Troisième partie. — L’école historique
Réponse de Lysidas au Chevalier.
Chapitre premier. — Critique du goût
Quel dénouement pourrait-on trouver à ceci ? Car je ne sais point par où l’on pourrait finir la dispute.
La Critique de l’École des femmes, scène vii.
La critique littéraire
Il y avait une fois trois cuisiniers (le Chevalier Dorante aime les comparaisons de l’ordre gastronomique, je commence par lui en servir une) ; il y avait une fois trois cuisiniers : Pancrace, Marphurius et Épistémon. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, dans un banquet, et causaient cuisine. Pancrace disait : Ce jambon ne vaut rien. A-t-il dessalé vingt-quatre heures ? L’a-t-on noué dans un linge ? L’a-t-on placé dans une marmite avec douze oignons et six clous de girofle ? L’a-t-on mouillé d’une bonne bouteille de vin blanc ?322 Point. Oh ! je n’y goûterai pas. On a une manière aujourd’hui défaire les jambons, qui est sans excuse. Car enfin, la cuisine est devenue très libérale depuis le docteur Aristote. Que demandons-nous à ceux qui se consacrent à l’art difficile de flatter le palais ? De ne point violer certaines règles fondamentales, et toutes ces règles se trouvent dans un ouvrage que je viens de publier, et qui est le dernier mot de la science. Tu en manges, Marphurius ?
— Oui, Pancrace ; j’ose le trouver bon sans le congé de messieurs les experts. Tu sais que je suis un peu sceptique sur notre art. Je ne cherche point de raisonnements pour m’empêcher d’avoir du plaisir. Je crois qu’on peut faire de bons jambons par d’autres procédés que les nôtres. — Ah ! eh bien, explique-moi un peu en quoi celui-ci est bon ? — Mon ami, je ne saurais. Ce sont de ces choses que nous devons sentir par nous-mêmes. — Comment ! la parole n’a-t-elle pas été donnée à l’homme pour expliquer ses sentiments ? Explique-moi tes sentiments par la parole ; c’est le plus intelligible de tous les signes. — Tu as raison, je dois pouvoir te rendre compte de ce que je sens. Il ne suffit pas que je dise : Ce jambon est fort bon ; je le trouve fort bon ; n’est-il pas en effet le meilleur du monde ? Il faut que j’essaye de le décrire ce que ma langue et mon palais éprouvent.
Là-dessus, Marphurius entama une explication qui ne convainquit point Pancrace, et qui ne persuada pas non plus un convive assis près d’eux, lequel n’aimait pas le jambon. Un peu plus loin était un autre convive qui l’aimait beaucoup, mais qui trouva l’explication si désagréable qu’il ne put manger tant qu’elle dura.
Voyant cela, Épistémon fit cette proposition : Mes chers amis, que ceux qui aiment le jambon en mangent sans nous faire part des sensations qu’ils éprouvent, et que ceux qui ne l’aiment pas voient les autres en manger sans colère. Moi, cependant, je vous ferai un récit qui vous intéressera tous. J’ai visité la ferme où naquit et vécut l’animal qui porta ce jambon. Je vous en parlerai ; elle est curieuse.
Alors Épistémon commença son histoire au milieu d’un calme général et d’une curiosité attentive.
Épistémon, c’est la critique, la critique telle que je l’entends aujourd’hui.
Marphurius, c’est le Chevalier.
Et Pancrace ? c’était moi ; c’est le vieux Lysidas. Mais Lysidas a dépouillé le vieil homme, et vous n’avez, mon cher Chevalier, triomphé que de sa dépouille.
Les trois âges du dogmatisme
Aristote… est Aristote, et nous avons tous été, en dépit de Minerve et de lui, ses prophètes. Je ne sais si l’histoire de l’esprit humain offre un spectacle plus curieux que celui de notre longue et universelle aberration au sujet de la Poétique, comme de tous les autres ouvrages de ce grand homme. Aristote n’avait pu faire, et sans doute n’avait voulu faire que la poétique des Grecs, et des Grecs de son temps. C’est à peine si, par le regard divinateur du génie, il pouvait entrevoir une bien faible partie du développement ou plutôt du déclin futur de la poésie en Grèce, sans qu’il pût aucunement prétendre à lui imposer à l’avance des lois ; quant à la marche de l’art à travers les âges, elle était tout à fait hors de ses conjectures, comme de sa juridiction. Cependant nous avons pris les informations de sa Poétique sur les poêles qui l’avaient précédé, pour autant d’arrêts définitifs réglant la forme de toute la poésie à venir, et ce document d’histoire a conservé jusqu’au dix-huitième siècle, et encore au-delà, l’autorité d’un code dans la république des lettres.
Aristote détrôné, j’ai moi-même323 fait, je l’avoue, plusieurs Poétiques ou Esthétiques. Ce sont amusements de ma jeunesse, premiers essais de mon imagination émancipée, au sortir de la longue enfance où nous avions tous perdu notre liberté de penser sous la tyrannie d’une lettre morte. Me voilà confessé, donc absous, et je n’ai plus qu’à remercier le Chevalier de m’avoir si bien ôté le regret de mes trop ingénieuses théories littéraires, en crevant de ses coups d’épingle toutes ces jolies bulles de savon.
Mais, si j’ai de la reconnaissance pour l’habile critique qui m’a fait toucher du doigt la vanité des brillantes fantaisies de ma jeunesse, j’ai aussi la prétention d’être parvenu depuis quelque temps déjà à l’âge et aux travaux solides de la raison et de l’expérience, et d’avoir dépassé le Chevalier, qui s’est contenté de détruire et qui n’a rien fondé. Lorsque Kant faisait ses admirables ouvrages de critique, ce n’était pas pour que les philosophes ses successeurs recommençassent éternellement son œuvre de ruine ; c’était pour donner à la philosophie de nouvelles bases, plus modestes et plus sûres. Après lui il y eut, il est vrai, des métaphysiciens qui crurent avoir trouvé dans le livre même où Kant avait écrit l’inscription funéraire de la métaphysique, une formule magique pour la ressusciter ; il y eut des critiques comme William Hamilton, qui repassèrent sur ses traces, achevant de raser le vieil édifice. Mais les véritables continuateurs de son œuvre furent les savants qui enfermèrent leur pensée dans le cercle des objets que l’expérience peut atteindre, et qui agrandirent ce cercle, considérant la philosophie non comme ne vue anticipée des choses que nous ne connaissons pas, mais comme une vue d’ensemble sur toutes celles que nous connaissons. Les études historiques reçurent dès la fin du dix-huitième siècle une impulsion dont le véritable promoteur est Kant. Avec les érudits parurent les philosophes de l’histoire, Herder, Goethe, le grand cosmopolite de la critique et de l’art, et ce troisième disciple324 dont le Chevalier m’a libéralement fait honneur, et que j’accepterais bien volontiers et sans réserve, s’il n’avait pas enveloppé la philosophie de l’art dans la toile d’araignée de sa métaphysique.
J’ai dit que ce sceptique Chevalier s’était contenté de détruire et n’avait rien fondé ; c’est ma conviction. Mais, comme il s’imagine avoir fondé la critique littéraire sur quelque chose en la fondant sur le goût, avant d’exposer mes nouveaux principes, j’ai à suivre l’exemple qu’il m’a donné lui-même : moi aussi, je dois lui dire pourquoi je considère sa méthode comme chimérique.
Insignifiance de la critique fondée sur le goût
Et d’abord, je voudrais bien savoir quelles sont les idées dont l’éloquente expression tient les philosophes modernes suspendus aux lèvres d’Uranie, dans ce grand banquet littéraire où Molière et tous les poètes convient l’humanité. Le Chevalier nous a juré qu’elles étaient intéressantes : je l’en crois sur sa parole. Mais, si elles sont si intéressantes, que ne prenait-il note de ces idées pour notre plaisir et notre instruction ? Serait-ce qu’elles ont besoin du charme de l’éloquence, et que, dépouillées de leur expression oratoire, elles perdent leur intérêt ? J’en ai peur.
La discussion renouvelée de Molière, de Voltaire et de Lessing sur la valeur dramatique des récits dans L’École des femmes, est le seul morceau de l’Étude du Chevalier, où j’aie vu « la spirituelle Uranie » révéler par un exemple effectif la merveilleuse vertu de ce goût qui suffit à la critique. Ce petit morceau est agréable et fin ; mais nous apprend-il quelque chose sur Molière ? Nous fait-il pénétrer le moins du monde dans la nature particulière de son génie comique ? Une causerie aussi superficiellement instructive pourrait-elle demeurer longtemps intéressante ? Une critique toute composée de jolis morceaux de cette espèce serait-elle assez belle enfin, pour effacer dans notre imagination le souvenir de ces théories philosophiques qui n’ont pu trouver grâce devant le Chevalier, mais dont la hardiesse parfois profonde reste si pleine de séduction ?
Si j’en excepte le petit morceau en question, le Chevalier a beaucoup loué son Uranie, et n’a rien montré de son savoir-faire. Il a répété que ses idées étaient justes, nombreuses, variées, fines, élégantes, piquantes, intéressantes, instructives. Mais, s’il a été prodigue d’épithètes, il est resté économe d’exemples. Il a protesté que la critique fondée sur le goût n’était pas simplement une variation habile sur ce thème identique : Ces comédies sont fort belles ; je les trouve fort belles ; ne sont-elles pas en effet les plus belles du monde ? mais il n’a point prouvé▶ qu’elle fût autre chose en réalité.
En ayant soin de ne pas nous dire quelles sont les
idées d’Uranie, en
substituant l’éloge vague à l’exemple positif, en jetant sur sa statue un voile de
mystère qui la grandit, le Chevalier a commis un petit péché d’omission utile à sa
thèse.
Omne ignotum pro magnifico habetur.
Si nous
voulons savoir ce que vaut ce goût qu’il vante sans nous le faire connaître, nous
n’avons qu’à le voir à l’œuvre dans les livres qu’il aime, dans toute cette critique
littéraire au petit pied qui ne se targue pas de philosophie, n’apporte ni méthode
originale, ni théories nouvelles, et n’a d’autre ambition que d’être le développement
bien écrit du sentiment de tous les honnêtes gens sur les auteurs
illustres.
Cette critique se compose d’idées particulières et d’idées générales. Les idées particulières, nous en avons un spécimen fort avantageux dans l’unique exemple du savoir-faire d’Uranie, que je rappelais tout à l’heure. Elles ne sont pas toujours aussi distinguées. Habituellement elles portent sur la beauté d’un vers, d’un morceau, sur les proportions régulières d’un acte, sur l’inopportunité du récit de Théramène, sur l’inconvenance des calembours de Shakespeare, sur le charme adorable du style d’Amphitryon. Mais elles auraient beau être toutes spirituelles, ce qui nous importe, ce qui nous intéresse vraiment, ce sont les idées générales. Voyons. Aristophane est un poète doué d’imagination ; il a de la verve et même de l’atticisme ; mais (il y a toujours un mais) il est plein de bouffonneries indécentes et de personnalités. Plaute a de la verve (les écrivains dont je parle ont l’adresse de nuancer leur musique mieux que je ne le fais ici), Plaute a de la verve, mais il est rude et grossier. Térence, plus poli, manque de force comique. Il y a de belles choses dans Shakespeare. Ses tragédies, malgré quelques taches, sont du premier ordre ; mais son comique n’est pas pris au cœur de la réalité. (Je trouve, par parenthèse, ce reproche admirable, et je prie qu’on me dise ce qu’on en prétend conclure ?) Corneille est sublime, mais inégal. Racine est plus fin, plus touchant, plus pur, mais moins grand. Molière… mais à quoi bon répéter cette litanie ? On fait ses classes pour apprendre toutes ces belles choses, et quand on a la tête meublée d’idées générales de cette force, on a fini ses études ; on a du jugement, du goût ; on est absolument incapable d’émettre une proposition rare, monstrueuse, paradoxale, d’inventer une théorie, de fabriquer un système ; mais on est parfaitement capable d’orner des fleurs de la rhétorique et de l’esprit un discours vide sur un poète qu’on n’a pas lu, et de faire respirer ce bouquet, non avec distraction, mais avec un vrai plaisir, aux innombrables oisifs qui ne demandent pas qu’on les instruise, pourvu qu’on les occupe un instant sans fatigue. Quant à nous, Chevalier, pouvons-nous supporter l’ennui d’une critique qui n’est que l’art d’envelopper des riens dans les séductions du bien dire ? Entourés des œuvres si intéressantes d’Aristophane, de Shakespeare, de Molière, et ne trouvant à reproduire sur leur compte que de vieilles banalités, à peine rajeunies dans la forme ; occupés à compter et à mesurer des grains de poussière sur l’aile des grands poètes, les petits maîtres de l’école du goût ressemblent à des enfants ou à des dames s’amusant à manier dans un salon, en l’absence du naturaliste, un magnifique instrument d’observation dont leur frivolité avilirait l’usage, dont leur ignorance ne soupçonnerait pas la portée.
Ses petitesses
J’ai reproché tout à l’heure au Chevalier un tout petit péché d’omission. C’est une faute plus grave dont maintenant je l’accuse. C’est d’avoir embelli sa statue au point de la rendre méconnaissable.
N’a-t-il pas eu le front d’attribuer au principe de sa critique, au goût, un esprit de sympathique largeur et d’intelligence universelle ? Le paradoxe est fort, et l’on ne saurait avec plus d’audace donner un démenti aux faits. Que la critique doive être large, intelligente et sympathique, c’est, depuis plus d’un demi-siècle, ma conviction profonde ; mais que l’école célébrée par le Chevalier ait jamais eu ces qualités, c’est ce que l’histoire ne permet pas de prétendre, et qu’elle puisse les acquérir en demeurant fidèle à son principe, c’est ce que je nie absolument. Qui ne sait que le goût, par l’étroitesse native de ses vues et par son impuissance à rien comprendre sans une lente, lente éducation est condamné à se contredire misérablement d’une nation à la nation voisine, et d’un siècle au siècle suivant ?
Je m’abstiendrai de la déclamation d’usage sur la contradiction des goûts nationaux. Elle est devenue trop banale. Parmi les prédicateurs de ce lieu commun, les seuls qui puissent être encore originaux, ce sont les philosophes orthodoxes décidés d’avance à opérer au milieu de leurs phrases compromettantes le sauvetage impossible de l’absolu ; ceux-là resteront toujours divertissants par le spectacle héroï-comique de leurs efforts désespérés pour échapper à la terrible loi du relatif, que cette contradiction des goûts nationaux proclame avec une évidence accablante. Le Chevalier m’a gratifié fort légèrement de deux disciples325 qui sont deux tristes et suffisants exemples de la barbare antipathie littéraire que peut avoir une nation civilisée pour sa voisine. N’en parlons pas, et causons un peu des misères de notre goût français.
En l’année 17.., le goût français, semblable au rat de la fable, sortant pour la première fois de son trou, eut la fantaisie de voyager, de voir la nature, les villes, les mœurs des hommes, le monde enfin. Il n’était pas à cette époque ce jeune enthousiaste que nous connaissons, aux passions vives ou au moins à l’imagination forte, exaltant la folie dans les œuvres de l’art, soit par un mouvement instinctif de sympathie, soit seulement par une idée fixe de théoricien, et rempli d’un mépris trop naturel ou simplement systématique pour la littérature sage, pour les poètes honnêtes, pour Walter Scott, pour Pope, pour Boileau humilié et tancé, sans miséricorde, de son peu de penchant à la volupté et de son prénom de Nicolas. Le goût français était alors un petit vieillard froid, raisonnable et galant, qui n’avait vu l’esprit humain que dans les salons de Paris, la nature que dans le parc de Versailles, la poésie que dans les œuvres parées de l’approbation de la cour. Un jour donc, la fantaisie lui prit de faire un voyage d’observation, et il se mit en route, muni des instruments de première nécessité, d’une loupe, de l’Art poétique français et d’un flacon d’essences.
Il traversa d’abord la Normandie. En deux ou trois endroits, il eut la curiosité de descendre quelques minutes de sa chaise, où enfermé il étudiait Boileau, pour se donner le divertissement devoir de près des vaches, des paysans, la mer et un lever de soleil sur la campagne. Il notait le soir ses impressions de la journée. Voici un extrait authentique de la première partie de ce curieux journal, de celle qu’il écrivit en France.
« … Lu aujourd’hui le troisième chant de l’Art poétique, la troisième et la neuvième des Réflexions critiques sur Longin, et visité les terres de l’abbaye du Val Richer. La grossièreté de la nature à la campagne, le langage des paysans à peine plus civilisé que celui de leurs bêtes, me font aimer et apprécier de plus en plus la belle nature, telle qu’elle est à la cour et dans les tragédies de Racine.
