski en riant à se tordre comme un enfant.
— Si je ne devais plus voler, s’écria Lapkowitch, garçon imberbe d’une vingtaine d’années, si je ne devais plus voler, je ne voudrais plus vivre. Je crois qu’au berceau déjà j’ai pris à mon frère, — nous étions jumeaux, — le suçon dans la bouche. Et plus tard, aucune pomme, aucune prune n’avait bon goût si elle n’avait été dérobée. Que voulez-vous ? Mon père et ma mère me donnaient pourtant de tout en abondance. Je suis né voleur, je veux mourir voleur. Et parions que mon esprit sera de ceux qui viennent la nui1 dans l’herbage emmêler la crinière des chevaux et les chasser vers les marais.
— Qu’y a-t-il de répugnant à voler, s’il vous plaît ? demanda Kostka, un gaillard aux membres d’airain, à physionomie bestiale, hâlé comme un Peau-Rouge. Est-ce que le blé ne pousse pas pour tout le monde ? C’est celui qui marque la limite du champ qui est le voleur, et Dieu permet qu’on lui reprenne ce qu’il a volé.
— Non, Dieu ne l’a pas permis.
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— Qui ose dire cela ?
— Nous ne reculerons pas, s’écrièrent les bandits. Eh ! l’eau-de-vie ! la musique !
Cyrille pinça les cordes de sa guitare, et le chœur entonna une chanson à boire, sans se laisser interrompre par un son plaintif et discordant : l’une des cordes de la guitare venait de se rompre. Le Juif priait à haute voix, la Juive pleurait. Kasia riait de peur, nerveusement, comme une folle.
— Ris donc, petite ! lui disait Stawrowski en la faisant boire dans son verre.
— Tu vois, je ris, répondait-elle en se jetant de l’eau-de-vie dans la gorge ; mais soudain il parut qu’elle étranglait ; son visage devint pourpre, et elle se mit à tousser.
— J’ai cru que tu allais pleurer, dit le pacha.
— Mais non, balbutia-t-elle, je ris. — Ses larmes coulaient dans le verre.
— Alors, vous voulez vous sauver ? dit tout à coup Cyrille d’un ton railleur. Si je vous le demande, c’est qu’il est trop tard. Les voici qui viennent.
Le chœur reprit son refrain, qui retentissait sur la route, tandis que la commune, s’avançant en silence, formait un grand cercle autour de la maison. Il s’écoula du temps avant que personne osât interrompre ce silence solennel et de mauvais augure. D’un air provocateur, le front haut, une main dans sa poche et de l’autre tenant sa guitare, Cyrille apparut enfin sur le seuil de l’auberge.
— Que voulez-vous, bons voisins et amis ? Voulez-vous boire ou chanter avec nous ? — Il fit crier sa guitare, et les bandits à l’intérieur passèrent à un nouveau couplet. Dans ce moment même, une pierre brisa les vitres de l’auberge. — Qu’est-ce ? s’écria Stawrowski penché à la fenêtre Qui a jeté cette pierre ?
— Nous ne sommes pas venus pour leur jeter des pierres, dit Hryn Jaremus, sévère, nous sommes là pour juger.
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— N’as-tu pas volé ma vache ? demanda Hryn Jaremus.
— Autrement, qui diable l’aurait volée ?
— Et ma jument pie et mon poulain ? s’écria Hryciou, le tirant par la manche.
— Sans doute, ta jument pie et ton poulain, lit Cyrille en saisissant l’enfant par la nuque pour le rejeter dans la foule comme un jeune chien.
— Et qui a pris mes bestiaux, mon surtout neuf, qui a noyé mes semences, qui ? glapit Akenty Prow.
— C’est nous ! c’est nous ! crièrent les voleurs.
— Et qui a mis le feu à mon moulin, dit Théodosie avec un calme factice, qui a volé mes épargnes, qui a tué mon mari ?…
— Tu mens, toi, interrompit Cyrille en feignant de la frapper avec sa guitare. Il s’efforçait de sourire, mais il était très pâle.
On entendit alors de tous côtés : Je réclame mes bœufs, … mon blé, … mes fruits, … mon linge… Et chaque fois que la question retentit : — Qui les a volés ? — Les voleurs répondirent insolemment : — C’est nous ! c’est nous !
Alors les anciens et les juges rassemblés se concertèrent à voix basse ; puis Hryn Jaremus, prenant la parole au nom de la commune : — Nous jugeons, dit-il, qu’il suffit d’infliger à chacun cinquante coups ! Les voleurs sont condamnés à des dommages envers tous, et Cyrille, en outre, doit rendre à Théodosie ses papiers et son argent.
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— Quoi ? des coups, des dommages ! dit Théodosie avec indignation. Je ne suis pas satisfaite du jugement ; il m’en faut un autre. Qui a tué mon mari ? J’accuse Cyrille d’avoir versé son sang, et le sang appelle le sang.
— L’as-tu tué, Cyrille ? demanda Jaremus en écartant la foule.
— Nie, si tu le peux ! fit Théodosie en se posant devant Cyrille. Nie donc ! mens !
L’accusé se détourna. — Il ne le peut pas ! Il est le meurtrier. Que le sang de Larion retombe sur lui ! — Et elle le saisit à la gorge.
— Laissez-le, sinon vous nous le paierez ! dit Stawrowski.
— Cette femme est folle ! murmura Cyrille, qui cherchait à se dégager.
— Écoutez ! ils nous menacent, ils se vengeront ! s’écriait Théodosie haletante de rage ; tuez-les sur l’heure, autrement on n’en finira jamais. Le sang demande du sang.
— Tuez-les ! répéta Hryciou dans une sorte de délire. Il ressemblait à quelque jeune inspiré de l’Ancien Testament.
Ce cri trouva un immense écho. Toutes les lèvres le proférèrent à la fois.
Théodosie porta le premier coup. La soif du meurtre éclatait dans ses yeux ; elle frappa Cyrille du pieu carbonisé qu’elle avait ramassé. Aussitôt la foule se jeta sur les condamnés à coups de bâton et de pierres.
— Lâches ! cent contre un ! — La voix de Cyrille lança ces mots au milieu d’un vacarme sauvage. Je les vis s’emparer de lui, le renverser ; je vis Kasia s’élancer dans la mêlée. J’entendis ses supplications. — Ayez pitié de lui pour l’amour de mon pauvre enfant ! — On la foula aux pieds, elle se releva, tomba de nouveau, combattant comme une lionne, couvrant de son corps son bien-aimé, le père de son enfant. — Chiens enragés, bêtes sauvages que vous êtes !
Une lutte terrible s’engagea, Les pierres volaient, le Juif fut traîné hors de la maison. Je me précipitai au milieu de la foule pour délivrer les malheureux, mais Jaremus et d’autres me retinrent avec force, et me poussant dans le cabaret : — Il y va de votre vie ; la voulez-vous perdre pour quelques malfaiteurs ?
Le vacarme s’apaisa. — C’est fini, dit Jaremus en me lâchant.
Nous trouvâmes devant le seuil huit hommes massacrés dans une mare de sang, le Juif parmi eux. Spectacle horrible ! les yeux de Cyrille menaçaient encore ; ses poings étaient encore fermés. Hryciou, à genoux auprès de lui, collait son oreille sur sa poitrine : — Il est froid, dit-il en se tournant vers Théodosie, son cœur ne bat plus.
Théodosie le contemplait avec une jouissance profonde et cruelle,
— Qu’avez-vous fait ? dis-je bouleversé.
— Nous avons jugé selon l’ancienne vérité.
— Vous avez jugé les coupables et les innocents, répliquai-je en leur montrant Kasia, qui était tombée sur le cadavre de Stawrowski tout inondée de sang.
— Est-elle morte ? demanda le vieux.
Une des femmes, qui essayait en vain de la ranimer, fit un signe de tête affirmatif.
— Et elle était mère…
— Mieux vaut, grommela Akenty Prow, exterminer l’engeance du même coup, comme on fait pour les animaux de proie.
Voilà du roman nouveau et pour la forme et pour la vigueur de l’expression. M. Sacher-Masoch est un grand coloriste, et je n’oserais affirmer qu’il ne fera pas école un de ces jours.
Malheureusement je crains que ce romancier nouveau manque un peu d’haleine et que son talent soit plutôt celui d’un grand nouvelliste que d’un romancier dans toute l’acception du mot. Qui lira verra.
VII. Jules Claretie. Le Renégat. — 1876.
De même que le Beau Solignac était une étude du monde militaire sous le premier empire, le Renégat est une étude du monde parlementaire sous Napoléon III. En deux mots, le nouveau roman que M. Claretie vient de faire paraître chez Dentu a pour objet de montrer un de ces fougueux démocrates qui, dès qu’ils avaient obtenu la majorité suffisante des suffrages de leurs concitoyens, n’avaient rien de plus pressé que d’aller déposer leurs hommages aux pieds de l’empereur.
Le héros du livre, Michel Berthier, n’a du moins, lui, pas de plan de défection bien arrêté ; c’est un homme de nature faible (espèce redoutable !), qui, tout en voulant marcher droit, ne sait aller que de travers, et qui commet mille petites infamies sans en avoir conscience. Pour mon goût, j’aime mieux les vocations décidées, et Cartouche et Mandrin me paraissent cent fois plus estimables et moins dangereux ; ce sont du moins des gens qui savent suivre leur ligne.
Je n’entreprendrai pas de donner une analyse complète du roman de M. Claretie. Je signalerai, entre autres passages curieux, cette scène des élections prise au vol. L’action commence par le dépouillement d’un scrutin :
C’était le soir, un soir de mai, après un jour de chaleur déjà grande. On étouffait dans cette salle aux planchers couverts de bulletins tombés, maculés, foulés aux pieds, détritus de la bataille électorale, feuilles mortes du vote. On se pressait autour des scrutateurs, on se penchait sur leurs épaules, on montait, pour mieux voir, sur les bancs et sur les pupitres des écoliers.
Cette anxiété qui serre le cœur devant tout inconnu, — un duel ou une partie de cartes, un condamné qui attend sa sentence ou un candidat qui attend son triomphe, — cette fébrile angoisse agitait les mains, allumait les regards, se traduisait par des trépignements d’impatience, des soupirs d’ennui ou des mots rapides.
Méthodiquement, lentement, gravement, comme des gens nouvellement investis d’une fonction, les scrutateurs improvisés continuaient cependant leur œuvre sans se plus hâter, et à mesure que les bulletins dépliés s’amoncelaient en deux ou trois tas sur les tables, il était facile déjà de prévoir le résultat de la journée.
« — Michel Berthier ! Michel Berthier ! Michel Berthier ! »
Ce nom revenait invariablement par séries presque ininterrompues, comme une couleur qui s’acharne à sortir au jeu de la roulette, et chaque fois qu’il éclatait dans la salle d’étude envahie par la foule, c’était un frisson de victoire et de joie, bientôt coupé par quelques éclats de rire et les lazzis que faisait naître ce nom jeté à de rares intervalles : Brot-Lechesne !
— Berthier est nommé, c’est évident, disait-on de tous côtés ; nommé à une majorité formidable !
Berthier élu, une escouade d’électeurs va lui annoncer son succès.
En chemin, un de ceux qui marchaient, un homme du peuple, rencontra un pauvre diable, un camarade d’atelier, qui lentement passait, frôlant la muraille, l’œil sur les pavés, et tenant au bout de chaque main un enfant maigre qui marchait avec peine.
L’homme du peuple se détacha du groupe et vint à ce passant :
— Tu ne sais pas, dit-il, Michel Berthier ?…
Et tout son visage étincelait.
— Eh bien ?
— Il est élu !
— Ah ! fit l’autre en le regardant d’un air vague, morne et lassé. Eh bien ! qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? A-t-il de l’ouvrage à me donner ? — Allons, moucherons, un peu de courage !
Il s’éloigna, traînant ses petits en haillons, haussant les épaules et murmurant entre ses dents : — Quoi, Berthier ?… Après ?… Et du pain ?
— Faites-donc quelque chose pour ce peuple-là, dit alors l’autre ouvrier en courant un peu pour rejoindre ceux qui se rendaient chez le nouvel élu. — Michel Berthier ! un homme qui se fera peut-être tuer demain pour nous !… Ingrat, va !…
Celui-là était sans doute de ceux qui, prêts au sacrifice, croient naïvement que leur cœur ardent bat avec le même entrain dans toutes les poitrines humaines.
Là est une des leçons du livre ; elle s’adresse à ces pauvres insensés qui usent leur vie, sacrifient leur travail et leur avenir à porter sur le pavois des gens qui ne se sont servi d’eux que comme d’instruments et qui repoussent dédaigneusement ces marchepieds humains dès qu’ils les ont hissés à la hauteur de leur ambition.
Un chapitre fort intéressant est celui où l’auteur aborde la question de moralité des candidats. Michel Berthier entend, en voyageant avec sa maîtresse, un électeur qui dit :
— Moi, j’ai voté pour Brot-Lechesne. Celui-là est un des nôtres, un homme établi, marié, riche, considérable et considéré, père de famille. Tandis que ces avocats, c’est comme les journalistes : on ne sait trop comment ils vivent. Il y a toujours un peu de bohème dans leur cas.
Grave question s’il en fut. Ne devrait-on pas, avant de charger un député de veiller à l’honneur et à la fortune de son pays, lui demander d’abord comment il a géré l’honneur et la fortune de sa propre maison, comment il a conduit sa femme, ses fils et ses filles ?
Michel Berthier a une maîtresse ; il craint qu’on le sache, et ne trouve rien de mieux, ébloui par les splendeurs de ce monde nouveau pour lui, que d’abandonner la malheureuse qu’il a trompée. Ce n’est là qu’un prélude, et, il faut bien le dire, les opinions politiques de Michel ne sont guère plus solides que ses affections.
Mais les électeurs qui ont la naïveté de nommer M. n’importe qui ont parfois assez de logique pour lui demander compte de ses déviations de ligne politique. C’est ce qui arrive à ceux de Michel Berthier, qui le secouent de la belle manière au milieu d’un banquet civique. Un vieil ami, Ménard, une sorte d’illuminé, Jean Levabre, lui disent assez nettement son fait dans la salle du repas :
Michel avait hâte de se trouver dehors. Il éprouvait une sorte d’irritation nerveuse depuis que Jean Levabre avait parlé ; cette réalité militante était si loin de ses rêves !
— Nous avons certes raison d’attaquer le despotisme, dit-il à Pierre, mais les soldats dont nous disposons pour enlever la citadelle sont souvent terribles.
— Aussi bien est-ce à nous de marcher à leur tête dans le chemin droit et non pas de les suivre, répondit Ménard.
— Et le mot de Ledru-Rollin, qu’en faites-vous ? N’est-ce pas lui qui disait : « Il faut bien que je les suive, puisque je les commande ? »
Les indécisions de Michel ont cessé ; il fait une complète volte-face et résolument tourne le dos à ses électeurs ; porté par des intrigues de salon et d’alcôves, il devient ministre. C’est un Richard d’Arlington dont les évolutions, moins violentes peut-être, sont intéressantes à suivre.
Je saute bien des pages, bien des chapitres où figurent des personnages, des individualités très heureusement étudiées, et j’arrive au dénouement. Repoussé partout, lui qui a tout renié, Michel est poursuivi par une idée incessante : le suicide. Cette pensée et le nom de Lia, sa maîtresse qui s’est tuée, reviennent sans cesse à sa pensée ; le voilà courant le monde, isolé un soir dans une chambre d’auberge :
Depuis le matin, une terrible pensée l’étreignait.
En lisant un ouvrage d’un aliéniste célèbre, Michel avait été, jadis, profondément frappé par cet axiome, d’une valeur scientifique et qui était demeuré gravé dans son cerveau, comme certaines phrases on ne sait d’où venues et qui survivent parfois à un monde de lectures : « L’observation ◀prouve▶ que la mort volontaire est à peu près incompatible avec les derniers degrés de l’avilissement. »
Il se souvenait de ses tentations bizarres d’autrefois, de ces journées de chasse où il appuyait ses dents sur le canon de son fusil, comme pour sentir, par avance, avec une volupté funèbre, la sensation de la mort.
Et, comme si cet acier eût été là pour le tenter, la chandelle, qui brûlait dans un chandelier normand en fer, éclairait un couteau aigu et brillant, laissé par mégarde sur la table par la mère Tainbœuf, — un couteau qui servait à tailler le bois, à couper le pain, à manger, à tout faire.
Michel sourit.
— Je suis fou ! se dit-il.
Il s’assit devant le feu et regarda.
Mais la folie le prend, il croit lire dans les flammes le nom de la pauvre Lia.
Le vent sifflait au dehors, sinistre. Michel se leva, ouvrit la fenêtre, n’aperçut rien dans la nuit noire et referma les vitres, puis machinalement vint se planter devant une glace posée sur la cheminée.
Un homme qui, seul, dans la nuit, regarde en face dans la glace ce quelqu’un qui fixe ses yeux sur lui, croit voir son propre spectre. Pour Berthier, ce spectre semblait l’appeler, l’entraîner, lui sourire, lui désigner du geste le couteau qui brillait là-bas.
Michel demeurait debout et se contemplait toujours, frémissant de sa propre pensée, mais essayant de la dompter.
Tout à coup, il éclata de rire, d’un rire nerveux, saccadé, affolé.
— Tu le veux ? dit-il à son spectre. Tu le veux ? répétait-il. Tu le veux ?
Il inclina la tête, et l’autre s’inclina devant lui ; l’éclair même du couteau passa dans ses prunelles.
Michel bondit vers le couteau et revint devant la glace, debout, regardant le fantôme devant la glace.
Le fantôme ouvrit sa chemise, et Michel Berthier le vit appuyer la pointe du couteau sur sa poitrine nue.
— Tu le veux ? répéta Michel.
Il se mit à rire encore, tandis que le vent battait effroyablement les vitres de la petite chambre.
Froidement et regardant toujours son spectre, Michel Berthier appuya la pointe du couteau entre deux côtes, à l’endroit où battait le cœur, et, après avoir cherché d’une main la « bonne place », il enfonça la lame des deux mains, en pesant sur le manche.
Un cri étouffé, le dernier et le seul.
Dans la cuisine, en bas, les époux Tainbœuf entendirent un bruit sourd, et ils crurent tout d’abord que c’était un meuble quelconque qui tombait.
Ce ne fut que lorsque le sang s’égoutta à travers le plancher mal joint qu’ils s’effrayèrent et qu’ils virent que le Parisien s’était tué là-haut.
Ainsi finit ce drame fort émouvant, comme on a pu le voir.
Évidemment il y a dans ce livre plusieurs portraits de personnages de notre époque ; il ne m’appartient pas de leur restituer leurs véritables noms, l’auteur ayant déclaré, dès la préface, que Michel Berthier ne ressemble à personne et n’est tracé d’après personne.
Il le dit, je le crois, et pourtant !
VIII. Émile Zola. L’Assommoir. — 1876.
La République des lettres publie actuellement et va bientôt terminer un roman de M. Zola, intitulé l’Assommoir, un de ces cabarets où viennent chaque jour achever de s’abrutir les travailleurs qui ne travaillent pas, et qui finissent régulièrement par l’hôpital ou la prison.
Le roman de M. Zola a déjà fait beaucoup parler de lui et pour cause. C’est une étude d’une rare crudité, et tout d’abord je prie les gens aux nerfs un peu délicats, les amis du beau, du gracieux et du joli, de bien se garder d’y jeter les yeux.
Le livre de M. Zola est-il donc une œuvre d’immoralité ? Au contraire ; l’auteur a voulu, tout en nous initiant aux mœurs de la dernière classe des ouvriers de Paris, prêcher contre l’ivresse qui les décime chaque jour, et nous montrer des types réels, qui ne ressemblent en rien aux ouvriers de convention d’Eugène Sue. À ce point de vue, il a complètement réussi.
Selon notre habitude, nous laisserons le lecteur juge du talent de l’auteur en reproduisant quelques pages de son livre, que, nous le répétons, nous ne défendons pas, mais qui, dans un genre étrange, mérite une place dans notre collection, comme toute œuvre d’art.
De plus, nous ajouterons à ces citations l’extrait d’un des prochains feuilletons de l’Assommoir, dont la République des lettres a bien voulu nous donner la primeur.
Voici d’abord un tableau de Paris le matin : une ouvrière, Gervaise, mère de deux enfants, dont le mari Lantier n’est pas rentré de la nuit, l’attend à la fenêtre et voit, au lever du jour, descendre les ouvriers qui se rendent à leur travail ; c’est un morceau d’une rare fidélité :
Des boulevards extérieurs, de la rue des Poissonniers, de toutes les rues voisines débouchaient des groupes de ce pas régulier et alourdi des travailleurs ; et la cohue s’engouffrait dans Paris, où elle se noyait continuellement.
À la barrière, le piétinement du troupeau continuait. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurs paletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre, où le bleu déteint et le gris sale dominaient. Par moments, un ouvrier s’arrêtait court, rallumait sa pipe, tandis qu’autour de lui les autres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à un camarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris qui un à un les dévorait par la rue béante du Faubourg-Poissonnière.
Ce défilé muet, se bousculant sur les pavés, dans le froid du matin, faisait songer à une armée en marche, allant à quelque bataille dont pas un des soldats ne devait revenir.
Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, à la porte des deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas, et, avant d’entrer, ils restaient au bord du trottoir, avec ces regards obliques sur Paris, les bras mous, déjà gagnés par une journée de flâne. Devant les comptoirs, des groupes s’offraient des tournées, s’oubliaient là, debout, emplissant peu à peu les salles, crachant, toussant, s’éclaircissant la gorge à coups de petits verres…
Peu à peu, les boutiques s’étaient ouvertes. Le flot de blouses descendant des hauteurs avait cessé ; et seuls quelques retardataires franchissaient la barrière à grandes enjambées. Chez les marchands de vin, les mêmes hommes, toujours debout, en face les uns des autres, continuaient à boire, à tousser et à cracher.
Aux ouvriers avaient succédé les ouvrières ; les brunisseuses, les modistes, se serrant dans leurs minces vêtements, trottant le long des boulevards extérieurs ; elles allaient par bandes de trois ou quatre, causaient vivement avec de légers rires et des regards vifs jetés autour d’elles ; de loin en loin, une, toute seule, maigre, l’air pâle et sérieux, suivait le mur de l’octroi, en évitant les coulées d’ordures. Puis les employés étaient passés, soufflant dans leurs doigts, mangeant leur pain d’un son en marchant ; des jeunes gens efflanqués, aux habits trop courts, aux yeux battus, tout brouillés de sommeil, des petits vieux qui roulaient sur leurs pieds, la face blême, usée par les longues heures du bureau, regardant leur montre, réglant leur marche à quelques secondes près.
Et les boulevards avaient pris leur paix du matin ; les rentiers du voisinage se promenaient au soleil ; les mères, en cheveux, en jupes sales, berçaient dans leurs bras des enfants au maillot, qu’elles changeaient sur les bancs ; toute une marmaille mal mouchée, débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu de piaulements, de rires et de pleurs. Alors Gervaise se sentit étouffer, prise d’un vertige d’angoisse, à bout d’espoir ; il lui semblait que tout était fini, que les temps étaient finis, que Lantier ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regards vagues, ne voyant plus, des vieux abattoirs noirs de leurs massacres et de leur puanteur, à l’hôpital neuf, blafard, montrant par les trous encore béants de ses rangées de fenêtres des salles nues où la mort devait faucher. En face d’elle, derrière le mur de l’octroi, le ciel éclatant, le lever du soleil, qui grandissait au-dessus du réveil énorme de Paris, l’éblouissait.
La jeune femme était assise sur une chaise, les mains abandonnées, ne pleurant plus, lorsque Lantier entra tranquillement.
Je passe sur des détails trop vrais et j’arrive à ce tableau d’un lavoir, d’une exactitude photographique et qui a sa poésie dans le réalisme.
C’était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé à droite et à gauche par de larges fenêtres claires. Un plein jour blafard passait librement, dans la buée chaude, dans la vapeur d’eau suspendue, comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins, s’étalant, noyant les fonds d’un voile bleuâtre. Il pleuvait une humidité lourde, toute chargée d’une odeur savonneuse, une odeur fade, moite, continue ; et, par moments, des souffles plus forts d’eau de javel dominaient. Le long des batteries, aux deux côtés de l’allée centrale, il y avait des files de femmes, les bras nus jusqu’aux épaules, le cou nu, les jupes raccourcies, montrant des bas de couleurs et de gros souliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier un mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets, ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les chairs rougies et fumantes. Autour d’elles, sous elles, coulait un grand ruissellement : les seaux d’eau chaude promenés et vidés d’un trait, les robinets d’eau froide ouverts, pissant de haut, les éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, les mares où elles pataugeaient s’en allant par petits ruisseaux sur les dalles en pente.
Et, au milieu des cris, des coups cadencés, du bruit murmurant de pluie, de cette clameur d’orage s’étouffant sous le plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, blanche d’une rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation dansante de son volant qui semblait régler l’énormité du tapage.
Suit la description d’une bataille homérique de laveuses. Les détails en sont d’une telle vérité que je n’en puis détacher que les lignes suivantes, qui du moins donneront idée du mouvement de la scène.
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Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise. Elle la serrait au cou, tâchait de l’étrangler. Alors, celle-ci, d’une violente secousse, se dégagea, la tira à son tour par la queue de son chignon qui pendait, comme si elle avait voulu lui arracher la tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans une injure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s’attaquaient à la figure, les mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu’elles empoignaient. Le ruban rouge et le filet en chenille bleue de Virginie furent arrachés ; son corsage, craqué au cou, montra sa peau, tout un bout d’épaule ; tandis que Gervaise, déshabillée, une manche de sa camisole blanche ôtée, sans qu’elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait le pli nu de sa taille. Des lambeaux d’étoffe volaient.
D’abord ce fut sur la blonde que le sang parut, trois longues égratignures descendant de la bouche sous le menton ; elle eut aussi le dos criblé de coups d’ongle, des taches roses dans le duvet doré de sa nuque ; et elle garantissait ses yeux, les fermant à chaque claque, de peur d’être éborgnée. La grande brune ne saignait pas encore. L’autre visait ses oreilles, s’enrageait de ne pouvoir les prendre ; elle lui avait à trois reprises labouré les tempes, quand elle saisit enfin la boucle de l’oreille droite, une poire de verre jaune ; elle tira, fendit l’oreille, le sang coula. Virginie eut une plainte sourde, se baissa, la serra aux cuisses, lui mangea les genoux à travers sa jupe. Mais Gervaise la tenait de nouveau par la queue de son chignon, elle l’attirait à elle, enfonçait sa bouche dans ses cheveux, lui mordait le crâne. Toutes deux, par terre, se dévoraient avec des grognements.
— Elles se tuent ! séparez-les, ces guenons ! dirent plusieurs voix.
Du roman lui-même je parlerai peu. Le voici en deux mots. Gervaise vit avec Lantier, un beau de barrière qui l’abandonne avec ses deux enfants pour suivre une certaine fille, sœur de la Virginie dont il vient d’être question. Elle est aimée par un brave ouvrier zingueur, Coupeau, qui l’épouse. Le récit du mariage et de la noce est tout un monde d’observation ; chemin faisant, je trouve ce croquis pris dans la maison qu’il habite :
D’ailleurs, dans la maison, il y avait un pullulement extraordinaire de mioches, des volées d’enfants qui dégringolaient les quatre escaliers à toutes les heures du jour, et s’abattaient sur le pavé, pareils à des bandes de moineaux criards et pillards. Mme Gaudron à elle seule en lâchait neuf, des blonds, des bruns, mal peignés, mal mouchés, avec des culottes jusqu’aux yeux, des bas tombés sur les souliers, des vestes fendues, montrant leur peau blanche sous la crasse. Une autre femme, une porteuse de pain, au cinquième, en lâchait sept. Il en sortait des tapées de toutes les chambres. Et, dans ce grouillement de vermines aux museaux roses, débarbouillés chaque fois qu’il pleuvait, on en voyait de grands, l’air ficelle, de gros, ventrus déjà comme des hommes, de petits, petits, échappés du berceau, mal d’aplomb encore, tout bêtes, marchant à quatre pattes quand ils voulaient courir.
La mort de la mère de Coupeau ou plutôt son enterrement est le chef-d’œuvre du lugubre réalisme ;
Enfin dix heures sonnèrent. Le corbillard était en retard.
Chacun, en arrivant, apercevait au milieu du cabinet, devant le lit, la bière ouverte ; et, malgré soi, chacun restait à l’étudier du coin de l’œil, calculant que jamais la grosse maman Coupeau ne tiendrait là-dedans. Tout le monde se regardait, avait cette pensée dans les yeux, sans se la communiquer. Mais il y eut une poussée à la porte de la rue. M. Madinier vint annoncer d’une voix grave et contenue, en arrondissant les bras :
— Les voici !
Ce n’était pas encore le corbillard. Quatre croque-morts entrèrent à la file, d’un pas pressé, avec leurs faces rouges et leurs mains gourdes de déménageurs, dans le noir pisseux de leurs vêtements, usés et blanchis au frottement des bières. Le père Bazouge marchait le premier, très soûl et très convenable ; dès qu’il était à la besogne, il retrouvait son aplomb. Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête basse, pesant déjà maman Coupeau du regard. Et ça ne traîna pas, la pauvre vieille fut emballée, le temps d’éternuer. Le plus petit, un jeune qui louchait, avait vidé le son dans le cercueil, et l’étalait en le pétrissant, comme s’il voulait faire du pain. Un autre, un grand maigre celui-là, l’air farceur, venait d’étendre le drap par-dessus. Puis, une, deux, allez-y ! tous les quatre saisirent le corps, l’enlevèrent, deux aux pieds, deux à la tête, On ne retourne pas plus vite une crêpe. Les gens qui allongeaient le cou purent croire que maman Coupeau était sautée d’elle-même dans la boîte. Elle avait glissé là comme chez elle ; oh ! tout juste, si juste qu’on avait entendu son frôlement contre le bois neuf. Elle touchait de tous les côtés, un vrai tableau dans un cadre. Mais enfin, elle y. tenait, ce qui étonna les assistants ; bien sûr, elle avait dû diminuer depuis la veille. Cependant les croque-morts s’étaient relevés et attendaient ; le petit louche prit le couvercle pour inviter la famille à faire les derniers adieux ; tandis que Bazouge mettait des clous dans sa bouche et apprêtait le marteau. Alors, Coupeau, ses deux sœurs, Gervaise, d’autres encore, se jetèrent à genoux par terre, embrassèrent la maman, qui s’en allait, avec de grosses larmes, dont les gouttes chaudes tombaient et roulaient sur ce visage raidi, froid comme une glace. Il y avait un bruit prolongé de sanglots. Le couvercle s’abattit, le père Bazouge enfonça ses clous avec le chic d’un emballeur, deux coups par chaque pointe ; et personne ne s’écouta pleurer davantage dans ce vacarme de meuble qu’on répare. C’était fini. On partait.
J’arrive à la fin du roman. Coupeau, de plus en plus abruti par la boisson, a une fluxion de poitrine ; on le porte à Lariboisière, et là se déclare, pendant sa maladie, un premier accès de delirium tremens. On le mène à Sainte-Anne, où sa femme Gervaise va le voir.
Voici l’extrait inédit que nous avons copié sur le manuscrit :
Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C’était un vrai voyage. Heureusement, l’omnibus de la rue Rochechouart à la Glacière passait près de l’Asile. Elle descendit rue de la Santé, elle acheta deux oranges pour ne pas entrer les mains vides. Encore un monument avec des cours grises, des corridors interminables, une odeur de vieux remèdes rances, qui n’inspirait pas précisément la gaieté ! Mais quand on l’eut fait entrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presque gaillard.
— Et la fluxion ? demanda-t-elle.
— Emballée ! répondit-il. Ils m’ont retiré ça avec la main. Je tousse encore un peu, mais c’est la fin du ramonage.
Alors elle lui donna les deux oranges, ce qui lui causa un attendrissement. Il redevenait gentil depuis qu’il buvait de la tisane et qu’il ne pouvait plus laisser son cœur sur les comptoirs des mastroquets. Elle finit par oser lui parler de son coup de marteau, surprise de l’entendre raisonner comme au bon temps.
— Ah ! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j’ai joliment rabâché !… Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur mettre un grain de sel sous la queue. Et toi, tu m’appelais. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en plein jour ! Oh ! je me souviens très bien, la caboche est encore solide… À présent, c’est fini, je rêvasse en m’endormant, j’ai des cauchemars, mais tout le monde a des cauchemars.
Gervaise resta auprès de lui jusqu’au soir. Quand l’interne vint à la visite de six heures, il lui fit étendre les mains ; elles ne tremblaient presque plus, à peine un frisson qui agitait le bout des doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris d’une inquiétude. Il se leva sur son séant, regardant par terre, dans les coins d’ombre de la pièce. Brusquement, il allongea le bras et parut écraser une bête contre le mur.
— Qu’est-ce donc ? demanda Gervaise effrayée.
— Les rats, les rats, murmura-t-il.
Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit en lâchant des mots entrecoupés.
Ce dernier extrait, si saisissant, si terrible, offre comme le verront ceux qui ont lu le livre achevé quelques variantes avec le texte définitif ; nous en possédons l’autographe, qui présente cette particularité que M. Zola n’avait pas alors osé mettre son héros sur le trône d’où il le fait parler à Gervaise. Toute comparaison faite, je préfère cette première version à la dernière.
Les lecteurs jugeront.
IX. Henry Monnier. Son œuvre. — 1877.
La mort, cette terrible refaiseuse d’actualités, vient de rappeler l’attention publique sur un homme qui, depuis quelques années, vivait pauvre, à l’écart, à peu près oublié de tous. La jeune génération n’a connu Henry Monnier que de nom. On avait ouï dire que c’était un conteur charmant, qu’il avait eu — comme acteur — une certaine vogue, qu’il était le créateur de Joseph Prudhomme, de Jean Iroux (et non pas Hiroux, comme on l’a tant de fois écrit), et d’autres types à jamais célèbres, mais on ne s’était guère, donné la peine de lire ses livres, et ses types, même les plus fameux, on ne les connaissait que sommairement.
Ils valent pourtant la peine qu’on s’y arrête. On va bien certainement réunir tous ces contes épars, ces tableaux réalistes, ces scènes de tous les mondes qui forment l’œuvre de Henry Monnier. En attendant, nous venons de les parcourir, et nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs les principaux extraits de ces études prises sur le vif ou la fine observation ou la violente satire se présentent sous une forme constamment plaisante.
L’EXÉCUTION
L’exécution est célèbre. Elle date de 1829. À cette époque, le condamné était encore conduit à l’échafaud en charrette.
Nous la donnons presque textuellement :
UNE RUE
LOLO s’approchant d’une fenêtre du rez-de-chaussée et craignant d’être aperçu dans l’atelier.
LOLO. — Hé ! Titi, es-tu là ?
TITI. — Oui, attends que l’bourgeois ait l’dos tourné. Les compagnons sont allés diner. J’suis à toi.
LOLO. — Viens-tu voir guillotiner ?
TITI. — Nous avons l’temps.
LOLO. — Ah ! oui, pas mal le temps ! Pour être bien placé en Grève, il faut y être au coup de la demie de deux heures.
TITI. — Ousce qu’est ma veste ?
LOLO. — Viens sans ; vas-tu pas faire toilette ?
TITI. — Mais il m’faut ma veste. Je veux ma veste. Qu’est ce qui m’a effarouché ma veste ?
LOLO. — C’est vrai, nous irons à Clamart.
TITI. — Quoi faire ?
LOLO. — Pour tout voir jusqu’à la fin ; c’est là qu’on vide les paniers. Est-ce que tu comptes rentrer chez ton bourgeois ?
TITI. — Oui, tiens !
LOLO. — Laisse-moi donc, capon ; demain il fera jour, n’as pas peur ! v’là deux jours que j’fais la noce, moi
LOLO. — Viens-tu ou je file mon nœud.
TITI. — Non, tiens. Attends donc, me v’là. (Il saute dans la rue.)
LOLO. — Viendras-tu ?
TITI. — Attends ; je ne puis courir fort… Mon soulier prend l’eau.
LOLO. — R’tire-le ; fourre-le dans ton estomac. Dieu ! es-tu embêtant. (Lolo heurte un vieillard.)
LE VIEILLARD. — Prenez donc garde à vous. Vous avez failli me jeter à terre.
LOLO. — Qu’est-ce que vous avez encore à r’clamer, vous ? Je n’lai pas fait exprès, est-ce que je l’ai fait exprès ? Pourquoi que vous ne pouvez pas marcher ? On prend les omnibus quand on n’peut plus marcher, vieux grigou !
LE VIEILLARD. — Polisson !
LOLO. — Eh ! vieux voleur, vieux filou, eh ! malheureux ! avec tes bas bleus ! (Heurtant avec intention une pauvre femme.) Gare la graisse, ma grand’mère ! (La pauvre femme se dérange.) Eh ! Titi ! ohé ! ohé !
TITI. — Pourquoi donc que tu veux bousculer comme ça tout le monde ?
LOLO. — Pourquoi qu’ils ne s’rangent pas ?
TITI. — Oh ! que d’monde ! Comment que nous passerons !
LOLO. — On s’coule dans les jambes. Fais comme moi. C’est bien autre chose en Grève, va !
TITI. — Il y a t’i des femmes ?
LOLO. — C’est elles que ça amuse le plus, elles disent comme ça qu’elles veulent les voir passer.
TITI — Combien qu’ils sont de guillotinés aujourd’hui ?
LOLO. — Trois avec la mère.
TITI — Je n’resterai pas jusqu’à la fin.
LOLO. — Ce n’est rien que ça. Mon père en a vu jusqu’à des soixante par jour, dans la révolution, qu’les ruisseaux en étaient tout rouges ; et des riches, encore. En v’là-t-il du peuple ! Tiens, Titi, r’garde donc un peu sur les toits, ils sont tout noirs de monde. Hein ! nom d’un… tiens, … tu la vois, là-bas, la guillotine ?
TITI — Non.
LOLO. — Avance, monte sur mes épaules : vois-tu ?
TITI (sur les épaules de Lolo). — Là-bas, Oui, c’est ça ?
LOLO. — Un peu, mon n’veu. (Titi descend.) Dites donc, Monsieur au chapeau gris, laissez-moi passer.
LE MONSIEUR. — Il n’y a pas de place.
LOLO. — Si, y en a. Laissez-moi passer, hein ? J’suis pas bien gros.
LE MONSIEUR. — Passe, et dépêche-toi.
LOLO. — Laissez-moi passer avec mon camarade, c’est la première fois qu’il voit ça, hein ?
LE MONSIEUR. — Va te promener, ce n’est pas ici ta place, paresseux.
LOLO (de loin). — C’est la vôtre à vous ? Vous êtes donc un mouchard ? Hé, Titi ?
LA GRÈVE
LOLO. — Hé, Titi ?
TITI. — Me v’là ! (Ils parviennent jusqu’au parapet, en face l’instrument de supplice.)
LOLO, à ses voisins. — Laissez-moi donc monter après l’S du réverbère avec mon camarade ; ç’a n’vous fait rien ?
LES HABITUÉS, montés sur le piédestal. — Va-t’en !
LOLO. — Non, hein ? laissez-moi monter ; qu’est-ce que ça vous fait ?
LES HABITUÉS. — Le gendarme va te faire descendre.
LOLO. — Non, puisque je le connais : j’vous dirai quand ils viendront, les criminels ; laissez monter mon camarade, hein ?
LES HABITUÉS. — Il y a assez de toi.
LOLO. — Hé ! Titi ?
TITI. — Après ?
LOLO. — Viens-tu ?
TITI. — J’suis bien.
LOLO. — Viens donc ici. (Il grimpe.)
UN GENDARME À CHEVAL. — Dis donc, hé ! gamin. Veux-tu descendre de d’là ?
UN HABITUÉ. — Il disait comme ça qu’il vous connaissait, monsieur le gendarme.
LE GENDARME. — Qu’est-ce que vous dites, beau blond ?
L’HABITUÉ. — Je te dis qu’il disait comme ça…
LE GENDARME, l’interrompant. — Je vous dis, moi, qu’on s’taise, ou j’vous colloque à l’ombre. Grand serin !
L’HABITUÉ. — Je me tais, monsieur le gendarme.
LE GENDARME. — C’est ce que vous devriez toujours faire.
L’HABITUÉ. — Oui, monsieur le gendarme.
LOLO. — Gendarme, vous ne l’avez pas vu, il se moque de vous, il a tiré la langue.
LE GENDARME. — Tu vas commencer toi, là-bas, par me faire le plaisir de descendre de d’là.
LOLO. — N’ayez pas peur, gendarme, je m’tiens bien, je n’tomberai pas. Officier, laissez-moi là, je ne tomberai pas.
L’OFFICIER — Il m’importe peu que tu tombes ou que tu ne tombes pas ; je prétends que tu descendes.
LOLO, remontant. — Ohé ! les gendarmes, ohé ! J’m’en fiche encore pas mal… Ah ! ces têtes !… Tiens, tiens, tiens, tous ces soldats qui entourent la guillotine ! Ils s’en moquent pas mal, eux ? Dites donc ? Hé ! les militaires, c’est pas là votre place ; vous n’êtes pas de service ; allez-vous-en donc à la plaine de Grenelle voir vos fusillés à mort ; ça ne vous regarde pas, ça ; vous n’avez pas le droit de rester là ; vous n’avez pas l’droit d’rester là ; allez-vous-en donc, c’est l’exemple au peuple, c’est not’exemple, à nous. Ils sont encore bon enfant, eux !
PLUSIEURS VOIX. — Place à louer ! place à louer !
LOLO. — Hé ! Titi, es-tu bien ?
TITI., dans la foule. — Pas mal. Arrive-t-il quet’chose ?
LOLO. — Je ne vois rien. Si, si… attends… oui, non, c’est moi qui s’trompe. Y a-t-il des femmes, nom d’un !… J’s’rai-t-il bien placé là pour en voir tomber de d’ssus les toits ; j’n’aurai jamais c’bonheur-là, bien sûr. — Tiens, v’là le bijoutier du nº 10 qui ne s’embête pas, il vous a loué tout son prou1. Dites donc, Mesdames, ça vous amuse-t-il ? De quoi, monsieur ? C’est-il votre épouse qu’est à vos côtés ? Oh ! c’te tête ! Vous vous fâchez ? Vous avez donc l’caractère mal fait ? Allez, j’ai pas peur de vous, avec vos moustaches ; vous n’avez pas seulement la croix. Allons, hû !
TITI. — Ça va-t-il venir bientôt ?
LOLO. — C’est selon ; s’ils ne d’mandent pas. Ils sont bien heureux, on ne leur refuse rien d’abord. Ils disent comme ça qu’ils ont des révélations à faire pour prendre leur temps ; on leur sert tout ce qu’ils veulent, de tout, du vin, des omelettes soufflées, de tout… est-ce que j’sais, moi. Ils n’sont pas à plaindre, va ! Hé ! les v’là qui s’agitent là-bas ; ça n’va pas tarder ; les v’là apparemment qui sortent du Palais de Justice. Oh ! hé ! les autres ; oh ! hé ! les v’là les serins2, les hussards de la guillotine qui arrivent. Oh ! je suis-t-il content ! Les v’là ! les v’là, nous allons rire. (Il s’agite et bat des mains.) Oh ! hé ! oh ! hé ! là-bas ! Tiens, j’les vois ; ils sont tous dans la même charrette… les v’là qui détournent l’café… les v’là, oh ! viennent-ils vite !
PLUSIEURS VOIX. — Places à louer ! places à louer ! (Les gendarmes font ranger la foule.)
LOLO — Il y en a-t-il des gendarmes, il y en a-t-il ! oh ! la mère… Oh ! la gueuse ! Ah ! scélérate ! va ! vieille sorcière… Tu vas la danser, va, sois paisible, apprête-toi. Tiens, je ne vois pas M. Samson.
UN HABITUÉ — Il doit y être cependant.
LOLO — Quand j’vous dis qu’il n’y est pas, grand nigaud ! Il paraît qu’il n’exécute pas aujourd’hui, il aura du monde à dîner apparemment. C’est l’premier aide qu’est dans la charrette ; je le connais bien, M. Fardeau, il demeure dans la maison d’mon oncle Camus, au quatrième sur le même carré ; n’y a que le plomb qui les sépare.
TITI — P’tètre bien que c’est son fils à M. Samson ?
LOLO — Non, ce n’est pas son fils, vu qu’il est trop jeune il n’fait que marquer. A-t-il une jolie marque, c’crapaud-là ! il s’essaie qu’êtfois ; c’est lui qui a marqué Polyte, mon cousin. Il n’a fait qu’vous flatter son épaule. L’autre s’attendait qu’il allait commencer, pas du tout : il était marqué ; c’était la graisse qu’il y mettait. C’est tout de suite bâclé avec lui. Les v’là, les v’là arrivés. (Profond silence dons l’assemblée.)
LOLO. — V’là M. Samson, Titi, vois-tu M. Samson ?
TITI — Non, ousce qu’il est ?
LOLO. — Tu ne l’vois pas sur l’échafaud, ce grand bien mis qu’est chauve ? Il s’ra venu dans son cabriolet. Tiens, c’est l’plus jeune qui commence : on le descend ; il veut embrasser son prêtre, il a peur. L’prêtre est plus pâle que lui, il pleure… Attachez-lui donc les jambes… il est attaché… coulez-le sur la planche… bien, et d’un… (Mouvement.)
LOLO. — En v’là un autre. Oh ! comme il se débat ! C’est l’plus brigand, celui-là ; c’est lui qui a dit des sottises au président, qui l’a appelé grand filou. Il a défait ses bras ; attachez-lui donc ses bras ; vous allez lui couper les mains… C’est pas un parricide… V’là qu’on lui attache les jambes… et de deux ! (Mouvement.) Encore un, c’est le trois. C’est un rouge, tous les rouges, c’est tout bon ou tout mauvais. On a oublié de l’faire vacciner, celui-là… Est-il grêlé ! A-t-il les yeux mauvais, l’brigand ! C’est lui qu’a porté les coups à la victime avec son ciseau… Il embrasse son prêtre… On l’monte… Il ne veut pas monter… Enlevé ! (Mouvement.)