« … Les fermes, les bois, les champs, les ruisseaux m’ont remis en mémoire plusieurs vers de la Fontaine ; mais ce ne sont pas les meilleurs. Je n’ai garde de confondre le beau naturel, que ce poète rencontre quelquefois, avec le familier, le bas, le négligé, le trivial, défauts dans lesquels il tombe trop souvent.
Des enfants de Japhet toujours une moitiéFournira des armes à l’autre :« Voilà le beau naturel ; voilà les traits qui plaisent aux esprits délicats. Mais quoi de plus bas que sa pie margot caquet bon bec, si ce n’est les longs pieds de son héron au long bec emmanché d’un long cou ? Ces traits sont faits pour le peuple326. Il semble que La Fontaine ait trop vécu dans la société des animaux qu’il a peints. Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que d’un petit nombre d’honnêtes gens ; il est inconnu aux familles bourgeoises, et toute la populace en est exclue327. Si la Fontaine avait vécu davantage dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d’exercer son talent sur des objets plus dignes d’elle que des pies margots et des hérons au long cou328.
« … Les paysans en Normandie nomment indifféremment un mouton et un cochon, une chèvre et une vache. Je ne suis pas surpris que ces gens grossiers ne s’aperçoivent point de la différence qu’il y a entre ces termes pour l’élégance et la noblesse ; mais les personnes bien élevées et habituées à parler le langage de la belle nature, la sentent très bien et l’observent. Dans les endroits les plus sublimes la langue française peut nommer, sans s’avilir, une chèvre, un mouton, une brebis ; mais elle ne saurait, sans se diffamer, nommer un veau, une truie, un cochon. Le mot de génisse est fort beau, vache ne se peut souffrir ; cochon est de la dernière bassesse. Pasteur et berger sont du plus bel usage ; gardeur de pourceaux ou gardeur de bœufs seraient horribles329. Quant aux instruments de l’agriculture, comment pourrions-nous aujourd’hui imiter l’auteur des Géorgiques, qui les nomme sans détour330 ?
« … En regardant ce matin dans la plaine un de ces animaux à longues oreilles qui sont plus petits que le cheval, et qui, par leur union avec l’espèce chevaline, donnent naissance à la mule, je me disais que notre Boileau avait peut-être poussé un peu loin la défense de l’antiquité contre M. Perrault, lorsqu’il a voulu justifier Homère d’avoir comparé Ulysse dans la mêlée à un âne ravageant un champ de blé. Il prétend que le mot âne était très noble en grec331. Mais rien ne le ◀prouve▶, et j’accuserais plutôt non Homère, mais le temps où ce poète a vécu, d’avoir été grossier et barbare. Il faut bien des siècles pour que le bon goût s’épure. Racine fut le premier qui eut du goût332 Avec quel art n’a-t-il pas ennobli le mot chien 333 ! Deux ou trois poètes en France traduiraient bien Homère ; mais on ne les lira pas, s’ils ne changent, s’ils n’adoucissent, s’ils n’élaguent presque tout334. Boileau me semble donc avoir poussé trop loin la défense de l’antiquité dans ses Réflexions critiques. Mais l’Art poétique fait mes délices, et la belle nature exprimée avec tant de fidélité, de force et de grâce, me distrait un peu et me console de celle d’ici… »
Ainsi voyageait notre homme de goût. Poursuivant ses observations, il passa en Angleterre. Sur mer, il eut un rêve singulier. Il rêva qu’il entrait dans une mine d’or. C’était lui noir ravin dont les parois fort hautes n’offraient à ses yeux, de quelque côté qu’il se tournât, qu’une épaisse muraille de ronces. Il avait peur des épines pour son bel habit de soie. Avec précaution il se baissa, et, armé de sa loupe, se servant de son cure-dents comme de pioche, il souleva quelques feuilles mortes qui étaient à ses pieds. Ô miracle ! ô juste récompense d’un tel effort ! il trouva sous ces feuilles deux ou trois pièces d’argent monnayé. Elles étaient toutes rouillées. Il se mit à les frotter, pour les rendre propres, sur la manche de son habit. À mesure qu’il les frottait, l’argent disparaissait se changeant en cuivre, et notre mineur en devenait plus fier et plus joyeux, les trouvant de plus en plus brillantes ainsi, et plus semblables à l’or.
Il prit des notes à Londres comme dans la campagne normande. Voici de son journal de voyage un second et dernier extrait.
« … Quel babouin335 que Shakespeare ! J’ai vu mettre de la bière et de l’eau-de-vie sur la table dans la tragédie d’Hamlet, et j’ai vu les acteurs en boire ! J’ai vu des fossoyeurs creuser une fosse et jouer avec des têtes de morts en chantant des airs à boire ! J’ai vu la plus vile canaille paraître sur le théâtre avec des princes, et j’ai entendu les princes parler comme la canaille ! J’ai entendu Hamlet dire : Ma mère en épouse un autre au bout d’un mois, un autre qui n’approche pas plus de lui qu’un satyre d’Apollon. À peine le mois écoulé ! avant que ces souliers fussent vieux, avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père. Fragilité, ton nom est femme ! Le fond du discours d’Hamlet est dans la nature, cela suffit aux Anglais336. Jugez, cours de l’Europe ! Académiciens de tous les pays ! Hommes bien élevés, hommes de goût dans tous les états337 ! J’ai entendu un soldat demander. Avez-vous eu une garde tranquille ? et un autre répondre : Pas une souris qui ait bougé. Dans un corps de garde c’est ainsi qu’on parle, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d’une nation qui s’expriment noblement, et devant qui il faut s’exprimer de même338. J’ai admiré l’heureuse liberté avec laquelle tous les acteurs passent en un moment, d’un vaisseau en pleine mer à cinq cent mille sur le continent. En vain le sage Despréaux, législateur du bon goût dans l’Europe entière, a dit dans son Art poétique, chant troisième :
Qu’en un lieu, qu’en un jour un seul fait accompliTienne jusqu’à la fin le théâtre rempli339.« Il y a là un grand problème à résoudre. Comment a-t-on pu élever son âme jusqu’à voir avec transport ces farces monstrueuses, écrites par un histrion barbare dans un style d’Allobroge ? D’abord, le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers, et partout il aime passionnément les spectacles. Donnez-lui des combats de coqs, des enterrements, des duels, des gibets, des sortilèges, des revenants, des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène ; cela lui plaît mieux que l’éloquence la plus noble et la plus sage, et plus d’un grand seigneur a le goût fait comme celui du peuple340. Et puis, il y a une chose extraordinaire : ce Shakespeare, si sauvage, si bas, si effréné et si absurde, avait des étincelles de génie341. J’ai découvert des perles dans son énorme fumier342. Mais c’est un travail aussi ingrat que bizarre de rechercher curieusement des cailloux dans de vieilles ruines, quand on a des palais modernes343. Qu’on se figure Louis XIV dans sa galerie de Versailles, entouré de sa cour brillante : un Gilles couvert de lambeaux perce la foule des héros, des grands hommes et des beautés qui composent cette cour ; il leur propose de quitter Corneille et Racine pour un saltimbanque qui a des saillies heureuses et qui fait des contorsions344 !
« … Hier, c’était dimanche. J’ai lu Milton. Abdiel, Ariel, Arioch, Ramiel combattent Moloch, Belzébuth, Niroch. On se donne de grands coups de sabre ; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu’elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leurs pieds. C’est là, comme on voit, la belle et simple nature. On se bat dans le ciel à coups de canon. Des diables en enfer s’amusent à disputer sur la grâce, sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d’autres jouent de la flûte. Au cinquième chant, après qu’Adam et Ève ont récité le psaume cxlviii, l’ange Raphaël descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite, et Ève lui prépare à dîner. Puis ils font quelque temps conversation ensemble sans craindre que le dîner se refroidisse (no fear lest dinner cool). Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, d’un poème épique sur Adam et Ève ? La cour délicate et polie de Charles II eut en horreur l’homme et son poème. Les Grecs recommandaient aux poètes de sacrifier aux grâces, Milton a sacrifié au diable345. »
Ici, je prends congé de notre homme de goût. Car je suppose que le Chevalier n’a pas
envie de l’accompagner plus loin, en Espagne, par exemple, où il découvre quelques
traits de génie dans le théâtre de Caldéron,
trouve que personne ne
s’intéresse à Don Quichotte346, analyse (avec quel
sérieux !) La Dévotion à la messe, et établit une comparaison entre
« cette pièce barbare »
et celles d’Eschyle « dans lesquelles
la religion était jouée »
, parce qu’« on voyait dans Prométhée la Force et la Vaillance servir de garçons bourreaux à Vulcain, et
dans Les Euménides une vieille pythonisse sur la scène avec des
Furies347 »
. Nous ne le suivrons pas non plus en Italie,
pour l’entendre parler du « salmigondis de Dante qu’on a pris pour un
poème »
, de « cet énorme ouvrage où se trouve une trentaine de vers
qui ne dépareraient par l’Arioste348 »
. Enfin nous ne
parcourrons pas le reste de son journal pour compléter la collection de ses jugements
sur l’antiquité classique, sur l’Alceste d’Euripide, « dont
plusieurs scènes ne seraient pas souffertes à la foire349 »
; sur l’Hippolyte du même
auteur, « qu’on ne doit pas admirer pour trente ou quarante vers qui se sont
trouvés dignes d’être imités par Racine350 »
; sur Sophocle, qui « par l’harmonie de
son style a surpris l’admiration des Athéniens, parce qu’avec tout leur esprit et
toute leur politesse, ils ne pouvaient avoir une aussi juste idée de la perfection
de
l’art tragique que la cour de Louis XIV351 »
; sur Aristophane, « ce poète comique qui
n’est ni comique, ni poète352 »
; sur Eschyle, qui est « un
barbare353 »
et
« une manière de fou354 »
.
Au siècle de Louis XIV, Fénelon est l’abeille composant son miel des parfums de
l’antiquité. Fénelon a pourtant écrit : « Je ne puis goûter le chœur dans les
tragédies grecques ; il interrompt la vraie action355. »
N’est-ce pas à peu près comme si
l’on disait : Je ne puis goûter la crème dans une charlotte russe ; elle gâte le
biscuit ! ou : Je ne puis goûter l’orchestre dans un opéra ; il nuit au chant356 ! Le même amateur des anciens ajoute : « Il me
serait facile de nommer beaucoup d’anciens, comme Aristophane, Plaute, Sénèque le
tragique, Lucain et Ovide même, dont on se passe volontiers357. »
Parmi les poètes français,
il admire froidement Corneille, Molière, Racine même, sans les goûter. Fénelon, à la
vérité, n’était pas, comme Voltaire, un homme de cour, ni comme Saint-Lambert ou
l’abbé Delille, un amateur de fleurs artificielles. Il aimait la campagne, il aimait
la nature. Je suis convaincu qu’il regardait avec plaisir faire les foins. Un âne
traversant
un champ ne le rendait pas sérieux comme Boileau ; il ne se
préoccupait pas pour Homère de la nécessité que ce mot fût très
noble en grec. Il préférait les coquelicots et les bluets sauvages aux tulipes
et aux dahlias des parterres358. Mais
il ne variait guère ses promenades. Il n’allait jamais jusqu’à la montagne plantée de
grands chênes, qui se dressait là-bas à l’horizon. Plein d’un tendre amour pour son
petit champ, je me représente le doux vieillard assis pendant les feux du jour, à
l’ombre ; il écoute « le murmure d’un ruisseau »
,
regarde passer « un laboureur inquiet pour ses moissons, un berger conduisant
son troupeau, une nourrice attendrie pour son petit enfant »
. Le soleil
couché, il se promène à petits pas, sans regarder l’or et la pourpre du ciel
éblouissant, cherchant « une lumière douce pour soulager ses faibles
yeux »
.
Le dix-septième et le dix-huitième siècle sont remplis de la querelle des anciens et des modernes, qui ne fut, je le soupçonne, si acharnée et si longue que parce que c’était une lutte de frères ennemis. Le goût des anciens et le goût des modernes était le même au fond. Les uns et les autres, avec une égale ardeur, refaisaient à l’image de l’esprit français les objets de leur culte ou de leur hospitalité passionnée. Madame Dacier corrigeait Homère par piété, et Voltaire écrivait Œdipe pour confondre Athènes et son poète, par l’éclatante supériorité de l’atticisme de Paris359. L’esprit français voulait se mirer lui-même dans les œuvres de l’antiquité, et, comme il n’y trouvait pas son image, il osait, avec une effronterie tout aussi grande dans un camp que dans l’autre, ici les tourner en ridicule, là les façonner violemment à sa ressemblance. Quoi de plus misérable que cette sotte querelle, où l’on ne sait quels aveugles on doit le plus admirer, ceux qui ne voyaient pas l’incomparable beauté de tout ce que l’antiquité avait fait, ou ceux qui ne voyaient pas qu’il fallait faire autrement que l’antiquité ?
En résumé, ces hautes intelligences qui, seules dépositaires et seules législatrices du bon goût, faisaient la loi à toute l’Europe, n’entendaient rien, ni à la littérature grecque360, ni à la littérature anglaise361, ni à la littérature espagnole ; elles ne comprenaient qu’une partie de la littérature latine et même de la littérature française362 ; un petit nombre appréciait assez passablement la littérature italienne, moins Dante.
Les Français du dix-neuvième siècle se vantent de leur grand goût.
Ils n’ont pas tout à fait tort. Sans parler des littératures anciennes et étrangères
qui sont devenues moins absurdes à leurs yeux, ils ont fait des progrès dans
l’intelligence de Igor propre littérature. Sur Molière, par exemple, le dix-septième
et le dix-huitième siècle étaient de l’avis de Boileau. Sans pousser le blâme aussi
loin que Fénelon, la Bruyère ou Vauvenargues, on trouvait généralement que les farces
de Scapin, du Médecin malgré lui, de Pourceaugnac
363, etc., étaient un peu indignes de
l’auteur du Misanthrope. Pour l’excuser, on disait : Molière
travaillait aussi pour le peuple qui n’était pas encore décrassé ; le bourgeois aimait
ses grosses farces et les payait ; elles lui étaient nécessaires pour soutenir sa
troupe. On ne comprenait rien au Festin de Pierre ; il ne plaisait
point « aux honnêtes gens, mais au peuple, qui aime cette espèce de
merveilleux364 »
. Les Français
d’aujourd’hui reconnaissent, à leur honneur, que les farces de Molière rehaussent sa
gloire bien
loin de l’avilir ; ils mesurent toute la profondeur du Festin de Pierre, et ce n’est pas seulement la fameuse scène du pauvre
qui leur imprime une sorte de respect pour le génie de son auteur ; cette statue qui
marche et qui parle, ces flammes de l’enfer qui engloutissent un débauché, plaisent à
leur imagination romantique. Mais, hélas ! elle se grise facilement, cette imagination
romantique, et alors elle voit trouble, et tombe dans des jugements exactement
inverses, mais exactement aussi faux, injustes, étroits et bornés qu’aucun de ceux que
porta jamais la froide raison du dix-huitième siècle. Parce qu’elle est ivre, elle
croit que tous les poètes le sont, l’ont été et doivent l’être. S’il en est un qui ait
une famille, des mœurs, de la propreté et du bon sens, elle sourit de pitié. Il faut
que l’artiste soit incorrect, immoral et fou. Jadis, le goût était classique et ne
comprenait ni les brusques fiertés, ni la vérité nue de la nature libre ; aujourd’hui,
le goût est romantique et ne comprend ni la proportion, ni la simplicité, ni la
décence : ô petitesses de cette faculté si vantée !