LOLO — V’là la mère, c’est la dernière. Oh ! est-elle petite ! Qu’est-ce qui dirait une petite gueuse comme ça aussi méchante ! Quelle vieille horreur ! Elle embrasse aussi son prêtre, la scélérate ! Ôtez-y donc son bonnet, à la fin ; on ne guillotine pas en bonnet, jamais, ça ne se fait jamais… (Un des aides-exécuteurs enlève le bonnet de la condamnée.) À la bonne heure. Tiens, vois donc, Titi, elle est en tête grise. Oh ! qu’t’es laide, vieille sorcière ! T’as beau roulé tes gros yeux, va ! jouis de ton reste… T’as beau faire… enfoncée… au panier… Elle n’a pas de sang ! (Mouvement d’horreur prolongé dans l’assemblée.)
LOLO (descendant de l’S du réverbère.) — À Clamart ! À Clamart ! Hé ! Titi ! viens-tu ? Hé ! Titi ! ohé !
TITI. — Non, j’m’en vas !
LOLO. — Es-tu pâle ! Tu pleures ! qu’t’es bête ! mais c’est des scélérats ! Viens donc, viens donc à Clamart ! à Clamart !
TITI. — Quoi faire ?
LOLO. — J’te l’ai dit. Suivons la charrette : viens, tenons-nous ensemble ; nous les verrons encore quand on videra les paniers ; si, par bonheur, la charrette s’arrête, nous monterons après ; nous ouvrirons les paniers, nous y loucherons ; c’est comme ça que j’ai eu des cheveux du dernier.
Tel est le résumé d’un fragment de l’œuvre de Henry Monnier, qui a personnifié lui-même toute une époque ; certes, une nature toute particulière d’esprit, une rare force d’observation, la volonté, ont été pour beaucoup dans la célébrité de Henry Monnier, mais ce qui est curieux à noter, c’est qu’inconsciemment il était lui-même le type qu’il croyait avoir inventé.
Ceux qui ont connu Henry Monnier ont constaté ce fait curieux. L’ensemble de ses ouvrages résume si bien sa tournure d’esprit, son langage, qu’on croit parfois, en le lisant, l’entendre parler. C’est qu’il s’est identifié dans chacun de ses personnages et qu’il se les assimile avec une rare perfection.
— Je suis né singe, nous disait-il un jour, je m’associe par la pensée à tout ce que je vois. C’est à ce point qu’ayant conduit un de mes amis au manège, l’autre matin, je me suis couché avec une courbature, tant il montait mal à cheval !
X. Edmond de Goncourt. La Fille Élisa. — 1877.
Nous devons à l’obligeance de M. Charpentier la communication du dernier livre de M. Edmond de Goncourt, la Fille Élisa.
Un roman, une étude de l’auteur de tant d’œuvres d’élite est un événement littéraire qu’on ne saurait passer sous silence, quelques réserves qu’il faille faire sur le fond même, sur le sujet du livre. La Fille Élisa est, avant d’être un récit réaliste d’une rare intensité d’observation, une thèse contre certaines applications des coutumes en vigueur dans les maisons de détention de femmes, le silence par exemple.
Pour rendre son plaidoyer plus frappant, M. de Goncourt n’a pas voulu nous montrer une coupable intéressante ou par la passion ou par l’injustice des hommes, il a pris une de ces mille brutes qui échouent sur les bancs de la cour d’assises, il a choisi une fille publique qui a assassiné son amant et il nous la montre torturée par ce qu’on appelle le règlement des prisons.
Inutile de dire que la Fille Élisa est loin d’être un livre de jeunes filles ; selon nous, ceux-là seulement doivent l’ouvrir qui peuvent supporter la lecture des détails d’une analyse médicale qui ne vous fait pas grâce de la moindre fibre. M. de Goncourt a voulu, avant tout, être vrai, et on peut dire qu’il a pleinement réussi.
Voici l’introduction de ce roman, qui n’en est point un, et dont l’intérêt est aussi puissant que celui d’un procès criminel.
La femme allait-elle être condamnée à mort ?
Par le jour tombant, par le crépuscule jaune de la fin d’une journée de décembre, par les ténèbres redoutables de la salle des assises entrant dans la nuit, pendant que sonnait une heure oubliée à une horloge qu’on ne voyait plus, du milieu des juges aux visages effacés dans des robes rouges, venait de sortir de la bouche édentée du président, comme d’un trou noir, l’impartial résumé.
La cour retirée, le jury en sa chambre de délibération, le public avait fait irruption dans le prétoire. Entre deux dos de municipaux coupés de buffleteries, il se poussait autour de la table des pièces à conviction, tripotant le pantalon garance, dénouant la chemise ensanglantée, s’essayant à faire rentrer le couteau dans le trou du linge raidi.
Le monde de l’audience était confondu. Des robes de femmes se détachaient lumineusement claires sur des groupes sombres de stagiaires. Au fond, la silhouette rouge de l’avocat général se promenait, bras dessus, bras dessous, avec la silhouette noire de l’avocat de l’accusée. Un sergent de ville se trouvait assis sur le siège du greffier. Mais cette confusion, cette mêlée, ce désordre, ne faisaient pas de bruit, n’avaient, pour ainsi dire, pas de paroles, et un silence étrange et un peu effrayant planait sur le remuement muet de l’entracte.
Tous songeaient en eux-mêmes : les femmes avec leurs paupières abaissées et leur regard voilé, les titis de la galerie avec l’immobilité de leurs mains gesticulantes paralysées sur le rebord du bois. Dans un coin, un garde municipal, son shako posé au-dessus d’une barrière devant lui, frottait contre la dure visière un front bourgeonné et méditatif. Entre causeurs à voix basse des phrases commencées se taisaient tout à coup… Chacun, en sa pensée trouble, sondait le drame obscur de ce soldat de ligne tué par cette femme, et chacun se répétait :
La femme allait-elle être condamnée à mort ?
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Le silence devenait plus profond en l’obscurité plus intense, et dans les poitrines s’amassait, mélangée de curiosité cruelle, la grande émotion électrique qu’apporte dans une assemblée de vivants la peine de mort, suspendue sur la tête d’un semblable.
Les heures s’écoulaient, et angoisseuse devenait l’attente.
De temps en temps, des claquements de fermeture dans les murs intérieurs du Palais de Justice remuaient toutes les immobilités, faisaient tourner les yeux de tout le monde du côté de la petite porte, par où devait rentrer l’accusée, et les regards s’arrêtaient un moment sur son chapeau, qui pendait attaché, avec une épingle, au bout de rubans flasques.
Puis tous ces hommes et toutes ces femmes redevenaient immobiles. Peu à peu, dans les imaginations, avec la durée de la discussion et le retardement de mauvais augure de l’arrêt, se dressaient le bois rouge de la guillotine, le bourreau, la mise en scène épouvantante d’une exécution capitale, et, parmi le panier de son, une tête sanglante : la tête de la vivante qui était là, — séparée par une cloison.
La délibération du jury était longue, longue, bien longue.
La salle n’avait plus que l’éclairage de l’azur blême d’une nuit glacée passant à travers les carreaux.
Dans la clarté crépusculaire, avec les clopinements d’un vieux diable, un garçon de la cour, bancal, empaquetait, sous l’étiquette du parquet, les linges maculés de taches brunâtres.
Du mystère se dégageaient des choses. La salle, les tribunes, les boiseries qui venaient d’être refaites et n’avaient point encore entendu de condamnations à mort, toutes pleines du travail suspect et des bruits douteux du bois neuf dans les ombres du soir, semblaient s’émouvoir d’une vie nocturne, paraissaient s’inquiéter si elles n’étrenneraient pas d’une tête.
Tout à coup, le tintement d’une sonnette retentissante. Et aussitôt debout devant la petite porte d’introduction de l’accusée, qu’il tient fermée derrière lui, un capitaine de gendarmerie. Aussitôt, sur leurs sièges, les juges. Aussitôt les jurés, descendant le petit escalier, qui les mène de leur lieu de délibération dans la salle.
Des lampes à abat-jour ont été apportées ; elles mettent un peu de rougeoiement sur la table du tribunal, sur les papiers, sur le Code.
Dans la foule, un recueillement religieux retient tous les souffles.
Les jurés sont à leurs places. Ils sont graves, sévères, pensifs et comme enveloppés, par-dessus leurs redingotes, de la majesté solennelle de grands justiciers.
Alors le président du jury, un vieillard à la barbe blanche, se lève sur le premier banc, déplie un papier, et, la voix subitement enrouée par ce qu’elle va lire, laisse douloureusement tomber :
« Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la réponse du jury est : Oui, sur toutes les questions, à la majorité. »
La mort ! la mort ! la mort ! cela, dit tout bas, court les lèvres ; et gagnant de proche en proche, le murmure d’effroi, pareil à un écho qui se prolonge indéfiniment, redit longtemps encore aux extrémités de la salle : la mort ! la mort ! la mort !
En le saisissement de ce mortel « Oui, sans circonstances atténuantes », de ce « Oui » redouté, mais non attendu — du froid passe dans tous les dos, et le frisson des spectateurs remonte jusqu’aux impassibles exécuteurs de la loi.
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Un moment — dans le déroulement de la tragédie — l’émoi humain impose un court temps d’arrêt pendant lequel, à la lueur des lustres qui s’allument, on aperçoit des gestes irréfléchis, errants, des mains boutonnant sans y prendre garde un habit sur les battements d’un cœur.
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Enfin l’ordre est donné d’introduire l’accusée. Des gens, pour mieux voir la souffrance et la décomposition de son visage, à la lecture de l’arrêt, sont montés sur les banquettes.
La fille Élisa, d’un bond, apparaît sur la petite porte avec un regard interrogateur fouillant les yeux du public, lui demandant de suite son destin.
Les yeux se baissent, se détournent, se refusant à lui rien dire. Beaucoup de ceux qui sont montés sur les banquettes redescendent.
L’accusée s’assied, s’agitant dans un dandinement perpétuel sur le grand banc, le visage dissimulé, les mains croisées derrière le dos, comme si déjà elle les avait liées et que la femme fût bouclée.
Le greffier lit le verdict du jury à l’accusée.
Le président de la Cour donne la parole à l’avocat général, qui requiert l’application de la loi.
Le président, d’une voix où il ne reste plus rien du timbre mordant et ironique d’un vieux juge, demande à la condamnée ce qu’elle peut avoir à dire sur la peine.
La condamnée s’est rassise. Dans sa bouche desséchée sa langue cherche de la salive qui n’y est plus, pendant qu’un larmoiement intérieur lui fait la narine humide. Elle est toujours remuante, avec toujours les mains derrière le clos, et sans avoir l’air de bien comprendre.
Alors la Cour se lève, les têtes des juges se rapprochent, des paroles basses sont échangées, durant quelques secondes, sous des acquiescements de fronts pâles. Puis le président ouvre le Code qu’il a devant lui, lit sourdement :
« Tout condamné à mort aura la tête tranchée. »
À ce mot de « tête tranchée », la condamnée, se jetant en avant dans un élancement suprême, et la bouche tumultueuse de paroles qui s’étranglent, se met à pétrir entre des doigts nerveux son chapeau qui devient une loque… tout à coup le porte à sa figure… se mouche dans la chose informe… et, sans dire un mot, retombe sur le banc, prenant son cou à deux mains, qui le serrent machinalement, ainsi que des mains qui retiendraient sur des épaules une tête vacillante.
Ceux qui ont eu la maladive curiosité d’entendre prononcer une condamnation à mort reconnaîtront que rien, dans ces quelques pages, n’est dramatisé, et qu’elles sont comme un véritable procès-verbal de la dernière et terrible séance des assises.
Revenons au roman. Comme nous l’avons dit plus haut, Élisa a assassiné un homme :
celui-ci était un soldat, qui, malgré l’abjecte condition de cette fille, se laissait
être son amant ; après une scène terrible, un dimanche dans un cimetière, Élisa, devenue
folle de colère en quelques secondes, tue le misérable à coups de couteau : folie
singulière et constatée qui fait commettre un crime à un être malgré sa protestation
intérieure : — « Mais retiens-moi donc ! »
crie-t-elle à son amant à
chaque nouveau coup qu’elle lui porte. Effroyable cas pathologique qui ◀prouve▶ une fois
de plus la débilité de ce pauvre cerveau humain qui, à tout instant de la vie, peut être
envahi par la démence.
La préméditation a été écartée et la peine de la coupable a été commuée.
Voilà la malheureuse parquée jusqu’à la fin de sa vie au milieu d’autres criminelles ; que le ciel ne la lui fasse pas trop longue, car mieux vaudrait pour elle avoir passé le mauvais quart d’heure de la place de la Roquette, Dans cet effroyable milieu, sous cette terrible loi du silence, les esprits les mieux établis se troublent ; la pensée, sans issue, sans moyen d’expansion, enfermée dans le crâne, y martèle incessamment la cervelle et l’amollit peu à peu ; de là le genre de folie de la fille Élisa, dont M. de Goncourt donne de si terribles détails que je renonce à les transcrire. Je me contenterai de citer la fin de cette étude poussée jusqu’à ses dernières limites.
La fille Élisa a été transportée à l’infirmerie. Chose singulière, étrangère aux choses présentes, sa pensée s’est reportée vers le passé, elle ne vit plus que là, et c’est à l’ombre du souvenir de ses premières années que vont s’éteindre ses derniers jours.
Parmi le passé de son enfance dans lequel vivait actuellement tout entière la vie de la détenue, il y avait un souvenir persistant, habituel, quotidien : le souvenir du gai printemps de son village. Chez la malade et l’impotente, depuis que la perception des choses présentes devenait de jour en jour plus obtuse, les cerisiers du pays du kirsch fleurissaient au-dessus de sa tête dans un avril perpétuel.
La prière matinale de la prison trouvait la prisonnière en marche à travers la floraison candide de la contrée où elle avait fait ses premiers pas. Déjà elle courait sur cette terre au vert plein de marguerites, au bleu matutineux du ciel tramé de fils d’argent, au feuillage de fleurs blanches comme de blanches fleurs d’oranger. Elle s’avançait sous ces arbres, au milieu desquels le sautillement des oiseaux était tout noir, et qui apparaissaient à la petite fille, en leur virginale frondaison, ainsi qu’un bois d’arbres de la bonne Vierge. Elle allait toujours par le paysage lumineux, souriant. Et de toutes les branches de tous les arbres tombait incessamment une pluie de folioles, lentes à tomber, et arrivant à terre avec les balancements d’un vol de papillons dont elles semblaient des ailes.
À l’heure de midi, couchée à terre sous l’ombre légère des cimes fleurissantes, dans la tiédeur du temps, l’odeur sucrée des fleurs chauffées par le plein soleil, l’effleurement gazouillant des oiseaux, elle demeurait sans bouger, bienheureusement immobile, intérieurement charmée par cette blancheur qui tombait continuellement sur elle, chatouillant son visage, son cou, sa nudité d’enfant. Parfois des fleurs voletant au-dessus d’elle, et qu’emportait un souffle de vent à la dérive, ces fleurs avec de gentils ronds de bras et des attirements de mains remuant l’air et faisant de petits tourbillons, elle les ramenait toutes tournoyantes autour de son corps, passant ainsi la journée, la journée entière, à se laisser ensevelir sous cette neige fleurie.
Telle était l’illusion de la misérable femme qu’on la voyait avec les doigts gourds d’une main presque paralysée décrire des cercles maladroits dans le vide puant de la Cordonnerie, pour amener la chute, sur elle, des blanches fleurs des cerisiers du Val-d’Ajol.
Voici le dénouement du drame :
Il y a des années, je passais quelques semaines dans un château des environs de Noirlieu, Un jour de désœuvrement, la société avait la curiosité d’aller visiter la Maison de détention des femmes.
On montait en voiture. C’était, ce jour, un triste et âpre jour d’automne. Sous un ciel gris, plein d’envolées noires, un fleuve pâle se traînait dans une plaine de craie, barrée au ras de terre par un mur de nuages solides, fermant l’horizon avec les concrétions et le bouillonnement figé de masses pierreuses. Un paysage dont la platitude morne, l’étendue blafarde, la lumière écliptique ressuscitaient comme un morceau de la sombre Gaule, évoquaient sous nos yeux le décor de Champs Catalauniques, ainsi que se les représente, à l’heure des grandes tueries de peuples, l’imagination moderne.
Au bout d’un temps assez long, dans une froide éclaircie, apparut Noirlieu avec sa double promenade sur les anciens remparts, son cimetière vert dévalant jusqu’au bas de la colline, son rond de danse aux ormes étêtés, le grand mur de sa maison de détention pour les femmes, flanqué à droite d’une Maison de correction pour les jeunes détenus, flanqué à gauche d’une Maison de fous.
Nous descendions chez le sous-préfet, une connaissance du château.
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La visite de la prison des femmes fut longue, minutieuse, et agréablement égayée par les saillies de l’aimable introducteur.
Nous allions quitter la maison, quand le directeur insista près du sous-préfet pour nous faire visiter l’infirmerie.
Nous entrâmes dans une salle où il y avait une douzaine de lits.
« Quatre pour cent de mortalité, quatre pour cent, oui, Messieurs », répétait derrière nos dos le petit directeur, avec une intonation allègre.
Je m’étais arrêté devant un lit sur lequel une femme était étendue dans une de ces immobilités effrayantes qu’amènent les maladies de la moelle épinière. Au-dessus de la tête, son numéro d’écrou était cloué dans le plâtre, au milieu du tortil desséché d’un brin de buis bénit. Au chevet, se tenait debout une fille de salle, une détenue, qui, muette dans sa robe pénitentiaire, semblait le Silence continu en faction près de la mort.
« Celle-là, une condamnée à la peine capitale… la fille Élisa… une affaire d’assassinat qui a fait du bruit dans le temps… » Et la voix, musicale et légèrement zézeyante du directeur reprit aussitôt : « Quatre pour cent de mortalité… »
Je regardais attentivement la femme au masque paralysé, aux yeux aveugles, et dont la bouche seule encore vivante dans la figure tendait vers sa garde des lèvres gonflées de paroles qui avaient à la fois comme envie et peur de sortir.
— Mais, Messieurs, m’écriai-je avec un peu de colère dans la voix, est-ce que, même à l’agonie, vous ne permettez pas à vos prisonnières de parler ?
— Oh ! Monsieur !… N’est-ce pas, cher directeur, que nous sommes plus élastiques que ça ? fit d’un ton léger le sous-préfet, qui, s’adressant à la mourante, lui dit :
— Parlez, parlez tout à votre aise, brave femme.
La permission arrivait trop tard. Les sous-préfets n’ont pas le pouvoir de rendre la parole aux morts.
Ainsi finit ce livre, qu’il ne faut pas considérer seulement comme un roman, mais aussi comme la suite de ces remarquables études psychologiques, qui sont intitulées : Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, Sœur Philomène, etc., livre osé, sérieux s’il en fut, cruel peut-être de vérité, mais dans lequel M. Edmond de Goncourt a ◀prouvé▶ une fois, de plus son immense talent d’analyste que ne rebute aucun sujet.
XI. Gustave Flaubert. Trois contes. — 1877.
M. Gustave Flaubert vient de publier un nouveau volume chez Charpentier ; il est intitulé : Trois contes et renferme trois nouvelles : Un cœur simple, la Légende de Saint-Julien l’Hospitalier et Hérodias. L’espace consacré à cette revue ne nous permet de nous occuper que de la première de ces nouvelles.
Un cœur simple est l’histoire d’une pauvre fille de campagne, d’une servante dont la vie toute de dévouement ne voit rien au-delà de ce qui est à portée de ses yeux et de son cœur ; elle sert sa maîtresse Mme Aubain, elle aime les enfants Virginie et Paul, elle aime son neveu Victor, et Loulou son perroquet ; pour tout ce monde elle est héroïque sans y voir malice et meurt à la peine « simplement », comme la chambrière dont parle Montaigne.
M. Gustave Flaubert a voulu ne pas faire un roman d’action ; il a raconté la vie de la pauvre fille, comme s’il avait seulement relevé des notes, il a fait le procès-verbal de ses journées ; cette simplicité sans affectation donne un grand charme à ces pages exquises qui ne peuvent être comprises que par ceux qui aiment la nature pour elle-même et qui ne croient pas qu’elle ait besoin d’être enjolivée de phrases ronflantes et de périodes savamment sucrées. Commençons par le commencement.
Le roman, si c’en est un, se passe à Pont-l’Évêque. Voici le portrait de Félicité :
Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge., et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.
Une charmante description de la maison de Mme veuve Aubain où est entrée Félicité :
D’abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient le « genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! Paul et Virginie, l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant, elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse.
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d’avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze.
Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’allée étalait par terre ses ferrailles. Puis, la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après, — c’était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d’éperons.
Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité, invariablement, déjouait leurs astuces ; et ils s’en allaient pleins de considération pour elle.
Félicité allait promener les enfants et veillait sur eux : voici un tableau peint d’après nature, certainement :
Un soir d’automne, on s’en retourna par les herbages.
La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe suivies sinuosités de la Toucques. Des bœufs étendus au milieu du gazon regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. — « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l’échine celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l’imitèrent. Mais, quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir. — « Non ! non ! moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’elle criait : — « Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! »
Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul, ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l’éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s’arrêta.
Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Evêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle eût rien fait d’héroïque.
La petite Virginie devient malade par suite de l’émotion éprouvée ; elle est délicate et sa santé ne se rétablit que difficilement ; l’enfant est mise au couvent, au grand chagrin de Félicité, qui, pour se « dissiper », demande la permission de recevoir son neveu Victor.
Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l’un en face de l’autre ; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu’il finissait par s’endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l’église, appuyée sur son bras dans un orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d’en tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade, du savon, de l’eau-de-vie, parfois même de l’argent. Il apportait ses nippes à raccommoder ; et elle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui le forçait à revenir.
Au mois d’août, son père l’emmena au cabotage.
Second chagrin pour Félicité, Victor part pour la Havane ; la pauvre fille le voyait mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, etc., etc.
À cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l’on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s’en retourner par terre ? À quelle distance était-ce de Pont-l’Évêque ? Peur savoir, elle interrogea M. Bourais.
Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes, et il avait un beau sourire de cuistre devant l’ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua dans les découpures d’une tache ovale un point noir, imperceptible, en ajoutant : « Voici. » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans rien lui apprendre ; et Bourais, l’invitant à dire ce qui l’embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa joie, et Félicité n’en comprenait pas le motif, — elle qui s’attendait peut-être à voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée.
Ce fut quinze jours après que Liébard, à l’heure du marché comme d’habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une lettre qu’envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse.
Mme Aubain, qui comptait les mailles d’un tricot, le posa près d’elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d’une voix basse, avec un regard profond.
— C’est un malheur… qu’on vous annonce. Votre neveu.
Il était mort. On n’en disait pas davantage.
Félicité tomba sur une chaise, en s’appuyant la tête à la cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l’œil fixe, elle répétait par intervalles :
— Pauvre petit gars ! pauvre petit gars !
Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu.
Elle lui proposa d’aller voir sa sœur à Trouville.
Félicité répondit, par un geste, qu’elle n’en avait pas besoin.
Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer.
Alors elle dit :
— Ça ne leur fait rien, à eux !
Voilà la première douleur. « Malheur, je te salue si tu viens seul », disent les Arabes ; la pauvre Félicité n’était pas au bout de ses peines. Virginie est mourante dans le couvent où elle a été mise ; Félicité part tout de suite pour Lisieux, elle y arrive au petit jour :
Le couvent se trouvait au fond d’une ruelle escarpée. Vers le milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort, « C’est pour d’autres », pensa-t-elle ; et Félicité tira violemment le marteau.
Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte s’entrebâilla, et une religieuse parut.
La bonne sœur avec un air de componction dit qu’« elle venait de passer ». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.
Félicité parvint au second étage.
Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos, les mains jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une croix noire s’inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu’elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d’agonie. La supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain.
Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les mêmes, prières, jetait de l’eau bénite sur les draps, revenait s’asseoir et la contemplait. À la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois, et n’eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de, pareilles âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l’enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, et extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s’en dessaisir.
Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque, suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.
Après la messe, il fallut encore trois quarts d’heure pour atteindre le cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait. M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, les femmes couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et, n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l’eût enterré avec l’autre.
Puis les années viennent ; mille menus incidents, grands événements pour cette petite vie, les emplissent, leur donnent une date ; c’est un toit qui s’est effondré et qui a failli tuer un homme ; madame a rendu le pain bénit ; il est arrivé un nouveau sous-préfet, etc… La maîtresse et la servante n’ont pour sujet de conversation que les fredaines de Paul à Paris, et le souvenir de Virginie ; on parle toujours d’elle : on se demande si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce qu’elle eût dit probablement :
Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d’été, elle se résigna ; et des papillons s’envolèrent de l’armoire.
Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps. L’air était chaud et bleu, un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron ; mais il était tout mangé de vermine. Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre, s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s’y jeta ; et elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.
C’était la première fois de leur vie, Mme Aubain n’étant pas d’une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d’un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse.
Ainsi finit ce simple récit, que sa saveur de vérité, son réalisme poétique, doivent placer au rang des meilleures œuvres de M. Gustave Flaubert. Dans un cadre intime, on retrouve toutes les qualités de l’auteur de Salammbô et de Madame Bovary et pour moi je ne sais rien de plus absolument touchant que cette scène ou la maîtresse et la servante tombent dans les bras l’une de l’autre pour pleurer la petite morte. Le tout sans prétention, sans afféterie dans la description du détail, et avec la virilité de style qui est le propre de M. Gustave Flaubert. C’est là du moins mon opinion, et j’espère que ceux qui auront lu ces extraits seront de mon avis.
XII. Ivan Gontcharoff. Oblomoff. — 1877.
À la Librairie académique Didier, vient de paraître, sous ce titre : Oblomoff, scènes de la vie russe, un livre très curieux. Cet ouvrage a pour auteur Ivan Gontcharoff, un écrivain de premier ordre, — presque inconnu en France, et qui a obtenu à Saint-Pétersbourg des succès retentissants. Il a été traduit par Piotre Artamoff, l’auteur de l’Histoire d’un bouton, cette amusante satire du formalisme allemand, où l’on a retrouvé quelque chose de l’humour d’Henri Heine. La traduction a été revue et corrigée, avec les conseils des membres les plus lettrés de la colonie russe, par M. Charles Deulin, qui l’a fait précéder sur l’auteur.
Ce roman a ceci de particulier, que le héros, M. Élie Oblomoff, y reste tout le long du volume en toilette de nuit, dans sa chambre à coucher, allant tour à tour de son lit à son sofa. Il s’éveille à huit heures du matin et s’habille à quatre heures du soir. Cependant défilent devant lui peints d’une touche magistrale, les types les plus frappants de la société pétersbourgeoise. Lui-même représente, avec une cruelle vérité, cette paresse rêveuse et indécise qui fait le fond du tempérament moscovite.
Tous les Russes se sont reconnus dans ce portrait qui n’est pas flatté ; le nom d’Oblomovisme a passé dans la langue pour désigner cette apathie qui vient du climat aussi bien que des institutions, et, ce qui est la suprême consécration pour les œuvres littéraires, aussitôt après son apparition, Oblomoff a été mis au rang des livres classiques.
La figure du héros est complétée par celle de son domestique-serf Zakhare, une sorte de Scapin sauvage, qui est le produit hybride de deux époques différentes. De la première, il a gardé un profond dévouement pour la famille de son barine, la deuxième en raffinant se mœurs a élargi sa conscience. Il adore son maître et il le calomnie, il lui prêche l’économie et s’enivre à ses dépens. Il se montre avec lui familier, bourru, grossier, mais il se ferait tuer pour lui sans croire le moins du monde qu’il accomplit un acte d’héroïsme.
Les scènes entre Oblomoff et Zakhare sont des plus amusantes. En voici une qui donnera une idée de la manière de l’auteur.
Pendant qu’Oblomoff dort ou rêve dans son lit, Zakhare se tient à demi somnolent dans la chambre voisine sur la plate-forme qui surmonte le poêle en faïence. Le maître a reçu la veille de son staroste, intendant de village, choisi parmi les serfs, une lettre qui lui annonce une diminution dans ses revenus. Il s’est éveillé de mauvaise humeur et, résolu à vaincre son apathie pour s’occuper de ses affaires, il a appelé Zakhare.
Oblomoff, enfoncé dans sa méditation, ne remarqua point Zakhare. Zakhare se tenait devant lui en silence ; enfin il toussa.
— Que veux-tu ? demanda Élie.
— Mais c’est, vous qui m’avez appelé ?
— Je t’ai appelé ? Pourquoi t’ai-je appelé ? Je l’ai oublié, dit Élie en se délirant. Va un moment chez toi, je tâcherai de me souvenir. !
Zakhare sortit, et M. Oblomoff continua de rester couché et de penser à cette diable de lettre.
Un quart d’heure s’écoula.
— Allons, dit-il, assez du lit ; il faut enfin que je me lève… Cependant, si je relisais encore une fois, mais avec attention, la lettre du staroste, je pourrais ensuite me lever. Zakhare !
On entendit le même bruit de pieds, avec un grognement plus fort. Zakhare entra et Oblomoff se replongea dans sa rêverie. Zakhare attendit à peu près deux minutes, mais d’un air peu bienveillant, regardant son maître de travers ; puis il se dirigea vers la porte.
— Où vas-tu donc ? demanda brusquement Élie.
— Vous ne dites rien ; voulez-vous que je reste là pour rien ? répondit Zakhare d’une voix enrouée, car il n’en avait pas d’autre. Il prétendait avoir perdu sa voix naturelle par un coup de vent. Un jour qu’il chassait à courre en compagnie de son vieux maître, le vent s’était engouffré dans sa gorge. Il se tenait donc au milieu de la chambre sur un demi-tour commencé, regardant toujours Oblomoff de travers.
— Est-ce que tes jambes sont paralysées, que tu ne peux rester là un moment debout ? Tu vois, j’ai des soucis ; attends donc… tu n’es pas encore las d’être couché là-dedans ? Cherche-moi la lettre que j’ai reçue hier du staroste. Qu’en as-tu fait ?
— Quelle lettre ? Je n’ai pas vu de lettre, dit Zakhare.
— Mais c’est à toi que le facteur l’a remise. Tu sais, cette lettre si sale.
— Où l’avez-vous fourrée ? Qu’en sais-je, moi ! dit Zakhare, en tâtant les papiers et les autres objets étalés sur la table.
— Tu ne sais jamais rien. Regarde là, dans la corbeille. Ou est-ce qu’elle ne serait pas tombée derrière le sofa ?… Et voilà ce dossier qui n’est pas encore réparé ! Que ne vas-tu chercher le menuisier ? C’est toi-même qui l’as cassé. Tu ne penses à rien !
— Je ne l’ai point cassé, répondit Zakhare, il s’est cassé tout seul, Il ne pouvait durer toujours. Il fallait bien qu’il se cassât une fois.
Élie ne crut pas utile de lui ◀prouver▶ le contraire.
— L’as-tu trouvée enfin ? demanda-t-il.
— En voici ! des lettres…
— Ce n’est pas cela.
— Ma foi ! il n’y en a pas d’autres, grogna Zakhare.
— C’est bien ! va-t’en, dit Élie avec impatience, je vais me lever et je la trouverai bien moi-même.
Zakhare rentra dans son cabinet ; mais à peine avait-il appuyé ses mains pour sauter sur le poêle, qu’il entendit crier vivement :
— Zakhare ! Zakhare !
— Seigneur Dieu, aboya Zakhare, en se dirigeant encore une fois vers la chambre ; quelle existence ! J’aimerais mieux mourir !
— Qu’est-ce qu’il vous faut ? dit-il, en tenant la porte de la chambre, et en dirigeant sur Oblomoff, en signe de mécontentement, un regard si oblique qu’il ne l’apercevait plus que de la moitié de son œil, et que le maître ne saisissait de sa personne que l’incommensurable favori d’où l’on s’attendait à voir, comme, d’un buisson, s’envoler tout à coup deux ou trois oiseaux.
— Mon mouchoir de poche, vite ! Tu aurais dû deviner toi-même… Tu ne vois rien, remarqua sévèrement Élie.
Zakhare ne manifesta ni déplaisir, ni étonnement particulier à cet ordre et à ce reproche. Il trouvait probablement l’un et l’autre très naturels.
— Qui sait où est le mouchoir de poche ? croassa-t-il en faisant le tour de la chambre et en tâtant chaque chaise, bien qu’il fût visible qu’il n’y avait rien dessus.
— Vous perdez tout, continua-t-il, en ouvrant la porte du salon pour regarder si le mouchoir n’y était pas.
— Où vas-tu ? Cherche ici : je n’ai pas mis les pieds là-dedans depuis avant-hier. Dépêche-toi donc.
— Où est le mouchoir ? Il n’y a pas de mouchoir ! disait Zakhare en gesticulant des bras et en promenant son œil dans tous les recoins. Mais le voici ! grogna-t-il d’un air fâché, il est sous vous, en voici un bout. Vous êtes couché dessus et vous me le demandez !
Et sans attendre de réponse, il se dirigea vers la porte. Oblomoff était un peu confus de sa maladresse. Il trouva aussitôt un autre moyen de prendre Zakhare en faute.
— Comme il fait propre ici ! Dieu de Dieu ! que de poussière, que d’ordure ! Là… là, regarde dans les coins, fainéant !
— Fainéant ! moi !… reprit Zakhare d’un air offensé… mais je m’échine, je m’échine sans ménager ma vie ! J’époussette partout et je balaye presque tous les jours.
Il montra le milieu du parquet et la table où dînait Élie.
— Tenez, tenez, tout est balayé, rangé comme pour une noce… Que voulez-vous de plus ?
— Et ceci, qu’est-ce ? et Oblomoff indiquait les murs et le plafond ; et ceci, et cela ? et il désignait du doigt l’essuie-mains jeté la veille et l’assiette oubliée sur la table avec le morceau de pain.
— Ah ! ceci, ah bien ! je veux bien l’enlever, dit Zakhare d’un ton de condescendance, en prenant l’assiette.
— Rien que cela ! et la poussière des murs et les toiles d’araignée ? fit Élie en montrant les murs.
— Ça ? Je le fais à Pâques. : alors je nettoie les images et j’enlève les toiles d’araignée…
— Et les livres, et les tableaux… pourquoi ne les fais-tu pas ?
— Les livres et les tableaux… à Noël : alors Anissia et moi, nous mettons en ordre toutes les armoires. Quand voulez-vous que je puisse ranger ? Vous êtes cloué toute la journée à la maison !
— Mais je vais quelquefois au théâtre ou en soirée. Est-ce que…
— Est-ce qu’on peut faire quelque chose la nuit ?
Oblomoff lui jeta un coup d’œil où se lisait un reproche, branla la tête et soupira. Zakhare, de son côté, regarda par la croisée d’un air indifférent et soupira aussi. Le barine semblait se dire : « Ah ! mon ami, tu es encore plus Oblomoff que moi. » Et Zakhare probablement se disait : « Allons donc ! tu n’es bon qu’à faire des phrases, des phrases assommantes ; et quant à la poussière et aux toiles d’araignée, tu t’en moques pas mal. »
— Comprends-tu, dit Élie, que la poussière engendre des mites ? Il m’arrive même de voir quelquefois sur les murs une punaise.
— Mieux que çà, j’ai des puces, moi, répliqua froidement Zakhare.
— Et tu crois que c’est bien ? mais c’est de la malpropreté.
Zakhare sourit de toute la largeur de sa face. Ce sourire atteignit ses sourcils et ses favoris ; ils s’écartèrent et firent place à une grande tache, rouge qui s’étendit jusqu’au front.,
— Est-ce ma faute s’il existe des punaises ? dit-il avec un étonnement naïf ; est-ce moi qui les ai inventées ?
— C’est le résultat de la malpropreté, interrompit Oblomoff. Pourquoi dis-tu toujours des sottises ?
— Je n’ai pas, non plus, inventé la malpropreté.
— Est-ce que là-bas, chez toi, les souris ne trottent pas toute la nuit ?
— Et les souris non plus, je ne les ai pas inventées. Elles abondent partout, ces petites bêtes : les souris, les chats les punaises…
— Comment se fait-il que chez les autres on ne voit ni mites, ni punaises ?
La figure de Zakhare exprima l’incrédulité, ou plutôt la profonde conviction que la chose était impossible,
— J’ai de tout cela, insista-t-il avec opiniâtreté. On ne peut pas surveiller chaque punaise, ni se fourrer chez elle, dans sa fente.
Et il avait l’air de penser : « Peut-on faire un bon somme sans une punaise ? »
— Balaye, ôte les ordures des coins, et il n’y aura rien de tout cela, dit sentencieusement Élie.
— Que je balaye ! mais demain il s’en accumulera encore, dit Zakhare.
— Il ne s’en accumulera pas, interrompit le barine, c’est impossible.
— Il s’en accumulera, je le sais, insista le domestique.
— Eh bien ! s’il s’en accumule, tu balayeras encore !
— Quoi ! refaire chaque coin tous les jours ? Quelle existence ! Mieux vaut mourir !
— Mais alors, pourquoi est-ce si propre chez les autres ? demanda Oblomoff. Regarde donc chez l’accordeur d’en face ; cela fait plaisir à voir… et ils n’ont qu’une servante !
— Chez eux ! chez des Allemands ! Mais d’où diable voulez-vous qu’il leur vienne des ordures ? répondit vivement Zakhare. Voyez donc la vie qu’ils mènent. Toute la famille, pendant huit jours, est après le même os. L’habit passe et repasse du père au fils, et du fils au père. La mère et la fille ont de mauvaises petites robes ; elles sont toujours à ramasser leurs pieds comme des oies… D’où diable voulez-vous qu’elles prennent des ordures ? Ces gens-là n’ont pas, comme nous, des armoires pleines de vieilles hardes qui restent des années. Comment voulez-vous que, durant un hiver, il s’accumule chez eux tout un coin de croûtes de pain ? Chez eux, il ne s’y perd pas un croûton ; ils en font des biscotes, et puis, ils les avalent avec de la bière.
Et Zakhare cracha entre ses dents rien qu’à l’idée d’une existence aussi sordide.
Comme on le voit, Oblomoff est une sorte de roman de Dickens, éclos au bord de la Néva.
XIII. Alphonse Daudet. Le Nabab. — 1877.
Voici un livre qui, avant même d’avoir paru, a déjà fourni douze éditions à la librairie Charpentier. Avant que bien des réclamations plus ou moins justifiées aient surgi, avant que d’autres comptes rendus aient paru sur le livre d’Alphonse Daudet, nous tenons à donner à nos lecteurs la primeur d’une œuvre étudiée sur la vie, une suite de portraits d’une rare ressemblance et au bas desquels la mémoire du lecteur aura bien vite mis un nom.
En faisant la part des soulignés, des exagérations nécessaires à l’intérêt d’un roman, on trouvera dans le Nabab des études de mœurs qui, il faut oser le dire, rappellent sans imitation les belles pages de Balzac.
Le Nabab est l’histoire d’une sorte de bourgeois-gentilhomme, débarqué à Paris sous l’Empire avec une immense fortune ; ses mains ouvertes (que de gens d’affaires les ont déjà oubliées !) lui ont conquis toutes les sympathies parisiennes ; exploité par tous, fort compromis dans sa fortune, il a recours à celui qui, disait-on, était de tout, le duc de Mora ; le duc de Mora, on l’a deviné, c’est le duc de Morny, aux nécessités de l’action romanesque près. Il faut que le Nabab soit député pour sauver sa situation ; le tableau de l’élection en Corse est un tableau de maître ; le Nabab est élu, mais il est invalidé et le drame commence. Il est impossible de donner une idée complète de ce livre, dans lequel s’agitent cinquante personnages, tous copiés sur des originaux que tout Paris a connus.
Le passage que nous citons se rapporte à la mort du duc de Mora.
Les lecteurs verront que le roman fait place à la réalité, et qu’il ne suffit pas de l’imagination seule pour écrire les pages suivantes, qui sont un véritable chef-d’œuvre d’expression et de vérité.
Le duc se mourait. Cela l’avait pris subitement le dimanche en revenant du Bois. Il s’était senti atteint d’intolérables brûlures d’entrailles qui lui dessinaient comme au fer rouge toute l’anatomie de son corps, et alternaient avec un froid léthargique et de longs assoupissements. Jenkins, mandé tout de suite, ne dit pas grand-chose, ordonna quelques calmants. Le lendemain, les douleurs recommencèrent plus fortes et suivies de la même torpeur glaciale, plus accentuée aussi, comme si la vie s’en allait par secousses violentes, déracinée. À l’entour, personne ne s’était ému. « Lendemain de Saint-James », disait-on tout bas à l’antichambre, et la belle figure de Jenkins gardait sa sérénité. À peine si dans ses visites du matin il avait parlé à deux ou trois personnes de l’indisposition du duc, et si légèrement qu’on n’y avait pris garde.
Mora lui-même, malgré son extrême faiblesse, bien qu’il se sentît la tête absolument vide, et, comme il le disait, « pas une idée sous le front », était loin de se douter de la gravité de son état. Le troisième jour seulement, en s’éveillant le matin, la vue d’un mince filet de sang qui, de sa bouche, avait coulé sur sa barbe et l’oreiller rougi fit tressaillir ce délicat, cet élégant qui avait horreur de toutes les misères humaines, surtout de la maladie, et la voyait arriver sournoisement avec ses souillures, ses faiblesses et l’abandon de soi-même, première concession faite à la mort.
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La consultation eut lieu dans la soirée en grand secret, le duc l’ayant exigé ainsi par une pudeur singulière de son mal, de cette souffrance qui le découronnait, faisait de lui l’égal des autres hommes. Pareil à ces rois africains qui se cachent pour mourir au fond de leurs palais, il aurait voulu qu’on pût le croire enlevé, transfiguré, devenu dieu. Puis il redoutait par-dessus tout les apitoiements, les condoléances, les attendrissements dont il savait qu’on allait entourer son chevet, les larmes parce qu’il les soupçonnait menteuses, et que sincères elles lui déplaisaient encore plus à cause de leur laideur grimaçante.
Il avait toujours détesté les scènes, les sentiments exagérés, tout ce qui pouvait l’émouvoir, déranger l’équilibre harmonieux de sa vie. On savait cela autour de lui, et la consigne était de tenir à distance les tristesses, les grands désespoirs qui, d’un bout de la France à l’autre, s’adresseraient à Mora comme à un de ces refuges allumés dans la nuit des bois, où tous les errants vont frapper. Non pas qu’il fût dur aux malheureux, peut-être même se sentait-il trop ouvert, à la pitié, qu’il regardait comme un sentiment inférieur, une faiblesse indigne des forts, et la refusant aux autres, il la redoutait pour lui-même, pour l’intégrité de son courage. Personne dans le palais, excepté Monpavon et Louis le valet de chambre, ne sut donc ce que venaient faire ces trois personnages introduits mystérieusement auprès du ministre d’État. La duchesse elle-même l’ignora. Séparée de son mari par tout ce que la haute vie politique et mondaine met de barrières entre époux dans ces ménages l’exception, elle le croyait légèrement souffrant, malade surtout d’imagination, et se doutant si peu d’une catastrophe qu’à l’heure même où les médecins montaient le grand escalier à demi obscur, à l’autre bout du palais ses appartements intimes s’éclairaient pour une sauterie de demoiselles, un de ces bals blancs que l’ingéniosité du Paris oisif commençait à mettre à la mode.
Elle fut, cette consultation, ce qu’elles sont toutes ; solennelle et sinistre. Les médecins n’ont plus leurs grandes perruques du temps de Molière, mais ils revêtent toujours la même gravité de prêtres d’Isis, d’astrologues, hérissés de formules cabalistiques avec des hochements de tête auxquels il ne manque, pour l’effet comique, que le bonnet pointu d’autrefois. Ici la scène empruntait à son milieu un aspect imposant. Dans la vaste chambre, transformée, comme agrandie par l’immobilité du maître, toutes ces graves figures s’avançaient autour du lit, où se concentrait la lumière éclairant dans la blancheur du linge et la pourpre des courtines une tête ravinée, pâlie des lèvres aux yeux, mais enveloppée de sérénité comme d’un voile, ou plutôt comme d’un suaire. Les consultants parlaient bas, se jetaient un regard furtif, un mot barbare, demeuraient impassibles sans un froncement de sourcil. Mais cette expression muette et fermée du médecin et du magistrat, cette solennité dont la science et la justice s’entourent pour cacher leur faiblesse ou leur ignorance n’avaient rien qui pût émouvoir le duc.
Assis sur son lit, il commuait à causer tranquillement, avec ce regard un peu exhaussé dans lequel il semble que la pensée remonte pour fuir, et Monpavon lui donnait froidement la réplique, raidi contre son émotion, prenant de son ami une dernière leçon de tenue, tandis que Louis, dans le fond, appuyait à la porte conduisant chez la duchesse le spectre de la domesticité silencieuse, chez qui l’indifférence détachée est un devoir.
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Minute solennelle, angoisse de l’accusé attendant la décision de ses juges, vie, mort, sursis ou grâce !
De sa main blanche et longue, Mora continua à caresser sa moustache d’un geste favori, à parler avec Monpavon du cercle, du foyer des Variétés, demandant des nouvelles de la Chambre, où en était l’élection du Nabab, tout cela froidement, sans la moindre affectation. Puis, fatigué sans doute ou craignant que son regard, toujours ramené sur cette tenture en face de lui, par laquelle l’arrêt du destin allait sortir tout à l’heure, ne trahit l’émotion qui devait être au fond de son âme, il appuya sa tête, ferma les yeux et ne les rouvrit plus qu’à la rentrée des docteurs. Toujours les mêmes visages froids et sinistres, vraies physionomies des juges ayant au bord des lèvres le terrible mot de la destinée humaine, le mot final que les tribunaux prononcent sans effroi, mais que les médecins dont il raille toute la science, éludent et font comprendre par périphrases.
— Eh bien ! Messieurs, que dit la Faculté ? demanda le malade.
Il y eut quelques encouragements menteurs et balbutiés, des recommandations vagues ; puis les trois savants se hâtèrent au départ, pressés de sortir, d’échapper à la responsabilité de ce désastre. Monpavon s’élança derrière eux.
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Le duc comprit tout de suite que ni Jenkins ni Louis ne lui diraient l’issue vraie de la consultation. Il n’insista donc pas auprès d’eux, subit leur confiance jouée, affecta même de la partager, de croire au mieux qu’ils lui annonçaient. Mais quand Monpavon rentra, il l’appela tout de suite près de son lit, et devant le mensonge visible même sous la peinture de cette ruine :
— Oh ! tu sais pas de grimace… De toi à moi, la vérité… Qu’est-ce qu’on dit ?… Je suis bien bas, n’est-ce pas ?
Monpavon espaça sa réponse d’un silence significatif ; puis brutalement, cyniquement, de peur de s’attendrir aux paroles.
— F…, mon pauvre Auguste.
Le duc reçut cela en plein visage sans sourciller.
— Ah ! dit-il simplement.
Il effila sa moustache d’un mouvement machinal ; mais ses traits demeurèrent immobiles. Et tout de suite son parti fut pris.
Que le misérable qui meurt à l’hôpital sans asile ni famille, d’autre nom que le numéro du chevet, accepte la mort comme une délivrance ou la subisse en dernière épreuve ; que le vieux paysan qui s’endort, tordu en deux, cassé, ankylosé, dans son trou de taupe enfumé et obscur, s’en aille sans regret ; qu’il savoure d’avance les goûts de cette terre fraîche qu’il a tant de fois tournée et retournée, cela se comprend. Et encore combien parmi ceux-là tiennent à l’existence par leur misère, même combien qui crient en s’accrochant à leurs meubles sordides, à leurs loques :
— Je ne veux pas mourir…
Et s’en vont les ongles brisés et saignants de cet arrachement suprême !
Mais ici rien de semblable.
Tout avoir et tout perdre. Quel effondrement !
Dans le premier silence de cette minute effroyable, pendant qu’il entendait à l’autre bout du palais la musique étouffée du bal chez la duchesse, ce qui retenait cet homme à la vie, puissance, honneurs, fortune, toute cette splendeur doit lui apparaître déjà lointaine et dans un irrévocable passé. Il fallait un courage d’une trempe bien exceptionnelle pour résister à un coup pareil, sans aucune excitation d’amour-propre. Personne ne se trouvait là que l’ami, le médecin, le domestique, trois intimes au courant de tous les secrets ; les lumières écartées laissaient le lit dans l’ombre, et le mourant aurait pu se tourner contre la muraille, s’attendrir sur lui-même sans qu’on le vit. Mais non. Pas une seconde de faiblesse ni d’inutiles démonstrations. Sans casser une branche aux marronniers du jardin, sans faner une fleur dans le grand escalier du palais, en amortissant ses pas sur l’épaisseur des tapis, la mort venait d’entrouvrir la porte de ce puissant et de lui faire signe : « Arrive. » Et lui répondait simplement : « Je suis prêt. » Une vraie sortie d’homme du monde, imprévue, rapide et discrète.
Homme du monde ! Mora ne fut autre chose que cela. Circulant dans la vie, masqué, ganté, plastronné, du plastron de satin blanc des maîtres d’armes les jours de grand assaut, gardant immaculée et nette sa parure de combat, sacrifiant tout à cette surface irréprochable qui lui tenait lieu d’une armure, il s’était improvisé homme d’État de premier ordre rien qu’avec ses qualités de mondain, l’art d’écouter et de sourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le sang-froid. Ce sang-froid ne le quitta pas au suprême instant.
Les yeux fixés sur le temps limité et si court qui lui restait encore, car la noire visiteuse était pressée, et il sentait sur sa figure le souffle de la porte qu’elle n’avait pas refermée, il ne songea plus qu’à le bien remplir et à satisfaire toutes les obligations d’une fin comme la sienne, qui ne doit laisser aucun dévouement sans récompense ni compromettre aucun ami. Il donna la liste de quelques personnes qu’il voulait voir et qu’on envoya chercher tout de suite, fit prévenir son chef de cabinet, et comme Jenkins trouvait que tout cela était beaucoup de fatigue :
— Me garantissez-vous que je me réveillerai demain matin ? J’ai un sursaut de force en ce moment… Laissez-moi en profiter.
Louis demanda s’il fallait avertir la duchesse. Le duc écouta ; avant de répondre, les accords s’envolant du petit bal par les fenêtres ouvertes, prolongés dans la nuit sur un archet invisible, puis :
— Attendons encore… J’ai quelque chose à terminer…
Il fit approcher de son lit la petite table de laque pour trier lui-même les lettres à détruire ; mais sentant ses forces décroître, il appela Monpavon.
— Brûle tout, lui dit-il d’une voix éteinte.
Et comme il le voyait s’approcher de la cheminée où la flamme montait malgré la belle saison :
— Non… pas ici… Il y en a trop… On pourrait venir.
Monpavon prit le léger bureau, fit signe au valet de chambre de l’éclairer. Mais Jenkins s’élança :
— Restez, Louis… le duc peut avoir besoin de vous.
Il s’empara de la lampe, et marchant avec précaution tout le long du grand corridor, explorant les salons d’attente, les galeries dont les cheminées s’encombraient de plantes artificielles sans un reste de cendre, ils errèrent pareils à des spectres dans le silence et la nuit de l’immense demeure, vivante seulement là-bas vers la droite où le plaisir chantait comme un oiseau sur un toit qui va s’effondrer.
Il n’y a de feu nulle part… Que faire de tout cela ? se demandaient-ils très embarrassés. On eût dit deux voleurs traînant une caisse qu’ils ne savaient comment forcer. À la fin Monpavon, impatienté, marcha droit à une porte, la seule qu’ils n’eussent pas encore ouverte.
— Ma foi, tant pis !… Puisque nous ne pouvons pas les brûler, nous les noierons… Éclairez-moi, Jenkins.
Et ils entrèrent.
Où étaient-ils ?… Saint-Simon, racontant la débâcle d’une de ces existences souveraines, le désarroi des cérémonies, des dignités, des grandeurs causé par la mort et surtout la mort subite, Saint-Simon seul aurait pu vous le dire… De ses mains délicates et soignées, le marquis de Monpavon pompait. L’autre lui passait les lettres déchirées, des paquets de lettres satinées, nuancées, embaumées, parées de chiffres, d’armoiries, de banderoles à devise, couvertes d’écritures fines, pressées, griffantes, enlaçantes, persuasives ; et toutes ces pages légères tournoyaient l’une sur l’autre dans les tourbillons d’eau qui les froissaient, les souillaient, délayaient leurs sucres tendres avant de les laisser disparaître dans un hoquet d’égout tout au fond de la sentine immonde.
C’étaient des lettres d’amour et de toutes les sortes, depuis le billet de l’aventurière : « Je vous ai vu passer au bois, hier, Monsieur le duc… » jusqu’aux reproches aristocratiques de l’avant-dernière maîtresse, et les plaintes des abandonnées et la page encore fraîche des récentes confidences. Monpavon connaissait tous ces mystères, mettait un nom sur chacun d’eux : « Ça, c’est Mme Moor… Tiens ! Mme d’Athis… » Une confusion de couronnes et d’initiales, de caprices et de vieilles habitudes, salis en ce moment par la promiscuité, tout cela s’engouffrant dans l’affreux réduit à la lueur d’une lampe avec un bruit de déluge intermittent, s’en allant à l’oubli par un chemin honteux.
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Les visages, chose étrange, n’exprimaient ni pitié ni douleur, plutôt une sorte de colère. Tous ces gens semblaient en vouloir au duc de sa mort comme d’un abandon. On entendait des phrases comme celle-ci : « Ce n’est pas étonnant avec une vie pareille ! » Et, par les hautes croisées, ces messieurs se montraient, à travers le va-et-vient des équipages dans la Cour, l’arrêt de quelque petit coupé en dehors duquel une main étroitement gantée, avec le frôlement de sa manche de dentelle sur la portière, tendait une carte pliée au valet de pied apportant des nouvelles.
De temps en temps, un des familiers du palais, de ceux que le mourant avait appelés auprès de lui, faisait une apparition dans cette mêlée, donnait un ordre, puis s’en allait laissant l’expression effarée de sa figure reflétée sur vingt autres. Jenkins un moment se montra ainsi, la cravate dénouée, les manchettes chiffonnées, dans tout le désordre de la bataille qu’il livrait là-haut contre une effroyable lutteuse. Il se vit tout de suite entouré, pressé de questions. Certes les ouistitis aplatissant leur nez court au treillis de la cage, énervés par un tumulte inusité et très attentifs à ce qui se passait comme s’ils étaient en train de faire une étude raisonnée de grimace humaine, avaient un magnifique modèle dans le médecin irlandais. Sa douleur était superbe ; une belle douleur mâle et forte qui lui serrait les lèvres faisait haleter sa poitrine.
— L’agonie est commencée, dit-il lugubrement… Ce n’est plus qu’une affaire d’heures.
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Dans l’antichambre, paisible aussi, brûlaient deux énormes lampes, Un valet de pied dormait dans un coin, le suisse lisait devant la cheminée. Il regarda le nouvel arrivant par-dessus ses lunettes, ne lui dit rien, et Jansoulet n’osa rien demander. Des piles de journaux gisant sur la table avec leurs bandes au nom du duc semblaient avoir été jetés là comme inutiles. Le nabab en ouvrit un, essaya de lire ; mais une marche rapide et glissante, un chuchotement de mélopée lui firent lever les yeux sur un vieillard blanc et courbé, paré de guipures comme un autel, et qui priait en s’en allant à grands pas de prêtre, sa longue soutane rouge déployée en traîne sur le tapis. C’était l’archevêque de Paris, accompagné de deux assistants. La vision avec son murmure de bise glacée passa vite devant Jansoulet, s’engouffra dans le grand carrosse et disparut emportant sa dernière espérance.
— Question de confiance, mon cher, fit Monpavon paraissant tout à coup auprès de lui… Mora est un épicurien, élevé dans les idées de chose… machin, comment donc ? Dix-huitième siècle… Mais très mauvais pour les masses, si un homme dans sa position… ps, ps, ps… Ah ! c’est notre maître à tous… ps, ps… tenue irréprochable.
— Alors c’est fini ? dit Jansoulet, atterré… Il n’y a plus d’espoir.
Monpavon lui fit signe d’écouter. Une voiture roulait sourdement dans l’avenue du quai. Le timbre d’arrivée sonna précipitamment plusieurs coups de suite. Le marquis comptait à haute voix… Un, deux, trois, quatre… Au cinquième, il se leva :
— Plus d’espoir maintenant… Voilà l’autre qui arrive, dit-il, faisant allusion à la superstition parisienne, qui voulait que cette visite du souverain fût toujours fatale aux moribonds. De partout les laquais se hâtaient, ouvraient les portes à deux battants, formaient la haie, tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annonçait du retentissement de sa pique sur les dalles le passage de deux ombres augustes, que Jansoulet ne fit qu’entrevoir confusément derrière la livrée, mais qu’il aperçut dans une longue perspective de portes ouvertes, gravissant le grand escalier, précédées d’un valet portant un candélabre, La femme montait droite et fière, enveloppée de ses noires mantilles d’Espagnole ; l’homme se tenait à la rampe, plus lent et fatigué, le collet de son pardessus clair remontant sur un dos un peu voûté qu’agitait un sanglot convulsif.
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Le ciel s’était largement éclairci, comme il arrive souvent à la fin des jours de pluie, un ciel immense, nuancé de teintes d’aurore, sur lequel le tombeau familial des Mora dressait quatre figures allégoriques, implorantes, recueillies, pensives, dont le jour mourant agrandissait les attitudes. Rien n’était resté là des discours, des condoléances officielles. Le sol piétiné tout autour, des maçons occupés à laver le sol maculé de plâtre rappelaient seulement l’inhumation récente.
Tout à coup la porte du caveau ducal se referma de toute sa pesanteur métallique. Désormais, l’ancien ministre d’État restait seul, bien seul, dans l’ombre de sa nuit, plus épaisse que celle qui montait alors du bas du jardin, envahissait les allées tournantes, les escaliers, la base des colonnes, pyramides, cryptes de tout genre, dont le faîte était plus lent à mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette blancheur crayeuse des os desséchés, passaient avec leurs outils et leurs besaces. Des deuils furtifs, s’arrachant à regret aux larmes et à la prière, glissaient le long des massifs et les frôlaient, d’un vol silencieux d’oiseaux de nuit, tandis qu’aux extrémités du Père-Lachaise des voix s’élevaient, appels mélancoliques annonçant sa fermeture. La journée du cimetière était terminée. La ville des morts, rendue à la nature, devenait un bois immense aux carrefours marqués de croix. Au fond d’un vallon, une maison de garde allumait ses vitres. Un frémissement courait, se perdait en chuchotements au bout des allées confuses.
Ainsi finit l’épisode de la mort du duc de Mora. À sa vie était liée celle du nabab, qui, privé de son appui, voit tout s’écrouler jusqu’à son honneur.
Il est impossible d’entrer dans plus de détails sur ce roman demi-historique dont la fable, des plus intéressantes, est écrite avec la puissance extraordinaire d’observation et le charme communicatif qui ont fait la réputation d’Alphonse Daudet.
Bien des masques des héros du romancier seront levés par le public, mais il ne nous appartient pas de devancer sa curiosité.
Spiritualistes et Romantiques
I. Alexandre Dumas fils. Thérèse. — 1875.
Voilà le premier livre signé Alexandre Dumas fils, de l’Académie française, et c’est Michel Lévy qui a l’honneur de le publier. Que le lecteur ne s’y trompe pas cependant ; bien que la plupart des nouvelles qui le composent soient à peu près inconnues aujourd’hui, elles ne sont point absolument inédites.
Voici, du reste, l’histoire de ce volume racontée par l’auteur dans sa préface :
Michel Lévy a voulu absolument réunir en un volume ces nouvelles, dont quelques-unes (la Fin de l’an, Angélique, les Trois chants du bossu, l’Exécution capitale, Offland) ont déjà vingt, vingt-cinq, et même trente ans de date. Elles croyaient dormir tranquilles, ignorées et absoutes dans des journaux jaunis, mais elles avaient compté sans un collectionneur impitoyable, M. le vicomte de S… dont j’aurais bien envie de me venger en lui dédiant ce recueil. Il m’a dénoncé à mon éditeur, qui prétend que le public s’intéresse à ces résurrections-là. Doit-on faire revivre ce qui n’aurait peut-être pas dû naître ? Ces premiers essais, dont j’avais oublié jusqu’à l’existence, ont eu pour moi, quand je les ai relus, un charme qu’ils n’auront pas pour le lecteur nouveau ; ils m’ont fait revivre quelques heures de mon insoucieuse jeunesse en évoquant les circonstances au milieu desquelles je les écrivais, si heureux et si fier alors d’être imprimé. En tous cas, ils sont un point de départ et complètent l’ensemble d’une œuvre.
Je dois cependant un dernier aveu au public. J’ai supprimé une historiette sentimentale (la Croix de Pierre), qui avait paru dans le Journal des Demoiselles, et un conte à la façon de Boccace (les Maris), qui avait paru dans une revue dont j’ai oublié le nom. C’était vraiment trop insignifiant et trop mauvais.
Je prévois, cher lecteur, que vous aurez le droit de me dire quand vous aurez lu les autres : que, pendant que j’y étais, j’aurais pu…, ne me le dites pas ; nous ferons mieux une autre fois.
Alex. Dumas fils.
Eh bien, certes, le lecteur ne se dira pas cela, car il est dans ce recueil telle ou telle nouvelle écrite par Dumas d’autrefois qui est digne du Dumas de l’Académie. On ne sent pas dans ces récits, simplement contés, les révolutions qui s’opèrent souvent dans l’esprit d’un écrivain ; on y voit Dumas fils partant fort jeune en campagne, mais déjà armé de sa terrible loupe, de son scalpel et de sa plume.
Disons cependant qu’on y rencontre plus souvent peut-être le charme, cette fleur de jeunesse qui serait, il est vrai, bien inutile dans les thèses sévères et les plaidoyers philosophiques que soutient présentement l’auteur de la Femme de Claude.
En homme de goût, M. Alexandre Dumas nous a livré dans leur état primitif les œuvres de sa jeunesse, alors qu’il lui eût été bien aise d’y apporter la plus-value de son expérience. Nous pourrons donc constater comment a grandi ce talent osé, qui a su élargir le roman et le drame jusqu’à en faire un cours de morale ; nous verrons couler les premières gouttes de cette source qui, suivant sa pente, est devenue subitement un des grands fleuves où vont se baigner et se désaltérer tant de désillusionnés de la vie.
Car, ce qu’on ne sait pas, c’est que le cabinet d’homme de lettres de Dumas est un peu celui d’un grand médecin, et que chaque jour on vient le consulter sur quelque maladie morale dont on a trouvé le spécimen dans tel ou tel personnage de l’un de ses romans ou de ses pièces.
Je m’arrête. Il s’agit de Dumas à vingt ans, et tout le bien que j’en dirais ne vaudrait pas les quelques morceaux que je recopie. Lisez plutôt cette courte nouvelle, qui n’est pas l’œuvre d’un commençant ;
Un de mes amis, un peu plus jeune que moi, fils d’une bonne et honnête maison, se promenait par un beau soir d’été dans le parc d’Asnières, dont, à cette époque, on venait de faire un bal. Il y a de cela une douzaine d’années. Les quadrilles commençaient à se vider, les verres de couleur à pâlir. Il était seul et s’ennuyait comme un homme bien élevé qui est venu chercher une distraction dans un milieu qui n’est pas le sien. Il avisa une jolie personne de vingt ans qui se promenait ou plutôt qui promenait un mirliton d’une longueur démesurée. Elle avait perdu son amie dans la foule, et elle tenait son mirliton en l’air, pour que son amie, reconnaissant de loin le drapeau, rejoignit le régiment.
Mon ami, qui avait sa voiture, offrit à ces deux dames de les reconduire ; elles acceptèrent.
Voici le commencement. Vous devinez la suite.
Ils déroulèrent peu à peu toutes les devises du mirliton, et quand ils eurent fini, ils recommencèrent. Bon et brave garçon, belle et bonne fille, ils s’aimaient entre le peu et le trop, sans rien demander à la minute qui précédait celle où ils se voyaient, sans rien exiger de celle qui allait suivre. Ils s’aimaient parce qu’ils étaient jeunes, parce qu’ils étaient libres. Amour d’été.
Mon ami était poitrinaire, du fait de son père, qui était mort à trente ans. Quand les feuilles du parc d’Asnières commencèrent à tomber, il toussa un peu plus que l’année précédente, puis il s’alita. Sa mère s’assit à son chevet. Quelques amis prirent quotidiennement le chemin de sa rue. On utilisa les phrases banales : Vous avez meilleure mine, ça ne sera rien !
La mère ne répondait pas ; elle avait vu mourir le père.
Elle veillait, elle pleurait quand son fils dormait ; elle lui souriait à son réveil, elle priait et attendait.
Tous les jours, la fille au mirliton, disons Camille ou Antoinette, le mirliton n’est plus drôle maintenant, tous les jours, Antoinette venait savoir des nouvelles du malade. — Pas bonnes. — Elle eût bien voulu le voir. — Impossible. Madame sa mère est là. — C’est juste… Et elle s’en allait.
Elle dînait quelquefois gaiement en revenant de la rue… j’allais nommer la rue ; mais elle ne croyait pas à la mort. Elle était si jeune et si rieuse, elle !
Un matin, par je ne sais quel pressentiment, elle vint plus tôt que de coutume savoir des nouvelles.
Il était mort dans la nuit.
— Mort ! C’est impossible ! le premier mot qu’on dit en pareil cas.
Et elle se mit à pleurer, tout simplement, ces grosses larmes qui viennent on ne sait d’où sous la pression de certains mots. Puis, comme elle n’avait pas pleuré depuis longtemps, elle pensa sans doute à sa mère, à une sœur, à quelqu’un ; ses larmes redoublèrent, elle cria qu’elle voulait voir le mort, qu’elle ne s’en irait pas, qu’elle l’aimait, qu’il l’aimait bien aussi, qu’on ne pouvait l’empêcher de le voir.
Du fond de la chambre mortuaire, la mère entendit du bruit. Elle ouvrit la porte, elle ne pleurait pas, elle n’aurait jamais eu assez de larmes pour une aussi grande douleur.
Elle appela un domestique et lui demanda ce qui se passait.
Le domestique raconta que, depuis le commencement de la maladie de monsieur, une dame était venue demander tous les jours comment il allait, et qu’en apprenant sa mort, elle s’était mise à pleurer, et qu’elle voulait absolument le voir une dernière fois.
Le domestique, tout en soulignant le mot une dame, avait l’air d’intercéder pour elle.
— Laissez entrer cette dame, dit la mère après une minute de recueillement, et elle passa dans une autre chambre.
Antoinette entra, se jeta à genoux devant le lit sans oser découvrir le visage du mort, et chercha quel objet sans valeur elle pourrait emporter, qui lui rappelât éternellement celui qu’elle avait aimé plus qu’elle ne croyait. Après avoir longtemps cherché, elle avisa une paire de pantoufles brodées par elle, oisives depuis longtemps au pied du lit, les mit sous son manteau et partit.
La mère avait défendu que l’on touchât à aucun des objets qui avaient appartenu à son fils ; elle les avait tous devant les yeux, comme elle avait dans la mémoire toutes les minutes de sa vie.
Elle s’aperçut de la disparition de ces pantoufles. Elle les réclama avec l’avarice d’un cœur qui ne veut rien perdre de celui qu’il a perdu.
On chercha partout, Ce fut elle qui devina.
— Savez-vous l’adresse de cette dame qui est venue ici ?
— Oui, Madame.
— Allez lui redemander ces pantoufles.
Antoinette les rendit, mais en suppliant le domestique de les redemander pour elle à Mme X…
Le domestique fit la commission. Tout est sacré en de pareils moments.
— Reportez-les-lui, dit la mère.
L’enterrement eut lieu.
Mme X… fit faire à son fils un caveau dont elle emportait la clé, et où elle venait s’enfermer pendant des heures entières.
Elle trouva tous les matins, pendant un mois, plusieurs couronnes suspendues aux barreaux de la porte en fer.
Elle prenait ces couronnes, entrait, et les déposait sur le petit autel du fond du caveau.
Le mois suivant, les couronnes diminuèrent. Le troisième mois, elles disparurent, excepté une, dont la persistance quotidienne finit par étonner et par émouvoir la mère. Quel était ce souvenir aussi persévérant que le sien ?
Elle questionna le gardien du cimetière.
— C’est une dame jeune, en noir, voilée, qui vient tous les matins avant Madame.
— Avant moi ?
— Oui. Elle s’agenouille devant la grille de la concession, elle reste là cinq minutes, accroche sa couronne et s’en va. Elle m’a demandé si j’avais une clé du monument, elle aurait voulu y entrer une fois.
Le lendemain la mère vint plus tôt.
Elle surprit Antoinette.
— Entrez, lui dit-elle en lui donnant la clé. J’attendrai.
Antoinette entra, fit sa prière, rendit la clé à Mme X… et, en la lui rendant, lui baisa la main.
De Thérèse, la nouvelle qui a donné son nom au livre, je parlerai peu, bien que ce soit le morceau considérable de l’œuvre ; c’est du Dumas d’aujourd’hui. Je ne crois pas qu’il lui soit possible d’y changer une idée, une phrase, un mot. Prises isolément, il est des pages qui peuvent paraître monstrueuses ; celle-ci, par exemple :
Il sortit. — Frédéric resta seul avec la comtesse.
Alors il se leva, s’approcha lentement de cette dame qu’il ne connaissait pas un quart d’heure auparavant, en tournant la tête à droite et à gauche, comme pour s’assurer que personne ne pouvait plus l’entendre et comme pour la prévenir ; puis, la regardant bien en face, la bouche armée d’un de ces sourires qui n’appartiennent qu’à lui, il dit avec le ton de quelqu’un qui voudrait réveiller une personne endormie :
— Thérèse ?
Elle eut comme un frisson, et le rouge lui monta aux joues ; elle ouvrit la bouche pour riposter à l’insulte que contenait ce seul mot ; mais ses lèvres se rapprochèrent doucement, elle garda le silence, et regardant cet homme en face, comme il la regardait, elle attendit.
Alors il continua, toujours sur le même ton :
— Si nous nous aimions deux heures et qu’on n’en parlât plus jamais ?
Un silence de quatre secondes, durant lequel le regard de Frédéric pouvait se traduire ainsi :
— Je sais à qui je m’adresse et dans quel moment !
— Et quand cela ? dit-elle, toujours sans le quitter des yeux.
— Aujourd’hui.
— Où ?
— Chez moi,
— Et vous demeurez ?
Il donna son adresse.
— Eh bien, attendez-moi à neuf heures.
Qu’on lise la nouvelle entière, qu’on voie comment la scène est amenée, elle aura perdu sa crudité ; Dumas vous aura enserré dans les fils de sa logique et vous vous direz : « Après tout, il a peut-être raison ! »
Je voudrais tout rapporter de ce livre qui renferme de charmantes études ; la Maison du vent, la Fin de l’an, Offland, un petit conte allemand à la façon de Zadig ; les Trois chants du Bossu, autant d’œuvres parfaites dans leur exiguïté. Avant de finir je citerai, non pas une nouvelle, mais une anecdote fort courte intitulée Histoire vraie ; et, de fait, ce qui y est conté me paraît trop charmant pour que je ne le veuille pas vrai :
En 1835, la comtesse X… quittait le Mans pour se rendre à Bordeaux, où elle allait faire ses couches dans la famille de son mari. Elle voyageait en poste dans sa voiture, accompagnée d’une femme de chambre et de son domestique. Ce voyage, entrepris trop tard, était, dans la position de la comtesse, une grave imprudence, si grave, qu’après deux jours de marche, la comtesse sentit qu’il lui était impossible de continuer sa route. Il fallut s’arrêter aux premières maisons qui se rencontrèrent : c’était entre Angoulême et Libourne. Il était nuit ; on ne pouvait, espérer trouver dans un si misérable bourg les secours que réclamait impérieusement l’état de la voyageuse.
Le hasard est un grand maître.
Un médecin, appelé en toute hâte de la ville voisine, venait justement d’arriver dans le village, où il donnait ses soins à une femme, attendant auprès de sa cliente la dernière-période de l’état le plus intéressant. Au bruit que fit l’arrivée de la comtesse, aux cris du domestique qui avait réveillé tout le monde dans le village, le docteur sortit et s’approcha de la voiture de poste. On descendit la comtesse de son coupé ; d’hôtel ou d’auberge il n’y en avait pas, cela va sans dire. ! Le docteur fit installer tant bien que mal un lit dans la chambre de la paysanne, y fit déposer la comtesse, et attendit les événements.
Pensez ce que vous voudrez de la vraisemblance de mon histoire, mon cher monsieur Z…, mais la vérité est que, quelques instants après, la femme de chambre de Mme X… annonçait aux commères assemblées autour de la maison la venue simultanée de deux garçons des mieux portants.
Dans la précipitation d’un pareil moment, on ne prend pas garde à tout. Il n’y avait là qu’un berceau. Le docteur y déposa les nouveau-nés et s’occupa de leurs mères.
Quand la comtesse fut revenue à elle, elle demanda à embrasser son fils. Le docteur s’aperçut alors de l’étrange confusion qu’il avait faite ; il se troubla, comme ahuri, de cette demande, et avoua la situation.
X… réfléchit un instant.
— Docteur, dit-elle, quelle est cette femme à qui je dois l’hospitalité ?
— Une pauvre paysanne dans la misère, mère de plusieurs enfants, et pour laquelle le nouveau-né est plus un surcroît de peine qu’une joie.
— Eh bien, dit en souriant la comtesse, j’aurai deux fils au lieu d’un.
Le domestique partit pour Bordeaux avec la voiture de poste qui, la nuit suivante, amenait le comte auprès de sa femme.
Le comte sut tout, et, au mot que lui répéta le docteur, il regarda la comtesse et la remercia dans un sourire de ce noble et sincère élan de sa maternité.
Quant à la paysanne, en laissant son fils à des mains étrangères, elle consentit à un sacrifice qui assurait l’existence de sa famille. Le comte pourvut du reste largement à ses besoins.
Quelques jours après, la comtesse partait en emmenant les enfants ; elle les garda auprès d’elle, les aimant d’une égale tendresse, sans laisser atteindre un seul jour son âme maternelle par une cruelle pensée d’incertitude.
Le comte mourut.
La loi n’entre pas dans les romans de maternité. Il y avait là deux enfants inscrits à l’état civil sous deux noms différents. Le hasard seul avait fait de l’un le fils du comte X…, de l’autre le fils de la paysanne. Mais peu importait au Code civil. Le cœur de la comtesse pouvait réclamer contre cette distinction ; cela ne regardait pas la loi.
Les jeunes gens devenus majeurs, le conseil de famille se réunit pour rendre au fils du comte ce qui lui revenait, par testament, des biens de son père. Il fallait donc que la comtesse décidât entre ces deux enfants de son âme : qu’elle fît à l’un une situation qui peut-être revenait à l’autre. Le conseil de famille la laissait arbitre dans une question douloureuse qu’elle avait toujours éloignée de son esprit. Le moment était venu de la résoudre.
— Messieurs, dit la comtesse, ce que je ne me sens pas la force de faire, faites-le : choisissez vous-mêmes. À celui que vous aurez nommé reviendra la fortune du comte. Quant au second, je le jure, il aura la mienne, l’une vaut l’autre. Je puis la lui donner de la main à la main.
En parcourant ces quelques pages si simples, si touchantes, ne se trouve-t-on pas l’esprit reposé comme lorsqu’on vient de relire une des charmantes anecdotes de Diderot !
Si je ne me retenais, je citerais bien aussi la douloureuse histoire d’une pauvre portière ; il y a là un cocodrille qui fera venir des larmes à bien des yeux. Mais, comme disent les tourlourous qui écrivent à leurs familles, « le papier me manque, et c’est bien heureux, mes chers parents, car, tout bien considéré, je n’avais plus rien à vous dire ».
II. Gustave Droz. Les Étangs. — 1875.
Chose singulière, c’est pendant les jours d’été, pendant les mois de repos passés à la campagne, où l’habitant des villes peut trouver le temps, de lire, que MM. les éditeurs ont placé leur morte-saison. Les plus osés produisent presque clandestinement un volume de loin en loin ; encore ont-ils bien soin de n’en pas aviser la presse, et si le hasard ne m’avait fait passer devant les vitres de Victor-Havard, j’ignorerais comme tout le monde que M. Gustave Droz vient de publier chez lui un nouveau roman
Tout heureux de cette découverte, j’ai acheté le livre, et je l’ai lu avec l’intérêt qu’excite toute nouvelle production de l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé.
Le roman de M. Droz est plutôt une étude consciencieuse de la fin du siècle dernier qu’un roman. C’est un cadre dans lequel il a fait entrer de nombreuses et minutieuses observations, c’est une reconstitution habile de l’époque qui a précédé la Révolution.
L’action est des plus simples et, en homme qui sait son métier, l’auteur l’a enveloppée d’une forme mystérieuse faite pour piquer la curiosité du lecteur. Il y a dans les Étangs un problème comme Edgar Poe aimait à en résoudre ; étant donnés tels ou tels événements plus ou moins embrouillés, il s’agit de trouver un fil conducteur et d’arriver à la connaissance de la vérité. Cuvier ne procédait pas autrement dans un autre ordre de choses et reconstituait avec un os tout un être antédiluvien. Seulement, et cela soit dit sans offenser la mémoire de Georges Cuvier, il ne façonnait pas lui-même l’os qui devait servir de point de départ à ses études et à ses déductions.
Voici en quelques mots l’idée mère du nouveau livre :
Darthel est un jeune homme curieux des choses du passé ; le hasard et un orage le conduisent dans un vieux château tombé en ruine ; belles ruines s’il en fut, où toutes les grandes époques de notre histoire artistique ont laissé leurs traces, où le gothique a vu la Renaissance construire ses élégances à côté de sa sévérité, où le Louis XIII, le Louis XIV, le Louis XV sont venus imprimer la marque de leur passage. Quelques renseignements, une liasse de papiers de famille tombent entre les mains du chercheur et lui révèlent un drame sanglant dont la justice n’a pas pu, il y a près de cent ans, découvrir l’auteur.
À force de soins, d’études, Darthel ressuscite sur le papier tous ses personnages et, de suppositions en déductions, arrive à débrouiller l’écheveau dans lequel se sont perdus les hommes de justice qui ne sont plus que cendres aujourd’hui.
Dans l’impossibilité de résumer autrement le livre de M. Droz, je me contenterai de citer quelques pages, de charmants tableaux qui me paraissent devoir assurer le succès des Étangs.
Voici d’abord une partie de la description du château où se passe le roman :
La porte s’ouvrit et nous aperçûmes une petite vieille à la face stupide qui nous dévisageait. Elle avait relevé sa jupe par-dessus sa tête pour traverser la cour, et sous son jupon trop court, on voyait ses jambes brunes et noueuses comme un vieux sarment de vigne. Au bout d’un moment, elle comprit enfin que nous n’étions pas des voleurs de grands chemins, et, désireuse aussi, probablement, de ne pas rester plus longtemps exposée au déluge, elle nous laissa passer.
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Il est impossible de trouver quelque chose de plus pittoresque et de plus charmant que le spectacle qui s’offrit alors à nos yeux :
Imaginez un tout petit manoir à moitié en ruines, perdu, noyé dans la plus insoumise des végétations et comme dévoré par elle.
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À gauche en particulier se dressait une tourelle à pans coupés dont on devinait les élégants détails sous le manteau de lierre qui la recouvrait ; son toit pointu se perdait dans les branches d’un chêne séculaire, et vers son milieu une étroite fenêtre à meneaux, encore munie de ses petites vitres à losanges enchâssées de leurs vieux plombs, vous regardait curieusement. Tout près de la tourelle, une porte basse, étroite, sorte de cave à moitié bouchée par le tronc d’un énorme figuier fléchissant sous le poids des années, branlant, craquant au vent et de tous côtés soutenu par des étais presque aussi vieux que lui.
Je saute soixante pages et je trouve ce portrait charmant de la tante du héros de notre roman :
Rien de plus triste et de plus froid que l’austère cellule qui servait de chambre à la maîtresse de la maison. La pauvreté de la chère femme apparaissait d’abord : de maigres petits rideaux transparents et reprisés en beaucoup d’endroits, mais d’une blancheur irréprochable, encadraient la fenêtre et entouraient l’étroite couchette. Trois ou quatre chaises de forme antique et recouvertes de housses décolorées attendaient les visiteurs derrière les petits tapis… Cependant ma bonne tante, calme et sérieuse comme un chef arabe, assise dans son grand fauteuil et ayant au bras son sac en soie violette, nous attendait. Ses deux mains maigres, perdues dans les plis de ses gants, reposaient sur ses genoux, à la façon des divinités égyptiennes, et, sous les grands tuyaux de son bonnet, qui ressemblait beaucoup à la coiffe d’une religieuse, s’épanouissaient deux touffes de cheveux frisés en boucles. Ce qui m’étonnait, c’est la diversité de coloration de ces deux touffes. Je les vis tantôt grises, tantôt noires ; dans les dernières années elles étaient plus volontiers blondes, mais d’un blond tirant sur le roux et nuancé de reflets verdâtres tout à fait singuliers. La citoyenne Grivault mettait ses touffes comme on met ses décorations : dans les grandes circonstances seulement. C’était une habitude, et j’ose dire à sa louange que la coquetterie n’y était pour rien.
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On doit juger, d’après cela, quelle devait être mon émotion lorsque, à la visite du jour de l’an, il fallait lui réciter ma fable, puis embrasser sa main, qu’elle dégantait tout exprès. Il est vrai qu’après cette cérémonie elle ouvrait son sac violet et sortait un petit cornet de pralines détestables, un beau louis d’or enveloppé dans un morceau de papier et m’offrait le tout avec une vilaine grimace qui n’était autre chose qu’un affectueux sourire. Chère vieille tante ! que de privations représentait ce louis d’or !
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Comme il nous arrivait parfois d’entrer à Saint-Sulpice le matin du jour de l’an pour entendre la messe avant d’aller déjeuner rue de Vaugirard, je vis bien souvent le carrosse de ma tante stationner à la porte de l’église, où il faisait toujours sensation. Je l’aperçus, elle aussi, la pauvre femme, réfugiée dans un coin de la chapelle des morts, vêtue d’un grand manteau noir à petite pèlerine et coiffée d’un chapeau immense qui rappelait avec une fidélité désolante la capote profonde des cabriolets fort à la mode à cette époque. Quant à Loïlle, agenouillée derrière sa maîtresse, les mains jointes, la tête baissée, enveloppée dans un châle beaucoup trop grand, elle avait l’air d’un paquet oublié sur la dalle.
Suit un portrait de Greuze, peint de main de maître, c’est le cas de le dire :
Je n’étais encore qu’un enfant, cela est vrai, mais il y a des bouffées d’air tiède qui parfois devancent le printemps.
Ce sentiment indéfinissable n’avait pour objet, comme on peut le penser, ni ma bonne tante Anne ni sa fidèle Loïlle ; il s’adressait à un pastel inachevé, suspendu près du lit, au-dessus d’un rameau de buis. C’était le portrait d’une jeune fille mise à la mode du siècle dernier, souriante, très légèrement poudrée, fraîche comme une rose. Son col et sa poitrine étaient nus sous un fichu léger comme un zéphir et fripé comme un bonnet de mousseline qu’on aurait ramassé de l’autre côté du moulin.
Au milieu de cette neige, un petit bouquet bleu, non pas flétri, mais comme pâmé et prêt à s’endormir dans ce tiède petit coin. Mon imagination n’était pourtant pas précoce ; j’avais la candeur d’une tourterelle privée, et cependant je ne pouvais regarder ce portrait sans rougir. Il rayonnait, me chauffait la joue. Je ne m’étais jamais demandé si la jeune fille au bouquet bleu était jolie ou laide, chaste ou coquette ; j’ignorais, bien entendu, toutes ces nuances et je subissais le charme de cet art exquis avec un abandon et une sincérité d’innocence que je ne me rappelle pas sans quelque orgueil. J’ai vraiment bien mérité de posséder ce bijou qui peut compter parmi les chefs-d’œuvre de Greuze.
Imaginez la plus jolie fille du monde ayant dansé sur l’herbe depuis un bon moment, joyeuse, toute moite encore, heureuse de vivre, d’être trouvée jolie, de respirer le grand air et retournant tout à coup la tête pour répondre à je ne sais quelle malice, un peu trop tendre sans doute, que son danseur vient de lui murmurer en passant. Son joli cou est légèrement tordu, sous la gaze légère sa poitrine virginale se gonfle un peu ; songez qu’elle est essoufflée et qu’il faut reprendre haleine pour répondre à l’audacieux. Déjà sa bouche est entrouverte, on aperçoit le blanc laiteux de ses dents ; le coin de sa bouche est imperceptiblement soulevé. Si elle osait rire, on verrait apparaître la jolie fossette qui s’ébauche coquettement vers le milieu de la joue.
Voici à propos des écritures et des signatures une page que je recommande non seulement aux graphologues (!), mais aussi aux gens dégoût. Il s’agit de ces invraisemblables signatures que les tabellions apposaient autrefois au bas des actes :
À examiner certaines écritures du vieux temps, on croirait avoir sous les yeux le tracé chorégraphique de quelque ballet d’apparat. Les signatures de notaire en particulier, sont en ce genre des œuvres absolument uniques. Ce qu’il fallait de recueillement, de soin, de légèreté de main, de talent naturel et d’étude sérieuse pour exécuter ces chefs-d’œuvre est vraiment prodigieux. Comment un homme capable de prendre cette peine pour tracer son nom n’en aurait-il pas eu le respect ?
Je le vois d’ici, ce cher notaire à perruque, je le vois déposer sa tabatière d’or sur le coin de la table, tâter son jabot, s’asseoir noblement, ajuster son papier, examiner sa plume, la tremper dans l’encre et, devenant tout à coup sérieux, lancer sur le papier ce premier jet élégant et hardi, prélude des plus étonnantes variations ; sa main passe et repasse, s’allonge et se replie. Bientôt il semble que la passion l’emporte ; les traits se multiplient et, par des retours subits et rapides, elle est entraînée de tous les côtés en même temps. Vingt fois elle revient sur sa route sans passer par le même chemin. On tremble, on a le vertige. Sans doute elle erre à l’aventure, cette audacieuse main, et bientôt elle va s’arrêter confuse au milieu de l’inextricable chaos où elle s’emprisonne à plaisir. Mais non : le tabellion sourit et nous rassure ; la plume grinçante, fatiguée mais soumise, achève une dernière volte, exécute une dernière pirouette, et tout à coup, épuisée, sans force, tombe la tête la première dans le trou de l’écritoire, où elle reste immobile et droite comme un peuplier au bord d’un étang.
Le notaire a signé.
J’arrête là mes citations ; aussi bien la moitié du livre y passerait s’il fallait reproduire tous les traits délicats, les descriptions ingénieuses et les tableaux d’après nature. Est-ce à dire que l’intérêt romanesque y manque ? loin de là ; mais ce qui est certain, c’est qu’il est des écrivains qui, pressés d’arriver au but, font prendre le chemin de fer à leurs lecteurs, et que d’autres aiment mieux les conduire à pied pour leur montrer tel ou tel point de vue, un bouquet de bois, une cavée, un lever ou un coucher de soleil, un beau chêne ou un brin d’herbe ; M. Droz est de ces derniers. Que ceux qui aiment la nature et qui ne sont pas attendus à heure fixe le suivent !
III. Octave Feuillet. Le Journal d’une femme. — 1878.
Il est difficile de faire la critique d’un livre qui, dès la première quinzaine de sa publication, s’est vendu à près de vingt mille exemplaires. Le succès de Monsieur de Camors est dépassé par celui de ce dernier roman d’Octave Feuillet.
Le Journal d’une femme est ce qu’est généralement une confession, l’aveu des fautes d’autrui. En effet, Charlotte, qui est une figure sympathique, charmante dans le livre de M. Feuillet, cède bien vite à l’intérêt qu’inspire Cécile, la véritable héroïne du roman.
La fabulation de ce livre est fort simple : Cécile épouse par un caprice inconscient un brave général, M. d’Eblis ; elle croit l’aimer. Ce mariage fait un peu par tout le monde et par Charlotte, qui se sacrifie à son amitié et à un sentiment fort noble, ne produit qu’une de de ces unions banales où l’amour ne reste pas longtemps s’il y est venu, et un beau jour, Mme d’Eblis devient coupable. C’est là que se développe la moralité du roman et que le talent de M. Octave Feuillet intervient avec toutes les ressources de son charme. Les remords de la coupable, le suicide, tout est peint de main de maître, et bien à plaindre sont les cœurs qui n’en seront point touchés.
La forme de roman par lettres, si pénible d’ordinaire, ne nuit aucunement à l’action ; au contraire, elle lui donne ici une allure et une légèreté inaccoutumées ; les extraits intéressants seraient faciles à faire de ce beau livre, aujourd’hui dans toutes les mains ; je coupe au hasard ces pages charmantes d’un récit militaire demandé au général d’Eblis.
Il hésita, soupira, puis s’inclinant légèrement :
— Oh ! mon Dieu ! oui. — J’étais alors sous Metz… Dans la soirée dont je parle, le 27 octobre, j’avais été chargé de porter quelques ordres dont le sens ne me paraissait que trop clair… Je devais en particulier arrêter dans sa marche un de nos régiments dont j’ai oublié le numéro. Je l’avais rejoint et arrêté en effet… J’allais repartir… J’attendais seulement que mon cheval eût un peu soufflé… Nous nous trouvions alors dans une plaine près d’un village nommé Colombey, je crois ; les horribles tempêtes qui marquèrent ces jours sinistres s’étaient apaisées pour quelques heures ; une lune tranquille se reflétait dans les flaques d’eau qui couvraient la campagne. L’imagination fait des rapprochements étranges. Il y a certainement, peu de rapport entre le décor riant qui nous entoure ici et ces marécages désolés ; cependant, ce clair de lune sur l’eau, me les rappelant tout à l’heure…, et ces beaux cygnes qui dorment là me faisaient songer à mes dragons d’escorte, immobiles comme eux dans leurs manteaux blancs… Le régiment, en attendant de nouvelles instructions, gardait ses rangs, l’arme au pied. On avait allumé un grand feu de bivouac, autour duquel quelques officiers s’entretenaient à voix basse d’un air morne… Des bruits de capitulation couraient depuis la veille dans les camps… Le colonel, qui était un homme déjà mûr, à moustaches grisonnantes, allait et venait solitairement à quelque distance en froissant dans sa main l’ordre que je lui avais apporté. — Tout à coup, il s’approcha de moi et me saisit le bras :
— Capitaine, me dit-il avec l’accent d’un homme qui va en provoquer mortellement un autre, deux mois je vous prie !… — Vous venez du quartier général… vous devez en savoir plus long que moi… C’est la fin, n’est-ce pas ?
— Mon colonel, on le dit, et je le crois.
— Vous le croyez ?… Comment pouvez-vous croire une chose pareille ?
Il lâcha mon bras avec une sorte de violence, fit quelques pas, et, revenant à moi brusquement, il me regarda dans les yeux :
— Prisonniers alors ?
— Mon colonel, je le crains.
Il y eut encore un silence : il demeura quelque temps devant moi dans une attitude de réflexion profonde ; puis, relevant la tête, il reprit avec une émotion extraordinaire dans la voix :
— Et les drapeaux ?
— Je ne sais pas, mon colonel.
— Ah ! vous ne savez pas ?
Il me quitta de nouveau, et marcha à l’écart pendant cinq ou six minutes ; s’avançant alors vers le front de ses hommes, il dit d’un ton de commandement :
— Le drapeau !
Le sous-officier qui portait le drapeau sortit du rang. — Le colonel saisit la hampe d’une main, et levant l’autre vers le groupe des tambours :
— Ouvrez un ban ! dit-il.
Les tambours battirent.
Le colonel s’était approché du feu, portant haut le drapeau : il posa la hampe sur le sol, promena un regard sur le cercle des officiers, et se découvrit : — ils l’imitèrent tous aussitôt ; la troupe attentive gardait un silence de mort.
— Il eut alors un moment d’hésitation ; je voyais ses lèvres trembler ; ses yeux étaient attachés avec une expression d’angoisse sur le glorieux lambeau de soie déchirée, triste image de la patrie. Enfin, il se décida : il fléchit un genou, et coucha lentement l’aigle dans l’ardent foyer. — Une flamme plus vive jaillit soudain et éclaira plus nettement les visages pâles des officiers. Quelques-uns pleuraient.
— Fermez le ban ! dit le colonel.
Et pour la seconde fois résonna la batterie lugubre des tambours détrempés par la pluie.
Il remit son képi et vint vers moi.
— Capitaine, — me dit-il de sa voix la plus dure, — quand vous serez là-bas, ne vous faites aucun scrupule — aucun — de raconter ce que vous avez vu !… Je vous salue.
— Mon colonel, lui dis-je, voulez-vous me permettre de vous embrasser ?!