Son caractère futile, indéterminé et transitoire
C’est une faculté pourtant. J’ai un goût, le Chevalier a un goût, et quand nous nous rencontrons dans un salon, nous causons toujours, nous discutons parfois, non comme des pédants qui ont un système, mais comme des personnes bien élevées qui ont du goût. Nous nous épanchons sur la beauté d’un vers, sur la bonne contexture d’un drame, sur l’inopportunité du récit de Théramène, sur l’inconvenance des calembours de Shakespeare, sur le charme de la versification d’Amphitryon, exactement comme M. de La Harpe lorsqu’il était en chaire. Notre sentiment littéraire s’émancipe tellement, nous songeons si peu à exercer le moindre contrôle sur nos mouvements de sympathie et d’antipathie, que nous en venons quelquefois aux confidences les plus compromettantes. Le Chevalier m’avoue tout bas que plusieurs plaisanteries d’Aristophane lui paraissent à peine supérieures à celles dont on ne rit plus à la foire, qu’il donnerait en bloc toutes les comédies de Lope de Véga, de Caldéron, de Tirso de Molina et de Cervantes pour le seul Misanthrope. Enhardi par son exemple, je lui dis un soir (à quoi songeais-je ce soir-là ?) que Racine est le plus grand des poètes qu’on ne lit pas, et je me mis à blâmer en particulier le langage poli de ses héros et les rôles de confidents, avec une énergie de conviction dont je ne me serais jamais cru capable, et qui me fait bien rire quand j’y pense. J’osai dire aussi qu’il y a deux sortes de vers dans Boileau : les moins bons, qui sont d’un bon élève de troisième, et les meilleurs, qui sont d’un bon élève de rhétorique. Mais le Chevalier prit la défense de Boileau, et il se mit à réciter avec admiration la belle épitaphe d’Arnaud, et la conversation spirituelle, charmante et si pleine de bonhomie, de Pyrrhus avec Cinéas : ce qui me fit plaisir ; car, au fond, j’aime Boileau, et je trouve puéril l’acharnement de nos romantiques contre cet honnête homme. Voilà comment nous sommes dans un salon. Avant d’entrer, nous laissons à la porte nos systèmes avec nos paletots. Nous avons toujours fait ainsi, et nous ferons toujours ainsi.
Mais quand nous sommes dans notre cabinet d’étude, quand nous faisons un livre, quand nous pensons et écrivons pour des lecteurs dont l’intelligence est prompte, la vie courte, et qui pour la plupart ne sont pas de ces oisifs dont je parlais précédemment, je crois que la simple politesse exige que nous changions de méthode. Parmi nos lecteurs, il n’y en a pas un qui ne sache que le récit de Théramène est inopportun, que les calembours de Shakespeare ne sont pas toujours bons, et qu’Amphitryon est admirablement versifié. Il n’y en pas un qui n’ait son opinion toute faite sur le mérite littéraire de Molière, de Racine, de Boileau, opinion formée en partie par leurs propres lectures, en partie par leurs discussions lorsqu’ils étaient au collège, et leurs réflexions lorsqu’ils en sont sortis, opinion que les Allemands n’ébranleront pas, que le Chevalier n’affermira pas, que je ne me soucie pas de discuter ni de connaître. Je crois donc qu’il faut avoir le tact de leur épargner et les choses incontestables, et celles où la contestation ne sert de rien.
Il y a plus. Ces choses incontestables, ces vérités qui semblent si bien établies, le sont beaucoup moins qu’on ne pense, et c’est là un second et plus grave motif pour lequel la science ne doit pas s’en occuper. Si l’on avait dit à Fénelon qu’un temps viendrait, où personne ne songerait à trouver ridicule la peinture que fait Aristophane d’un roi de Perse, marchant avec une armée de quarante mille hommes, pour aller sur une montagne d’or satisfaire aux infirmités de la nature365, Fénelon aurait-il cru que la postérité pût jamais avoir si mauvais goût ? Si l’on avait dit à Voltaire qu’au dix-neuvième siècle, en France, le plus grand maître de la critique et du goût admirerait les froides plaisanteries des musiciens dans une salle voisine du lit où expire la fiancée de Roméo, parce que ces spectacles d’indifférence et de désespoir, si rapprochés l’un de l’autre, en disent plus sur le néant de la vie que la pompe uniforme de nos douleurs théâtrales366… « Ah ! se serait écrié Voltaire, je m’en étais bien douté ! Déjà l’on commence à préférer des plaisanteries de Polichinelle à l’éloquence la plus noble et la plus sage. C’en est fait, nous dégringolons dans la barbarie ; et cela est dans la nature : après que le grand jour a paru, on ne voit plus qu’un long et triste crépuscule. » Et si l’on venait nous dire, à nous, que bon nombre des calembredaines de Shakespeare peuvent être justifiées littérairement, que la rhétorique de Théramène n’est point déplacée, ne crierions-nous pas au paradoxe ? Je connais pourtant quelqu’un qui raisonne ainsi, et je suis sûr que son raisonnement paraîtra plausible à plusieurs : « Que reprochez-vous à l’éloquence du gouverneur d’Hippolyte ? D’être invraisemblable. Vous dites qu’il est contraire à la nature qu’on trouve à débiter d’aussi beaux vers à un père qui attend avec anxiété des nouvelles de son enfant. D’accord ; mais il faut aller plus loin. N’apercevez-vous pas toute la portée de votre critique ? Si le discours de Théramène est invraisemblable, les autres discours de Racine ne le sont-ils pas tous presque autant ? De l’invraisemblance ! mais Racine en est plein. Pourquoi ses personnages parlent-ils en vers ? est-ce qu’on parle en vers ? il devait les faire parler en prose. Voilà jusqu’où votre critique doit aller. Eh bien ! je n’ai pas de parti pris contre les tragédies en prose. Je crois qu’un poète dramatique peut se proposer de donner à ses personnages les paroles, l’accent, les gestes et toutes les franchises naturelles de la réalité. Mais je crois aussi qu’il n’est point nécessaire qu’une œuvre d’art ait l’apparence d’une œuvre de la nature. Je crois que l’artiste peut avoir l’ambition de corriger la nature et de s’élever au-dessus d’elle ; je crois en un mot, qu’il lui est permis de parler une langue idéale. Je vous conseille de laisser aux étourdis une critique qui tend à condamner la forme et l’esprit de tout le théâtre de Racine, et d’accepter le discours de Théramène, puisque vous acceptez bien ceux de Phèdre. » Voilà comment on peut justifier les longs mugissements du monstre envoyé par Neptune, et l’épouvante du flot qui l’apporta. Je ne sais si le raisonnement est bien bon, mais je sais que le temps vient où la critique, s’imaginant avoir justifié par des raisons inverses toutes les prétendues fautes de goût de Shakespeare, dédaignera de blâmer les plus mauvais jeux de mots d’Hamlet, et oubliera de nous faire frémir d’horreur au spectacle de l’œil de Glocester écrasé par le talon de Cornouailles367.
Il y a dans l’Étude du Chevalier une chose que je n’ai pas très bien comprise. Uranie se défie sagement des premiers mouvements d’antipathie de son goût dans les choses nouvelles pour elle de l’art et de la poésie ; elle ne croit pas avoir raison contre tout le monde ; elle ne croit pas avoir raison contre une portion éclairée du genre humain ; elle ne croit pas avoir raison même contre un seul bon juge qui loue ce qu’elle condamne, et néanmoins elle conserve, elle prétend conserverie sentiment du laid.
Je soupçonne le Chevalier de n’avoir point réfléchi à cette obscure et périlleuse question du laid. Il est dangereux de prononcer ce mot ; il est fort grave de croire à la chose. Car, s’il est bien constaté qu’une chose est laide par opposition à une autre qui est belle, le Chevalier ne voit-il pas qu’on peut lui demander la raison pour laquelle cette beauté est beauté et cette laideur est laideur ? Quant à moi, je ne vois point comment il pourrait éviter de rentrer dans le sein du vieux dogmatisme qui lui tend les bras.
Le sentiment de la beauté lui-même, est-il bien nécessaire de le conserver ? Lorsque Uranie ne comprend pas d’abord la beauté d’une œuvre d’art vantée par les suffrages de tout un peuple, elle médite sur elle en silence jusqu’à ce qu’elle l’ait sentie. Le Chevalier voudrait-il me dire combien de temps Uranie a silencieusement médité sur la beauté de la Vénus hottentote, pour la comprendre et la sentir ? Ici il ne faut point rire ou se récrier, et dire qu’il nous importe peu, à nous humains et humains civilisés, que pour les crapauds les plus beaux objets du monde soient leurs crapaudes. Si les Hottentots sont des hommes, et s’ils trouvent leur Vénus plus belle que la Vénus de Médicis, Uranie est tenue de s’élever à la hauteur de ce point de vue à force d’intelligence et de sympathie ; mais quelle épouvantable faculté de sympathie ne faut-il point pour arriver jusque-là !
Pour moi, je crois qu’il faut être tolérant pour le goût des Hottentots ; mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’admirer leur Vénus. Le Chevalier fait grand cas de la sensibilité dans la critique. Il me semble que l’intelligence suffit. Qu’est-ce que la sensibilité, sinon cette disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l’imagination, de la délicatesse des nerfs, qui incline à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner, à être injuste, à être fou ? Multipliez les âmes sensibles, et vous multiplierez dans la même proportion les éloges et les blâmes outrés368.
Précurseurs de l’école historique
Le Chevalier sait maintenant pourquoi je regarde sa méthode comme chimérique, insignifiante, étroite, incertaine, contradictoire, impossible. Bonne et seule bonne dans un salon, où elle n’est pas une méthode, mais un instinct, l’instinct littéraire, se donnant carrière librement, avec ses exagérations et ses impuissances, ses répugnances absurdes et ses vains enthousiasmes, elle n’a rien à faire dans la critique sérieuse. Il est vrai que, pour le Chevalier, la critique n’est pas une chose fort sérieuse. Il lui refuse le titre de science, et je ne m’en étonne pas, d’après la manière dont il l’entend.
Est-ce la méthode d’une science, qu’à mon tour je vais exposer ? Est-ce une maison solide que je vais définitivement établir sur les ruines du vieux palais détruit par la main du Chevalier, sur les ruines de cet élégant pavillon qu’il a élevé ensuite comme une tente provisoire, en attendant une construction plus sérieuse ? Je le crois, et voici ce qui me donne cette confiance.
La méthode d’une science est le fruit lent et naturel du travail des siècles. Elle ne sort pas tout d’un coup de la tête d’un homme de génie. Elle est appliquée confusément dans les œuvres avant d’être mise en lumière dans une exposition rationnelle ; en sorte que la pratique en est déjà maîtresse, quand la théorie, venant s’en emparer, lui donne la conscience claire et la vraie possession d’elle-même. L’esprit organisateur qui l’enseigne le premier, la constate plus qu’il ne la crée ; il ne la tire point de son propre fonds ; il la dégage des œuvres et de l’esprit de son époque. Or, la méthode que je vais exposer est, depuis longtemps déjà, suivie par ceux qui la méconnaissent et qui la violent, professée par ceux qui la contredisent en théorie et en fait.
Citerai-je Voltaire, exhortant les Français à s’élever au-dessus des usages, des
préjugés et des faiblesses de leur nation, à être de tous les temps et de tous les
pays369 ?
déclarant qu’il ne sait à qui donner la préférence des Français ou des Anglais, mais
déclarant heureux celui qui sait sentir leurs différents mérites370 ?
donnant
en particulier ce conseil remarquable : « Si vous voulez connaître la comédie
anglaise, il n’y a d’autre moyen pour cela que d’aller à Londres, d’y rester trois
ans, d’apprendre bien l’anglais et de voir la comédie tous les jours ; la bonne
comédie est la peinture parlante des ridicules d’une nation ; et, si vous ne
connaissez pas la nation à fond, vous ne pouvez guère juger de la peinture371 »
?
En Allemagne372, M. de Schlegel
ouvrait ainsi son Cours de littérature dramatique : « Il n’y
a point dans les arts de véritable juge sans la flexibilité qui nous met en état de
dépouiller nos préjugés personnels et nos aveugles habitudes, pour nous placer au
centre d’un autre système d’idées, et nous identifier avec les hommes de tous les
pays et de tous les siècles, au point de nous faire voir et sentir comme eux. Il n’y
a point de monopole pour la poésie en faveur de certaines époques et de certaines
contrées. Ce sera toujours une vaine prétention que celle d’établir le despotisme en
fait de goût, et aucune
nation ne pourra jamais imposer à toutes les
autres les règles qu’elle a peut-être arbitrairement fixées373. »
M. Richter a trouvé une fort belle métaphore
pour rendre la même idée. « Les auteurs nationaux, a-t-il dit, produisent des
fresques qu’il est impossible de transporter dans d’autres pays, si ce n’est avec le
mur lui-même374. »
Hegel mérite une mention à part. Ce grand esprit félicitant le dix-neuvième siècle
d’avoir su comprendre toute la richesse de l’art et de l’esprit humain dans tous ses
développements375, et louant en particulier la patience allemande si capable de
s’identifier, à force de pénétration et d’étude, avec la manière de sentir et de
penser des siècles et des peuples les plus éloignés376, ce grand et large esprit n’a rien dit qu’il ne pût légitimement
s’appliquer à lui-même. Je me permettrai de citer enfin le Chevalier écrivant dans son
Étude : Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque
grand théâtre sont la seule chose intéressante dans les travaux de
la critique.
Réponse de Lysidas au Chevalier (suite).
Chapitre II.
— Doctrine de l’école historique
Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer.
La Critique de l’École des femmes, scène vii.
Quelques exemples
Madame, sans m’enfler de gloire,Du détail de notre victoireJe puis parler très savamment.Figurez-vous donc que Télèbe,Madame, est de ce côté ;C’est une ville, en vérité,Aussi grande quasi que Thèbe.La rivière est comme là.Ici nos gens se campèrent ;Et l’espace que voilà,Nos ennemis l’occupèrent.Sur un haut, vers cet endroit,Était leur infanterie ;Et plus bas, du côté droit,Était la cavalerie.
Après avoir aux dieux adressé les prières,Tous les ordres donnes, on donne le signal :Les ennemis, pensant nous tailler des croupières,Firent trois pelotons de leurs gens à cheval ;Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,Et vous allez voir comme quoi.Voilà notre avant-garde à bien faire animée ;Là, les archers de Créon, noire roi ;Et voici le corps d’armée,Qui d’abord… Attendez, le corps d’armée a peur ;J’entends quelque bruit, ce me semble377.
Voilà comment, dans l’Amphitryon de Molière, Sosie raconte une bataille. Voici comment, à Rome, il Pavait racontée dans l’Amphitryon de Plaute :
L’airain sonne : à la fois tout s’émeut ; le sol tremble.De chaque armée aux cieux la clameur monte ensemble,Et la voix des deux chefs invoque Jupiter.On s’aborde, on se tait. Le fer heurte le fer ;Dans la main du guerrier l’arme tue ou se brise ;Ferme au poste, et taisant sa douleur qu’il maîtrise,Le blessé ne fuit pas, il lutte ; et quand la mort,À son rang, par devant le frappe, il lutte encor.Des combattants pressés l’haleine âpre, enflammée,N’est, qu’un nuage épais de sang et de fuméeOù la Mort s’enveloppe et pousse l’ennemiPied à pied. Dans nos cœurs la victoire a frémi ;Elle est à nous ! Vaincu, l’ennemi se débande…Mon maître Amphitryon l’a vu fuir : il commandeLes cavaliers, il vole, il frappe, et ses grands coups
Sur quoi, M. de La Harpe fait cette critique : « Plaute, qui ailleurs a tant
d’envie de faire rire, même quand il ne le faut pas, est tombé ici dans un défaut
tout opposé. Il a mis dans la bouche de Sosie un récit très suivi, très détaillé et
très sérieux de la victoire des Thébains, tel qu’il pourrait être dans une histoire
ou dans un poème. Molière a conservé le ton de la comédie et la mesure de la
scène379. »
La critique du délicat professeur est fort
juste, et je serais bien fâché de lui chercher noise auprès des amateurs de fines
remarques littéraires. Mais, sans contredire La Harpe, sans troubler le plaisir de ses
lecteurs, si je puis expliquer cette faute de goût si choquante du
comique latin, peut-être aurai-je ajouté à la critique de l’écrivain une idée, et au
plaisir de ceux qui le lisent quelque instruction.
Plaute avait l’âme romaine. Comme ces chevaux de noble race, qui, galopant le long d’un sentier tranquille, s’ils perçoivent à quelque distance le bruit d’un combat, s’arrêtent, frémissent, dressent la tête, et, les naseaux ouverts, l’œil ardent, aspirent les sons belliqueux, son imagination riante devenait sérieuse devant un champ de bataille. Elle s’échauffait aux cris des soldats et des chefs, au cliquetis des épées, à la vue du sang, à l’héroïsme stoïque des blessés, à l’insultante joie des vainqueurs. Plaute oubliait alors qu’il était poète comique. Il devenait un Ennius, un Homère, et des torrents d’éloquence épique s’échappaient des lèvres d’un esclave poltron qui, dès avant l’action engagée, avait égalé, disait-il,
Par son ardeur à fuir l’ardeur des combattants380.
On peut blâmer cet énorme contresens littéraire de Plaute ; mais à quoi bon, quand, pour le comprendre, on n’a qu’à jeter les yeux sur les légions toujours en campagne, sur le temple de Janus toujours ou vert, sur ce roi d’Asie prosterné, adorant, la face contre terre, la majesté du sénat et du peuple romain, sur cette profession d’impuissance brutale pour les arts, affichée par Virgile dans les vers les plus ironiques qu’ait jamais inspirés l’orgueil :
D’autres, sous leurs ciseaux, d’une main plus légère,Donnent une âme au marbre, amollissent la pierre :J’en conviens. Toi, Romain ! la guerre te fait roi.Rome sait, pour tout art, faire au monde la loi,Adoucir aux vaincus la hauteur de son verbe,Mais de qui lui résiste écraser la superbe381 ?
Deuxième exemple. — « Dans l’Iphigénie de
Racine, a dit Voltaire, tout est noble. Achille parle comme
Homère
l’aurait fait parler, s’il avait été français382. »« L’Iphigénie de Racine, a répondu
Schlegel, n’est qu’une tragédie grecque habillée à la moderne, où les mœurs ne sont
plus en harmonie avec les traditions mythologiques, où Achille, quelque bouillant
qu’on ait voulu le faire, par cela seul qu’on le peint amoureux et galant, ne peut
pas se supporter383. »
Que M. de Schlegel ait raison,
ou que ce soit Voltaire, que cet anachronisme de langage et de mœurs, que l’un blâme
et que l’autre paraît louer, soit un défaut ou un mérite, qu’importe ? un tel
anachronisme était nécessaire
384. Il était impossible à Racine d’imaginer et de
penser autrement qu’avec l’imagination et l’esprit de son temps, de sentir avec un
autre cœur que le sien, d’écrire une autre langue que cette langue polie et abstraite
qu’il avait reçue des mains de Malherbe, et qui s’était encore épurée dans les salons
de Louis XIV. Il aurait été sans doute préférable qu’Achille ne parût pas sur la scène
en habit de marquis, les cheveux frisés, poudrés, avec des talons rouges et des rubans
de couleur
à ses souliers. À présent, il a le costume grec, une cuirasse
et un casque. Talma a bien fait d’habiller le mannequin à
l’antique ; mais Racine avait bien fait d’habiller l’homme à la
moderne ; et Talma, sous son costume antique, n’a pu faire battre des cœurs français
et modernes, que parce qu’il faisait parler des sentiments modernes et français. La
forme de l’Iphigénie devait-elle être, pour la
satisfaction des hellénisants comme mon ancien ami Vadius, plus grecque que Racine ne
l’a faite ? Je le veux bien ; mais, pour que la nation fût satisfaite, émue,
transportée, il fallait que le fond en fût national. La pièce, à
tout prendre, est-elle trop française ? Je ne sais ; la France ne s’en est jamais
plainte. Si elle avait été trop grecque, elle n’aurait pu être goûtée, de même que
l’Iphigénie de Goethe, que par un petit nombre d’initiés.
Troisième exemple. — Le frère de l’habile critique que le Chevalier
et moi nous aimons tant à citer, M. Frédéric de Schlegel a fait un drame intitulé Alarcos. Pourquoi jamais personne n’en a-t-il entendu parler ? Est-ce
parce que le héros de cette tragédie tue son excellente femme, par un point d’honneur
qui consiste à vouloir épouser une princesse du sang royal, dont il n’est pas
amoureux, afin de devenir le gendre du roi ? Cette raison semble bonne. Assurément des
Français la comprendront, et des Allemands aussi. Mais qu’on ne se hâte pas trop de
dire qu’aucune portion du genre humain ne saurait être intéressée par un
pareil spectacle. L’Alarcos de Frédéric Schlegel n’est peut-être
qu’une fleur rare, exotique, arrachée par un touriste trop curieux à son sol naturel,
et transplantée dans un climat où elle ne saurait vivre. Qu’on la remette à sa
véritable place, qu’on lui rende son soleil, sa terre, qui sait ? peut-être
sera-t-elle belle là-bas. Un pays existe, non en Chine, mais en Europe, où le point
d’honneur a toute une casuistique d’une subtilité infinie, que le théâtre développe
sans jamais l’épuiser. Le cas particulier traité par M. de Schlegel y serait peut-être
compris, apprécié. Dans une pièce de Caldéron385, le héros, don Gutierre, tue sa noble femme,
par un motif qui ne paraîtra pas beaucoup meilleur aux étrangers que celui du héros
d’Alarcos. Il a conçu des soupçons non point sur la fidélité de
dona Mencia, remarquez bien, mais sur l’intégrité de son propre honneur, parce que
dona Mencia est, à ce qui lui semble, aimée par l’infant don Henri. « Je n’ai
rien vu, dit-il, mais les hommes comme moi n’attendent pas de voir ; il suffit
qu’ils imaginent, qu’ils soupçonnent, qu’ils aient une crainte, une idée. »
Un jour, il rencontre, sans l’avoir cherchée, une preuve positive, le poignard du
prince dans la chambre de sa femme. Celle-ci est innocente. Rien ne lui serait plus
facile que de s’en convaincre, s’il le voulait. Mais que lui importe ? Son honneur est
atteint. Elle doit mourir. Seulement, comment
mourra-t-elle ? Ici, le Médecin de son honneur est très embarrassé. Il ne faut pas que la mort
violente de la victime, en révélant à tous l’affront qu’il a reçu, vienne le couvrir
d’un déshonneur nouveau. S’il poignardait sa femme, on verrait les blessures ; le
poison laisserait des traces. Don Gutierre mande secrètement un chirurgien, et lui
ordonne de saigner dona Mencia « jusqu’à ce que tout son sang
soit sorti, et qu’elle meure »
. Ce spectacle plaît aux Espagnols, ou leur a
plu à un certain moment de leur histoire.
Esprit général de la critique littéraire
Ainsi, une littérature, un poème, quelquefois même un morceau faisant tache, comme ce passage d’une comédie de Plaute où Sosie embouche la trompette héroïque, sont l’expression vive et fidèle d’une société ; une œuvre d’art plaît à un peuple, comme l’Iphigénie de Racine, lorsqu’elle exprime des sentiments nationaux, quelle que soit l’antiquité du vêtement dont elle s’affuble ; une œuvre d’art plaît à un peuple, comme Le Médecin de son honneur de Caldéron, lorsqu’elle exprime des passions nationales, quelque absurdes que ces passions puissent paraître au jugement faible des étrangers ; mais une œuvre d’art qui n’exprime pas un état social actuel et présent, ne plaît qu’à une élite de lettrés, comme l’Iphigénie de Goethe, ou ne plaît qu’à l’auteur et à sa famille, comme l’Alarcos de Frédéric Schlegel ; et il n’est point certain que l’Iphigénie allemande eût fait plaisir aux Grecs, ni l’Alarcos aux Espagnols, parce que l’artiste ne peut pas s’isoler, s’abstraire de la race d’où il sort, du milieu où il vit, du moment où il fait son poème, au point de devenir vraiment grec ou vraiment espagnol, quand il est moderne et allemand. L’art est national ; il n’est point cosmopolite.
Que doit être la critique ? Personne n’ose dire : nationale aussi, française sous la plume d’un Français, allemande sous celle d’un Allemand, et toute pleine de patriotisme. Personne n’ose le dire ; mais, en vérité, tout le monde a l’air de trouver juste, naturel et bon que la science ait ces étranges qualités ; et lorsqu’un Allemand comme William Schlegel, juge Molière de la manière que l’on sait, nos Français l’excusent, par cette raison qu’il est allemand : politesse qui fait honneur à leur bon cœur, mais non pas à leur façon d’envisager la critique. La nationalité n’est pas une raison valable pour justifier l’impertinence ; car alors, pourquoi Goethe fait-il exception ? Pourquoi ce grand homme a-t-il parlé de Molière en termes si magnifiques et si intelligents386 ? Il est permis à des collégiens, à des femmes, de garder sur leurs yeux le bandeau du patriotisme littéraire ; les collégiens sont ignorants, et les femmes sont naturellement passionnées. Il est permis au public d’un théâtre de s’abstenir, lorsque l’affiche annonce pour le soir la représentation d’une pièce totalement étrangère à ses mœurs, à ses sentiments, à ses idées, bien qu’il ne lui fût pas permis de siffler cette pièce, si elle était signée d’un nom illustre, et s’appelait Guillaume Tell, Hamlet, Faust, Iphigénie en Aulide ou Le Misanthrope. Mais on peut, on doit exiger du critique qu’il soit moins ignorant que des collégiens, moins passionné que des femmes, moins indifférent ou moins hostile aux productions de l’art étranger que le public routinier d’un théâtre, plus intelligent même, plus impartial et plus cosmopolite que les grands poètes nationaux qui charment ce petit public. L’artiste reste toujours plus ou moins enfant, plus ou moins soumis à l’influence du milieu où s’est formé son génie : le critique doit être homme, et s’affranchir par un acte viril d’indépendance, de tous les préjugés où son jugement s’est formé d’abord, mais comme nos corps se développent dans des langes et dans des maillots. Il doit voyager et faire son tour du monde, non pas en rêve, comme un poète, ni même dans sa bibliothèque, comme un savant, mais en réalité, par le bateau à vapeur et par le chemin de fer. Il ira en Angleterre avant d’écrire l’histoire de la littérature anglaise ; en France, en Allemagne, en Italie ; et si, pour comprendre parfaitement la littérature espagnole, il lui est indispensable d’avoir vu quelques combats de taureaux, il ira contempler ce spectacle à Madrid avec les yeux de sa tête, et il ne se contentera pas de lire les pâles descriptions que les bons étrangers en ont faites, accompagnées de tirades indignées sur ce divertissement barbare.
Le naturaliste qui veut parler dignement des crocodiles, ne va pas se mêler au groupe de bonnes d’enfants et de soldats badauds qui regardent au Jardin des Plantes un grand lézard à moitié mort enveloppé dans une couverture de flanelle, et s’écrient : Ô l’affreuse bête ! Il va en Égypte, au bord du Nil, se plonge dans le fleuve, se glisse dans les roseaux, se couche sur le sable au soleil, immobile durant des heures entières, et sent s’éveiller en lui les instincts du crocodile387.
Quelques règles : 1° Ne point blâmer
Les crocodiles sont beaux, ou plutôt ils ne sont ni beaux, ni laids : ils sont des crocodiles. Je ne suis pas plus fort sur l’histoire naturelle de ces grands sauriens que le Chevalier sur celle des singes ; mais je suis convaincu que ces affreuses bêtes ont leur raison d’être, leur droit d’être, et leur ordre de beauté dans l’ample sein de la nature. Il est vrai qu’elles n’ont pas la grâce de l’antilope, ni la noblesse du cygne ; mais le cygne n’a pas leur cuirasse, et l’antilope n’a pas leurs dents. Si vous injuriez les crocodiles, prenez garde : je vous accablerai de la ridicule démarche du cygne quand il sort de l’eau, et qu’il ressemble à nos classiques français dès qu’ils s’écartent du style noble, et je vous jetterai à la tête les jambes de fuseau de l’antilope, aussi minces, aussi ténues, aussi grêles, aussi sèches que notre mesquine poésie de salon, qui n’est, a dit Jean-Paul, qu’une épigramme prolongée. Le naturaliste étudie l’antilope, le cygne, le crocodile, décrit tous les êtres vivants et n’en condamne aucun. Il place en Algérie l’antilope, à côté du lion, de la panthère et du chameau ; le cygne sur les étangs de nos parcs, à côté du canard et du poisson rouge ; le crocodile, à côté de l’ibis et de l’hippopotame, dans le limon du Nil et sous un soleil féroce ; et il se réjouit, en voyant tant de bêtes, tant de mœurs, tant de physionomies différentes, de la diversité de la nature388.
Il n’y a ni beautés, ni défauts dans l’ordre littéraire ; car, sans les défauts les beautés ne seraient pas ; défauts et beautés, c’est la même faculté qui produit tout389. On dit : Corneille est sublime ; et l’on ajoute tristement : mais il est inégal. C’est comme si l’on s’affligeait de voir des vallées dans un pays de montagnes. Je ne sais pas pourquoi l’on est convenu de considérer comme parfaite une certaine beauté négative, où l’on a évité toutes sortes de fautes ; c’est par une illusion d’optique que l’on croit avoir évité toutes sortes de fautes, et que l’on s’imagine voir dans l’harmonie et la mesure plus de perfection que dans la fougue désordonnée. L’harmonie réjouit l’œil, il est vrai, par cette proportion de toutes les parties et cette unité de l’ensemble, sans lesquelles elle ne serait point l’harmonie ; la fougue offense par cent défauts visibles. Mais, si par défauts l’on doit entendre ce qui manque, les défauts de l’harmonie, pour être invisibles, n’en sont pas moins réels. Elle n’a pas les soudaines inspirations, les mots sublimes, les éclairs de la puissance impétueuse. Elle est une fraction du beau, fraction incomplète, belle en soi, mais ni plus ni moins estimable que l’inégalité sublime des Corneille, des Shakespeare et des Michel Ange. Le critique ne blâme ni la beauté harmonieuse, ni la beauté discordante et violente, ni la noblesse oratoire, ni l’imagination folle. Il ne demande pas au poète passionné de calmer sa fièvre, et de se mettre à la diète de la raison ; il ne demande pas au poète sage et tempéré de briser les belles lignes de son éloquence régulière, et d’introduire la folle au logis390.
Il reconnaît à tous les types, à toutes les idées, à toutes les natures le droit d’exister, et content d’avoir atteint la source d’où coulent les beautés et les défauts, il montre simplement, comment, telle source étant donnée, tels défauts, telles beautés devaient naturellement suivre.391 Il étudie Sophocle, Corneille, Racine, décrit toutes les facultés poétiques et n’en condamne aucune. Il place Sophocle en Grèce, à côté de Phidias et de Platon ; Corneille sous Richelieu et Mazarin, à côté des héros et des fanfarons de la Fronde ; Racine, à la cour de Louis XIV, à côté de Boileau et de madame de La Fayette ; et il se réjouit en voyant tant de personnes, tant de mœurs, tant de physionomies différentes, de la diversité de la littérature.
2° Ne point louer
Si le critique ne doit rien blâmer, il fera mieux de ne rien louer non plus. Car, en louant certaines choses, il aurait l’air de se réserver implicitement le droit d’en blâmer d’autres ; et en louant tout, il ne louerait rien. Les cris d’admiration, les oh ! et les ah ! littéraires, dans lesquels le Chevalier paraît faire consister la critique, me semblent puérils et indignes de cette science. Nous pouvons placer en tête ou à la fin de nos ouvrages un hymne à la Nature ; mais il suffira de célébrer sa puissance et sa sagesse une fois.
3° Comprendre
Comprenons, cela suffit. Mais, dans ce mot que de choses ! « Celui qui dans
l’histoire de la nature célèbre la puissance mystérieuse des fées, et les voit,
sylphes invisibles, colorer les feuilles de la rose et déposer dans son sein parfumé
la perle humide de la rosée ; celui qui dans le corps du ver luisant enferme un
esprit de lumière, qu’il promène ensuite dans les ondes dorées des plumes du paon ;
celui-là pourra briller comme poète,
mais jamais il ne sera
naturaliste392. »
Le critique
qui dans l’histoire littéraire célèbre l’indépendance de la Muse, et s’imagine qu’elle
chante où il lui plaît, quand il lui plaît, et de la manière qu’il lui plaît ; le
critique qui dans l’âme d’Aristophane enferme un ingénieux démon qu’il croit immortel,
et qu’il s’étonne de ne pas retrouver dans l’âme de Molière ; ce critique pourra
briller comme écrivain, mais jamais il ne sera philosophe. La rose emprunte sa sève,
sa grâce et son éclata la terre où sont ses racines ; le génie emprunte tout ce qu’il
est au temps et au lieu de sa floraison. L’ignorant s’irrite que l’oranger ne vienne
pas dans le nord : le naturaliste sourit, connaissant la nature du sol, du climat ;
William Schlegel s’indigne que Molière ait été Molière : le philosophe connaît la
France, le dix-septième siècle, et sourit.
La plupart des critiques, la plupart même de ceux qui se croient philosophes, ne nous offrent dans leurs livres que de vagues étonnements, de vaines protestations contre le cours des choses, des amendements plus vains encore pour changer ce qui fut, et le refaire à leur fantaisie. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la nature comme un empire dans un autre empire, et l’empire même de la nature comme le jeu des secrets caprices du Destin. À les en croire, l’homme trouble l’harmonie de l’univers, plus qu’il n’en fait partie ; il a sur ses actions, ses passions, ses œuvres un pouvoir absolu, et ses déterminations ne relèvent que de son arbitre ; la Nature, de son côté, est sans lois ; non seulement l’homme lui échappe, mais elle peut, en quelque façon, s’échapper à elle-même ; les accidents historiques ne sont pas des phénomènes naturels, et les phénomènes naturels ne sont point des faits nécessaires. Au lieu d’interroger les faits, de les respecter en attendant de les comprendre, de les étudier jusqu’à ce qu’ils les aient compris, pour les respecter plus encore, ils les transforment à leur idée, les amènent à leur mesure, les soumettent aux caprices de leur réflexion personnelle, aux impertinentes corrections de leur propre sagesse. Ne comprenant rien, ils censurent tout, détruisent tout pour le recommencer, jettent aux hommes le mépris, la moquerie, l’insulte, et osent faire des reproches à Dieu393.