Il m’attira violemment sur sa poitrine, et, me serrant à m’étouffer :
— Ah ! mon pauvre enfant ! — murmura-t-il ! — mon pauvre enfant !
À ce point de son récit, M. d’Eblis se détourna, et j’entendis une sorte de sanglot. Je ne pus m’empêcher de lui tendre ma main. — Il parut étonné ; il la prit et la pressa avec force.
— N’est-ce pas, vous comprenez tout ce qu’on souffre dans ces moments-là ?
— Oui.
Et, comme je retirais ma main, il la retint doucement.
— Si quelque chose au monde, ajouta-t-il, pouvait les faire oublier, ce serait un moment comme celui-ci.
Je ne répondis pas, et il me rendit ma main.
Après quelques pas faits en silence :
— Si nous rentrions ? lui dis-je.
— Hélas ! tout ce que vous voudrez !
Et nous rentrâmes.
Le style de M. Octave Feuillet n’est plus à juger, non plus que son grand rôle dans la littérature contemporaine, mais on peut, d’après ce seul morceau, avoir une idée de la perfection du détail, des soins de mise en scène qui accompagnent l’action principale du Journal d’une femme ; nous n’avons qu’un regret, c’est, en rendant compte de ce livre, paru chez M. Calmann-Lévy, de ne pouvoir lui prédire un grand succès, puisqu’il l’a obtenu dès le jour même de son apparition.
IV. François Coppée. Récits et élégies. — 1878.
Voici peut-être des œuvres de M. François Coppée le volume qui obtiendra le plus grand succès. Ajoutons que ce succès est mérité, et qu’à notre époque de poésie le plus souvent nuageuse sans élévation, énergique sans but, on est heureux de trouver un homme qui, avec le culte de la forme, ait le respect de l’idée. Comme il ne faut imposer à autrui ses sympathies ni ses opinions personnelles, je ne saurais mieux faire que de citer la pièce suivante comme échantillon des cinquante et quelques morceaux qui composent le volume qui vient de paraître chez Lemerre.
Citons cet épisode historique de la Terreur :
L’UN OU L’AUTRE
C’était en Thermidor, à la Conciergerie.Ils étaient là deux cents, parqués pour la tuerie,Pêle-mêle, arpentant le sinistre préau.La terreur redoublait. Derniers coups du fléauSur les épis ! Derniers éclair dans la tempête !Sur Paris consterné, le sanglant coupe-têteFonctionnait sans trêve. Ils étaient là deux centsCondamnés ou du moins suspects, tous innocents !Chaque matin, un homme à figure farouche,Entrait, puis, retirant sa pipe de sa boucheEt lisant bien ou mal ses immondes papiers,Appelait par leurs noms, souvent estropiés,Ceux qu’attendait dehors la fatale charrette.Mais l’âme de chacun à partir était prête ;Le nouveau condamné, sans même avoir frémi,Se levait, embrassait à la hâte un amiEt répondait : « Présent ! » à l’appel sanguinaire.Mourir était alors une chose ordinaire ;Et tous, les gens du peuple et les gens comme il faut,Du même pas tranquille allaient à l’échafaud.Le Girondin mourait comme le royaliste.Or, un jour de ces temps affreux, l’homme à la liste.En faisant son appel dans le troupeau parqué.Venait de prononcer ce nom : « Charles Leguay ! »Quand, parlant à la fois, deux voix lui répondirent :Et du rang des captifs deux victimes sortirent.L’homme éclata de rire en disant :J’ai le choix. »L’un des deux prisonniers était un vieux bourgeois,Débris de quelque ancien parlement de province,En poudre, et qui gardait, sous son habit trop mince,L’air digne et froid qu’avaient les députés du tiers ;L’autre, un jeune officier, au front calme, aux yeux fiers,Très beau sous les haillons de son vieil uniforme.L’homme à la liste, ayant poussé son rire énorme,Reprit :« Vous avez donc tous deux le même nom ?— Nous sommes prêts tous deux, fit le vieillard.— Non, non,Dit le greffier, il faut s’expliquer quand je parle. »Tous les deux se nommaient Leguay : tous les deux CharlesTous les deux, de la veille ils étaient condamnés,Alors l’autre, roulant ses gros yeux avinés :« Du diable si je sais qui des deux je préfère !Citoyens, arrangez entre vous cette affaireMais sans perdre de temps ; car Samson n’attend pas. »Le jeune vint au vieux et lui parla tout bas ;L’héroïque marché fut très court à débattre :« Marié, n’est-ce pas ?Oui.— Combien d’enfants ?— Quatre. »Le greffier répétait en riant :« Dépêchons !— C’est moi qui dois mourir, dit l’officier. Marchons ! »
On peut juger de la valeur du livre d’après ce seul extrait. Bien d’autres pièces seraient à citer, telles que l’Hirondelle de Bouddha, le Liseron, le Fils de l’empereur, les Mois, etc. En résumé, l’apparition de cet ouvrage est un événement heureux pour ceux qui aiment les beaux vers dans des pièces d’un autre caractère et charmantes de sentiment et de fraîcheur ; les compositeurs trouveront aisément des prétextes à leurs inspirations musicales.
V. Francisque Sarcey. Étienne Moret. — 1876.
Une des grandes qualités du roman que M. Francisque Sarcey vient de faire paraître chez Calmann-Lévy est d’être une étude d’après nature ; il est certain que l’auteur a connu et aimé son héros et que l’invention est entrée pour peu de chose dans les trois cents pages qui composent son nouveau livre. Un détail fantaisiste (et c’est le plus grand éloge que je puisse faire de cet ouvrage) y serait déplacé ; tout a certainement été vu et observé dans ces pages qui ne sont que le procès-verbal du martyre d’un humble professeur sorti de l’École normale.
Étienne Moret est un pauvre diable, comme nous en avons tous rencontré quelque part ; tout lui tourne à mal, et il semblerait que seule la fée Carabosse ait présidé à son baptême. La nature, qui eût bien pu se dispenser de le produire, semble s’être plu à entourer ce pauvre cœur aimant de laideurs et de gaucheries afin que tous, hommes et femmes, s’en éloignassent à première vue.
Son entrée dans la salle du grand concours est un chef-d’œuvre de vérité.
Je n’ai jamais vu de singe qui ressemblait plus à l’homme qu’il ne ressemblait lui-même à un singe. Il était de petite taille, mal tourné et le cou dans les épaulés. La bouche s’avançait en forme de museau et se fendait, pour sourire, jusqu’aux deux oreilles. Les lèvres, en se retirant, laissaient voir deux rangées de clous de girofle d’une plantation irrégulière. La nature semblait avoir fait des économies sur son nez, qu’on apercevait à peine, tant il était enfoncé et aplati entre les pommettes saillantes des joues !
Mais elle avait pris sa revanche sur les oreilles, et n’en avait pas ménagé l’étoffe. C’étaient d’amples et larges oreilles qui ne ressemblaient pas mal à de belles huîtres, avec leurs rebords ouverts et plats. Il fallait chercher ses yeux, perdus sous les plis tombants des paupières ; on eût dit qu’ils avaient été percés avec une vrille. Au fond de leurs deux petits trous gris brillaient deux points lumineux d’une inconcevable mobilité. Quelques poils ébouriffés les surmontaient en guise de sourcils, et les cheveux, coupés ras, se redressaient en brosse sur sa tête.
Son visage se fronçait incessamment de rides singulières il se décomposait à tout propos en grimaces qu’il était impossible de voir sans songer à ces vilains magots qui dansent en place publique sur les orgues de Barbarie.
Les écoliers ne portaient pas encore la tunique à cette époque. Il avait donc l’habit noir, son bel habit noir, son habit des dimanches, s’il vous plaît ; car on se mettait en grande tenue pour ces jours de solennités classiques. Non, vous ne pouvez imaginer rien de plus piteux, de plus lamentable que ce malheureux habit noir, tout fripé, dont les basques trop longues pendaient mélancoliquement sur les mollets. On ne retrouverait son pareil que sur le dos des balayeurs de Londres, qui demandent fièrement l’aumône en habit de bal et en chapeau rond.
Nous ne nous piquions pas certes de beaucoup de soin dans notre mise ; nous n’étions pas de beaux fils, comme messieurs les collégiens d’aujourd’hui, qui jouent au gandin et au petit crevé.
Mais ce pauvre garçon faisait tache sur la négligence commune. Le reste de son costume s’en allait à l’avenant. Son pantalon, veuf de bretelles, ne tenait plus que par des ficelles rouges, dont les bouts passaient dans l’intervalle laissé entre son gilet trop court et le haut de sa culotte. Ses bas retombaient sur des souliers tachés de larges éclaboussures. Son chapeau, tout bossué, brillait au soleil de reflets roux.
Il fallait, avant d’arriver dans la salle, monter un perron de quelques marches. Il s’y prit de façon si maladroite qu’il heurta contre le premier degré et tomba tout de son long, les mains en avant, le nez contre terre. Les dictionnaires qu’il portait sur son dos passèrent par-dessus sa tête et roulèrent près de lui sans lui faire aucun mal ; mais il écrasa dans sa chute le pot de confitures dont l’administration du lycée Henri IV pourvoit généreusement ses champions. Nous éclatâmes tous de rire ; il se releva du plus beau sang-froid du monde, regarda, en souriant, les ruisseaux de gelée de groseille qui coulaient, comme miel de l’âge d’or, sur son gilet et sur son habit, les ramassa, sans maudire, du bout de son doigt, qu’il essuya très proprement sur ses lèvres, et s’en alla s’asseoir à la place qui lui était destinée, semblable aux dieux immortels, qui voient d’un œil serein les vaines agitations des hommes et la chute des empires.
Je passe pour le moment sur les péripéties des premières, des seules amours de ce
déshérité ; attiré par son cœur dans le grenier d’une pauvre femme, il lui vient en aide
et, sans s’en douter d’abord, est pris d’amour pour sa fille Pauline. « C’est un
bien joli meuble dans un appartement qu’une jolie fille »
, dit M. Sarcey ;
c’était aussi l’avis d’Etienne Moret. Mais que faire quand on se sent laid, timide, un
peu ridicule ; ce que fit le pauvre professeur, s’éloigner.
Le voilà parti pour Rodez, cherchant à oublier, tombé aux griffes des provinciaux ; pour se croire encore à Paris il écrit, à ses amis, de touchantes lettres dont je garantirais l’authenticité.
J’ai parlé des griffes des provinciaux, je n’ai pas parlé de celles des enfants, des terribles bourreaux que nous avons tous été plus ou moins sur les bancs des collèges.
Un matin, notre ami Moret arriva, horriblement enrhumé, dans sa classe, et comme son habitude était de rester en classe tête nue :
— Messieurs, dit-il avec beaucoup de politesse, je suis un peu souffrant, je prendrai la liberté, si vous le voulez bien, de garder ma toque.
Le brave garçon n’avait nul besoin de permission, puisque la toque du professeur, comme celle de l’avocat, jouit d’une immunité que ne possède point le chapeau. Mais il n’avait pas plus tôt coiffé sa toque qu’un de ses élèves se leva :
— Puisqu’il en est ainsi, dit-il tout haut en gouaillant, je ne vois pas pourquoi je serais plus poli que mon professeur.
Et il se planta sa casquette sur la tête, et toute la classe l’imita.
— Je vous ferai observer, messieurs, dit Moret d’un ton de voix qui eût attendri des tigres, que je suis enrhumé.
— Nous aussi ! cria toute la classe.
— Voilà qui est différent !
Et il commença sa leçon au milieu des rires étouffés de ses quarante gamins. Quand par un mouvement machinal il ôtait sa toque, quarante bras se levaient en même temps et quarante casquettes étaient posées sur le bane ; s’il éternuait, quarante éternuements lui répondaient à la fois.
— Mais, messieurs… objectait-il doucement.
— Tiens ! on n’a plus le droit d’être enrhumé, alors ! vous l’êtes bien, vous !
Conterai-je le sable mêlé à l’encre de son écritoire, les épingles enfoncées dans sa chaise, les grains de poudre cachés dans le poêle, les boulettes de papier mâché envoyées au plafond pour y tenir en suspens des silhouettes égrillardes, les singes dessinés sur tous les murs avec des devises insultantes, toutes les farces classiques, dont la plupart d’entre vous ont sans doute gardé le souvenir dans leur mémoire ? Aucune ne fut épargnée à notre camarade. Il lui avait échappé un jour de leur dire : « Vous êtes bien fatigants avec tous ces lazzis. » Ce mot de lazzi les avait amusés, et comme Moret était de taille courte, ils l’avaient tout aussitôt surnommé : lazzi mineur. Ce sobriquet sous forme de calembour, était un texte perpétuel de plaisanteries détournées, dont le pauvre Moret ne pouvait saisir le sens. Commençait-il à expliquer un texte latin : ad Ephesum, disait-il.
— Pardon ! monsieur, interrompait un élève, seriez-vous assez bon pour me dire dans quelle province se trouve Éphèse ?
— Mais vous savez bien, répondait ingénument le professeur, qu’Éphèse est une ville de l’Asie Mineure !
L’Asie Mineure ! À ce mot, toute la classe poussait de formidables éclats de rire et imitait tous les cris d’animaux qu’entendit l’arche de Noé. Le malheureux insistait : il demandait, tantôt avec un air de dignité blessée, tantôt d’un air de bienveillance humble, ce qu’il y avait de si drôle dans ces deux mots de l’Asie Mineure, et la classe repartait de plus belle.
C’est assurément un métier fort dur que de scier des pierres ou d’en casser sur la route ; ramasser des chiffons dans la rue ou la nettoyer de ses ordures n’est pas non plus un état agréable ; mais j’aimerais mille fois mieux être scieur de long, cantonnier, chiffonnier ou balayeur, que de faire la classe quatre heures par jour à d’abominables petits gredins dont je ne serais jamais le maître. Réfléchissez un peu ! quatre heures par jour en face de quarante paires d’yeux ennemis, qui saisissent le moindre oubli au vol, pour vous le faire payer par quelque mauvais tour ! Et se dire : Ces enfants ne sont pas méchants au fond ! je pourrais leur être utile ; je me sens pour eux une affection vraie, un désir sincère de les instruire, et ils ne veulent pas. Ils écoutent l’imbécile d’à côté ; et moi, ils me jetteraient des trognons de chou ! Que leur ai-je fait pour être ainsi traité par eux ? car enfin ma place, mon avenir, ma vie est entre leurs mains ; ils me feront destituer ; ils me réduiront à la misère. Et pourquoi ?
Je passe rapidement sur les événements de la vie d’Etienne Moret. Ils sont d’autant plus navrants qu’ils sont vrais. Peu de bruit, peu de fracas font les infortunes réelles ; « je n’aime pas les malades qui mangent leur douleur », disait Velpeau. Et il avait raison, l’expansion est un soulagement et souvent une guérison ; la douleur qui fermente brise le vase trop faible pour la contenir.
À tous ses maux, à ses misères matérielles, à l’infidélité de celle qui n’a même pas été sa maîtresse, Moret ne trouve d’autre remède que le suicide.
Dans ce livre vraiment touchant on trouvera bien d’autres pages de valeur, mais on pourra juger d’après les extraits qui précèdent de l’intérêt que présente une étude de cette nature faite par M. Francisque Sarcey dans un monde qui a été le sien.
À y bien regarder, ce n’est là que le récit de la vie d’un homme, mais j’avoue que je le préfère de beaucoup à ces longues fausses histoires où se démènent trente héros de carton qui se meuvent sans vous toucher, et qui meurent sans qu’on les regrette, parce que leurs auteurs n’ont pas su les faire vivre.
VI. Mario Uchard. Mon oncle Barbassou. — 1876.
Mon oncle Barbassou vient de paraître en volume chez Calmann-Lévy. Le roman de M. Mario Uchard est une œuvre qui, sous un aspect fantaisiste, cache un plaidoyer philosophique, je n’ose pas dire moral, malgré sa forme d’une légèreté plus apparente que réelle. Du talent de l’écrivain de la Fiammina, de la Comtesse Diane, de Jean de Chazol, etc., je ne parlerai point, laissant au lecteur le droit de juger l’œuvre par les extraits qui suivent.
Le roman s’expose ainsi par une lettre du neveu de Barbassou.
À vingt-deux ans, mon oncle Barbassou s’était fait Turc par opinion politique : c’était sous les Bourbons. Ses états de services en Turquie n’ont jamais été bien clairs dans les luttes de Méhémet-Ali et du sultan, et je crois qu’il s’y embrouillait un peu lui-même, car il servit alternativement ces deux princes avec une égale bravoure et une égale sincérité, Par hasard, il se trouva précisément du côté d’Ibrahim lorsque celui-ci défit les Turcs à la bataille de Konieh ; mais, emporté dans cette fameuse charge à fond qu’il commandait et qui décida de la victoire, mon oncle infortuné eut la disgrâce de tomber blessé aux mains des vaincus. Prisonnier de Kurchid-Pacha et bientôt guéri de sa blessure, il s’attendait à être empalé, quand, à sa grande joie, sa peine fut commuée en celle des galères. Il y resta trois ans sans réussir à s’évader, ce qui fait que, un beau jour, il se trouva tout à point sous la main du sultan, qui le nomma pacha en lui donnant un commandement dans les guerres de Syrie. Quelle circonstance mit fin à sa carrière politique ? Comment obtint-il du pape un titre de comte du Saint-Empire !… On l’ignore
Quant à moi, du plus loin qu’il m’en souvienne, voici tout ce que j’ai jamais su de lui. Étant toujours en mer, il m’avait mis très jeune au collège. Une année, comme il se trouvait au château de Férouzat, il m’y fit venir pendant les vacances. J’avais six ans, je le voyais pour la première fois… Il m’enleva à bras tendus pour m’examiner de face et de profil : puis, me faisant tourner délicatement en l’air, il me tâta les reins, après quoi, satisfait sans doute de ma structure, il me remit à terre avec des précautions infinies, comme s’il eût eu peur de me casser.
— Embrasse ta tante, me dit-il.
J’obéis.
Ma tante était alors une fort belle personne de vingt-deux à vingt-quatre ans, brune, avec de grands yeux noirs fendus en amandes, des traits purs dans un ovale parfait. Elle m’assit sur ses genoux et me couvrit de baisers, en me prodiguant les noms les plus tendres, auxquels se mêlaient des mots d’une langue étrangère, qui semblaient une musique, tant sa voix était harmonieuse et douce. Je la pris eu grande affection. Mon oncle me laissait faire toutes mes volontés et ne souffrait point qu’on y mit obstacle. D’où il advint qu’à la fin des vacances je ne voulais plus retourner au collège, ce à quoi j’eusse certainement réussi si le navire de Barbassou-Pacha ne l’eût attendu à Toulon.
Tu devines avec quelle joie je revins à Férouzat l’année suivante. Mon oncle m’accueillit avec le même plaisir, se livra au même examen sur mon râble. Sa sollicitude en repos :
— Embrasse ta tante, me dit-il.
J’embrassai ma tante ; mais, tout en l’embrassant, je fus un peu étonné de la trouver fort changée. Elle était devenue blonde, rose. Un certain embonpoint ferme et jeune, qui lui seyait à merveille, lui donnait l’apparence d’une fille de dix-huit ans. Plus timide qu’à notre première entrevue, elle me tendit ses joues fraîches en rougissant. Je remarquai aussi qu’elle avait modifié son accent, qui ressemblait beaucoup à l’accent d’un de mes camarades de collège, qui était Hollandais. Comme j’exprimais ma surprise sur ce changement, mon oncle m’apprit qu’ils revenaient de Java. Cette explication me suffit, je n’en demandai pas davantage, et dès lors je m’accoutumai chaque année aux diverses métamorphoses de ma tante. La métamorphose qui me plut le moins fut celle qu’elle contracta à la suite d’un voyage à Bourbon, d’où elle revint mulâtresse, sans cependant cesser d’être remarquablement jolie. Mon oncle, d’ailleurs, était toujours excellent pour elle, et je n’ai jamais connu meilleur ménage. Par malheur, lancé dans de grandes affaires, Barbassou-Pacha resta trois ans absent, et, lorsque je retournai à Férouzat, il m’embrassa tout seul. Je m’informai de ma tante : il était veuf. Comme cet accident ne paraissait pas l’affecter davantage, j’en pris mon parti comme lui.
Mais les oncles ne sont pas éternels, et un beau jour André de Peyrade apprit par son notaire la mort de Barbassou-Pacha. Il était constitué légataire universel, et pourtant il pleura toutes les larmes de son corps en apprenant le décès du brave Barbassou.
André avait bien raison de regretter son oncle ; l’héritage montait à 37 millions ! Mais une partie de la succession, la plus étrange et la plus inattendue, était encore ignorée du notaire et de lui. C’était tout simplement un sérail composé de jeunes et jolies filles plus belles les unes que les autres, et cet héritage tombait aux mains d’un sceptique qui niait l’amour passion, ne reconnaissant que la puissance de la chair et déclarant insensé l’homme qui se contentait d’une seule femme !
On s’imagine facilement les étonnements, les extases d’un garçon de vingt-six ans en présence d’un pareil héritage ; le tout est raconté avec une rare délicatesse ; les timidités, les demi-audaces de ce sultan improvisé qui se prend pour un personnage de féerie n’ont de comparables que celles du Dormeur éveillé ; le voici au lendemain matin de ce rêve qui est une réalité :
Chose étrange dans les annales du cœur et que n’ont pas prévu les psychologistes, André aime d’un égal amour ses quatre sultanes ; cette idylle curieuse poursuit son cours quand un beau matin une bombe et pis que cela, on va en juger, vient tomber au milieu de cette moitié de Décameron.
Un bruit de voiture se fait entendre :
Étonné, j’écoute, lorsque soudain une voix de stentor prononce ces mots :
— Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, ces crétins-là ?… Est-ce qu’ils vont me laisser là longtemps avec mon sac ?
Louis, juge si je demeure interdit, stupéfait. Je crois reconnaître la voix de mon oncle défunt, qui, prenant des sons cuivrés de trompette, grossit encore, en ajoutant de son grand ton de commandement :
— François ! si je t’attrape, animal, tu vas voir !
Je me lève, je cours à la fenêtre, et j’aperçois distinctement mon oncle Barbassou-Pacha lui-même.
— Tiens ! tu es ici, garçon ? me dit-il.
Moi, je saute par-dessus le balcon et je tombe dans ses bras ; il m’enlève de terre, comme si j’étais un enfant, et nous nous embrassons. Tu devines mon émotion, ma surprise, mon saisissement. Les gens nous regardaient de loin, effarés, n’osant encore s’approcher.
— Ah çà ! répéta mon oncle, qu’est-ce qu’ils ont donc ?…
— Je vous expliquerai tout cela, lui dis-je ; entrez, pendant qu’on enlèvera vos bagages.
— Allons ! répondit-il, et fais-moi vite déjeuner, j’ai une faim de loup.
Impossible après cela de douter de l’existence de l’oncle, qui raconte son odyssée, la plus curieuse du monde. Après le dîner, il faut bien que le neveu avoue l’arrivée de Mohammed-Azis, son serviteur et de ses houris, et ce qui s’en est suivi.
— Bigre, tu hérites bien, toi ! dit l’oncle.
Et c’est à ces cinq paroles que se borne la scène de famille.
Ici commence réellement le roman.
André amène son harem à Paris. On trouve les sultanes aux prises avec les Parisiennes.
Je passe sur les péripéties les plus étranges qui résultent de ce contact.
Quant à André, qui courait grand risque de mourir d’une indigestion d’amour, comme disait Musset, son cœur souffre plutôt d’inanition. Malgré ses théories païennes, il s’éprend un jour de la belle Koudjé-Gul, une de ses sultanes, et voici sa dernière profession de foi.
…… Oui, je confesse mes erreurs. J’abjure mes vanités païennes, mes principes de sultan, je renie Mahomet ! J’ai, trouvé mon chemin de Damas, et l’amour vrai m’est apparu dans sa gloire, resplendissant sur la nue ; il m’a touché de sa grâce et mes fausses idoles gisent dans la poussière.
Après cette éloquente plaidoirie de l’homme qui trouve toujours de bonnes raisons pour défendre sa dernière passion, le roman, très mouvementé, leste, pimpant et tendre comme une idylle de vingt ans, finit par cette phrase charmante pour un sultan qui d’abord se trouvait indigent de n’aimer que quatre femmes :
Voyons, Louis, toi qui aimes, es-tu vraiment bien sûr qu’on ait assez d’un cœur pour aimer d’un véritable amour ? — Ce doute m’inquiète.
Mes compliments à ta femme !
Namouna n’a pas dit autre chose, et ces pages, qui rappellent parfois le héros de Musset, pourraient se résumer ainsi :
Je vous dirai surtout qu’Hassan dans cette affaireSentit que tôt ou tard la femme avait son tour.
VII. Albert Mérat. Au Fil de l’eau. — 1878.
Une fois n’est pas coutume, Citons un joli sonnet de M. Albert Mérat, paru chez Lemerre, dans son recueil intitulé : Au Fil de l’eau :
RÉVEIL
Avril revient. Salut à son jeune réveil !Les paupières du ciel se rouvrent, longtemps closes,Et les fleurs du pêcher, comme des lèvres roses,Se tendent au baiser de flamme du soleil.La colline s’émeut du renouveau vermeil.Et, douce, elle sourit de la douceur des choses,Voyant avec le froid fuir les brouillards morosesEt les bois composer un bouquet sans pareil.En avril, la colline est une jeune fille ;Un léger vêtement d’émeraude l’habille,Le plus fin qu’elle puisse avoir, et le premier.Pour chevelure elle a le vert frisson des branches,Pour souffle le parfum des aubépines blanchesEt porte à son corsage une fleur de pommier.
On a dit tant de belles et de jolies choses sur le printemps qu’on est tout étonné qu’il puisse fournir encore des idées nouvelles aux poètes ; mais c’est un des privilèges de la France qu’il lui suffit du premier rayon de soleil pour faire germer son blé dans la terre, ses vignes sur les coteaux et les sonnets dans le cerveau de ses poètes.
VIII. Victor Cherbuliez. L’Idée de Jean Têterol. — 1875.
Le rôle de M. Cherbuliez, dans la littérature de notre temps, est trop important pour que je ne m’arrête pas devant son nom. Son dernier roman, Jean Têterol, qui vient de paraître chez Hachette, commande l’attention, et j’essayerai de le résumer en ces quelques lignes :
Jean Têterol, garçon jardinier à dix-huit ans, est un beau matin traité par son maître, M. de Saligneux, comme Candide l’a été un beau soir par le baron de Thunder-ten-tronckh, quand il baisait la main de Cunégonde. Ce coup-de pied le lance loin, car Jean Têterol, qui a juré de se venger, vient à Paris, s’y marie, a un fils et fait une grosse fortune dans la bâtisse.
Revenu au pays pour s’y venger, Têterol trouve M. de Saligneux… mort ; mais son château, habité par son fils, un grand viveur parisien, à demi ruiné et père d’une charmante jeune fille. Les idées de vengeance de Têterol se modifient sans s’amoindrir : il veut marier son fils à la fille de M. de Saligneux. Le hasard fait que le fils Têterol est déjà amoureux de Mlle de Saligneux ; celle-ci le trouve aussi fort à son gré ; mais, apprenant que son mariage n’est entre son père et le vieux Têterol qu’une convention financière, elle refuse net. Je passe sur des pages charmantes du récit, et j’arrive à la conclusion, qui est l’union des enfants de l’ex-jardinier et du seigneur de Saligneux.
Un extrait du livre, pour rappeler le charme et l’élégance du style de l’auteur de Paule Méré, du Comte Kostia et de tant d’autres romans qui ont obtenu un si légitime succès.
Voici le portrait de Jean Têterol, devenu homme de grandes affaires :
M. Têterol portait son histoire sur sa figure. Petit, ramassé de taille, un peu courtaud, fortement râblé, toujours vêtu de gros drap, ses millions ne lui avaient pas ôté son air rustique. Sa tête puissante était solidement attachée sur ses larges épaules ; ses sourcils buissonnaient. Son œil, d’un bleu d’acier, exprimait l’intelligence et la volonté et devenait terrible dans ses colères.
Les rides de son front, ses manières, sa démarche révélaient un orgueil sans arrogance et sans faste, mais intraitable, qui disait de loin aux passants : Me voilà, c’est moi. Il suffisait de voir cet orgueilleux traverser la rue pour reconnaître en lui un homme de petits commencements, qui s’était frayé son chemin en jouant des coudes, un homme de guerre et de combat, qui avait gagné sa bataille. À quoi montait sa fortune ? Personne ne le savait, excepté lui.
Avec l’âge, il était devenu communicatif ! il aimait à raconter ses affaires ; mais quoi qu’il racontât, il y avait toujours quelque chose qu’il ne disait pas ; il joignait le partage à la cachotterie. Avait-il un payement à faire, il n’ouvrait jamais le bureau où était sa caisse avant de s’être enfermé à clef et d’avoir jeté un regard furtif sous les meubles pour s’assurer qu’il était bien seul. Acquittait-il le prix d’une emplette dans une boutique, il se tournait contre le mur en tirant sa bourse, qu’il ne faisait qu’entrebâiller, afin que le mur lui-même ne pût savoir ce qu’il y avait dedans. Quand on se défie des hommes, on finit par se défier des murs, et M. Têterol se défiait de tous les hommes et même de son chien, qui, à parler franchement, avait la déplorable manie de fureter dans les tiroirs.
Cependant ses actions étaient quelquefois moins dures que ses paroles. Lorsqu’un misérable, prenant son courage à deux mains, se hasardait à faire appel à sa générosité :
— Qui me délivrera des pleurards ? s’écriait M. Têterol. Qui donc a laissé entrer ici ce discoureur ? Est-ce un moulin que ma maison ? Ah ! tu as bien choisi ton homme ! Est-ce que j’ai le temps de t’écouter ? Je n’ai jamais rien demandé à personne, moi ; je me suis toujours passé de tout le monde, moi, et c’est bien le moins qu’on me laisse tranquille. Tu n’as pas de quoi payer ton terme ? Couche à la belle étoile ; j’y ai bien couché, moi qui te parle, et je n’en suis pas mort. Tu n’as pas de quoi dîner ? Dans le temps où je grimpais aux échelles, je dînais d’oignons crus… Mais tais-toi donc, est-ce que je coupe dans tes histoires ? Tu es un fainéant qui voudrait gagner sa vie sans rien faire. Ah ! tu t’adresses mal, j’ai la sainte horreur des bras débiles, des lèvres tremblantes et des volontés flasques. J’ai sué pendant quarante ans ; sue, mon garçon. J’ai pâti, j’ai peiné, apprends à peiner et à pâtir. J’ai fait ma trouée, fais la tienne… Non, je ne donne rien. Ah ! si, je veux te donner quelque chose, un bon conseil. Veux-tu savoir la maxime qui m’a servi de règle dans toute ma vie ? Écoute ceci, et crois-moi : l’homme qui n’a pas de besoins devient tôt ou tard le maître de ceux qui en ont. »
À ces mots, l’autre prenait la porte en marmottant entre ses dents : « Vieux crocodile ! » Mais le crocodile lui criait d’un ton brutal : « Attends ! » Et se tournant vers le mur, entrouvrant sa bourse avec précaution, non sans promener ses yeux à droite et à gauche comme pour garder son dos, il en tirait un écu qu’il jetait au nez du pauvre hère, et il lui disait :
— Va-t’en bien vite, ou je vais courir après toi pour te le reprendre.
Si court que soit cet extrait, il peut donner au lecteur une idée de la façon dont est traité ce roman finement étudié, dont les péripéties ne sont pas le moindre intérêt. L’Idée de Jean Têterol est, pour nous résumer, un livre attachant et doublement attrayant, à notre époque de romans malsains et aussi maniérés sous leur allure étudiée de grossière franchise que les livres précieusement écrits du siècle dernier.
IX. Jean Aicard. Poèmes de Provence. — 1878.
Je ne puis passer sous silence le beau livre que vient de publier M. Jean Aicard, un poète s’il en fut et de la bonne école. Témoin la pièce suivante des Poèmes de Provence parus chez Charpentier, qu’à notre grand regret nous sommes obligé de morceler.
Remarquons que tout le volume est dédié aux cigales, si chères aux Provençaux :
L’ÂME DU BLÉ
En juin, on voit sortir de terre, germe obscur,Une larve bizarre et qu’étonne l’azur,Ayant l’aspect d’un ver et des rudiments d’ailes.Telles sont tout d’abord les cigales nouvelles.Mais bientôt, s’enfantant soi-même avec effort,De sa légère peau morte l’insecte sort,Frais, humide, étalant ses quatre ailes ouvertes,Tout vert comme les blés aux belles tiges vertes.Il ne sait pas chanter ni s’envoler encor :Le chant divin viendra plus tard, avec l’essor.En attendant, sous l’herbe et parmi les feuillées,La cigale, buvant au creux des fleurs mouillées,Rampe, évitant le bec du moineau trop hardi,Et se chauffe immobile au soleil de midi.Le blé ne grandit plus, mais il est vert encore ;Il boit l’éclat du jour torride, — et s’en colore :Tel l’insecte devient jaune et blond, puis pareilAux épis roux et chauds pénétrés de soleil ;Le feu vivifiant affermit son corps frêle,— Et, donnant leur vigueur aux nervures de l’aileQui deviennent d’un noir intense de velours,Tend la membrane molle et fine des tamboursQui trembleront bientôt de notes musicales,Et que nos bruns enfants, tourmenteurs de cigales,Sous les écailles d’or du ventre, savent voirLuire en elles, polis comme un double miroir.Ô mystère charmant surpris sous vos écailles !Nul n’a vu votre sang en vous ni vos entrailles,Cigales ; vous n’avez rien en vous de caché,Rien que votre instrument à vous-même attaché !Vous n’êtes qu’une voix, qu’une chanson vivante ;Et lorsque la moisson, par le mistral, mouvante,Comme notre mer blonde ondule sous l’azur,Alors, mûres aussi, vous, âmes du blé mûr,Pareilles aux épis, brûlantes et dorées,Vous chantez la lumière et les moissons sacrées !…………………………………………………………Près de l’aire parfois, un tas de gerbes d’orSous les souffles errants frissonne et parle encor ;Mais déjà l’on n’entend qu’à de longs intervallesL’hymne d’été, le bruit des blés et des cigales ;Et quand la paille est vide et qu’un vent assoupiChasse en fins tourbillons les restes de l’épi,Quand gisent les blés morts au fond des granges pleines,La cigale aussi meurt… jusqu’aux moissons prochaines.
Je regrette tout ce que j’ai coupé, mais l’espace commande ; il ne me reste plus qu’à engager le lecteur à lire avec recueillement ces poèmes dont chaque vers est aimé et ciselé à la façon antique ; il y a dans ce livre un parfum de poésie grecque et une pureté de ferme et de langage qui rappellent le charme des bonnes œuvres d’André Chénier.
X. Hector Malot. Sans famille. — 1878.
Je ne saurais mieux présenter ce livre (paru chez Dentu) aux lecteurs du Figaro qu’en leur disant que le père l’a dédié à sa fille. Ce roman est donc une œuvre faite de sentiment et de cœur dont la lecture peut être conseillée à tout le monde, qualité rare aujourd’hui pour les livres nouveaux.
Il s’agit, en deux mots, d’un enfant (le héros du roman) qui vient d’être loué par un ex-ténor italien, devenu montreur de chiens savants, et qui quitte la maison paternelle. Je ne veux pas déflorer, en les résumant en quelques mots, les anecdotes charmantes qui forment le récit du petit Rémi Barberin ; qu’il suffise présentement de savoir que le pauvre enfant court le monde en compagnie de son maître (un brave homme au fond), de plusieurs chiens et d’un petit singe qu’on appelle Joli-Cœur. C’est l’épisode relatif à Joli-Cœur que nous découpons dans ce livre délicat. Joli-Cœur a pris un refroidissement en traversant, avec la troupe, une forêt par les grandes neiges d’hiver.
Les pronostics du jour levant s’étaient réalisés ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages, et ses pâles rayons étaient réfléchis par la neige immaculée ; la forêt, triste et livide la veille était maintenant éblouissante d’un éclat qui aveuglait les yeux.
De temps en temps Vitalis passait la main sous la couverture pour tâter Joli-Cœur ; mais celui-ci ne se réchauffait pas, et lorsque je me penchais sur lui je l’entendais grelotter.
Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pas réchauffer ainsi son sang glacé dans ses veines.
— Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ou Joli-Cœur va mourir ici ; heureux nous serons s’il ne meurt pas en route. Partons.
La couverture bien chauffée, Joli-Cœur fut enveloppé dedans, et mon maître le plaça sous sa veste contre sa poitrine.
Nous étions prêts à partir.
— Voilà une auberge, dit Vitalis, qui nous a fait payer cher l’hospitalité qu’elle nous a vendue.
En disant cela, sa voix tremblait.
Il sortit le premier, et je marchai dans ses pas.
Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte, le nez tourné vers l’endroit où ses camarades avaient été surpris.
Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nous croisâmes une voiture dont le charretier nous apprit qu’avant une heure nous trouverions un village.
Cela nous donna des jambes, et cependant marcher était difficile autant que pénible, au milieu de cette neige, dans laquelle j’enfonçais jusqu’à mi-corps.
De temps en temps, je demandais à Vitalis comment se trouvait Joli-Cœur, et il me répondait qu’il le sentait toujours grelotter contre lui.
Enfin, au bas d’une côte, se montrèrent les toits blancs d’un gros village ; encore un effort et nous arrivions.
Nous n’avions point pour habitude de descendre dans les meilleures auberges, celles qui, par leur apparence cossue, promettaient bon gîte et bonne table ; tout au contraire nous nous arrêtions ordinairement à l’entrée des villages, ou dans les faubourgs, choisissant quelque pauvre maison d’où l’on ne nous repousserait pas, et où l’on ne viderait pas notre bourse.
Mais, cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieu de s’arrêter à l’entrée du village, Vitalis continua jusqu’à une auberge.
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Mon maître ayant pris ses airs « de monsieur » entra dans la cuisine, et le chapeau sur la tête, le cou tendu en arrière, il demanda à l’aubergiste une bonne chambre avec du feu.
Tout d’abord l’aubergiste, qui était un personnage de belle prestance, avait dédaigné de nous regarder, mais les grands airs de mon maître lui en imposèrent, et une fille de service reçut l’ordre de nous conduire.
— Vite, couche-toi, me dit Vitalis pendant que la servante allumait le feu.
Je restai un moment étonné : pourquoi me coucher, j’aimais mieux me mettre à table qu’au lit.
— Allons vite, répéta Vitalis.
Et je n’eus qu’à obéir.
Il y avait un édredon sur le lit. Vitalis me l’appliqua jusqu’au menton.
— Tâche d’avoir chaud, me dit-il ; plus tu auras chaud, mieux cela vaudra.
Il me semblait que Joli-Cœur avait beaucoup plus que moi besoin de chaleur, car je n’avais nullement froid.
Pendant que je restais immobile sous l’édredon pour tâcher d’avoir chaud, Vitalis, au grand étonnement de la servante, tournait et retournait le pauvre petit Joli-Cœur comme s’il voulait le faire rôtir.
— As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelques instants.
— J’étouffe.
— C’est justement ce qu’il faut.
Et venant à moi vivement, il mit Joli-Cœur dans mon lit, en me recommandant de le tenir bien serré contre ma poitrine.
La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétive lorsqu’on lui imposait quelque chose qui lui déplaisait, semblait résignée à tout.
Elle se tenait contre moi, sans faire un mouvement ; elle n’avait plus froid, son corps était brûlant.
Mon maître était descendu à la cuisine bientôt il remonta portant un bol de vin chaud et sucré.
Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvage à Joli-Cœur, mais celui-ci ne put pas desserrer les dents.
Avec ses yeux brillants, il nous regardait tristement comme pour nous prier de ne pas le tourmenter.
En même temps, il sortait un de ses bras du lit et nous le tendait.
Je me demandais ce que signifiait ce geste qu’il répétait à chaque instant, quand Vitalis me l’expliqua.
Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Cœur avait eu une fluxion de poitrine et on l’avait saigné au bras ; à ce moment, se sentant de nouveau malade, il nous tendait le bras pour qu’on le saignât encore et le guérît comme on l’avait guéri la première fois.
N’était-ce pas touchant ?
Non seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut inquiété.
Il était évident que le pauvre Joli-Cœur était malade, et même il fallait qu’il se sentît bien malade pour refuser le vin sucré qu’il aimait tant.
— Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit ; je vais aller chercher un médecin.
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Notre maître ne fut pas longtemps sorti ; bientôt il revint amenant avec lui un monsieur à lunettes d’or, — le médecin.
Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se déranger pour un singe, Vitalis n’avait pas dit pour quel malade il l’appelait ; aussi, me voyant dans le lit rouge comme une pivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi, et m’ayant posé la main sur le front :
— Congestion :
Et il secoua la tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.
Il était temps de le détromper, ou bien il allait peut-être me saigner.
— Ce n’est pas moi qui suis malade, dis-je.
— Comment, pas malade ? Cet enfant délire.
Sans répondre, je soulevai un peu la couverture, et montrant Joli-Cœur, qui avait posé son petit bras autour de mon cou :
— C’est lui qui est malade, dis-je.
Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis :
— Un singe ! cria-t-il ; comment, c’est pour un singe que vous m’avez dérangé, et par un temps pareil !
Je crus qu’il allait sortir, indigné.
Mais c’est un habile homme que notre maître, et qui ne perdait pas facilement la tête. Poliment et avec ses grands airs, il arrêta le médecin. Puis il lui expliqua la situation : comment nous avions été surpris par la neige et comment, par la peur des loups, Joli-Cœur s’était sauvé sur un chêne où le froid l’avait glacé.
— Sans doute le malade n’était qu’un singe ; mais quel singe de génie ! et de plus un camarade, un ami pour nous ! Comment confier un comédien aussi remarquable aux soins d’un simple vétérinaire ?
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Pendant que notre maître parlait, Joli-Cœur, qui avait sans doute deviné que ce personnage à lunettes était un médecin, avait plus d’une fois sorti son petit bras pour l’offrir à la saignée
— Voyez comme ce singe est intelligent, il sait que vous êtes médecin, et il vous tend le bras pour que vous lui tâtiez le pouls.
Cela acheva de décider le médecin.
— Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux.
Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant : le pauvre M. Joli-Cœur était menacé d’une fluxion de poitrine.
Ce petit bras, qu’il avait tendu si souvent, fut pris par le médecin, et la lancette s’enfonça dans sa veine, sans qu’il poussât le plus petit gémissement.
Il savait que cela devait le guérir.
Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les cataplasmes, les potions et les tisanes.
Bien entendu, je n’étais pas resté dans le lit ; j’étais devenu garde-malade sous la direction de Vitalis.
Le pauvre petit Joli-Cœur aimait mes soins, et il me répondait par un doux sourire : son regard était devenu vraiment humain.
Lui, naguère si vif, si pétulant, si contrariant, toujours en mouvement pour nous jouer quelque mauvais tour, était maintenant là, d’une tranquillité et d’une docilité exemplaires.
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Comme un enfant gâté, il voulait nous avoir tous auprès de lui, et lorsque l’un de nous sortait, il se fâchait.
Sa maladie suivait la marche de toutes les fluxions de poitrine, c’est-à-dire que la toux s’était bientôt établie, le fatiguant beaucoup par les secousses qu’elle imprimait à son pauvre petit corps.
J’avais cinq sous pour toute fortune, je les employai à acheter du sucre d’orge pour Joli-Cœur.,
Malheureusement, j’aggravai son mal au lieu de le soulager.
Avec l’attention qu’il apportait à tout, il ne lui fallut pas longtemps pour observer que je lui donnais un morceau de sucre d’orge toutes les fois qu’il toussait.
Alors il s’empressa de profiter de cette observation, et il se mit à tousser à chaque instant, afin d’avoir plus souvent le remède qu’il aimait tant, si bien que ce remède, au lieu de le guérir, le rendit plus malade.
Quand je m’aperçus de sa ruse, je supprimai bien entendu le sucre d’orge, mais il ne se découragea pas : il commençait par m’implorer de ses yeux suppliants ; puis il voyait que ses prières étaient inutiles, il s’asseyait sur son séant, et courbé en deux, une main posée sur son ventre, il toussait de toutes ses forces, sa face se colorait, les veines de son front se distendaient, les larmes coulaient de ses yeux, et il finissait par suffoquer, non plus en jouant la comédie, mais pour tout de bon.
Je saute quelques pages ; il s’agit pour nos artistes ambulants de donner un concert. Au roulement de tambour qui précède la représentation, la conscience d’artiste de Joli-Cœur se réveille ; il veut, presque mourant, mettre son uniforme de général ; on est obligé de le lui faire endosser.
C’était vraiment chose touchante de voir l’ardeur que ce pauvre petit malade, qui n’avait plus que le souffle, mettait dans ses supplications, et les mines ainsi que les poses qu’il prenait pour nous décider ; mais lui accorder ce qu’il demandait c’eût été le condamner à une mort certaine.
L’heure était venue de nous rendre aux Halles, j’arrangeai un bon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai bien dans sa couverture le pauvre petit Joli-Cœur, qui pleurait à chaudes larmes, et qui m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes.
La représentation terminée, on retourne à l’auberge.
Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambre en courant ; le feu n’était pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme.
J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur, surpris de ne pas l’entendre.
Il était couché sur sa couverture, tout de son long ; il avait revêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir.
Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller.
Cette main était froide.
À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.
Je me tournai vers lui.
— Joli-Cœur est froid !
Vitalis se pencha près de moi.
— Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, j’ai été coupable de t’enlever à Mme Milligan. Je suis puni. Zerbino, Dolce. Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’est pas la fin.
Et l’odyssée continue à travers les aventures les plus imprévues et plus touchantes les unes que les autres. Mais j’en ai assez dit, et je sens qu’elles sont si étroitement liées ensemble par l’intérêt qu’a su y mettre l’auteur que je finirais par les citer toutes.
XI. Alexandre Parodi. Séphora. — 1877.
L’auteur de Rome vaincue, M. Alexandre Parodi, a publié chez Dentu une œuvre dramatique en deux parties, intitulée Séphora. C’est un poème biblique qui a pour personnages : Adam, Gad, Tubal, etc., et Caïn lui-même. L’action est intéressante malgré la sévérité du sujet, et M. Parodi a écrit de sa meilleure plume de beaux vers dont je ne puis donner autant d’extraits que je le voudrais.