Aux yeux du savant véritable, tout est bien, parce que tout est naturel. Il explique toutes choses, quelles qu’elles soient, par une seule et même méthode, les règles éternelles, universelles de la nature. Il se jette au cœur des réalités qu’il veut connaître, sort de lui-même pour mieux éprouver la puissance de l’objet, ne juge rien à un point de vue absolu, parce que les jugements absolus isolent ce qui n’est pas isolé, fixent ce qui est mobile dans un monde où tout se touche et s’enchaîne, se limite et se prolonge ; il conserve toujours, partout, ce calme et ferme esprit d’observation que rien n’étonne, qui sait rendre instructives jusqu’aux folies de nos semblables, jusqu’à leurs apparentes déviations de l’ordre et de la loi394.
Croit-on qu’il y ait dans l’histoire, et, pour borner le champ de notre réflexion, dans l’histoire littéraire, un seul fait, un seul ouvrage assez capricieux, assez étrange, pour ne pas rentrer dans l’harmonie universelle, pour rester en dehors de cette série de causes secondes que l’imagination ne peut remonter, et que la raison conçoit comme infinie ? S’il est aisé d’apercevoir dans une grande littérature l’empreinte du siècle et de la race qui l’ont produite ; s’il est aisé d’entendre la guerre civile s’entrechoquer dans les vers heurtés de Dante, et de contempler dans la douce figure de Béatrix la personnification, de toutes les choses rêvées par cette époque ardente, et mystique de poètes théologiens ; s’il est aisé de suivre dans le théâtre de Voltaire les préoccupations philosophiques du dix-huitième siècle, et de voir dans le Faust de Goethe l’expression du génie métaphysique et profond de l’Allemagne ; croit-on qu’il soit beaucoup plus difficile de découvrir la cause naturelle d’où procèdent les prodiges apparents, les études calmes d’un Bernardin de Saint-Pierre en 1789, les tragédies attiques d’un Goethe à Weimar ?
La difficulté n’existe que pour les critiques qui veulent trouver la formule d’une race, d’un siècle, d’une nation, d’un homme. Ces critiques confondent deux choses fort différentes : la nature et le vocabulaire d’une langue. Sans doute l’individu est un, bien qu’il soit composé de facultés diverses, rempli d’idées contradictoires, combattu de passions opposées, et sollicité souvent en sens contraire par sa naissance et par son éducation ; de même la société est une, bien que ses membres soient en lutte d’intérêts, de passions et d’idées les uns contre les autres ; de même aussi l’humanité est une, bien que les peuples qui la composent soient si différents, que la guerre entre eux semble être l’état de nature. Mais cette unité organique, vivante, qui admet dans son sein la diversité et la contradiction, est infiniment trop riche pour pouvoir être rendue par un substantif, même doublé d’une épithète. Elle existe ; mais c’est à peine si les développements les plus délicats, les plus nuancés, parviennent à en exprimer l’inexprimable variété, bien loin qu’un mot puisse y suffire.
La simplicité est une idole trompeuse derrière laquelle la vérité se dérobe. Si les grands courants qui forment l’esprit d’un peuple ou d’un siècle, ne suffisent pas à nous expliquer l’existence et la nature d’une œuvre, à l’histoire nous ajouterons la biographie, et nous finirons bien par éprouver dans tous les cas réels et possibles l’éternelle vérité de cet axiome nouveau, parce qu’il est méconnu : que tout phénomène a sa cause.
Nous verrons Goethe, dans son vaste cabinet de travail qui ressemble à un petit
musée, entouré de statués antiques, et, durant plusieurs jours, le crayon à la main,
l’œil attaché sur les plus parfaits modèles, dessinant des formes idéales avant
d’écrire son Iphigénie. Nous le verrons, directeur du théâtre de
Weimar, confondre, par une méprise singulière, sa noble intelligence avec celle du
public, prétendre que la littérature nationale a fait son temps et
doit céder la place à la littérature universelle, s’asseoir seul à
la table des Grecs, s’étonner d’être seul, s’imaginant que tout le monde devait avoir
comme lui le vol et le regard de l’aigle, « qui plane indifféremment au-dessus
de toutes les contrées, fond sur la terre et remonte, sans s’inquiéter si le lièvre
qu’il tient courait en Prusse ou en Saxe395 »
. Nous l’entendrons blâmer, mais
blâmer en homme qui les comprend, les inévitables excès de la réaction romantique, les
diables, les sorciers, les vampires, et surtout ces pauvres petits poètes souffrants
et pâles, cette poésie de lazaret, sans cœur, sans forte nourriture
intellectuelle,
Ces amants de la nuit, des lacs, des cascatelles,Cette engeance sans nom qui ne peut faire un pas,Sans s’inonder de vers, de pleurs et d’agendas396.
Nous comprendrons alors comment l’Iphigénie a pu
naître ; mais Goethe avait beau être Goethe, nous comprendrons aussi qu’il était
allemand, qu’il était moderne, lorsque nous l’entendrons dire à Eckermann :
« Schiller me ◀prouva que malgré moi j’étais romantique, et que mon Iphigénie, par la prédominance du sentiment, n’était pas si
classique et si antique que je le croyais. »
De même l’Alarcos de Frédéric Schlegel ne sera plus inintelligible
pour nous, quand sa biographie nous aura rendu témoins des veilles qu’il consacrait à
l’étude passionnée de la littérature espagnole, et nous aura répété ces paroles
enthousiastes : « Je ne saurais trouver une plus parfaite image de la
délicatesse avec laquelle Caldéron représente le sentiment de l’honneur que la
tradition fabuleuse sur l’hermine, qui, dit-on, met tant de prix à la blancheur de
sa fourrure, que, plutôt que de la souiller, elle se livre elle-même à la mort quand
elle est poursuivie par des chasseurs397. »
Je me sens pris ici d’un remords de conscience. Moi, qui fais profession de ne rien
blâmer et qui m’efforce de tout comprendre, pourquoi ai-je manque de charité envers
William Schlegel ? Pourquoi ai-je été dur, amer, presque emporté, et lui ai-je
reproché sèchement, non pas d’avoir été allemand sans doute, mais d’avoir été monsieur
Schlegel ? Bon Schlegel,
pardonne-moi. Est-ce ta faute, après tout, si tu
n’as pas eu l’âme et l’intelligence plus larges ? Tu étais, a dit Hegel, « sans
esprit philosophique, et plein d’une hardiesse effrontée398 »
. Tu n’avais
pas dans les veines, a dit Goethe, « une seule goutte du sang de Molière399 »
; la « petite personne »
n’était
« point capable de comprendre les grands hommes »
. La nature,
méchante mère, t’avait prodigué « tout ce qui constitue le mauvais
critique »
. Avant d’avoir dit sur Molière les sottises si excusables que
nous te pardonnons, tu avais « morigéné Euripide à la façon d’un maître
d’école »
, Euripide, qui dans ses tragédies n’a montré un laisser-aller plus
humain, que parce qu’il connaissait les Athéniens mieux que toi, et parce que ce ton
qu’il prenait était précisément celui qui convenait à son époque ; Euripide, que
Socrate nommait son ami, qu’Aristote appelait le plus tragique des poètes, que
Ménandre admirait, que Sophocle et la ville d’Athènes pleurèrent en vêtements de
deuil. Si tu as loué Eschyle et Sophocle, ce n’était pas que tu sentisses leur mérite
extraordinaire, mais parce qu’il est de tradition chez les philologues de les placer
très haut. Ton érudition était « effrayante » ; mais, dans la plus grande érudition il
n’y a encore ni politesse ni jugement. Comment n’aurais-tu pas haï Molière ? Tu savais
comme il se serait moqué de toi, si tu avais vécu de son temps. C’est
Goethe qui dit tout cela, et le 24 avril 1827, tu étais dans son salon. Les dames
t’entouraient. Tu leur mon : trais des bandelettes couvertes d’images de dieux
indiens, et le texte de deux grands poèmes sanscrits que, sauf toi (tu le savais très
bien), personne ne pouvait comprendre. Ta toilette était de la dernière élégance, et
quelques personnes osaient dire tout bas que tu ne semblais pas ignorer l’emploi des
cosmétiques. Goethe, attirant Eckermann dans l’embrasure d’une fenêtre, lui dit :
« Eh bien ! comment vous plaît-il ? » — « Exactement autant
qu’autrefois »
, répondit Eckermann. Mais Goethe fut indulgent, comme
toujours, « Il est vrai, avoua-t-il, qu’à beaucoup d’égards, ce n’est
certainement pas là un homme ; mais à cause de son érudition variée et de ses grands
mérites, il faut lui pardonner quelque chose. Il n’y a qu’à ne pas chercher des
raisins sur les épines et des figues sur les chardons, et alors tout est
parfait. »
Le Chevalier s’est amusé à démontrer la vanité de la méthode suivie en critique
littéraire par ce pauvre Schlegel, ainsi que par Jean-Paul, « l’homme de la
lune400 »
, et par Hegel. Ce n’était
pas bien difficile. Mais deux ou trois faits relatifs à la personne de ces philosophes
nous en apprennent plus long sur la formation de leurs théories littéraires, et par là
sur leur valeur, que toute la critique du Chevalier.
Jean-Paul était un gros homme à la face pleine et douce, « bon
diable et le plus excellent cœur du monde401 »
,
qualem non candidiorem terra
tulit
402, qui, pour composer ses ouvrages, s’enfonçait
dans la campagne avec son chien, les poches munies de deux bouteilles de vin rouge.
Jeune, il laissait à la nature le soin de ses cheveux ; plus tard ils tombèrent sous
les coups de ciseaux des dames dont les larmes avaient mouillé les pages de ses
romans. Quand il perdit son père à dix-huit ans, le pauvre fils de pasteur n’ayant
pas le sou, point de science et peu d’idées, pour vivre imagina d’écrire, et pour se
faire lire imagina de n’avoir pas le sens commun, d’être original à tout prix,
c’est-à-dire à peu de frais. Il réussit, et devint si original qu’
. Il fut en un mot le plus humoriste des
humoristes. En 1804, il écrivit sa Poétique. On lit dans la
préface : « à côté de
lui Sterne est un Cicéron pour la régularité de la pensée et du style
403 »« Ce livre est autant le résultat que la source de mes autres
travaux ; il est leur parent en ligne ascendante non moins qu’en ligne
descendante. »
Hegel est au collège de Stuttgart. Ses professeurs ne sont pas émerveillés de lui, et se plaignent surtout de ce qu’il néglige totalement la philosophie. Allons donc ! c’est qu’il est déjà trop philosophe pour ses professeurs. Voyez ce livre qu’il médite avec tant d’attention, Bien sûr, ce ne peut être que l’Éthique de Spinoza ou la Métaphysique d’Aristote. Vous vous trompez. C’est l’Antigone de Sophocle. Le jeune homme s’est épris de l’antiquité grecque, et particulièrement de l’Antigone. Il a déjà traduit ce chef-d’œuvre une fois, et mécontent de sa traduction, il l’a recommencée. Voilà pourquoi il néglige la philosophie, et a de mauvaises noies. Vous voyez poindre, n’est-ce pas, la théorie hegelienne de la tragédie404 ? Et si, plus tard, vous accompagnez Hegel à Paris, si vous allez avec lui aux Variétés, si vous écoutez ses francs éclats de rire quand Odry et Vernet lui font admirer M. Scribe, si vous lisez les bonnes lettres naïves qu’il écrivit alors à sa femme et à ses enfants, vous n’aurez pas besoin, pour comprendre la théorie hegelienne de la comédie, de remonter à la création du monde.
Le philosophe
L’autre jour, j’avais l’esprit porté à la méditation philosophique. Je venais d’achever un long travail, la lecture suivie des cinq volumes de l’Esthétique de Hegel, et la magnifique pensée de ce grand philosophe, dégagée, autant qu’il m’était possible, des nécessités importunes du système où elle s’est enfermée, avait ouvert à la mienne de vastes horizons. L’histoire entière de l’art repassait successivement dans mon souvenir, comme l’histoire même de l’humanité racontée en caractères symboliques. J’étais sur l’escalier de l’Acropole, à Athènes. De tous côtés, sous les portiques des temples, je voyais les Athéniens se promener librement, se saluer avec grâce, s’arrêter, causer, rire. La sérénité des hommes, de l’art et du ciel se mariait à mes yeux dans un ensemble d’une ravissante harmonie405. J’étais ensuite dans la cathédrale de Cologne. Les tours et les flèches des églises gothiques me semblaient emporter dans les cieux la prière des fidèles, pendant qu’à l’intérieur l’enceinte fermée de toutes parts, le silence, la paix, l’ombre mystérieuse des vitraux, me montraient l’image même de l’âme pieuse et recueillie406. Puis j’étais au musée d’Amsterdam devant une noce de village d’un maître hollandais. Quelle honnête gaieté sur toutes les physionomies ! Quelle élégance modeste dans la parure des femmes, et sur tous les objets quelle propreté ! Comme la vaisselle brille ! Comme le vin resplendit dans les verres ! Quel air de fête dans la nature, et comme ces bonnes gens, emportés par le tourbillon de la danse et tombant au milieu des éclats de rire, expriment bien leur bonheur de vivre ! Quelques coups de poing qu’on échange çà et là réchauffent l’amitié sans troubler sérieusement la paix ; nulle part l’ivrognerie, ni la débauche. Ils ne sont pas endormis, ces gros bourgeois qui aiment la joie ; je les voyais, actifs dans leur prospérité, braves sur terre, héroïques sur mer, conquérir leur pays sur les flots, leur liberté politique sur Philippe II, et faire respecter à tous les peuples le pavillon de leurs vaisseaux marchands407. C’était ensuite la statuaire qui déroulait devant mes yeux, avec son histoire, quelque chose de l’histoire de l’esprit humain. J’entrais en imagination dans un musée d’antiquités égyptiennes, et je me sentais saisi d’étonnement à l’aspect de ces mystérieux colosses, tous assis dans la même attitude. Ils ne vivent pas ; mais il semble qu’ils rêvent. Adossés à une colonne faite du même bloc qu’eux-mêmes, ils siègent immobiles et fixes. Leurs pieds sont scellés l’un contre l’autre ; leurs bras descendent à angle droit sur leur corps où ils adhèrent ; leurs mains se touchent, posées sur leurs genoux serrés. Nulle liberté, nulle action, nulle situation même. Leur tête droite sur leur buste raide et légèrement incliné en arrière, repose sur un appui, privée de mouvement comme d’expression408. Puis je me figurais quelque divinité de l’âge d’or de la sculpture en Grèce. Soit que Vénus sorte du bain, ou que le jeune Bacchus sourie dans les bras d’un satyre, partout règne une harmonie idéale ; l’âme circule librement, répandue dans tous les membres ; elle n’est pas concentrée en un point unique ; il n’est rien dans le corps, dont aucune partie n’est voilée, qu’elle n’anime et ne purifie. Les mouvements sont tranquilles ; le regard est vague, et n’attire pas l’attention sur lui. Niobé, au milieu de ses Biles expirantes sous les flèches vengeresses de Diane, montre encore sur son visage où paraît une secrète et profonde douleur, l’inaltérable sérénité de la beauté plastique409. Mais dans les statues de la Renaissance, je voyais déjà la passion soulever, pour ainsi dire, et faire éclater la forme. Cette sublime tête de Moïse, que l’impatience de l’artiste n’a pas même achevée, me montrait Michel-Ange plein de mépris pour le marbre volant en éclats sous son ciseau, comme s’il eût voulu faire violence à la matière, pour la rendre moins indigne de représenter les hardiesses de son étonnant génie. Enfin, la séparation entre l’idée et la forme, entre l’esprit et le corps, devenait à mes yeux de plus en plus sensible dans la sculpture sentimentale de notre époque. Ici l’expression de l’âme sur le visage, la pensée du front, est tout ; le corps n’est plus qu’un objet honteux que les artistes les plus intelligents voilent modestement d’une draperie410. La statue habillée, qui se penche avec un air rêveur au milieu des fleurs de nos expositions, apparaissait à mon imagination comme proposant à la critique une énigme tout aussi obscure, tout aussi curieuse, tout aussi digne d’être déchiffrée, que celles des sphinx et des colosses égyptiens qui bordaient, il y a quatre mille ans, les avenues des temples de Thèbes, écrasant de leur masse la foule imperceptible, à son approche de la demeure du dieu ; et je me disais : La critique doit comprendre cette énigme, cela suffit.
Le grammairien
Je remis dans ma bibliothèque l’Esthétique de Hegel, et m’assis à mon bureau. J’avais commencé une étude sur Molière ; j’essayai de la continuer ; mais je ne pus. Mon esprit flottait dans le vague, des idées générales, et il m’était impossible de le fixer sur un point particulier. Après plusieurs efforts inutiles, je sortis pour prendre l’air un peu ; le hasard de ma promenade me conduisit en face de l’Exposition. J’y entrai. Dans le jardin où sont les statues, je rencontrai le Chevalier. Nous marchâmes ensemble quelque temps, causant des démolitions de Paris, de la grève des Petites Voitures, de l’avantage et des inconvénients du macadam, quand, tout à coup, apercevant une femme en marbre qui faisait positivement la grimace, je m’arrêtai : Chevalier, dis-je, n’auriez-vous pas dans les journaux quelque ami capable de faire à l’auteur de cette statue une critique utile ? Je suis sûr que si la critique était faite avec goût et par un homme de goût, l’artiste en profiterait, car il y a du bon dans son ouvrage. À la prochaine Exposition ? il nous donnerait quelque chose de mieux.
— Ah ! ah ! me répondit en riant le Chevalier, je vous y prends, monsieur Lysidas ! C’est donc ainsi que vous appliquez les principes exposés sans doute à l’heure qu’il est dans la suite de voire Réponse à mon Étude, et déjà transparents dans voire Critique du goût ! Qu’on a bien raison de dire qu’un homme vaut toujours mieux que ses théories ! Comment, diable ! vous demandez à cet artiste de se corriger ? Permettez-moi, mon cher, de vous rappeler votre maladie, comme Toinette au bonhomme Argan : vous êtes philosophe, vous avez un système, et dans votre système cet artiste ne peut pas se corriger. Que voulez-vous ? c’est sa nature, et il ne se peut refondre. Il est écrit qu’en 1865 nos sculpteurs feront de la plastique sentimentale, nos peintres se voueront au culte de l’infiniment petit, notre musique abusera du trombone, notre poésie continuera d’être une poésie d’hôpital ou une versification de jongleurs chinois. Laissez les choses suivre leur cours, ou plutôt censurez notre sculpture maniérée, notre peinture insignifiante, notre musique tapageuse, notre poésie imbécile, et croyez avec moi à la liberté de l’art et à la liberté de la critique.
Quand le Chevalier eut parlé, je ne pus m’empêcher de sourire, et comme il vit qu’il ne m’avait pas déconcerté, et que je me préparais sans doute à lui faire une réponse en forme, il s’assit sur une chaise au pied du Vercingétorix, et m’invita à m’asseoir à côté de lui. Je commençai :
Mon cher Chevalier, vous êtes naïf. Vous me rappelez un vieux professeur de philosophie, qui, pour réfuter Spinoza, disait : Je veux mouvoir mon bras, je le meus. Il le mouvait en effet, et il croyait avoir démontré la liberté humaine. Nous sommes libres, mais comme est libre un prisonnier qui n’a pas les fers aux bras qui n’a pas les fers aux pieds, qui peut sortir de sa cellule, descendre l’escalier, se promener dans un espace de huit cents mètres carrés, courir après les papillons, cultiver des fleurs, planter ici un arbre, en déraciner là, inventer et exécuter enfin toutes sortes de petits changements pleins d’esprit dans la cour de sa prison, pour embellir son existence et la rendre variée. La prison où nous sommes libres, c’est l’esprit de notre temps, le génie de notre nation, le talent personnel que chacun de nous tient de sa nature et de son éducation. Nous ne pouvons point nous enfuir hors du siècle où nous sommes, échapper au peuple qui nous entoure, sortir du genre spécial pour lequel nous sommes faits411 ; mais nous pouvons idéaliser dans nos œuvres l’esprit de notre siècle, faire honneur au génie de notre nation412, développer, perfectionner notre talent personnel. Croyez-vous, Chevalier, qu’il n’y ait pas d’excellentes choses et des choses très pratiques dans l’Art poétique de Boileau, dans la Grammaire de Noël et Chapsal, dans les soi-disant Portraits de Gustave Planche ? Certes, si j’avais à entreprendre l’éducation littéraire d’un enfant, je ne lui enseignerais pas d’autre critique théorique et appliquée que celle-là ; mon enfant apprendrait ainsi à faire de bons devoirs ; et si j’avais à écrire dans une revue sur le salon de 1865, je laisserais mes idées générales dans ma bibliothèque entre Hegel et Spinoza, et je ferais une guerre acharnée à tous les détails manqués des statues, des tableaux, des dessins, comme aux fautes de français de mon élève. Je ferais plus. J’exciterais dans le cœur de mon petit écrivain en herbe de beaux sentiments d’émulation, et je proposerais sans cesse à nos artistes l’étude des grands modèles. En étudiant Phidias, nos sculpteurs ne deviendront pas des Phidias413 ; mais ils pourront donner à Pradier des successeurs et des vainqueurs. Par l’étude de l’antiquité, nos enfants ne deviendront pas des Sophocles ; mais ils pourront relever noire poésie qui se meurt de sottise, d’exaltation mystique, d’amour vide, de dévergondage et d’ignorance, épurer, élargir la source d’où coule le fleuve poétique de notre époque, et donner à Lamartine et à lord Byron des rivaux. Je sais qu’il y a des écrivains qui détruisent à plaisir la vérité, par défaut de finesse et manie d’exagérer. Des critiques sont heureux de nous dire que le vice, la vertu, le génie, le talent sont de simples produits comme le vitriol et le sucre. Ils ne dorment pas contents, si, dans leur page écrite le matin, ils n’ont pas trouvé moyen de faire grincer encore une fois à nos oreilles leur abasourdissante comparaison de l’homme avec la dent d’un engrenage. Mais, en vérité, je ne sais pas pourquoi ces critiques pensent, veulent, agissent ; ils devraient avoir prévu que le mouvement nécessaire imprimé aux rouages de leur propre machine par leur faculté maîtresse, c’est de s’embarquer pour les Indes, d’aller s’asseoir entre deux bons brahmanes, et de passer avec eux le reste de leurs jours dans la contemplation du bout de leurs pieds. Ce qui est vrai, c’est que tout fait à sa cause. Si examiner et comprendre ne suffit pas à la critique grammaticale, examiner et comprendre suffit à la critique philosophique. Reprenons nos artistes, enseignons à nos enfants l’orthographe ; mais dans le passé où nous ne pouvons rien changer, expliquons tout : c’est la seule étude digue du philosophe. Il n’était pas écrit au livre du Destin, que Plaute ferait tout à coup détonner Sosie dans sa comédie d’Amphitryon. Si Quintilien avait vécu du temps de Plaute, Sosie eût peut-être conservé le ton de son rôle ; mais en ce cas, la critique philosophique n’aurait tout simplement qu’à changer son explication ; au lieu d’expliquer le discours guerrier de Sosie par les grands faits généraux de l’histoire romaine, elle expliquerait le discours plaisant de Sosie par la biographie de Plaute, et par ses rapports avec Quintilien.
L’homme
Le Chevalier ne me répondit rien, non pas qu’il n’eût rien à répondre ; mais par nature il n’aime point la discussion. Il cherche à connaître l’opinion des autres, fait semblant de les contredire, les écoute, se tait, et se range en apparence à leur avis. Il garde volontiers le silence, et sa conversation est systématiquement assez banale, parce qu’il évite avec soin le choc des idées, et ne laisse paraître sur aucune grande question le fond de sa pensée. Toute sa réponse fut de m’inviter à dîner chez lui, pour l’accompagner ensuite à la cinquante-huitième représentation de La Flûte enchantée. J’acceptai. Je n’avais encore entendu ce chef-d’œuvre que quatre fois, et j’étais bien aise de l’entendre une cinquième, en attendant les autres.
À dîner, il ne fut point question des problèmes qui nous avaient occupés, mais bien de la température délicieuse, des chances probables d’une belle moisson, d’une belle vendange, d’une belle chasse, du plaisir de manger des fraises.
Au théâtre, le Chevalier fut tel qu’il nous a dépeint Uranie. Il ne cherchait point de raisonnements pour s’empêcher d’avoir du plaisir. Il s’abandonnait, se livrait, se laissait prendre à cette musique du ciel avec candeur et bonne foi. Moi de mon côté, je ne croyais pas que mon système m’interdît l’admiration ; j’applaudissais ; je disais à demi-voix ; Que c’est beau ! que c’est beau ! et j’étais si ému que, dans mon ravissement… parbleu ! je crois qu’après la pièce j’embrassai le Chevalier.
Mais, le lendemain, je ne pus achever la lecture d’un article de revue qui parlait de La Flûte sur le ton de l’enthousiasme, je lus jusqu’au bout avec intérêt une biographie de Mozart, et je pensai, en continuant mon étude sur Molière, que les admirateurs de ce grand poète se soucieraient bien peu de la lire, si c’était un morceau de critique admirative.
Réponse de Lysidas au Chevalier (fin).
Chapitre III.
— Molière
Molière est bien heureux, Monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous.
La Critique de l’École des femmes, scène vii.
La France
Molière appartient à la France. Quelque humaines que soient ses comédies, elles sont françaises, et les étrangers ne les comprendront pas comme il faut, s’ils n’entrent pas bien dans l’intelligence de l’esprit français. Quant à moi, si j’avais à écrire, à parler du bon Jean-Paul ou d’un quelconque de ses compatriotes, si je me mettais seulement à lire ses pareils ou lui pour mon propre plaisir, je commencerais par oublier quelques-uns des goûts de ma patrie, notre amour pour les idées générales nettes, moyennes, accessibles, pour les lieux communs de morale mondaine, les sentences fines et brèves, l’unité, la rapidité, la précision, la mesure, la délicatesse et la logique ; j’oublierais notre aversion pour le vague et pour toute fantaisie qui n’est point réductible à une idée claire ; je me ferais allemand ; je m’échaufferais, je m’élèverais par enthousiasme à la hauteur de ces imaginations poétiques et philosophiques tout ensemble, qui jettent à la raison vulgaire de superbes défis, et je mesurerais l’altitude de leurs pensées et de leurs œuvres d’après leur degré de mystère et de vénérable obscurité. Voilà ce que j’aurais la force de faire, et j’invite les Allemands qui lisent Molière ou qui en parlent, surtout ceux qui en parlent, à descendre à leur tour des régions crépusculaires de l’infini, pour entrer avec moi non dans un pays de plate prose, comme ils le disent sans politesse, mais dans un pays d’ordre et de lumière, aux perspectives bien ménagées, aux formes bien proportionnées, aux lignes nettes et douces, dans le pays du style et de l’esprit français.
Ouvrez le Tartuffe, Le Misanthrope, L’École des femmes, ou même quelqu’une de ces farces grotesques où la composition semble devoir être plus libre, Le Médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac, etc., et lisez-en une page. Puis, pour saisir par le contraste le caractère propre de cet esprit et de ce style, lisez une page de Shakespeare. Dans Shakespeare, la pensée marché par bonds ; les saillies, les écarts se multiplient ; l’intelligence n’a pas eu le temps de comprendre toute une idée, qu’une nouvelle idée se précipite, pressée par une troisième qui en dévore la moitié ; les yeux sont encore éblouis de l’éclat d’une image, qu’une nouvelle image se jette à la traverse, croisée par une troisième qui les efface toutes deux. On croirait vraiment que le poète échappe à la loi de l’association des idées ; à coup sûr, il n’a pas fait de plan. Ici, c’est une lacune que l’imagination des lecteurs doit remplir ; là c’est un monologue, un dialogue, une scène entière que l’on pourrait supprimer sans nuire, je ne dis pas à la beauté, à la richesse de l’œuvre, mais sans nuire à son unité dramatique, peut-être même avec profit pour cette unité. Molière, au contraire, développe et compose comme Racine414. Il sait clairement ce qu’il veut, et ne craint pas de montrer clairement qu’il le sait. Il ne dit rien de trop, et il dit tout ce qu’il faut dire. Il est maître de son sujet, de ses divisions, de sa conclusion, comme un orateur. J’aime encore mieux le comparer à un musicien : de même que l’auteur d’un opéra-comique répète sur différents tons avec des instruments divers un motif favori, Molière reproduit ses mélodies en style sérieux, en style bouffon, jusqu’à ce que l’esprit pleinement satisfait les possède tout entières dans leurs plus petits détails. Tantôt, c’est Marinette et Gros René qui s’aiment, se querellent et se réconcilient à l’imitation de Lucile et d’Eraste, mais à leur grosse et franche manière ; tantôt, c’est Sganarelle qui veut éconduire son créancier, M. Dimanche, comme a fait don Juan, mais qui n’y met pas autant de finesse. De même encore que dans un opéra bien fait tout semble l’épanouissement naturel et nécessaire d’un petit nombre de données fondamentales indiquées dans l’ouverture, si bien que par moments l’auditeur pourrait être tenté de croire qu’une pure déduction mathématique a trouvé ce qui ravit ses sens et son âme, telle est aussi l’harmonie d’une pièce telle que Le Misanthrope ou Les Femmes savantes, qu’aucune scène n’y saurait être ajoutée, retranchée, changée, et que l’esprit se refuse absolument à concevoir que les choses eussent pu être autrement qu’elles ne sont. Nul écart, nulle saillie hors de propos, nulle complication, nul arrêt. Tout va droit au but, d’un pas égal, sans précipitation ni lenteur. Et puis, une simplicité idéale. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute L’École des femmes ; une douzaine de conversations composent Le Misanthrope ; ces pièces sont faites de rien ; elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une chambre et d’une journée, avec une tapisserie et quatre fauteuils415.
D’où vient cela ? Pourquoi Shakespeare, au contraire, est-il prodigue d’événements, d’inventions singulières, de richesses inutiles ? D’où vient ce luxe du poète anglais, et cette économie de Molière ? de la différence de leurs génies, qui répond à celle de l’esprit des deux nations. Shakespeare est un créateur d’êtres individuels. Faire vivre, c’est là son talent. Il multiplie les incidents, parce que les situations étranges et variées sont très propres à mettre en lumière et à montrer sous toutes sortes de jours la nature spéciale de ses originaux. Mais Molière est un créateur de types ; ce n’est pas la vitalité de ses divers personnages qui le préoccupe le plus ; c’est l’idée générale incarnée dans chacun d’eux ; il est sobre d’incidents, parce que la pauvreté de la matière extérieure du drame, n’offusquant point l’idée, la laissa incessamment paraître.
Le peuple français si léger, si superficiel, dit-on, est de tous les peuples peut-être le plus curieux de choses intelligibles et abstraites, pourvu qu’elles se présentent à lui sans pénible effort, parées d’une aimable simplicité. Il rit volontiers ; mais il veut que son rire soit provoqué par un jugement. Il s’égaie des sots de la comédie et de leurs sottises ; mais il aime dans un exemple particulier toucher une vérité universelle.
Cet esprit si élégant et si solide est personnifié dans « l’honnête homme » de Molière, Clitandre, qui s’appelle aussi Philinte et Ariste. L’honnête homme, l’homme distingué, comme on dit en France aujourd’hui, est un sage qui veut plaire et qui plaît, comme l’oiseau chante, comme l’insecte bourdonne, sans y penser, avec un ait naturel. Dans un pays où la première question que l’on fait sur un homme d’État, sur un grand capitaine, c’est : Est-il aimable ?416 l’honnête homme possède d’instinct la tactique et la diplomatie des salons. Il ose se permettre des propos sensés, mais il a soin de les faire excuser par la grâce parfaite de ses manières, de son ton ; il produit la raison, mais il la voile avec autant de scrupule que la pudeur en a pour exprimer une idée libre. S’il pense, il ne veut pas en avoir l’air ; s’il dit des choses sérieuses, parfois tristes, il en demande pardon par un sourire. Le voilà lancé sur un sujet grave : il parle de morale, de philosophie, de religion ; cela vous inquiète ? Ne craignez point qu’il s’oublie, ni qu’il oublie son auditoire. Il est trop rompu au bel usage pour tomber jamais dans la pédanterie ; il sait qu’il y a des femmes dans le salon. Il est plus naturel, plus simple en dissertant sur l’homme et sur Dieu, que Trissotin, lorsqu’il rit et plaisante du billet de parterre pris par le petit valet de Chrysale417. De même que ses paroles, toutes ses actions, même les belles, ont un tour aisé qui les orne418. Un bretteur de qualité veut le prendre pour témoin rie son duel ; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases qui le dégagent, et sans faire le capitan, laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est point lèche. Armande l’injurie, puis se jette à sa tête ; il essuie poliment l’orage, écarte l’offre avec la plus loyale franchise, et sans essayer un seul mensonge, laisse les spectateurs persuades qu’il n’est pas grossier419. Quand il aime Éliante qui préfère Alceste, et qu’Alceste un jour peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entière, sans s’abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte vient lire un sonnet devant lui, au lieu d’exiger d’un fat le naturel qu’il ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n’a pas la maladresse d’étaler une poétique hors de propos420. Il a du goût, il a du tact. Voilà l’honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable.