Adam a vécu près de dix siècles, et voici comment il raconte à Séphora, une de ses descendantes, le lendemain du jour du premier crime qui ensanglanta la terre ;
Tu sauras tout. — Un soir, à l’heure où, sur la terre,Tout ce qui vit a soif de calme et de repos.Seuls, car Seth dans les prés rassemblait nos troupeaux,Nous étions assis, Ève et moi, sur la lisièreD’une antique forêt. Devant nous la lumièreS’éteignait, et la mer au loin, les monts boisésSe taisaient sous les cieux au couchant embrasés.S’enfonçant à pas lourds sous les branches sauvages,Béhémoth d’un long cri saluait les rivages.La tristesse du soir descendait ; et nos yeux,Ne cherchant qu’un seul point, voyaient, au bord des cieux,Terrible, flamboyer l’acier vivant du glaiveQui veille contre nous, gardien du berceau d’Ève,Et nous ne parlions pas, comme deux orphelins,Près d’un tombeau sacré ; mais nos cœurs étaient pleinsEt des mêmes douleurs et des mêmes pensées.Ève enfin, soupirant : « Que de larmes verséesDéjà sur cette terre où nous sommes d’hier,Où mon pauvre Abel gît, consumé par le ver,Ce frère du serpent qui suborna mon âme ! »Gémit-elle. Et pressant les deux mains de la femmeÀ l’Eden préférée : « Abel, lui dis-je, est mort ;Mais l’autre… est-il vivant ? S’il vit, quel est son sort ?Depuis le jour du meurtre, il a fui comme l’ombre !Et je n’ai qu’en songeant revu cet aspect sombreQui, devant son berceau, nous faisait frissonner.— Dieu sans doute l’a dû saisir et condamner…Hélas ! à quels tourments ? » s’écria cette mèreDésolée ; et ses pleurs coulaient, rosée amère,« Demain nous serons morts, dis-je, et nous n’aurons pasRevu le misérable avant notre trépas.Et de notre pardon l’huile qui purifieN’aura point apaisé les douleurs de sa vie.Car, hélas ! nous savons, pour l’avoir éprouvé,Que l’homme à la douleur par le crime est rivé. »Soudain il nous sembla que près de nous, derrièreLe noir fourré, quelqu’un râlait dans la bruyère.Nous tournâmes la tête et nous vîmes… deux yeuxHagards, qui flamboyaient, deux cavernes de feux ;Et, parmi des cheveux pendants sur un front blême,Ce mot, qui saignait comme un ulcère : « Anathème ! »Saisis d’horreur, tous deux nous criâmes : Caïn ! »Et sa mère tomba, mourante, sur mon sein.Le malheureux s’enfuit ; et, loin dans les ténèbres,Je l’entendis hurlant ses désespoirs funèbres.En reprenant ses sens, Ève, triste, me dit :Va, cherche, et dans mes bras ramène le maudit.
Adam se met à la recherche de Caïn, et c’est là qu’est l’intérêt dramatique du beau poème de M. Parodi. Il ne faut pas chercher à comparer cette œuvre dramatique au beau poème de Victor Hugo sur le même sujet ; le maître est le maître, mais un sentiment vrai appartient à tous, et cette pensée du pardon pour Caïn est aussi personnelle à M. Parodi qu’à l’auteur des Contemplations.
XI. Henry Gréville. L’Expiation de Savéli. — 1876.
La librairie Plon vient de mettre en vente un roman de notre collaborateur Henry Gréville, l’Expiation de Savéli, une nouvelle russe ; la Russie est à la mode en ce moment ; de même que le Louis XV est devenu impossible au théâtre, le roman de mœurs parisien se fait vieux, les auteurs ont besoin de changer de champ d’observation. Aussi vont-ils chacun où les mènent le vent, leurs études ou leurs sympathies. C’est donc en Russie que M. Gréville a fait se dérouler les situations de l’Expiation de Savéli.
Résumons ce livre en quelques lignes :
Bagrianof est un seigneur russe de l’ancien régime, féroce et despote suivant la tradition ; exemple : un jeune paysan ne témoignant pas assez de respect à Bagrianof, au gré de celui-ci, est désigné par lui comme soldat. (Le service militaire, sous l’ancien régime, était pour la vie entière.) La fiancée de Savéli, désespérée, car son père ne veut plus consentir à son mariage, va demander à Bagrianof la grâce de Savéli. Celui-ci, comme les seigneurs de notre moyen âge (à ce que disent les chroniqueurs), ne voit rien de mieux à faire que de déshonorer la jeune fille par la violence. Éperdue, elle se sauve, instruit son amant du crime dont elle a été la victime et se tue.
Savéli rapporte le corps de Fédotia à la maison de son père. Au banquet funéraire qui suit l’enterrement, les paysans jurent de tuer Bagrianof. Ils sont aidés par le domestique de celui-ci, qui a été traité avec la dernière cruauté par son maître, désireux de se venger de la réprobation que la mort de la jeune fille a attirée sur lui.
La nuit venue, ils envahissent la maison, massacrent Bagrianof et mettent le feu à son logis.
Un à un, se succédant en file serrée, les paysans entrèrent sans bruit ; leur respiration étouffée s’entendait à peine. Quand la chambre fut pleine, la porte se referma, et Bagrianof se mit brusquement sur son séant.
Souvent, dans ses rêves, — car ses rêves avaient été les vengeurs de ceux qu’il opprimait, — il avait vu sa chambre pleine de têtes hideuses qui le regardaient avec des yeux féroces ; il s’était réveillé avec la corde au cou, cette corde qu’Ilioucha avait tenue dans sa main pendant un quart d’heure, et qu’il avait laissé échapper, « l’imbécile ! » Mais, d’ordinaire, un coup d’œil suffisait à dissiper ses frayeurs. Bagrianof se retournait, faisait le signe de la croix pour chasser le démon, et se rendormait. Cette fois, le rêve avait une si poignante apparence de réalité qu’il resta les yeux ouverts, la bouche béante, sans oser conjurer la vision à l’aide du signe de croix habituel.
Ses ennemis étaient au grand complet : tous ceux qu’il avait lésés, tous ceux qu’il avait frappés ou molestés, ceux dont il avait déshonoré les filles ou les sœurs, ceux dont il avait envoyé les fils ou les frères en Sibérie, tous étaient là, chacun une hache ou un couteau à la main, et plus près de lui, tout contre le lit, le père de Fédotia et le fiancé, qui le regardaient avec des yeux ardents. Un autre, derrière eux, allumait des bougies pour y voir plus clair.
Bagrianof comprit qu’il ne rêvait pas et que le jour était venu.
On le lui avait dit, parfois, que ses paysans le tueraient ; les paroles d’adieu du général-gouverneur lui passèrent dans le cerveau comme une épée flamboyante : « C’est dommage qu’ils ne vous aient pas tué ! »
— Grâce ! cria-t-il en étendant les mains pour implorer.
— Grâce ? répéta Iérémeï en le regardant tranquillement, ma fille a crié grâce ici même, là où tu dors, chien maudit ; as-tu fait grâce ?
— J’ai pardonné à Savéli !… balbutia Bagrianof, saisi de terreur.
— Je ne te pardonnerai pas, moi ! dit Savéli, sans témoigner plus de colère apparente que le vieillard : tu as tué ma fiancée, je l’aimais plus que la vie, tu vas mourir.
— Je te donnerai tout mon argent ; laisse-moi seulement la vie, dit Bagrianof, dont la langue épaissie ne pouvait plus articuler de paroles distinctes.
— Écoute, seigneur, dit Savéli, nous sommes tous ici, tout le village, entends-tu ? Nous allons te tuer, parce que tu es maudit de Dieu.
— Tu as comblé la mesure d’iniquité, reprit Iérémeï, prie Dieu de te recevoir, l’heure de ta mort est venue.
Bagrianof, d’un bond, se mita genoux sur son lit : deux pistolets chargés étaient sur sa table de nuit, il voulut les atteindre ; avant qu’il eût allongé le bras, la hache de Savéli lui faucha l’épaule. Il tomba sur le lit en hurlant.
— Au secours ! cria-t-il une seule fois.
Nul ne sait qui lui porta le coup mortel, car dix haches s’abattirent au même instant.
Un grand silence se fit. Les paysans s’entre-regardèrent. Bagrianof ne bougeait plus ; un ruisseau de sang coulait le long du drap jusqu’à terre ; de larges taches rouges marbraient le linge et la couverture.
— Le feu, vite ! cria quelqu’un.
Je passe bien des épisodes intéressants et par le fond et par le détail. Bien des années se sont écoulées, Savéli, le meurtrier de Bagrianof, a fait fortune. Religieux comme le sont en Russie ceux de sa caste, il veut se confesser à l’occasion de Pâques et s’adresse à un prêtre à qui le hasard a fait connaître son secret :
Mais il faut que l’assassin, car sa vengeance a été un assassinat, soit puni jusque dans sa postérité. Son fils Philippe aime la petite fille de la victime. Le prêtre qui a confessé Savéli leur apprend la vérité. Les amants se quittent pour ne plus se revoir.
— Me voici, dit Catherine en s’approchant du mourant, que désirez-vous ?
Savéli ouvrit ses yeux dilatés par l’agonie, et resta un moment sans répondre.
— C’est vous, la demoiselle ? dit-il enfin.
— Oui, c’est moi.
— Pardonnez-moi… dit-il en essayant de joindre ses mains déjà glacées.
— Je vous pardonne, dit Catherine.
Elle pensait à l’opposition formulée par Savéli à son mariage.
— Pardonnez-moi… tout ! insista le moribond.
— Je vous pardonne tout, répéta Catherine.
— Bénissez-moi, ajouta Savéli d’une voix éteinte.
La jeune fille fit le signe de la croix sur le meurtrier de son grand-père.
Une joie étrange illumina les traits du coupable, et il expira.
Ainsi finit ce roman vraiment émouvant, intéressant par sa fable et par l’habileté avec lequel il nous initie, sans l’imiter, au procédé des romanciers russes. C’est au point de vue littéraire une curiosité que j’ai cru devoir signaler ; comme on le voit, le roman français tend à se modifier, et c’est à l’étranger qu’il va demander ses éléments de rénovation.
XIII. Paul de Musset. Histoire de trois maniaques. — 1876.
Sous ce titre, Paul de Musset a réuni en un volume paru chez Charpentier trois nouvelles qui, pour être relativement courtes, n’en sont pas moins intéressantes : l’Histoire d’un diamant, Don Fa-tutto et les Dents d’un Turco peuvent prendre place parmi les meilleures œuvres de M. Paul de Musset, esprit délicat et plume fine dont l’éloge serait superflu aujourd’hui. J’analyserai aujourd’hui la dernière de ces nouvelles, une fantaisie dont je voudrais pouvoir citer tous les détails et dont je ne puis que donner le résumé.
Voici la fable.
Nous sommes au commencement de la guerre de 1870.
Dans son régiment, le major Wolfgang Fressermann passait pour un joli garçon. Il avait trente ans, la face large, la peau très blanche, les cheveux blonds, les moustaches en crochets, les yeux d’un bleu clair, le regard froid et l’air martial. Sa mâchoire inférieure était un peu lourde, et sa langue épaisse, ce qui l’obligeait à parler lentement. Sa taille, de grandeur moyenne, bien serrée dans l’uniforme, paraissait belle, quoique les épaules fussent un peu hautes et le cou court. Il avait la jambe forte et le pied long ; mais il valsait avec grâce. Malgré la vigueur de sa constitution, tous ses avantages physiques étaient gâtés par une fâcheuse infirmité. Fressermann avait les dents mauvaises, et il souffrait parfois de névralgies insupportables, ce qui ne l’empêchait pas de faire son service avec une louable ponctualité.
Né dans la petite ville de Roth, d’une famille aisée, mais n’ayant point de titre au milieu d’une aristocratie pleine de morgue, le major savait rendre à chacun ce qu’il lux devait, parlant avec plus de respect à un graf qu’à un baron, humble devant ses supérieurs, poli avec ses égaux, brusque et hautain avec ses inférieurs, comme il sied à un bon Allemand. D’ailleurs, intelligent, laborieux, musicien, doué d’aptitudes diverses et d’une mémoire complaisante, il portait dans sa tête un bagage considérable de notions variées, les unes utiles, les autres sans valeur. À force d’étudier les commentateurs, si nombreux en son pays, il avait perdu le sens vrai des textes. Le cours d’esthétique de Hegel lui avait appris les règles du beau dans les arts ; priais, en face d’un tableau, il ne pouvait pas dire si la peinture était bonne ou mauvaise. Sa sensibilité poétique s’émouvait aisément. Les larmes lui venaient aux yeux lorsqu’il chantait un Lied de Schubert ; mais à la vue d’un blessé ou d’un agonisant, il restait maître de lui-même comme l’empereur Auguste. Nul ne savait mieux que lui soutenir une thèse fausse en observant les lois de la logique. Enfin, à tous les dons heureux que lui avait prodigués les bons génies, le jour de sa naissance, une méchante fée, arrivée la dernière, avait opposé ce correctif inquiétant ; « Avec tout cela, tu ne plairas pas. » En effet, lorsqu’il voulut faire la cour à la fille de son voisin, le riche fabricant de quincaillerie de Fürth, Mlle Emilia ne répondit à ses compliments que par une incrédulité railleuse et affectée. Six mois avant la guerre, le 24 décembre, on fit chez le voisin deux arbres de Noël, l’un pour les enfants, l’autre pour les grandes personnes. Mlle Emilia disposa les numéros de telle sorte que M. Fressermann gagna une brosse à dents. Cette allusion peu charitable à son infirmité blessa justement le major. Il en conclut que la jeune fille avait un cœur dur, et il cessa de lui adresser ses hommages.
Nous arrivons à un épisode du combat de Wissembourg. Parmi les combattants de l’armée française, on distingue un turco, un grand diable bronzé, à la lèvre épaisse, aux dents blanches comme des amandes fraîches.
Alors commença le combat à la baïonnette, puis la lutte corps à corps, et enfin la boucherie. Les tirailleurs algériens, accablés par le nombre, furent tués, blessés ou désarmés jusqu’au dernier homme. Un seul pourtant se défendait encore. Ali, grimpé sur l’impériale d’un wagon, tirait dans la mêlée en ajustant de préférence les officiers. Quatre fusils à aiguille furent dirigés vers lui de quatre points différents. Les quatre balles sifflèrent à ses oreilles sans l’atteindre, et il se mit à danser en faisant son rire féroce et muet. Le major Fressermann, qui se trouvait près du wagon, monta sur le marchepied, et d’un coup de sabre frappa le turco à la jambe gauche. Ali, devenant furieux, bondit comme un tigre, malgré sa blessure, et sauta dans la mêlée ; mais, au moment où il touchait la terre, le major lui porta un violent coup de pointe qui lui traversa la poitrine et l’envoya rouler sous son wagon ; il y demeura étendu sur le dos, versant un ruisseau de sang par sa large plaie, les yeux grands ouverts et la lèvre supérieure relevée au-dessus des gencives avec une étrange expression où se mêlaient ensemble la rage, le rire et l’agonie.
C’en est fait du pauvre Ali. Mais c’est ici que l’histoire commence. Le chirurgien allemand examine les mourants et les morts :
— Oh ! dit-il, voilà un jeune sauvage qui a la vie dure. Il est encore chaud. Cependant je ne sens pas battre le pouls. Cette mousse rousse qui sort de ses lèvres indique que les poumons sont hors de service. Quelle mine terrible ! On dirait que le drôle nous regarde et qu’il veut nous mordre avec ses dents affilées comme des lancettes. Mettons-le dans le tas des mourants ; il n’y a rien à en faire.
Le major Fressermann s’approcha, tenant son mouchoir appuyé sur la joue droite : — Mon cher Basilius, dit-il, je souffre horriblement, et je crains d’avoir une fluxion demain. Ne pourriez-vous m’arracher ma dent malade ?
— Si fait, répondit le chirurgien. J’ai dans ma trousse tout ce qu’il faut pour cela. Une simple clef de dentiste suffit. Voyons un peu votre bouche. Diable ! elle est en mauvais état. Presque toutes vos dents sont plus ou moins cariées. Au lieu de les perdre une à une, ce qui arrivera infailliblement, n’aimeriez-vous pas mieux les échanger contre celles de cet Africain ? Voilà un jeune Arabe qui nous fournit un râtelier complet, la plus belle marchandise du monde, sans bourse délier. Il n’y a que la guerre pour offrir de telles aubaines. Je vous débarrasse de vos mauvaises dents, et je les remplace par celles de ce turco. C’est une opération connue qui a déjà réussi. Au moment où la dent est arrachée, on introduit aussitôt la dent pareille dans l’alvéole.
— Êtes-vous bien sûr de ne pas m’estropier ? dit le major. Ne cédez-vous pas à l’envie de tenter une opération rare et de me prendre pour sujet d’une expérience ?
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Quoique dur au mal, Fressermann demanda grâce après la sixième dent extraite et remplacée. Le docteur lui accorda dix minutes de répit, et autant à la douzième dent. Enfin, au bout d’une grande heure, la dix-huitième dent fut mise en place. Basilius pressa doucement les gencives avec ses doigts, corrigea les irrégularités, et tirant de sa trousse un petit miroir : — Mon cher major, dit-il, regardez-vous. Ce ne sont pas des dents que vous avez, ce sont des perles, des opales, des pierres fines. Vous êtes rajeuni de dix ans. Que nous disiez-vous tout à l’heure de Pierre Schlemihl ? C’est à la légende de don Juan qu’il faut penser. Les femmes vous suivront désormais comme cette ombre que Schlemihl a eu la sottise d’aliéner. Nos grands peintres de Munich vont se disputer l’honneur de vous représenter en Apollon, et le sculpteur qui fera votre statue l’appellera l’Antinoüs germain.
On juge de la surprise des compatriotes de Fressermann lorsqu’ils le virent revenir le visage orné de dents plus belles qu’il n’en existait à dix lieues à la ronde. Mais, hélas ! M. Fressermann a bien pris les dents du turco, mais elles sont restées des dents de turco et ne veulent manger que la nourriture propre aux enfants du désert.
Je passe le récit de mésaventures terribles pour le pauvre Allemand ; il devient un personnage fantastique pour ses concitoyens ; livré aux caprices d’une mâchoire de turco, il siffle malgré lui quand il entend jouer du Mozart ou du Beethoven, voire même du Wagner, ce dieu des Français névrosés. Amoureux d’une jeune femme, il veut lui baiser la main et la mord jusqu’au sang ; la belle pardonne ; mais au beau milieu d’une déclaration, les dents du turco lui mordent la langue.
Fressermann s’avoue vaincu ; il reconnaît que toute lutte est devenue impossible contre la mâchoire du défunt turco. Décidé à vivre en paix, il suivra sa dentition où ses caprices le conduiront. D’autant plus que l’âme de l’Arabe restée dans ses molaires, ses canines et ses incisives lui fait commettre bien d’autres méfaits ; le turco est souvent atteint de cleptomanie, et un beau jour M. Fressermann se surprend volant une pipe.
Il part pour l’Afrique, espérant y trouver le repos. C’est là le châtiment. La dentition du turco est reconnue ; les complications se multiplient dans la vie de l’Allemand, qui passe par des épreuves sœurs de celles des Mille et Une Nuits.
Épuisé d’émotion, Fressermann veut retourner en Europe.
Mais, hélas ! pour l’infortuné Fressermann, sa patrie devait être plus cruelle encore que la terre africaine ; à peine a-t-il touché le sol natal que le pauvre édenté se précipite sur des pfannkucken ; il fait le pari d’en engloutir une de six œufs. Il gagne sa gageure et meurt d’indigestion.
Tel est le résumé de la nouvelle de M. Paul de Musset, très prestement, très spirituellement écrite. En écrivant ce nom, je ne puis m’empêcher de penser à l’inconvénient que comporte souvent l’honneur d’être de la famille d’un homme illustre. Ceux qui n’ont pas nativement la juste mesure dans l’esprit pour apprécier la valeur d’un artiste ont besoin de le comparer à un autre. Ce n’est que par des parallèles, des calculs, des considérations multipliés qu’ils arrivent à lui assigner le chiffre qu’il représente dans son art. Triste besogne infligée par le manque de goût personnel et de courage d’opinion, à ce point que ceux-là étaient rares autrefois qui osaient placer le nom de Paul de Musset à côté de celui de son frère, Alfred de Musset. Certes, M. Paul de Musset eût eu mauvaise grâce à chercher un renom de poète à côté de l’immortelle gloire d’Alfred de Musset, mais il a compris le rôle que lui assignait la grandeur de son frère ; il s’est contenté de suivre un sentier qu’il avait découvert, et il a ◀prouvé▶ que l’esprit sans prétention et le charme de la forme étaient aussi des titres pour prendre une bonne place dans la littérature française.
XIV. Théodore de Banville. Esquisses parisiennes. — 1876.
Les Esquisses parisiennes, que M. Théodore de Banville vient de publier chez Charpentier, contiennent une douzaine de nouvelles humoristiques, — qui, sous une forme paradoxale, en disent plus long et plus vrai que bien des gros livres que leurs auteurs baptisent du nom prétentieux d’études sur tel ou tel sujet.
La Vie et la mort de Minette est l’histoire d’une figurante qui vit en aimant un cabotin et qui meurt en tombant des cintres, habillée en fée ; le Conte pour faire peur, c’est l’odyssée d’une pauvre fille qui sort un matin de chez sa mère pour acheter deux sous de lait et qui rentre… quelques années plus tard, couverte de diamants ; je passe bien des titres et je trouve, vers la fin du volume, une nouvelle intitulée le Festin des Titans. Que Banville me permette de le réduire à ma façon :
Lord Angel Sidney, cent fois millionnaire, s’ennuie à mourir ; un matin, il fait venir son factotum M. Tobie, et décidé, lui blasé plus que l’Enfant du siècle de Musset, à trouver quelque chose de piquant, de nouveau, lui dit :
Monsieur Tobie, d’ici à huit jours, je veux donner un grand festin, un festin magnifique, comme quand Lucullus dîna chez Lucullus ! Il me faut, dussiez-vous égorger Mme Chevet, des fruits de l’Inde et de la Guadeloupe. Il me faut un surtout d’or ciselé par Barye, et des bougies à travers lesquelles on puisse regarder à la loupe une miniature d’Isabey. Vous vous arrangerez pour qu’il y ait sur les miroirs et sur les vitres des fleurs peintes par Diaz. Et pour ce jour-là, entendez-vous, monsieur Tobie ? vous me trouverez, fût-ce en Chine, des convives qui ne soient ni tailleurs, ni photographes, ni membres de la Société d’horticulture !
Je veux six gaillards au moins ! Cherchez-les où vous voudrez, exerçant des professions dont je n’aie jamais entendu parler sous aucun prétexte. Si je connais un seul des états que font ces gens-là, ne comptez plus sur mon amitié.
Fidèle aux ordres de son maître, Tobie a recruté suivant le programme les convives désirés. Je passe sur la description des convives et d’une salle à manger féerique :
Après avoir baisé la main aux dames et salué les hommes comme des pairs d’Angleterre, lord Angel invita tout le monde à passer dans la salle à manger, où les cinq hommes, pareils à des tigres déchaînés, dévorèrent en une heure le dîner de vingt banquiers. C’était un spectacle inouï de voir étinceler ces mâchoires qui semblaient décidées à engloutir l’univers, et qui s’agitaient comme si jamais auparavant elles n’eussent rien broyé entre leurs dents terribles.
Quant aux deux dames, elles mangèrent raisonnablement, en femmes qui, à la vérité, n’ont pas lu Byron, mais qui, toutefois, ont fondu de-ci et de-là dans leurs verres quelques perles de Cléopâtre. Le jeune homme de dix-huit ans ne mangea, lui, qu’un ortolan et une demi-orange de la Chine, et certes, s’il cherchait un moyen de se faire remarquer, il tomba on ne peut mieux, car le moins affamé des autres convives semblait affecter de prendre les faisans dorés pour des mauviettes, et les avalait par douzaines.
Mais le but de lord Angel Sidney n’est pas seulement d’assouvir la faim et la soif de ces étranges invités ; il faut qu’il sache si le secret de leur vie vaut la peine qu’il a prise de les supporter. Le maître de la maison donne l’exemple, il se raconte, et quand il a fini de parler passe la parole à un de ses convives.
— Vous voyez en moi, dit celui-ci, l’Employé aux yeux de bouillon. Enfant, je n’ai jamais mangé. Manger, voilà la grande affaire. Il y a deux races d’hommes, celle qui mange et celle qui ne mange pas. Les pauvres haïssent les riches parce que les riches mangent ; les riches exècrent les pauvres parce que les pauvres voudraient manger. Je vis que tout était là, et que le sort de l’humanité s’agite autour des endroits où l’on fait la cuisine.
Fort de cette idée, notre homme entre comme employé à la Jambe-de-bois, un établissement de bouillons à un son, concurrence du Grand-Vainqueur.
Un matin pourtant, tous les Auvergnats de la Jambe-de-bois émigrèrent pour le Grand-Vainqueur. Quand mon maître leur en demanda en pleurant la raison, ils lui répondirent que son bouillon n’avait pas d’yeux, tandis que celui du Grand-Vainqueur en était inondé comme une queue de paon.
Messieurs, j’eus le courage de passer une nuit entière caché dans une armoire de cuisine, au Grand-Vainqueur. Le lendemain, à l’heure où l’Aurore profite de ce qu’elle a des doigts de rose pour ouvrir les portes de l’Orient, je surpris le secret de notre rival.
Le misérable fourrait ses doigts dans un vase plein d’huile de poisson et les secouait ensuite sur les bols de bouillon alignés autour de la table. C’est ainsi qu’il y faisait des yeux !
Les yeux étaient nombreux, je ne dis pas, mais quels yeux ! comme c’était fait ! Pas de goût, pas de grâce ! ni vraisemblance ni idéal ! Dans le trajet du Grand-Vainqueur à la Jambe-de-bois, mille idées jetèrent tour à tour leurs ombres sur mon front, mais enfin une création lumineuse éclaira tout à coup mon cerveau de ses flammes aveuglantes.
La seringue était trouvée !
Tous les matins, armé de cette bienheureuse seringue, je vise les bouillons, et j’y exécute, la main levée, une mosaïque d’yeux à faire pâlir la nature.
Quand l’employé aux yeux de bouillon a terminé son histoire, le convive qui le suit dit : Messieurs, vous voyez en moi le vernisseur de pattes de dindon. Il s’explique :
— Je ne nie pas l’originalité des yeux de bouillon factices ! Mais que faut-il pour arriver à ce trompe-l’œil ? Un léger sentiment de la ligne et quelque dextérité dans le poignet.
Moi, messieurs, je suis un coloriste !
Quand une volaille n’a pas été vendue en son temps, qu’arrive-t-il ? Les pattes, d’abord si noires et si lustrées, s’affaissent et pâlissent, le ton en devient terne et triste, signe révélateur qui éloigne à jamais l’acheteur initié aux mystères de la couleur par les admirables créations de Delacroix. Attiré souvent dans le marché aux volailles par cet amour de l’inconnu qui caractérise les artistes, je m’aperçus de cette mélancolie des pattes de dindon, et j’entrevis un nouvel art à créer à côté des anciens.
C’est à moi qu’on doit les vernis à l’aide desquels les marchands dissimulent aujourd’hui la vieillesse des rôtis futurs : vernis noirs, vernis bruns, vernis gris, roses, écarlates et orangés, une palette plus variée que celle de Véronèse ! Mais posséder les vernis, ce n’est rien ! tout le monde les a aujourd’hui ; le sublime du métier, c’est de savoir saisir les nuances intimes de chaque espèce de pattes, et de les habiller chacune selon son tempérament !
Je passe les récits de quelques convives et je trouve le discours du reconnaisseur d’enfants :
Je reconnais tous ceux qui le veulent, pourvu, bien entendu, continua avec une adorable impertinence le vieux gentilhomme, pourvu qu’ils puissent faire honneur à leur père. C’est cinq cents francs, prix net… et six cents francs pour les nègres.
— Bah ! s’écria Roger-Bontemps, vous avez reconnu un nègre ?
— Plusieurs nègres et trois Indiens anthropophages. Pour les nains, c’est cinquante francs en plus, et je traite de gré à gré pour les infirmités physiques. La semaine dernière, j’ai eu un bon bossu. Un bossu de quinze cents francs ; il est vrai qu’il portait des lunettes vertes.
Les femmes aussi font leurs biographies. Arrive le tour d’un grand garçon dont le visage est couvert de balafres.
— Moi, dit cet athlète d’une voix formidable, je suis employé au théâtre Saint-Marcel, un théâtre situé rue Censier, dans un quartier de tanneurs.
On m’y appelle le figurant qui remplace le mannequin.
Le théâtre Saint-Marcel est l’enfer de la pauvreté humaine. Les comédiens s’y peignent les pieds avec du noir pour imiter les bottes, et cirent des bottes réelles pendant l’entracte à la porte du spectacle. Un procès compliqué contre les quinze derniers directeurs du théâtre Saint-Marcel absorbe le peu d’argent que les artistes gagnent à cette industrie de commissionnaire. À ce théâtre, on ne se souvient pas d’avoir été jamais payé ; et c’est à ce point qu’un maître tanneur ayant laissé tomber dans le foyer des comédiens une pièce de cinq francs, cette pièce est restée là jusqu’à ce que son propriétaire vint la chercher, car personne ne savait ce que c’était !……
Dans chacune des comédies qu’on y joue il y a un mannequin, et le mannequin d’Il y a seize ans est précipité du célèbre pont cassé, haut de douze pieds. Or, comme le costumier, homme intraitable, demandait quarante sous pour déshabiller et rhabiller le mannequin pour le drame, je suis, hélas ! le figurant qui remplace le mannequin ! Pour dîner et déjeuner à la cuisine chez le marchand de vins des artistes, je fais chaque soir ce saut terrible ! Trois fois par semaine régulièrement, je tombe et me mets le crâne en loques ; voyez mes balafres ! j’ai fait vingt ans la guerre sous l’Empire, et je n’en avais rapporté que deux blessures ; mais le rôle du mannequin, ce sont de rudes campagnes ! Seulement, comme je n’ai pas trouvé d’autre état que celui-là pour ne pas mourir de faim, je fais celui-là.
— Milord, s’écria vivement Roger-Bontemps, je demande à présenter une observation. La profession de monsieur n’est pas excentrique, elle est absurde !
— Messieurs, dit lord Sidney, n’attaquez pas vos professions, toutes ont bien leur mérite, et Pâris lui-même serait embarrassé, car vous êtes plus de trois, et je ne sais vraiment comment vous satisfaire tous ! Sachez seulement que je trouverais de très mauvais goût de votre part de ne pas fourrer l’argenterie dans vos poches, et que moins on en retrouvera sur la table, plus je garderai de vous un agréable souvenir.
Un prix de 10 000 francs de rente va être décerné au remplaçant de mannequin, comme exerçant la profession la plus singulière.
— Pardon, milord, murmura timidement le jeune homme de dix-huit ans, mais je n’ai pas encore parlé.
Les convives regardèrent avec dédain ce faible athlète.
— Eh quoi ! lui dit lord Sidney avec un étonnement profond, exerceriez-vous à votre âge une industrie plus extraordinaire que les professions excentriques de ces messieurs ? Mais alors quel démon peut l’avoir inventée ?
— Milord, articula le jeune homme d’une voix douce, mais ferme, je suis poète lyrique et je vis de mon état.
À cette révélation foudroyante, tous les convives baissèrent la tête. — Que ne parliez-vous plus tôt ! s’écria lord Sidney ; les dix mille livres de rente sont à vous, et bien à vous ! Mais comment ferez-vous pour mourir à l’hôpital ?
— Milord, dit finement Régine, je vais prier monsieur de m’offrir son bras.
. Comme on le pense bien, cette courte analyse est loin d’avoir le relief de l’humoristique récit de M. de Banville ; elle peut cependant donner idée de la fantaisie et de l’esprit charmant qui l’animent.
XV. Octave Feuillet. Les Amours de Philippe. — 1877.
La librairie Calmann-Lévy a mis en vente un nouveau roman de M. Octave Feuillet. Un livre de l’auteur de Sybille, du Roman d’un jeune homme pauvre et de tant d’œuvres remarquables et remarquées est toujours un événement littéraire et pour les difficiles, curieux de savoir si la dernière conception est à la hauteur des premières et pour ceux qui lisent parce qu’ils aiment lire et éprouver des émotions ; c’est assez dire le nombre de lecteurs qui attendent les Amours de Philippe. Personne ne sera déçu, le roman de M. Octave Feuillet est digne de ses devanciers : même respect de la forme, même élévation de sentiments, même mouvement dramatique. Nous recommandons particulièrement la troisième partie de ce livre à nos lecteurs, en remerciant l’auteur d’avoir trouvé un dénouement qui, pour être heureux, n’en est pas moins émouvant.
Commençons l’analyse du roman selon le procédé dont nous avons usé jusqu’à ce jour.
Le comte Léopold de La Roche-Ermel vit retiré dans son château, situé au cœur de l’ancienne province du Perche. Il a pour cousin et voisin de Boisvilliers, un parfait gentilhomme comme lui ; tous les deux, veufs, ont, le comte Léopold, une fille, Jeanne, M. de Boisvilliers, un garçon, Philippe, qu’ils élèvent avec l’idée de les unir un jour ; je cède la parole à M. Octave Feuillet.
Or, M. de Boisvilliers avait un fils, Philippe, né quelques années avant sa cousine Jeanne, et dès que le comte Léopold eut perdu toute espérance d’avoir lui-même un héritier direct, son rêve ardent fut d’unir un jour sa fille à Philippe de Boisvilliers, qui devait être, après lui, l’aîné des La Roche-Ermel.
Le comte Léopold laissa-t-il échapper ce secret de son cœur, ou cette combinaison si naturelle et si convenable saisit-elle d’elle-même l’imagination des deux familles ? Quoi qu’il en soit le mariage futur des deux enfants fut désormais chose convenue à La Roche-Ermel comme à Boisvilliers : on s’en entretient d’abord mystérieusement, par allusions et par sourires ; puis on s’enhardit et on dit à Philippe : « Votre petite femme », en parlant de Jeanne ; — à Jeanne : « Votre petit mari », en parlant de Philippe. Les femmes, et en particulier l’excellente Angélique-Paule, se plaisaient à ce jeu, qui ne laissait pas, il faut le dire, d’intéresser vivement Mlle Jeanne. Elle était, autant qu’une enfant peut l’être, éprise de son cousin : on se divertissait à faire cacher Philippe derrière un rideau ou sous une table, puis on introduisait Jeanne, qui était censée ignorer sa présence : mais elle la devinait aussitôt, allait droit à la cachette de son cousin et le découvrait en rougissant. Tout le monde alors se pâmait de joie, excepté le jeune Philippe, garçon fier et timide, à qui tout cela paraissait cruellement insupportable. Il tenait de sa mère, qui malheureusement n’était plus, une sensibilité nerveuse un peu exaltée. Les plaisanteries que les domestiques et les commères du voisinage ne lui ménageaient pas, au sujet de ses amours et de son mariage, achevaient de l’exaspérer, et sa petite fiancée présomptive, cause innocente de toutes ces persécutions, devenait peu à peu pour lui l’objet d’une extrême antipathie.
Ces impressions le suivirent au lycée Louis-le-Grand, où il entra vers sa quinzième année, et elles se réveillaient avec plus de force à l’approche des vacances. Son retour au pays natal lui était empoisonné d’avance par la pensée d’y retrouver sa fatale cousine souriante et rougissante ; son aversion pour elle avait même fini par s’étendre aux lieux où elle respirait et aux personnes qui l’entouraient, et nul doute que, s’il eût disposé de la foudre, le manoir de La Roche-Ermel n’eût été balayé de la terre avec toutes dépendances, y compris le chef de la branche aînée, le chevalier Charles-Antoine et sa flûte, la tante Angélique, la pauvre Jeanne et les domestiques.
De telles dispositions de la part du jeune de Boisvilliers, si elles eussent pu être soupçonnées des deux familles, y auraient jeté une étrange consternation.
Les années s’écoulent et l’aversion du cousin pour la cousine ne fait qu’augmenter, pendant que la pauvre Jeanne, qui, hélas ! n’est pas jolie, sent germer dans son cœur une affection sans bornes.
Ses études terminées à Paris (il vient d’être reçu avocat), Philippe, revenu à Boisvilliers, comprend que l’heure de l’explication a sonné. Un soir, trouvant décidément sa cousine sans beauté aucune, malgré ses beaux cheveux noirs, son regard plein de charme, Philippe déclare nettement à son père qu’il n’épousera pas Jeanne et ne pourra jamais se résigner à vivre en province.
On juge de la douleur de M. de Boisvilliers, mais un père n’a plus de volonté sur un cœur de vingt ans. Avant de renvoyer son fils à Paris, l’objet de ses rêves, le comte tint à lui expliquer que ni lui ni son oncle ne sont, comme il le suppose, deux inutiles.
Voici cette réponse pleine de noblesse et de raison.
Nous sommes deux gentilshommes campagnards, comme vous dites, et nous vivons sans gloire, mais non sans honneur. Nous travaillons à la multiplication du pain et de la viande, et nous donnons à la cavalerie française de solides remontes… C’est déjà quelque chose — mais ce n’est pas tout, mon fils ; il est bon, en ce temps-ci plus que jamais, que des gens comme nous demeurent dans leur pays natal, ville ou campagne, et s’y fassent respecter.
À part les services pratiques qu’ils peuvent rendre autour d’eux, il y a, dans leur présence seule, dans la supériorité de leurs connaissances, dans la dignité de leur vie, dans les grands souvenirs que leur nom réveille, il y a, dis-je, un enseignement, il y a un exemple, il y a une autorité. Ils sont comme ces vieux clochers qu’on aperçoit çà et là, dans les campagnes, qui font rêver le passant dans le chemin, le paysan sur son charme, et qui rappellent les foules, malgré elles, à de hauts sentiments et à de respectueuses pensées. Non, mon fils, nous ne sommes pas inutiles !… Ne me dites rien, Philippe, non, pas un mot ! Je crois vous comprendre, mais je n’arracherai pas à votre sensibilité, à votre attendrissement un sacrifice que vous regretteriez demain. Suivez la voie que vous avez choisie, suivez-la en homme de bien, et je me consolerai.
Le lendemain matin, Philippe était reparti pour Paris sans avoir revu sa cousine. Qui l’y ramenait ? On va le savoir : Philippe était amoureux fou d’une grande comédienne, de Mary Gérald. Philippe, qui se croyait poète, avait composé une tragédie, afin d’avoir un prétexte pour se rapprocher d’elle. La scène de la lecture de la pièce, chez l’actrice, mériterait d’être citée tout entière si l’espace réservé à cette revue le permettait. La pièce est jugée bonne, l’auteur trouvé charmant ; bref, la tragédie va être jouée, et la tragédienne est vite installée avec Philippe dans un délicieux hôtel que celui-ci a loué sans consulter autre chose que son cœur et ses rêves de fortune et de gloire.
On juge de la surprise de M. de Boisvilliers quand il vient à Paris pour embrasser son fils, et qu’il le trouve logé dans cette demeure relativement somptueuse.
Le vieux gentilhomme repart, la mort dans le cœur, convaincu que son fils se déshonore et a accepté l’hospitalité de la comédienne.
Enfin, le grand jour de la représentation a sonné.
Triste souper, s’il en fût, car Mary Gérald n’y vint pas, pas plus qu’elle ne revint à l’hôtel. Le lendemain, M. de Boisvilliers recevait la lettre suivante :
« Mon père, ma pièce a été sifflée, ma maîtresse m’a abandonné, et je dois vingt-cinq mille francs. J’accepte mes chagrins qui sont grands en expiation de ceux que je vous ai causés. Je change de logis ; je renonce à la littérature, et je vous prie d’être assez bon pour payer ma dette. »
« Je vous embrasse, mon père, avec un tendre respect. »
Il alla jeter lui-même cette lettre à la poste, et il eut en passant devant des affiches de théâtre la curiosité de voir ce que devenait Frédégonde. On annonçait que la seconde représentation était retardée par une indisposition de Mary Gérald. — Le lendemain, en parcourant les journaux où il recueillit encore plus d’une amertume, il apprit que la jeune comédienne avait payé son dédit à son directeur et qu’elle était partie pour Saint-Pétersbourg, où l’attendait un brillant engagement.
Peu de temps après, M. de Boisvilliers recevait encore la lettre que voici :
Mon père, je viens de prendre un engagement pour la durée de la guerre dans le 2e régiment de zouaves. Je suis sûr que vous m’approuverez. Je rejoins mon corps demain à Châlons. Je vous écrirai autant que je le pourrai.
La guerre vint, et Philippe fut blessé pour avoir, au péril de sa vie, sauvé celle du marquis de Talyas, son commandant.
Ici commence le second chapitre et le plus dramatique des amours de Philippe. M. de Talyas est marié et la marquise est une franche et charmante coquette ; le jeune héros lui plaît et, malgré les révoltes de sa conscience, le trouve fort à son gré. Cette passion, annoncée comme je le fais, est chose brutale ; il faut suivre dans le livre le cours délicat de ces amours dont toutes les phases sont reproduites avec une grande délicatesse de nuances.
Mais le temps a passé, les idées ont changé. Philippe a regardé l’avenir.
Le mariage est décidé, le rêve de toute la vie de Jeanne va s’accomplir.
La marquise a ordonné cette union avec une femme qu’elle croit laide, dépourvue de tout charme ; elle n’en conservera pas moins son amant.
Celui-ci ne fait aucune objection à cette clause honteuse, se réservant de l’éluder par tous les moyens possibles ; il retourne à Boisvilliers.
La marquise, bien que ne se rendant pas compte de ce qui se passe dans le cœur de Philippe, trouve qu’il met bien des lenteurs à établir pour l’avenir des relations nécessaires entre la famille de sa fiancée et la sienne ; la question des toilettes de mariage de la jeune provinciale va lui servir de prétexte ; elle agit de telle façon que c’est Jeanne elle-même qui demande à Mme de Talyas de faire certaines emplettes à Paris ; elle lui expédie des modèles de ses robes ; Mme de Talyas examine curieusement l’envoi de la jeune fille :
Elle passa ensuite à l’ouverture de la caisse qu’elle avait fait déposer dans son cabinet de toilette. Quand elle eut enlevé les feuilles de papier de soie qui la recouvraient, elle se pencha sur les tiroirs, ses narines délicates s’enflèrent, et elle aspira deux ou trois fois avec force pour mieux saisir les légers parfums qui s’en exhalaient.
— Elle est soigneuse, cette fille, murmura-t-elle. Qu’est-ce que c’est donc que cette odeur-là ?… Où prend-elle ça ?
Elle tira lentement de la caisse les objets qu’elle contenait, les maniant et les flairant l’un après l’autre avec la curiosité attentive d’un fauve qui retourne sa proie. Jeanne envoyait deux de ses robes, l’une montante et l’autre décolletée ; Mme de Talyas les suspendit, les dressa, les étala, en interrogea les moindres plis et les moindres flexions, et son front s’assombrit.
— La taille un peu courte, dit-elle, oui…, mais bien faite !
Il y avait aussi quelques échantillons de lingerie qui révélaient des habitudes personnelles d’une recherche élégante et même raffinée. Les gants étroits et longs donnaient la mesure d’une belle main patricienne. Les bottines, enfin par lesquelles la marquise termina cet intéressant déballage n’étaient pas neuves, et leur allure fine et cambrée était d’autant plus significative qu’elles avaient été moulées et fatiguées sur le vif.
Son examen de détail achevé, Mme de Talyas demeura quelques minutes encore dans une contemplation silencieuse devant les divers articles de toilette qui étaient épars sur le tapis ; puis elle s’assit les mains croisées sur ses genoux, et dit d’une voix sourde :
— On me trompe… elle est belle !
Mme de Talyas ne tarde pas à aller vérifier elle-même l’étendue du malheur qu’elle soupçonne. L’entrevue des deux femmes est traitée de main de maître.
— Vous ne l’épouserez pas, dit la marquise à Philippe, ou j’envoie vos lettres à mon mari.
— Envoyez-les, dit Philippe, il viendra et me tuera ; peu m’importe, car je ne veux plus supporter le poids de votre tyrannie !
Blessée dans ce qu’elle a de plus cher, Mme de Talyas rêve toutes les vengeances. Décidée à en finir, elle veut une explication et propose un matin à Jeanne de l’accompagner dans une promenade.
Mlle de La Roche-Ermel se leva de son banc et parut attendre que la marquise passât devant elle et débarquât la première. — Ah ! mon Dieu ! dit Mme de Talyas, qui s’était levée de son côté et qui jouait avec une rame, passez donc… nous n’en sommes pas à nous faire des politesses.
Jeanne, en entendant cette discourtoise apostrophe, éprouva l’étonnement mêlé de mépris que ressentirait un homme de cœur auquel son adversaire adresserait des injures sur le terrain. Elle laissa voir cette expression dans le pli dédaigneux de ses lèvres. Mme de Talyas la surprit, et le flot de haine et de colère amoncelé dans son âme déborda, Elle avait joué son amour, son honneur, sa vie… et elle avait tout perdu… Elle sentit le vertige du désespoir et la tentation du crime.
En ce moment même, Jeanne, debout sur l’avant du canot, faisait le geste de poser le pied sur le premier degré de l’escalier ; la marquise, tendant brusquement la rame qu’elle avait saisie, en appuya la palette contre la paroi du rocher et imprima à la barque un violent mouvement de recul. Jeanne, comme suspendue entre la rive abrupte et l’eau profonde, eut le vif sentiment du danger et prit un élan désespéré. Son pied atteignit la première marche, mais il glissa sur la pierre humide ; elle chancela, essaya de se retenir aux branches légères qui pendaient sur le talus et trouva, en effet, dans ce frêle appui, la force suffisante pour ne pas rebondir en arrière, mais elle tomba le visage en avant, et sa tête porta contre l’angle d’une marche. Par un effort suprême, elle se releva aussitôt et gravit follement l’escalier ; puis, se retournant, le front saignant vers Mme de Talyas, qui était dressée dans la barque :
— Oh ! Madame ! dit-elle, Madame !
Et la pauvre fille, après avoir cherché d’un geste éperdu quelque soutien auprès d’elle, s’affaissa lourdement sur le sol.