Cette petite remarque, que Molière était français, explique bien des choses dans son
théâtre, et sert à réduire à leur juste valeur, c’est-à-dire au néant, des censures
telles que celle-ci prononcée par William Schlegel : Molière moralise trop ; comme si
notre littérature classique tout entière n’était pas une littérature de moralistes !
comme si le goût de la petite monnaie philosophique n’était pas un des traits de
l’esprit français, prompt à vulgariser toutes les richesses de l’esprit humain dont il
est l’interprète ! Le même Schlegel dit encore : Molière est trop épigrammatique,
trop moqueur. Ce que notre Allemand voudrait, c’est une gaieté comique,
« inoffensive et douce421 »
,
s’exerçant sur des situations, des personnages purement poétiques et fantastiques. Il
oublie encore ici le génie de la France. Eh quoi ! Marie Stuart, élevée en France ? ne
put se retenir d’écrire à la reine Élisabeth une lettre où elle tournait en ridicule,
au risque de précipiter l’instant de sa mort, la comtesse de Shrewsbury et sa
triomphante rivale elle-même par la plus sanglante ironie ; et Molière, né à Paris,
Molière protégé, encouragé par le roi qui lui désignait ses victimes, aurait épargné
Trissotin pour ne pas déplaire au futur auteur du Cours de littérature
dramatique !
Le dix-septième siècle
Si Molière est de sa nation, il est de son temps aussi. Après la France, le dix-septième siècle l’a fait ce qu’il a été.
L’importance énorme, presque unique, de Louis XIV au milieu de sa cour, l’amoindrissement de la noblesse ; la passion des dames et du beau monde pour les conversations spirituelles et solides, l’affectation succédant à l’esprit et la pédanterie à la science ; le goût des questions et l’ardeur des querelles religieuses, l’impiété couvant sourdement sous la foi emphatique d’un siècle qui affirmait plus qu’il ne croyait, et l’hypocrisie lui prêtant déjà son manteau ; la licence des mœurs d’une part et l’exemple de l’adultère donné par un roi, d’autre part une pruderie dont l’austérité jetait une ombre importune sur les plaisirs de la cour ; l’affranchissement de la pensée et ses premières luttes contre l’entêtement de l’ignorance et des vieilles doctrines : tels sont les principaux caractères du temps où Molière écrivait. Leur connaissance, leur étude va nous faire faire un pas de plus dans l’intelligence de son théâtre.
Dans un siècle où le souverain disait : L’État, c’est moi ; où, sans la crainte du
diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands désordres, ce roi qui pouvait
tout se serait fait adorer422 ; où quelqu’un423
l’adora et mit un luminaire dans la niche de sa statue transformée en chapelle, il est
clair tout d’abord qu’une arme aussi terrible que celle que Molière maniait n’aurait
jamais pu frapper un seul coup, si elle n’avait été mise au service de ce demi-dieu
424. Sans Louis XIV, Molière n’aurait pas été tout Molière. Ne
pouvant écrire que des comédies sans portée, il se serait peut-être livré avec succès
à son goût naturel pour la tragédie ou pour la philosophie ; mais il n’aurait fait ni
L’École des femmes, ni Tartuffe, ni Don Juan, et ses
ennemis l’auraient certainement assommé avant
qu’il eût osé Le Misanthrope. Se figure-t-on la haine que ce rieur
accumulait sur sa tête ? Croit-on que sans l’autorisation, sans l’ordre exprès du roi
qui l’appuyait, il eût prononcé impunément une phrase comme celle-ci :
Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans
toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les
auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un
marquis ridicule qui divertisse la compagnie
425. « Je tremble pour
cet auteur, écrivait de Villiers, lorsque je lui entends dire en plein théâtre que
ces illustres doivent, à la comédie, prendre la place des valets426. »
Il
pouvait trembler, — sans Louis XIV. Un jour, le duc de La Feuillade rencontrant
Molière dans les galeries de Versailles, courut à lui comme pour l’embrasser, et lui
prenant la tête entre ses mains, il lui frotta le visage contre les boutons de son
habit, tellement qu’il le mit tout en sang. C’était risquer beaucoup contre un homme
qui avait eu l’honneur de faire rire le roi au dépens des marquis et des ducs.
Louis XIV fut mécontent, fit asseoir Molière à sa table, et La Feuillade dut
s’éloigner momentanément de la cour.
Ce fut contre une puissance moins redoutable que la noblesse, contre le mauvais goût
littéraire du temps,
que Molière fit ses premières armes. La conversation
en France est un art véritable, et cet art né au dix-septième siècle avec la formation
de la société polie, après avoir brillé quelque temps de cette belle simplicité par
laquelle tous les arts commencent, en était déjà à sa période d’affectation et de
décadence. Les salons de l’hôtel de Rambouillet ouverts l’année de la mort d’Henri IV,
fermés avant la composition et la représentation des Précieuses
ridicules
427, nous montrent et la
perfection primitive et les premiers symptômes de la décadence qui l’a suivie. Là se
réunissaient de vraies et de fausses précieuses, de grands et de petits écrivains, des
causeurs qui savaient rendre la raison agréable et des bavards qui faisaient
déraisonner l’esprit. Ce que la vieille marquise aimait, ce qu’elle aurait voulu
entretenir dans sa brillante société de la rue Saint-Thomas du Louvre, c’était cet
abandon plein de noblesse et de charme qui accompagne toujours la vraie aristocratie.
Mais déjà sa plus jeune fille, Angélique d’Angennes, méritait de servir d’original à
Molière. « Un gentilhomme ; raconte Tallemant des Réaux, dit hautement qu’il
n’irait point voir madame de Montausier428, tant que mademoiselle de Rambouillet y serait, et
qu’elle s’évanouissait quand elle entendait un méchant mot. Un autre parlant à
elle hésita longtemps sur le mot avoine. De par tous
les diables ! dit-il, on ne sait comment parler céans… En province, il y eut bien
des gentilshommes qui furent mal satisfaits de mademoiselle de Rambouillet. Une fois
elle dit tout haut à quelqu’un qui venait de la cour : Je vous assure qu’on a grand
besoin de quelques rafraîchissements ; car sans cela on mourrait bientôt ici429. »
Il faut payer la
rançon des meilleures choses : sans l’hôtel de Rambouillet, le genre précieux n’eût
pas été si fort en honneur ; sans l’hôtel de Rambouillet, l’on n’eût pas vu s’élever
de toutes parts, et dans Paris, et d’un bout à l’autre de la France, cette foule de
sociétés hautes et basses qui gâtèrent par leur affectation et leurs exagérations,
l’honneur qu’elles eurent de faire pénétrer dans tous les rangs de la société
française le goût des choses de l’esprit430.
Quand la troupe de Molière donna Les Précieuses ridicules, la pièce
fut jouée avec un applaudissement général, dit Ménage, et il est probable que les gens
d’esprit de l’ancien hôtel Rambouillet applaudirent plus haut que tout le monde. Mais
un homme puissant, ami des dames qui pouvaient se croire offensées par la comédie
nouvelle, en défendit la représentation ; cette interdiction dura plusieurs jours. À
la reprise, les applaudissements redoublèrent. Le roi et son ministre, alors aux
Pyrénées,
voulurent voir la pièce qui mettait Paris en émoi. Ils
applaudirent comme la ville. Ils n’aimaient pas l’hôtel de Rambouillet. Les souverains
absolus n’aiment pas les gens d’esprit indépendants. Naguère le cardinal de Richelieu
avait fait prier madame de Rambouillet, en amie, de lui donner avis
de ceux qui parlaient de lui dans son salon, et la noble dame avait refusé, avec une
fierté polie, de remplir ce rôle d’espion.
Cette opposition des sociétés spirituelles et oisives contre le gouvernement revêtit au siècle de Louis XIV un caractère moral et religieux. La cour écoutant les jésuites, la ville fut et resta favorable au jansénisme, et ce parti sévère, grondeur et persécuté, déjà lié avec les chefs de la Fronde, recruta parmi les bourgeois, les magistrats, les notables de paroisse, de nombreux adeptes tout disposés à la censure des joyeux dérèglements de Versailles431. Au mois de mai 1664, une fête éblouissante fut donnée dans ce splendide palais de Versailles, à mademoiselle de la Vallière relevée de ses premières couches. Ce fut une succession de toutes les fantaisies qui peuvent charmer et ravir les sens, travestissements, cavalcades, courses de bagues, concerts de voix et d’instruments, récits de vers, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, ballets, machines, feux d’artifices, illuminations, loteries, collations. Le sixième jour de la fête, on promit pour le soir une comédie nouvelle de Molière, qui n’était pas encore terminée. Après une journée de plaisir, on s’assembla sur le théâtre. Le roi, les reines, les dames, les courtisans prirent leurs places, les violons jouèrent, la toile se reploya, et, sous les yeux de cette cour voluptueuse et brillante, apparut l’intérieur de la maison d’Orgon et Tartuffe.
Ce fut la plus flatteuse des surprises. Le roi, qui donnait l’exemple du désordre, trouva fort bon qu’on se moquât de la cabale austère qui l’importunait, et s’amusa tout le premier de cette plaisante représaille contre la dévotion rigoureuse, chagrine, sans complaisance pour les faiblesses432. La cour fut égayée et contente comme le roi. Cependant la pièce était étrangement hardie. La religion outrée, crédule, imbécile, mais enfin sincère, traduite en ridicule par un comédien ! Toutes les paroles, toutes les habitudes des personnes pieuses moqueusement employées sur la scène ! Paris s’indigna, et le blâme grandit en peu de temps au point d’embarrasser le roi. Il se sentait complice, il faiblit, et défendit « pour le public » la comédie de Tartuffe. Molière avait prévu la tempête. Pour la parer autant que possible, il avait entrepris d’intéresser le parti janséniste au succès de son œuvre. Tartuffe, ce professeur de dévotion outrée, qui s’accuse
D’avoir pris une puce en taisant sa prièreEt de l’avoir tuée avec trop de colère,
emploie, pour justifier sa passion, une doctrine corrompue et corruptrice :
On trouve avec le ciel des accommodements.Selon divers besoins, il est une scienceD’étendre les liens de notre conscience,Et de rectifier le mal de l’actionAvec la pureté de notre intention.
Cette doctrine était précisément celle dont les jansénistes accusaient les jésuites. Quelques-uns purent croire que le Tartuffe continuait les Provinciales, et dès que la pièce fut défendue, le mystère s’en mêlant, tout le monde voulut en goûter433. Elle fut lue dans les principaux salons de Paris. Mais l’interdiction prononcée par la politique du roi fut maintenue. Pendant cinq ans, le Tartuffe ne put être joué en public.
C’était donc une terrible machine de guerre que cette « lourde satire à peine
comique, entremêlée de sermons édifiants et gauchement terminée en
mélodrame »
, comme la définissent d’ingénieux esthéticiens434. En l’absence du roi, parti pour la
guerre de Flandre, le premier président du Parlement, Lamoignon, opposa son veto formel à une nouvelle représentation ; l’archevêque de Paris fit
un mandement qui défendait « à toutes personnes de voir représenter, lire ou
entendre réciter la comédie de l’Imposteur, soit publiquement,
soit en particulier, sous peine
d’excommunication »
; et le Tartuffe ne put être mis en liberté qu’en février 1659, à la faveur de
l’apaisement des querelles religieuses, et de la réconciliation momentanée des
diverses opinions de l’Église de France. L’auteur avait cru devoir y faire
d’importants changements, qui tempéraient la violence et l’amertume de la satire.
Primitivement, Tartuffe était un ecclésiastique. Il parut convenable et nécessaire de
lui ôter sa soutane. Molière avait observé que certaines gens, laïques, sans
caractère, sans autorité, sous ombre de piété, se mêlaient de direction. Ces intrus, hypocrites intrigants, usurpaient le spirituel pour
s’emparer du temporel, autrement dit, du bien des dupes435. Ils étaient dépositaires des joies et des
chagrins des femmes, de leurs désirs, de leurs jalousies, de leurs haines et de leurs
amours ; ils les faisaient rompre avec leurs galants, les brouillaient, les
réconciliaient avec leurs maris, et profitaient des interrègnes436. Molière changea Tartuffe en directeur
laïque ; et, comprenant que pour mieux combattre la fausse dévotion, il lui fallait
faire bien haut l’éloge de la vraie, et même inventer un personnage qui la représentât
et remplît la fonction du chœur antique437, il ajouta à son ouvrage les
fameuses tirades de Cléante, qui firent, cinq ans après la représentation de
Versailles, le salut du Tartuffe et de Molière devant le
grand public. Elles sont très sévèrement blâmées par le goût éclairé et ferme de nos
théoriciens littéraires438.
Don Juan, que Molière composa pendant que le Tartuffe restait frappé d’interdiction, en est la contrepartie. C’est l’athée audacieux après le faux dévot sournois, le grand seigneur méchant homme après le gueux et le cuistre abject. Mais ce drame étonnant est moins une peinture des mœurs contemporaines, qu’une sorte de prophétie. Dans Don Juan comme dans Tartuffe, mieux encore que dans Tartuffe, Molière a découvert et montré, non ce que le présent étalait à tous les yeux, mais ce qu’il recelait, pour ainsi dire, dans ses entrailles, le germe que développerait l’avenir. Il a moins vu que deviné, ou plutôt, sans aucune faculté surnaturelle, la simple profondeur de son observation a pénétré jusqu’à ce qui devait arriver plus tard, à travers ce qui se passait alors. Il semble avoir pressenti, dans le Tartuffe, les dangers et les désastres qui allaient naître de l’ambition hypocrite, dirigeant, exploitant la piété étroite et mal entendue. À une trentaine d’années de l’époque où parut cette satire amère et terrible, on se trouve dans le milieu précis pour lequel elle paraît faite à l’avance ; la France était devenue la maison d’Orgon439. Le créateur de don Juan prévoit encore plus loin. Il va au-delà du Père Le Tellier et du Père La Chaise ; il annonce le Régent et le dix-huitième siècle ; il présage le règne de ces fanfarons de libertinage et d’athéisme qui achèveront de tuer le régime aristocratique. Le séducteur indifférent de done Elvire, de Charlotte et de Mathurine, le grand seigneur à la main si légère et si gracieuse quand il soufflette Pierrot, cet impertinent qui ose trouver mauvais que l’on caresse son accordée, est le frère aîné du comte Almaviva ; il représente tout un ordre de choses qui fut conduit aux abîmes par la main du Commandeur440.
En l’année 1667441, commence un
fait important dans l’histoire du dix-septième siècle, curieux pour celle du théâtre
de Molière, la passion de Louis XIV pour madame de Montespan.
« M. de Montespan, écrit mademoiselle de Montpensier dans ses Mémoires,
M. de Montespan, qui est un homme fort extravagant et peu content de sa femme, se
déchaînant extrêmement sur l’amitié que le Roi avait pour elle, allait par toutes
les maisons faire des contes ridicules. Un jour, il s’avisa de m’en parler. Je lui
lavai la tête. Je lui fis comprends qu’il manquait de conduite par ses harangues
dans lesquelles il mêlait le Roi avec des citations de la Sainte-Écriture et des
Pères. Il voulait faire entendre au Roi qu’au jugement de Dieu il lui serait
reproché de lui avoir ôté sa femme. Le lendemain, étant sur la terrasse avec la
Reine, j’appelai madame de Montespan
pour lui dire que j’avais vu son
mari, qui était plus fou que jamais, que je lui avais fait une violente correction.