La marquise s’était rapprochée de la rive avec une précipitation fiévreuse ; elle descendit de la barque et escalada les degrés. Elle se trouva alors devant Jeanne, qui avait perdu connaissance ; son visage décoloré était renversé vers le ciel, et quelques gouttes de sang, s’échappant de son front blessé, coulaient lentement sur ses joues blanches. Mme de Talyas, l’œil hagard, les cheveux dénoués, les narines palpitantes, belle encore, mais de la beauté farouche d’une Euménide, se courba sur elle, la regarda, puis regarda l’abîme ouvert à deux pas de ce corps inerte. — En cet instant, un bruit soudain de feuillages froissés se fit entendre derrière elle ; elle se retourna, c’était Philippe.
À cette brusque apparition, elle eut une minute de complet égarement ; elle avança les mains comme pour repousser Philippe et lui masquer le corps inanimé de Jeanne. — Le jeune homme attacha ses yeux sur elle avec une fixité terrible, ne dit pas un mot et l’écarta violemment ; puis il se mit à genoux, prit la main de Jeanne, toucha l’artère et respira avec force, comme un homme délivré d’une mortelle appréhension.
— Jeanne… ma bien-aimée… dit-il en approchant son visage de celui de sa fiancée… parlez-moi., je vous en prie.
Il vit ses lèvres béantes se colorer doucement et ses yeux s’entrouvrir.
— Jeanne, c’est moi, reprit-il.
Elle le regarda d’abord avec un vague étonnement, puis elle le reconnut et sourit.
— Où souffrez-vous, chère enfant ? Vous êtes blessée, dites ?
— Non… rien… murmura-t-elle d’une voix faible comme un souffle… presque rien, vraiment… une égratignure au front… Rien de plus… Je vais me lever et marcher.
— Non… pas encore… attendez… attendez… Mais, dites-moi, que s’est-il donc passé ?
Et ses yeux se portèrent comme malgré lui vers la marquise.
— Comment cela est-il arrivé ?
Les yeux de Jeanne avaient suivi la même direction que ceux de Philippe, et ils s’arrêtèrent avec insistance sur Mme de Talyas qui, debout, immobile, muette, effrayante de pâleur, rajustait d’une main machinale le désordre de ses cheveux.
— Eh bien, dit Jeanne après une pause, j’ai été maladroite en débarquant… j’ai manqué une marche, voilà.
Puis, s’adressant à Mme de Talyas et lui souriant :
— Pardon, Madame, de la peur que je vous ai faite… Soyez bonne… voyons… donnez-moi la main pour m’aider.
Ces paroles généreuses, ces paroles inespérées, provoquèrent chez la marquise un de ces mouvements soudains, un de ces reflux violents, auxquels la passion est sujette.
— Des femmes comme elle, on peut tout craindre et tout espérer. — Après une minute de surprise confuse, elle s’approcha de Jeanne à la hâte et la soutint avec des soins attentifs, pendant qu’elle se relevait péniblement. Quand elle la vit debout, elle lui prit les mains et la regarda dans les yeux ; puis elle l’attira sur son sein et l’y serra longuement en l’embrassant avec une exaltation passionnée.
Se tournant vers Philippe stupéfait :
— Elle ment, dit-elle, j’ai voulu la tuer !…
En même temps, elle s’assit à demi défaillante sur un des fragments du rocher qui étaient semés dans les broussailles, enveloppa sa tête dans ses mains et on l’entendit sangloter.
……………………………………………………………………………………………
Comme ils rentraient au château, on remit à Mme de Talyas un télégramme qu’on venait d’apporter pour elle. C’était la réponse de son mari qui lui promettait d’être à La Roche-Ermel le lendemain soir. Elle garda pour elle le contenu véritable de la dépêche ; mais elle affecta de s’en montrer très attristée et dit que son mari la rappelait immédiatement à Paris, auprès de leur fils malade. Elle fit aussitôt ses apprêts pour partir le soir même.
Jeanne, légèrement indisposée à la suite de son accident, avait dû prendre le lit. Avant de se mettre en route pour la gare, la marquise pria qu’on la laissât un instant seule avec elle. Elle s’assit près du lit et garda longtemps, sans parler, la main de Jeanne dans la sienne. Puis, se levant d’un mouvement subit :
— Je vais vous faire mon cadeau de noces, ma chère, dit-elle.
Elle ouvrit son écrin de voyage qu’elle avait posé sur la table en entrant, et en tira un paquet de lettres qu’elle lui montra avec un triste sourire… Les soirées étaient déjà fraîches et il y avait un assez grand feu dans la chambre. Elle y jeta les lettres une à une. Puis, revenant à Jeanne, se pencha sur elle et baisa doucement la plaie de son front.
— Adieu ! dit-elle.
Et elle partit.
Tel est le dénouement de ce livre, écrit avec la simplicité et le charme qui sont la marque distinctive du talent d’Octave Feuillet ; les lecteurs l’applaudiront, beaucoup de gens de lettres seront plus réservés ; car, pour les confrères, M. Octave Feuillet est devenu ce belluaire depuis longtemps triomphant qu’un Anglais venait voir tous les soirs au cirque, au milieu de ses lions, avec l’espoir de le voir enfin dévorer. Cette joie leur est encore et leur sera longtemps refusée.
Littérature historique, philosophique et documentaire
I. Maxime Du Camp. Les Prisons de la Commune. — 1877.
M. Maxime Du Camp, à qui nous devons tant d’ouvrages intéressants, tant de précieux documents qui serviront à l’histoire de notre époque, publie, en ce moment, dans la Revue des Deux Mondes, une série d’articles sur les prisons de Paris pendant la Commune ; nous venons de lire celui qu’il a consacré spécialement à la Maison de Justice (la Conciergerie), à Saint-Lazare et à Sainte-Pélagie. Tant de choses ont été dites au lendemain même de la Commune qu’il était bien difficile, dans le trouble de tels événements, de distinguer le vrai du faux, de l’exagéré ; aujourd’hui les années ont passé, les recherches ont pu être faites sans passion sur ces effroyables journées, et l’on peut commencer à écrire leur histoire.
C’est cette tâche qu’a entreprise M. Maxime Du Camp. Se trouvant, par ses relations, aux sources mêmes des renseignements les plus authentiques, l’auteur de Paris n’a négligé aucun fait, aucun épisode et en a formé un ensemble d’un saisissant intérêt.
Nous nous rappelons à ce sujet un fait bien curieux et dont nous connaissons plusieurs témoins. C’était après un dîner auquel avait assisté Chaudey. On parlait politique ; le Dr de L… lui dit : « Vous avez tort, Chaudey ; vos républicains ne sont que des affamés qui se moquent de la République ; quittez-les au plus vite ! » — « Vous, dit en riant Chaudey, vous êtes trop réactionnaire, je vous ferai fusiller quand nous aurons la République ! » — « Je ne la souhaite ni à vous ni à moi, répondit le docteur, mais croyez bien que le devoir des radicaux est, pour conserver leur prestige, de fusiller les modérés qui ont été assez faibles pour se fourvoyer parmi eux ! À ce titre, vous serez fusillé avant moi. »
Effectivement, les gens de la Commune n’eurent rien de plus pressé que de s’en prendre à Clément Thomas, à Chaudey, etc., tout comme ils le feront à leurs coryphées d’aujourd’hui quand le temps viendra, si l’indifférence publique le permet.
Terminons par le récit de la mort de l’assassin de Chaudey :
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Raoul Rigault ne survécut pas longtemps à Chaudey ; le meurtre n’était pas commis depuis vingt-quatre heures que déjà l’assassin était puni et avait rejoint sa victime.
Très prudent, malgré son arrogance et sa cruauté, Rigault, dès le 18 avril, en prévision des événements qu’il redoutait et afin de se ménager le moyen de fuir, avait retenu un logement rue et hôtel Gay-Lussac, chez un maître de garni nommé Chrétien ; il s’était fait inscrire sur le registre des locataires au nom d’Auguste de Varenne, hommes d’affaires, âgé de vingt-sept ans, né en Espagne, ayant eu Pau pour dernier domicile ; il avait là une simple chambre qu’il partageait souvent avec Dacosta ; une femme de théâtre, avec laquelle il était également lié, ne demeurait pas loin de là.
Le 24 mai, vers cinq heures du soir, quelques chasseurs à pieds du 17e bataillon, après avoir emporté la barricade du boulevard Arago, aperçurent un commandant de fédérés qui, très précipitamment, entrait à l’hôtel ; ils firent feu sur lui et le manquèrent. Quatre ou cinq hommes, conduits par un caporal, se jetèrent derrière lui, pénétrèrent dans la maison et en arrêtèrent le propriétaire, qui, naturellement, fit de sérieuses objections. La maison n’avait qu’une issue, on s’en assura, et le malheureux logeur fut requis d’aller chercher l’officier fédéré qui, disait-il, avait gravi l’escalier en courant. Il n’ignorait pas que cet officier était son locataire, Auguste de Varenne, et qu’Auguste de Varenne n’était autre que Raoul Rigault.
Tout en haut de l’escalier, au-dessous d’une fenêtre à tabatière, ouvrant directement sur la toiture, M. Chrétien trouva Rigault fort effaré et lui dit : « Les soldats sont en bas, il faut descendre. » Rigault lui proposa de le suivre sur les toits et d’essayer ainsi d’échapper aux poursuites. Le propriétaire refusa ! « Non, descendez, rendez-vous, sans cela, je serai fusillé à votre place. » Raoul Rigault sembla hésiter, puis prenant brusquement son parti : « Soit, dit-il, je ne suis pas un lâche (le mot fut beaucoup plus vif), descendons ! » Il portait une épée et tenait un revolver à la main. Au second étage, il rencontra le caporal qui montait escorté de deux de ses hommes ; Rigault lui dit : « C’est moi ! » et lui remit ses armes sans même essayer d’en faire usage.
Les soldats l’entourèrent et le firent sortir de la maison pour le conduire à la prévôté, installée au Luxembourg : le caporal avait gardé le revolver à la main. Rue Gay-Lussac, auprès de la rue Royer-Collard, on rencontra un colonel d’état-major qui s’arrêta et demanda : « Quel est cet homme ? » Rigault répondit : « C’est moi, Raoul Rigault ! À bas les assassins ! » Le caporal, sans attendre l’ordre, lui appliqua son propre revolver sur la tête en lui disant : « Crie vive l’armée ! — Rigault cria : — Vive la Commune ! » Le caporal fit feu ; Rigault s’abattit la face contre terre, les bras en avant ; une convulsion le retourna ; alors un des chasseurs lui tira un coup de fusil au sein gauche.
On plaça le cadavre près de la barricade de la rue Gay-Lussac, où trois autres étaient déjà étendus contre les tas de pavés ; pour le reconnaître, on lui attacha un bouchon de paille à la ceinture. On les porta tous dans une maison voisine, où ils restèrent deux jours, ainsi que le ◀prouve▶ ce récépissé : « Reçu du concierge, M. Morot, demeurant rue Saint-Jacques, nº 250, quatre cadavres au nombre desquels celui de Raoul Rigault. — Brès, capitaine de la garde nationale, rue de la Huchette, nº 19. Paris, 26 mai 1871. »
Il n’y a point à plaindre Rigault. Il a mené à la préfecture de police, a écrit Louis Rossel, l’existence scandaleuse d’un viveur dépensier ; entouré d’inutiles, consacrant à la débauche une grande partie de son temps. Il fut cruel sans raison, féroce sans excuse, et barbota dans le sang comme dans son élément naturel. Si jamais criminel mérita la mort, ce fut celui-ci. Il n’avait jamais invoqué que la force il mourut justement frappé par sa propre divinité. On doit estimer heureux qu’il ait été tué le 24 mai, car, s’il avait réussi à se jeter sur la rive droite de la Seine et à se réunir à ses complices assemblés à la mairie du XIe arrondissement, il est probable que, venant au secours de Ferré, il n’eût pas laissé un seul otage en vie dans la prison de la Grande-Roquette ; de même l’on peut affirmer que, s’il eût été mis à mort le 23, jamais Gustave Chaudey n’eût été assassiné.
Il en est un cependant qui sut échapper à ce ridicule, c’est Augustin Ranvier. Lorsque, dans la matinée du 18 mai, les soldats s’emparèrent de la rue Saint-Maur, au moment où la lutte éteinte allait enfin laisser respirer Paris, étouffé depuis deux mois sous le poids de la Commune, ils fouillèrent la maison portant le nº 139, et dans l’appartement occupé par une dame Guyard, ils aperçurent un homme pendu au plafond : le cadavre était déjà raide et froid. On le transporta à l’église Saint-Joseph avec le corps de plusieurs insurgés tués sur les dernières barricades. En visitant les vêtements de ce corps inconnu pour y découvrir quelques pièces d’identité, on vit un papier attaché par une épingle à la doublure du gilet. Sur ce billet on lut : « Je suis Ranvier, directeur de Sainte-Pélagie. Je meurs parce que mon crime est impardonnable. »
Complétons ce récit par une note que nous reçûmes après la mort de Rigault ; nous n’en donnons que l’extrême fin, écrite par un témoin de l’exécution :
« … J’allai examiner le cadavre ; Rigault était couché sur le dos, les bras en croix ; la poitrine, découverte, portait deux blessures : la tête était fracassée et déjà tuméfiée et bleuâtre. La bouche était ouverte.
« Cette tête était renversée sur des débris de légumes (depuis longtemps la rue n’avaient pas été balayée), surtout des carottes et des poireaux. On ne savait qui avait placé sur sa poitrine une feuille de papier à lettres portant ces mots : « Respect aux morts. — Pitié pour un malheureux père ! »
« Il y avait d’assez nombreuses spectatrices ; c’étaient surtout des filles du quartier ; elles s’extasiaient sur la blancheur de la chemise et sur la propreté des pieds à Rigault, à qui on avait enlevé ses chaussures. L’une d’elles, grande fille dégingandée, dit : « Oh ! c’est bien Raoul Rigault, j’ai bu assez de bocks avec lui ! » Elle ne paraissait pas du tout émue du spectacle.
« Trois jours après cette juste exécution, nous rencontrâmes rue Le Peletier, avec Alfred d’Aulnay, le père de Raoul Rigault ; il était grave plutôt qu’affligé.
— « Je craignais tant, dit-il à d’Aulnay, qu’il ne fût guillotiné ! » Nous le quittâmes, comprenant bien par quels supplices, par quelles douleurs avait dû passer ce malheureux père, un honnête homme, pour en être réduit à prononcer de telles paroles en parlant de son fils !
II. Odilon Barrot. Mémoires. — 1875.
Enfin vient de paraître chez Charpentier le premier volume des Mémoires d’Odilon Barrot, que nous avons annoncés dernièrement. Ce volume, qui commence à la Restauration, s’arrête à la Révolution de 1848 et contient de précieux renseignements sur la fin du règne de Charles X, sur Casimir Perier, Guizot, Molé, pourrait, jusqu’à un certain point, être intitulé : les Mémoires d’un bourgeois de Paris.
En effet, on reste étonné, quand on considère la profondeur de l’abîme où nous ont jetés les révolutions, de voir combien étaient inconscients du danger les hommes qui nous y ont précipités. Obéissant le plus souvent (je ne parle que des honnêtes gens) à un caprice du cœur, la plupart des coryphées politiques du demi-siècle qui vient de finir, enivrés par une idée généreuse, ont pris pour collaborateurs des gens prêts à tout, et qui, devenus forts par leur appui, les ont toujours conduits à de sinistres aventures.
Les révolutions de 1830 et de 1848 sont caractérisées par ces mots d’un personnage de
vaudeville : « — Ah, si nous avions su que cela devait nous mener si
loin ! »
De même Odilon Barrot, qui prépara le banquet du douzième arrondissement, se garda, bien d’y prendre part, comprenant que ceux qu’il venait de déchaîner si imprudemment iraient, eux aussi, plus loin qu’il ne le voulait !
Son récit de la révolution de 1848 resterait comme un grand enseignement si on pouvait enseigner quelque chose aux gens affolés par la politique.
De cet ouvrage intéressant à tous égards, je ne citerai aujourd’hui, en les abrégeant, que quelques passages de la révolution de 1830.
Il s’agit du voyage de Cherbourg, du départ de Charles X, de la sauvegarde qui lui fut accordée et qui était composée du maréchal Mortier, du baron de Schonen, du colonel Jacqueminot et d’Odilon Barrot.
Je commence mes extraits au chapitre III ; le roi Charles X est à Rambouillet, attendant le résultat de son abdication et de la désignation qu’il avait faite du duc d’Orléans, comme lieutenant général du royaume.
Odilon Barrot va prendre congé de Louis-Philippe avant de partir pour Rambouillet.
Je pris à peine le temps de retourner chez moi, d’y faire prendre quelques effets de voyage et une lettre de crédit, puis je retournai au Palais-Royal.
La duchesse d’Orléans était cette fois dans le cabinet de son mari, et lorsque j’y entrai, je les trouvai tous deux en proie à la plus vive émotion.
Le duc se récriait sur sa fatale destinée, qui le condamnait à être l’instrument de la déchéance et de l’exil d’une famille qui l’avait comblé de bienfaits et pour laquelle il avait une si profonde affection. Ses paroles étaient entrecoupées de sanglots ; la duchesse, de son côté, livrée à une extrême agitation, se jetait au cou de son mari, cherchant à le consoler, à le soutenir, et, se retournant vers moi : « Le voyez-vous, disait-elle, c’est le plus honnête homme du royaume. »
J’étais moi-même ému de cette scène à laquelle j’assistais dans un silence respectueux.
Le lieutenant général alors s’approcha de moi :
« M. Odilon Barrot, je vous ai choisi parce que je connais votre cœur et que j’ai déjà pu apprécier la générosité de vos sentiments.
« Je vous charge particulièrement non seulement de veille à la sûreté de mes malheureux parents, mais de les entourer de tous les égards dus au malheur… »
Je l’assurai que j’étais prêt à sacrifier ma vie pour accomplir la mission qu’il me faisait l’honneur de me confier et que j’en comprenais le caractère et la portée.
Voici un tableau de Paris au moment où le bruit courait que le roi refusait de s’éloigner de Rambouillet :
D’un bout à l’autre de Paris et de sa banlieue, un cri unanime s’éleva : À Rambouillet ! à Rambouillet ! et aussitôt chacun de s’armer des premières armes tombées sous sa main, de s’emparer de tous les moyens quelconques de transport, puis, sans ordre, sans commandement, de s’acheminer pêle-mêle vers la route de Versailles. Le mouvement avait précédé le rappel des tambours ; il ne put pas être régularisé, et au lieu du contingent régulier de chaque légion de la garde nationale, c’était une immense cohue composée d’hommes de toutes professions, les uns à pied, les autres en charrette ; d’autres encombrant des voitures dont ils s’étaient emparés et qu’ils chargeaient jusqu’à l’impériale : ceux-ci revêtus d’uniformes divers, ceux-là en habits et en blouses ; les uns armés de fusils, les autres d’instruments de travail et même de broches de cuisine.
Tous poussaient des cris confus ; un étranger qui aurait vu passer un convoi si bizarre, sans connaître la cause qui lui donnait l’impulsion, n’aurait su comment le caractériser.
… Quelques escadrons de cavalerie en auraient eu facilement raison ; mais la force morale et la confiance étaient du côté de cette population confuse, tandis que la démoralisation la plus complète avait atteint et paralysé la force organisée qui entourait Charles X.
Enfin les délégués arrivent au château et sont admis devant le roi :
Charles X était seul, debout près d’une table ; sa contenance était contrainte et sévère ; il était visiblement agité, quoiqu’il affectât une assurance apparente. Sa voix était brusque.
« Hé bien, que me veut-on ? » furent les premières paroles qu’il nous adressa lorsqu’il nous vit entrer. Mes collègues m’avaient chargé de porter la parole ;
« Sire, lui dis-je, nous sommes suivis par une colonne armée de la population de Paris ; nous l’avons devancée et nous nous sommes hâtés de nous rendre auprès de vous pour épargner à la France un horrible conflit dans lequel périraient infailliblement vos plus fidèles serviteurs, ceux qui doivent vous être les plus chers…, conflit désormais sans objet, puisque vous et votre fils avez abdiqué.
« J’ai abdiqué, il est vrai, dit Charles X, mais c’est au profit de mon petit-fils, et nous sommes tous résolus ici à défendre ses droits jusqu’à la dernière goutte de notre sang. »
Ces derniers mots avaient été prononcés d’une voix forte et qui paraissait exprimer une irrévocable résolution.
Je me rapprochai alors du roi, et avec un accent pénétré et qui s’animait du sentiment que m’inspirait une si grave situation :
« Il ne m’appartient pas, lui dis-je, de préjuger les droits dont vous parlez ni les espérances qui s’y rattachent ; mais gardez-vous que le nom de votre petit-fils soit le signal de la catastrophe qui se prépare ; quel que soit l’avenir que Dieu lui réserve, dans l’intérêt même de cet avenir, qu’il ne soit pas souillé du sang qui va couler. »
Charles X était ému, sa contenance et sa voix changèrent subitement.
« Hé bien, me dit-il, que faut-il faire ? »
Cédant moi-même à une émotion trop vive pour respecter les lois de l’étiquette, je saisis une des mains du roi, et la pressant dans les miennes :
« Vous avez déjà commencé le sacrifice, sire, il faut le consommer et le consommer tout de suite, il n’y a pas un instant à perdre…
La retraite est commencée, on arrive à Dreux.
C’est à Dreux que la duchesse de Berry, qui n’était pas à Paris lors des journées de Juillet, rejoignit la famille royale ; afin de traverser les campagnes avec sûreté, elle avait cru devoir prendre un déguisement ; elle était revêtue de la veste et du chapeau d’un meunier.
C’est aussi dans cette ville que le soir, réunis dans un salon, Mme de Gontaut-Biron, gouvernante du duc de Bordeaux, nous dit ce mot plein de sens et d’esprit : « Si, le trente Juillet, je vous avais apporté le jeune prince royal à l’Hôtel de Ville et que je l’eusse mis sur les genoux du général La Fayette, qu’auriez-vous fait ?… »
« Ma foi, Madame, il est probable qu’alors ni vous ni moi ne serions ici… »
C’est à propos de cette réponse qu’on a prêté à Odilon Barrot cette réflexion faite à Mme la duchesse du Berry : « Gardez bien cet enfant, Madame, ce sera un jour le salut de la France ! »
Dans ce terrible voyage, qui rappelle en plus d’un incident celui de Louis XVI, je trouve ce détail curieux au point de vue de la question d’étiquette.
On est arrivé à Laigle :
C’est aussi dans cette ville, si mes souvenirs sont fidèles, que se passa un incident puéril, mais bien caractéristique ; on vint nous dire qu’on était fort en peine de trouver une table carrée pour servir le dîner du roi. On n’avait rencontré que des tables rondes : or, autour d’une table ronde, tous les convives sont au même rang ; une table carrée seule permettait de conserver au roi la prééminence qui lui appartient. Nous donnâmes la solution de ce difficile et important problème en conseillant tout simplement de scier la table ronde de manière à en faire une table carrée, ce qui fut fait.
Plus loin, je trouve ce touchant portrait de la duchesse d’Angoulême :
Pendant que cet enthousiasme se manifestait de mille manières sur la grande route autour de nous, souvent il arrivait que, derrière et à quelque distancera malheureuse duchesse d’Angoulême, fatiguée de la voiture, marchait, silencieuse et absorbée dans sa douleur. Alors à sa vue le silence se faisait, on s’éloignait avec respect et attendrissement à l’aspect de ce monument vivant des plus grandes vicissitudes et des plus cruelles épreuves qu’il n’ait été jamais donné à un être humain de subir.
Le malheur extrême et immérité la sanctifiait en quelque sorte aux yeux de ce peuple si admirable par la délicatesse et la sûreté de ses instincts.
Pour moi, lorsque les détails du service me faisaient le rencontrer par hasard, je m’empressais de m’éloigner aussitôt, ne trouvant pas d’autre moyen que cette réserve respectueuse de lui ◀prouver▶ ma profonde sympathie pour ses malheurs.
Mon collègue le baron de Schonen, pour n’avoir pas eu la même discrétion et s’être hasardé à lui adresser quelques paroles, s’était attiré une de ces rebuffades par lesquelles se trahissait trop souvent, dans cette princesse, un caractère aigri par la souffrance. « Suis-je donc condamnée, s’était-elle écriée, à avoir toujours devant moi le visage de cet homme !… »
Cette parole était dure et non méritée, car c’était un sentiment bienveillant qui portait de Schonen à offrir ainsi ses services et ses consolations. Seulement son cœur, dans cette circonstance, n’avait pas eu assez d’esprit.
À Carentan, la foule, moins hostile que dans les localités qu’on venait de traverser, venait curieusement visiter les fugitifs.
J’assistais donc à pied et mêlé à ce peuple de curieux à ce triste et solennel défilé, qui s’avançait lentement et au milieu d’un silence profond à travers cette foule à peine calmée.
Les premières voitures qui parurent étaient celles qui renfermaient le duc de Bordeaux et sa sœur, avec leurs gouvernantes. On avait appris à ces enfants, dans le temps de leur grandeur, à distribuer à la foule des saluts et des sourires gracieux toutes les fois qu’ils paraissaient en public ; on ne les avait pas déshabitués de cet usage depuis leur triste déchéance, et lorsque le peuple vit ces deux charmantes petites têtes blondes paraître aux portières et envoyer à droite et à gauche des baisers, l’attendrissement fut général ; les hommes murmuraient tous bas dans leur langage naïf : « Ils sont cependant bien gentils, ces pauvres innocents », et les femmes pleuraient.
En un instant l’hostilité avait fait place à un vif et universel intérêt.
Tout est préparé pour l’embarquement ; je détache ces réflexions curieuses de Charles X sur la première révolution :
Après nous être ainsi assurés que tout était disposé pour l’embarquement, nous retournâmes à Valognes. Charles X, de son côté, avait terminé ses préparatifs et était prêt à s’embarquer ; il était plus gai et plus expansif que les jours précédents, soit qu’il se sentit dégagé désormais des appréhensions qu’il avait eues pendant le voyage, soit que la résignation religieuse qui le soutenait dans cette grande épreuve reçût de l’approche du dénouement une nouvelle force. Il avait toujours montré dans les rapports que nous avions avec lui une politesse bienveillante et digne, mais froide et réservée. Peut-être son langage avec moi avait-il eu un peu plus d’abandon et de familiarité, à raison de ma jeunesse et surtout parce que, n’ayant appartenu par aucun lien à son gouvernement, je lui paraissais, dans mes idées de fidélité et de loyauté, moins chargé que mes collègues du reproche de félonie. Il avait même parfois porté cet abandon jusqu’à me parler de la Révolution, sujet sur lequel, en général, il déclinait toute conversation.
« Je n’avais pas le choix, me disait-il, les ordonnances étaient une nécessité impérieuse et absolue ; une fois placé sur la pente des concessions on ne peut plus s’arrêter. J’avais devant les yeux l’exemple de mon frère ; j’ai mieux aimé monter à cheval qu’en charrette.
« Du reste, je connais tous les fils de la conspiration qui était ourdie et sur laquelle je n’ai fait que prendre l’initiative ; je pourrais vous nommer le banquier qui a soldé tout ce mouvement populaire. » (Il faisait, sans doute, allusion à Laffitte).
Quelques lignes sur l’embarquement ; je ne sais rien de plus touchant que ce départ raconté par un homme qui, dix-huit ans plus tard, mettait ainsi le successeur de Charles X sur le chemin de l’exil :
Ce fut un moment d’attendrissement universel que celui où nous vîmes descendre ce vieillard sur lequel tant d’infortunes s’étaient appesanties, sans altérer en lui les grâces de la jeunesse et sans troubler cette sérénité d’âme que lui donnaient, au milieu des plus cruelles épreuves, ses croyances profondes et sincères. L’attendrissement redoubla et les sanglots recommencèrent à éclater autour de nous lorsque après lui descendit, couverte de ses vêtements de deuil qu’elle n’avait jamais quittés, la duchesse d’Angoulême, cette sainte femme à qui la Providence n’avait épargné aucune douleur ; puis vint un jeune enfant, et à son apparition un frémissement se fit entendre au milieu de cette foule d’exilés. Les gardes du corps firent retentir leurs armes, sans cependant pousser aucun cri.
M. de Clermont-Tonnerre saisit cet enfant avec une sorte d’exaltation et le montra aux assistants avant de l’emporter dans le bâtiment. La duchesse de Berry vint ensuite. Nous les suivions profondément émus nous-mêmes de cette scène, que le génie d’un grand artiste devrait transmettre à la postérité, ne fût-ce que comme une leçon éclatante pour les peuples et pour les rois.
Cette revue bibliographique ne serait pas celle du Figaro si elle n’avait pas su trouver dans des mémoires qui relatent tant de faits historiques quelque épisode un peu moins sévère que les graves événements que je viens de citer.
Voici une anecdote que raconte Odilon Barrot au commencement du volume. Il s’agit de sa première cause.
Je me souviens que, chargé de plaider pour un vagabond accusé d’avoir volé la nuit et avec effraction quelque volaille dans une ferme, j’allai, comme d’usage, visiter mon client à la Conciergerie. Ses haillons, sa barbe inculte donnaient à ce malheureux un aspect si repoussant que je ne pus m’empêcher de lui dire : « Vous êtes condamné d’avance, soyez-en certain, si vous vous présentez demain dans cet état devant le jury. — Que faut-il donc faire, monsieur l’avocat ? — Parbleu, vous laver, et surtout vous faire faire la barbe. — Mais je n’ai pas de quoi ! — Qu’à cela ne tienne. Voilà pour la barbe » ; et je lui remis une petite pièce de monnaie dans la main.
Le lendemain, mon client était tout autre ; il ressemblait presque à un honnête homme ; aussi fut-il acquitté, et certainement le rasoir du barbier avait eu autant de part dans cet acquittement que ma jeune éloquence.
Ah ! si Odilon Barrot avait continué à faire débarbouiller les gens qu’il a patronnés et à qui il a serré la main, combien l’eussent abandonné en chemin. Quel bonheur pour lui, pour eux et pour nous !
III. Prosper Mérimée. Lettres à une autre inconnue. — 1875.
Les Lettres à une autre inconnue paraîtront mardi prochain chez Michel Lévy. Un heureux hasard me permet aujourd’hui de parcourir cette nouvelle collection de lettres de l’auteur de Colomba. Cette autre inconnue ne le cède en rien à la première, loin de là. Éclairées par la remarquable préface de M. H. Blaze de Bury, ces lettres, malgré leur légèreté apparente, voulue peut-être, expliquent plus de faits qu’elles n’en rapportent.
On est tout étonné en lisant ces lettres d’apprendre qu’il existait, chez l’impératrice, une cour d’amour dont Mérimée, sexagénaire, était le secrétaire. On devait y viser quelque peu au bel esprit ; Mérimée ne s’en défend pas, ce qui ne l’empêche pas de nous montrer se profilant déjà dans l’ombre la statue du Commandeur. La statue tient un bâton, mais ce n’est pas le froid rouleau de marbre du Commandeur de Don Juan, c’est un bâton noueux au bout du bras vivant de l’étranger qui vous guette au coin du bois ; le spectre qui le brandit s’appelle Bismarck.
Je ne saurais mieux faire, pour donner ici une idée de ce livre dont je transcrirai plus bas quelques pages, que de citer plusieurs paragraphes de l’avant-propos de M. Blaze de Bury ; il a connu Mérimée et le sait non seulement comme il voulait paraître, mais encore comme il était en réalité.
Parlant de la première inconnue :
Je serais bien étonné, dit M. Blaze de Bury, si la personne qu’on prend généralement pour l’inconnue était la vraie.
Rien de plus indéchiffrable que ces sortes d’énigmes littéraires, et c’est justement là-dessus que la vanité humaine aime à spéculer. On n’est jamais fâchée d’être Elvire ou de se voir attribuer le mérite d’un livre imprimé sans nom d’auteur, et qui fait un certain bruit. En pareil cas, vous pouvez adresser vos compliments à la femme la plus honnête et la plus modeste : elle commencera par nier coquettement ; insistez, elle minaudera de l’éventail et sourira d’un sourire qui, s’il ne dit point oui, ne dit pas non !
Je trouve dans cette préface un portrait bien ressemblant de l’homme d’esprit qui s’appelait. Mérimée et qui voulait à toute force être un sceptique :
Par bonheur, Dieu a voulu que la nature humaine fût pleine d’inconséquences.
Le cœur vient alors qui corrige l’esprit, et, du cœur, Mérimée en avait plus qu’il ne voulait le laisser voir. Son naturel vaut mieux que ses principes. Sous l’athée et le libertin, l’artiste se dérobe sans doute, mais point assez pour ne pas reparaître et s’émouvoir au bon moment.
Tel était l’écrivain, tel était l’homme : le meilleur des fils, l’ami le plus sûr et le plus serviable. Courageux, discret, sachant payer de sa personne, en un mot un de ces ironistes qui sont capables de toutes les compassions et de toutes les aumônes, pourvu que la religion n’intervienne pas et qu’on les laisse faire « au nom de l’humanité ».
Passons au portrait physique :
— Mérimée est un gentilhomme, disait M. Cousin.
Cette qualité, jointe au prestige du talent et du renom, expliquerait bien des petites fascinations exercées çà et là jusqu’à sa fin, non qu’il n’eût rien de ce qui constitue un héros de roman. Il n’était point beau ; sa tête carrée, son expression narquoise et goguenarde le faisaient ressembler à un paysan ; mais il s’entendait aux choses de la vie du monde, marchait l’égal de tous et savait se faire respecter. Avec lui, la littérature ne venait que par surcroît.
Causeur, érudit, archéologue, académicien, sénateur, tout ce qu’on voulait, mais homme de lettres, jamais !
Quelques mots sur la nouvelle Inconnue :
La spirituelle et charmante Inconnue, nommée par l’impératrice Eugénie présidente de la cour d’amour, avait choisi Mérimée pour son secrétaire. L’impératrice adorait ces divertissements renouvelés de Clémence Isaure, et ce sera son mérite d’avoir su y associer des esprits tels que Mérimée, Octave Feuillet et Jules Sandeau.
Voilà tout ce que nous pouvons savoir sur elle… pour le moment, car l’avenir est toujours indiscret, et bien rares sont les masques que le temps ne lève pas.
Après avoir insisté sur le côté galantin, disons le mot, de Prosper Mérimée, M. Blaze de Bury conclut ainsi :
Voltaire disait :
« Si Pétrarque n’avait aimé, il serait moins connu ! »
Je n’oserais affirmer cela de Mérimée, que sa littérature seule a rendu célèbre. Oui, mais comment nier que cette vie d’action et de galanterie qu’il mena jusqu’à la fin n’ait puissamment aidé à l’originalité de sa littérature en maintenant en éveil chez l’écrivain ces facultés expérimentales qui sont le fond et le meilleur de son talent ?
Passons maintenant à cette curieuse correspondance et voyons si, toutes proportions gardées, on n’y trouve pas un peu de l’esprit de Voltaire, un peu du coup de crayon de Saint-Simon.
Toutes les lettres sont adressées à la présidente de la cour d’amour dont j’ai parlé plus haut. Voici un emprunt fait à la première :
Paris, samedi 11 mai 1863.
Chère et belle présidente,
… Tout le monde ici est extrêmement ému par la mort de M. de Morny. On commence, maintenant qu’il n’est plus, à comprendre toute sa valeur. On cherche un homme pour le remplacer, et je crois qu’on le cherchera longtemps. Un de vos amis et presque compatriote s’est offert, mais on n’a pas accepté. On dit que M. de Morny est mort épuisé, sans aucune maladie, mais à bout de force, n’ayant plus que de l’eau dans les veines au lieu de sang. À toutes les fatigues morales et physiques, il joignait l’habitude de se droguer à la manière anglaise, ce qui était encore plus dangereux peut-être que le reste.
Je n’ai encore vu personne ; mais, dans une heure, j’aurai fait une visite à l’auteur de la Vie de César, qui veut bien me recevoir aujourd’hui. Le livre embarrasse un peu les gens qui voulaient le critiquer. Ils sont obligés de le trouver un peu trop savant pour eux ; ils disent que cela regarde l’Académie des inscriptions, et non l’Académie française. Il me semble qu’il y a de très belles pages. Je suis surpris de l’érudition, plus grande et plus solide que je ne m’y serais attendu ; je regrette toujours cependant qu’il n’ait pas suivi mon conseil, qui était de se borner à faire un commentaire sur les Commentaires et à laisser aux pédants en us la discussion des textes et les dissertations sur la manière dont les Romains mettaient leur bonnet de nuit.
Dans une autre lettre, je trouve ce joli croquis de la princesse de Metternich et pour la première fois le nom du grand chancelier :
La princesse de Metternich est, au contraire, toute grâce et toute amabilité. Seulement, elle s’est jetée dans la peinture, j’entends le Samojivopistvo 3 et comme cette science a fait des progrès ! Elle a des lèvres d’une couleur de feu ravissante, avec lesquelles on peut boire du thé sans les laisser sur la tasse.
Il paraît qu’il n’y aura pas de Fontainebleau cette année. C’est encore là un nouveau tour de M. de Bismarck. Quelques-uns disent que l’empereur ira dans quelques jours à Vichy ; d’autres, que Leurs Majestés, partiront pour leur voyage en Alsace et en Franche-Comté. Imaginez un peu le plaisir qu’il y a de recevoir des harangues et d’embrasser des demoiselles habillées de blanc qui vous offrent des bouquets par trente degrés au-dessus de zéro ! Ne vaudrait-il pas mieux aller en gondole sur le lac ou disserter dans la cour d’amour sous votre présidence ?
Nigra montre une grande joie (vraie ou affectée, je ne saurais dire), du refus de l’Autriche à l’invitation d’envoyer ses plénipotentiaires à la conférence. Il est certain qu’il y a un enthousiasme extraordinaire en Italie, et que tous les jeunes gens sont soldats. Se battront-ils aussi bien que les Croates, je n’en sais rien. Nos militaires paraissent avoir une très bonne opinion de l’armée autrichienne et très médiocre des Prussiens. Ils ont envoyé dernièrement un de, leurs canons à l’empereur ; ce sont des canons très extraordinaires et qui doivent leur assurer la victoire. Malheureusement, il a crevé au premier coup ; ce qui est un défaut désagréable pour qui fait usage de ces instruments.
Quoi qu’on fasse pour s’étourdir à la cour d’amour, on entend le bruit du dehors ; c’est la foule qui parle de la guerre :
Nous demeurons, nous autres, immobiles, chantant des variations sur ce thème favori, te bonheur de la paix. Le faubourg Saint-Germain a trouvé que c’était l’empereur qui était l’inventeur de la guerre, et qu’elle s’était manigancée à Biarritz entre lui et M. de Bismarck. Ils devraient ajouter le chien Néro, qui était en tiers avec eux dans leur seule conversation sur la terrasse que vous connaissez bien. Le monde étant très bête, particulièrement dans mon quartier, il y a beaucoup de gens qui gobent cette bourde-là.
Laissons ce vilain sujet de guerre.
Dans une lettre datée de Saint-Cloud et du 14 août 1866, je trouve en même temps qu’une singulière idée artistique quelques lignes sur la présence de l’impératrice du Mexique :
Nous avons le bonheur de voir de temps en temps l’impératrice du Mexique. C’est une maîtresse femme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Louis-Philippe. Elle a des dames d’honneur avec des yeux flamboyants, mais des teints de pain d’épice et un faux air d’orang-outang. Nous nous attendions à voir des houris de Mahomet ! On suppose que Sa Majesté est venue demander de l’argent et des soldats ; mais je crois qu’on ne lui donnera rien que des fêtes, dont elle a l’air de ne pas se soucier beaucoup.
Quelques lignes bien caractéristiques sur la mort de son ami Bacciochi :
Le pauvre Bacciochi est mort après une cruelle agonie. Nous en avons reçu la nouvelle hier, au moment où l’on était le plus gai ou du moins plus bruyant que de coutume. À ce tapage a succédé un assez long silence, et je crois que chacun se demandait quel serait l’effet produit par l’annonce de sa propre mort dans l’illustre assemblée. Salute a noi ! disent les Italiens en pareille occasion. Je n’ai jamais entendu parler de maladie plus étrange que celle de ce pauvre Bacciochi. Il ne pouvait tenir en place, et était obligé de marcher toujours, jusqu’à ce qu’enfla il tombât accablé, et alors, quelquefois après vingt-quatre heures, il dormait quelques minutes. C’est le supplice du Juif errant. On dit que les dames en sont en grande partie responsables.
Et voilà un homme enterré !
Mérimée savait que le monde parisien, comme le peuple athénien, n’aime pas à être attristé et que l’idée de la mort lui déplaît fort. Aussi il ne s’appesantit pas sur les regrets et sort vivement du lugubre par une plaisanterie :
Hier, à onze heures du soir, un de mes amis qui m’avait tenu compagnie et qui venait de me quitter est remonté précipitamment pour me dire que le feu était à ma maison. En sortant dans la rue, un sergent de ville lui avait dit : « Comment, vous sortez et le feu est chez vous ! » J’ai ouvert la fenêtre et j’ai senti, en effet, beaucoup de fumée, mais je n’ai pas vu de feu. Il y avait sous ma fenêtre un grand rassemblement. Ma cuisinière commençait à prendre son chat, et j’hésitais entre mon argent et mes bottes, lorsqu’on a découvert qu’il ne s’agissait que d’un feu chez un boulanger de la rue du Bac, assez loin de chez moi.
Dans une lettre du 14 juillet 1867, je lis cette page relative à la présence du sultan à Paris :
Les dames de l’Académie impériale de musique s’étaient flattées que le sultan leur jetterait beaucoup de mouchoirs, mais il n’en a jeté aucun. Il voyage maintenant, et peut répondre comme une demoiselle de la rue de Bréda devant qui deux de ses amies de la rue Notre-Dame-de-Lorette parlaient de ce qu’elles feraient si M. de Greffulhe leur faisait cent mille livres de rente : « Moi, dit l’une, j’aurais une chambre à coucher tendue en cachemire. — Moi, dit l’autre, j’aurais une calèche avec des chevaux gris et des cocardes en satin avec un diamant au milieu. — Et moi, dit la demoiselle de la rue de Bréda, si j’avais cent mille francs de rente, je coucherais seule. »
L’état de sa santé l’inquiète sans cesse, et, sous les éclats les plus gais de son esprit, il n’est pas difficile de deviner la pensée qui le tourmente :
Le temps passe assez vite, sinon d’une manière amusante, et je m’endors assez souvent. Je m’en trouve assez bien jusqu’à présent. On m’en a rapporté des effets merveilleux, et je compte pousser l’expérience jusqu’au bout. Guy Patin disait qu’en fait de découvertes médicales, il fallait se hâter de les prendre pendant qu’elles guérissaient.
Je réduis autant que possible la lettre XXXVI, datée de Cannes :
1er avril 1869.
Chère présidente,
Veuillez, je vous prie, ne pas chercher un autre secrétaire. Votre vieux serviteur n’est pas encore mort et serait désolé d’être remplacé auprès de vous. J’ai été fort malade le mois passé, et je ne suis pas encore parfaitement rétabli ; pourtant je commence… Nous avons maintenant de l’eau, et bonne à boire et à cuire les légumes. Nous avons un égout collecteur, qui a empesté la ville pendant trois mois et ne l’a pas du tout lavée. On nous a fait un quai magnifique le long de la plage, mais la mer l’a emporté aussitôt qu’il a été terminé. Enfin, nous possédons deux journaux dont les rédacteurs s’injurient dans le style le plus provençal, et qui, de temps en temps, quittent la plume pour se donner des coups de canne. Vous voyez que nous avons fait de grands progrès en civilisation, et que nous tendons à devenir grande ville.
Pour terminer mes extraits et répondre à ceux qui croiraient ne trouver qu’un recueil de lettres légères ou superficielles dans cette correspondance, je copie cette page, une des dernières qu’ait écrites Prosper Mérimée ; malgré lui encore il entend les bruits de la rue, et sa dernière phrase ◀prouve▶ qu’il en a compris le terrible sens :
Je suis bien inquiet. Je trouve que les affaires ne vont pas bien et je crains que, dimanche prochain, elles n’aillent plus mal. Que dit M. Gavini ? Si vous saviez quelque nouvelle, il serait charitable à vous de m’en faire part. Ici, nous avons des assemblées populaires qui font beaucoup de bruit. On y tient les discours les plus incendiaires, et on crie impunément : « Vive la République ! » Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’un certain nombre de gens riches du pays excitent cette canaille, qui leur fait peur et qu’ils espèrent se rendre favorable en affectant les opinions socialistes.
Il est aisé d’après ces extraits de juger de l’intérêt de cette correspondance qui, malgré sa frivolité affectée, appartient par sa date, ses réflexions, ses restrictions même, à l’histoire de nos désastres. Peut-être même s’expliquera-t-on plus tard bien des déceptions, des effondrements en relisant ces quelques lettres et en constatant que trop de grands esprits de notre époque firent comme Mérimée et se bornèrent à constater la décadence de leur pays alors qu’il avait le droit de de toutes les clartés de leur intelligence et de leur génie pour se guider.
IV. Michelet. L’Insecte. — 1875.
Combien douce et aimable est la philosophie de Michelet. Une nouvelle édition de l’Insecte vient de paraître chez Hachette ; elle est illustrée de 150 gravures de Giacomelli, un dessinateur de grand talent. Il y a dans l’Insecte tout un peuple de scarabées, de mouches, de fourmis, d’abeilles, de rares coléoptères, de papillons et de fleurs. Il n’est pas jusqu’à l’araignée qui ne soit le sujet d’un charmant dessin. L’adjectif charmant, à propos d’une araignée, peut paraître exagéré ; qu’on relise ce passage du livre de Michelet et l’on verra que la pauvre bête a bien aussi sa poésie.
Mes premiers rapports avec l’araignée ne furent rien moins qu’agréables. Dans ma nécessiteuse enfance, lorsque je travaillais seul à l’imprimerie de mon père, alors ruinée et désertée, l’atelier temporairement était dans une sorte de cave, suffisamment éclairée, étant cave par le boulevard où nous demeurions, mais rez-de-chaussée sur la rue Basse. Par un large soupirail grillé, le soleil venait à midi égayer un peu d’un rayon oblique la sombre casse où j’assemblais mes petites lettres de plomb. Alors, à l’angle du mur, j’apercevais directement une prudente araignée qui, supposant que le rayon amènerait pour son déjeuner quelque étourdi moucheron, se rapprochait de ma casse. Ce rayon, qui ne tombait point dans son angle, mais plus près de moi, était pour elle une tentation naturelle de m’approcher.
Malgré le dégoût naturel, j’admirai dans quelle mesure progressive et timide, lente et sage expérimentation, elle s’assurait du caractère de celui auquel il fallait qu’elle confiât presque sa vie. Elle m’observait certainement de tous ses huit yeux, et se posait ce problème : « Est-ce, n’est-ce pas un ennemi ? »
Sans analyser sa figure ni bien distinguer ses yeux, je me sentais regardé, observé ; et apparemment, à la longue, l’observation me fut tout à fait favorable. Par l’instinct du travail peut-être (qui est si grand dans son espèce), elle sentit que je devais être un paisible travailleur, et que j’étais là aussi occupé, comme elle, à tisser ma toile. Quoi qu’il en soit, elle quitta les ambages, les précautions avec une vive décision, comme dans une démarche hardie et un peu risquée.
Non sans grâce, elle descendit sur son fil et se posa résolument sur notre frontière respective, le bord de ma casse, favorisée en ce moment d’un blond rayon de soleil pâle.
J’étais entre deux sentiments. J’avoue que je ne goûtais pas une société si intime ; la figure d’une telle amie me revenait peu ; d’autre part, cet être prudent, observateur, qui certainement ne prodiguait pas sa confiance, était venu là me dire : « Eh ! pourquoi ne prendrais-je pas un tant soit peu de ton soleil ?… Si différents, nous arrivons cependant ensemble du travail nécessiteux et de la froide obscurité à ce doux banquet de lumière… Prends un cœur et fraternisons. Ce rayon que tu me permets, reçois-le de moi, garde le… Dans un demi-siècle encore, il illuminera ton hiver. »
Il est impossible de parler avec plus de charme de l’insecte le plus universellement abhorré et, disons-le, méconnu. Il est certains passages vraiment attendrissants. L’œuvre de Michelet a obtenu un trop grand succès pour que j’aie à en signaler la valeur.
Le plus grand éloge que j’en puisse faire tiendra dans cette courte anecdote absolument authentique.
Un de mes amis lisait l’Insecte en se promenant dans son jardin, alors que cet ouvrage venait de paraître.
— Je suivais, me dit-il, machinalement une étroite allée, tout en tournant les pages de mon livre. Le jardin était rempli de ces petites bêtes vertes, grosses comme des hannetons, qu’on appelle communément des couturières, et qui, par parenthèse, m’inspiraient une telle horreur que je n’en voyais pas passer une sans mettre le pied dessus. Tout à coup, un de ces insectes traversa l’allée que je suivais ; instinctivement je me préparais à l’écraser, quand je me sentis retenu par une sorte de seconde pensée. Je lui fis grâce. Le livre de Michelet m’avait tellement impressionné que mon antipathie contre les insectes s’était évanouie, et qu’en rentrant chez moi je me surpris changeant deux ou trois fois mon pas pour ne point écraser des files de fourmis qui traversaient le sentier.
V. Ambert (Le général). L’héroïsme en soutane. — 1876.
Le titre du livre que le général Ambert vient de faire paraître chez Dentu dit bien quel est son but et quelle vérité il veut démontrer. Les quelques lignes qui lui servent de préface l’expliquent suffisamment :
Après la dernière guerre et les événements qui l’ont suivie, l’auteur de ce livre a jeté un regard en arrière pour distinguer dans la mêlée les vertus et les vices, les dévouements et les égoïsmes, les courages et les défaillances.
Le tableau était triste jusqu’à la désolation.
Cependant, au milieu des sombres nuages, une figure se montrait animée du patriotisme le plus ardent et le plus pur.
Tout d’abord cette figure semblait effacée.
Prenant peu à peu des reliefs accentués, elle a dominé ce qui l’entourait.
C’était la figure du prêtre catholique.
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Le maréchal Bugeaud disait souvent : « Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. » Il exprimait cette vérité que, dans un régiment, une compagnie, un groupe quelconque, il y a un petit nombre d’hommes, toujours les mêmes, pour donner l’exemple du courage embellir le sacrifice et montrer le devoir.
Au milieu des grandes luttes de la vie, guerres et révolutions, ce sont aussi les mêmes qui se font tuer. Ils se nomment le prêtre et le soldat.
Maintenant que le lecteur sait sur quel terrain le général Ambert s’est placé pour faire ses observations, je ne puis mieux donner idée de son remarquable et consciencieux travail que par des extraits de ce volume qui lui a été pour ainsi dire dicté sur les champs de bataille.
Le général parle de la vie en soldat qui a vécu et de la mort en homme qui l’a souvent sentie passer.
Ceux que M. Ambert a vus à leurs derniers moments étaient jeunes et encore à cet âge où le corps et la raison ont toutes leurs énergies ; les fausses doctrines, ces lèpres de l’esprit, ne les avaient pas encore touchés et amoindris, et tous, il le dit et le ◀prouve▶, sont morts, croyant fermement à une autre vie. Cette débilité morale, qu’on appelle l’athéisme, est généralement inconnue à l’homme qui meurt dans sa jeunesse sur les champs de bataille ; il tombe pour défendre son pays, et avant de fermer les yeux il appelle l’aumônier qui vient lui parler de sa vraie patrie.
Il est bon, il est sain que de tels livres soient écrits par un soldat ; le clergé français ne serait ni aussi diffamé ni aussi persécuté par l’étranger si l’on ne sentait qu’il est avec l’armée le dernier rempart de notre honneur national.
Cela est si vrai qu’un historien allemand a dit, dans un livre sur la guerre, que l’ennemi avait trouvé plus de patriotisme dans le clergé catholique que dans les classes diverses de la société.
Nous avons connu un jeune prêtre qui est mort à la peine. Élevé par une veuve pieuse et souffrante, il ne connut jamais les jeux riants de l’enfance. Le séminaire avait été pour lui une sorte de refuge. Il en sortit pour guider un petit troupeau, loin des villes, au milieu des bois. Il y vivait en paix lorsque les bruits de guerre vinrent jusqu’à lui. Il partit et ne revint pas.
Mais il eut long et grand courage, nous dirons volontiers un saint courage. Son corps tremblait à la bataille, son regard se troublait, mais son âme dominait le corps ; il marchait dans la fournaise et allait aux blessés le front calme. Faible, il supportait les fatigues inouïes ; timide, il soutenait les courages ; mais il sentait à chaque pas qu’il marchait vers une mort prochaine. Parfois, il tombait, accablé par le poids de sa croix, mais il se relevait pour faire quelques pas encore. Les soldats le considéraient comme l’enfant du régiment, ils l’aimaient tous, prêtaient l’oreille à sa voix, lui faisaient au bivac un nid dans la paille, lui versaient le vin de la gourde et le couvraient d’un grand manteau de guérite. Il mourut au milieu d’eux, après une marche pénible. Pour mourir il se coucha au pied d’un arbre.
Pauvre victime du devoir, qui tombait comme Bayard, et que Dieu avait créée pour la douce existence des lévites.
Voici un tableau peint de main de maître. Ceux qui ont fait la dernière campagne en constateront la vérité.
La nuit était venue et le froid se faisait vivement sentir. Le capitaine prussien inscrivait sur un papier le nombre de cadavres relevés et formant un monceau. Un homme enveloppé de son manteau recevait les renseignements que lui fournissaient les frères. On entendait encore le bruit des pelles et des pioches qui brisaient la glace, et la marche pesante des frères porteurs de brancards. Ils déposaient leurs précieux fardeaux, essuyaient la sueur de leur front, qui ruisselait malgré le froid ; ils sondaient la neige. D’un côté se trouvaient les Français morts, de l’autre les Prussiens morts. Entre ces cadavres des torches répandaient de fugitives lueurs rouges ; des mots se croisaient en langue française et en langue allemande. Le capitaine prussien déclara que la dernière minute de l’armistice allait sonner.
Trois coups de sifflet se firent entendre.
Le capitaine, qui tenait sa montre à la main, l’enfonça sous les revers de sa large capote et réunit ses hommes : les frères se placèrent en rang. D’un côté se voyaient les Allemands aux casques pointus, de l’autre les frères au sombre chapeau rabattu sur le front.
Le capitaine donna ses ordres et de grandes fosses furent creusées. D’un côté on déposa les Français, de l’autre les Allemands ; un frère prenait le numéro matricule de chaque Français avant de le descendre en terre. Parfois le capitaine prussien s’approchait des Français et s’informait du chiffre qu’il notait avec soin.
Le vent de la nuit agitait la flamme des torches, souvent nous étions plongés dans une profonde obscurité, puis tout à coup des coins du tableau se trouvaient inondés de lumière. On parlait à haute voix et jamais sans nécessité. Le bruit des corps qui tombaient un à un dans la fosse retentissait à cause de la gelée. Deux frères descendus dans cette fossé replaçaient les têtes et les membres. Ces deux frères aussi bien que les autres étaient couverts de neige, de sang et de boue. Presque tous avaient les mains déchirées et les vêtements en lambeaux. L’un d’eux ayant trouvé sur un soldat mort le crucifix d’un chapelet, baisa le crucifix et le replaça sur la poitrine du mort.
Ce cruel service dura longtemps. Enfin les fosses furent remplies jusqu’aux bords ; on les recouvrit de terre et de neige, qu’il fallut fouler aux pieds.
Suit un trait d’héroïsme qui perdrait à être souligné :
Le 19 décembre 1870, le frère Nethelme, professeur à l’école de Saint-Nicolas, fut atteint par une balle prussienne.
Après deux jours de souffrances, le frère mourut.
Le frère était à peine enseveli qu’un jeune homme se présenta au frère Philippe, le supérieur.
— Je viens, dit-il, du département de la Lozère, pour prendre la place de mon propre frère Nethelme qui a été tué.
— Avez-vous le consentement de votre famille ? demanda le vieillard.
— Mon père et ma mère, répondit le jeune homme, m’ont embrassé et béni avant de me laisser partir.
C’est la chevalerie dans son héroïque grandeur, dans sa sublime simplicité.
Je passe des scènes sanglantes où le prêtre trouve toujours la première place ; il en est de terribles où l’ennemi, fusillant des enfants de quatorze ans, des vieillards de soixante ans, ne recule pas non plus devant le meurtre d’un pauvre curé de campagne. Bien qu’il n’y ait eu là que des soldats, on pense malgré soi aux assassins de la rue Haxo.
Voici encore un trait entre bien d’autres :
Des soldats allemands entrent dans un village et exigent six victimes à fusiller ; probablement comme représailles.
On tire au sort, et cependant ceux qui avaient fait feu sur les Prussiens n’appartenaient pas à la commune.
Les six malheureux que le sort avait désignés furent livrés à cinq heures du soir et enfermés dans la salle d’école, au rez-de-chaussée de la mairie.
L’officier prussien autorisa le curé à porter à ces hommes les consolations de la religion. Ils avaient les mains attachées derrière le dos. Une même corde leur liait les jambes.
Le prêtre trouva ces hommes dans un tel état de prostration qu’ils comprenaient à peine ses paroles. Deux d’entre veux semblaient évanouis, un autre était en proie au délire de la fièvre. À l’extrémité de la corde, la tête haute et le front calme en apparence, se trouvait un homme de quarante ans, veuf et père de cinq enfants en bas âge, dont il était l’unique soutien.
Il sembla d’abord écouter avec résignation les paroles du prêtre, mais saisi par le désespoir, il se laissa aller aux plus abominables imprécations. Il maudissait la nature entière. Passant du désespoir à l’attendrissement, il pleurait sur ses enfants voués à la mendicité, à la mort peut-être. Alors, il voulait que ses enfants fussent, avec lui, livrés aux Prussiens ; saisi d’un rire satanique il s’écriait : Oui, c’est le petit Bernard, âgé de trois ans, qui a tiré sur ces gredins !
Tous les efforts du prêtre furent inutiles pour ramener la paix dans cette âme brisée. Le curé sortit et marcha lentement vers le corps de garde où se tenait l’officier. Celui-ci fumait dans une grande pipe de faïence. Il écouta le curé sans l’interrompre, laissant échapper de ses lèvres ces légers tourbillons que le soleil colore.
— Monsieur le capitaine, dit le curé, on vous a livré six otages qui, dans quelques heures, seront fusillés. Aucun d’eux n’a tiré sur votre troupe. Les coupables s’étant échappés, votre but n’est pas de punir ceux qui ont attaqué, mais bien de faire un exemple pour les habitants des autres localités. Peu vous importe donc de fusiller Pierre ou Paul, Jacques ou Jean. Je dirai même que plus la victime sera connue, plus l’exemple sera salutaire. Je viens, en conséquence, vous demander la faveur de prendre la place d’un pauvre père de famille, dont la mort plongera dans la misère cinq petits enfants. Lui et moi sommes innocents, mais ma mort vous sera plus profitable que la sienne.
— Soit, dit l’officier.
Quatre soldats conduisirent le curé dans la prison ; il fut garrotté avec les autres victimes.
Heureusement que là ne finit pas cet horrible drame ; j’ai parlé tout à l’heure des gens de la rue Haxo ; pas un de ces misérables, qui massacraient des Français comme eux, ne trouva un mot de plus pour les victimes ; un commandant prussien apprit ce qui s’était passé et en faveur de l’héroïsme du prêtre, fit grâce aux six otages ! Il est vrai qu’on ne se battait pas au nom de la fraternité.
Je termine par un trait d’une touchante et admirable simplicité et qui en dit bien long en peu de mots.
Le curé de Neuville, département des Ardennes, était M. l’abbé Cor, âgé de plus de quatre-vingts ans. Accusé d’avoir favorisé la marche des Français, et retardé celle des Prussiens, le vieillard fut arrêté. Les Prussiens l’attachèrent à la queue d’un cheval et le traînèrent ainsi sur les chemins et dans les terres labourées. Souvent le vieillard tombait, mais un cavalier prussien, qui avait attaché une corde à la jambe du curé, tirait cette corde. Ses mains et son visage étaient ensanglantés, ses membres meurtris, ses vêtements en lambeaux.
Les Prussiens le jetèrent enfin dans un fossé de la route.
Malgré son grand âge et ce long martyre, l’abbé Cor revint à la vie.
En le voyant ainsi couvert de boue et de sang, un de ses paroissiens lui dit :
— Monsieur le curé, dans quel état vous voilà !
— Oh ! répondit le curé, c’est ma vieille soutane !
Je n’ai pu, dans ce court résumé d’un livre dont on comprend la portée élevée, retracer que quelques traits anecdotiques ; cet ouvrage renferme de plus une partie historique et philosophique que le cadre de cette revue ne me permet pas d’embrasser ; quant aux faits que je viens de rapporter et à ceux que je n’ai pu citer, ils sont, le lecteur le verra, d’une entière authenticité.
Aux intéressés qui essaieraient de devoir douter, je me contenterai de citer le nom du
général Ambert, en disant avec Pascal : « Je crois volontiers les histoires dont
les témoins se font égorger. »
VI. Le Baron de Nervo. Gustave III. — 1870.
Je ne citerai du livre de M. le baron de Nervo, paru chez Calmann-Lévy, que la partie relative à la mort de Gustave III. La vie si agitée de ce souverain est trop connue pour qu’il y ait lieu de la rappeler ici.
Bien des biographies, des mémoires ont altéré cette physionomie originale ; ajoutons que des intérêts politiques ont, dès le lendemain de la mort du roi de Suède, fait diffamer celui qui n’avait rêvé que de soustraire son pays à l’ambitieuse politique de deux grandes puissances. Si les mémoires de l’abbé Roman retracent assez bien les principaux traits du neveu du grand Frédéric, les Cours du Nord de John Brown (traduits par Cohen) sont une sorte de pamphlet auquel il faut bien se garder d’ajouter foi.
Quoi qu’aient pu dire les ennemis de Gustave III, ils n’empêcheront pas que celui qui a secoué le joug d’une noblesse arrogante, d’un Sénat et des États qui discutaient à ses prédécesseurs jusqu’au choix d’un domestique, et qui a conduit ses troupes presque sous les murs de Saint-Pétersbourg, ne soit taillé sur le modèle des grands rois et des grands capitaines.
On a attribué à des émissaires de la révolution française l’assassinat de Gustave III ; les sottes manifestations des patriotes en faveur du régicide ont pu seules faire croire à ce crime ; la vérité est que la noblesse suédoise, sentant ses prérogatives perdues par la politique de Gustave III et par le rapprochement immédiat qu’il voulait entre le peuple et le roi, résolut de se défaire de sa personne. Trois fanatiques furent choisis : les comtes de Horn, de Ribbing et Anckarstroëm.
Ce dernier avait eu, quelques années auparavant, à se plaindre particulièrement du roi. Je cite la version de M. de Nervo :
Dans toutes les cours, il y a toujours une actrice, une cantatrice, une danseuse, qui a la faveur du public, de la société. La jeune danseuse qui avait alors à Stockholm les bonnes grâces de la cour, était une jeune Napolitaine qui s’appelait Carlotta Bassi.
— Un jeune officier des gardes, de la compagnie des gardes bleus, nommé Anckarstroëm, était son préféré, et comme elle mettait pour condition de son amour, le mariage, Anckarstroëm avait dû, d’après les règlements de l’armée, faire demander au roi, par l’intermédiaire de ses chefs, l’autorisation de l’épouser. Gustave, dans le premier moment, s’était contenté de remettre à plus tard sa réponse. — Pour l’honneur de l’armée, épouser line danseuse était une chose grave, et quoiqu’on lui observât que cette jeune personne était elle-même la fille d’un capitaine, il avait fini par une décision sans appel, il avait refusé cette autorisation.
On comprend la douleur des deux jeunes gens ; elle fut plus grande encore, lorsqu’un matin, le jeune officier apprit que sa fiancée avait été enlevée la nuit et expulsée du royaume.
Quelques années s’étaient passées depuis cette époque, des complications de politique intérieure étaient venues entraver les projets du roi, la Révolution française grondait, Louis XVI était prisonnier, et bien que Gustave III eût juré de le délivrer, on jouait dans les bals de Stockholm le Ça ira et la Carmagnole. De plus les Illuminés, les tueurs de rois, commençaient à endoctriner la populace.
Le roi résolut de convoquer la diète de Gefle. On lui y décerna une statue. Ses ennemis irrités de ce triomphe ne furent que plus acharnés contre lui. Gustave, voulant célébrer sa rentrée à Stockholm, fixa un bal masqué pour le 16 mars 1792.
L’occasion trouvée (le bal), les trois conjurés, pressés par leurs complices, se réunirent donc, et arrêtèrent définitivement que le moment était arrivé. Le lieu devait être le bal du 16 mars, le résultat la mort du roi, sauf à aviser après, selon les circonstances.
Restait à décider qui porterait le coup.
Ribbing et de Horn réclamaient ce qu’ils appelaient cet honneur. Anckarstroëm qui était plus âgé, plus sûr de lui, et qui lui aussi avait un autre motif de vengeance à laver dans le sang, insista pour que le coup fût porté par lui. — Pour s’accorder, ils décidèrent qu’on s’en remettrait au sort.
Leurs trois noms furent écrits, mis dans un vase qui était sur la table d’Anckarstroëm (cela se passait chez lui). Le plus jeune, le comte de Horn, mit sans trembler la main dans le vase, en tira un billet, l’ouvrit et lut : — Anckarstroëm.
Par la fatalité, le pauvre roi était livré aux coups de celui qui le détestait le plus.
Anckarstroëm, alors, fit jurer à ses amis que dans aucun cas, s’ils étaient arrêtés, ils ne nommeraient leurs complices, puis il annonça que s’il ne pouvait échapper, il se brûlerait la cervelle au bal même.
Tout étant arrêté, Anckarstroëm éprouva cependant un doute. — Comment, dit-il, pourrai-je reconnaître le roi au milieu de tous ces masques ? — Je te l’indiquerai, lui répliqua le jeune comte de Horn. Celui à qui je dirai ; « Beau masque, bonne nuit », tu le frapperas ! ce sera le roi.
On se serra la main, on réunit le soir les autres conjurés chez le général Pecklin où tous dînèrent la veille, on leur révéla tout et on attendit le lendemain.
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Le 16 mars étant arrivé, le roi se prépara à aller au bal. — Il habitait alors le petit château de Haga, distant de Stockholm d’une lieue à peine. Après y avoir dîné, il monta en voiture et arriva au grand théâtre.
Gustave avait alors fait disposer dans les bâtiments du théâtre, quelques petits appartements dans lesquels il avait l’habitude de passer le temps qui précédait l’heure de la représentation.
Il y recevait, donnait des audiences privées et y soupait quelquefois.
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Au milieu de son souper, un page lui apporta un billet. Ce billet, remis à un valet de pied par un inconnu, portait sur l’adresse : Au roi.
Le roi l’ouvrit, et lut écrits au crayon ces mots : « Je suis encore de vos amis, quoique j’aie des raisons pour ne plus l’être. N’allez pas au bal ce soir, il y va de votre vie. »
Il n’y avait pas de signature, mais on sut depuis que ce billet était du colonel des gardes, Lilienhorn, l’un des conjurés qui s’était repenti.
Le roi lut le billet, sourit, et le mit dans sa poche.
Demeuré seul avec le comte d’Essen, son écuyer, Gustave lui montra le billet, et lui demanda ce qu’il en pensait.
Le comte qui savait mieux que le roi, peut-être, quelles étaient les animosités soulevées de toutes parts contre lui, essaya de le dissuader d’alla au bal, et lui conseilla de retourner à Haga.
Le roi, en riant, répondit qu’il connaissait ses braves Suédois, que pas un n’oserait, et il se prépara à se revêtir de son domino. — Alors, lui dit le comte : « Au moins, n’y allez que cuirassé. » « Pas davantage », lui répliqua le roi.
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Les conjurés attendaient le roi. — Ils s’étaient partagés en deux bandes, l’une composée de ceux que nous avons nommés d’abord, l’autre, des trois chefs du complot, de Horn, Ribbing, et celui qui devait porter le coup : Anckarstroëm.
À l’entrée du roi, ces deux bandes devaient venir se rencontrer en sens opposé, se heurter, et au milieu de ce tumulte, le pistolet devait partir.
Anckarstroëm était à son poste et attendait avec ses deux amis. — Il était vêtu d’un large domino noir. Il avait à la ceinture le poignard, et un des pistolets chargés ; — à la main droite, et sous les plis de la large manche de son domino, il tenait son pistolet, tout armé.
Le bal avait commencé, l’orchestre jouait, il y avait beaucoup de monde, sept à huit cents personnes.
Le roi parut. — Il entra par la deuxième coulisse du théâtre ; à sa vue, on s’écria : voilà le roi ! Au même instant, les deux bandes dont nous avons parlé se précipitèrent l’une vers l’autre, sur le passage du roi, le heurtèrent, l’enveloppèrent, et un domino, lui frappant sur l’épaule (le comte de Horn), lui dit à haute voix :
« Bonne nuit, beau masque ! »
À ces mots, un coup de pistolet partit, et Gustave tomba dans les bras du comte d’Essen.
« Je viens d’être blessé par un grand masque noir », s’écria-t-il.
À l’instant, un grand bruit se fit dans la salle : « Au feu, s’écrièrent plusieurs voix : dehors, dehors, la salle va s’écrouler », et la foulé se précipita vers l’escalier. — Ce fut en vain, nul ne put sortir, toutes les portes furent immédiatement fermées. — On va voir pourquoi.
Dans le premier moment, on avait porté le roi sur une banquette, on le déshabilla, il était blessé au côté gauche. — La blessure était horrible ; le roi, toutefois, n’avait pas perdu connaissance ; on le mit sur un brancard et on le transporta dans ses petits appartements, au milieu de l’indignation et des larmes de ceux qui l’accompagnaient.
On sait quel fut le courage du roi et avec quel sang-froid il apprit qu’il devait mourir de sa blessure ; l’expiation d’Anckarstroëm fut terrible :
De tous les conjurés, Anckarstroëm seul restait. Son procès dura un grand mois. On chercha vainement et par tous les moyens à lui faire avouer quels étaient ses complices ; — selon ce qu’il avait promis, il ne nomma personne. — Enfin, après ces trente jours de délai, la justice prononça. Il fut condamné à mort, c’est-à-dire au supplice des criminels de lèse-majesté.
Ce supplice était celui de recevoir quinze paires de verges en trois jours et le quatrième d’avoir la tête tranchée sur le billot, par la main du bourreau.
Au milieu de nombreux détachements de cavalerie, sur une charrette, Anckarstroëm parut, environné des bourreaux. — Il était froid, presque injurieux pour la foule qui le couvrait de huées et d’imprécations. Durant trois jours, on le promena dans les trois quartiers de la ville où il dut recevoir les verges auxquelles il avait été condamné. Le quatrième jour, on l’amena sur la place des exécutions. — Là, monté sur l’estrade, en face du billot, on lui demanda encore s’il avait quelque chose à déclarer : — « Si c’était à recommencer, je le ferais encore. » — Puis, s’étant mis à genoux, et ayant étendu son bras droit sur le billot, le bourreau lui coupa le poignet, puis la tête.
Les complices du régicide furent graciés.
Comme il faut qu’en France on rit de tout, même d’un assassinat, on racontait, il y a une quarantaine d’années, l’historiette suivante, à propos de l’un des complices de la mort du roi de Suède :
Le comte Ribbing s’était réfugié à Paris ; il était alors fort âgé. Scribe venait de terminer avec Auber son opéra de Gustave ou le Bal masqué. Inquiet sur certains points de la mise en scène, il alla, dit la légende, trouver le comte Ribbing, qui était devenu un bon bourgeois de Paris, et le pria d’assister à sa répétition générale à l’Opéra. Celui-ci s’y rendit et suivit la pièce avec beaucoup d’attention.
— Eh bien ? lui demanda Scribe, que dites-vous de cela ?
— C’est très bien, très bien, fit le comte, assez mollement.
— Mais vous ne paraissez pas complètement satisfait ?
— C’est vrai, ajouta le comte, c’est que vous vous êtes trompé, la chose ne s’est pas absolument passée comme cela, d’autant que je puis m’en souvenir.
— Qu’y avait-il de plus ? demanda Scribe anxieux.
— Il me semble que nous avons assassiné un peu plus sur la gauche ! fit le comte avec une grande simplicité.
Scribe le remercia vivement et profita de l’avis.
Si l’historiette est vraie, je ne l’affirme pas, mais il faut avouer que rien que l’idée de faire régler historiquement le ballet de Gustave par un de ses meurtriers, était déjà une invention assez gaie.
VII. Stendhal. Napoléon. — 1876.
L’auteur de la Chartreuse de Parme, peu satisfait des histoires de Napoléon qui circulaient de son temps, avait conçu le projet d’écrire ses impressions personnelles sur l’homme si extraordinaire qu’il avait eu l’occasion d’entrevoir à Saint-Cloud, à Marengo et à Moscou.
Ceux qui ont lu Stendhal le retrouveront tout entier dans ce volume, paru chez Calmann-Lévy, et dont les chapitres n’étaient destinés qu’à encadrer des citations prises pour la plupart au Mémorial de Sainte-Hélène.
Je tourne au hasard les pages de ce livre écrit avec autant de sincérité que de finesse d’observation, copiant les passages qui m’ont paru particulièrement intéressants.
Voici quelques fragments de la préface, un morceau digne d’être assimilé aux œuvres les plus appréciées du maître :
En sa qualité de souverain, Napoléon écrivant mentait souvent. Quelquefois le cœur du grand homme soulevait la croûte impériale ; mais il s’est toujours repenti d’avoir écrit la vérité, et, de temps en temps, de l’avoir dite. À Sainte-Hélène, il préparait le trône de son fils, ou un second retour, comme celui de l’île d’Elbe. J’ai tâché de n’être pas dupe.
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Une croyance presque instinctive chez moi, c’est que tout homme puissant ment quand il parle, et à plus forte raison quand il écrit. Toutefois, par enthousiasme pour le beau idéal militaire, Napoléon a souvent dit la vérité dans le petit nombre de batailles qu’il nous a laissées.
Ici commence ce que Stendhal appelle l’histoire de Napoléon et ce qui est uniquement celle de sa campagne d’Italie ; je passe sur des chefs-d’œuvre de description qui seront bien recherchés de ceux qui ont vécu de la vie mondaine italienne.
Parlant de Mme Laetitia, il dit :
Cette femme rare, et que l’on peut dire d’un caractère unique en France, eut, par-dessus tous les autres habitants des Tuileries, la croyance ferme, sincère et jamais ébranlée, que la nation se réveillerait tôt ou tard, que tout l’échafaudage élevé par son fils s’écroulerait et pourrait le blesser en s’écroulant.
Nous arrivons à l’enfance de Napoléon :
Il dut recevoir surtout l’éducation de la nécessité. On se figure peu en France la sévérité de manières de l’intérieur d’une famille italienne. Là, aucun mouvement, aucune parole inutile, souvent un morne silence. Le jeune Napoléon ne fut sans doute entouré d’aucune, de ces affections françaises qui réveillent et cultivent de si bonne heure la vanité de nos enfants et parviennent à en faire des joujoux agréables à six ans et à dix-huit ans de petits hommes fort plats.
Ici je copie un bien curieux document reproduit par Stendhal.
Une jeune femme d’esprit, qui vit plusieurs fois Napoléon en avril et mai 1795, a bien voulu rassembler ses souvenirs et me donner la note suivante :
« C’était bien l’être le plus maigre et le plus singulier que de ma vie j’eusse rencontré. Suivant la mode du temps, il portait des oreilles de chien immenses et qui descendaient jusque sur les épaules. Le regard singulier et souvent un peu sombre des Italiens ne va point à cette prodigalité de chevelure. Au lieu d’avoir l’idée d’un homme d’esprit rempli de feu, on passe trop facilement à celle d’un homme qu’il ne ferait pas bon de rencontrer le soir auprès d’un bois.
« La mise du général Bonaparte n’était pas faite pour rassurer. La redingote grise qu’il portait était tellement râpée, il avait l’air si minable, que j’eus peine à croire d’abord que cet homme fût un général. Mais je crus sur-le-champ que c’était un homme d’esprit ou, du moins, fort singulier. Je me rappelle que je trouvais que son regard ressemblait à celui de J.-J. Rousseau, que je connaissais par l’excellent portrait de La Tourb, que je voyais alors chez M. N***.
« En revoyant ce général, au nom singulier, pour la troisième ou quatrième fois, je lui pardonnai ses oreilles de chien exagérées ; je pensai à un provincial qui outre les modes et qui, malgré ce ridicule, peut avoir du mérite. Le jeune Bonaparte avait un très beau regard, et qui s’animait en parlant.
« S’il n’eût pas été maigre jusqu’au point d’avoir l’air maladif et de faire de la peine, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche avait un contour plein de grâce. Un peintre, élève de David, qui venait chez M. N***, où je voyais le général, dit que ces traits avaient une forme grecque, ce qui me donna du respect pour lui…
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« Il n’avait nullement l’air militaire, sabreur, bravache, grossier, II me semble aujourd’hui qu’on lisait dans les contours de sa bouche, si fine, si délicate, si bien arrêtée, qu’il méprisait le danger, et que le danger ne le mettait pas en colère… »
Une femme fort prétentieuse et fabuleusement laide remarqua les beaux yeux du général, le persécuta de ses préférences ridicules et prétendait gagner son cœur, en lui donnant de bons dîners : il prit la fuite. Cependant, comme je respecte infiniment les témoins oculaires, quelques ridicules qu’ils aient d’ailleurs, je transcrirai les récits de cette dame :
« Le lendemain de notre second retour d’Allemagne, en 1795, au mois de mai, nous trouvâmes Bonaparte au Palais-Royal. Nous fûmes au Théâtre-Français, où l’on donnait une comédie : Le Sourd ou l’Auberge pleine. Tout l’auditoire riait aux éclats. Le rôle de Dasnières était rempli par Baptiste cadet, et jamais personne ne l’a mieux joué que lui. Les éclats de rire étaient tels que l’acteur fut souvent forcé de s’arrêter dans son débit. Bonaparte seul, et cela me frappa beaucoup, garda un silence glacial. Je remarquai à cette époque que son caractère était froid et souvent sombre ; son sourire était faux et souvent fort mal placé ; et, à propos de cette observation, je me rappelle qu’à cette même époque, peu de jours après notre retour, il eut un de ces moments d’hilarité farouche qui me fit mal et qui me disposa peu à l’aimer.
« Il nous raconta avec une gaieté charmante qu’étant devant Toulon, où il commandait l’artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres, eut la visite de sa femme, à laquelle il était uni depuis peu et qu’il aimait tendrement. Peu de jours après, il eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville et l’officier fut commandé. Sa femme vint trouver le commandant Bonaparte et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-là. Le commandant fut insensible, à ce qu’il nous disait lui-même, avec une gaieté charmante et féroce. Le moment de l’attaque arriva, et cet officier, qui avait toujours été d’une bravoure extraordinaire, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le pressentiment de sa fin prochaine ; il devint pâle, il trembla. Il fut placé à côté du commandant, et dans un moment où le feu de la ville devint très fort, Bonaparte lui dit : Gare ! voilà une bombe qui nous arrive. L’officier, ajouta-t-il, au lieu de s’effacer se courba et fut séparé en deux. Bonaparte riait aux éclats, en citant la partie qui fut enlevée… »
Il avait envie de rester à Paris, et il alla voir une maison vis-à-vis de la nôtre. Il eut le projet de la louer avec son oncle Fesch, depuis cardinal, et avec un nommé Patrault, un de ses anciens professeurs de l’École militaire, et là il nous dit un jour : « Cette maison, avec mes amis, vis-à-vis de vous, et un cabriolet, et je serai le plus heureux des hommes. »
Plus tard Bonaparte se montra quelque peu plus exigeant !
À côté de ces épisodes, il est certains passages où l’esprit de l’auteur s’élève et semble plonger dans l’avenir ; voici un extrait de Stendhal sur la dynastie de Napoléon :
Quand l’imagination de l’Empereur se livrait à un de ses plaisirs de prédilection, celui de s’égarer dans le roman de l’avenir, il se faisait une illusion complète sur le rôle du futur roi de Rome. Comme il se voyait supérieur à tout ce qui avait existé depuis des siècles, comme il sentait qu’il aimait vraiment la France et d’un amour que les âmes vulgaires des rois, ses prédécesseurs, n’avaient jamais pu éprouver, il se figurait que les règles immuables provenant de la nature du cœur humain cesseraient d’avoir leur effet, lorsqu’après sa mort, le roi de Rome, son fils, n’aurait de ressource que dans la force de son titre ou dans celle de son génie.
Il n’entrevit jamais que cet enfant, mal élevé par des êtres élégants et plats, comme tous les princes nuls, ne trouvant point dans le cœur des Français l’antique habitude d’obéir à sa race, ne serait qu’une griffe entre les mains de quelques généraux entreprenants.
Napoléon ne vit point que, pour donner de l’autorité au roi de Rome privé de son père, il fallait se dessaisir, de son vivant, d’une partie de son pouvoir et souffrir que des corps politiques se formassent.
Mais il aimait le pouvoir, parce qu’il en usait bien et qu’il aimait le bien opéré rapidement ; toute discussion ou délibération retardante lui semblait un mal.
Faute d’instruction, il ne vit jamais l’exemple de Charlemagne, autre grand homme, auquel rien ne survécut, et il ne connut Charlemagne que par les pauvretés académiques de M. de Fontanes.
On voit que l’admiration qu’il avait pour Napoléon n’aveuglait pas Stendhal, et c’est par cette absence de parti pris, ce désir de voir vrai et de dire juste, sensible jusque dans ses romans, qu’il s’est acquis l’honneur de figurer parmi les rares écrivains originaux de notre siècle.
VIII. Honoré de Balzac. Correspondance inédite. — 1876.
La librairie Calmann-Lévy a publié deux volumes contenant la Correspondance inédite de Balzac. Je ne sais pas d’enseignement plus grand, plus terrible, que ces lettres pour tous ceux qui veulent vivre de leur plume, je ne sais rien non plus de plus beau que le spectacle de cette lutte d’un homme de génie contre les obstacles et les misères de la vie.
Avant d’avoir lu ce livre, on peut se demander où Balzac puisait tant de forces pour combattre, à quelles sources il retrempait son courage émoussé contre tant d’obstacles. Il suffit d’avoir lu dix de ces pages intimes du grand écrivain pour connaître son secret. Balzac était avant tout un homme de famille et il n’est pas une action de sa vie, pas une ligne de ce grand œuvre qui s’appelle la Comédie humaine, qu’il n’ait préalablement soumis au contrôle de sa mère et de ses sœurs, et débattu pour ainsi dire sous leurs yeux.
Jamais il n’y eut de fils plus dévoué, plus respectueux que Balzac, et on est heureux de penser qu’un des plus grands hommes de notre temps en ait peut-être été le meilleur.
Je copie quelques passages de ses premières lettres ; il avait vingt ans et s’installait à Paris avec l’idée bien arrêtée d’y acquérir la célébrité. Pour bien comprendre certains détails, il est bon de savoir que lorsque le jeune Honoré vint ici pour tenter la fortune littéraire, on était convenu, chez son père, de dire aux amis de la famille qu’il était allé passer quelque temps à Alby, près d’un cousin, de manière que sa tentative restât ignorée en cas d’insuccès.
Voici sa première lettre :
À mademoiselle Laure de Balzac, à Villeparisis
(Seine-et-Marne).Paris, 12 avril 1819.
Tu veux, ma chère sœur, des détails sur mon emménagement et ma manière de vivre, en voici.
J’ai répondu à maman elle-même sur les achats ; mais tu vas frémir, c’est bien pis qu’un achat ; j’ai pris un domestique !
— Un domestique ! Y penses-tu, mon frère !
Oui, un domestique. Il a un nom aussi drôle que celui du docteur Nacquart ; le sien s’appelle Tranquille ; le mien s’appelle Moi-même. Mauvaise emplette vraiment !… Moi-même est paresseux, maladroit, imprévoyant. Son maître a faim, a soif : il n’a quelquefois ni pain ni eau à lui offrir ; il ne sait pas même le garantir contre le vent, qui souffle à travers la porte et la fenêtre comme Tulou dans sa flûte, mais moins agréablement.
Dès que je suis éveillé, je sonne Moi-même, et il fait mon lit. Il se met à balayer et n’est guère adroit dans cet exercice.
— Moi-même !
— Plaît-il, monsieur ?
— Regardez donc, cette toile d’araignée où cette grosse mouche pousse des cris à m’étourdir ! ces moutons qui se promènent sous le lit ! cette poussière sur les vitres qui m’aveuglent !
— Mais, monsieur, je ne vois pas…
— Allons, taisez-vous, raisonneur !
Et il se tait.
Il bat mes habits, balaye en chantant, chante en balayant, rit en causant, cause en riant. Au total, c’est un bon garçon. Il a mis mon linge en ordre dans l’armoire à côté de la cheminée, après l’avoir bien collée en papier blanc : avec six sous de papier bleu et de la bordure qu’on lui adonnée, il m’a fait un paravent, il a peint en blanc la chambre, depuis la bibliothèque jusqu’à la cheminée. Quand il ne sera pas content, — ce qui n’est pas encore arrivé, — je l’enverrai à Villeparisis chercher du fruit, ou bien à Alby voir comme Va mon cousin.
Assez parlé de mon domestique ; parlons du maître, le maître qui est Moi.
Je trouve dans une lettre adressée également à sa sœur ce bel élan d’une âme où déborde la passion de la gloire :
Quel bonheur de vaincre l’oubli, d’illustrer encore le nom de Balzac ! A ces pensées, mon sang bouillonne ! Lorsque je tiens une belle idée, il me semble entendre ta voix qui me dit : « Allons, courage ! »
J’ai décidément abandonné mon opéra-comique. Je ne puis trouver un compositeur dans mon trou : je ne dois pas, d’ailleurs, écrire pour le goût actuel, mais faire comme ont fait les Racine et les Corneille, travailler comme eux pour la postérité !… Le second acte, au surplus, était faible et le premier trop brillant de musique. Et, réfléchir pour réfléchir, j’aime mieux réfléchir sur Cromwell. Mais il entre ordinairement deux mille vers dans une tragédie, juge que de réflexions !… Plains-moi. Que dis-je ! Non, ne me plains pas, car je suis heureux ; envie-moi plutôt, et pense à moi souvent.
Balzac faisant de l’opéra-comique ! mesurant des vers pour le compositeur ! Déjà en 1819, il avait pris l’habitude de la funèbre promenade où il trouva la belle imprécation de Rastignac :
Tu sauras que je me délasse de mes travaux en croquignolant un petit roman dans le genre antique. Mais je le fais mot à mot, pensée à pensée, ou pour mieux dire, ab hoc et ab hac. Je sors rarement ; mais, lorsque je divague, je vais m’égayer au Père-Lachaise. J’attends l’hiver pour travailler plus assidûment.
Qu’on ne croie pas qu’avec les mille projets qui tourbillonnaient dans sa tête Balzac ait été ce qu’on appelle un homme sérieux à vingt ans ; il était resté enfant, il le fut toute sa vie. Je rencontre à chaque pas des lignes comme celles-ci :
Tu sauras que je t’ai écrit en dînant, et qu’après avoir fini ma lettre, j’ai trouvé autour de moi une trentaine de bouchées commencées. Je vais les achever.
Réponds-moi aussi longuement que je t’écris.
Ma fluxion est bien désenflée ce matin. Hélas ! dans quelques années peut-être, je ne pourrai plus manger que de la mie, de la bouillie et les mets des vieux ; il me faudra ratisser des radis comme bonne maman ! Tu auras beau dire : « Fais arracher ! » J’aime autant laisser la nature à elle-même ; les loups ont-ils des dentistes ?
Son mariage accompli, Balzac prêt à revenir en France prévient sa mère de son retour ; je trouve cette phrase bien touchante dans les recommandations qu’il lui fait ; ceux qui l’ont pris pour un sceptique, qui ont cru aux théories des fièvres de son imagination, seront bien étonnés en les lisant dans leur émouvante simplicité :
Ma chère mère, si tu avais besoin de quelque chose pour toi, n’hésite pas à me le dire, car nous voulons que tu aies toutes tes aises. Le mot omnibus m’a fait la plus vive peine sur ton compte ; à ton âge, dans ta position de santé, quand tu vas dîner chez Laure ou que tu en reviens, et surtout quand tu sors pour mes affaires, prends des voitures. Je te le répète, tes omnibus m’ont fait saigner le cœur ! J’espère bien, par mes travaux, faire en sorte que jamais tu ne montes en omnibus, et que tu puisses désormais toujours prendre une bonne petite voiture pour toute espèce de course qu’il ne te plaira pas de faire à pied.
Que de belles et touchantes pages je dois passer pour arriver aux dernières journées de cette grande vie.
Cette année dont il ne doit pas Voir la fin, Balzac la considère comme la plus belle de son existence ; il doit mourir au mois d’août, voici ce qu’il écrit au mois de mars.
Vierzschovnia, 17 mars 1850.
J’ai remis jusqu’aujourd’hui à répondre à votre bonne et adorable lettre, car nous sommes de si vieux amis que vous ne pouvez apprendre que de moi le dénouement heureux de ce grand et beau drame de cœur qui dure depuis seize ans. Donc il y a trois jours, j’ai épousé la seule femme que j’aie aimée, que j’aime plus que jamais et que j’aimerai jusqu’à la mort. Cette union est je crois la récompense que Dieu me tenait en réserve pour tant d’adversités, d’années de travail, de difficultés subies et surmontées. Je n’ai eu ni jeunesse heureuse, ni printemps fleuri ; j’aurai le plus brillant été, le plus doux de tous les automnes. Peut-être, à ce point de vue, mon bienheureux mariage vous apparaîtra-t-il comme une consolation personnelle, en vous démontrant qu’à de longues souffrances, la Providence a des trésors qu’elle finit par dispenser.
Dans une lettre à sa sœur, on lira cette recommandation pleine d’amour et de respect filial :
Je compte sur toi pour faire comprendre à ma mère qu’il ne faut pas qu’elle soit rue Fortunée à mon arrivée. Ma femme doit aller la voir chez elle et lui rendre ses respects. Une fois cela fait, elle peut se montrer dévouée comme elle l’est ; mais sa dignité serait compromise dans les déballages auxquels elle nous aiderait.
Donc, qu’elle mette la maison en état, fleurs et tout, pour le 20, et qu’elle vienne coucher chez toi ou qu’elle aille à Suresnes chez elle. Le surlendemain de mon arrivée, j’irai lui présenter sa belle-fille.
Adieu ; dans neuf ou dix jours, je te verrai et je ne veux pas fatiguer mes yeux.
Mille amitiés à Surville.
La maladie de cœur a fait de tels progrès qu’il est obligé d’écrire à sa mère :
Je te conjure d’aller soit à Suresnes, soit chez Laure ; car il ne serait ni digne ni convenable que tu reçusses ta belle-fille chez elle. Elle te doit du respect et doit t’aller trouver chez toi.
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Comme il m’est impossible de monter un escalier de plus de vingt-cinq marches, si tu étais chez Laure, j’en aurais un de moins à monter.
Adieu ! Je ne te dis rien de plus, car dans huit jours j’espère t’embrasser.
Voici, sans qu’un mot y soit changé, les deux dernières lettres de Balzac :
À Monsieur Louis Véron, directeur du
Constitutionnel, à Paris.Dresde, 11 mai 1850.
On se marie à sept cent cinquante lieues de Paris, dans un pays de gouvernement absolu ; on se croit à l’abri du pillage, et me voilà pillé, abîmé dans ma considération, et trahi comme un roi4 !
La lettre ci-jointe vous dira combien je suis furieux, et je vous prie de l’insérer dans le Constitutionnel dès qu’elle vous sera parvenue.
Excusez le griffonnage : j’ai une maladie nerveuse qui s’est jetée sur les yeux et sur le cœur ; je suis dans un état affreux pour un homme nouvellement marié ; mais il y a dans cette malheureuse affaire une compensation, c’est que je puisse me rappeler à votre bon souvenir, à travers mon voyage.
Oh ! quelles belles choses il y a ici ! J’en suis déjà pour une toilette de vingt-cinq à trente mille francs, qui est mille fois plus belle que celle de la duchesse de Parme. Les orfèvres du moyen âge sont bien supérieurs aux nôtres et j’ai découvert des tableaux magnifiques. Si je reste, il n’y aura plus un liard de la fortune de ma femme, car elle a acheté un collier de perles à rendre folle une sainte.
Mille amitiés et à bientôt, je vous remercierai moi-même dans les Tuileries, car je ne peux pas monter plus de vingt marches, le cœur s’y oppose. J’espère que, vous et le Constitutionnel, vous allez bien.
À Monsieur Théophile Gautier, à Paris.
Paris, 20 juin 1850.