Elle me répondit : Il est ici qui fait des relations épouvantables dans lesquelles
il mêle madame de Montausier… Elle s’en alla trouver madame de Montausier. Je la
suivis d’assez près pour m’être trouvée en tiers lorsque celle-ci lui conta que son
mari était venu lui dire mille injures, dont elle paraissait si outrée qu’elle
tremblait de colère sur son lit. Elle me dit qu’elle louait Dieu de ce qu’il ne
s’était trouvé chez elle que ses femmes, parce que, s’il y eût eu hommes, elle
l’aurait fait jeter par les fenêtres ; qu’elle avait été obligée d’en avertir le
Roi, qui le faisait chercher pour l’envoyer en prison442. »
Au
commencement de l’année suivante, Molière représentait Amphitryon.
On se tromperait grossièrement sur la portée de cette comédie, si l’on croyait y voir
une cruelle raillerie à l’adresse du mari d’Alcmène. C’est un tableau froidement
ironique, où Jupiter n’est pas plus ménagé qu’Amphitryon, et qui même nous intéresse à
l’amant un peu moins encore qu’au mari. Si le Dieu essaye de persuader que
Un partage avec JupiterN’a rien du tout qui déshonore,
Sosie, qui conclut la pièce, déclare que le seigneur
Jupiter
« nous fait beaucoup d’honneur »
, mais qu’il a beau « dorer la
pilule »
, que
D’une et d’autre part pour un tel complimentLes phrases sont embarrassantes.
Madame de Montausier, duègne fort complaisante pour les amours du roi dans sa charge
de première dame d’honneur de la reine, avait bien changé depuis qu’elle n’était plus
l’indépendante Julie d’Angennes. Sévère à ses amants, comme on disait à l’hôtel de
Rambouillet, l’inflexible Julie avait contraint Montausier à soupirer pour elle durant
treize ans entiers ; elle sentait pour le mariage une insurmontable répugnance, et
quand elle céda, ce fut de guerre lasse, comme Armande443, « pour ne point fâcher sa mère444 »
. Montausier avait, comme elle, quelques
vertus réelles et solides, et, surtout, une grande apparence de vertu qui imposait aux
contemporains. « C’est une sincérité et une honnêteté de l’ancienne
chevalerie »
, écrivait madame de Sévigné445, et voici le portrait passablement flatté qu’en 1651
mademoiselle de Scudéry traçait du héros sous le nom de Mégabate : « On voyait
tous les jours, en ce temps-là, au palais de Cléomire,
un homme de très
grande qualité, appelé Mégabate, gouverneur d’une province de Phénicie446, et dont le rare mérite est bien
digne d’être connu de l’illustre Cyrus qui m’écoute… Quoique d’un naturel fort
violent, Mégabate est souverainement équitable, et je suis fortement persuadé qu’il
n’y a rien qui lui pût faire faire une chose qu’il croirait choquer la justice… Il
ne donne pas son amitié légèrement, mais ceux à qui il la donne doivent être assurés
qu’elle est sincère, qu’elle est fidèle et qu’elle est ardente. Comme Mégabate est
fort juste, il est ennemi de la flatterie ; il ne peut louer ce qu’il ne croit point
digne de louanges, et ne peut abaisser son âme à dire ce qu’il ne croit pas, aimant
beaucoup mieux passer pour sévère auprès de ceux qui ne connaissent point la
véritable vertu, que de s’exposer à passer pour flatteur. Aussi ne l’a-t-on jamais
soupçonné de l’être de personne, et je suis persuadé que s’il eût été amoureux de
quelque dame qui eût eu quelques légers défauts, ou en sa beauté, ou en son esprit,
ou en son humeur, toute la violence de sa passion n’eût pu l’obliger à trahir ses
sentiments. En effet, je crois que s’il eût eu une maîtresse pâle, il n’eût jamais
pu dire qu’elle eût été blanche ; s’il en eût eu une mélancolique, il n’eût pu dire
aussi, pour adoucir la chose, qu’elle eût été sérieuse, et, tout ce qu’il eût pu
obtenir de lui, eût été de ne lui parler
jamais de ce dont il ne
pouvait lui parler à son avantage… Ceux qui cherchent le plus à trouver à reprendre
en lui, ne l’accusent que de soutenir ses opinions avec trop de chaleur… Il est
certain qu’il est un peu difficile, et que les moindres imperfections le choquent ;
mais il faut souffrir sa critique comme un effet de sa justice… Je n’aurais jamais
fait si je voulais vous dire tout ce que Mégabate a de bon ; c’est pourquoi il vaut
mieux que j’achève cette légère ébauche de sa peinture, en vous assurant que cet
homme est incomparable, et qu’on n’en peut parler avec trop d’éloges447. »
Tallemant a fait de Montausier un portrait moins idéal. — « M. de Montausier,
dit-il, est un homme tout d’une pièce ; madame de Rambouillet dit qu’il est fou à
force d’être sage. Jamais il n’y en eut un qui eût plus besoin de sacrifier aux
Grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s’il gronde quelqu’un, il lui
remet devant les yeux toutes ses iniquités passées… À moins qu’il ne soit persuadé
qu’il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret448. »
En 1666, Molière créa le
personnage d’Alceste.
Le Misanthrope est une œuvre infiniment hardie ; car, si Alceste gronde, c’est sur la cour, plus que sur Célimène, et qu’est-ce que la cour, sinon le monde du roi arrangé pour lui et par lui ? Ces mauvais choix pour les emplois publics, qui révoltent Alceste, qui les fait, sinon le roi449 ? La satire allait aussi près du trône que possible, et cette satire était donnée non pas à la cour, mais à la ville ; Le Misanthrope fut représenté à Paris. La foule dorée de Versailles était frondée aux applaudissements du public parisien, non pour ses travers superficiels, comme dans Les Fâcheux, mais pour ses faux dehors, ses trahisons, ses lâchetés, ses misères secrètes et ses vices, au milieu desquels un honnête homme ne pouvait vivre450.
Molière a montré moins d’indépendance dans la grande comédie qu’un an avant sa mort
il fit sur un petit ridicule. Le dernier trait, l’acte suprême du pouvoir exercé par
lui sous l’autorité du roi, fut l’exécution d’une coterie qui, par l’austérité réelle
ou affectée de ses mœurs, était importune à la cour. Le ridicule qu’il mit en avant,
le prétexte de la comédie des Femmes savantes, ce fut, il est vrai,
la pédanterie de ces ménagères bourgeoises, comme on en voit à toutes les époques,
qui, au lieu d’avoir l’œil sur leurs gens, de former aux bonnes mœurs l’esprit de
leurs enfants, et de régler la dépense avec économie, vont chercher ce qui se passe
dans la lune, pendant qu’ici-bas, à la cuisine, le pot-au-feu brûle. Mais à l’époque
de Molière, ce ridicule existait beaucoup moins dans les maisons bourgeoises que dans
la haute aristocratie, où
il n’était pas aussi ridicule, puisque le rang
et la fortune laissent un loisir dont il semble que les dames elles-mêmes ne sauraient
faire un meilleur usage qu’en s’instruisant. Les femmes les plus considérables de ce
temps s’étaient appliquées à l’étude du grec et du latin, à la métaphysique de
Descartes, aux sciences mathématiques et physiques, quelques-unes particulièrement à
l’astronomie451. Diminuer la considération des
sociétés graves, railler l’amour platonique, c’était flatter agréablement l’oreille du
roi, et l’on ne peut douter de l’intention qu’eut Molière d’être bon courtisan, quand
on considère l’insultant mépris avec lequel Clitandre, homme de cour, traite les gens
de lettres, ces « gredins qui, pour être imprimés et reliés en veau, se croient
d’importantes personnes dans l’État »
. Un mépris si dur, si superbe, descend
du fond des appartements de Versailles452. Ce ton est sans proportion avec le petit travers des femmes
savantes, si exceptionnel, si peu redoutable. Molière a pris la massue d’Hercule pour
écraser un insecte. Chose curieuse ! Louis XIV faisait perdre l’équilibre à son poète
au moment même où il le faisait perdre à l’Europe : Les Femmes
savantes paraissent avec la guerre de Hollande453.
Ce Descartes, que les femmes savantes admiraient et
lisaient, avait
commencé, contre l’esprit de routine et de stupide respect pour l’autorité, la guerre
de l’indépendance intellectuelle. Mais l’affranchissement de l’esprit humain fut très
lent, et il eût été bien plus lent encore, si Molière n’avait pas été l’un des
combattants. Au moment où il mettait sur la scène les philosophes Pancrace et
Marphurius, l’Université de Paris allait obtenir la confirmation d’un arrêt du
Parlement prononçant peine de mort contre les hérétiques qui
oseraient attaquer les doctrines d’Aristote. « La Cour, disait l’arrêt, fait
défense à toutes personnes d’obtenir ou d’enseigner aucune maxime contre les anciens
auteurs approuvés, à peine de la vie
454. »
La Faculté de médecine était la place forte de la
tradition. Douter que le sang fût immobile dans les veines, douter qu’une goutte d’or
potable fût le remède de tous les maux, c’était une pensée presque impie, un crime de
lèse-majesté devant les satrapes de l’empire d’Aristote. L’ignorance de l’anatomie
faisait de la science de guérir un art purement empirique et conjectural. Les
médecins, selon le témoignage contemporain d’un de leurs confrères455, n’étaient que de « grands charlatans, véritablement
courts de science, mais riches en fourberies chimiques et pharmaceutiques »
.
Guénaut, médecin de la reine, disait naïvement qu’on ne saurait attraper l’écu blanc
des malades, si on ne les trompait. On le
vit près du lit de mort du
cardinal Mazarin avec les autres grands médecins du temps, Valot, Brayer et Des
Fougerais. « Ils alterquaient ensemble, dit Guy Patin, et ne s’accordaient
pas de l’espèce de maladie dont le malade mourait. Brayer dit que la rate est gâtée,
Guénaut dit que c’est le foie, Valot dit que c’est le poumon, et qu’il y a de l’eau
dans la poitrine, Des Fougerais dit que c’est un abcès du mésentère… Ne voilà pas
d’habiles gens ! »
Guénaut eut le dessus, et, à l’aide de sa panacée
universelle, l’antimoine, emporta le malade. Avec ce remède, il avait déjà tué sa
femme, sa fille, son neveu, deux de ses gendres, et un grand nombre de personnes en
dehors de sa proche parenté. Étant un jour engagé dans un embarras de voitures, un
charretier le reconnut très bien et cria : Laissez passer M. le docteux ! C’est lui
qui nous a fait la grâce de nous délivrer du cardinal456 !
Jean-Baptiste Poquelin
Voilà les attaques de Molière contre les médecins expliquées, et il me semble que peu à peu la lumière se fait sur le véritable sens de son théâtre, obscurci par les apologistes non moins que par les censeurs, par les exclamations de la critique admirative, comme par les démonstrations de la critique pédantesque. Mais la lumière n’est pas complète encore. L’étude du dix-septième siècle, déjà plus intéressante, plus instructive, plus lumineuse que celle de l’esprit français, ne suffit pas. À l’ethnologie et à l’histoire, il faut ajouter la biographie ; alors seulement nous comprendrons tout Molière.
Il y a dans son caractère deux traits dont la connaissance achève de répandre sur la nature spéciale de son génie comique tout le jour dont notre intelligence a besoin. Il était naturellement observateur, et les maux physiques, surtout les souffrances morales qu’il endura jusqu’à sa mort, l’avaient rendu profondément mélancolique.
Valet de chambre du roi, faisant le lit du roi, sans cesse sur ce terrain de cour qui
était un champ de bataille, à l’affût de la vive occasion ailée, légère et sans
retour, fixant, pour ainsi dire, tout ce qu’il regardait, il attrapait le présent de
minute en minute, et devinait le lendemain457. À la ville comme à la cour, partout où étaient ses yeux et
ses oreilles, il regardait, écoutait en silence. Voici ce que l’un de ses ennemis458 fait dire à un marchand, dans une comédie
satirique459 dirigée contre
lui : — « Madame, je suis au désespoir de n’avoir pu vous satisfaire. Depuis
que je suis descendu, Élomire460 n’a
pas dit une seule parole. Je l’ai
trouvé appuyé sur ma boutique dans la
posture d’un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes
de qualité qui marchandaient des dentelles ; il paraissait attentif à leurs
discours, et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardait jusques au
fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disaient pas. Je crois même qu’il
avait des tablettes, et, qu’à la faveur de son manteau, il écrivait, sans être
aperçu, ce qu’elles ont dit de plus remarquable. C’est un dangereux personnage ; il
y en a qui ne vont point sans leurs mains ; mais l’on peut dire de lui qu’il ne va
pas sans ses yeux, ni sans ses oreilles. »
Ce contemplateur était triste. Comment ne l’aurait-il pas été ? Il apercevait le tragique de la comédie humaine ; il avait en lui-même, dans son âme délicate et fière, dans son cœur sensible, dans son corps malade, une source vive de souffrances.
Jean Poquelin n’avait jamais pardonné à un fils qui « pouvait vivre honorablement dans le monde », d’avoir quitté son nom et sa profession de tapissier pour se jeter sur le théâtre, et quand Molière voulut plus tard, avec la fortune princière qu’il avait acquise, donner quelque secours à son père dans le besoin, le vieillard rejeta ses offres, et réduisit ce fils, qu’il appelait amèrement monsieur Molière, à lui venir en aide sous le nom du physicien Rohault son ami461. À la cour, les valets n’avaient pas tous l’esprit de ce Bellocq qui disait à Molière : Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le lit du roi avec vous ? Ils avaient honte de faire avec lui ce lit royal, de manger à la même table qu’un comédien, et le grand homme, qui n’avait à leur opposer que la protection du souverain, se sentait humilié par les faveurs du maître comme par les injures des domestiques. Sur le théâtre, Molière-Sosie déplorait son indépendance et sa personnalité perdues462. Chez lui, il était comme Alceste dans la maison de Célimène. Rempli d’un tendre et violent amour pour sa femme, qui le trahissait, il n’avait pas voulu habiter une autre demeure que la maison commune. Tout ce que sa fierté put obtenir de son amour, fut d’avoir une chambre séparée, à un autre étage que la coquette. Au premier, Armande Béjart recevait beaucoup de monde, fastueusement, avec un grand fracas de rire et de gaieté, tandis que lui, réfugié plus haut dans son cabinet, cherchant pour son noir chagrin le coin sombre du misanthrope, il tâchait de s’échapper à lui-même par le travail, la lecture, par son goût pour la philosophie et pour les arts, ou par la conversation de ses amis463. C’est là qu’il écrivit à La Motte Le Vayer, à l’occasion de la mort de son fils, ce beau sonnet et ce postscriptum où il ouvre son cœur et se laisse aller à la volupté des larmes.
Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts ;Ton deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême,Et lorsque pour toujours on perd ce que tu perds,La Sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.
On se propose à tort cent préceptes diversPour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime ;L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,Et c’est brutalité plus que vertu suprême.
On sait bien que les pleurs ne ramèneront pasCe cher fils que t’enlève un imprévu trépas ;Mais la perte par là n’en est pas moins cruelle.
Ses vertus de chacun le faisaient révérer ;Il avait le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle.Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.
« Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin qu’on suit
d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoie n’est rien
moins qu’une consolation. Mais j’ai cru qu’il fallait en user de la sorte avec vous,
et que c’est consoler un philosophe que de lui justifier ses larmes, et de mettre sa
douleur
en liberté. Si je n’ai pas trouvé d’assez fortes raisons pour
affranchir votre tendresse des sévères leçons de la philosophie, et pour vous
obliger à pleurer sans contrainte, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme
qui ne saurait persuader ce qu’il sait si bien faire. »
Enfin Molière était
malade, et dans son fait à l’égard des médecins et de la médecine, il y avait quelque
chose de pareil à la révolte amère du malheureux contre le ciel, une bravade
douloureuse d’incrédulité :
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère,Vains et peu sages médecins ;Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latinsLa douleur qui me désespère.
Ces remèdes peu sûrs, dont le simple vulgaireCroit que vous connaissez l’admirable vertu,Pour les maux que je sens n’ont rien de salutaire ;Et tout votre caquet ne peut être reçuQue d’un malade imaginaire464.
On lit dans le registre de La Grange, à la date du vendredi, 17 février 1673 :
« Après la comédie, sur les dix heures du soir, M. Molière mourut dans sa
maison, rue Richelieu, ayant joué le rôle du Malade imaginaire,
fort incommodé d’un rhume et d’une fluxion sur la poitrine, qui lui causait une
grande toux, de sorte que dans les grands efforts qu’il fit
pour
cracher, il se rompit une veine dans le corps, et ne vécut pas une demi-heure ou
trois quarts d’heure depuis ladite veine rompue ; et son corps est enterre à
Saint-Joseph, aide de la paroisse Saint-Eustache. Il y a une tombe élevée d’un pied
hors de terre. »