Mon cher Théophile,
Je vous remercie cordialement de l’intérêt que vous avez bien voulu me témoigner. Si vous m’avez trouvé sorti, la dernière fois que vous êtes venu, ce n’est pas que j’aille mieux : je m’étais seulement traîné jusqu’à la Douane, en contravention aux ordonnances du médecin ; car il fallait absolument en retirer mes bagages.
Aujourd’hui, je suis délivré d’une bronchite et d’une affection qui embarrassait le foie. Il y a donc amélioration ; aussi, demain, attaque-t-on la véritable maladie inquiétante, maladie dont le siège est au cœur et au poumon, ce qui me donne de grandes espérances de guérison. Mais je dois toujours rester à l’état de momie, privé de la parole et du mouvement ; état qui doit durer au moins deux mois. Je devais ce bulletin à votre amitié, qui me semble encore plus précieuse dans la solitude où me tient la Faculté.
Si vous venez encore, faites-moi savoir d’avance le jour et l’heure, pour que je puisse avoir le plaisir de vous recevoir et de jouir de vous, que je n’ai point vu depuis si longtemps !
À vous de cœur.
À la suite de ces lignes, dictées à Mme de Balzac, le malade avait signé, puis il ajouta de sa main :
Je ne puis ni lire ni écrire !
Et il ne lut plus, et il n’écrivit plus !
Tel est le résumé bien écourté de trois cent quatre-vingt-quatre lettres qui serviront peut-être plus à connaître Balzac que son œuvre entière ; c’est une sorte de Mémorial de Sainte-Hélène écrit sans préoccupation de l’effet, sous la dictée des événements, des impressions ; la Comédie humaine avait révélé l’homme de génie, l’anatomiste moral, le sévère et terrible observateur, le chercheur de plaies ; la Physiologie du mariage nous avait montré le sceptique terrible implacable — et voilà qu’un paquet de lettres dédaignées, qu’il n’a pas mises à l’adresse de la postérité, éclaire Balzac sous son véritable jour, le parfait, l’explique, et nous montre en lui le fils, le frère, le mari aimant et respectueux ; l’homme de talent, l’homme de génie, disparaissent, on ne voit plus que l’homme qui a vécu par le cœur et qui est mort par lui.
IX. Le Comte Pajol. Kléber. — 1877.
Sous ce titre : Kléber, sa vie, sa correspondance, le général comte Pajol vient de publier chez Firmin-Didot un volume d’autant plus curieux qu’il raconte la vie de son héros à l’aide de documents officiels ; on peut suivre pas à pas, depuis le jour où il porte l’épée pour la première fois, jusqu’à celui de sa mort, le grand général alsacien. Je trouve cette anecdote dans les premières pages du livre de M. le comte Pajol :
Lors de son retour en Alsace, il s’arrêta quelque temps à Besançon. Pendant son séjour dans cette ville, il lui arriva une aventure qui dépeint son caractère et qui fit alors une certaine sensation. Il se lia rapidement avec la jeunesse bisontine, partageant ses plaisirs aussi bien dans le monde que dans les classes inférieures. Il y connut un certain Doney, qui depuis a été garde d’Artois, chevalier de Saint-Louis, et a émigré au commencement de la Révolution. Ce jeune homme crut s’apercevoir que Kléber avait été plus heureux que lui près d’une personne à laquelle il faisait sans succès une cour assidue. Fâché de se voir un rival aussi entreprenant et doué d’avantages qui lui avaient si vite assuré cette bonne fortune, il lui chercha querelle.
Kléber, qui n’avait jamais refusé une affaire, répondit vivement, et on résolut de se battre. Le jour choisi fut le lendemain, et la place désignée les prés de Vaux. Doney, à qui sans doute la nuit avait porté conseil, et qui avait appris que Kléber était une très bonne épée, voulut éviter le combat, sans cependant se compromettre dans l’esprit de ses camarades : il imagina de faire part de cette aventure à son père. Celui-ci alla prévenir le commandant de la place : mais il s’y prit un peu tard. La rencontre eut lieu, son fils fut blessé. Lorsque Kléber revint à la ville, il fut arrêté à la porte et conduit chez le commandant, qui le fit mettre en prison.
Je passe sur des pages fort intéressantes sur les guerres de la Vendée, et j’y vois que, pas plus que les autres grands hommes de son temps, Kléber ne fut épargné par les révolutionnaires ; à ce point que le représentant de la Marne, Prieur, dit un jour à Marceau, à qui il se permettait d’adresser des observations :
Au surplus, c’est moins ta faute que celle de Kléber ; c’est lui qui t’a conseillé, et dès demain nous établirons un tribunal exprès pour le faire guillotiner !
La campagne d’Égypte, grâce aux pièces officielles citées, apparaît sous un jour nouveau, et on s’étonne en voyant l’esprit de prévoyance, de sagesse de Kléber, que la nature ait coupé si étrangement le fil de la vie d’un homme qui semblait devoir jouer un si grand rôle dans les destinées de la France. Je copie le passage relatif à la mort du fanatique qui assassina Kléber :
… Le cortège funèbre du général prit le chemin de l’esplanade de l’Institut, où Soleyman et ses complices devaient subir leur peine. Le jeune Syrien marchait d’un pas ferme, avec une contenant assurée, reprochant à ses compagnons la faiblesse qu’ils laissaient voir à des infidèles. Son courage ne se démentit pas un moment ; et s’il répandit quelques pleurs, ce fut lorsque, dans la prison, on lui rappela sa famille. Les trois ulémas furent d’abord décapités ; puis on commença par appliquer le poignet de Soleyman sur un brasier ardent ; le feu dévora ses chairs, sans que la douleur lui arrachât un cri ; il supporta le second supplice avec la même fermeté ; ses traits se décomposèrent à peine, et lorsque le pal, fixé perpendiculairement, l’eut élevé dans les airs, il promena ses regards sur la multitude, et prononça d’une voix sonore la profession de foi des musulmans : « Il n’y a point d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. »
Soleyman resta vivant sur le pal pendant près de quatre heures.
Ainsi finit Soleyman dont les Parisiens visitent sans s’en douter le squelette au Jardin des Plantes les jeudis et les dimanches. Il est placé dans une petite salle du Musée d’anatomie, et l’on peut constater les traces du feu qui l’a brûlé sur les os des jambes et de la colonne vertébrale. Soleyman, on peut voir, était de très petite taille, et sa structure rappelle un peu celle du singe. Kléber était une sorte de géant.
X. Jacques Offenbach. Notes d’un musicien en voyage. — 1877.
Notes d’un musicien, en voyage, par Jacques Offenbach, tel est le titre du volume qui nous arrive de chez Calmann-Lévy.
Tout d’abord, il faut dire que M. Offenbach n’a pas la prétention d’avoir découvert l’Amérique et qu’il n’a fait que publier ses impressions à mesure qu’elle se produisaient ; ce sont de véritables notes détachées d’un carnet d’artiste ; ce qu’il a vu, d’autres ont pu le voir, mais il l’a regardé à sa manière et le rend avec la forme humoristique que la nature lui a donnée : je trouve, dès les premières pages du livre, au moment où le paquebot remporte, cette phrase toute charmante de cœur et de vérité :
Le navire partit, et lorsqu’en frôlant la jetée, il me laissa pour la dernière fois voir mon fils, j’éprouvai une douleur poignante.
Tandis que le navire s’éloignait, mes regards restaient attaches sur ce petit groupe au milieu duquel se trouvait mon cher enfant. Je l’aperçus très longtemps. Le soleil faisait reluire les boutons de son habit de collégien et désignait nettement à mes yeux l’endroit qu’eût deviné mon cœur…
Quoi de plus touchant que ce dernier paragraphe et quel écrivain de profession pourrait transmettre plus d’émotion. Le livre est très curieux et renferme une série d’observations sur la vie américaine faite, avec l’humour et l’esprit qu’on doit attendre d’un Parisien tel qu’Offenbach.
Notre traversée sera moins longue que la sienne ; nous voici arrivés à New York, dans un hôtel de je ne sais quelle avenue ; on se met à table.
Donc vous prenez place. Le garçon ne vous demande pas ce que vous voulez. Il commence par vous apporter un grand verre d’eau glacée ; car il y a une chose digne de remarque en Amérique, c’est que, sur les cinquante tables qui sont dans la salle, il n’y en a pas une où l’on boive autre chose que de l’eau glacée ; si, par hasard, vous voyez du vin ou de la bière devant un convive, vous pouvez être sûr que c’est un Européen.
Après le verre d’eau, le garçon vous présente la liste des quatre-vingts plats du jour. — Je n’exagère pas. — Vous faites votre menu en en choisissant trois ou quatre, et — c’est le côté comique de la chose — tout ce que vous avez commandé vous est apporté à la fois. Si, par malheur, vous avez oublié de désigner le légume que vous désirez manger, on vous apportera les quinze légumes inscrits sur la carte, de telle sorte que vous vous trouvez subitement flanqué de trente assiettes, potage, poisson, viande, innombrables légumes, confitures, sans compter l’arrière-garde des desserts, qui se composent toujours d’une dizaine de variétés. Tout cela rangé en bataille devant vous, défiant votre estomac. La première fois, cela vous donne le vertige et vous enlève toute espèce d’appétit.
Comparez le confortable de nos hôtels à celui des hôtels américains.
Non seulement on a chez soi des calorifères pour tous les appartements, le gaz dans toutes les pièces, l’eau chaude et l’eau froide en tout temps, mais encore, dans une pièce du rez-de-chaussée, sont rangés symétriquement trois jolis petits boutons d’une grande importance.
Ces trois boutons représentent pour l’habitant trois forces considérables : la protection de la loi, le secours en cas d’accident, les services d’un auxiliaire. Tout cela en trois boutons ? Certainement, et il n’y a aucune magie dans cette affaire.
Les trois boutons sont électriques. Vous appuyez sur le premier, et un commissionnaire apparaît pour prendre vos ordres. Vous touchez le second, un policeman se présente et se met à votre disposition. Le troisième bouton vous permet enfin de donner l’alarme en cas d’incendie, et d’amener, en quelques instants, autour de votre maison, une brigade de pompiers.
Outre ces trois boutons, vous pouvez encore, si bon vous semble, avoir, dans votre cabinet de travail, ce qui se trouve dans tous les hôtels, dans les restaurants, voire même chez les débitants de boissons et de tabac, le télégraphe. Quand vous en manifestez le désir, on installe chez vous un petit appareil qui fonctionne du matin au soir et du soir au matin, et qui vous donne toutes les nouvelles des deux mondes. Un ruban de papier continu se déroulant dans un panier d’osier vous permet de lire les dernières dépêches de Paris, de la guerre en Orient aussi bien que celles des élections de Cincinnati et de Saint-Louis. À toute heure, vous avez la hausse et la baisse de tous les pays, vous savez à la minute si vous avez fait fortune ou si vous avez sauté.
Terminons par le récit d’un nouveau supplice spécialement inventé pour les compositeurs ; je les laisse juges de ce qu’a dû souffrir Offenbach :
J’arrivai donc le matin à X… On donnait le soir la Belle parfumeuse. Je me rendis au théâtre pour faire répéter au moins une fois mon orchestre.
Je m’installe bravement à mon pupitre. Je lève mon archet. Les musiciens commencent.
Je connaissais ma partition par cœur. Quelle ne fut donc pas ma surprise en entendant, au lieu des motifs que j’attendais, quelque chose de bizarre qui avait à peine un air de famille avec mon opérette. À la rigueur, je distinguais encore les motifs, mais l’orchestration était toute différente de la mienne. Un musicien du cru avait jugé à propos d’en composer une nouvelle !
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Je repris mon archet et je donnai de nouveau le signal de l’attaque à mon orchestre. Quel orchestre ! Il était petit, mais exécrable. Sur vingt-cinq musiciens, il y en avait environ huit à peu près bons, six tout à fait médiocres, et le reste absolument mauvais. Pour parer à toutes les éventualités, je priai tout d’abord mon second violon de prendre un tambour et je lui donnai quelques instructions à voix basse. Bien m’en prit, comme on le verra par la suite. Il n’y avait pas de grosse caisse dans l’orchestration.
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Quelle représentation ! Il fallait entendre cela. Mes deux clarinettes faisaient des couacs à chaque instant… excepté pourtant quand il en fallait. Dans la marche comique des aveugles du premier acte, j’ai noté quelques fausses notes qui produisent toujours un effet amusant. Arrivées à ce passage, mes clarinettes s’arrêtent et comptent des pauses. Le cuistre qui a orchestré ma musique a écrit ce morceau pour le quatuor seulement.
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Déjà, à la répétition, j’avais prié messieurs les clarinettes de jouer n’importe quoi en cet endroit, sachant d’avance que les couacs viendraient naturellement. Mais j’avais compté sans mon hôte. Forts de leur texte, les brigands ont absolument refusé de marcher.
— Nous avons des pauses à compter, nous les compterons. Il n’y a rien d’écrit pour nous.
— Mais, messieurs, les couacs que vous faites quand il n’y a pas de pauses ne sont pas inscrits non plus, et cependant vous vous en donnez à cœur joie.
Impossible de les convaincre. Voilà pour les clarinettes. Quant au hautbois, c’était un fantaisiste qui jouait de temps en temps, quand l’envie lui en prenait. La flûte soufflait quand elle pouvait. Le basson dormait la moitié du temps. Le violoncelle et la contrebasse, placés derrière moi, passaient des mesures et faisaient une basse de contrebande. À chaque instant, tout en conduisant de la main droite, j’arrêtais soit l’archet de la contrebasse, soit celui du violoncelle. Je parais les fausses notes. Le premier violon — un excellent violon celui-là — avait toujours trop chaud. Il faisait une chaleur de quarante degrés dans la salle. Le malheureux voulait toujours s’essuyer le front.
Mais moi, d’une voix émue :
— Si vous lâchez, mon ami, nous sommes perdus !
Il posait son mouchoir avec tristesse et reprenait son instrument. Mais la mer de la cacophonie montait toujours. Que de fausses notes !
Heureusement, le premier acte touchait à sa fin.
Un succès d’enthousiasme !
Je croyais rêver.
Tout cela n’est rien auprès du second acte.
Ayant toujours en tête l’orchestration que j’avais écrite, je me tournais, à gauche, vers la petite flûte qui devait, d’après mon texte, exécuter une rentrée. Pas du tout, c’était le trombone à droite qui me répondait.
Mes deux clarinettes, fortes en… couacs, avaient à faire, toujours d’après ma partition, un chant à la tierce. Le musicien de l’endroit avait enlevé ce chant aux instruments à archet pour le donner au piston, qui jouait faux, et au basson, qui dormait toujours.
Nous arrivons péniblement au finale. J’étais en nage. Je me disais que nous n’irions pas jusqu’au bout.
Le duo entre Rose et Bavolet marcha cahin-caha, mais enfin il marcha. La finale enchaîne le duo. Comme celui-ci finit en ut, j’ai fait naturellement pour l’entrée de Clorinde, qui attaque en si majeur, la modulation par le do dièse, fa dièse, mi. La basse fait le la dièse. Ma petite marche harmonique avait été orchestrée par le grand musicien de X… pour les deux fameuses clarinettes, le hautbois qui ne jouait pas, et le basson. Diable de basson. Il dormait plus profondément que jamais. Je fais des signes désespérés à son voisin, qui le réveille brusquement. Si j’avais su, je l’aurais laissé dormir. Cet animal-là, au lieu d’entonner le la dièse, attaque un mi dièse de toute la force de ses poumons. Cinq tons plus haut ! La malheureuse artiste qui joue Clorinde suit naturellement l’ascension naturelle et prend la mélodie également cinq tons plus haut. L’orchestre, qui n’entre pas dans tous ces détails, continue à jouer cinq tons plus bas. On peut juger d’ici de la cacophonie. Je me démenais sur mon pupitre, suant à grosses gouttes, faisant des gestes désespérés à Clorinde et à mes musiciens. C’est alors qu’une inspiration du ciel vint à mon esprit égaré. J’adressai à mon tambour un signe énergique et désespéré. Il comprit et il exécuta un roulement ! Ah ! le beau roulement, à casser les vitres, un roulement de trente mesures qui dura jusqu’à la fin du duo et qui escamota Dieu sait combien de fausses notes. Le public n’a certainement pas compris pourquoi, au milieu de la nuit, dans une scène mystérieuse, le tambour se faisait tout à coup entendre avec une telle force et une telle persistance. Peut-être a-t-il vu là un trait de génie du compositeur ? C’en était un, en effet, qui m’avait permis de sauver la situation. Je ne puis penser, sans frémir, aux horreurs antimusicales que ce roulement a si sérieusement dissimulées.
Après cette excentricité, je m’attendais naturellement à un déluge d’injures dans les journaux qui parleraient de la représentation. C’est tout le contraire qui se produisit : des éloges, rien que des éloges sur la façon magistrale avec laquelle j’avais conduit !
Les succès, le talent d’Offenbach ont dû lui faire bien des ennemis dans le monde ; il faut toujours compter avec les envieux et les médiocres, mais je crois que bien peu de haines et de rancunes ne lui pardonneront pas sa renommée en pensant à ce qu’il a dû souffrir pendant cette fatale soirée !
XI. De Lescure. Mémoires sur la guerre de la Vendée et l’expédition de Quiberon. — 1877.
La librairie Firmin Didot vient de publier une nouvelle série de Mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le xviiie . Le dernier volume paru contient des Mémoires sur la guerre de la Vendée et l’expédition de Quiberon avec une introduction.
On ne peut émettre sur cette terrible guerre civile qu’après avoir vécu avec ceux qui l’ont traversée, c’est-à-dire après avoir lu ce livre qui contient les Mémoires de Mme de Bonchamps, ceux de Mme Sapinaud, du général Turreau, du comte de Vauban, les notes et relations de Rouget de Lisle et la relation d’un officier échappé des prisons d’Auray et de Vannes après l’affaire de Quiberon.
Il est difficile de citer un épisode choisi parmi les cinq cents pages environ qui forment ce volume ; toutes présentent un rare intérêt ; ce qui domine, il faut bien le dire, c’est le courage héroïque qui fut dépensé de chaque côté ; l’antiquité n’a pas de plus beaux exemples de dévouement et d’abnégation.
J’extrais du dernier chapitre de la relation intitulée : l’Évasion des prisons d’Auray, les deux pages suivantes :
Le 1er août, à midi, un officier républicain que j’avais connu à Auray entre dans l’église avec un de ses camarades. « Quoi ! s’écrie-t-il, vous vivez encore ! » Il ajouta : « Voilà mon ami qui n’est pas moins touché que moi de vos malheurs. Le service nous oblige à sortir, nous reviendrons ce soir ; mais si l’on vient demander des personnes pour l’interrogatoire, ne vous présentez pas. »
Les deux officiers revinrent à quatre heures. Celui qui m’avait été présenté le matin m’examinait attentivement ; je crus reconnaître ses traits : nous avions été élevés ensemble au collège de *** Les souvenirs les plus doux de l’enfance et les plus tendres sentiments de la nature se réveillant à la fois dans son cœur, il se jeta dans mes bras et s’écria : « Non, mon ami, vous ne mourrez pas. » Il ne put prononcer que ces mots ; il me couvrit de larmes. Son camarade, l’arrachant de mes bras, lui dit : « Vous êtes trop ému. Les soldats de garde pourraient concevoir des soupçons, Demain, nous reviendrons déjeuner ici et nous combinerons avec plus de calme les moyens d’obtenir un sursis ; c’est beaucoup que de gagner du temps. »
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Le 3 août, à sept heures du matin, je sortis avec tous ceux qu’on vint chercher pour l’interrogatoire. Il avait lieu à l’hôtel de Gouvello.
Voici les détails de mon interrogatoire : j’étais vis-à-vis le président. La galerie était derrière ; il y avait à peu près cent personnes.
D. Votre nom, citoyen ?
R. ***.
D. À quelle époque avez-vous émigré ?
R. Je n’ai point émigré ; je suis sorti de France avant la Révolution.
D. Avez-vous porté les armes contre la République ?
R. Non.
D. Mais vous êtes du rassemblement de Quiberon ?
R, Cela est vrai, mais je n’étais pas employé militairement,
D. Étiez-vous noble ?
R. Non.
Alors, le président dit : Quelles sont, citoyen, les raisons qui vous ont forcé à sortir de France ?
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Alors le président me dit avec douceur : « Soyez tranquille, on vous rendra justice. » À ces mots, les geôliers, qui avaient gardé un morne silence, applaudirent avec l’expression de la joie la plus vive. Je passai dans l’appartement où se trouvaient ceux qu’on allait interroger ; je leur recommandai de n’avoir pas l’air de me connaître., M. d’Entrechaux se fit passer pour domestique. À midi, la commission leva sa séance, tout le monde était interrogé. À une heure, Sophie vint, avec une de ses amies, me demander. Elle prononça à haute voix mon véritable nom. Cet incident pouvait me devenir funeste. Je m’approchai d’une fenêtre et je lui dis : « Le citoyen que vous demandez n’est pas ici ; allez ce soir à la maison d’arrêt. Le citoyen *** vous en donnera des nouvelles. » Sophie était si troublée qu’elle ne savait pas ce que je lui disais ; son amie m’avait entendu et l’emmena.
Je passai depuis midi jusqu’à quatre heures avec ceux qui venaient d’être interrogés. On aurait dit qu’en approchant de la mort ils devenaient plus calmes. Un élève de la marine, M. de Payen, qui n’avait que six mois de trop pour obtenir le sursis, déclara son âge, quoique sa figure fût extrêmement jeune. Le président insista en vain et ne put le sauver.
À quatre heures du soir, le détachement chargé de l’exécution arriva ; le greffier appela ceux qui étaient condamnés à mort. Le nom de M. de N… avait été mal écrit sur le registre ; il n’y répondit pas ; le greffier passa aux autres. Il allait se retirer lorsque M. de N… lui dit : « C’est sûrement mon nom que vous avez prononcé, et il suivit ses camarades5.
Lorsque cet appel fut fini, un caporal lia aux condamnés les mains derrière le dos. Pour ajouter à l’horreur de ce spectacle, ils étaient précédés d’hommes qui devaient creuser leurs tombeaux. Vingt-huit allaient périr ; douze avaient obtenu des sursis M. d’Entrechaux et moi étions de ce nombre. Mais lorsque nos infortunés camarades, se tournant vers nous pour la dernière fois, nous dirent : « Ne nous oubliez pas : nous sommes heureux de vous avoir sauvés. » Non seulement nous ne sentîmes pas le bonheur de notre situation, mais des sentiments nouveaux s’élevèrent en nous. Nous fûmes prêts à nous trahir et à demander de les suivre. Notre cœur, combattu par je pesais quels remords, déchiré par la douleur, nous fit éprouver des tourments plus cruels que cette mort à laquelle nous venions d’échapper, Une demi-heure après, nous entendîmes la fatale décharge, et presque au même instant nous vîmes passer sous nos yeux les dépouilles sanglantes de nos amis… Je tombai accablé ; j’essayai en vain de goûter quelque repos ; des fantômes effrayants me poursuivaient ; enfin, après une longue agitation, j’entendis une voix qui calma mes sens : c’était celle de Sophie que je n’avais pas encore aperçue et qui était entrée dans l’hôtel. Tous ceux qui avaient obtenu le sursis des différentes commissions furent transférés, le lendemain 4, à la tour de Vannes ; nous étions cent huit. »
Nous le répétons, c’est seulement d’après ces documents authentiques qu’il faut se faire une opinion sur cette guerre civile, devenue plus sanglante encore parce que des intérêts particuliers vinrent s’y mêler. En effet, comme le dit M. de Lescure, Tallien avait besoin de laver dans le sang d’une hécatombe son honneur révolutionnaire attaqué. Il pouvait tout se permettre, hormis la modération. Il se montra implacable comme la peur qui l’est plus encore que la haine, et attesta désormais sa sincérité républicaine par les mânes des fusillés de Quiberon dont la malédiction devait poursuivre sa vie et le condamner à de si humiliantes déchéances.
XII. Maxime Du Camp. Attentat Fieschi. — 1877.
L’éminent auteur de Paris et ses organes, M. Maxime Du Camp, vient de publier chez Lévy un livre fort intéressant, intitulé l’Attentat de Fieschi ; c’est croyons-nous, le commencement d’une série qui a pour titre général : les Ancêtres de la Commune. Les renseignements, puisés aux meilleures sources, abondent dans ce volume où l’on voit se nouer et se dénouer toute l’intrigue de ce régicide ; la préface mériterait d’être citée dans son entier, mais l’espace réservé à cette revue ne me permettant de donner qu’un extrait, je crois que les lecteurs me sauront gré d’avoir choisi le chapitre de l’exécution ; rien n’y est dramatisé ; c’est le procès-verbal même des faits qui se sont passés qu’on va lire :
L’état d’âme de Pépin était lamentable ; lui qui fut très courageux en présence de la mort, lorsque toute espérance fut perdue, il ne pouvait supporter l’idée de sa fin prochaine, et se débattait contre les fantômes de la dernière heure qui l’assaillaient à outrance. Immobilisé dans sa camisole de force, assis sur le dur escabeau de la prison, la tête retombée sur la poitrine, le malheureux pensait à sa femme, à ses cinq enfants et cherchait une issue à la route horrible au bout de laquelle l’échafaud lui apparaissait. Comme des moribonds qui se figurent que la présence du médecin leur rendra la santé, il s’imaginait que la présence de ses juges prolongerait sa vie.
Il demandait pour quelques instants la liberté de ses bras et écrivait — non point des « déclarations » comme Fieschi — mais des lettres suppliantes au duc Decazes, au procureur général, M. Pasquier. Celui-ci, escorté de M. de La Chauvinière, greffier en chef de la Cour, se présentait auprès du condamné, prêt à recueillir les aveux arrachés par l’angoisse. Ces interrogatoires se multiplient : j’en compte un le 15 février, deux le 17 et enfin un dernier le 19, à une heure moins un quart du matin, effort suprême qui précéda de peu d’instants les redoutables apprêts de la toilette et le départ pour la place Saint-Jacques.
Le 18 février, à 11 heures du soir, M. Pasquier, qui habitait le Petit-Luxembourg, reçut une lettre par laquelle Pépin s’engageait à faire des révélations graves et à donner des indications précises de nature à éclairer le gouvernement sur les dangers qui menaçaient celui-ci. Trois fois déjà M. Pasquier avait vu Pépin et n’en avait obtenu que de vagues renseignements ; évidemment, il ne se souciait plus d’aller encore entendre d’inutiles récriminations et voulut se soustraire à un spectacle très pénible ; il fit prier M. Zangiacomi de se rendre près de Pépin pour l’écouter ; en même temps, il avisa M. Thiers et M. Persil qui ne tardèrent pas à arriver. Une seconde lettre de Pépin fut apportée vers minuit et demi, très pressante et réclamant la présence immédiate de M. Pasquier. L’exécution était commandée pour huit heures du matin ; le ministre de la justice et celui de l’intérieur restèrent au Petit-Luxembourg, près de Mme la duchesse Decazes, attendant le retour de M. Pasquier, afin de décider si l’on devait surseoir au supplice ou lui laisser libre cours. M. Pasquier se résigna à aller lui-même interroger encore une fois le condamné.
Pépin était fort abattu ; il savait que les premières minutes de son jour suprême avaient sonné, et que la mort — « Celle qui ne se repose jamais » comme dit le romancier espagnol — l’attendait dans quelques heures. Pépin, dans sa lettre avait promis de dire toute la vérité, et cependant sa première réponse à M. Pasquier cache une réticence : « Je suis déterminé à dire tout ce que je sais. » Il avoua bien des choses cependant, et fort sérieuses. Il avait demandé des fusils à Godefroy Cavaignac dans un but qu’il ne lui avait pas dissimulé ; il avait donné avis de l’attentat au docteur Recurt avant que celui-ci fût réintégré à Sainte-Pélagie, par conséquent entre le 1er mars et le 6 mai 1835, et Recurt ne l’avait « point détourné de son projet » ; il avait prévenu Floriot, marchand de vin du faubourg Saint-Jacques et chef de section à la Société des Droits de l’homme ; il avait tout dit le matin même du 28 juillet à Auguste Blanqui ; il avait fourni des détails sur l’organisation d’une nouvelle société secrète à laquelle il avait été affilié par Recurt et qui fut la Société des familles ; il parla du Bataillon révolutionnaire organisé par Henri Leconte, et enfin révéla l’existence d’une fabrique clandestine de poudre établie rue de Lourcine.
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« Jusqu’ici, lui dit M. Pasquier, vous n’avez parlé que des individus que vous aviez avertis ; il faudrait maintenant parler de ceux qui vous auraient excité au crime, qui vous auraient fourni le moyen de le commettre. » Pépin répondit : « Si je n’ai pas révélé les projets de Fieschi, c’est que j’ai cédé à l’influence de son poignard ; aucune autre influence n’a été exercée contre moi. La première partie de cette réponse est un mensonge, la seconde est sincère.
M. Pasquier se retira ; les ministres, instruits par lui des révélations de Pépin, décidèrent qu’il n’y avait pas lieu à suspendre l’exécution ; mais pensant qu’à la minute suprême, en présence de la guillotine, le condamné pourrait livrer le dernier mot de son secret, ils déléguèrent M. Zangiacomi pour recevoir, au besoin, les déclarations in extremis, et lui donnèrent plein pouvoir d’ajourner l’exécution si les circonstances l’exigeaient.
Pendant que Fieschi écrivait ses phrases ridicules ou qu’il causait avec Nina Lassave, pendant que Pépin faisait effort pour dégorger tout son égout, le vieux Morey souffreteux, presque toujours couché, se plaignait de la nourriture et ne récriminant contre personne, persistait, dans son rôle. Le 18 février, M. Pasquier fit spontanément un effort pour l’amener à quelque confession ; ce fut peine perdue, le condamné se contenta de répondre hypocritement, d’une voix dolente : « Je ne suis pas capable de faire du mal mon pays et si je savais quelque chose qui pût être utile, je le dirais. »
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Le 19 février, vers six heures du matin, on entra dans la cellule des condamnés et on les prévint qu’il ne leur restait plus qu’à se préparera mourir ; Morey fut impassible et Pépin résigné ; Fieschi éprouva une émotion violente dont il se remit aussitôt ; il dit à voix basse : « Et ce que l’on m’avait promis ? » L’abbé Grivel lui recommanda de penser à son âme. Pépin était fort calme ; autant il avait lutté avec maladresse et sotte astuce pour sauver sa vie, autant il ◀prouva de résolution, lorsqu’il fut face à face avec la mort. Il demanda une aile de poulet, la mangea avec appétit, but un verre de vin et alluma paisiblement sa pipe.
Les trois condamnés furent réunis dans l’avant-greffe pour subir l’inutile et cruelle cérémonie de la toilette ; chacun s’y montra selon son caractère ; Morey toujours absorbé ; Pépin questionnant les aides du bourreau sur les détails de l’exécution ; Fieschi verbeux, plein de jactance et cherchant peut-être à s’étourdir à force de bruit. Il y avait là un certain nombre de personnes, les trois aumôniers, l’exécuteur et ses aides, le directeur de la prison, les gardiens, les soldats ; c’était une sorte de public, et Fieschi ne perdit pas cette occasion de dire encore quelques niaiseries redondantes : « Je laisse ma tête à M. Lavocat, mon âme à Dieu, mon cœur à la terre. Où donc est M. Lavocat ? pourquoi ne vient-il pas ? Il faut qu’il me voie mourir, je serai intrépide ; il n’aura pas à rougir de Fieschi ! Il baisait le crucifix, embrassait l’aumônier, embrassait les gardiens et répétait : « Vous verrez comme je saurai mourir ! » Puis il dit cette énormité : « Ma pauvre petite Nina, que va-t-elle devenir ? Je la recommande à la duchesse de Trévise. »
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Il faisait froid. Le ciel, triste et gris, roulait de gros nuages obscurs qui passaient au-dessus des arbres dépouillés ; le lugubre cortège, marchant au pas, traversa la grande allée du Luxembourg, l’avenue de l’Observatoire, et à huit heures un quart, après avoir accompli son trajet entre deux haies de soldats, parvint à la place Saint-Jacques, où la troupe avait grand-peine à maintenir la foule immense qui s’étouffait aux environs de l’échafaud. Au-delà de la barrière, à la fenêtre du premier étage d’une maison occupée par le marchand de vin Étienne, on pouvait voir le duc de Brunswick — celui dont tout Paris a connu les diamants et les perruques en soie noire — qui regardait cette scène à l’aide d’une lorgnette revêtue d’ivoire sculpté.
Ils descendirent de voiture ; Fieschi avec l’abbé Grivel ; Pépin, toujours fumant, avec l’abbé Gaillard ; quant à Morey, qu’accompagnait l’abbé Montès, il fallut l’aider et même le porter. « L’héroïque vieillard » avouait lui-même « qu’il n’avait plus de jambes, quoique le cœur fût encore bon ». Au moment où les trois condamnés, les aumôniers et les aides formaient un groupe sinistre au pied de l’échafaud, M. Zangiacomi, suivi de M. de La Chauvinière, de M. Couchy, greffier de la Cour des Pairs et assisté de M. Vassal, commissaire de police, se tenait dans la baraque du contrôleur d’une station d’omnibus ; il était là pour remplir la mission que la justice lui avait confiée, et il fit faire une dernière tentative près de Pépin, que l’on eût voulu avoir une raison suffisante de gracier.
Par ordre du juge d’instruction, armé de pleins pouvoirs et prêt à arrêter la main du bourreau, M. Vassal s’approcha de Pépin, le tira à part et lui dit : « À cette minute qui va être la dernière de votre vie, vous n’avez plus d’intérêts à ménager ; il y a des êtres qui vous sont chers et qui seront heureux de vous voir conserver l’existence ; dites-nous la vérité, mais la vérité sans réserve, et il sera sursis à votre exécution. » Pépin leva les épaules avec un geste de découragement et dit : « J’ai dit tout ce que je savais. » À voix basse, M. Vassal insista : « Si l’échafaud est démonté, on ne le remontera pas pour vous. » Pépin répliqua : « Je n’ai rien à dire. » — « Réfléchissez bien. Est-ce votre dernier mot ? — Oui. » Et Pépin alla de lui-même se placer près de ses complices.
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Pépin, les yeux levés vers le ciel, comme s’il récitait une prière mentale, gravit sans faiblesse les degrés de l’échafaud ; arrivé sur la plate-forme, il cria : « Je suis innocent ! je suis victime ! » et mourut. On porta Morey, qui était incapable de marcher ; il était lourd, l’escalier n’était pas large ; les aides de l’exécuteur, qui le tenaient dans leurs bras, frôlaient involontairement ses vêtements. On a prétendu — tant une légende malsaine a essayé de glorifier ce misérable — qu’il se serait tourné vers ses porteurs et leur aurait dit d’une voix douce : « Pourquoi gâter ce gilet ? il peut encore servir à un pauvre. » Il fut bien plus humain et ne tomba pas dans ce pathos sentimental. Comme l’exécuteur ne pouvait détacher la corde qui retenait sa redingote, allait déchirer la boutonnière où elle était nouée, il dit : N… de D…, n’abîmez donc pas mes effets ! ce qui est naturel à un homme grossier dont tous ceux qui l’ont connu disaient volontiers : « C’est une canaille ! » Jugement peu courtois, mais que l’histoire impartiale, ne se souciant guère des fantaisies de l’esprit de parti, est forcée d’accueillir, malgré la brutalité de l’expression, car il est conforme à la vérité.
Fieschi, le plus coupable, devait mourir le dernier ; il avait dit qu’il serait intrépide — il le fut. Il monta très rapidement l’escalier et, prenant une pose théâtrale, autant que le lui permettaient ses liens, il s’écria d’une voix que nulle émotion n’altérait : « Je vais paraître devant Dieu. J’ai dit la vérité. Je meurs content. J’ai rendu service à ma patrie en signalant mes complices. J’ai dit la vérité, point de mensonge. J’en prends le ciel à témoin ; je suis heureux et satisfait, je demande pardon à Dieu et aux hommes, mais surtout à Dieu. Je regrette plus mes victimes que ma vie ! » Il se pencha vers l’abbé Grivet, qui l’avait conduit jusqu’aux bords de la bascule ; il l’embrassa et lui dit en souriant : « J’aimerais assez à venir vous donner de mes nouvelles dans cinq minutes. » Il avait probablement longtemps cherché d’avance et composé « ce mot de la fin », restant jusque sous la hache de l’échafaud ce qu’il s’était montré depuis le commencement du procès : un épouvantable histrion.
Comme on le voit, ce récit est écrit de la main d’un fidèle historien, soucieux du détail, et je dirai presque d’un juge d’instruction qui ne veut négliger aucun indice, perdre aucun des fils qui peuvent conduire à la vérité ; ce n’est pas un des moindres mérites de M. Maxime Du Camp que cette conscience qui vient doubler l’estime que l’on a pour l’écrivain.
XIII. X. Doudan. Mélanges. — 1877.
Le troisième volume des Mélanges et lettres de M. X. Doudan, ouvrage dont nous avons donné de si intéressants fragments, a été publié à la librairie Calmann-Lévy. Cette nouvelle série n’est pas moins curieuse que les précédentes ; les faits politiques, littéraires ; les portraits des personnages de la Restauration, du règne de Louis-Philippe et de la seconde République y sont reproduits avec une rare justesse d’observation ; qu’on ajoute le charme propre à cet écrivain qui procède, sans y chercher, de Stendhal et de Mérimée, et on aura idée de ce livre, qui n’est qu’un recueil de correspondances, mais qui a sa place dans toutes les bibliothèques dont le choix fait la valeur.
Voici, par exemple, une lettre dans laquelle M. Doudan parle de Lamartine, à qui il ne pardonne guère ses écrits sur les libéraux de l’époque :
J’ai commencé M. de Lamartine ; c’est un drôle d’homme et un drôle de livre. Si jamais un Allemand, dans mille ans, prend ce volume au sérieux, il croira qu’il s’agit d’une nation de grands hommes, tous grands hommes, depuis M. Flocon jusqu’à M. Marrast. Il a certainement inventé le premier qu’avec une bienveillance universelle dans les jugements on pouvait faire autant de mal que les autres avec toute l’âpreté du monde. Il dit seulement de M. Thiers qu’il est l’agitateur intestin d’une assemblée. L’expression n’est pas emphatique, et je n’aimerais pas, à la place de M. Thiers, qu’on me nommât l’agitateur intestin de personne. Il n’a point parlé de M. de Broglie : c’est assurément le dessein prémédité, car, enfin, il a dû entendre parler quelquefois dans sa vie de M. de Broglie. On dit que M. de Broglie est inconsolable de ce silence étudié de M. de Lamartine.
J’ai reçu une charmante lettre de M. de Broglie aujourd’hui. Il ne me semblé pas trop abattu de ne pas figurer dans ce panthéon et à côté et en contraste de M. Sobrier et de M. Caussidière, de glorieuse mémoire.
À propos de Michelet, ces quelques lignes :
Vous avez donc lu l’histoire de Richelieu par M. Michelet ? Vous le jugez avec une rare équité. Depuis que ce diable d’homme a dit tant de sottises, personne ne veut plus voir les côtés supérieurs de sa singulière intelligence. Vous dites à merveille que ses caricatures donnent bien plus l’idée des êtres vivants que les pâles académies de presque tous les autres historiens. Bien qu’il ne soit pas d’un naturel doux, il a comme une sympathie universelle qui le fait entrer successivement dans la manière d’être de tous les êtres de tous les temps. Il rencontrerait un mastodonte qu’il comprendrait dans une certaine mesure les instincts et les idées sans doute un peu confuses du jeune monstre ; il se ferait un moment mastodonte. Je conviens qu’il a écrit l’histoire de la Révolution : il était entré dans les idées et les instincts de quelque chacal. C’est le tour de la critique moderne de tout comprendre, bien qu’il y ait tant de gens qui ne comprennent ni rien ni personne. C’est peut-être là le plus dangereux des progrès de notre âge. L’esprit est si faible, la force morale si peu énergique dans les hommes pris en masse qu’on est souvent bien près d’absoudre tout ce que l’on comprend.
Adieu, cher monsieur ; ne vous ennuyez pas trop des lettres d’un malade, ne vous découragez pas de lui donner le plaisir très vif des vôtres.
Le côté politique s’accentue ; quelques jours encore, et vont commencer ces terribles journées de juin. Cette lettre est adressée à Mme la baronne de Lascours et datée du 17 juin 1848 :
Chère madame, ces bonnes nouvelles de Lascours nous font grand plaisir. Vous êtes contente de votre petit nid dans les montagnes ; vous vous portez tous bien, même M. de Lascours, qui n’y est pas plus sujet que moi : vous n’entendez que de très loin le bruit des partis qui se heurtent et se menacent, heureusement sans en venir aux mains. On se compte, et ceux qui se sentent les moins nombreux vont se coucher, attendant que la majorité passe de leur côté le lendemain. Après tout, il serait souverainement absurde de s’égorger quand personne, excepté deux ou trois mille bandits, n’a le moindre motif d’en vouloir à la vie de qui que ce soit. Je suis seulement fâché que M. Joly, dans vos contrées, ait érigé en crime un petit doute innocent sur la grandeur et la stabilité de la République. Pour sa stabilité, je n’en sais rien, et il me semble que Louis-Napoléon frappe à la porte avec un mélange de force et de discrétion qui pourrait déterminer à le laisser entrer. Pour la grandeur de cette même République, je ne vois presque personne qui en soit ébloui. Un M. de Fourmont, qui voyageait en Grèce vers le milieu du xviiie siècle, je crois, écrivait à Paris : « J’ai employé quarante ouvriers à détruire tout ce qui restait de l’ancienne Sparte. » Ce M. de Fourmont n’était pas pour cela un très grand homme. Le gouvernement d’aujourd’hui, si ce nom de gouvernement n’est pas bien pompeux, fait comme M. de Fourmont. M. Joseph de Lascours doit vous écrire que Paris n’a pas bon air. On dit qu’il commence à ressembler à un grand village d’Orient un jour d’émeute. On ne nettoie pas même les dehors de la coupe et du plat. La ville est d’une malpropreté révoltante. Je ne sais ce qui arrivera de cet épisode de Louis Bonaparte… La démission qu’il vient de donner, afin, dit-il, de ne rien troubler dans son pays, ne lui fera assurément point de tort. C’est une déclamation bien placée.
L’Évangile dit que l’homme ne vit pas seulement de pain. C’est bien vrai. Il vit aussi de déclamations ; mais les médecins remarquent qu’à ce régime il décline et maigrit à vue d’œil. Je ne me porte pas garant de cette manière de voir qui pourrait bien être un peu séditieuse.
Tout le monde va bien, mais on est terriblement éparpillé.
Et c’est cet éparpillement qui est la plaie de la société française, tout comme le morcellement de la terre, prescrit par le Code civil, est celle de la propriété. Le mal augmente chaque jour, et ce ne sont aujourd’hui que coteries, églises mondaines ou politiques. Pourtant ce mal nous profite, puisque, par l’isolement, il force de grands esprits clairvoyants, comme M. Doudan, à écrire et à nous léguer des mémoires qui prendront certainement place à la suite de ceux que nous a légués le xviiie siècle. À y bien regarder et l’esprit et la langue sont les mêmes.
XIV. Eugène Fromentin. Les Maîtres d’autrefois. — 1876.
J’extrais d’une savante étude, intitulée les Maîtres d’autrefois, publiée en ce moment chez Plon par M. Eugène Fromentin, les lignes suivantes, consacrées à l’examen des deux chefs-d’œuvre de Rubens à Anvers : la Mise en croix et la Descente de croix.
Il est intéressant de voir comment un peintre du talent de M. Fromentin apprécie l’œuvre du grand maître :
La Mise en croix et la Descente de croix sont les deux moments du drame du Calvaire dont nous avons vu le prologue dans le triomphal tableau de Bruxelles. À la distance où les deux tableaux sont placés l’un de l’autre, on en aperçoit les tâches principales, on en saisit la tonalité dominante, je dirais qu’on en entend le bruit ; c’est assez pour en faire comprendre sommairement l’expression pittoresque et deviner le sens. Là-bas, nous assistons au dénouement, et je vous ai dit avec quelle sobriété solennelle il est exposé.
Tout est fini. Il fait nuit, du moins les horizons sont d’un noir de plomb. On se tait, on pleure, ou recueille une dépouille auguste, on a des soins attendrissants. C’est tout au plus si de l’un à l’autre on échange ces douces paroles qui se disent des lèvres après le trépas des êtres chers. La mère et les amis sont là, et d’abord la plus aimante et la plus faible des femmes, celle en qui se sont incarnés, dans la fragilité, la grâce et le repentir, tous les péchés de la terre, pardonnés, expiés et maintenant rachetés. Il y a des chairs vivantes opposées à des pâleurs funèbres. Il y a même un charme dans, la mort. Le Christ a l’air d’une belle fleur coupée. Comme il n’entend plus ceux qui le maudissaient, il a cessé d’entendre ceux qui le pleurent. Il n’appartient plus ni aux hommes, ni au temps, ni à la colère, ni à la pitié ; il est en dehors de tout, même de la mort.
Ici, rien de tout cela. La compassion, la tendresse, la mère et les amis sont loin. C’est dans le volet de gauche que le peintre à rassemblé toutes les expressions de la douleur en un groupe violent, dans des attitudes violentes ou désespérées. Dans le volet de droite il n’y a que deux gardes à cheval, et de ce côté-là il n’y pas de merci. Au centre, on crie, on blasphème, on injurie, on trépigne. Avec des efforts de brute, des bourreaux à mine de bouchers plantent le gibet et travaillent à le dresser droit dans la toile. Les bras se crispent, les cordes se tendent, la croix oscille et n’est encore qu’à moitié de son trajet. La mort est certaine. Un homme cloué aux quatre membres souffre, agonise et pardonne. De tout son être, il n’y a plus rien qui soit libre, qui soit à lui ; une fatalité sans miséricorde a saisi le corps. L’âme seule y échappe ; on le sent bien à ce regard renversé, qui se détourne de la terre, cherche ailleurs des certitudes et va droit au ciel.
Suit une étude très détaillée sur les maîtres hollandais, étude où le sentiment et la science ont une part égale. M. Eugène Fromentin est un écrivain de race, et son bagage littéraire, plus précieux que volumineux, lui permet de poser aujourd’hui, avec chance de succès, sa candidature à l’Académie française. Chose singulière, Eugène Fromentin n’est pas membre de l’Institut, et c’est vraisemblablement par la porte des Mérimée, Alexandre Dumas, d’Haussonville, etc., qu’il fera son entrée sous la coupole du Palais Mazarin.